1. Introduction
1. Comme le souligne la proposition
de résolution à l’origine de ce rapport (
Doc.
15564), après l’occupation par la Russie de la Crimée et des
provinces de l’est de l’Ukraine qui forment le Donbass et l’invasion
à grande échelle du pays en février 2022, «les opérations ciblées
classiques s’accompagnent d’autres actes, tels que la soustraction
des archives, la confiscation ou le remplacement des manuels d’histoire,
l’endoctrinement de l’éducation, notamment à travers la militarisation,
les entraves à l’accès à l’enseignement dans les langues maternelles,
y compris autochtones, la décontextualisation d’objets représentatifs
en les relocalisant ou en remaniant les récits traditionnels les
mettant en scène, l’amenuisement de la diversité des pratiques commémoratives,
les refus délibérés de préserver le patrimoine culturel afin de
mettre en valeur certaines strates de l’histoire et d’en gommer
d’autres, la restauration faussée et biaisée sur le plan ethnique
d’objets culturels et le changement des noms des sites géographiques
dans une perspective néo-impérialiste».
2. Bien que moins visibles, ces atteintes hybrides contre la
culture, l’histoire, la langue, l’éducation et les sites patrimoniaux
jettent les bases d’un effacement culturel progressif et d’un déni
de l’identité culturelle. De telles politiques profondément délétères
nécessitent «une action globale touchant différents domaines comme la
culture, l’éducation, la gestion du patrimoine, les médias, la responsabilité
pénale et les politiques mémorielles».
3. Concernant la responsabilité pénale et l’indemnisation des
dommages de guerre, les chefs d'État et de gouvernement réunis lors
du Sommet de Reykjavík tenu en mai 2023 ont décidé de mettre en
place un Registre des dommages causés par l'agression de la Fédération
de Russie contre l'Ukraine en tant que première étape vers un mécanisme
international d’indemnisation. Il sera donc crucial de recenser
avec précision les dommages causés au patrimoine culturel et aux
infrastructures culturelles ukrainiennes (y compris les musées,
les archives, les bibliothèques, les centres culturels, etc.) et
d’établir des listes complètes des objets et objets d’art pillés
dans les musées et les sites archéologiques, y compris en Crimée.
4. Dans mon rapport, je souhaite contribuer à ce processus, en
m’appuyant sur la
Résolution
2057 (2015) «Le patrimoine culturel dans les situations de crise
et de postcrise»

, dans laquelle
l’Assemblée parlementaire recommandait aux États membres, conjointement
avec l’Organisation des Nations Unies, d’envisager la révision et
le renforcement des dispositions de la Convention de La Haye pour
la protection des biens culturels en cas de conflit armé et de la
Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles
en temps de guerre, et ses protocoles.
5. Je donne également suite à l’idée exprimée dans la proposition
de résolution d’«envisager des orientations du Conseil de l’Europe
pour élaborer une réponse juridique et politique internationale
à ces nouvelles formes d’effacement culturel progressif à la lumière
des conventions de l’Organisation et autres traités internationaux
existants». Il serait essentiel de consolider juridiquement la notion
selon laquelle les actions ciblées visant à effacer l’identité culturelle
sont considérées comme un crime contre l’humanité. L’approche fondée
sur les droits humains a un rôle clé à jouer dans la justice transitionnelle
et la réconciliation, en termes d’obligations juridiques spécifiques
sur le respect et la protection du patrimoine culturel en temps
de guerre et pour tous les groupes et communautés, y compris l’interdiction
de la discrimination fondée sur l’identité culturelle.
6. Mon rapport examine les questions relatives à l'effacement
de l'identité culturelle en temps de guerre et de paix, et s'attache
tout particulièrement à la situation actuelle en Ukraine, tout en
faisant également référence à celle qui prévaut dans les Balkans
occidentaux, au Bélarus et dans la région du Caucase du Sud.
7. Je tiens à remercier tous les spécialistes

avec
lesquels nous nous sommes entretenus dans le cadre de la préparation
du rapport d’avoir partagé leurs informations et leurs réflexions
sur les actions à mener, et en particulier le Dr Robert Pickard,
qui m'a aidée à établir un rapport détaillé et bien documenté ainsi
que la bibliographie qui l'accompagne

.
2. Dommages et menaces pour la culture
et le patrimoine
2.1. La
situation en Ukraine
8. La Russie a envahi l'Ukraine
en 2014, occupant la péninsule de Crimée et certaines parties de
l'est de l'Ukraine

.
De nombreuses violations du droit international des droits de l'homme
et du droit international humanitaire ont ensuite été commises

, et
ont visé, entre autres, le patrimoine culturel, à savoir l'appropriation illégale
et gratuite de biens publics, municipaux et privés, la réalisation
de fouilles archéologiques non autorisées, le transfert illégal
d'objets, ainsi que la destruction apparente et dissimulée de lieux
culturels. Il s’est agi également de réécrire les récits muséographiques
afin qu'ils ne montrent pas les strates ukrainiennes et tatares
de Crimée d'un lieu particulier, de modifier les programmes d'enseignement
pour représenter une vision centrée sur la Russie de l'histoire
des territoires occupés de l'Ukraine, et de persécuter ceux qui s'opposent
à ces politiques et à d'autres politiques d'occupation.
9. Depuis l’invasion massive de l’Ukraine lancée le 24 février 2022,
l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science
et la culture) assure le suivi de la situation sur le terrain, en
mettant régulièrement à jour les statistiques sur le nombre de journalistes
tués et sur les établissements d’enseignement et les sites culturels
endommagés

.
Au 10 avril 2024, l’UNESCO avait établi que des dommages avaient
été causés à 351 sites du patrimoine culturel, dont 129 lieux religieux,
157 bâtiments d’intérêt historique et/ou artistique, 31 musées,
19 monuments, 14 bibliothèques et une archive. Le rapport de la
Commission d'enquête internationale indépendante sur l'Ukraine au
Conseil des droits de l'homme de l’ONU (A/HRC/55/66, 18 mars 2024)
confirme les attaques indiscriminées menées par la Russie contre
des biens de caractère civil, y compris des biens culturels, et
la suppression des expressions de l'identité culturelle ukrainienne.
10. Le 1 mars 2024 à Kharkiv (Ukraine),
le Président ukrainien Volodymyr Zelensky et le Premier ministre néerlandais
Mark Rutte ont signé un accord de coopération en matière de sécurité,
reconnaissant les dommages causés au patrimoine culturel de l'Ukraine
par le conflit armé, que ce soit par négligence, par mépris ou à
la suite d'attaques délibérées, visant à servir des objectifs malveillants
ou de mauvaises intentions.
11. L'article 9 du Deuxième Protocole (1999) à la Convention de
La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit
armé (1954) interdit la modification des biens culturels en territoire
occupé d'une manière «visant à dissimuler ou à détruire des éléments
de témoignages de caractère culturel, historique ou scientifique»

