1. Introduction
1. Le terme même de «politique»
est dérivé du grec ancien «polites»,
signifiant «citoyens». Aristote croyait que les humains sont intrinsèquement
des êtres politiques en raison de leur capacité à parler, à s'engager
dans un raisonnement moral et à se gouverner en créant des lois
et des institutions politiques. La politique devrait en conséquence
être considérée comme un moyen d’assurer la participation des citoyennes
et citoyens à la vie publique. Cette participation tire parti de
leur imagination collective pour imaginer un avenir meilleur et
de leur sagesse collective pour élaborer et mettre en œuvre les
politiques. La citoyenneté est fondamentalement liée à l'essence
de la démocratie, où tous les citoyens et citoyennes ont une voix
égale et participent activement au processus décisionnel.
2. Le grand philosophe des temps modernes sur la théorie de la
justice, John Rawls, a théorisé le «principe de la participation»,
exigeant que tous les citoyens aient un droit égal de participer
et de déterminer l'issue du processus constitutionnel qui établit
les lois auxquelles ils doivent se conformer. Selon lui, la participation
et la démocratie sont des exigences de justice.
3. Nos systèmes démocratiques actuels sont intrinsèquement liés
au respect des droits humains et de l’État de droit, offrant ainsi
aux individus le plus haut degré de protection, surtout par rapport
à d’autres systèmes politiques. Néanmoins, on observe depuis quelques
années des signes de lassitude politique dans la plupart des pays
démocratiques, alors que nous faisons face à plusieurs défis sans
précédent au niveau mondial: tensions géopolitiques et conflits,
crises économiques et financières, transformations technologiques rapides,
crises climatique et énergétique, pandémies mondiales et accroissement
des inégalités, pour n’en citer que quelques-uns.
4. Ce sont des défis difficiles pour une gouvernance efficace
partout dans le monde. Dans nos démocraties, toutefois, l’impact
de ces crises sur les citoyens et les citoyennes se traduit souvent
par une aliénation politique et une lassitude qui s’exprime par
une baisse des taux de participation aux élections, par une diminution
de la confiance dans les pouvoirs publics, et par la montée des
partis extrémistes et populistes, qui s’accompagnent d’une augmentation
exponentielle de la mésinformation, de la désinformation et des fausses
nouvelles. Tous ces aspects contribuent au recul de la démocratie
et au scepticisme envers les institutions démocratiques dans le
monde entier.
5. Nous avons plus que jamais besoin d’un éventail plus large
d’outils participatifs et délibératifs, pour lutter contre l’aliénation
politique des citoyens et des citoyennes et le recul des démocraties
représentatives traditionnelles. Cela n’a rien d’évident et exige
un effort de la part des pouvoirs publics et de la société civile. Dans
plusieurs pays, les gouvernements tendent à ne pas faire pleinement
confiance aux connaissances ou à la capacité de leurs citoyens et
citoyennes pour prendre des décisions importantes, et préfèrent
donc ne pas les faire participer. En conséquence, les citoyennes
et les citoyens se sentent ignorés et désabusés, ont le sentiment
de ne pas être écoutés et perdent l’envie de participer. Ce cercle
vicieux doit être brisé. Le présent rapport vise à montrer que des
processus participatifs et délibératifs efficaces peuvent rétablir
la confiance dans la démocratie, en permettant aux responsables
politiques de prendre de meilleures décisions, plus inclusives et
bien éclairées, qui offriront des solutions optimales aux problématiques
actuelles.
6. Par le passé, j’ai plaidé en faveur de la création d’une quatrième
branche de gouvernement, qui devrait être composée de citoyennes
et citoyens délibérants et compléter les pouvoirs législatif, judiciaire
et exécutif
. J’ai également eu la possibilité
de discuter de cette question, lors d’un débat qui y était consacré
en novembre 2023 dans le cadre du Forum mondial de la démocratie
organisé par le Conseil de l’Europe
.
7. Le présent rapport donne un aperçu de la philosophie et des
outils qui existent en matière de démocratie participative et délibérative,
de leur influence sur la gouvernance moderne et des moyens d’assurer
leur mise en œuvre effective.
2. Les défis de la démocratie représentative
8. Historiquement, les systèmes
démocratiques européens ont été fondés sur le principe de la démocratie représentative:
lorsqu’ils exercent leur droit de vote en déposant un bulletin de
vote, les citoyens et citoyennes transfèrent le pouvoir à leurs
représentant·es élus, qui à leur tour définissent la législation
et mettent en œuvre les politiques en leur nom. En élisant leurs
représentants aux niveaux local, régional, national ou transnational, les
citoyens et les citoyennes jouent un rôle actif dans la vie politique
des États membres du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne.
L’organisation d’élections équitables et transparentes est donc
considérée comme l’un des principaux piliers d’une démocratie forte.
9. Ce principe est inscrit à l’article 21 de la Déclaration universelle
des droits de l’homme (1948), qui dispose clairement que:
- toute personne a le droit de
prendre part à la direction des affaires publiques de son pays,
soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement
choisis;
- toute personne a droit à accéder, dans des conditions
d’égalité, aux fonctions publiques de son pays;
- la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des
pouvoirs publics; cette volonté doit s’exprimer par des élections
honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel
égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant
la liberté du vote .
10. Le Protocole additionnel à la
Convention
de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (STE no 9), qui date de 1952,
a par ailleurs intégré, dans l’instrument le plus important du Conseil
de l’Europe, la reconnaissance du droit à ce que soient organisées,
«à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin
secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de
l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif».
11. En outre, le
Pacte
international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), entré en vigueur en 1976, prévoit à son article 25
que tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations
visées à l’article 2 et sans restrictions déraisonnables, de prendre
part à la direction des affaires publiques, de voter et d’être élu
et d’accéder, dans des conditions générales d’égalité aux fonctions
publiques de son pays.
12. Globalement, cependant, selon le «Rapport sur la démocratie
2023: Défiance face à l’autocratisation» établi par Varieties of
Democracy Foundation (V-Dem)
, on observe une régression significative
de la démocratie au niveau mondial. Le niveau moyen de démocratie
vécu par les citoyens à l’échelle mondiale en 2022 est revenu aux
niveaux observés pour la dernière fois en 1986, réduisant ainsi
à néant les progrès réalisés au cours des 35 dernières années.
13. Le rapport relève aussi que 72 % de la population mondiale,
soit environ 5,7 milliards de personnes, vivaient dans des autocraties
en 2022. Il s’agit d’une augmentation considérable par rapport aux
46 % d’il y a dix ans. Pour la première fois depuis plus de vingt
ans, il y a plus d’autocraties fermées que de démocraties libérales
dans le monde. Le rapport souligne également la détérioration de
la liberté d’expression, la censure des médias, la répression des
organisations de la société civile et la qualité des élections dans
de nombreux pays.
14. Le rapport constate que le nombre de pays en voie de démocratisation
est tombé à 14, soit le plus bas niveau depuis 1973, ce qui ne représente
qu’environ 2 % de la population mondiale. En revanche, un nombre record
de 42 pays subissent une autocratisation, affectant 43 % de la population
mondiale. Il s’agit d’une augmentation par rapport aux 33 pays,
comptant pour 36 % de la population, qui avaient été recensés l’année précédente.
15. L’Europe est un phare de la démocratie à l’échelle mondiale,
mais elle est confrontée à des défis démocratiques importants. Ces
dernières années ont vu une tendance inquiétante à la baisse de
la participation électorale dans de nombreux pays européens. La
Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe a souligné, dans son
rapport de 2023 sur la situation de la démocratie, des droits humains
et de l’État de droit, que le taux de participation moyen aux élections
législatives dans toute l’Europe est alarmant. À la fin de l’année 2020,
13 États membres avaient organisé des élections législatives avec
une participation électorale inférieure à 50 %
.
