1. Introduction
1. À la suite de l’adoption par
l’Assemblée parlementaire de la
Résolution 2482 (2023) «Questions juridiques et violations des droits de l’homme
liées à l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine» le
26 janvier 2023, sur la base d’un rapport de Damien Cottier (Suisse,
ADLE), le Bureau de l’Assemblée a décidé de saisir la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme pour un nouveau
rapport sur le même sujet
. Lors
de sa réunion tenue du 25 au 27 avril 2023 à Strasbourg, la commission
m’a désigné rapporteur.
2. Depuis l’adoption du rapport de M. Cottier, l’Assemblée a
adopté plusieurs résolutions sur les conséquences politiques ou
autres de la guerre d’agression livrée par la Fédération de Russie,
préparées par d’autres commissions
. Le Conseil de l’Europe dans son
ensemble a également pris de nombreuses initiatives pour mettre
en œuvre certaines des propositions de l’Assemblée, dont celles
énoncées dans la
Résolution 2482
(2023) et dans le rapport de M. Cottier, afin de veiller à
ce que la Fédération de Russie rende pleinement compte des violations
des droits humains et des violations graves du droit international
découlant de l’agression. En mai 2023, lors du Sommet de Reykjavík,
les chefs d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe ont créé
le Registre des dommages causés par l’agression de la Fédération
de Russie contre l’Ukraine (en tant qu’Accord partiel élargi du
Conseil de l’Europe), première étape vers un mécanisme international
d’indemnisation des victimes de l’agression russe, conformément
à ce qu’avait demandé l’Assemblée dans sa
Résolution 2482 (2023). À ce jour, 43 États et l’Union européenne ont adhéré
au Registre en tant que membres ou membres associés. En ce qui concerne
la création d’un tribunal spécial pour le crime d’agression commis
contre l’Ukraine par les dirigeants politiques et militaires de
la Fédération de Russie, une idée appuyée en premier lieu par l’Assemblée
dans sa
Résolution 2436
(2022) (rapport de M. Aleksander Pociej, Pologne, PPE/DC),
en tant que première instance internationale à le faire, et plus
tard dans la
Résolution 2482
(2023), les progrès ont été malheureusement plus lents. À Reykjavík,
les chefs d’État se sont félicités des efforts et des progrès réalisés
au niveau international en vue de la création d’un tel tribunal
et ont reconnu que le Conseil de l’Europe devrait jouer un rôle
en appuyant ce processus. Depuis lors, le secrétariat du Conseil
de l’Europe participe aux consultations en cours au sein du Core
group, groupe composé de 40 États prêts à soutenir la création d’un
tribunal spécial.
3. Je mettrai l’accent, dans le présent rapport, sur les progrès
réalisés en ce qui concerne les différents éléments d’un système
complet d’établissement des responsabilités pour l’agression de
la Fédération de Russie contre l’Ukraine et ses conséquences juridiques
et relatives aux droits humains, en vue de faire de nouvelles propositions
aux États membres, au Conseil de l’Europe dans son ensemble et aux
différents acteurs internationaux. J’examinerai les mesures mises
en œuvre ou encore nécessaires pour que les auteurs du crime d’agression
(section 2) et d’autres crimes internationaux (crimes de guerre,
crimes contre l’humanité et génocide) (section 3) répondent de leurs
actes ainsi que la question de l’indemnisation pour les dommages causés
par l’agression, en particulier les moyens juridiques possibles
pour veiller à ce que les demandes d’indemnisation présentées par
l’État ukrainien et les autres victimes individuelles soient non
seulement enregistrées, mais aussi traitées et exécutées vis-à-vis
de l’État russe (section 4). Je traiterai également de la nécessité
de veiller à ce que le groupe Wagner et d’autres auxiliaires russes
soient tenus de rendre compte de leurs crimes, en tenant compte
d’une proposition de résolution sur ce sujet visant à ce qu’ils
soient déclarés organisation terroriste (section 5)
.
4. Dans le cadre de la préparation du présent rapport, la commission
des questions juridiques et des droits de l'homme a procédé à deux
auditions et deux échanges avec des experts. Le 8 septembre 2023,
nous avons entendu Mme Jelena Aparac,
ancienne présidente du Groupe de travail de l’ONU sur l’utilisation
de mercenaires, et Mme Nathalia Dukhan,
enquêtrice principale spécialisée dans les crimes de guerre et les organisations
criminelles transnationales à The Sentry (Washington). Elles ont
toutes deux évoqué les difficultés que pose la qualification du
groupe Wagner au regard du droit international et la nécessité d’adopter des
mesures ciblées pour établir les responsabilités du groupe pour
les crimes et les violations des droits humains qu’il a commis en
Ukraine, mais aussi dans d’autres régions du monde (en particulier
en Afrique). Le 12 octobre 2023, la commission a eu un échange de
vues avec M. James Goldston, directeur exécutif, Open Society Foundations,
qui a fait le point sur les récents développements concernant la
création d’un tribunal spécial pour le crime d’agression. Pendant
la partie de session de janvier 2024, la commission a tenu un échange
de vues avec M. Markiyan Kliuchkovskyi, directeur exécutif du Registre
des dommages. Enfin, le 4 mars 2024, la commission a tenu une audition
sur le thème de l'indemnisation avec trois experts différents: M. Anton
Moiseienko, maître de conférences à l'Australian National University;
Mme Yuliya Ziskina, juriste senior, Razom
for Ukraine (Washington); et M. Rupert Skilbeck, Directeur, Redress
(Londres). Permettez-moi de remercier à nouveau nos experts de leurs
précieuses contributions. Le secrétariat de la commission a également
assisté à différentes conférences en lien avec ces sujets et a rencontré
une délégation ukrainienne du bureau du procureur général, de la
police nationale, du bureau national d’enquête et du service de
sécurité lors de sa venue au Conseil de l’Europe à Strasbourg (novembre
2023).
2. Le tribunal spécial pour le crime d'agression
contre l'Ukraine
5. Dans sa
Résolution 2436 (2022) «L’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine:
faire en sorte que les auteurs de graves violations du droit international
humanitaire et d’autres crimes internationaux rendent des comptes»,
adoptée deux mois après le lancement de l’invasion à grande échelle,
l’Assemblée s’est prononcée à l’unanimité en faveur de la création
d’un tribunal pénal international
ad
hoc chargé d’enquêter et d’engager des poursuites pour
le crime d’agression commis contre l’Ukraine par les dirigeants politiques
et militaires de la Fédération de Russie. L'Assemblée a donc été
la première instance internationale à soutenir la création d'un
tel tribunal. En ce qui concerne les modalités de sa création, la
résolution recommandait que le tribunal soit créé dans le cadre
d’un traité multilatéral entre des États qui partagent les mêmes
idées
.
6. Dans sa
Résolution
2482 (2023) «Questions juridiques et violations des droits de l’homme
liées à l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine»,
l'Assemblée a expressément déclaré que les actes d'agression commis
par la Fédération de Russie correspondent au seuil du crime d'agression
défini dans le Statut de la Cour pénale internationale (CPI) (Article
8 bis). Étant donné que la CPI n'est pas compétente pour juger le
crime d'agression en cours (en l'absence d’un renvoi par le Conseil
de sécurité des Nations Unies et sachant que la Russie n'est pas
un État partie au Statut de la CPI), l'Assemblée a réitéré son appel
aux États membres et observateurs du Conseil de l'Europe pour qu'ils
instituent un tribunal pénal international spécial pour le crime
d'agression contre l'Ukraine, qui devrait être approuvé et soutenu
par le plus grand nombre possible d'États et d'organisations internationales,
et en particulier par l'Assemblée générale des Nations Unies. Elle
a aussi demandé aux chefs d'État et de gouvernement du Conseil de
l'Europe, lors de leur 4e sommet, d’apporter
leur soutien politique à la création d'un tel tribunal, et de fournir
l’expertise et le soutien technique du Conseil de l’Europe au processus
de sa création, en étroite coordination avec d’autres organisations
internationales et États intéressés. Selon l'Assemblée, le Conseil
de l'Europe devrait jouer un rôle actif et de premier plan dans
la création du tribunal spécial et participer aux consultations
et négociations pertinentes. La résolution présente les principales
caractéristiques du tribunal spécial (compétence
ratione materiae, ratione temporis, traitement
de la question des immunités personnelles, liste des droits à un
procès équitable, complémentarité avec la CPI, et siège). En ce
qui concerne le type de tribunal (purement international ou hybride
internationalisé) et son fondement juridique (traité multilatéral
ou accord entre une organisation internationale et l'Ukraine), la
résolution laisse ces questions en suspens. S’il se montre favorable à
un modèle pleinement international, le rapporteur a estimé que la
forme juridique finale de l’instrument devrait être décidée de manière
pragmatique, en visant à associer le plus grand nombre d’États possible,
idéalement représentatifs des différentes régions du monde.
7. En mai 2023, lors du Sommet de Reykjavik, les chefs d'État
et de gouvernement ont reconnu le rôle joué par l'Assemblée en apportant
une réponse solide à la guerre d'agression de la Russie. En ce qui
concerne le tribunal spécial, ils ont salué les efforts internationaux
visant à exiger des comptes aux dirigeants politiques et militaires
de la Fédération de Russie pour sa guerre d’agression et les progrès
en vue en vue de la création d’un tribunal spécial pour le crime
d’agression. Conformément aux propositions de l’Assemblée, ils ont
déclaré que le Conseil de l'Europe devrait participer, le cas échéant,
aux consultations et négociations pertinentes et apporter une expertise
et un soutien technique concrets au processus. Depuis lors, le secrétariat
du Conseil de l'Europe (Direction du conseil juridique et du droit
international public, DLAPIL) participe aux consultations tenues
au sein du Core Group.
8. Plus récemment, dans la
Résolution 2516
(2023) «Garantir une paix juste en Ukraine et une sécurité durable
en Europe» (Commission des questions politiques et de la démocratie),
l’Assemblée a demandé au Core Group de «parvenir à un accord sur
la forme juridique [d’un tel mécanisme] dès que possible, en tenant compte
de la nécessité de maximiser sa légitimité internationale et d’éviter
autant que possible les éventuels problèmes juridiques, s’agissant
en particulier de la possibilité que des suspects clés se prévalent
d'une immunité personnelle ou fonctionnelle».
9. Lors de l’échange de vues que notre commission a tenu le 12
octobre 2023, James Goldston a noté qu’une juridiction purement
internationale établie par l’Assemblée générale des Nations Unies,
éventuellement par le biais d’un accord entre l’ONU et l’Ukraine,
serait la meilleure solution. Ce modèle serait probablement celui
qui aurait le plus de chances d'être reconnu comme juridiction internationale,
ce qui faciliterait le refus des immunités personnelles et fonctionnelles
des plus hauts responsables russes. Il a déclaré cependant que les États
soutenant un modèle strictement international (y compris l’Ukraine
et une grande partie de l’Europe orientale) sont de plus en plus
minoritaires au sein du Core Group. D'autres modèles devraient donc
être étudiés. Un modèle uniquement régional pourrait être créé par
un accord entre l’Ukraine et l’Union européenne ou le Conseil de
l’Europe. Ce modèle aurait également une certaine légitimité en
tant que juridiction internationale, surtout s’il est approuvé par
la plupart ou la totalité des États membres du Conseil de l’Europe. Un
modèle multilatéral pourrait être créé par un traité multilatéral
entre l’Ukraine et un ou plusieurs autres États. Sa légitimité en
qualité de «juridiction internationale» dépendrait du nombre d'États
qui ratifieraient le traité. Un modèle hybride internationalisé,
soutenu par les États du G7, dont l’Allemagne, le Royaume-Uni et
les États-Unis, impliquerait une juridiction ancrée dans le système
judiciaire ukrainien, mais composée de juges internationaux. Cela
pourrait également soulever des problèmes, car la Constitution ukrainienne
n'autorise pas les juges étrangers et interdit expressément la création
de juridictions spéciales. En outre, le tribunal pourrait ne pas
être en mesure de surmonter les immunités personnelles en raison
de ses liens avec le système national ukrainien
. Selon M. Goldston, un compromis
potentiel entre le modèle purement international et l’option hybride
soutenue par le G7 serait un modèle internationalisé (hybride) hébergé
dans un État tiers et non en Ukraine. Il semble que, bien que ce
ne soit clairement pas son premier choix, l’Ukraine serait disposée à
accepter ce modèle, à condition qu’il soit basé sur le système judiciaire
d’un autre État et que ce système inspire confiance. Au sein du
Core Group, le Service pour l’action extérieure de l’Union européenne
a également proposé une «transmission de procédure» (une juridiction
ukrainienne siégeant dans un autre pays, par exemple aux Pays-Bas).