.
La reconstruction destructrice du palais du Khan de Bakhchisaray,
datant du XVIe siècle et comprenant un ensemble architectural compact
de 17 bâtiments et 9 cours intérieures fermées, en est une bonne
illustration. Ce palais, qui est un symbole d'importance spirituelle
pour la communauté autochtone des Tatars de Crimée, a été placé
sur la liste indicative de l'UNESCO en vue de son inscription au
patrimoine mondial en 2003. En 2017, la puissance occupante a entamé
des travaux qui devraient se poursuivre jusqu'en 2024, notamment
le démantèlement des toits à l'aide d'équipements lourds causant
des dommages structurels dus aux vibrations, des dommages à l’aspect
authentique de l’ensemble causés par l'enlèvement des tuiles et des
poutres en chêne d'origine et leur remplacement par des matériaux
modernes, des dommages aux fresques et aux vitraux anciens ainsi
que la perte d’objets culturels enfouis dans le sol en raison de
l'installation de réseaux d'ingénierie modernes sans enquête archéologique
appropriée. Les prétendus travaux de restauration ont causé un préjudice
important en ne tenant pas compte de la valeur historique et du
principe de réversibilité, et ont eu un impact sur l'identité en
détruisant des strates de l'histoire de la Crimée d'une importance
particulière pour la communauté tatare de Crimée.
12. Depuis 2017, un festival d'opéra et de ballet russe a lieu
chaque année sur les ruines de l'ancienne ville grecque (Ve siècle
avant JC) de la Chersonèse Taurique et de sa Chora (inscrite sur
la Liste du patrimoine mondial 2013). Les grands travaux d’aménagement
ont causé des dommages au site, notamment la destruction d'objets
archéologiques. En mars 2023, le centre pour enfants de Korsun (un
grand bâtiment abritant une école d'art) a été ouvert. Il s'agit
du premier volet d'un plan de grande ampleur en cinq étapes prévoyant
la construction d’éléments urbains autour des murs de l'ancienne
ville, notamment un musée de la chrétienté et un parking. En tant
que tel, le projet témoigne d’une mauvaise gestion persistante et
de l'impact sur ce lieu culturel. Plus important encore, les plans
de développement visent à transformer le site en lieu de pèlerinage
russe. L’occupant part du principe erroné que ce lieu est le berceau
du christianisme orthodoxe russe d'où sont nés l'État national russe
unitaire et la nation russe

,
et dénigre donc encore plus sa valeur historique. En mai 2023, il
a été signalé que des objets en or de la période byzantine avaient
été prélevés à Chersonèse et «exportés» illégalement hors de Crimée
pour la première fois afin d’être exposés dans un musée.
13. Des fouilles archéologiques illégales (y compris sous-marines)
ont eu lieu sans vérification de la sensibilité au contexte ou présentation
des découvertes, notamment en ce qui concerne la construction de l'autoroute
de Tavrida permettant de relier le pont de Kertch à la Crimée et
de faciliter l'occupation militaire russe de la péninsule, ce qui
a entraîné la destruction de lieux de sépulture musulmans. L'Assemblée
générale des Nations Unies a souligné que la construction du pont
de Kertch renforçait la militarisation de la péninsule occupée

.
Ces conclusions nuancent les répercussions sur la sécurité des violations
du patrimoine culturel, notamment l'effacement culturel.
14. Des pillages généralisés ont eu lieu en Crimée depuis 2014,
notamment d’objets et de peintures du peuple tatar de Crimée. De
nombreux occupants russes auraient quitté la Crimée en emportant
des objets culturels et plus de 1 000 objets représentatifs provenant
de musées de Crimée ont été retrouvés en Russie entre 2014 et 2020.
Plus de 500 000 pièces du musée de Crimée ont été inscrites aux
catalogues des musées de Russie. En outre, plus de 12 000 monuments
historiques et culturels de la Crimée ont été inscrits au registre national
des objets du patrimoine culturel en Russie

.
15. Les communautés religieuses pro-ukrainiennes ou supposées
telles ont été victimes de persécutions et d'agressions en Crimée.
Dix mosquées, qui sont importantes pour les Tatars musulmans de
Crimée, ne sont plus opérationnelles, et l'Église orthodoxe d'Ukraine
souffre également, puisqu’elle compte désormais sept fois moins
de paroisses en activité. L'administration occupante soutient les
organisations publiques et religieuses «loyales», mais celles-ci
restent sous contrôle russe; les communautés religieuses qui refusent
d'obéir font l'objet de persécutions et de harcèlement politiques

.
16. Fait rare, la police espagnole aurait procédé à des arrestations,
dont celle d'un prêtre orthodoxe soupçonné d'être à la tête d'un
réseau criminel de trafic d'objets d'art en provenance de l'Ukraine
occupée, à savoir plus de 11 bijoux anciens en or sortis clandestinement
de Crimée après l'annexion en 2014. La déclaration d'importation
du suspect était accompagnée de faux documents affirmant que ces
pièces appartenaient à l'Église orthodoxe ukrainienne, qu’il convient
de distinguer de l'Église orthodoxe d’Ukraine. Le Parlement ukrainien
a donné son approbation initiale à une loi qui interdirait l'Église
orthodoxe ukrainienne, liée à Moscou.
17. Après le 24 février 2022, les forces russes ont détruit des
infrastructures et des éléments du patrimoine culturel dans toute
l'Ukraine: destruction et dommages infligés aux musées, bibliothèques,
archives, théâtres, lieux de culte et cimetières, bâtiments historiques
et lieux où les gens ont accès à la culture. Quatre jours après l'invasion,
les bombardements russes ont endommagé le musée Ivankiv (région
de Kiev); un jour plus tard, le mémorial de l'Holocauste de Kiev
à Babyn Yar, et peu de temps après, le mémorial de l'Holocauste
de Drobitsky Yar à l'extérieur de Kharkiv, ont été gravement endommagés.
18. Il existe des preuves de pillage généralisé d'objets culturels
provenant de collections publiques et privées dans les territoires
occupés. En avril 2022, des responsables ukrainiens de Marioupol
ont rapporté que les forces russes avaient volé et déplacé plus
de 2 000 pièces uniques provenant de musées du sud de l'Ukraine,
dont des œuvres de Arkhip Kuindji, natif de Marioupol, du XIXe siècle,
et du peintre Ivan Aïvazovsky, ainsi qu’un rouleau manuscrit unique
de la Torah et l'Évangile de 1811 imprimé par une imprimerie vénitienne pour
les Grecs de Marioupol. Plus tard en 2022, le pillage de plus de
1 700 pièces du musée d'histoire locale de Melitopol, dont 198 objets
scythes en or, et de 15 000 œuvres provenant du musée d'art de Kherson «Oleksiy
Shovkunenko», ainsi que du musée régional de Kherson et d'autres
lieux culturels, a été signalé.
19. Depuis l'inscription du centre historique d'Odessa sur la
Liste du patrimoine mondial en janvier 2023, les attaques de missiles
russes en juillet 2023 ont causé des dommages importants. Des parties
de la cathédrale de la Transfiguration ont été transformées en ruines,
25 monuments historiques ont été endommagés, ainsi que les musées
archéologique, maritime et littéraire d'Odessa. Les forces russes
ont nié toute responsabilité mais la Directrice générale de l'UNESCO,
Audrey Azoulay, a fermement condamné ces agressions flagrantes et
a exhorté la Russie à respecter ses obligations internationales