16. Le rapport souligne également que le simple vote tous les
quatre ou cinq ans est insuffisant pour que les citoyens et citoyennes
puissent influencer de manière significative les décisions prises
en leur nom. En outre, l’Europe est aux prises avec une multitude
de défis régionaux et mondiaux sans précédent. Il s’agit notamment:
- des crises financières, bancaire
et de la dette mondiale, qui ont entraîné des ralentissements économiques,
des inégalités accrues et un affaiblissement des systèmes de protection
sociale, provoquant un mécontentement du public et diminuant la
confiance dans les gouvernements et les institutions européennes;
- des sombres perspectives d’avenir des jeunes générations,
malgré les immenses richesses et les prouesses technologiques de
l’humanité, qui suscitent frustration et colère;
- des questions liées à l’immigration, aux réfugiés, à l’identité
nationale et au rôle de l’Europe, qui sont devenues controversées
et clivantes;
- de la montée des médias sociaux et de l’intelligence artificielle
en politique qui a contribué à créer des chambres d’écho et à diffuser
des informations fausses ou trompeuses. La récente pandémie a mis
en évidence la rapidité avec laquelle la désinformation peut se
propager en ligne, exacerbant souvent la confusion et la méfiance
du public à l’égard des médias conventionnels et des solutions fondées
sur la science;
- de la guerre d’agression contre l’Ukraine, qui a entraîné
une augmentation des campagnes de désinformation ciblées, souvent
liées à des acteurs extérieurs comme la Fédération de Russie, visant
à influencer l’opinion publique et à saper les processus démocratiques;
- de la mondialisation, qui, tout en réduisant la pauvreté
dans certaines régions, a également intensifié les inégalités. La
situation est d’autant plus complexe que les forces du marché mondial
déterminent de plus en plus les revenus individuels, alors que la
prise de décisions politiques se fait encore largement au niveau
de l’État-nation. Elle a également conduit à une accumulation concentrée
de richesses et de pouvoir, qui a nui à la politique, souvent par
le lobbying et la corruption, affaiblissant ainsi l’État de droit et
sapant les institutions démocratiques.
17. Ces questions, ainsi que la crise du multilatéralisme, les
conflits géopolitiques, les préoccupations croissantes concernant
l’intelligence artificielle et les crises environnementales et climatiques,
ont contribué à un sentiment généralisé de vulnérabilité, d’injustice
et d’impuissance parmi les citoyens et citoyennes.
18. S’il est évident que nos systèmes politiques font face à des
défis complexes et sans précédent, les solutions ne sont pas toujours
simples. Cette complexité entraîne souvent des frustrations, qui
poussent certains à privilégier le «décisionnisme», c’est-à-dire
le fait qu’un·e souverain·e ou un·e dirigeant·e prenne des décisions
en dehors des contraintes de la loi pour «maintenir l’autorité et
protéger l’État», en particulier dans les situations d’urgence et
de crise. Cependant, cette approche est souvent utilisée pour justifier
un régime autoritaire ou dictatorial, où les décisions du souverain
ou de la souveraine l’emportent sur l’État de droit. Les pratiques
et les personnes autoritaires, souvent perçues comme des solutions
décisives aux problèmes ou des sauveurs venus du ciel, sont trompeuses.
Ces régimes peuvent apporter des solutions à court terme, mais en fin
de compte, ils laissent les sociétés plus divisées et mal équipées
pour relever les défis actuels de transitions plus profondes.
19. L’autoritarisme crée une illusion d’efficacité mais n’apporte
pas de solutions durables et inclusives. Il exacerbe les problèmes
socio-économiques existants et réduit la capacité de dialogue et
de consensus de la société. En substance, si le décisionnisme peut
sembler efficace à court terme, il sape les institutions démocratiques
et l’État de droit, ce qui conduit à une instabilité à long terme
et à des problèmes sociétaux plus profonds. De plus, l’absence de
freins et de contrepoids solides et de délibération aboutit souvent
à des décisions erronées qui peuvent s’avérer désastreuses. Le plus
souvent, les problèmes socio-économiques existants s’aggravent à
mesure que la polarisation s’installe et que se limite, voire se
perd la capacité d’une société à discuter et à trouver un consensus
autour de problèmes.
20. Le plus grand risque réside dans le remplacement de notre
confiance dans les valeurs et les institutions démocratiques par
celle dans les soi-disant fortes personnalités. Ce changement conduit
inévitablement au recul démocratique, à l’érosion des droits humains,
au remplacement de l’État de droit par le règne des puissants, et
à la polarisation politique accrue au sein des sociétés et entre
elles. Le fatalisme, le rejet de la politique et même la violence
remplacent la résolution de problèmes constructive, démocratique
et inclusive.
3. La démocratie participative et délibérative
21. Si l’autoritarisme doit être
rejeté, nous devons également rejeter ce que Roberto Unger
a appelé la «dictature de l’absence
d’alternatives», à savoir l’acceptation passive de «l’ordre des
choses». Il convient de mettre l’accent sur des méthodes créatives
qui renforcent les processus démocratiques et permettent de trouver
des solutions inclusives et durables à des défis politiques complexes.
Des méthodes démocratiques innovantes peuvent aider à inverser le
recul de la démocratie et contribuer à rétablir la confiance des
citoyens et citoyennes et la redevabilité à leur égard.
22. La démocratie participative et délibérative a pour principe
fondamental que la participation citoyenne est essentielle dans
la vie politique et à tous les niveaux de gouvernement. Il ne suffit
pas de voter aux élections.
23. Ce qui est vraiment nécessaire, c’est plus de démocratie,
de faire avancer les citoyens et citoyennes et de leur donner une
voix et un rôle plus forts dans le processus décisionnel. Une participation
accrue et active des citoyens peut contribuer à réduire la concentration
et les abus de pouvoir et à réduire au minimum les conflits en réglant
les différends par des moyens pacifiques de délibération et de dialogue,
qui sont un attribut essentiel des idéaux et des pratiques démocratiques.
24. Tirer parti de la sagesse collective de nos citoyens peut
devenir à la fois un projet plus inclusif, juste et démocratique,
ainsi qu’un moyen beaucoup plus efficace de faire face à des défis
complexes et sans précédent.
25. Les pratiques de démocratie participative et délibérative
garantissent un engagement direct des citoyens et citoyennes en
politique. Lorsqu’il s’agit de traiter des questions politiques
complexes. Ces pratiques peuvent améliorer la qualité des décisions
démocratiques en prenant compte la diversité des points de vue tout
en luttant contre la polarisation et la simplification excessive
dans le discours public. L’engagement actif à tous les niveaux de
gouvernement, par des moyens tels que les consultations publiques,
la participation de la population et l’éducation civique, garantit
la prise en considération de diverses perspectives dans les processus
décisionnels. Parallèlement, ces pratiques soulignent la nécessité
d’un débat éclairé dans le cadre de la prise de décisions.
26. Dans la demande actuelle de transparence et de responsabilité
gouvernementales, ce modèle renforce les liens entre les décideurs
politiques et les citoyennes et citoyens et permet à ces derniers
d’influencer les décisions ayant un impact sur leur vie.
27. L’adoption de ces processus, en complément de la démocratie
représentative, peut contribuer à générer des décisions et des politiques
que l’on s’approprie, justes et légitimes, conduisant finalement
au rétablissement de la confiance dans le système politique.
28. Ces processus ne représentent pas seulement un outil pour
résoudre des problèmes spécifiques, mais un virage vers une éthique
plus participative et délibérante dans la gouvernance, qui est cruciale
pour la santé et la durabilité des démocraties au XXIe siècle.
29. Le développement des plateformes numériques et des médias
sociaux a, lui, renforcé la viabilité de la démocratie participative.
Ces nouveaux outils permettent aux citoyens de participer au processus
à distance, facilitent l’organisation des débats et des scrutins
et donnent accès à diverses sources d’information. Parallèlement,
ils posent aussi la question d’une possible manipulation des résultats
par les entités qui contrôlent les plateformes, par exemple au moyen
d’algorithmes spécifiques ou de l’application transformatrice récente
de l’intelligence artificielle.
30. Le Conseil de l’Europe reconnaît qu’il existe différents niveaux
et méthodologies connexes de démocratie participative et délibérative,
qui complètent la démocratie représentative.
31. Le tout premier niveau correspond à la communication d’informations,
grâce auxquelles les pouvoirs publics veillent à ce que les citoyens
et citoyennes soient correctement informés au cours des différentes étapes
du processus décisionnel, par exemple au moyen de campagnes médiatiques
ou de séances d’information.
32. Les autorités publiques peuvent ensuite décider de renforcer
la participation de leurs citoyens et citoyennes au moyen de consultations
et de dialogues, qui permettent de recueillir leur point de vue,
des informations sur leurs besoins et des retours d’information
sur les politiques en cours et futures. Pour ce faire, elles peuvent
recourir à des consultations écrites (sondages, questionnaires et
enquêtes, par exemple) ou à des réunions restreintes ad hoc, notamment de groupes consultatifs.