10. Le 14 novembre 2023, en ma qualité de rapporteur, j'ai envoyé
le message suivant aux pays du Core Group, en vue de leur réunion
le 16 novembre à Berlin: «Pour maximiser la légitimité et l'autorité
internationales du futur tribunal, et pour éviter les risques juridiques
potentiels liés aux questions d'immunité personnelle et fonctionnelle
de hauts fonctionnaires, le tribunal devrait être aussi international
que possible – il devrait idéalement être mis en place par un accord
entre l’ONU et l’Ukraine basé sur un vote majoritaire de l'Assemblée
générale de l’ONU, ou par un traité multilatéral entre les pays
du «Groupe restreint» [Core Group], approuvé
par le plus grand nombre possible d’organes internationaux, y compris
le Conseil de l'Europe, ou même sous la forme d’un tribunal ukrainien
hybride fortement internationalisé, situé à La Haye et composé de juges
et de procureurs ukrainiens et internationaux. Le Conseil de l'Europe
pourrait apporter une contribution substantielle au futur tribunal.
Il pourrait accueillir une conférence diplomatique pour négocier
un traité multilatéral établissant le tribunal et mettre à disposition
son savoir-faire juridique et son expérience en matière de négociation
d’accords internationaux, avec la participation des États non-membres
intéressés. Après l’adoption du traité, il pourrait faire office
de dépositaire, de sorte qu’aucun État partie n’ait à se distinguer
pour cette tâche. Le Conseil de l'Europe pourrait également contribuer
à créer des synergies avec les mécanismes d'indemnisation, y compris
le Registre des dommages nouvellement créé, et avec la Cour européenne
des droits de l’homme».
11. Au cours des derniers mois, les participants au Core Group
ont considéré qu’il serait intéressant d’étudier plus avant l’idée
de créer un tribunal spécial dans le cadre d’un accord bilatéral
entre l'Ukraine et le Conseil de l'Europe. Bien qu'aucune décision
n'ait encore été prise et qu'une proposition alternative fondée
sur un traité multilatéral indépendant continue d’être examinée,
la solution d’un «accord bilatéral approuvé par le Conseil de l'Europe»
semble gagner du terrain. La DLAPIL a examiné sa faisabilité juridique
et ce à quoi pourraient ressembler un accord et un statut. Cette
initiative s’inscrit également dans un contexte politique plus large
dans lequel l'ONU et son Assemblée générale sont devenues moins
disposées à agir dans ce domaine, en particulier depuis le déclenchement
du conflit à Gaza. En outre, la solution centrée sur un traité multilatéral est
considérée par certains comme une procédure plus complexe qui nécessite
d’engager de nombreuses procédures de ratification par les parlements
nationaux. Elle soulève également la question de la légitimité (combien
faut-il d'États parties pour qu’un tribunal soit suffisamment international?).
12. Le 10 avril 2024, un séminaire sur le tribunal spécial s’est
tenu en marge de la 66e réunion du CAHDI (Comité des Conseillers
juridiques sur le droit international public)
. Son titre
était «Quel rôle pour des organisations régionales comme le Conseil
de l'Europe?». Dans son discours liminaire, M. Claus Kreß a rappelé
le rôle important de l'Assemblée (en particulier sa Résolution 2482
(2023)
)
et la capacité du Conseil de l'Europe à faire aboutir cette entreprise.
Il a estimé que l’initiative ne devrait pas être considérée comme une
solution européenne à ce qui est un défi mondial, mais devait être
comprise dans le sens où «l'Europe place le Conseil de l'Europe
au service de la communauté internationale dans son ensemble». À
cet égard, il a vivement recommandé d’appliquer la définition du
crime d'agression figurant à l'article 8 bis du Statut de la CPI
au lieu de s'appuyer sur le droit pénal national de l'Ukraine, tout
en critiquant l'idée de fonder la compétence du tribunal spécial
sur un transfert de procédures nationales ukrainiennes. Il a également proposé,
à des fins de légitimité internationale, que des juges non européens
soient également élus au tribunal spécial et que son architecture
institutionnelle soit approuvée à un moment donné par l'Assemblée
générale des Nations Unies (conformément à la position de l'Assemblée).
Mme Chiara Giorgetti a donné un aperçu du rôle des organisations
régionales dans la recherche de la justice pénale internationale,
en mettant l'accent en particulier sur trois exemples récents (les
Chambres africaines extraordinaires instituées par un accord entre l'Union
africaine et le Sénégal pour juger les crimes internationaux commis
au Tchad; les Chambres spécialisées du Kosovo*
dans le cadre d'un accord entre le
Kosovo et l'Union européenne; et un projet de cour hybride examiné
par la CEDEAO (Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest)
et la Gambie). Elle a conclu que «la création d'un tribunal serait
particulièrement appropriée dans le cadre du Conseil de l'Europe,
une organisation régionale multilatérale composée de membres aussi
nombreux que variés, ce qui conférerait également une grande légitimité
au tribunal». Mme Anne Peters a fait remarquer que le Conseil de
l'Europe avait le pouvoir de conclure des traités et qu'un tribunal
qui cherche à établir la responsabilité du crime d'agression relève
clairement du mandat de l’Organisation, dont le Statut (préambule) fait
en effet référence à «la recherche d'une paix fondée sur la justice»
et à l'État de droit. Enfin, le président de la commission des questions
juridiques et des droits de l'homme, Lord Keen, a présenté la contribution
de l'Assemblée à ce jour et a conclu que «s'il existe une volonté
politique suffisante pour que le Conseil de l'Europe comble le vide
laissé par d'autres organisations internationales et prenne l'initiative,
il apparaît évident que l'Assemblée soutiendra cette démarche afin
d’être cohérente avec ses positions antérieures, son soutien indéfectible
à l'Ukraine et l'obligation de rendre des comptes».
13. Le 30 avril 2024, le Comité des Ministres a adopté à une écrasante
majorité une décision autorisant la Secrétaire Générale «à préparer
tous les documents nécessaires pour contribuer aux consultations
au sein du Core Group sur un éventuel projet d'Accord entre le Conseil
de l'Europe et le Gouvernement de l'Ukraine relatif à la création
d'un Tribunal spécial pour le crime d'agression de la Fédération
de Russie contre l'Ukraine, y compris son Statut, et sur un éventuel
projet d'accord partiel élargi régissant les modalités de soutien
d’un tel Tribunal, son financement et d'autres questions administratives»
.
S’il n’est pas possible à ce stade de préjuger du résultat des consultations
du Core Group et de la décision finale du Comité des Ministres sur
toute autre mesure, l'Assemblée devrait se féliciter vivement de
cette décision, qui donne un mandat exprès à la Secrétaire Générale
(et à la DLAPIL) et montre que les États membres sont très largement
en faveur d'un rôle de plus en plus prépondérant du Conseil de l'Europe
dans ce processus, y compris en créant éventuellement le tribunal
dans son cadre institutionnel
, ce qui serait pleinement conforme
aux aspirations précédemment exprimées par l'Assemblée.
14. Si le modèle de «l'accord bilatéral du Conseil de l'Europe»
devait être retenu par le Core Group, il resterait un grand nombre
de questions juridiques à traiter en détail dans le cadre des négociations
de l'accord et du statut du tribunal. L'Assemblée devrait réitérer
certaines des caractéristiques que le tribunal devrait présenter,
qui ont déjà été mentionnées dans sa Résolution 2482 (2023) et qui
sont toujours valables: définition du crime d'agression conformément
à l'article 8 bis du Statut de la CPI et au droit international
coutumier
; compétence
temporelle couvrant le conflit depuis le début de l'agression contre
l'Ukraine en février 2014
; compétence
personnelle couvrant également le rôle et la complicité des dirigeants
bélarussiens
; siège à La Haye;
droits de l'accusé, conformément à la Convention européenne des
droits de l’homme (STE no 5) et complémentarité
avec la CPI, qui a compétence pour d'autres crimes internationaux
commis en Ukraine. La question de savoir si certains de ces éléments
devraient être réglementés dans l'accord lui-même ou dans le statut
du futur tribunal (annexé à l'accord) ne semble pas fondamentale
à ce stade.
15. En ce qui concerne la question délicate des immunités, certains
soutiennent que les immunités personnelles s'appliqueraient en tout
état de cause à la Troïka (chef d'État, chef de gouvernement et
ministre des Affaires étrangères en exercice), quel que soit le
modèle choisi (traité multilatéral autonome ou accord bilatéral
entre une organisation régionale et l'Ukraine). Je considère qu’il
s’agit d’une interprétation très restrictive de la jurisprudence
et de la pratique internationales. L'Assemblée devrait continuer
à soutenir la position selon laquelle: «les immunités personnelles
ne s'appliqueront pas aux représentants de l'État en exercice, conformément
à la pratique d'autres tribunaux pénaux internationaux, et (...)
les immunités de fonction ne seront, en tout état de cause, pas
applicables au crime d'agression» (Résolution 2482 (2023), paragraphe
7.3 et exposé des motifs, paragraphes 26-27). Nous devrions considérer
qu'un tribunal qui serait institué par un accord entre une organisation
régionale telle que le Conseil de l'Europe (représentant 46 États) et
l'Ukraine, qui comprendrait des juges internationaux (également
d'États non européens), qui bénéficierait du soutien et des contributions
financières d'États non membres et d'autres organisations internationales
(y compris les États observateurs et l'Union européenne dans le
cadre d'un accord partiel élargi qui soutiendrait le tribunal spécial),
et qui s’appuierait sur une définition internationale du crime d'agression,
serait clairement considéré comme un tribunal pénal suffisamment
«international». Le tribunal spécial n'agirait pas uniquement au
nom de l'Ukraine ou des États membres du Conseil de l'Europe, mais
au nom de la communauté internationale dans son ensemble, afin de
faire respecter l'ordre juridique international et l'interdiction
du recours à la force énoncée à l'article 2.4 de la Charte des Nations
Unies. Avec un tel statut et en appliquant les précédents de la
CPI
et
du Tribunal spécial pour la Sierra Leone
, les immunités
personnelles de la Troïka ne seraient pas applicables et ne constitueraient
pas un obstacle aux poursuites
.
En tout état de cause, compte tenu de l'absence d'unanimité sur
la question des immunités parmi les éventuels partisans du tribunal, je
suis d'avis que la meilleure solution serait de ne pas traiter cette
question expressément dans le statut mais de la laisser à l'interprétation
des juges du futur tribunal, comme l'a soutenu Philippe Sands
.
16. Certains ont avancé que la question des immunités personnelles
de la Troïka n'était pas si essentielle car il est très peu probable
que Vladimir Poutine ou Sergueï Lavrov soient arrêtés et poursuivis
tant qu'ils sont encore en fonction. J’ai tendance à ne pas partager
ce point de vue. Le tribunal spécial devrait avoir compétence dès
le départ sur les dirigeants politiques et militaires qui ont mené
la guerre d'agression contre l'Ukraine. Cela inclurait le pouvoir
d'enquêter, d'émettre des mandats d'arrêt, d'inculper, de juger
et enfin de condamner. En admettant que les procès par contumace
ne soient pas acceptés dans le futur statut (conformément aux précédents
d'autres tribunaux pénaux internationaux
et
aux traditions juridiques de certains États membres), on pourrait
envisager un modèle nuancé de procédure par contumace devant une chambre
préliminaire, où une audience de confirmation des chefs d’accusation
pourrait avoir lieu en l'absence du suspect, avec présentation de
preuves, audition de témoins, de victimes, etc. Il pourrait s’agir
d’un modèle similaire à celui de l'article 61.2 b) du Statut de
la CPI, qui permet des audiences de confirmation
in absentia lorsque le suspect a
fui ou ne peut être retrouvé, et que toutes les mesures raisonnables
ont été prises pour assurer sa comparution
. Les mandats
d'arrêt délivrés par le futur tribunal à l'encontre de Poutine et
d'autres dirigeants pourraient avoir d'autres effets délégitimants
et dissuasifs que la limitation plus concrète de leur liberté de
mouvement
. L'avancement des enquêtes et des
procédures
in absentia jusqu'au
stade du procès pourrait également servir à l'établissement de la
vérité, par l’évaluation des preuves pendant qu'elles sont encore
fraîches, ainsi qu'aux intérêts des victimes de l'agression (en
premier lieu l'État et le peuple ukrainiens) et, enfin et surtout,
à des fins de dissuasion.