. D’autres agressions ont été condamnées ensuite,
notamment une attaque dans la zone tampon du site du patrimoine
mondial de Lvov ainsi que 19 attaques lancées en octobre 2023 sur
Tchernihiv, inscrite sur la Liste indicative en 1989. Pour mettre
en lumière les dommages culturels en cours, les centres historiques
d'Odessa et de Lvov ainsi que les sites inscrits de Kiev ont été
placés sur la liste du patrimoine «en danger» de l'UNESCO en septembre 2023.
20. Outre les exemples ci-dessus, la Russie cible le patrimoine
culturel pour des raisons idéologiques afin de forcer l'assimilation
culturelle et l'expansion de la sphère d'influence russe (souvent
appelé le «monde russe» ou «Russki mir»): destruction de plaques
commémoratives écrites en ukrainien, changement de nom de villes,
de villages et d'autres unités administratives, remplacement des
panneaux routiers ukrainiens des villes, des villages et des rues
par des panneaux russes et impositions d'événements et expressions
culturels dans les écoles, les universités et les musées d'histoire
locaux pour mettre en valeur l'histoire et les récits russes. La
Russie continue de diffuser ses récits historiques unidimensionnels
au sein de sa propre jeunesse et de sa population au sens large,
tout en menant une militarisation intense et indissociable de cette
réécriture de l’histoire. Ce travail d’épuration a été observé dans
de nombreux autres conflits, par exemple dans les guerres de l'ex-Yougoslavie
dans les années 1990

.
2.2. La
situation au Bélarus 
21. Au Bélarus, le problème tient
davantage à la répression de la vie culturelle qu'aux dommages causés au
patrimoine culturel. Le gouvernement met en œuvre depuis 1994 une
politique systématique de russification, qui a commencé à revêtir
un caractère punitif clairement exprimé à l'égard des locuteurs
du bélarussien et des artisans de la culture bélarussienne à partir
de 2020, date à laquelle des manifestations pacifiques de grande
envergure ont eu lieu pour contester la légitimité des résultats
de l'élection présidentielle.
22. La répression n'a pas cessé, même après trois ans. Ainsi,
même en 2023, pas moins de 1 499 violations des droits culturels
et des droits humains ont été recensées à l’encontre des professionnels
de la culture au Bélarus