33. D’autres pratiques innovantes ont été développées ou sont
en cours d’élaboration en tirant parti des connaissances collectives
citoyennes
, telles que la recherche participative
ou la recherche-action
.
Ces concepts ne voient pas les citoyens et citoyennes comme des
êtres passifs qui devraient simplement être informés ou consultés
sur leurs problèmes, mais les considèrent comme des ressources inestimables
de connaissances collectives contribuant à la résolution collective
de problèmes. Les assemblées citoyennes sont bien sûr de cette nature.
34. Une pratique importante, récemment développée, celle de «science
citoyenne» illustre l’importance et la large application du concept
de sagesse collective. «De nombreux scientifiques ont su voir la
valeur de cette résolution collective de problèmes et ont utilisé
des théories conceptuelles de jeux dans leurs recherches. Notre
curiosité est ce qui nous rend humains. C’est notre superpuissance»
. La science citoyenne
peut, à certains moments, non seulement améliorer, mais aussi faire
avancer les pratiques de recherche conventionnelles. Des projets
tels que «Foldit» («Plie-le») ont développé une participation collaborative contribuant
à «l’une des plus grandes découvertes [qui] était la solution à
une protéine liée à un virus semblable au sida [pouvant] s’avérer
révolutionnaire pour la recherche médicale future»
.
35. La science citoyenne a contribué à la sagesse collective pour
résoudre des problèmes sociopolitiques, que ce soit dans les domaines
de la justice environnementale, de l’équité en matière de santé
ou de la responsabilité des communautés. En particulier, les projets
de science citoyenne ont permis de résoudre des problèmes de justice
sociale en faisant participer le grand public à des recherches scientifiques qui
affectent directement leurs communautés, en donnant aux citoyens
et citoyennes les moyens de s’appuyer sur des connaissances et des
données pour promouvoir des changements et en pesant sur les processus
politiques et décisionnels. La science citoyenne a été utilisée
dans différents domaines pour répondre à des préoccupations en matière
de justice sociale
:
- justice environnementale: c’est
grâce à des projets de science citoyenne que des injustices environnementales,
comme la répartition inégale des risques environnementaux et des
aménagements entre les différentes communautés, ont pu être documentées ;
- équité en matière de santé: des initiatives de science
citoyenne ont aussi été utilisées pour promouvoir l’équité en matière
de santé, notamment en ce qui concerne l’exposition aux contaminants environnementaux
et l’activité physique. Ainsi des chercheurs citoyens ont participé
à des études en recueillant des données sur les niveaux d’arsenic
dans les sols et ont utilisé les résultats dans leur action pour
militer en faveur de changements de politique ;
- recherche inclusive et empouvoirement: les projets qui
tendent à décomplexer la science citoyenne et collaborer avec des
acteurs de la société civile ou des mouvements sociaux peuvent favoriser
l’inclusion et la justice épistémique. En faisant coïncider les
objectifs de la recherche avec les priorités de la communauté, la
science citoyenne peut donner aux groupes marginalisés les moyens
d’agir et faire en sorte que leurs voix et leurs préoccupations
soient entendues et prises en compte dans la recherche scientifique
et l’action politique ;
- éducation et apprentissage: la science citoyenne est un
moyen de susciter l’intérêt du public pour la science, et ce dans
le cadre d’expériences individuelles, et de créer un espace unique
combinant participation, suivi et changement social ;
- plaidoyer et activisme: les projets de science citoyenne
peuvent favoriser l’activisme et le plaidoyer, en ce qu’ils répondent
à des objectifs sociopolitiques en fournissant aux citoyens des
données et des connaissances qui leur permettent de militer en faveur
de changements, dans les politiques et les pratiques, pour résoudre
des problèmes de justice sociale ;
- surveillance communautaire et responsabilité: des projets
tels que Movement for Change and Social Justice en Afrique du Sud
ont utilisé des données relatives à la santé pour informer la population
et la mobiliser, montrant ainsi que la science citoyenne est un
moyen de responsabiliser les systèmes de santé et d’améliorer l’accès
aux soins ;
- souveraineté des données et élaboration des méthodes:
là où la situation politique compromet les droits fondamentaux et
la sécurité des participant·es, les projets de science citoyenne
peuvent contribuer à la reconnaissance, à l’empouvoirement et à
la sensibilisation à l’environnement des communautés, en protégeant
la souveraineté des données et en élaborant des méthodes adaptées
au contexte local .
36. Ces exemples montrent que les projets de science citoyenne
peuvent être de puissants outils de justice sociale si leur conception
est inclusive, s’ils répondent aux préoccupations de la communauté
et s’ils permettent aux citoyens d’acquérir les connaissances et
les données dont ils ont besoin pour changer les choses
.
37. Les exemples ci-dessus mettent également en évidence un principe
plus large et très important de la participation citoyenne: les
citoyens et les citoyennes ont la capacité de comprendre les politiques
et de prendre des décisions judicieuses, et ce sur la base de faits
scientifiques et d’arguments raisonnables. En outre, ils et elles
veulent participer, faire entendre leur voix et se faire respecter.
La sagesse collective peut devenir un outil démocratique majeur
pour une bonne politique si ces processus sont bien structurés.
Par le biais de cocréations et de «partenariats» entre les pouvoirs
publics et leurs citoyens, il est alors possible de mettre en place
des formes plus durables de démocratie participative, telles que
les activités de mise en réseau, les groupes de discussion, la budgétisation
participative ou la création de comités citoyens
.
38. Le professeur James Fishkin, qui a pratiqué le sondage délibératif,
a fait œuvre de pionnier en matière de délibération structurée.
Il s’est avéré que les sondages délibératifs avaient un effet «dépolarisant»
sur les participant·es de parties adverses, tout en offrant un forum
pour une participation significative du public sur des questions
importantes, et en éduquant et en responsabilisant les citoyens
.
39. La démocratie délibérative, en tant que forme de démocratie
participative, se situe à l’extrémité de ce spectre: grâce à des
délibérations plus structurées, qui peuvent être facilitées et accompagnées
par des spécialistes, les citoyens et citoyennes proposent des politiques
ou prennent directement des décisions de façon éclairée
.
40. Ces différents processus ne sont pas exclusifs et peuvent
être adoptés à la fois consécutivement et en parallèle. Il n’existe
pas de solution qui puisse s’adapter à toutes les situations: différentes
méthodologies devraient être adoptées et adaptées en fonction du
moment et du contexte spécifiques.
41. Ce qui importe, c’est que le processus repose sur des principes
tels que la transparence, la clarté, l’ouverture, la responsabilité
et l’inclusion, et qu’il soit partagé et convenu entre les pouvoirs
publics, les citoyens et citoyennes et la société civile.
4. Les travaux du Conseil de l’Europe
43. L’Assemblée parlementaire reconnaissait déjà en 2010, dans
sa
Résolution 1746 (2010) «Démocratie en Europe: crises et perspectives», que
des éléments de démocratie directe devaient être intégrés dans le processus
de prise de décision, et appelait les États membres du Conseil de
l’Europe à mettre en place des processus et des structures participatives
et délibératives, ainsi qu’à améliorer l’éducation à la citoyenneté
et la formation politique.
44. Dans la continuité de cette initiative, l’Assemblée a adopté
la
Recommandation 2212 (2021), «Une démocratie plus participative pour faire face
au changement climatique», pour laquelle j’étais rapporteur. Ce texte
recommandait au Comité des Ministres d’«encourager son comité directeur
compétent à rédiger un rapport sur les nouvelles formes de démocratie
participative en vue de partager les bonnes pratiques entre États
membres», et invitait les États membres à «promouvoir des moyens
efficaces pour améliorer les compétences des citoyens en matière
de culture démocratique».
45. Dans sa
Résolution 2437 (2022) «Sauvegarder et promouvoir la démocratie véritable en
Europe», l’Assemblée invitait à nouveau les États membres à «associer
les citoyens, en particulier les jeunes, à la prise de décisions
politiques, y compris par le biais de consultations et d’autres
formes inclusives de participation et de délibération».
46. Dans une démarche similaire, le Congrès des pouvoirs locaux
et régionaux a adopté en 2022 la Résolution 480 (2022) et la Recommandation 472
(2022), «Au-delà des élections: l’utilisation de méthodes délibératives
dans les municipalités et régions européennes»
, qui invitait les États membres à
envisager la mise en œuvre de méthodes délibératives aux niveaux
local et/ou régional.