17. Il convient également de rappeler que l'Assemblée ne reconnaît
plus la légitimité de Vladimir Poutine en qualité de président de
la Fédération de Russie, étant donné que la suppression des limites
du mandat présidentiel à son profit a violé non seulement les principes
juridiques internationaux bien établis, mais aussi la Constitution
russe elle-même (Résolution 2519 (2023), fondée sur les conclusions
de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise). Elle a donc appelé les États membres à ne plus reconnaître
Vladimir Poutine comme président légitime de la Fédération de Russie
après la fin de son précédent mandat présidentiel, à la suite de
l'élection fictive de mars 2024
. De même, en ce qui concerne le Bélarus,
l'Assemblée refuse de reconnaître les résultats des élections de
2020 et considère M. Loukashenka comme un président autoproclamé
de fait (Résolution 2519 (2023). Bien que le présent rapport n'ait
pas pour objet d'examiner les conséquences juridiques de ces considérations,
y compris pour la reconnaissance des immunités de MM. Poutine et
Loukachenka en vertu du droit international, l'Assemblée pourrait
inviter le Comité des Ministres, la communauté internationale et
le futur tribunal spécial à approfondir ces questions.
18. En tout état de cause et à ce stade, l'Assemblée devrait soutenir
fermement les consultations au sein du Core Group en vue de trouver
un compromis final sur le modèle de tribunal spécial dans les meilleurs
délais, tout en marquant sa nette préférence pour l'option fondée
sur un accord bilatéral du Conseil de l'Europe. Comme l'ont montré
avec éloquence les experts lors du séminaire du CAHDI, le Conseil
de l'Europe est particulièrement bien placé pour mettre en place
un tribunal spécial pour le crime d'agression contre l'Ukraine. L’obligation
de rendre des comptes pour les violations du droit international
et les crimes internationaux commis en Ukraine et contre ce pays
relève manifestement du mandat de l'Organisation, tel qu'il ressort
de son Statut (et de son préambule): «la consolidation de la paix
fondée sur la justice et la coopération internationale», la protection
de l'État de droit et le respect des droits humains. La protection
de l'État de droit (y compris l'ordre juridique international) et
des droits fondamentaux des citoyens ukrainiens justifie l'action
du Conseil de l'Europe tendant à veiller à ce que le «crime international
suprême», à savoir le crime d'agression, ne reste pas impuni. Le
Conseil de l'Europe agirait au nom de la communauté internationale
et comblerait ainsi un vide dans l'ordre juridique international.
Nous ne devons pas oublier que lorsqu’elle a commencé son agression
contre l'Ukraine en 2014 et qu'elle a lancé son invasion à grande
échelle en 2022, la Fédération de Russie était encore un État membre
du Conseil de l'Europe. Cela justifie d'autant plus la compétence
du Conseil de l'Europe pour agir afin que justice soit rendue pour
un tel crime, qui a été et est encore commis contre l'un de ses
États membres par un ancien État membre. Cette mesure sans précédent
pour le Conseil de l'Europe serait conforme à la priorité que les
chefs d'État et de gouvernement ont accordée à l’obligation de rendre
des comptes lors du Sommet de Reykjavík
. Elle
confirmerait également que l'Organisation a la volonté et la capacité
d'innover et de relever les défis juridiques posés par l'agression
russe, comme le montre déjà la création d'un Registre des dommages
pour l'Ukraine dans le cadre d'un accord partiel élargi. Le temps presse
car certains faits nouveaux politiques ont lieu en 2024 (élections
au Parlement européen, élections américaines). Il existe un risque
que la décision à prendre sur le modèle du tribunal ou sur les questions juridiques
en suspens connaisse de nouveaux retards et entraînent un ralentissement
de la dynamique
. L'option
du Conseil de l'Europe repose sur un fondement juridique solide
et une forte légitimité, il ne manque plus que la volonté politique
de saisir l'occasion et de la concrétiser.
19. Enfin, l'Assemblée devrait réitérer son appel lancé aux États
membres et observateurs pour qu'ils renforcent le système de justice
pénale internationale existant, sa légitimité et son universalité.
Il est donc essentiel, parallèlement à la création d’un tribunal
spécial, de soutenir et de faire progresser la modification du statut
de la CPI, dans le but d'harmoniser le régime juridictionnel du
crime d'agression avec celui des autres crimes internationaux. Il
est également essentiel d'exhorter tous les États membres et observateurs,
y compris l'Ukraine, à ratifier le Statut de la CPI et les amendements
de Kampala
. Je note avec
intérêt que depuis notre appel de l'année dernière, plusieurs propositions
ont été faites dans le sens d'une modification du Statut de la CPI,
y compris par des parlementaires et des fonctionnaires de haut rang
.
3. Autres
crimes internationaux (crimes de guerre, crimes contre l'humanité
et possible génocide) et violations des droits humains commis dans
le cadre de l'agression
3.1. Allégations
de crimes internationaux et de violations des droits humains
20. L'Assemblée devrait à nouveau
condamner tous les autres crimes internationaux commis dans le cadre de
la guerre d'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine,
y compris les mauvais traitements, voire l'exécution de prisonniers
de guerre, l'utilisation d'armes chimiques, les attaques illégales
contre des civils et du personnel humanitaire et médical, ainsi
que contre des biens civils tels que des installations médicales,
des écoles, des centrales électriques, des infrastructures et des
sites du patrimoine culturel; l'enlèvement et la détention illégale,
les disparitions forcées, la torture, les mauvais traitements et
les exécutions extrajudiciaires de citoyens ukrainiens en Fédération
de Russie et dans les territoires temporairement occupés ou contrôlés par
la Russie; le transfert illégal d'enfants ukrainiens dans ces territoires
et/ou leur déportation vers la Russie ou le Bélarus; toutes les
formes de violence sexuelle et de crimes fondés sur le genre liés
au conflit; et les attaques illégales causant des dommages étendus,
à long terme et graves à l'environnement. Je n'oublierai jamais
la visite que j’ai effectuée dans les banlieues de Kiev, à Boutcha
et Irpine, en qualité de membre de la sous-commission ad hoc chargée
de visiter l’Ukraine
en
juin 2022, peu après que les occupants russes aient été chassés
de la région de Kiev
.
Ce que nous avons vu et entendu personnellement est tout simplement horrible.
21. Depuis l'adoption du rapport de M. Cottier en janvier 2023,
de nombreux rapports internationaux font état de crimes de guerre,
de crimes contre l'humanité et de violations des droits humains
qui semblent avoir été commis par les forces russes au cours de
la guerre d'agression en cours. Par exemple, le rapport du Mécanisme
de Moscou de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en
Europe (OSCE) publié le 24 mai 2023 et intitulé «Rapport sur les
violations et les abus du droit international humanitaire et des
droits de l'homme, les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité,
liés au transfert forcé et/ou à la déportation d'enfants ukrainiens
vers la Fédération de Russie», a conclu qu'un grand nombre d'enfants
ukrainiens ont été, depuis le 24 février 2022, déplacés du territoire
de l'Ukraine vers les territoires temporairement occupés et vers le
territoire de la Fédération de Russie
.
Placés dans diverses institutions, dans des familles russes ou adoptés,
les enfants ukrainiens sont exposés à des campagnes de propagande
pro-russe qui s'apparentent à une rééducation ciblée. Le rapport
a également établi qu'aucun mécanisme fonctionnel facilitant le regroupement
familial n'a été mis en place. Les pratiques d'évacuation, de transfert
et de déplacement prolongé non consentis d'enfants ukrainiens constituent
des violations du droit international humanitaire et, dans certains
cas, des infractions graves à la quatrième Convention de Genève
et des crimes de guerre, voire des crimes contre l'humanité
.
Elles violent également de nombreuses dispositions de la Convention
des Nations Unies sur les droits de l’enfant
.
22. Le 4 octobre 2023, la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe
a présenté au Comité des Ministres un rapport sur la situation des
droits humains en République autonome de Crimée et dans la ville
de Sébastopol depuis le début de l’invasion à grande échelle
. Le rapport souligne
que, même si la péninsule n’a pas été le théâtre d’hostilités à
grande échelle au cours de l’année passée, les forces russes ont
largement exploité la Crimée pour leur offensive terrestre ainsi
que pour mener de nombreuses attaques aériennes, notamment à l’aide
de la flotte de la mer Noire, dont le quartier général se situe
à Sébastopol. L'effort militaire russe s'est également appuyé sur
la conscription et l’enrôlement militaire illégal de la population
de la péninsule, sur ses capacités logistiques et sanitaires, ainsi
que sur l’exploitation d’autres ressources du territoire temporairement
occupé. En outre, il apparait que nombre des pratiques abusives
en matière de droits humains et de violations ont été reconduites
et amplifiées dans les territoires occupés illégalement et temporairement
depuis 2022 des régions de Donetsk, Kherson, Louhansk et Zaporijjia.
Le Comité des Ministres a donc invité la Secrétaire Générale à examiner
plus avant la situation des droits humains dans tous les territoires
de l’Ukraine temporairement contrôlés ou occupés par la Fédération
de Russie, et a encouragé la Commissaire aux droits de l’homme à
faire de même
.
23. La Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la torture et
autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a effectué
une visite officielle en Ukraine entre le 4 et le 10 septembre 2023
et a publié un rapport le 15 février 2024. Le document fait état
d'allégations crédibles de torture et de traitements inhumains infligés
à des civils ukrainiens et à des prisonniers de guerre par les forces
armées de la Fédération de Russie, voire par d'autres acteurs soutenant
la guerre russe. Il s’agit de traitements tels que l'envoi de décharges
électriques sur les oreilles et les parties génitales, l'utilisation
de chiens, des simulacres d'exécution et des «cérémonies d'humiliation»
au cours desquelles les détenus étaient obligés de courir tout en
étant battus. Le rapport mentionne également des conditions de détention
abusives et des allégations de torture sexuelle à l'encontre d'hommes
et de femmes. Sur la base d'entretiens et d'autres documents, la
rapporteuse a constaté «une situation répétitive et continue dans
laquelle la torture et d'autres mauvais traitements ou punitions
ont été pratiqués de manière organisée et systématique, dans le
cadre d'une politique élaborée à un niveau hiérarchique plus élevé»
.
24. La Commission internationale indépendante d'enquête sur l'Ukraine,
dont le mandat a été prorogé par le Conseil des droits de l'homme
des Nations unies pour une nouvelle période d'un an en avril 2024,
a publié son dernier rapport le 15 mars 2024, détaillant les violations
continues du droit international humanitaire et du droit international
des droits de l’homme
.
La commission a trouvé d'autres preuves montrant que, dans le cadre
de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, les autorités russes
ont commis un large éventail de violations du droit international
des droits de l’homme et du droit international humanitaire, y compris
des crimes de guerre. Il s'agit notamment d’attaques aveugles contre
des civils et des biens de caractère civil, des établissements médicaux
et des biens culturels, en violation du droit international humanitaire,
et de crimes de guerre que sont la torture, l'homicide volontaire,
le viol et les violences sexuelles, ainsi que le transfert forcé d'enfants.
Ces pratiques violent également le droit international des droits
de l’homme. Les preuves recueillies ont renforcé les conclusions
de la Commission selon lesquelles les autorités russes ont eu recours
à la torture de prisonniers de guerre et de civils ukrainiens de
manière généralisée et systématique. La Commission a fourni dans
ce rapport une première évaluation de l'impact des violents combats
et du siège de la ville de Marioupol au début de l'invasion à grande
échelle (du 1er mars au 20 mai 2022),
qui ont causé un grand nombre de morts, de blessés, de destruction
et des souffrances insupportables. Les habitants de la ville de Marioupol
ont décrit un manque d'accès aux produits de première nécessité,
ainsi que des attaques à l'aide d'armes explosives et des frappes
aériennes sur des zones peuplées, entraînant la destruction de bâtiments, de
maisons et d'installations médicales. La Commission a conclu que
les attaques contre les installations médicales étaient aveugles
et constituaient des crimes de guerre
.
Elle continuera d'enquêter pour déterminer si la conduite des hostilités
et le siège de Marioupol, ainsi que le recours généralisé à la torture,
peuvent également constituer des crimes contre l'humanité. En ce
qui concerne le génocide, la commission a examiné les allégations
selon lesquelles les discours véhiculés par les médias d'État russes
et d'autres médias constituent une incitation directe et publique
à commettre un génocide. Tout en recommandant la poursuite des enquêtes
sur cette question, elle a exprimé des préoccupations particulières
concernant les déclarations d'individus soutenant l'invasion et
appelant au meurtre d'un grand nombre de personnes.
25. Le Haut-Commissariat aux droits de l'homme (HCDH) a récemment
publié un rapport consacré à la situation des droits humains pendant
l'occupation russe du territoire de l'Ukraine et ses conséquences,
du 24 février 2022 au 31 décembre 2023, sur la base des travaux
de la Mission de surveillance des droits de l'homme des Nations
Unies en Ukraine
.
Le rapport décrit les violations persistantes du droit international
des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises
par la Fédération de Russie dans les territoires occupés. Il met
l’accent sur le territoire de l'Ukraine qui est tombé sous l'occupation
russe après l'invasion à grande échelle, en particulier des zones
des régions de Donetsk, Kharkiv, Kherson, Louhansk, Mikolaïv et Zaporijjia.