. La
censure est appliquée dans le pays par le biais de «listes noires»
d'écrivains, d'artistes, de photographes, d'acteurs, de musiciens,
de guides touristiques et de personnels des musées jugés politiquement
«peu fiables». L'État contrôle le nombre d'événements culturels
et les lieux où ils se déroulent, la loi exigeant l'obtention d'une
autorisation des autorités compétentes, ainsi que les répertoires
théâtraux, la distribution des films, les expositions organisées
dans les musées, les œuvres musicales, etc. Le département de folklore
et d'ethnologie de l'université d'État de la culture du Bélarus
a été fermé. En 2023, 35 autres organisations à but non lucratif
œuvrant dans les domaines de la danse, de l'histoire locale, des
minorités ethniques, de la protection du patrimoine et d'autres
secteurs de la culture ont été liquidées de force. Au total, depuis
2020, au moins 218 organisations non gouvernementales liées à la
sphère culturelle du Bélarus ont été dissoutes de force.
23. Les théâtres bélarussiens réduisent au strict minimum les
productions inspirées d’œuvres d'auteurs bélarussiens. La situation
est similaire en ce qui concerne les expositions, la musique et
les concerts, où les œuvres et auteurs internationaux, et plus particulièrement
bélarussiens, sont remplacés par des acteurs, des metteurs en scène,
des musiciens russes et les répertoires correspondants, annihilant
ainsi autant que possible les œuvres et la vie des artistes créateurs
d’origine bélarussienne. De nombreux intellectuels, artistes, musiciens,
journalistes, philosophes, écrivains et des personnalités publiques
bélarussiennes qui se sont exprimés pour condamner la violence dans
le pays et la guerre en Ukraine ont été considérés comme faisant partie
de l'opposition politique et contraints de quitter le pays.
24. L'un des principaux revers de cette intégration plus étroite
avec la Russie est l’effacement de la culture bélarussienne. De
nombreuses «feuilles de route» de coopération dans le domaine culturel
ont été signées entre des villes et des régions (par exemple entre
Minsk et Mourmansk, Minsk et Saint-Pétersbourg, l’oblast de Moguilev
et l’oblast de Briansk, le Bélarus et Rostov, l’oblast de Novossibirsk,
le Tatarstan, etc.), ainsi que des accords de coopération entre
musées, théâtres, maisons de la créativité et autres établissements
culturels et éducatifs (notamment, les Journées de l'État d'Union
– une entité supranationale constituée de la Russie et du Bélarus,
les Journées de la culture russe au Bélarus, du Tatarstan au Bélarus,
de l’oblast de Pskov à Vitebsk, de Saint-Pétersbourg à Minsk, etc.).
En conséquence de ces activités, la sphère culturelle du Bélarus –
qui continue de perdre un nombre considérable de professionnels
en raison des licenciements et de la censure à l’égard de ceux qui
se montrent déloyaux envers le régime – se peuple de plus en plus
de professionnels russes de la culture. Les jeunes bénéficient d'une
attention particulière. Ainsi, pour l'année 2024, quelque 1 300
places ont été attribuées aux Bélarussiens dans les universités
russes, conformément aux quotas fixés par le Gouvernement de la
Fédération de Russie. En décembre 2023, une nouvelle série de mesures
d’intégration entre le Bélarus et la Russie comprenant 120 événements
a été annoncée pour 2024-2026 – avec un accent sur la sphère culturelle
et humanitaire.
25. Le 12 septembre 2023, le ministère de la Culture a annoncé
le calendrier des débats publics sur le projet d’Approche pour le
développement de l’espace culturel national dans tous les domaines
de la vie sociale en 2024-2026. Le document évoque entre autres
les notions de «valeurs traditionnelles orientant le peuple bélarussien»,
de «tradition du bilinguisme bélarussien-russe», de «révision des
expositions muséales consacrées à l'époque du Grand-Duché de Lituanie
et de la République des Deux Nations», de «création d'œuvres d'art
par des auteurs bélarussiens sur commande de l'État», de «protection
du marché national de l'édition contre la concurrence étrangère»,
d’«élaboration d'une politique relative au répertoire à destination des
équipes de création artistique composées de professionnels ou d’amateurs»,
une sélection précise de «contenus dans les matières universitaires:
‘langue bélarussienne’, ‘littérature bélarussienne’, ‘littérature russe’,
‘histoire’, ‘histoire du Bélarus’, ‘sciences sociales’» et d'autres
concepts qui renvoient principalement au passé soviétique et démontrent
l'attitude servile des fonctionnaires face à la question du rôle
de la culture pour la société dans son ensemble.
2.3. La
situation dans le Caucase du Sud 
26. La région du Caucase du Sud
présente une immense diversité culturelle, ethnique, religieuse
et linguistique. Cependant, l'effacement des monuments culturels
était déjà monnaie courante à l'époque soviétique. Dans un premier
temps au nom de la modernité et de la propagande antireligieuse,
puis au cours de l'ère post-stalinienne, les identités nationales
ont été confortées dans les 15 républiques de l'Union soviétique,
favorisant ainsi la majorité «titulaire» au détriment des populations
minoritaires. Dans les années 1990, les trois Républiques du Caucase
du Sud ont accédé à l’indépendance et ont été le théâtre de conflits ethno-territoriaux.
Outre les menaces pesant sur le patrimoine architectural physique,
s'est dessinée une tendance à détruire la culture de l’adversaire
par l'omission délibérée de faits historiques dans les manuels d'histoire
et l'effacement des œuvres littéraires et musicales émanant de «l'autre
camp» dans le conflit.
27. Dans le conflit qui oppose l'Arménie et l'Azerbaïdjan, la
culture reste un terrain de contestation et de bataille. Du côté
arménien, les quelques mosquées encore existantes dans la capitale
Erevan ont été endommagées. Cependant, les monuments arméniens situés
en Azerbaïdjan ont fait l’objet de destructions d’une ampleur bien
plus grande. Jusqu'au début du XXe siècle,
la République azerbaïdjanaise du Nakhitchevan comptait historiquement
une vaste population arménienne. Au cours des 30 dernières années, la
quasi-totalité de son patrimoine culturel arménien a été détruite.
En particulier, un magnifique et très célèbre cimetière arménien
médiéval, situé à proximité de la ville de Djoulfa et abritant des
milliers de khatchkars (stèles funéraires), a été rasé au début
des années 2000. Les visiteurs étrangers se sont vu refuser l'accès
à ce lieu.
28. Depuis que les forces azerbaïdjanaises ont pris le contrôle
de la région du Karabakh en septembre 2023, presque toute la population
arménienne a fui. La région abrite certains des vestiges les plus riches
du patrimoine arménien, comme les célèbres églises médiévales de
Gandzasar et d'Amaras. Le point de vue historique datant de l'ère
soviétique prévaut toujours en Azerbaïdjan, à savoir que les monuments
du Karabakh ne sont pas arméniens mais «albanais du Caucase» et
que par conséquent, les inscriptions en langue arménienne ne sont
pas considérées comme authentiques et peuvent être effacées. Les
monuments arméniens de la région sont ainsi gravement menacés, d'autant
plus que la présence internationale et les visites de spécialistes
du patrimoine de l'UNESCO ne sont pas autorisées. Caucasus Heritage
Watch s'efforce de surveiller la situation par le biais de photos
satellites et a recensé les dommages subis par plusieurs monuments.
En mars 2022, le Parlement européen a adopté une résolution sur
la destruction du patrimoine culturel au Haut-Karabakh et a fermement
condamné les agissements de l'Azerbaïdjan, considérant qu'ils avaient
violé le droit international et contribué à nier le patrimoine culturel
arménien.
2.4. Enseignements
tirés d'autres conflits 
29. Des attaques délibérées, entraînant
des dommages et des destructions du patrimoine culturel, ont été enregistrées
ailleurs, notamment lors des guerres dans l'ex-Yougoslavie, ce qui
permet de tirer des enseignements pour la situation post-conflit
de l'Ukraine. L'accord de paix de Dayton pour la Bosnie-Herzégovine
a été le premier accord de ce type à faire du patrimoine un élément
clé (annexe 8). La création d'une commission indépendante chargée
de préserver les monuments nationaux de Bosnie-Herzégovine a joué
un rôle important dans la désignation du patrimoine matériel et
des zones de protection, en approuvant le message d'un «patrimoine
commun» et en œuvrant en particulier avec la jeune génération. Cependant,
son travail a été freiné par la politisation ultérieure des rôles
des commissaires, le manque de coordination entre la protection
du patrimoine à différents niveaux de gouvernement, en particulier
l'aménagement du territoire, l’existence d’un puissant lobby du
bâtiment en faveur de nouvelles constructions, l'absence de sanctions pénales
efficaces, le manque de financement et de coordination des organismes
de financement pour soutenir la réhabilitation du patrimoine; et
l’accent mis directement sur le patrimoine culturel tangible sans
tenir dûment compte des questions immatérielles et du patrimoine
naturel.
30. La décision de reconstruire les sites endommagés par la guerre
bénéficie à l’ensemble de la communauté, en favorisant la reconnaissance
mutuelle des valeurs patrimoniales et la réconciliation. Cependant,
elle s'est souvent heurtée à des difficultés, par exemple en ce
qui concerne la collecte de documents pertinents sur l'histoire
d'un lieu et la manière dont les vestiges peuvent être réutilisés.
Il faut également s’appuyer sur des lignes directrices et des évaluations
techniques concernant l'approche à adopter avant le commencement
des travaux, le suivi pendant les travaux et l’entretien après les
travaux. Il existe souvent un manque d'artisans qualifiés et un
besoin de renforcement des compétences traditionnelles/de formation
pour combler les lacunes en matière de connaissances (surtout s'il
y a une pénurie d'après-guerre), ainsi que d'entrepreneurs agréés
et formés pour veiller à ce que les travaux respectent les valeurs patrimoniales
inhérentes. Des questions se posent sur la manière d'associer la
communauté et les autorités religieuses au processus. Il convient
également de mettre l'accent sur les possibilités qu’ont les ressources patrimoniales
d’être un facteur de développement durable et de régénération sociale
et économique, y compris le tourisme, ainsi que sur la diversification
des financements pour soutenir le patrimoine à travers d'autres secteurs:
tourisme, stratégies de développement, changement climatique, gestion
des catastrophes, etc.