47. Le Comité des Ministres a également adopté plusieurs textes
traitant de ces questions au cours des dernières années, notamment
les Lignes directrices relatives à la participation civile aux décisions
politiques
, adoptées en 2017, et par la suite la Recommandation CM/Rec(2018)4
sur la participation des citoyens à la vie publique au niveau local
.
48. Enfin, il convient de mentionner le Code révisé de bonne pratique
pour la participation civile au processus décisionnel, adopté par
la Conférence des organisations internationales non-gouvernementales (OING)
du Conseil de l’Europe en 2019
.
49. Compte tenu de tous les éléments cités plus haut, les chefs
d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe, lors de leur 4e sommet
tenu en mai 2023, ont pris une position résolue en énonçant les
Principes de Reykjavík pour la démocratie, dans lesquels ils déclaraient
que les États membres s’engageaient à «permettre et encourager activement
la participation démocratique, aux niveaux national, régional et
local, par l’intermédiaire d’élections libres et équitables», ajoutant
que «[l]e cas échéant, les formes de démocratie participative, y
compris la démocratie délibérative, peuvent être encouragées»
.
50. Par la suite, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation
CM/Rec(2023)6 sur la démocratie délibérative, qui dispose expressément
que «la participation de tous les citoyens est au cœur même de la démocratie,
que les citoyens attachés aux valeurs démocratiques, conscients
de leurs devoirs civiques et actifs dans la vie publique sont les
forces vives de tout système démocratique, et que le dialogue entre
citoyens et décideurs est essentiel pour la démocratie car il renforce
la confiance, la légitimité des institutions démocratiques et l’efficacité
de leur action».
51. La recommandation invitait les États membres à envisager d’utiliser
des processus délibératifs et énonçait les principes de la démocratie
délibérative à appliquer dans ce cadre
:
- existence
d’un cadre juridique: les processus délibératifs devraient être
conformes au cadre réglementaire global et aux obligations internationales;
une législation ou une réglementation formelle devrait définir clairement
le champ d’application et les exigences requises pour des processus délibératifs;
- clarté du mandat et de la conception: compte tenu du thème
examiné, le mandat devrait être clairement défini; il doit fixer
un calendrier, préciser les responsabilités et les ressources, et
prévoir un suivi des résultats; la portée du processus doit être
gérable et faisable;
- représentation équitable: le processus de recrutement
devrait être géré par une entité indépendante, être transparent,
inclusif, redevable et vérifiable par un contrôleur indépendant;
des techniques de sélection aléatoire devraient être adoptées, de
manière à inclure, si nécessaire, les groupes socio-démographiques
concernés – tout en veillant à une participation équilibrée des
femmes et des hommes et en garantissant l’accessibilité et l’inclusivité,
notamment par la prise en charge des frais de participation;
- participation effective et informée: les participant·es
devraient pouvoir demander et recevoir des informations vérifiables,
diverses, accessibles et compréhensibles; ils devraient disposer
de suffisamment de temps pour réfléchir au sujet et, le cas échéant,
avoir la possibilité de demander des explications complémentaires;
ils devraient être libres de fournir la réponse qu’ils souhaitent,
en dehors de toute consigne ou suggestion extérieure; des possibilités
de formation préparatoire et d’apprentissage continu devraient être
prévues tout au long du processus;
- modération de qualité: des modérateurs expérimentés veillent
au bon déroulement du processus, à ce que les débats et les désaccords
y aient leur place et à ce que les participant·es puissent parvenir
à leurs propres conclusions et formuler leurs propres réponses,
sans aucune ingérence;
- redevabilité: le lien entre le processus délibératif et
le processus décisionnel global devrait être clairement défini et
maîtrisé; un mécanisme transparent et d’un accord commun sur la
manière dont le processus délibératif produira des recommandations et
dont celles-ci seront suivies par les responsables politiques qui,
à leur tour, devront expliquer leurs choix au public, devrait être
établi; des garanties contre toute influence abusive devraient être
prévues et un plan de mobilisation du public être élaboré pour promouvoir
le processus et ses résultats, ainsi que la manière dont les participant·es interagiront
avec le grand public;
- supervision et bonne gouvernance: un mécanisme de gouvernance
ouvert et transparent, prévoyant un contrôle indépendant, devrait
être mis en place pour garantir la légitimité du processus, en veillant
à ce que des ressources suffisantes soient disponibles et à ce qu’une
formation adaptée sur les techniques de délibération soit dispensée
avant ou pendant le processus.
- évaluation et apprentissage: l’évaluation devrait faire
partie du processus dès sa conception et être réalisée au moyen
de procédures d’autoévaluation ou par une entité indépendante; les
résultats de l’évaluation devraient être rendus publics et servir
de base à un cycle de réflexion plus large au sein de l’entité publique,
de manière à favoriser l’amélioration et l’apprentissage.
Il
est important de souligner le caractère novateur de cette recommandation,
qui constitue la première norme internationale dans ce domaine
.
52. Enfin, il convient de rappeler que, dans un rapport récent,
la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise) a souligné que le bicamérisme pouvait renforcer la démocratie participative
et, en particulier, qu’une deuxième chambre pourrait « fournir un
forum inclusif qui pourrait offrir une meilleure représentation
à divers groupes de la société dont la voix a du mal à se faire
entendre, par exemple les femmes, les réfugiés, les migrants, les
personnes handicapées, les minorités ethniques ou linguistiques»
.
5. Les travaux de l’Organisation de coopération
et de développement économiques (OCDE)
53. L’OCDE travaille aussi activement
sur la question de la participation des citoyennes et citoyens,
et son rapport sur le thème «Participation citoyenne innovante et
nouvelles institutions démocratiques: la vague délibérative» propose
une description utile et complète des principales caractéristiques
d’un processus délibératif
.
54. Selon la définition de l’OCDE, un processus délibératif représentatif
est un processus «où un groupe de personnes largement représentatif
évalue les éléments tangibles, délibère pour trouver un terrain
d’entente et élabore des recommandations détaillées sur des questions
de fond à l’intention des autorités publiques»
.
55. Plus précisément, les processus délibératifs représentatifs
sont engagés lorsqu’un problème public doit être résolu. L’autorité
publique à l’origine de ce processus procède normalement à un tirage
au sort afin de constituer un petit groupe de personnes représentatif.
Ce groupe s’informe d’abord, auprès d’expert·e·s et de parties prenantes,
des éléments caractéristiques et des différents points de vue concernant
le problème; les éléments recueillis sont ensuite évalués avec l’aide
de facilitateurs et facilitatrices, afin de parvenir à un consensus
et d’élaborer enfin des recommandations visant à traiter problème.
À l’issue du processus, l’autorité publique examine s’il convient
d’adopter les recommandations et de les transformer en politique
ou en texte législatif, en motivant leur décision dans chaque cas
.
56. Il convient par ailleurs de mentionner les principes de bonne
pratique en matière de processus délibératifs dans la formulation
des décisions publiques, qui ont été définis par l’OCDE
.
Ces principes cristallisent les principales caractéristiques que
les processus délibératifs devraient présenter, sur la base des éléments
recueillis et analysés dans le rapport de l’OCDE, et peuvent donner
des orientations aux responsables politiques lorsqu’ils conçoivent
des processus délibératifs. Les principes sont parfaitement en phase
avec les principes de la démocratie délibérative adoptés par le
Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et mentionnés ci-dessus.