Le rapport fait état d'un démantèlement systématique des droits
et libertés fondamentaux, de mesures intersectorielles visant à
étouffer la dissidence, de la subversion des systèmes ukrainiens
de gouvernance, d'administration, de justice et d'éducation, de
l'imposition de systèmes et de cadres juridiques russes et de la
suppression des expressions de la culture et de l'identité ukrainiennes.
Les forces armées russes ont procédé à de nombreuses détentions
arbitraires, y compris des disparitions forcées, au cours des premiers
mois d'occupation. Elles ont d’abord visé les vétérans des forces
armées ukrainiennes, puis les personnes soupçonnées d'avoir des
liens avec les services de sécurité ukrainiens et leurs familles.
Cette pratique s'est ensuite étendue à différentes catégories de
civils qu’elles considéraient comme opposés à l'occupation. Pendant
leur détention, de nombreux détenus ont subi des tortures ou des
mauvais traitements (passages à tabac, coups de pied, simulacres
d'exécutions, simulacres de noyade et décharges électriques) et
ont été maintenus dans des conditions de détention inhumaines (cellules
surpeuplées, manque de soins médicaux, températures extrêmes). La
mission a également répertorié des violences sexuelles liées au
conflit dans les zones occupées et commises en détention, notamment
des pratiques telles que le viol, le viol collectif, les menaces
de viol, les mutilations génitales, les coups et les chocs électriques
sur les parties génitales et les seins, la nudité forcée et les
attouchements sexuels. Le rapport mentionne le pillage généralisé
de biens privés ainsi que d’équipements appartenant à des établissements
éducatifs et médicaux. Les forces russes ont fréquemment procédé
à des fouilles de personnes et des perquisitions au cours desquelles
elles ont commis des actes de violence physique et infligé des traitements
dégradants tels que les insultes, le déshabillage forcé, les menaces
et la destruction de biens. Le nombre élevé de ces actes a fait
régner un climat de terreur pour les résidents et créé une atmosphère
d'impunité généralisée. Au 31 décembre 2023, les autorités russes n'avaient
ouvert d’enquête pénale que dans quatre cas d'allégations d’actes
répréhensibles. La Fédération de Russie a adopté en juin 2023 une
loi qui amnistie de fait les militaires russes pour un large éventail
de crimes, notamment des violations flagrantes du droit international
des droits de l’homme ou des violations graves du droit international
humanitaire. La quatrième Convention de Genève exige que la puissance
occupante minimise les changements apportés au
statu quo ante mais
le rapport révèle de nombreuses violations de ses dispositions.
Il s’agit notamment de l'imposition de systèmes russes de gouvernance
et d'administration qui obligent les fonctionnaires à continuer
à occuper des postes clés et à faire allégeance aux institutions russes,
et de l'application du droit russe, qui touche toutes les sphères
de la vie politique, sociale, culturelle et économique. À la suite
de l'annexion illégale des zones occupées, la Fédération de Russie
a intensifié les pressions exercées sur les résidents locaux pour
qu'ils obtiennent des passeports russes. Elle a également discriminé
les personnes qui n'en sont pas titulaires en leur refusant l'accès
aux soins de santé et à l'aide humanitaire, la liberté de mouvement
ou le paiement des salaires. Le rapport décrit également comment
le système russe a cherché à supprimer les expressions de la culture
et de l'identité ukrainiennes en appliquant des politiques qui visent
les enfants (par exemple, les enfants étudient en langue russe en
suivant un programme scolaire russe imposé qui comporte des récits
justifiant l'agression). La mission a recensé des violations liées
à l'enrôlement d'enfants et à l'utilisation de groupes de jeunes
russes dans lesquels ils apprennent le patriotisme russe et sont
préparés à servir dans les forces armées russes
. D'importants mouvements
de population, notamment la fuite ou l'évacuation de civils ukrainiens
des zones touchées par les hostilités et le transfert forcé ou la
déportation de personnes protégées par les autorités russes, ont
entraîné des changements démographiques considérables dans les territoires
occupés de l'Ukraine.
26. Dans son dernier rapport actualisé sur la situation en Ukraine
(1 décembre 2023-29 février 2024), le HCDH a signalé une augmentation
du nombre de victimes civiles causée par une intensification des
attaques lancées par les forces armées russes qui ont utilisé des
missiles et des munitions téléopérées au cours de cette période.
Au moins 128 civils ont été tués et 584 blessés
.
Dans la ville de Kharkiv, l'une des localités les plus ciblés, le
HCDH a recensé des attaques qui ont frappé des zones résidentielles,
des internats, différents hôtels ainsi que des établissements d'enseignement
et de soins de santé. Depuis le début de l'attaque armée à grande
échelle lancée le 24 février 2022, le HCDH a estimé, preuves à l’appui,
que le conflit avait tué au moins 10 675 civils et en avait blessé
20 080
.
Le rapport fait également état de violations des dispositions relatives au
traitement des prisonniers de guerre. Les prisonniers de guerre
ont continué à subir des tortures et des mauvais traitements courants
et généralisés (passages à tabac, décharges électriques, menaces
d'exécution, simulacres d'exécution, torture positionnelle, privation
de sommeil) et ont été détenus dans de mauvaises conditions (manque
de nourriture, accès limité à l'assistance médicale, manque d'articles
d'hygiène personnelle de base, propagation de maladies). Certains
prisonniers de guerre ont subi des violences sexuelles pendant leur
détention, notamment des tentatives de viol, des menaces de viol
et de castration, et des décharges électriques sur les parties génitales.
Le HCDH a reçu des informations selon lesquelles 32 prisonniers
ukrainiens qui avaient été capturés ont été sommairement exécutés.
Il a vérifié trois de ces incidents au cours desquels des militaires
russes ont exécuté sept militaires ukrainiens hors de combat. Dans les
territoires occupés, les autorités russes ont continué à imposer
les systèmes politiques, juridiques et administratifs russes en
violation des obligations qui leur incombent, en qualité de puissance
occupante, en matière de droit international humanitaire. Contrairement
à l'interdiction de contraindre les habitants à prêter un serment
d'allégeance à la puissance occupante, les autorités russes ont
systématiquement exercé des pressions sur les résidents pour qu'ils
acquièrent la nationalité et les passeports de la Fédération de
Russie et qu'ils s'engagent dans d'autres activités «patriotiques»
pour démontrer leur loyauté. Le HCDH a fait part de ses préoccupations
au sujet d’un projet de loi déposé en Ukraine qui prévoirait la
possibilité d'être déchu de la nationalité ukrainienne en cas d'acquisition
volontaire de la nationalité d'un «État agresseur»
. Étant
donné que de nombreuses personnes vivant dans les territoires occupés
ont acquis la nationalité russe sous la contrainte des autorités
d'occupation ou par peur, le HCDH a fait remarquer que cette acquisition
de nationalité ne devait pas être considérée comme une «acquisition
volontaire».
27. Les allégations selon lesquelles la Fédération de Russie et
ses représentants commettent un génocide en Ukraine ont continué
d'être formulées, principalement par des dirigeants politiques et
des parlements nationaux
.
Comme indiqué plus haut, la commission d'enquête internationale
indépendante des Nations Unies s'est déclarée préoccupée par le
discours des médias russes, qui pourrait constituer une incitation
au génocide, et continuera d'examiner cette question.
28. L'Assemblée parlementaire a exprimé des préoccupations similaires.
Dans sa Résolution 2482 (2023) «Questions juridiques et violations
des droits de l'homme liées à l'agression de la Fédération de Russie
contre l'Ukraine», elle a souligné que le discours officiel russe
utilisé pour justifier l'agression contre l'Ukraine et défendre
le processus dit de «désukrainisation» révèle une intention génocidaire
de détruire le groupe national ukrainien en tant que tel ou au moins
une partie de celui-ci au sens de la Convention sur le génocide
de 1948. Elle a noté également que certains des actes commis par
les forces russes contre les civils ukrainiens pourraient relever
de l’article II de la Convention sur le génocide (à laquelle l’Ukraine
et la Fédération de Russie sont toutes deux parties), notamment
les meurtres et le transfert forcé d’enfants à des fins de russification.
29. De même, dans sa Résolution 2495 (2023) «Déportations et transferts
forcés d’enfants et d’autres civils ukrainiens vers la Fédération
de Russie ou les territoires ukrainiens temporairement occupés:
créer les conditions de leur retour en toute sécurité, mettre fin
à ces crimes et sanctionner leurs auteurs», l’Assemblée a approfondi
ces questions en défendant la nécessité de recueillir, d’enregistrer
et d’évaluer de façon méticuleuse les preuves du crime de génocide.
En outre, elle a invité la Cour pénale internationale à examiner les
possibilités d’engager une action pénale pour crime de génocide
contre la politique d’État de la Fédération de Russie à l’égard
des enfants ukrainiens
.
30. L'édition actualisée du rapport 2022 produit par New Lines
Institute et le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de l'homme
(mentionné dans le rapport de M. Cottier), a été publiée en juillet
2023. Ce document établit qu'il existe: 1) des motifs raisonnables
de conclure que la Russie est responsable d’une incitation directe et
publique à commettre un génocide; 2) des motifs raisonnables de
croire que la Russie est responsable de la commission d'un génocide
à l'encontre du groupe national ukrainien, sur la base d'un ensemble
d'atrocités dont on peut déduire l'intention de détruire en partie
le groupe national ukrainien et de preuves attestées d'un ou de
plusieurs des actes prohibés en violation de la Convention sur le
génocide; et 3) des signes de génocide et d'incitation au génocide
graves et croissants en Ukraine
. Le rapport
s'appuie sur la campagne de propagande officielle russe pour établir
l'incitation au génocide. Il analyse le renouvellement et la résurgence du
slogan «nous pouvons le refaire», une allusion historique à certaines
des périodes les plus sombres de l'histoire de l'Ukraine au XXe siècle.
Les acteurs de l'État russe semblent croire que les atrocités du
passé «peuvent être reproduits». Le rapport mentionne également
cinq récits et dynamiques clés utilisés pour inciter au génocide:
1) la négation de l'identité ukrainienne, 2) l'accusation en miroir
(par laquelle les auteurs accusent le groupe ciblé d'atrocités similaires
à celles qu’ils prévoient de commettre contre eux), 3) l'utilisation
d'un discours déshumanisant sur les Ukrainiens, y compris le fait
que les Ukrainiens doivent être «dénazifiés» ou «dé-satanisés»,
4) la représentation des Ukrainiens comme une menace existentielle,
et 5) le conditionnement du public russe à commettre ou à tolérer
des atrocités. L'incitation au génocide provient du plus haut niveau des
autorités de l'État russe et des autorités d'occupation de l'État
russe qui exercent un contrôle direct sur les Ukrainiens dans les
territoires occupés.
31. Le rapport affirme à nouveau qu'il existe des preuves de l'existence
d'un «plan général» et d'une intention génocidaire, qui sont des
éléments subjectifs essentiels pour la qualification du crime spécifique
de génocide. Selon le rapport, ces éléments sont visibles dans les
méthodes ou modes terrifiants de commission d'atrocités qui indiquent
une politique systématique de l'État et de l'armée. Il énumère des
exemples d'actes dirigés contre le groupe national ukrainien susceptibles
de constituer au moins l'un des cinq actes matériels constitutifs
du crime de génocide au sens de l'article II de la Convention sur
le génocide, tels que le meurtre de membres du groupe national,
l'atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale et la soumission intentionnelle
à des conditions d'existence devant entraîner la destruction physique
totale ou partielle du groupe. Le rapport recense également des
actes visant à empêcher les naissances au sein du groupe, tels que
le recours généralisé au viol et à la violence sexuelle à l'encontre
des femmes et des témoignages de castration d'Ukrainiens de sexe
masculin dans des centres de détention russes. Il présente également
des preuves du transfert forcé systématique et coordonné d'un grand
nombre d'enfants ukrainiens vers la Russie, ainsi que des signes
de tentatives d'éradication de leur identité ukrainienne et d'obstruction
à leur retour dans leur pays d'origine. Le rapport conclut qu'au
vu des éléments de plus en plus nombreux qui montrent que les tentatives
de commission et d'incitation au génocide faites par la Russie contre
les Ukrainiens se sont intensifiées et ont évolué, les États parties
à la Convention sur le génocide doivent redoubler d'efforts pour s'acquitter
de leur obligation de prévenir le génocide en vertu de l'article
I de la Convention
.
3.2. Mécanismes
d’établissement des responsabilités existants
32. Le 2 mars 2022, le procureur
de la CPI, M. Karim Khan, a annoncé l’ouverture d’une enquête sur
la situation en Ukraine, sur la base de renvois effectués par 39 États
parties au Statut de la CPI (dont 34 États membres du Conseil de
l’Europe)
. Le
champ d’investigation englobe toutes les allégations passées et présentes
de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide
commis par toute partie au conflit sur quelque partie du territoire
ukrainien que ce soit à partir du 21 novembre 2013
.