.
31. Il existe de nombreux exemples tirés des guerres en ex-Yougoslavie
où le processus de reconstruction n'a pas été satisfaisant. Par
exemple, la reconstruction des forteresses de Prizren et de Novo Brdo
au Kosovo*

a été pénalisée
par un manque d'informations documentaires, une mauvaise conception,
une mise en œuvre inappropriée des travaux, un manque d'expertise
et une mauvaise gestion, ce qui a porté atteinte à l'authenticité
des structures. La reconstruction des mosquées détruites en Bosnie-Herzégovine
et au Kosovo grâce à un financement saoudien a conduit à l’adoption
d’une approche plus austère des intérieurs décorés qui existaient
dans les Balkans. De nombreux donateurs et parties prenantes avaient
des approches et des exigences différentes et n'étaient pas suffisamment
coordonnés. La capacité à gérer les processus était insuffisante
en raison de l'inadéquation des lois et des compétences professionnelles.
Il existe cependant quelques exemples de réussite, notamment la
reconstruction du pont de Mostar ainsi que de l'hôtel de ville et de
la bibliothèque nationale de Sarajevo qui avaient été détruits et
sont devenus des «symboles de réconciliation» et de fierté civique
qui ont favorisé l’ancrage de la communauté en rétablissant un «sentiment d'appartenance».
La reconstruction des bazars de Gjakova et de Peja, au Kosovo, même
si les approches adoptées ne sont pas idéales, a créé un sentiment
d'identité dans l'ensemble urbain à travers la mémoire et l'histoire
qu'ils incarnaient.
32. Les nombreuses maisons fortifiées traditionnelles Kullas du
Kosovo, endommagées par la guerre, ont posé un défi particulier
nécessitant une formation spécialisée en conservation de la pierre.
Les actions de l'ONG «Patrimoine culturel sans frontières» ont été
exemplaires dans ce contexte. Elles ont consisté à: associer la
communauté pour construire des ponts dans le cadre du processus
de réconciliation, organiser des camps de formation pour les jeunes
(«apprendre en faisant»), utiliser des fondations locales pour canaliser correctement
les financements et reconnaître que le patrimoine est une ressource
pour le développement. En outre, le programme RPSEE a joué un rôle
important dans la mise en place d'une bonne approche du processus
de reconstruction incluant le développement d'interventions préliminaires,
la réalisation d’évaluations techniques, la mise en œuvre d’actions
de réhabilitation intégrées et de projets pilotes de développement
local, la coordination des cadres institutionnels et législatifs,
etc.
33. L'expérience des Balkans fournit également des enseignements
sur le pillage et le trafic illicite et sur la difficulté d'établir
des procédures pour la restitution des objets volés. La nécessité
d'enregistrer les objets mobiliers associés à des lieux patrimoniaux
particuliers et de maintenir ce lien par des moyens numériques a été
considérée comme un moyen d'arrêter les transferts vers d'autres
lieux religieux et ailleurs, par exemple en ce qui concerne les
icônes. Les systèmes d'inventaire doivent donc être vérifiés et
maintenus. Les procédures de stockage d'urgence pour les objets
mobiliers à risque et les «listes rouges» (qui présentent des catégories
d'objets culturels pouvant faire l'objet de vols et de trafic) peuvent
être utiles dans les processus de récupération. La difficulté pour
les policiers et les douaniers de coopérer au-delà des frontières
est aggravée par le manque de formation qui permettrait de reconnaître
les objets d'importance patrimoniale. De plus, en l'absence de procédures
appropriées pour traiter et criminaliser le trafic, le travail de
rapatriement des biens volés est très difficile. La publication
des preuves de déplacement de biens culturels peut contribuer à améliorer
le profil des enquêtes criminelles.
3. Effacement
de l’identité culturelle par l’éducation, l’utilisation des langues
et l’enseignement de l’histoire
3.1. La
situation en Ukraine
34. Le 12 juillet 2021, le site
internet du Kremlin a publié un article du Président Poutine dans
lequel il affirme que «l'idée du peuple ukrainien en tant que nation
séparée des Russes» ne repose sur aucune base historique, que les
Russes et les Ukrainiens forment «un seul peuple» et qu'aucune nation
ukrainienne n'existait avant la création de celle-ci par la Russie
soviétique. En d'autres termes, du point de vue de Vladimir Poutine,
tout ce qui serait identifié comme ukrainien, personne ou objet,
est effectivement une fiction. Cette affirmation erronée est à l’origine
des attaques contre la culture, l'éducation, les langues et l'histoire
de l'Ukraine

.
35. Les autorités russes ont pris diverses mesures pour éradiquer
la culture ukrainienne et tatare depuis 2014 en Crimée. Outre les
dommages causés aux lieux culturels, ils ont harcelé et menacé les
personnes qui produisent et protègent la culture, et ont empêché
l'utilisation de l’ukrainien et du tatar de Crimée dans les écoles
et les médias. Avant l'occupation de la Crimée, 7,2 % des élèves
du secondaire étudiaient en ukrainien, mais après une année d'occupation,
ce pourcentage était tombé à 0,1 % et uniquement sur une base volontaire.
Le chiffre concernant les étudiants en tatar de Crimée est resté
aux alentours de 3 %, cependant les autorités ukrainiennes considèrent
qu'il s'agit d'une surestimation qui n'a pas été confirmée par le
Crimean Human Rights Group. Plus critique est la situation à Sébastopol
où, sur plus de 43 000 étudiants, seuls 149 étudient en tatar de
Crimée et seulement cinq en ukrainien.
36. Les autorités russes ont interdit l'accès aux médias indépendants,
notamment aux émissions en ukrainien et en tatar de Crimée. Elles
les ont remplacées par des programmes russes et une station pro-russe en
langue tatare de Crimée, et ont bloqué les médias en ligne, les
chaînes de télévision et les stations de radio.
37. La liberté d'expression a diminué en Crimée depuis 2014. Un
bilan d’août 2023 faisait état de 186 citoyens ukrainiens originaires
de Crimée emprisonnés pour des motifs politiques, 129 d'entre eux
étant des représentants des Tatars de Crimée autochtones. De fortes
amendes ont été infligées à des personnes qui portaient des vêtements
ou des tatouages représentant l'identité ukrainienne et 16 journalistes
ont été condamnés à de longues peines de prison pour avoir dénoncé
l'oppression des autorités d'occupation.
38. Les autorités d'occupation russes n’ont pas respecté l'ordonnance
de mesures provisoires de 2017 de la Cour internationale de Justice
(CIJ) leur demandant de garantir l'accès à l'éducation en langue
ukrainienne et le fonctionnement d'institutions représentatives
indépendantes des Tatars de Crimée