Ils sont définis comme suit:
- Objectif:
l’objectif devrait être clair, formulé de manière neutre et lié
à un problème public défini;
- Redevabilité: l’autorité publique à l’origine du processus
devrait s’engager à réagir aux recommandations formulées à l’issue
du processus ou à y donner des suites concrètes;
- Transparence: le processus devrait être annoncé publiquement,
et les modalités de sa conception, ses supports, ses sources de
financement ainsi que la réaction de l’autorité publique devraient
être rendus publics;
- Inclusivité: les groupes sous-représentés devraient être
associés au processus, et la participation devrait être encouragée
et soutenue chaque fois que nécessaire;
- Représentativité: les participant·es sélectionnés devraient
représenter un microcosme du grand public, en procédant à un échantillonnage
aléatoire de la population, fondé sur une stratification par catégorie démographique
et, dans certains cas, par profil psychologique. La procédure de
sélection doit garantir à tous et toutes une même chance d’être
sélectionnés;
- Information: les participant·es devraient avoir accès
à un large éventail de données factuelles et d’expertises exactes
et diverses sur le sujet traité, et devraient être en mesure de
faire intervenir et de choisir eux-mêmes les intervenant·es et les
expert·es;
- Délibération de groupe: les participant·es devraient être
en mesure de parvenir à un consensus afin d’élaborer leurs recommandations
collectives à l’intention de l’autorité publique, notamment en ayant recours
à des facilitateurs et facilitatrices;
- Durée: les participant·es devraient avoir suffisamment
de temps pour s’informer, évaluer les données factuelles et formuler
des recommandations éclairées;
- Intégrité: l’ensemble du processus devrait être piloté
par une équipe de coordination extérieure à l’autorité publique
à l’origine du processus;
- Protection de la vie privée: afin de garantir l’indépendance
des participant·es et de les préserver de l’influence de groupes
d’intérêts ou de lobbies extérieurs, leur vie privée devrait être
respectée et leur identité ne devrait pas être rendue publique au
cours du processus;
- Évaluation: le processus devrait être évalué de manière
anonyme par les participant·es, et faire l’objet d’évaluations internes
ou indépendantes, afin d’apprécier les améliorations à apporter
à l’avenir et de déterminer l’impact des recommandations sur les
politiques.
6. La démocratie participative et délibérative:
perspectives et bonnes pratiques
57. Plusieurs États membres du
Conseil de l’Europe ont déjà adopté des bonnes pratiques qui peuvent s’avérer
utiles pour mettre en œuvre des mécanismes de démocratie participative
et délibérative dans d’autres pays. Le rapport de 2022 du Conseil
de l’Europe, intitulé «Cartographie de la démocratie délibérative
dans les États membres du Conseil de l’Europe», constitue une excellente
source de références utiles et d’analyses d’exemples pratiques.
Surtout, il contient un ensemble de recommandations et une check-list
des bonnes pratiques en matière d’initiatives délibératives, qui
reposent sur les bonnes pratiques présentées dans le rapport et
peuvent fournir des orientations utiles aux responsables politiques
qui élaborent un processus délibératif pour la première fois
.
58. Dans mon précédent rapport intitulé «Une démocratie plus participative
pour faire face au changement climatique»
, j’ai déjà analysé et présenté un
ensemble de processus délibératifs différents, qui mettent particulièrement
l’accent sur la question du changement climatique: l’Assemblée citoyenne
irlandaise, le Jury citoyen du Poitou-Charentes, la Convention citoyenne
pour le climat en France et l’Assemblée britannique sur le climat.
59. De la même manière, le rapport accompagnant la Résolution 480
(2022) du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux (mentionnée ci-dessus)
propose une description détaillée de quatre cas différents aux niveaux
local et régional, à savoir le Forum pour l’avenir de l’eau douce
de la commune d’Oud-Heverlee, en Belgique; l’Assemblée citoyenne
de Mostar, en Bosnie-Herzégovine, qui bénéficie d’un soutien direct
du Congrès dans le cadre de l’un de ses projets; l’Assemblée écossaise
sur le climat, au Royaume-Uni, et le Conseil citoyen ou «Ostbelgien
Model», dans la Communauté germanophone de Belgique.
60. L’OCDE a constitué ce qui est peut-être la compilation de
cas la plus complète: plus de 700 exemples différents provenant
du monde entier sont répertoriés dans sa base de données
, la plupart d’entre eux servant
de base à l’analyse qui figure dans son rapport phare sur la «vague
délibérative».
6.1. Au niveau local
61. Depuis quelques dizaines d’années,
on observe que de plus en plus de pays adoptent avec succès des processus
de démocratie participative et délibérative à l’échelon local. Ces
processus sont logiquement plus faciles à organiser, à gérer et
à financer, compte tenu de la portée réduite de leur mandat et du
nombre réduit de citoyennes et citoyens concernés, qui ont en outre
tendance à tisser des liens plus étroits avec les niveaux de gouvernance
les plus proches d’eux, en l’occurrence les autorités locales, et
donc à s’engager et à participer plus activement. De façon générale,
on peut affirmer que les responsables politiques peuvent déjà s’inspirer
d’une multitude d’expériences positives en provenance du monde entier.
62. L’un des exemples de démocratie participative les plus anciens
et les plus cités se trouve au Brésil, où la budgétisation participative
permet aux citoyens de décider directement de l’affectation d’une
partie du budget municipal. Lancé en 1989 à Porto Alegre, ce processus
a été adopté par plus de 140 autres villes du pays et a favorisé
une distribution plus équitable des ressources et une participation
plus importante de la population, en particulier des groupes à faible
revenu. Cette pratique exemplaire est devenue une source d’inspiration
et a été reprise de diverses manières dans différentes villes à
travers le monde.
63. Le modèle de la Belgique de l’Est («modèle Ostbelgien») élaboré
par la Communauté germanophone de Belgique est un autre dispositif
particulièrement innovant, en ce qu’il est le premier au monde à
avoir institutionnalisé par la loi (en 2019) l’adoption de processus
délibératifs en complément des institutions démocratiques traditionnelles.
Chaque année, jusqu’à trois Assemblées citoyennes composées de citoyennes et
citoyens tirés au sort examinent une question politique spécifique
et font des recommandations au parlement régional. Un Conseil des
citoyens permanent, composé de 24 personnes (choisies au hasard
parmi celles qui ont déjà participé à une Assemblée citoyenne),
décide des sujets qui seront débattus lors des Assemblées et supervise
l’organisation de ces dernières. Le parlement régional a l’obligation
d’organiser des auditions et des réunions publiques afin de débattre
des propositions qui lui sont soumises
.
64. D’autres collectivités locales ont entrepris d’institutionnaliser
des mécanismes participatifs et délibératifs; les exemples suivants
figurent parmi les plus connus: en 2021, la municipalité de Paris
et l’arrondissement de Newham, à Londres, ont établi des assemblées
permanentes de citoyennes et citoyens; en 2022, d’autres municipalités,
dont Bruxelles et Milan leur ont emboîté le pas. Toutes ces assemblées
sont composées de personnes choisies par tirage au sort.
65. Le Conseil de l'Europe soutient dans une large mesure la promotion
et la mise en œuvre de processus de démocratie participative et
délibérative au niveau local, à travers des activités de coopération
émanant de sa Direction de la Démocratie ainsi que du Congrès des
pouvoirs locaux et régionaux.
66. À titre d’exemple, la Direction de la Démocratie soutient
depuis 2019 les autorités publiques en leur apportant une assistance
technique pour mettre en place des mécanismes participatifs en Ukraine.
À l’heure actuelle, l’assistance technique est axée sur la mise
à l’essai de méthodologies de démocratie délibérative afin de veiller
à ce que les voix et les préoccupations des citoyennes et citoyens
soient entendues dans le cadre de la relance et de la reconstruction
du pays, devenues nécessaires à la suite de la guerre d’agression
à grande échelle menée par la Fédération de Russie. Parmi les autres
activités de coopération technique couronnées de succès figure l’aide
à la mise en place de mécanismes participatifs et délibératifs en
Albanie, en Géorgie, en Macédoine du Nord, en Tchéquie et en Türkiye.
Par ailleurs, un programme complet de renforcement des compétences
sous le format d’Écoles du Conseil de l’Europe sur la démocratie
participative a été élaboré et mis en œuvre dans divers pays, offrant
une formation spécialisée aux représentant·e·s des autorités publiques
et des organisations de la société civile.
67. Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux a encouragé, dans
son rapport sur l'utilisation de méthodes délibératives dans les
villes et régions européennes mentionnées ci-dessus, l'adoption
de méthodologies de démocratie délibérative. Le rapport du Congrès
offre des lignes directrices pratiques pour les municipalités et
les régions illustrées par des études de cas aux niveaux local et
régional et mettant en évidence les aspects clés pour la mise en
œuvre réussie des méthodes délibératives. Le Congrès a soutenu leur
mise en œuvre pratique en Bosnie-Herzégovine ces dernières années,
d'abord dans la ville de Mostar, et aujourd’hui aussi dans la ville
de Banja Luka. Ces expériences ont permis aux citoyens de jouer
un rôle actif dans l’élaboration des politiques. Les assemblées
citoyennes étaient composées de citoyennes et citoyens sélectionnés
au hasard et couvraient des sujets tels que la propreté de l’espace
public, l’attrait touristique et l’esprit d’entreprise des jeunes.
La principale valeur ajoutée apportée par ces processus a été d’ouvrir véritablement
le débat avec la participation, sur un pied d'égalité, de personnes
d'origines sociales et ethniques diverses, y compris celles qui
sont sous-représentées dans d'autres initiatives participatives.