33. Dans le cadre de cette enquête, le 17 mars 2023, la Chambre
préliminaire II de la CPI a délivré des
mandats
d'arrêt à l'encontre de deux personnes: Vladimir Poutine, et Maria Alekseyevna Lvova-Belova, Commissaire
aux droits de l'enfant au sein du Cabinet du Président de la Fédération
de Russie. La Chambre préliminaire II a estimé qu'il existait des
motifs raisonnables de croire que la responsabilité de chacun des suspects
était engagée à raison du crime de guerre de déportation illégale
de population (enfants) et du crime de guerre de transfert illégal
de population (enfants) depuis certaines zones occupées de l’Ukraine
vers la Fédération de Russie, ces crimes ayant été commis à l’encontre
d’enfants ukrainiens
. En ce qui concerne plus
spécifiquement Vladimir Poutine, la Chambre a considéré qu'il pouvait
être tenu pour responsable d'avoir commis les actes directement,
conjointement avec d'autres et/ou par l'intermédiaire d'autres personnes,
pour avoir omis d’exercer le contrôle qui convenait sur les subordonnés
civils et militaires ayant commis ces crimes ou permis qu’ils soient
commis. Le 5 mars 2024, la Chambre préliminaire II de la CPI a délivré
deux autres mandats d'arrêt à l'encontre de deux personnes: Sergei
Ivanovich Kobylash, lieutenant général des forces armées russes,
qui était à l'époque des faits le commandant de l'aviation à long
rayon d'action des forces aérospatiales, et Viktor Nikolayevich
Sokolov, amiral de la marine russe, qui était à l'époque des faits
le commandant de la flotte de la mer Noire. La Chambre préliminaire
II a estimé qu'il existait des motifs raisonnables de croire que
chaque suspect est responsable du crime de guerre consistant à diriger
des attaques contre des biens civils, du crime de guerre consistant
à causer incidemment des dommages excessifs à des civils ou des
dommages à des biens civils, et du crime contre l'humanité consistant
à commettre des actes inhumains
. Il est également
important de noter qu'un bureau satellite de la CPI a été ouvert
à Kiev.
34. En Ukraine, le Code pénal érige en infraction la violation
des lois et coutumes de la guerre et le génocide, mais pas les crimes
contre l'humanité. Au 31 décembre 2023, selon les chiffres du Bureau
du Procureur général, 138 044 crimes liés à l'invasion à grande
échelle avaient été enregistrés, dont 119 071 crimes de guerre.
En ce qui concerne spécifiquement les crimes de guerre (article
438 du Code pénal), 472 suspects ont été notifiés, 314 personnes
ont été inculpées et 73 personnes ont été condamnées
.
Au 6 mai 2024, 131 325 crimes d'agression et crimes de guerre avaient
été enregistrés, dont 127 432 crimes de guerre.
35. Il existe d’autres enquêtes en dehors de celles menées par
le procureur de la CPI et le procureur général d’Ukraine. Dès la
fin du mois de mars 2022, une équipe commune d'enquête (ECE) a été
mise en place par la Pologne, la Lituanie et l'Ukraine sous les
auspices d'Eurojust. Cette équipe vise à échanger des preuves et des
informations dans le cadre des enquêtes menées dans ces pays sur
les allégations de crimes internationaux (crimes de guerre, crimes
contre l'humanité et génocide) commis en Ukraine. Elle permet également
aux enquêteurs d’opérer dans les pays partenaires, avec le consentement
de l’État concerné. Le procureur de la CPI et Europol ont rejoint
l’ECE, de même que l’Estonie, la Lettonie, la République slovaque et
la Roumanie
. Les sept autorités nationales de l'ECE
ont également signé un protocole d'accord avec le ministère américain
de la Justice.
36. L'Assemblée devrait saluer et reconnaître le travail de tous
les mécanismes en vigueur destinés à amener les responsables à répondre
de leurs actes pour les crimes de droit international commis en
Ukraine et appeler tous les États membres et observateurs à continuer
de les soutenir en s’appuyant sur l'expertise, le renforcement des
capacités, les ressources financières, le détachement de personnel
et la coopération. Elle devrait appeler tous les États à prendre
acte des mandats d'arrêt délivrés par la CPI et à les exécuter si
l'un des suspects relève de leur juridiction. L'Assemblée devrait
condamner fermement les tentatives de la Fédération de Russie de
poursuivre les juges et le procureur de la CPI ayant participé à
la délivrance de ces mandats d'arrêt. Il s’agit en effet d’une ingérence
flagrante dans l'indépendance judiciaire, le mandat et l'intégrité
de la CPI
. L'Assemblée
devrait également inviter la CPI à envisager d'examiner les allégations
de génocide qui ont été signalées, notamment en ce qui concerne
la situation en Ukraine et plus particulièrement le transfert d'enfants
ukrainiens.
37. Le Conseil de l'Europe devrait renforcer et développer ses
activités d'assistance et de coopération avec les autorités ukrainiennes,
en particulier avec le Bureau du Procureur général, dans le cadre
de son Plan d'action pour l'Ukraine, intitulé «Résilience, relance
et reconstruction» (2023-2026).
38. Enfin, il ne faudrait pas oublier les autres mécanismes internationaux
en vigueur capables de juger la Fédération de Russie et d’établir
sa responsabilité internationale (à savoir l’État et non ses représentants)
pour les nombreuses violations des droits humains commises au cours
de l'agression. Tout d'abord, la Cour européenne des droits de l'homme,
qui reste compétente pour traiter les requêtes contre la Russie
qui portent sur les violations de la Convention européenne des droits
de l’homme survenues jusqu'au 16 septembre 2022. L’Ukraine a déposé
une requête interétatique devant la Cour européenne des droits de
l’homme (
Ukraine c. Russie (X) (no 11055/22)
pour des allégations de violations massives et flagrantes des droits
humains commises par la Fédération de Russie dans le contexte de
la guerre contre l’Ukraine depuis le 24 février 2022. La Cour a
joint cette affaire à une autre affaire précédemment introduite,
Ukraine et Pays-Bas c. Russie, à propos
de la guerre dans l'est de l'Ukraine depuis 2014 et la destruction
du vol MH17, qui a été déclarée partiellement recevable le 30 novembre
2022
.
39. L'Ukraine a également engagé une procédure en vertu de la
Convention sur le génocide devant la Cour internationale de justice
(CIJ), affirmant que les accusations russes selon lesquelles l'Ukraine
aurait commis un génocide dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk
n'étaient pas fondées et ne pouvaient justifier l'invasion à grande
échelle lancée en 2022. Après avoir indiqué des mesures provisoires
ordonnant à la Fédération de Russie de suspendre immédiatement les
opérations militaires commencées en février 2022, mesures qui ont
été ignorées de manière flagrante, la CIJ a rendu un arrêt sur les
objections préliminaires, qui peut être jugé plutôt décevant pour
l'Ukraine. La CIJ a estimé qu'elle n'était pas compétente pour examiner deux
des requêtes de l'Ukraine, à savoir i) le recours à la force par
la Fédération de Russie en Ukraine et contre l'Ukraine à partir
du 24 février 2022 viole les articles I et IV de la Convention sur
le génocide; et ii) la reconnaissance par la Russie de l'indépendance
des «République populaire de Donetsk» et «République populaire de
Louhansk» le 21 février 2022 viole les articles I et IV de la Convention
sur le génocide. La CIJ a considéré que même si ces actions entreprises
par la Fédération de Russie étaient fondées sur une application de
mauvaise foi de la Convention sur le génocide, cela ne constituait
pas en soi une violation des obligations de la Convention. La CIJ
a uniquement admis sa compétence à l'égard d'une seule requête présentée
par l'Ukraine, qui lui demandait de déclarer qu'il n'existait aucune
preuve crédible que l'Ukraine soit responsable d'un génocide dans
les oblasts de Donetsk et de Louhansk
. A supposer que la décision
sur le fond soit favorable à l'Ukraine et puisse servir à l'avenir
à réfuter l'un des arguments que la Russie utilise pour justifier sa
guerre d'agression, la CIJ ne sera cependant pas en mesure de déterminer
si la Russie elle-même a violé la Convention sur le génocide ou
d'ordonner le versement de réparations en faveur de l'Ukraine. Toutefois,
il ne peut être exclu que l'Ukraine ou d'autres États engagent,
en vertu de la Convention sur le génocide, de nouvelles procédures
contre la Russie devant la CIJ afin qu’elle examine des allégations
concrètes de génocide commis contre les Ukrainiens, au moins sous
la forme d'incitation au génocide ou de tentative de génocide. L'Assemblée
devrait les inviter à le faire, étant donné que l'interdiction du
génocide est une obligation
erga omnes en
droit international et que tout État partie à la Convention peut
saisir la CIJ d’un contentieux à propos de la responsabilité d'un
autre État partie pour génocide en vertu de l’article IX de la Convention.
4. Réparation
pour les dommages causés par l'agression
40. Le
principe juridique selon lequel un pays doit «réparer intégralement
le préjudice causé par [un] acte internationalement illicite» est
bien établi. Il existe également un précédent récent d’un État qui
a agi de la sorte, après l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990
. L’Assemblée générale de l’ONU
a déjà déclaré qu’un mécanisme international de réparation était
nécessaire
.
Elle a également appelé ses membres à mettre en place un registre
des réclamations contre la Russie. C’est pourquoi le Conseil de
l’Europe a mis en place un tel registre. Bien qu’il n’y ait pas
eu jusqu’à présent de décision sur l’organe qui devrait statuer
sur les réclamations enregistrées, le soutien de l’Assemblée générale
des Nations Unies donne une légitimité aux actions visant à tenir
la Russie responsable des dommages de guerre causés par son agression
.
41. Le Registre des dommages a été créé lors du Sommet de Reykjavík
en mai 2023, sous les auspices du Conseil de l'Europe (sous la forme
d'un accord partiel élargi). Il servira d’enregistrement, sous forme documentaire,
de toutes les réclamations et preuves à l’appui des dommages, pertes
ou préjudices causés par l’agression à grande échelle de la Russie
contre l’Ukraine (à compter du 24 février 2022) sur le territoire ukrainien.
Le Registre a pour but de recevoir et traiter les demandes de dommages
présentées par des particuliers, des personnes morales et l’État
ukrainien, ainsi que toute preuve à l’appui de ces demandes; il catégorisera,
classera et triera ces demandes; évaluera et déterminera l’admissibilité
des demandes aux fins de leur inclusion dans le registre et enregistrera
les demandes admissibles aux fins d’une décision par un futur mécanisme
d’indemnisation. Le Registre a son siège à La Haye et un bureau
satellite à Kiev. À ce jour, 43 pays (tous les États membres du
Conseil de l’Europe à l’exception de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan,
de la Bosnie-Herzégovine, de la Hongrie, de la Serbie et de la Türkiye,
ainsi que le Canada, le Japon et les États-Unis) et l’Union européenne
participent au Registre, soit en tant que membres à part entière,
soit en tant qu’associés. Son Conseil, présidé par Robert Spano,
ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme, a
tenu sa réunion inaugurale à La Haye du 11 au 15 décembre 2023.
D’après le Conseil, les catégories de demandes comprennent: la perte
de vies humaines, la torture et les violences sexuelles, ainsi que
les dommages corporels; les déplacements involontaires et le transfert
forcé de personnes; la perte de biens et de revenus, ainsi que d’autres
formes de pertes économiques; dommages aux infrastructures essentielles
et à d’autres installations gouvernementales; dommages au patrimoine
historique et culturel; et dommages environnementaux. Le dépôt des
demandes a été ouvert le 2 avril 2024. Actuellement, et étant donné
que le registre sera lancé par étapes, seules les réclamations relatives
aux dommages ou à la destruction de biens immobiliers résidentiels
peuvent être soumises
.
42. Lors de la Conférence qui s’est tenue à Riga le 11 septembre
2023, les ministres de la Justice du Conseil de l’Europe ont adopté
une déclaration qui énonce les principes (
Principes
de Riga) que les États membres du Registre des dommages doivent
prendre en compte afin d’assurer le bon fonctionnement du Registre.
Il s’agit notamment d’une approche centrée sur la victime; une base
juridique solide en droit international sur la responsabilité des
États; l’autorité et la légitimité, y compris en tenant dûment compte
de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme;
l’appui aux autorités nationales ukrainiennes afin de faciliter
la coordination des efforts nationaux visant à soutenir le Registre;
la cohérence, la complémentarité et l’interopérabilité; l’engagement
de la société civile; et œuvrer à la réparation effective et complète
de tous les dommages.