.
39. La Russie a étendu sa campagne visant à effacer la culture,
l'histoire et la langue ukrainiennes dans les territoires occupés
en s’appuyant sur les prétendues «République populaire de Donetsk»
(RPD) et «République populaire de Louhansk» (RPL). La langue russe,
le programme d'études et le système de notation ont progressivement
remplacé l'ukrainien, combinés à des cours sur l'histoire russe
et soviétique et à des préparatifs d'entraînement militaire. Si
les enseignants en général ont eu la possibilité de se reconvertir vers
un enseignement en russe, les enseignants de langue et de littérature
ukrainiennes desdites RPD et RPL ont perdu leur emploi. Au niveau
universitaire, les recteurs ont été licenciés et les départements
d'histoire ukrainienne éliminés. La campagne a également consisté
à détruire des livres d'histoire et des ouvrages ukrainiens, jugés
«extrémistes», dans les bibliothèques publiques des territoires
occupés des régions de Louhansk et de Donetsk. Les forces d'occupation
ont remplacé les livres saisis par des livres russes, qui enseignent
aux étudiants que la Russie est leur patrie et nient toute identité
culturelle ukrainienne distincte.
40. Depuis l'invasion d'autres régions de l'Ukraine en février 2022,
une situation similaire peut être mise en évidence, par exemple
dans les régions de Tchernihiv et de Soumy. Des décrets intitulés
«Sur la suppression de la littérature» ont été appliqués dans la
région de Kharkiv ordonnant la suppression des manuels scolaires et
de la littérature. Les enseignants ont été contraints de se réinscrire
et de signer de nouveaux contrats conformément à la loi russe. À
Melitopol, les autorités d'occupation ont arrêté des éducateurs
qui refusaient de mettre en œuvre le programme russe. De nombreux
enseignants russes ont été recrutés grâce à un salaire lucratif
et un logement bon marché. La Commission d'enquête des Nations Unies
sur l'Ukraine a documenté le témoignage d'un ancien détenu qui a
déclaré que les autorités d'occupation russes leur avaient fourni
«des livres ukrainiens à utiliser comme papier toilette»
![(24)
HCDH, «<a href='https://www.ohchr.org/en/documents/reports/ahrc52crp4-conference-room-paper-independent-international-commission-inquiry'>Document
de séance de la Commission d'enquête internationale indépendante
sur l'Ukraine</a>», Conseil des droits de l'homme, cinquante-deuxième
session, A/HRC/52/CRP.4, 29 août 2003, paragraphe 614 [en anglais]<a href='https://www.ohchr.org/en/documents/reports/ahrc52crp4-conference-room-paper-independent-international-commission-inquiry'>.</a>](/nw/images/icon_footnoteCall.png)
.
41. Cette situation est également parfaitement décrite par Viktor Pendalchuk,
directeur d'école à Kakhovka, dans la région de Kherson, dans un
discours prononcé lors de l'audition de la commission de la culture,
de la science, de l'éducation et des médias en juin 2023. Le directeur
a expliqué que lorsqu'il avait refusé de coopérer avec les autorités
d'occupation russes, un nouveau directeur de l’enseignement est
venu «accompagné de deux hommes trapus et d’une femme … et s’est
présenté comme le nouveau directeur de mon école». De plus, lorsqu'il
a refusé de remettre des documents, les clés de bureau et une description
des biens de l'école, «les hommes ont commencé à me menacer, moi
et ma famille (citation: «La santé de votre femme et de vos filles
n'en vaut pas la peine. Vous êtes ici depuis toujours, depuis les
enfants des nazis, et on vous a appris à haïr le peuple russe»).
Après avoir pris tout ce dont ils avaient besoin, ils m'ont renvoyé
de l'école et m'ont dit de ne plus y retourner». Par la suite, «des
hommes armés sont venus chez moi, ils m’ont menotté, m’ont mis une
cagoule sur la tête, m’ont attaché avec du ruban adhésif, m’ont
jeté par terre dans un minibus face contre terre et m’ont mis le
canon d’un fusil d'assaut dans le dos». Il a été emprisonné dans
une petite cellule où il a été «menacé de torture par électrocution»
et maltraité mentalement et physiquement par des militaires et des
policiers. Lors de son dernier jour de captivité sur une période
de plus de cinq mois, il a été interrogé avant d'être relâché et
on lui a demandé: «Pourquoi ne veux-tu pas coopérer? Pourquoi ne reconnais-tu
pas notre autorité? Nous sommes là pour toujours. Si vous attendez
l'Ukraine, vous reviendrez ici, mais vous n’en ressortirez pas».
42. Depuis le début de l'invasion massive de l'Ukraine jusqu'au
10 avril 2024, l'UNESCO a constaté que 3 793 établissements d'enseignement
avaient subi des bombardements (3 428 ont été endommagés et 365 détruits).
Les attaques russes ont également causé des dommages et détruit
de nombreuses bibliothèques, notamment la bibliothèque de la jeunesse
à Tchernihiv, la bibliothèque scientifique centrale de l'Université nationale
de Kharkiv et la bibliothèque scientifique d'État Korolenko de Kharkiv,
ainsi que beaucoup d’autres, notamment à Marioupol, à Rubijne, à
Zaporijjia, à Chasiv Yar et à Kiev. Des archives ont également été endommagées,
dont celles des services de sécurité de la région de Tchernihiv,
qui comprenaient des documents de l'ancienne police secrète soviétique
liés à la répression soviétique contre les Ukrainiens, et les archives
de Viatcheslav Chornovil, défenseur des droits et de la liberté
d'expression ukrainiens.
43. Le Médiateur de l'éducation pour l’Ukraine a également mis
en évidence un certain nombre de questions importantes. Depuis le
début de la guerre de grande ampleur jusqu'au 6 juin 2023, 642 appels
ont été reçus de citoyens ukrainiens dans les territoires occupés
concernant les droits des participants au processus éducatif. Certaines
de ces questions concernent les dommages causés aux établissements
d'enseignement, mais d'autres sont également préoccupantes: l'utilisation
des établissements d'enseignement pour les besoins de l'armée russe
(hébergement, déplacement temporaire); l'enregistrement de ces établissements
en tant qu'entités juridiques en Russie; le pillage du matériel,
du mobilier et des objets de valeur; la militarisation de l'enseignement
et la propagande russe; les menaces à l'encontre des enseignants
soupçonnés d'enseigner les programmes ukrainiens, y compris l'envoi
forcé dans les «cours de formation»; les pressions exercées sur
les parents pour que leurs enfants étudient conformément aux programmes
russes; l’utilisation des enfants comme source d'information sur
leurs parents et leurs proches; les problèmes d'accès à l'aide pour
les enfants ayant des besoins éducatifs spéciaux; et l’obligation
de posséder un passeport de la Fédération de Russie pour bénéficier
de traitements médicaux, de pensions et d'un emploi. Le Médiateur
a en outre considéré que les actes commis par la Russie sont un
génocide culturel et éducatif car ils violent les droits humains
des étudiants et empêchent les enfants ukrainiens d'étudier dans
leur «langue maternelle» et leur identité culturelle