68. Parallèlement aux assemblées citoyennes, qui impliquent que
les participant·es soient physiquement présents, les plateformes
de participation numérique peuvent s’avérer intéressantes en tant
qu’outil participatif. Elles permettent en effet de toucher assez
facilement un très grand nombre de citoyens dans une communauté et
de les mobiliser de bien des manières. Ce type d’outils est largement
utilisé dans toute l’Europe dans de grandes comme dans de petites
villes, notamment grâce au marché florissant des nombreuses sociétés
de technologie privées qui fournissent des plateformes pouvant être
adaptées aux besoins de leurs clients au niveau local.
69. L’Observatoire de la ville de Madrid est un exemple particulièrement
éloquent. Il était parvenu à concilier l’utilisation d’une plateforme
de participation numérique (decide.madrid) qui permettait aux citoyens
et citoyennes de soumettre leurs propositions, et la démocratie
délibérative, puisque les membres de l’Observatoire, tirés au sort,
étaient ensuite appelés à évaluer ces propositions. En 2020, l’Observatoire
a retrouvé sa fonction et sa composition initiales, à savoir celles
d’un organe de contrôle où ne siègent que des élus et des agents
de la municipalité.
70. Dans tous les cas, ce qui est intéressant avec les plateformes
de participation numérique, c’est qu’elles permettent à la municipalité
de consulter les citoyens de manière classique sur des sujets spécifiques,
mais aussi de les associer à l’élaboration du budget participatif
ou de jouer un rôle actif en lançant des débats ou des propositions
citoyennes. Le principal point préoccupant est leur exposition à
un risque de manipulation par des algorithmes incontrôlés ou de
cyberattaques; par ailleurs, dans la mesure où elles reposent par
nature sur l’utilisation d’outils de communication informatiques,
elles risquent d’exclure des groupes de personnes qui n’ont pas
facilement accès à ces outils ou qui ne savent pas les utiliser.
71. D’autres organisations que le Conseil de l’Europe soutiennent
activement les initiatives de démocratie participative et délibérative
au niveau local. Parmi celles-ci, on peut citer l’Observatoire international
de la démocratie participative (OIDP), un réseau international de
l’organisation Cités et gouvernements locaux unis (CGLU), qui rassemble
des villes, des organisations et des centres de recherche qui veulent
en savoir plus sur l’apprentissage de la démocratie participative
à l’échelon local, les échanges et l’application d’expériences dans
ce domaine. Le prix «Bonne pratique en participation citoyenne»
décerné chaque année par l’OIDP récompense les pratiques adoptées
par les gouvernements locaux et régionaux dans le domaine de la démocratie
participative et délibérative. La base de données de son site web
contient un grand nombre d’exemples provenant du monde entier
.
72. L’Union européenne, par le biais de son Centre de compétence
en matière de démocratie participative et délibérative, fournit
des services, des conseils et des outils visant à soutenir le développement
de processus politiques «socialement solides» grâce à la participation
des citoyens et citoyennes.
6.2. Au niveau national
73. L'intérêt pour la démocratie
participative et délibérative n'est pas limité, ni ne devrait l'être,
au niveau local. En fait, les processus au niveau national suscitent
de plus en plus d’intérêt depuis quelques années, et certaines expériences
encourageantes ont été développées dans certains pays, offrant l'occasion d'expérimenter
et de tirer des leçons précieuses dont on pourrait s’inspirer ailleurs.
Il suffit de mentionner quelques exemples pour comprendre qu’il
faut approfondir nos connaissances, nos bonnes pratiques et les moyens
les plus efficaces d’utiliser les processus délibératifs et participatifs
dans nos démocraties.
74. L’une des premières expériences de démocratie délibérative
au niveau national a été menée au Canada, en Colombie-Britannique
(2003) et en Ontario (2006), où des citoyennes et citoyens tirés
au sort ont été invités à débattre d’un projet de réforme électorale.
Dans ces deux provinces, les recommandations faites par les assemblées
citoyennes ont fait l’objet de référendums, sans toutefois emporter
l’approbation des électeurs. L’une des principales critiques soulevées
à l’issue de ces expériences est que la population n’avait pas été
suffisamment informée sur les travaux de ces assemblées. Malgré
tout, elles sont considérées comme des exemples novateurs de participation
citoyenne à l’élaboration des politiques.
75. Les assemblées citoyennes créées en Irlande sont, avec celles
du Canada, les plus fréquemment citées, car elles ont participé
au processus décisionnel lié à d’importants problèmes juridiques
et politiques auxquels la société irlandaise a été confrontée au
cours des dernières années. En rassemblant 99 membres de la population
sélectionnés au hasard, elles ont adressé des recommandations éclairées
au Gouvernement et au Parlement irlandais sur des questions complexes
, conduisant dans certains cas à
des révisions de la Constitution
, par exemple dans le cas de la légalisation
du mariage homosexuel et de l’avortement.
76. Conformément aux principes présentés précédemment, l’une des
valeurs ajoutées de l’expérience irlandaise est qu’en choisissant
au hasard des citoyennes et citoyens par tirage au sort – une pratique
qui remonte à l’Athènes antique – l’ensemble de la société est représenté
au sein du groupe, garantissant une voix pour celles et ceux qui
normalement n’en auraient pas, seraient marginalisés ou ne participeraient
pas aussi activement que les autres. Cette pratique de création
d’assemblées citoyennes enrichit la conversation, permet un dialogue
constructif et évite une polarisation délibérée, même sur des questions
controversées. En outre, en l’espèce, il est plus difficile pour
des intérêts spécifiques de pouvoir concentré d’influencer le résultat
final, car les participant·es ne sont pas connus à l’avance et ont
un mandat limité, de sorte qu’ils n’ont pas d’intérêts particuliers
à défendre et peuvent se concentrer uniquement sur le bien commun
et l’intérêt général.
77. De la même manière, en France et au Royaume-Uni, les assemblées
citoyennes sur le climat mentionnées plus haut ont été structurées
selon un format standard – formation, délibérations et vote. Dans les
deux cas, leurs membres ont été choisis par tirage au sort et par
échantillonnage stratifié. Au Royaume-Uni, l’assemblée sur le climat
a constitué un exercice délibératif visant à informer les assemblées
politiques, comportant un ensemble préétabli de sujets à analyser
et une structure de gouvernance claire. En France, la Convention
Citoyenne pour le Climat se voulait quant à elle une assemblée politique
censée permettre à la société civile de participer à la définition
d’un ordre du jour et aux participant·es de se structurer et d’organiser eux-mêmes
leurs activités.
78. Dans les deux cas, les citoyens et citoyennes ont pu faire
des recommandations en fonction de leurs préférences pour lutter
contre le changement climatique. Au Royaume-Uni, le fait d’avoir
dû diviser l’assemblée en groupes thématiques a limité les possibilités
de formation de nombreux membres et les responsables politiques
ne se sont pas sentis obligés d’adopter des recommandations émanant
d’une partie seulement de l’assemblée
. L’expérience française a débouché
sur un ensemble complet de propositions, mais le grand public a
semblé sceptique quant à ce que le gouvernement en ferait. De plus,
les citoyens de l’Assemblée ont décidé de ne pas soumettre au référendum
un certain nombre de propositions techniques, pour diverses raisons:
certains estimaient que le grand public n’était pas aussi bien informé
qu’ils l’étaient devenus; d’autres craignaient qu’il ne se transforme
en un vote d’approbation pour le Président de la République, ignorant
ainsi les véritables sujets en jeu; d’autres encore s’inquiétaient
de devoir faire campagne en cas de référendum. Qui sait, un référendum
sur les propositions de l’assemblée des citoyens aurait pu renforcer
leur légitimité
.
79. En 2022, suivant ces exemples, l’Espagne a elle aussi établi
une Assemblée des citoyens pour le climat, qui a largement utilisé
les outils informatiques et les logiciels de collaboration pour
délibérer essentiellement en ligne. Les citoyens ont été désignés
de manière aléatoire, puis répartis entre plusieurs groupes. Une dernière
réunion s’est tenue en personne à Madrid, au cours de laquelle ses
172 recommandations ont été soumises au vote des participant·es,
puis présentées au Gouvernement espagnol, pour examen.