43. Comme l’Assemblée l’a déjà déclaré, le Registre ne peut être
que la première étape d’un mécanisme global d’indemnisation, qui
comprendra une commission internationale chargée d’examiner sur
les demandes inscrites au Registre et de statuer sur ces demandes,
ainsi qu’un fonds d’indemnisation chargé de payer les dommages accordés
par la commission
. L’instrument juridique établissant le mécanisme
d’indemnisation devra réglementer des questions telles que le financement
du fonds d’indemnisation, l’exécution des sommes allouées et la
manière dont les décisions prises par d’autres organes et tribunaux
internationaux, y compris celles de la Cour européenne des droits
de l’homme, pourraient être exécutées dans le cadre de ce mécanisme
. Dans la résolution portant création
du Registre, les participants sont convenus de continuer à travailler
en coopération avec l'Ukraine et les organisations et organes internationaux
compétents en vue de l'établissement, par un instrument international
distinct, d'un futur mécanisme international d'indemnisation. Le Registre
participe aux travaux visant à mettre en place un tel mécanisme
d’indemnisation et les facilite, le cas échéant, et prend les mesures
nécessaires pour préparer son transfert au futur mécanisme d’indemnisation
à part entière
. Les États devraient
donc continuer à travailler à la création de ce mécanisme, et le
Conseil de l'Europe, en tant qu'organisation qui a créé sa première
composante (le Registre), devrait être prêt à jouer un rôle de premier
plan dans sa mise en place et sa gestion. Tout récemment, dans sa
Recommandation 2271 (2024) «Soutien à la reconstruction de l'Ukraine»
(commission des questions politiques et de la démocratie, rapporteur
M. Luzlim Basha (Albanie, PPE/DC); avec un avis de notre commission
préparé par moi-même), l'Assemblée a appelé le Comité des Ministres
à «prendre des dispositions en vue de la création, sous les auspices
du Conseil de l'Europe, d’un mécanisme international d'indemnisation
(...); créer un fonds fiduciaire international, où seront déposés
tous les avoirs de l’État russe qui auront été saisis (...); approuver
la mise en place d’une commission internationale chargée d’examiner
les demandes d’indemnisation des dommages consignés au Registre,
sous les auspices du Conseil de l'Europe». Notre commission a proposé
avec succès d'ajouter à la recommandation que le Comité des Ministres
devrait envisager d'inclure dans le champ d'application du futur
mécanisme international d'indemnisation, une fois mis en place,
les dommages causés par les actes illicites au regard du droit international
de la Fédération de Russie commis dans la République autonome de
Crimée et les territoires temporairement occupés des oblasts de
Donetsk et de Louhansk avant le 24 février 2022 (date fixée dans
le Statut du Registre), conformément à la position constante de
l'Assemblée qui rappelle que l'agression de la Fédération de Russie
contre l'Ukraine a en fait commencé en février 2014, avec l'annexion
de la Crimée et la guerre par procuration menée dans l'est de l'Ukraine.
44. En ce qui concerne les options éventuelles de paiement effectif
des indemnités qui pourraient être accordées aux victimes de l'agression
(l’État ukrainien et les personnes physiques et morales), l'Assemblée
a déjà affirmé que les avoirs russes confisqués devraient être utilisés
pour payer les dommages de guerre en Ukraine
.
Le rapport précédent de M. Cottier n'avait pas encore adopté de
position définitive à ce sujet, mais avait plutôt évoqué les différentes
questions juridiques que la confiscation des avoirs russes pourrait
soulever au regard du droit des immunités des États et du droit
international des droits de l'homme, y compris la Convention européenne
des droits de l’homme
.
45. Lors de notre audition du 4 mars 2024, M. Moiseienko a défendu
la possibilité de saisir et de transférer les avoirs gelés de l'État
russe à l'Ukraine en se fondant sur la doctrine des contre-mesures
collectives ou tierces, conformément aux articles de la Commission
du droit international sur la responsabilité de l'État pour fait
internationalement illicite (ARSIWA). Des contre-mesures tierces
ou collectives y sont prévues, à l’article 54, qui fait référence
au «droit de tout État, habilité en vertu de l’article 48, paragraphe
1, à invoquer la responsabilité d’un autre État, de prendre des
mesures licites à l’encontre de ce dernier afin d’assurer la cessation
de la violation ainsi que la réparation dans l’intérêt de l’État
lésé ou des bénéficiaires de l’obligation violée». L'article 48,
paragraphe 1, prévoit le droit pour les États non lésés d'invoquer
la responsabilité d'un autre État lorsque l'obligation violée est
due à la communauté internationale dans son ensemble (
erga omnes)
. M. Moiseienko
a avancé que ces contre-mesures seraient légales et répondraient
aux exigences de temporalité et de réversibilité. À l'objection
selon laquelle il s'agit d'une mesure sans précédent, il a répondu que
le fait que des centaines de milliards d'actifs russes gelés soient
disponibles dans les États qui s'engagent à respecter le principe
selon lequel la Russie doit payer les dommages qu'elle a causés
par son agression est également unique et sans précédent. Mme Ziskina
a présenté les points de vue américains et canadiens sur la «réaffectation»
des avoirs russes gelés. Le gouvernement américain a approuvé l'utilisation
de contre-mesures pour débloquer les 300 milliards d'actifs gelés
et les utiliser pour soutenir l'Ukraine, et le projet de loi bipartite appelé
REPO Act (applicable uniquement à l'Ukraine) repose explicitement
sur la doctrine des contre-mesures. Ce texte donnerait au président
le pouvoir de confisquer les avoirs russes et le chargerait d’œuvrer avec
les alliés des États-Unis à la mise en place d'un mécanisme international
d’indemnisation qui regrouperait tous les avoirs gelés
. Le Canada
est également favorable à la confiscation des avoirs puisqu'il a
adopté en juin 2022 une législation novatrice autorisant le gouvernement
à confisquer et à réaffecter des avoirs privés ou publics et à les
utiliser pour la reconstruction d'un État étranger lésé par une
atteinte grave à la paix et à la sécurité internationales, ainsi
que pour l'indemnisation des victimes. Le Royaume-Uni est également
favorable à l’option de la saisie. Cependant, comme environ deux
tiers des réserves étaient gelées dans l'Union européenne, ces trois
pays ont proposé d'agir de concert avec les pays de l'Union européenne
pour saisir lesdites réserves et éliminer ainsi tout danger pour
la stabilité de l'euro. M. Skilbeck a souligné l'importance des
réparations qui vont de pair avec la reconstruction, tout en admettant
qu'il n'existe actuellement aucun principe ou orientation sur la
manière d'équilibrer les deux. Il a recommandé d’adopter une approche
centrée sur les survivants dans le fonctionnement du Registre des
dommages et d'autres mécanismes, et d'examiner comment la réparation
s'inscrit dans le cadre de la justice pénale internationale. Il
a également recommandé d'envisager d'autres solutions pour financer
les réparations, comme la confiscation d'actifs à la suite d’amendes
imposées pour violation des sanctions.
46. J’ai déjà indiqué dans mon avis que le rapport de M. Basha
sur le «Soutien à la reconstruction de l'Ukraine» défend de manière
convaincante la légalité du transfert des avoirs russes gelés à
un mécanisme international d'indemnisation pour l'Ukraine dans le
cadre de contre-mesures collectives
. L'interdiction
de l'agression est une norme de droit international qui a été reconnue
comme une obligation
erga omnes par
la Cour internationale de justice. Par conséquent, les États tiers
qui ne sont pas directement lésés par l'agression ont le droit de
prendre des contre-mesures contre une violation grave du droit international
telle qu'une guerre d'agression reconnue par l'Assemblée générale
des Nations Unies comme une violation de la Charte des Nations Unies.
Pour que ces actions soient légales, les États tiers doivent respecter
des conditions analogues aux contre-mesures d'un État lésé, notamment
la proportionnalité, le caractère temporel et la réversibilité
. Compte
tenu des dommages considérables causés par l’agression qui, selon
la Banque mondiale s’élevaient déjà à 411 milliards de dollars
en mai 2023,
même le gel des 300 milliards de dollars ne semble pas poser de
problèmes de proportionnalité. Le simple gel des avoirs ne pose
pas non plus la question de la réversibilité. Reste à savoir si
la doctrine des contre-mesures peut également justifier la «réaffectation»
des avoirs gelés pour aider l’Ukraine à lutter contre l’agression
et à obtenir réparation des dommages causés par celle-ci. On peut
faire valoir que la possibilité ultérieure d’une compensation contre
une demande de réparations dues en vertu du droit international
dans le cadre d’un futur règlement de paix serait considérée comme
une «annulation» du gel et de la réaffectation des fonds, qui sont
après tout fongibles. La question de savoir quelle partie des avoirs
gelés serait réaffectée au fonds d’indemnisation et quelle proportion
serait consacrée à la reconstruction et au redressement immédiats
de l'Ukraine devrait également être abordée
.
47. D’aucuns affirment que les fonds gelés pourraient être traités
comme des «garanties» pour les prêts accordés à l’Ukraine par ses
alliés et confisqués si l’Ukraine n’obtenait pas les réparations
dues en vertu du droit international qui lui permettraient de rembourser
ces prêts
.
Une version plus élaborée de cette proposition est la suggestion
faite à l’Ukraine d’émettre des «titres de réparation» garantis
par de futures demandes de dommages de guerre contre la Russie.
Étant donné que les réserves accumulent des intérêts, elles pourraient
être utilisées pour payer à la fois le principal et les coupons
des titres. Ce serait différent de la confiscation, car les avoirs
ne seraient transférés que si un mécanisme d’indemnisation légitime
décidait d’abord que les dommages étaient dus à l’Ukraine. On peut
soutenir que la base juridique de l’utilisation des réserves de
devises étrangères de la Russie pour rembourser les titres de réparation
serait particulièrement solide si l’Ukraine cédait des demandes
de dommages contre la Russie aux États occidentaux qui ont acheté les
titres. Les gouvernements pourraient invoquer le principe de
common law de la «compensation»,
en vertu duquel les actifs d’une entité peuvent être utilisés pour
payer ses dettes
.
48. Tandis que le débat juridique sur la confiscation complète
des avoirs et leur transfert se poursuit, les gouvernements et les
universitaires ont étudié d’autres options telles que: la confiscation
des avoirs à la suite d’une condamnation pénale pour violation des
sanctions et la réaffectation des sanctions pécuniaires, ou la mise
en place de taxes sur les intérêts ou les bénéfices exceptionnels
tirés d’avoirs gelés
. Le Conseil
de l'Union européenne a adopté en février 2024 une décision et un
règlement qui précisent les obligations des dépositaires centraux
de titres détenteurs d’actifs et de réserves immobilisés de la Banque
centrale de Russie. La décision indique que les dépositaires centraux
de titres qui détiennent plus d'un million EUR d'actifs de la Banque
centrale de Russie doivent comptabiliser séparément les soldes de
trésorerie extraordinaires accumulés en raison des sanctions de
l'Union européenne et n'ont pas le droit de céder les bénéfices
nets qui en découlent. Ce texte ouvre la voie à une éventuelle contribution
financière au budget de l'Union européenne prélevée sur ces bénéfices
nets et visant à soutenir l'Ukraine et sa reconstruction à un stade
ultérieur
.
La Commission européenne élabore actuellement une nouvelle législation
pour saisir les bénéfices qui seront mis de côté et les transférer
à un fonds pour l'Ukraine. Cette option soulève des questions quant
à la propriété des bénéfices (Russie ou dépositaires centraux de
titres) et aux effets sur la réputation de l'euro. Certains soutiennent
que la justification juridique devrait être similaire à celle qui
est nécessaire pour confisquer les actifs principaux
.
En outre, sur le plan pratique, la somme produite par cette proposition
serait faible par rapport aux dommages estimés causés à l'Ukraine
.
De nouvelles propositions législatives sont également en cours de
discussion au sein de l'Union européenne pour utiliser les bénéfices
exceptionnels des actifs russes afin de financer l'achat d'armes
pour l'Ukraine
.
49. Si l'Assemblée se doit de privilégier la saisie et le transfert
des biens au futur fonds d'indemnisation, elle pourrait néanmoins
laisser la porte ouverte à d'autres propositions complémentaires
ou alternatives pour assurer l'indemnisation. Comme dans le cas
du tribunal spécial sur le crime d'agression, la confiscation et
le transfert des avoirs sont juridiquement possibles, mais ces mesures
exigent la détermination et la volonté politique de tous les acteurs
concernés, y compris le G7 et l'Union européenne. Le principal argument
politique contre la confiscation est qu'elle pourrait ébranler la
confiance dans l'euro et sa stabilité. Mais que se passera-t-il
si l'occasion de confisquer ces actifs est manquée et que les contribuables
occidentaux en ont assez de payer pour soutenir l'Ukraine? Qu'adviendra-t-il
de la stabilité de l'euro si la Russie gagne en Ukraine et menace
ensuite la zone euro? La question de la confiance peut être abordée
en précisant clairement que le précédent créé par le gel et la confiscation
des avoirs de l'État justifiés par des contre-mesures ne s'applique qu'aux
violations flagrantes du droit international, telles qu'une guerre
d'agression reconnue comme telle par l'Assemblée générale des Nations
Unies. Les États qui n'ont pas l'intention d'attaquer leurs voisins
n'ont rien à craindre et aucune raison de fuir l'euro ou le dollar,
et pour les remplacer par quelle autre monnaie?