.
3.2. La
situation au Bélarus
44. D'après les résultats du recensement
général de la population effectué en 1999, 85,6 % des Bélarussiens
considéraient le bélarussien comme leur langue maternelle; en 2019,
ils n'étaient plus que 61,2 %. Pourtant, toujours en 2019, 28,47 %
des Bélarussiens (soit 2 275 243 personnes) parlaient le bélarussien
et 70,96 % s'exprimaient en russe (soit 7 990 719 personnes). Selon
des chercheurs indépendants, ces indicateurs ne reflètent pas un
processus naturel, mais sont la conséquence d'une politique systématique
de russification et de discrimination de la langue bélarussienne
et de ses locuteurs, mise en œuvre par l'État.
45. Au cours des cinq dernières années, le nombre d'élèves du
secondaire suivant un enseignement en bélarussien a baissé, passant
de 128 900 (en 2016/2017) à 107 600 (en 2020/2021); en revanche,
le nombre d'élèves étudiant en russe a augmenté, passant de 851 700
(en 2016/2017) à 949 200 (en 2020/2021). Les établissements d'enseignement
en langue bélarussienne sont principalement situés dans les zones
rurales, contrairement à ceux en langue russe qui sont implantés
dans les villes et comptent donc un nombre nettement plus élevé
d'élèves. Le nombre d'enseignants de langue bélarussienne travaillant
à temps plein dans les établissements d'enseignement secondaire
général a diminué de 8 574 à 6 732 sur la période 2005-2020. Seuls
9 % des enfants de maternelle suivent un enseignement en bélarussien.
Seuls 200 lycéens sur 254 400 suivent une scolarité en bélarussien.
Aucun établissement d'enseignement supérieur ou d’enseignement secondaire
spécial n'enseigne toutes les matières en bélarussien, provoquant
de ce fait une interruption du cycle d’études complet et obligeant
les parents à envoyer leurs enfants dans des maternelles et des
écoles de langue russe.
46. Les spécialistes de l'UNESCO ont reconnu la menace qui pèse
sur la langue bélarussienne: dans l'Atlas des langues en danger
dans le monde, le bélarussien est désigné comme vulnérable. De nombreux
cas de répression à l’encontre de personnes ayant employé en public
la langue bélarussienne ont été recensés.
47. Au Bélarus, trois maisons d'édition indépendantes de langue
bélarussienne – «Januskievic», «Knihazbor» et «Zmicier Kolas» –
ont officiellement cessé leurs activités entre 2020 et 2023. Le
gouvernement a mis en place des obstacles réglementaires à la diffusion
de livres en bélarussien à l'intérieur du pays et à leur exportation
à l'étranger. En 2022, seuls 12,43 % des ouvrages ont été publiés
en bélarussien. Les programmes et les manuels scolaires sont remaniés
sur ordre du ministère de l'Éducation pour tenir compte de la situation
politique. Des œuvres de la littérature bélarussienne classique
sont qualifiées d'extrémistes et retirées des programmes d'enseignement.
48. Conformément à une instruction du chef d'État, les autorités
bannissent l’utilisation de l'alphabet latin dans l’écriture bélarussienne
pour les noms de rues et d'objets topographiques et reviennent à
la translittération des toponymes et des noms bélarussiens à partir
du russe.
49. Jusqu'en 2020, le système éducatif public présentait une vision
déformée de l'histoire du Bélarus. Après la révolution de 2020,
les manuels d'histoire ont été totalement remaniés et font désormais
l'éloge de la période soviétique de l'histoire du pays.Sous
la houlette d'idéologues russes, les références aux guerres avec
l'État russe sont supprimées des livres scolaires et les mouvements
de libération y sont présentés comme étant imposés par des forces
occidentales extérieures. Le premier forum russo-bélarussien d'historiens
a été organisé à Minsk les 2-3 juin 2023. Il a été inauguré par
Sergei Narychkine, directeur du service de renseignement extérieur
de la Russie, qui a adressé des recommandations aux historiens bélarussiens
sur la manière d'écrire correctement l'histoire du pays, soulignant
la page tragique de l'histoire des terres bélarussiennes, à savoir
leur appartenance à la République des Deux Nations pendant deux
siècles, lorsque ces terres «ont été séparées de la Russie». Les
liens historiques des Bélarussiens avec les Polonais et les Lituaniens
ont été qualifiés de «récits des oppresseurs».
50. Depuis 2021, les collégiens utilisent déjà le nouveau manuel
en langue russe intitulé «Histoire du Bélarus, du XIXe au
début du XXIe siècle». Celui-ci passe
totalement sous silence le Goulag et l'Holocauste, alors que l'effondrement
de l'URSS y est présenté comme la plus grande catastrophe géopolitique
du XXe siècle. Les manuels scolaires
intitulés «Génocide du peuple bélarussien», élaborés avec l'aide
du Bureau du Procureur général, enseignent aux élèves bélarussiens
de premier cycle une version déformée des événements historiques
et assimilent directement le nationalisme bélarussien actuel au
nazisme, de la même manière que la propagande russe tente d’assimiler
le nationalisme ukrainien moderne au nazisme. En 2023, l’histoire
du Bélarus a fait l’objet d’une révision qui a conduit à supprimer
les éléments relatifs à la nation et à la cohésion nationale de
l'historiographie bélarussienne.
4. Nouvelles
mesures pour une action globale
51. Ce chapitre passe en revue
d’autres mesures qui pourraient apporter une réponse globale dans
les domaines de la culture, de l’éducation, de la gestion du patrimoine,
des médias, de la responsabilité pénale et de la justice transitionnelle,
y compris les politiques mémorielles. Les difficultés spécifiques
rencontrées dans l’application des instruments juridiques internationaux
pertinents sont présentées dans l'annexe du présent rapport.
52. Les principales dispositions du droit international concernant
les conflits armés et le patrimoine culturel tangible se chevauchent
et ne sont pas pleinement harmonisées. L'UNESCO a donc lancé une
initiative intitulée «Le patrimoine au service de la paix» pour
apporter des réponses pratiques aux besoins des États parties à
la Convention de La Haye de 1954 et à ses Protocoles. Cette initiative
vise à protéger efficacement, à l'échelle mondiale, les biens culturels
mobiliers et immobiliers en temps de paix, en situation de conflit
armé et de post-conflit