80. Le cas de l’Islande est un autre exemple intéressant développé
à la suite de la crise financière de 2008, quand le pays s’est lancé
dans un processus de réécriture de sa constitution. Un Conseil constitutionnel
élu de 25 membres, largement représentatif de la population islandaise,
a été nommé par le Parlement islandais pour rédiger une nouvelle
constitution. Ce Conseil a fait usage des médias sociaux et autres
plateformes pour solliciter les commentaires et les réactions du
public. Le projet de constitution final élaboré par le Conseil intégrait
bon nombre de suggestions et d’avis du public. Il convient toutefois
de noter que, bien qu’ayant été considérée comme innovante et inclusive,
car elle demandait aux citoyens de fournir un retour d’information
et l’intégrait ensuite dans les suggestions finales, il a été également
controversée, car la Cour suprême a annulé l’élection initiale des
membres de l’Assemblée constitutionnelle et le parlement s’est ensuite
opposé à l’adoption des propositions de l’Assemblée.
81. Établie en 2019, l’Assemblée citoyenne d’Écosse prévoyait
la participation d’une centaine de citoyennes et citoyens choisis
au hasard pour délibérer sur l’avenir de l’Écosse, notamment pour
faire face aux défis posés par le Brexit. Elle s’est réunie quatre
fois en ligne et quatre fois en personne, et a délivré un ensemble
de recommandations. Les participant·es ont notamment proposé de
faire davantage appel aux assemblées et mini-assemblées citoyennes,
même au niveau local, pour renforcer la participation des citoyens.
La proposition la plus intéressante portait sur la création d’une
«chambre des citoyens» chargée d’examiner les propositions du gouvernement
et d’approuver les projets de loi du parlement, dont les membres
seraient désignés pour une durée limitée et qui serait représentative
de la population écossaise et composée de la même manière que l’Assemblée
citoyenne
.
82. Bien que cette proposition n’ait pas été adoptée (pour l’instant),
elle montre assurément que les citoyens sont tout à fait disposés
et prêts à assumer leurs responsabilités. Une Chambre des citoyens
permanente, structurée comme une deuxième chambre parlementaire
habilitée à contrôler les travaux des pouvoirs législatif et exécutif
et à prendre part aux processus décisionnels, permettrait de cristalliser
le concept de «quatrième pouvoir du gouvernement» que j’ai déjà
longuement analysé par ailleurs.
83. Les comités ou panels de citoyens sont d’autres options. Également
organisés au niveau national, ils se concentrent toutefois sur un
thème plus précis, sont de courte durée et demandent moins de ressources.
On en trouve des exemples en Belgique et en Finlande, où ils se
penchent sur une multitude de questions liées au développement durable.
84. En tant que Premier ministre de la Grèce, j’ai présenté ce
qu’on a appelé la «procédure de loi wiki», qui impliquait une consultation
publique en ligne pour chaque projet de loi avant qu’il ne soit
soumis au parlement pour vote. Cela a enrichi et amélioré les projets
de texte législatif avec la connaissance collective de la société grecque,
y compris les points de vue et les expériences de personnes d’origines
différentes.
85. De cette expérience on pourrait envisager la création d’une
«e-agora»: un espace public en ligne pour les délibérations sur
toutes les questions liées aux politiques et sur la législation.
Cette plateforme offrirait à tous les membres de la société la possibilité
de participer, via internet et de leur propre voix, aux débats autour des
politiques qui affectent leur vie. L’intelligence artificielle,
au moyen d’algorithmes transparents – sous contrôle public – pourrait
être utilisée pour renforcer le débat et analyser les domaines de
consensus, ainsi que pour éviter les tentatives de manipulation
et de polarisation grâce à l’utilisation de robots et du discours
de haine. Un tel instrument renforcerait le dialogue et permettrait
de tirer parti des connaissances collectives afin d’améliorer les
processus décisionnels, ce qui permettrait de trouver des solutions
communes et durables aux principaux défis rencontrés aux niveaux
local, régional et mondial.
86. Les médias de service public et l’Union européenne de radio-télévision
(UER) devraient également jouer un rôle important dans la démocratie
participative et délibérative, en encourageant les pratiques participatives, tout
en étant ouverts aux besoins des citoyens et des citoyennes et à
l’évaluation des médias. Plusieurs membres de l’UER ont déjà lancé
des initiatives innovantes en faveur de la participation et du dialogue
avec les citoyens dans le cadre de la «Contribution des médias de
service public à la société». La Radiodiffusion télévision grecque
(ERT) a invité les citoyens à participer à un Conseil chargé d’évaluer
ses activités et d’apporter leurs contributions. Les travaux du
Conseil d’audit citoyen menés entre 2015 et 2018 ont été présentés
dans une émission de télévision intitulée «Polites» (Citoyens).
Le Conseil était composé de 55 citoyens et citoyennes tirés au sort
et de 55 parties intéressées (société civile, universités, municipalités, Églises,
partenaires sociaux). Les assemblées générales ont été retransmises
en direct sur un site web dédié et ont suscité des milliers de réactions
de la part du public (par courrier électronique et par téléphone).
Les médias de service public de tous les pays du Conseil de l’Europe
pourraient – et devraient – devenir des piliers de la participation
et de l’expérimentation citoyennes.
6.3. Au niveau transnational
87. Les processus participatifs
et délibératifs sont encore peu développés au niveau transnational
et consistent principalement en de vastes consultations. L’ONU en
a déployé à différentes occasions. En 2020, l’Organisation a lancé
une consultation mondiale à l’occasion de son 75e anniversaire.
Plus d’un million de participant·es ont fait part de leurs espoirs
et de leurs craintes, et de ce qu’ils attendaient de l’ONU pour
y répondre. Si ces exercices ont une portée impressionnante, ils
se limitent à la collecte d’idées susceptibles de donner une orientation
générale aux travaux des Nations Unies, et leurs effets sur la vie
des citoyens et des citoyennes sont très limités.
88. Un autre exemple intéressant est celui des consultations citoyennes
européennes (2018), concernant l’avenir de l’Europe, qui visaient
à associer les citoyennes et citoyens au processus décisionnel de
l’Union européenne. Si les participant·es, et en particulier celles
et ceux qui ont été choisis pour participer aux consultations citoyennes,
se sont montrés très positifs quant à leur expérience, le processus
a été critiqué pour la faible sensibilisation et participation du
public et pour son incidence limitée sur l’élaboration des politiques.
89. Dans ce sens, et sur la base de l’expérience ci-dessus, une
nouvelle campagne a été lancée par l’Institut universitaire européen
intitulée l’«Odyssée démocratique». Comme l’ont indiqué ses représentant·e·s
lors de leur audition par la Commission des questions politiques
et de la démocratie qui s’est tenue le 5 mars 2024, l’initiative
a réuni un réseau de différents partenaires, qui travaillent actuellement
à l’élaboration d’un concept et d’une stratégie pour institutionnaliser
une assemblée populaire efficace et permanente, un écosystème participatif
au sein de l’Union européenne
et du Conseil de l’Europe. Cette
institution aurait un caractère transnational et ne serait donc
pas limitée à une administration locale ou à un État membre.
6.4. L’esprit de participation et de délibération
90. Si les pratiques participatives
actuelles s’inspirent de l’Athènes antique et de penseurs tels que
Jean-Jacques Rousseau et John Stuart Mills, les processus participatifs
et délibératifs existent en réalité dans de nombreuses cultures,
y compris dans les communautés préhistoriques et aborigènes.
91. On peut citer plusieurs exemples de conseils tribaux, dans
lesquels les dirigeant·es ou les ancien·nes se réunissaient pour
discuter et prendre des décisions au nom de la communauté, avec
une rotation des dirigeant·es pour éviter la concentration du pouvoir,
ou encore où les décisions étaient souvent prises par consensus,
avec la participation de tous les membres adultes et un dialogue
approfondi: la Confédération iroquoise, les Hurons-Wendats ou la
nation Muscogee (Creek) (Amérique du Nord), les communautés aborigènes
australiennes, le peuple des Kuna (Panama), la communauté Masaï
(Kenya et Tanzanie), ou les communautés Inuites (régions arctiques).
Cela montre que la pratique de la participation et de la délibération est
plus universelle et ne se limite pas à la tradition occidentale
.