50. En plus des 300 milliards de dollars d'actifs publics russes
(principalement des réserves de change), les États occidentaux ont
également gelé environ 80 milliards de dollars d'actifs détenus
par des oligarques russes soutenant le régime de Vladimir Poutine.
Ces biens sont des propriétés privées, protégées par l'article 1
du protocole additionnel à la Convention européenne des droits de
l’homme (STE no 9). Mais la protection
de la propriété privée n'est pas absolue. La Cour européenne des
droits de l'homme a accepté le «modèle irlandais» de confiscation
des avoirs illégaux sans condamnation, avec renversement de la charge
de la preuve de la légalité de l'origine des avoirs en question.
L'Italie, le Royaume-Uni et d'autres pays ont adopté une législation similaire
pour lutter contre la criminalité organisée. Dans sa
Résolution 2218 (2018), l'Assemblée a recommandé le recours à la confiscation
des avoirs illégaux sans condamnation avec renversement de la charge
de la preuve.
Mutatis mutandis,
une présomption (réfragable) pourrait être invoquée selon laquelle
les énormes actifs détenus par les oligarques russes ont été acquis
illégalement – en substance, volés au peuple russe, sachant que
le régime de Vladimir Poutine a illégalement fait don des richesses
naturelles aux oligarques pour acheter leur soutien. Ces actifs
pourraient donc également être transférés à l'Ukraine, qui pourrait
les compenser avec une partie de la dette due par la Russie à l'Ukraine,
comme l’envisageait l'Assemblée dans la
Résolution 2434 (2022) .
51. Je n'ai pas examiné dans ce rapport l'utilisation possible
des avoirs russes gelés pour l'exécution des arrêts de satisfaction
équitable rendus par la Cour européenne des droits de l'homme à
l'encontre de la Russie. Cette question est actuellement examinée
par le CAHDI et fera également l'objet d'une audition devant la
sous-commission sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne
des droits de l'homme de la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme. En outre, la Cour mettra du temps à rendre
des arrêts (sur le fond et sur la satisfaction équitable) sur les
conséquences de l'agression contre l'Ukraine et nous devons trouver
des solutions à plus court terme pour obtenir des compensations.
Quoi qu'il en soit, ma position est que le futur mécanisme international
de compensation devrait également inclure dans son mandat l'exécution
de tout arrêt de satisfaction équitable que la Cour européenne des
droits de l'homme pourrait rendre en rapport avec l'agression contre
l'Ukraine (depuis 2014).
5. Le rôle du groupe Wagner
52. Depuis 2014, la société militaire
privée Wagner (communément appelée groupe Wagner) est devenue la
société militaire privée (SMP) russe la plus connue. Bien qu’initialement
entourée de secret, on a appris qu’elle avait été fondée par un
oligarque russe et ancien détenu, Evgueni Prigojine
, et un ancien opérateur de la GRU
(le service de renseignement militaire de la Russie) et des Spetsnaz,
vétéran des guerres de Tchétchénie et sympathisant nazi, Dmitri
Outkine
(dont le nom
de guerre était «Wagner», en référence au compositeur favori d’Hitler).
53. Le monde a vu pour la première fois des combattants de Wagner
lors de l’annexion illégale de la Crimée en 2014, puis pendant la
guerre dans l’est de l’Ukraine, où les membres du groupe Wagner
ont non seulement contribué à l’objectif de la Russie de porter
atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, mais ont aussi
participé à l’assassinat de dirigeants désobéissants des républiques
populaires autoproclamées
. Depuis lors,
le groupe Wagner a également établi une forte présence en Syrie,
en Libye, en République centrafricaine, au Mali, au Soudan et dans
certains autres États africains
, exploitant souvent les ressources
naturelles de ces États pour augmenter ses propres recettes et celles
de la Russie et permettre à cette dernière de contourner les sanctions
économiques. Malgré des preuves solides de la dépendance du groupe
Wagner à l’égard de l’infrastructure des forces armées russes et
du soutien des hauts responsables politiques et militaires russes, le
Gouvernement russe avait toujours nié l’existence de tout lien.
La législation russe interdisant expressément le fonctionnement
des sociétés militaires privées, la SMP Wagner n’existait donc pas
officiellement, permettant ainsi à la Russie de la déployer sous
couvert de dénégation (plus ou moins plausible)
.
54. Après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine le 24 février
2022, la SMP Wagner a combattu aux côtés des troupes russes régulières,
subissant de lourdes pertes
et commettant
de nombreux crimes de guerre
. Afin de fournir
des renforts et d’éviter une nouvelle mobilisation partielle, la
direction du groupe Wagner s’est tournée vers le recrutement de
condamnés. Selon notre experte, Jelena Aparac, des détenus de divers établissements
se seraient vu offrir une amnistie ou la grâce présidentielle après
six mois de service au sein du groupe Wagner, ainsi qu’un paiement
mensuel de 1 600 à 3 200 euros à verser à leurs proches. Selon les informations
fournies, à la fin du mois d’octobre 2022, des recruteurs du groupe
Wagner s’étaient rendus dans environ 63 établissements pénitentiaires
dans 34 régions russes et environ 7 130 détenus avaient été recrutés. Dans
certains cas, les recruteurs ont offert une indemnisation pouvant
aller jusqu’à 68 000 euros aux proches d’un détenu tué au combat
et environ 4 000 euros en cas de blessures. En outre, les membres
du groupe Wagner auraient recruté principalement des condamnés pour
meurtre ou vol en bonne condition physique, à l’exclusion semble-t-il
des personnes condamnées pour des délits sexuels ou pour terrorisme.
Bellingcat, groupe indépendant de journalisme d’investigation, a
indiqué que plusieurs condamnés pour meurtre et d’anciens chefs
de gangs (appelés «détachements de volontaires» par les médias russes)
condamnés à de longues peines d’emprisonnement étaient morts au
service du groupe Wagner
. D’autres médias ont diffusé l’histoire
de membres du groupe Wagner graciés, y compris ceux qui admettent
ouvertement avoir commis des crimes de guerre, qui sont retournés
dans leurs villages, terrorisant la population locale
. Le personnel de Wagner a utilisé
des avions de chasse, des avions, des hélicoptères, des pièces d’artillerie
et d’autres armes sophistiquées russes
, sans même
essayer de cacher sa dépendance de l’armée russe et sa symbiose
avec cette dernière. Le ministère russe de la Défense a ouvertement
reconnu le rôle du groupe Wagner dans des actions militaires spécifiques
en Ukraine, par exemple dans la prise des villes de Soledar et de
Bakhmout
. Le
Gouvernement russe a également accordé le statut d'anciens combattants
aux contractants de Wagner qui ont participé à l'invasion de l'Ukraine
par la Russie
.
55. En juin 2023, un important contingent de membres du groupe
Wagner s’est dirigé pratiquement sans opposition vers Moscou. L’apparente
mutinerie a été stoppée moyennant un accord avec Vladimir Poutine
qui a permis aux combattants du groupe Wagner de s’installer au
Bélarus
. Peu après, Vladimir Poutine a admis que
la SMP Wagner avait été financée par des dizaines de milliards de
roubles prélevés sur le budget de l’État
, confirmant ainsi ce que la communauté
internationale savait depuis longtemps et que le Kremlin niait farouchement
. Selon un document divulgué par des
sources secrètes qui a été qualifié de document fondateur du groupe
Wagner, le principe fondateur de Wagner consistait à mener la guerre
de la Russie en Ukraine en étant loyal à Vladimir Poutine et à la
«nation russe»
.
56. Deux mois plus tard, les principaux dirigeants du groupe Wagner
(dont E. Prigojine et D. Outkine) ont péri dans un accident d’avion,
dont on pense généralement qu’il s’agit d’un assassinat ordonné
par Vladimir Poutine en représailles à la mutinerie susmentionnée.
Selon la version officielle des événements, présentée par Vladimir
Poutine lui-même, l’avion s’est écrasé parce que ses passagers étaient
en état d’ébriété et jouaient avec des grenades à main
. Après la mort
des dirigeants de Wagner, certains de leurs combattants ont été
incorporés dans l'armée russe et la Rosgvardiya (Garde nationale)
ou engagés par d'autres SMP russes, telles que Redut
. Le 26 août 2023, Vladimir Poutine
a signé un décret obligeant les combattants paramilitaires à prêter
un serment d'allégeance à l'État russe qui les lie ainsi plus étroitement
à ses forces armées. Le décret s’applique à tous les membres des
«formations de volontaires», expression utilisée pour décrire les
sociétés militaires privées, dont l’existence est toujours illégale
au regard du droit russe
. En septembre
2023, l'armée ukrainienne a signalé qu'environ 500 combattants du
groupe Wagner étaient revenus se battre dans l'oblast de Donetsk
pour la première fois depuis l'échec de sa mutinerie
. Les mois suivants
ont vu une expansion de l’activité des SMP russes en Afrique. Les
médias ont rapporté que le groupe Wagner, désormais sous la stricte
supervision du ministère russe de la Défense, a subi un «changement
de marque» de ses opérations africaines et a été rebaptisé «Africa
Corps» – une autre référence évidente à l’Allemagne nazie.
57. Qu’il s’agisse de massacres de civils ou d’autres crimes de
guerre en Ukraine
et au Mali
ou encore de l’assassinat brutal
de ses propres militants
, partout où le groupe Wagner s’est
manifesté, de nombreuses preuves d’atrocités ont suivi (souvent
partagées volontairement par leurs auteurs par vantardise et désir d’intimidation,
en toute impunité). Les services de renseignement ukrainiens ont
découvert un complot dans lequel une unité d’opérations spéciales,
composée de quelque 400 militants appartenant au groupe Wagner, avait
été déployée à Kyiv pour assassiner le Président ukrainien, Volodymyr
Zelensky, et les membres de son cabinet
.
58. Face aux preuves de plus en plus nombreuses de violations
graves du droit des droits de l’homme et de crimes de droit international,
le Gouvernement russe a toujours nié l’existence du groupe Wagner,
ce qui lui a permis d’agir en toute impunité dans diverses zones
de conflit à travers le monde. Cette situation a suscité de vives
inquiétudes quant à l’obligation de rendre compte de ces actes et
à la nécessité d’une réponse juridique internationale pour rendre
justice aux victimes. À cette fin, l’Assemblée parlementaire de
l’OSCE a adopté une résolution dans laquelle elle indique que les
actions menées par le groupe Wagner au nom du Gouvernement russe
peuvent à juste titre être qualifiées de terroristes par nature
et par intention, et que la désignation du groupe Wagner en tant
qu’organisation terroriste par les autorités nationales est donc
justifiée. L’OSCE a aussi appelé ses États membres à prendre des
mesures contre le groupe Wagner, notamment en le qualifiant d’organisation
terroriste
.
Le Parlement européen a lancé un appel similaire dans sa résolution
du 23 novembre 2022
. Le Conseil de l’Union européenne
a sanctionné le groupe Wagner pour ses actions compromettant ou
menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance
de l’Ukraine
. L’Assemblée
parlementaire a également invité les parlements nationaux des États
membres du Conseil de l’Europe à qualifier le groupe Wagner (ainsi
que la Garde de Kadyrov) d’organisations terroristes et à demander
que tous les groupes militaires et paramilitaires qui participent
à l’agression russe contre l’Ukraine rendent pleinement compte de
leurs actes (Résolution 2506 (2023) «Les conséquences politiques
de la guerre d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine»,
sur la base d’un rapport préparé par M. Emmanuelis Zingeris (Lituanie,
PPE/DC) pour la commission des questions politiques et de la démocratie)
.
59. Plusieurs parlements nationaux d’États membres du Conseil
de l’Europe ont également décidé de désigner la SMP Wagner comme
une organisation terroriste (notamment la Lituanie
, l’Estonie
, la France
et le Royaume-Uni
). Le département du Trésor des États-Unis
l’a sanctionnée en tant qu’organisation criminelle transnationale,
ce qui a eu pour effet de perturber ses opérations au niveau mondial
.
60. Comme l’a fait remarquer notre expert, Jelena Aparac, en raison
du champ d’application étroit de l’article 47, paragraphe 2, du
Protocole additionnel aux Conventions de Genève, il est peu probable
que le groupe Wagner remplisse les six critères cumulatifs qui y
sont énoncés et qui permettraient de qualifier ses combattants de
«mercenaires» en vertu du droit international humanitaire. J’ai
tendance à partager cette position, d’autant que la plupart des
membres du groupe Wagner seraient des ressortissants russes
et qu’il n’y a
pas suffisamment de preuves pour conclure qu’on leur promet «une
rémunération matérielle nettement supérieure à celle qui est promise
ou payée à des combattants ayant un rang et une fonction analogues
dans les forces armées».