92. Outre ce qui a été décrit précédemment dans ce rapport, il
existe de nombreuses formes diverses de pratiques participatives
et délibératives, qui ont été développées et sont présentes dans
bon nombre de nos sociétés, parmi lesquelles:
- les forums publics, les réunions des conseils municipaux
et les conseils consultatifs communautaires;
- la diplomatie citoyenne et la diplomatie de la deuxième
voie dans les situations de conflit;
- une plus grande participation des membres et des citoyens
et citoyennes aux élections internes des dirigeants et dirigeantes
de partis politiques;
- la représentation des salarié·e·s dans les conseils d’administration
des entreprises, ainsi que les sociétés détenues par les travailleurs
et travailleuses;
- les coopératives de producteurs et productrices, travailleurs
et travailleuses, consommateurs et consommatrices, etc.;
- les clubs d’investissement, dans lesquels des groupes
locaux participent à des investissements collectifs;
- les conseils consultatifs pour l’inclusion des parties
prenantes au sein des organisations, comme la participation des
jeunes à la gouvernance, avec l’exemple phare du Conseil mixte sur
la jeunesse du Conseil de l’Europe;
- la participation au système judiciaire: les systèmes de
jury et les tribunaux mixtes qui incluent des citoyennes et des
citoyens non professionnels dans les processus judiciaires, le contrôle
ou l’élection de juges par les citoyens et citoyennes, les personnes
qui exercent des attributions de juré et la participation directe
à l’administration de la justice;
- les activités d’apprentissage coopératif, une approche
pédagogique fondée sur une collaboration des citoyens et des citoyennes
en petits groupes qui vise à améliorer l’apprentissage grâce à une participation
active;
- la cartographie participative, qui fait participer les
citoyens et les citoyennes à des projets de cartographie visant
à influencer certains domaines ou à y contribuer, tels que l’aménagement
urbain et la conservation de l’environnement;
- la recherche-action participative, qui permet à des chercheurs
et chercheuses et d’autres personnes de collaborer afin de comprendre
et traiter des situations problématiques, en se concentrant sur
le changement social et la participation collective;
- les hackathons, les pétitions en ligne, ainsi que les
plateformes de financement participatif et de production participative;
- les plateformes de médias sociaux utilisées pour la mobilisation
politique et l’expression de l’opinion publique.
93. Cette liste n’est pas exhaustive. Cependant, avec les différents
cas décrits ci-dessus, elle prouve qu’il existe de nombreux choix,
de nombreuses formes, de nombreuses institutions différentes, qui
ont néanmoins un fil conducteur commun: l’esprit démocratique de
la participation et de la délibération citoyennes.
6.5. L’importance de l’éducation
94. L’éducation est une composante
essentielle de toutes les initiatives ci-dessus. Pour que les citoyennes et
citoyens soient réceptifs et utilisent des dispositifs au-delà de
la démocratie représentative traditionnelle qui leur demanderont
de participer activement à la vie politique de leur communauté ou
de leur pays, ils devront être informés de leurs droits démocratiques
et humains et davantage sensibilisés à l’importance de leur devoir civique.
95. En général, il manque à la plupart de nos systèmes éducatifs
des méthodes et des modules complets de formation à la démocratie
destinés aux jeunes générations. Or, les jeunes devraient apprendre
à débattre et à respecter les autres, à gérer les conflits et la
diversité, à travailler en équipe, ils devraient connaître leurs droits
et leurs devoirs, comprendre l’importance du vote et de la participation,
et s’approprier pleinement des principes fondamentaux de la démocratie.
Lorsqu’il s’agit d’enseigner la démocratie, que ce soit à de jeunes étudiant·e·s
ou à des adultes, il convient de veiller à ce que la pédagogie,
l’expérience éducative, soit en soi un exemple pratique de participation
démocratique: les élèves doivent être considérés comme des «acteurs autonomes»
actifs et non comme les destinataires passifs de connaissances.
De plus, l’apprentissage devrait se faire par le dialogue, la collaboration,
la recherche et la pratique plutôt que par la simple transmission
d’un contenu par les enseignants et les enseignantes
.
96. La Charte du Conseil de l’Europe sur l’éducation à la citoyenneté
démocratique et l’éducation aux droits de l’homme est le cadre idéal
pour ce faire, et son application doit être davantage encouragée
et renforcée
. Elle donne aux États membres des
orientations quant à la manière d’élaborer leurs politiques en matière d’éducation
à la citoyenneté démocratique et aux droits de l’homme, et les invite
en particulier à les inclure dans les programmes de l’éducation
formelle, depuis l’école maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur.
7. Conclusions
97. Le Conseil de l’Europe considère
que «la démocratie représentative, fondée sur le droit des citoyens d’élire
librement leurs représentants à des intervalles raisonnables, fait
partie du patrimoine commun des États membres». En parallèle, il
estime que «la participation des citoyens est au cœur même de l’idée
de démocratie» et que «le droit à la participation civile à la prise
de décision politique devrait être assuré aux individus, aux organisations
non gouvernementales (ONG) et à la société civile dans son ensemble»
.
98. Selon cette conception, la démocratie participative et délibérative
peut venir compléter la démocratie représentative, en offrant aux
citoyennes et citoyens un lieu leur permettant directement de faire
entendre leur voix, y compris celle des groupes les plus marginalisés.
Les citoyens et citoyennes sont ainsi en mesure de contribuer à
la prise de décision sur les questions qui concernent leur vie,
ce qui renforce leur lien avec les gouvernements à tous les niveaux
et qui, en fin de compte, consolide les systèmes démocratiques dans
leur ensemble face aux défis pluridimensionnels du XXIe siècle.
99. Sur la base des expériences ci-dessus, un certain nombre de
propositions et de recherches ont été menées sur le concept d’une
«quatrième branche de gouvernement délibérant». Comme mentionné
ci-dessus, ce concept a été présenté par le professeur Byong-Jin
Ahn
et
moi-même
au
Forum mondial de la démocratie du Conseil de l’Europe 2023 lors
d’un atelier intitulé «La 4e branche
du gouvernement»
.
100. Le Conseil de l’Europe joue déjà un rôle de pionnier en élaborant
des processus participatifs et délibératifs et en encourageant leur
mise en œuvre parmi ses États membres. Conformément à la Déclaration de
Reykjavík adoptée par ses chefs d’État et de gouvernement en mai 2023,
et en synergie avec d’autres organisations, telles que l’OCDE, il
devrait continuer à porter son attention sur cette question. Étant
donné que des méthodologies innovantes sont actuellement mises au
point par différentes parties prenantes, et qu’il existe un potentiel
d’évolution dans ce domaine, leur mise en œuvre devrait être surveillée,
accompagnée et encouragée par les organes du Conseil de l’Europe
à différents niveaux.
101. À cet égard, les futurs travaux du Comité directeur sur la
démocratie (CDDEM), créé par le Comité des Ministres, revêtiront
une importance particulière. Conformément à son mandat, le CDDEM
élaborera des paramètres visant à faciliter l’application et la
mise en œuvre des Principes de Reykjavík, et établira un rapport d’examen
de la mise en œuvre de la Recommandation CM/Rec(2023)6 sur la démocratie
délibérative et/ou un manuel rassemblant les meilleures pratiques
.
102. Les travaux du CDDEM, de la Direction de la démocratie, et
du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, y compris dans le domaine
de la promotion des processus de démocratie participative et délibérative,
doivent être soutenus.
103. L’adoption de méthodologies participatives et délibératives
demande des ressources financières, techniques et humaines suffisantes.
En outre, des programmes de formation adaptés à la démocratie et
aux droits humains sont nécessaires pour que les citoyennes et citoyens
comprennent les droits et les devoirs qui sont les leurs dans un
régime démocratique.
104. Lorsqu’ils examinent la possibilité d’adopter des processus
de démocratie participative et délibérative à tous les niveaux,
les responsables politiques doivent tenir compte des leçons tirées
des expériences passées, en particulier lorsqu’ils définissent les
modalités d’un processus efficace – sélection des participant·es, inclusivité,
financement, calendrier, gouvernance, transparence, publicité, évaluation
et suivi des résultats obtenus. On trouve de plus en plus de sources
et de bases de données intéressantes dans ce domaine.
105. La dernière étape consisterait à examiner la possibilité d’institutionnaliser
les processus de démocratie participative et délibérative, tant
au niveau local que national, afin de faire de la quatrième branche
du gouvernement une réalité, comme cela a déjà été fait avec succès
dans quelques pays au niveau local.
106. La démocratie en tant que système de gouvernement devrait
être synonyme de changement positif et d’innovation. La mise en
place de processus participatifs et délibératifs peut grandement
contribuer à éviter le recul de la démocratie.