61. Étant donné que le personnel des SMP russes est censé intervenir
dans le cadre d’un contrat privé et non qu’en tant que membres officiels
des forces armées russes, il ne s’agit pas non plus de soldats réguliers.
62. Malgré de nouvelles informations sur l’ancienne direction
de la SMP Wagner, sa structure réelle et son évolution après les
événements de 2023 restent largement inconnues. Mme Aparac
et le Groupe de travail de l’ONU sur l’utilisation de mercenaires
comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’ont trouvé aucune preuve
de l’inscription au registre du commerce du groupe Wagner, ce qui
rend peu probable sa qualification officielle de «société militaire
et de sécurité privée» (dont l’activité serait en tout état de cause
illégale au regard du droit russe).
63. Compte tenu de ce qui précède et du peu d’éléments de preuve
concernant l’organisation interne de la SMP Wagner et de sa structure
de commandement effective, la question se pose de savoir si ses
combattants satisfont ou ont satisfait aux critères nécessaires
pour être qualifiés de «combattants», au sens de l’article 43(2)
du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève
. S'ils ne peuvent être
qualifiés de «combattants», cela ne les priverait évidemment pas
des garanties fondamentales du droit international humanitaire applicable
aux civils, mais ces combattants «illégaux», une fois capturés,
pourraient être jugés et sanctionnés en vertu du droit national
pour leur belligérance non privilégiée (c’est-à-dire leur simple participation
aux hostilités) puisqu’ils ne pourraient pas bénéficier de l’immunité
de combattant applicable aux prisonniers de guerre
. En
tout état de cause, ils pourraient être poursuivis pour les allégations
de crimes de droit international commis en Ukraine, devant la CPI
ou dans un autre État compétent, y compris l'Ukraine ou tout autre
État en vertu du principe de compétence universelle
.
64. Indépendamment de la qualification juridique des combattants
du groupe Wagner dans le droit international humanitaire, la Russie
devrait assumer l'entière responsabilité internationale des actes
de ses sociétés militaires ou paramilitaires privées en Ukraine
et ailleurs. Afin d'établir la responsabilité internationale des
États pour le comportement de personnes privées ou de groupes de
personnes, nous devons nous référer aux articles de la Commission
du droit international sur la responsabilité des États pour des
actes internationalement illicites. L'article 8 exige que les actes
soient commis sous les instructions, la direction ou le contrôle
de l'État pour être imputables à cet État
. Dans
l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire des activités militaires
et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (
Nicaragua c. États-Unis d'Amérique),
la CIJ a établi le critère dit du «contrôle effectif», selon lequel
les faits commis par un acteur non étatique peuvent être attribués
à l’État lui-même, si cet État «a dirigé ou imposé la perpétration
d’actes contraires»
au
droit international. Bien que ce critère détermine un seuil assez
élevé pour l’attribution du comportement illégal d’une partie privée
à un État (puisqu’il exige que le contrôle effectif soit exercé
«pour chaque opération au cours de laquelle les violations alléguées
ont été commises, et non généralement pour l'ensemble des mesures
prises par les personnes ou groupes de personnes ayant commis les
violations»
), je pense que ce seuil a été atteint
dans le cas du groupe Wagner et sa participation à la guerre d'agression
contre l'Ukraine. Nous ne devrions pas non plus oublier que la responsabilité
de l'État pourrait être déterminée également à partir du moment
ou celui-ci reconnaît et adopte le comportement du groupe Wagner
comme étant le sien (en vertu de l'article 11 de la Commission du
droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement
illicite)
.
65. En tout état de cause, ce qui est clairement imputable à la
Russie, c’est son mépris total et complet pour les obligations qui
découlent du droit international humanitaire et du droit des droits
de l’homme. Selon l’article 1 des Conventions de Genève, «[l]es
Hautes Parties contractantes s'engagent à respecter et à faire respecter la
présente Convention en toutes circonstances». Cette obligation inclut
clairement l’obligation de prévenir et de poursuivre les crimes
de guerre. Dans ce contexte, je note également qu’une affaire contre
la Russie est pendante devant la Cour européenne des droits de l’homme,
concernant le meurtre présumé d’un journaliste syrien par des membres
du groupe Wagner, dans laquelle la Cour devra examiner la responsabilité
de l'État russe en vertu de la Convention
.
66. Je tiens à souligner que ni un voile corporatif, ni un «brouillard
de guerre» ne devraient nous empêcher de veiller à ce que tout dommage
causé par les combattants du groupe Wagner et d’autres auxiliaires
russes aux hostilités en Ukraine soit inscrit au Registre des dommages
pour l’Ukraine, comme l'a déjà demandé l'Assemblée
. La communauté
internationale doit tenir la Russie pour responsable des actes de
toutes les troupes placées sous son contrôle ou combattant en son
nom, qu’il s'agisse de soldats réguliers, de SMP ou de combattants
lors d’opérations clandestines.
67. Avant que les responsables de ces crimes soient traduits en
justice, nous devons également nous pencher sur le risque que le
groupe Wagner et d’autres SMP russes continuent de faire peser sur
la communauté internationale. Les actes barbares perpétrés en Ukraine,
en Afrique et au Moyen-Orient ne laissent aucun doute sur le fait
que les Wagner et autres SMP russes ne reculeront devant rien pour
faire avancer le programme politique du Kremlin. Dans ce contexte,
je félicite l'Assemblée parlementaire de l’OSCE et plusieurs États
membres du Conseil de l’Europe qui ont déjà qualifié le groupe Wagner
d’organisation terroriste. Il ne fait aucun doute dans mon esprit
que des actes tels que le meurtre aveugle de civils innocents
et le piégeage
de jouets d'enfants
afin de provoquer
un état de terreur au sein de la population civile justifient de
les désigner comme tels. La Convention internationale pour la répression
du financement du terrorisme de 1999 inclut dans la définition du
terrorisme (aux fins d’ériger en infraction le financement du terrorisme)
«tout autre acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil,
ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités
dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte,
cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement
ou une organisation internationale à accomplir ou à s'abstenir d'accomplir
un acte quelconque»
. Cette définition a également
été incorporée dans la Convention du Conseil de l'Europe relative
au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des
produits du crime et au financement du terrorisme (STCE no 198,
Varsovie, 2005). Les deux conventions obligent les États parties
à saisir, confisquer ou mettre sous séquestre tous les fonds utilisés
aux fins de commettre le terrorisme ou les produits du crime. Compte
tenu de la nature de certaines des atrocités commises par le groupe
Wagner, je considère qu'il est pleinement justifié de qualifier
ses crimes contre la population civile de terrorisme (en plus de
leur qualification de crimes de guerre
)
et le groupe d'organisation terroriste. Nos experts du groupe Wagner
semblaient considérer que cela ne changerait pas grand-chose
. Il
ne faut cependant pas sous-estimer l'importance symbolique d'une
telle qualification. Cela confirmerait en outre le statut de la
Russie en tant qu’État soutenant le terrorisme et aurait un effet
dissuasif supplémentaire sur les entités qui envisageraient de coopérer
avec le groupe Wagner ou des SMP russes.
68. Enfin, l'Assemblée devrait inviter la CPI à envisager d'examiner
la responsabilité pénale individuelle des membres du groupe Wagner
et d'autres SMP russes et, le cas échéant, de délivrer des mandats
d'arrêt à leur encontre, dans le cadre des différentes enquêtes
et des examens préliminaires ouverts en relation avec l'Ukraine
et différents pays d'Afrique. Afin de renforcer l’obligation de
rendre des comptes et la recherche de la vérité, elle devrait également
recommander aux organes des Nations Unies, en particulier au Conseil
des droits de l'homme, de mettre en place une commission d'enquête
indépendante sur toutes les violations alléguées du droit international
des droits de l’homme et les crimes internationaux commis par les
membres du groupe Wagner dans différents conflits à travers le monde,
y compris en Ukraine et dans de nombreux pays d'Afrique. Cela pourrait
également permettre d'examiner plus largement le rôle que le groupe
Wagner a joué dans la promotion de la politique étrangère agressive
de la Russie, en mettant l'accent sur sa dimension transnationale.
6. Conclusions
69. Depuis le début de l'agression
à grande échelle de la Fédération de Russie contre l'Ukraine, le
Conseil de l'Europe, et en particulier l'Assemblée parlementaire,
ont élaboré un programme ambitieux pour soutenir l'Ukraine et sa
population et garantir la justice et l’obligation de rendre des
comptes pour toutes les violations du droit international qui ont
été commises. Un Registre des dommages pour l'Ukraine, qui a été
créé en 2023, lors du sommet de Reykjavík, a commencé à recevoir
des demandes d'indemnisation de la part de victimes ukrainiennes.
Même s'il faudra du temps pour rendre la justice et accorder des
réparations, il apparaît nécessaire de redoubler d’efforts pour
répondre aux attentes du peuple ukrainien et à nos propres ambitions.
70. L'Assemblée devrait donc demander instamment aux États membres
et observateurs de continuer à travailler sur un système complet
d’établissement des responsabilités pour toutes les violations du
droit international découlant de l'agression, y compris le crime
d'agression commis par les dirigeants politiques et militaires de
la Russie. L'Assemblée devrait soutenir fermement les consultations
qui sont en cours au sein du Core Group en vue de trouver un compromis
sur le modèle de tribunal spécial pour le crime d'agression, et
ce dans les plus brefs délais. Le modèle fondé sur un accord bilatéral
entre le Conseil de l'Europe et l'Ukraine semble gagner du terrain
et nous devrions soutenir cette option, qui semble la plus viable,
tout en insistant sur les caractéristiques qui rendraient le tribunal
aussi international que possible (par exemple, la définition du crime
d'agression conformément au statut de la CPI, la composition, etc.)
Certains ont déclaré à cet égard qu’en créant un tribunal dans le
cadre d'un accord avec l'Ukraine, le Conseil de l'Europe n'agirait
pas uniquement au nom de ses États membres. Il se mettrait au service
de la communauté internationale dans son ensemble, afin de faire
respecter l'ordre juridique international auquel la Russie a délibérément
porté atteinte.
71. En outre, l'Assemblée devrait condamner fermement tous les
autres crimes de droit international commis dans le cadre de l'agression,
y compris les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et
très probablement le génocide. Elle devrait se féliciter des travaux
en cours entrepris par tous les mécanismes en vigueur destinés à
amener les responsables à répondre de leurs actes, en particulier
la CPI et les autorités ukrainiennes, et inviter tous les États
membres à contribuer à ces travaux par leur expertise, leur assistance, leur
renforcement des capacités et leurs ressources. En ce qui concerne
l'indemnisation, et conformément aux résolutions précédentes, l'Assemblée
devrait inviter le Comité des Ministres à procéder, dès que possible
et en consultation avec le Registre des dommages, à la mise en place
d'un mécanisme international d'indemnisation sous les auspices du
Conseil de l'Europe. Ce mécanisme comprendrait une commission internationale
des réclamations et un fonds fiduciaire international, où seraient
transférés tous les avoirs saisis de l'État russe actuellement gelés.
L'Assemblée devrait clairement soutenir la saisie et le transfert
de ces avoirs et indiquer qu’il s’agit d’une option juridique tout
à fait valable en vertu du droit international, comme l'ont démontré
de nombreux experts en droit international, dont certains ont été
entendus par notre commission et d'autres commissions de l'Assemblée.
Cette solution semble la plus appropriée si nous voulons assurer l’indemnisation
de tous les dommages causés à l'Ukraine à la suite de l'agression
et si nous voulons éviter d’imposer un fardeau injuste aux contribuables
de nos pays. En outre, l'Assemblée devrait exprimer son soutien
à toutes les autres options actuellement examinées pour utiliser
les avoirs publics gelés et réitérer son appel à la communauté internationale
pour qu'elle réaffecte également les avoirs gelés des oligarques
russes à l'aide à l'Ukraine.
72. Enfin, l'Assemblée devrait se pencher sur le rôle du groupe
Wagner et sa participation à l'agression russe contre l'Ukraine.
La responsabilité pénale individuelle pour les crimes commis en
Ukraine devrait faire l'objet d'une enquête de la part de la CPI
ou d'autres États en vertu du principe de compétence universelle. Une
nouvelle commission mandatée par l'ONU pourrait examiner le rôle
du groupe Wagner dans différents conflits à travers le monde et
ses multiples violations des droits humains. La Fédération de Russie
devrait assumer l'entière responsabilité des violations commises
par le groupe Wagner en Ukraine et les dommages qui en découlent
devraient être couverts par le futur mécanisme d’indemnisation.