. Il n'est pas certain que beaucoup
de progrès aient été réalisés en ce sens.
53. L’Association de droit international (ADI/ILA, International
Law Association) a recensé un certain nombre de lacunes dans le
droit international et a créé un comité sur la protection du patrimoine
culturel à toutes les étapes d’un conflit armé pour examiner trois
aspects essentiels: l'analyse des lacunes du régime juridique international,
l'identification des bonnes pratiques pour réparer les dommages
causés au patrimoine culturel, et des recommandations pour résoudre
les problèmes de manière globale, notamment l'aspect «effacement culturel»

.
54. L’ADI a procédé à une analyse initiale des lacunes qui reprend
l'accent mis par la Convention de La Haye sur les activités en temps
de paix (inventaires, mesures d'urgence, enlèvement d'objets mobiliers
à des fins de sauvegarde, désignation des autorités compétentes,
etc., conformément à l'article 5 du Deuxième Protocole) et la poursuite
des auteurs de violations. Cependant, bien que la convention prenne
en compte la fin des hostilités concernant la restitution des biens
culturels, elle n’évalue pas correctement l’ampleur des défis posés
par les situations post-conflit au-delà de l'obligation de poursuivre
ou de restituer. Elle n’intègre pas non plus le fait que les conflits
armés sont devenus plus complexes depuis la Convention de La Haye, notamment
en ce qui concerne l'utilisation de la cyberguerre, pour laquelle
le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a récemment publié
des règles d'engagement à l’intention des pirates informatiques
(hackers) civils impliqués
dans des conflits. Il ne faut pas oublier non plus que le patrimoine
culturel peut être un contributeur majeur aux causes des conflits
armés, comme en témoigne le processus de «russification», qui s’est
traduit, par exemple, par la destruction de plaques commémoratives
et le «nettoyage» des signes et des noms topographiques.
55. Outre le patrimoine culturel matériel qui peut avoir été endommagé,
détruit ou déplacé, le patrimoine immatériel doit également faire
l'objet de mesures avant, pendant et à la fin du conflit. Tant le
Parlement européen que l’ADI ont indiqué que le droit international
ne traite pas du patrimoine immatériel dans les situations de conflit
armé bien que les dommages puissent être importants. On citera à
cet égard la décision d'accélérer l'inscription de la «Culture de
la cuisine ukrainienne du bortsch» sur la Liste du patrimoine culturel immatériel
nécessitant une sauvegarde urgente de l'UNESCO

. Cependant, il apparaît
évident que cette approche ne peut pas être adoptée pour tous les
aspects du patrimoine immatériel ukrainien, et qu’elle peut être
plus politique que pratique.
56. L'interdépendance entre le patrimoine matériel et le patrimoine
immatériel, tel qu’il est indiqué dans la définition du patrimoine
culturel et des communautés patrimoniales à l'article 2 de la Convention-cadre
du Conseil de l'Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour
la société (STCE n ° 199, «Convention de Faro», 2005) et dans les
documents de l'Union européenne et de l'UNESCO

, signifie qu'ils ne devraient
pas être considérés isolément: les impacts sur le patrimoine matériel
ont également des impacts sur l'identité individuelle et collective
et, par conséquent, sur les violations des droits culturels humains.
Un grand nombre de personnes déplacées et de réfugiés ukrainiens
ont été séparés de leurs communautés et leur capacité à accéder
à leur patrimoine et à participer à la vie culturelle a été compromise.
57. L'article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels (1966)

– auquel la Russie et l'Ukraine
sont parties – prévoit le droit de participer à la vie culturelle,
notamment le droit de bénéficier du patrimoine culturel. Il n'y
a pas d'exceptions en période de conflit ou d'urgence: les droits
humains doivent être respectés

. Citant la Convention de Faro, la
première Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les droits culturels
a conclu que le droit d'accès et de jouissance du patrimoine culturel
fait partie du droit international des droits humains.
58. La deuxième Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les
droits culturels a déclaré dans un rapport que la «destruction intentionnelle
du patrimoine culturel» pendant un conflit armé pourrait constituer
une épuration ou un effacement culturels et d'autres violations
des droits culturels, et inclut la négligence délibérée du patrimoine
culturel et le fait de laisser d'autres personnes le détruire, par
exemple en le pillant. En outre, ce rapport indiquait que «les sites
peuvent être détruits dans le cadre d'une politique visant à supprimer
de l’espace public les symboles des événements passés, à empêcher
la diffusion de récits qui diffèrent des discours officiels sur
ces «événements» et donc à fournir des preuves d'une politique d’épuration
culturelle. La Rapporteuse spéciale a indiqué que l'approche axée
sur les droits humains met l'accent sur l’obligation de rendre des
comptes et la lutte contre l'impunité, précisant que la Cour pénale
internationale (CPI) avait érigé la destruction de sites culturels
et religieux en crime de guerre à part entière

. En outre, la Cour européenne des
droits de l'homme a constaté qu’en l’absence de dispositions spécifiques
sur les droits culturels et le patrimoine culturel, il existe néanmoins
plusieurs droits ayant un contenu culturel ou concernant le patrimoine culturel,
tels que le droit de préserver l'identité culturelle des minorités
et de leurs associations

.
59. La conceptualisation du patrimoine (sous toutes ses formes),
en tant que patrimoine immatériel vivant issu des pratiques sociales
et culturelles qui sous-tendent les aspects tangibles des sites,
monuments et objets, devrait être considérée de manière holistique
s’agissant des conflits armés. Elle ne devrait pas seulement prendre
en compte les réponses juridiques, mais aussi les questions relatives
à la gestion du patrimoine. Il n’y a donc pas que la protection
qui est en jeu, mais aussi les mesures de sauvegarde et de restitution
ainsi que les enseignements tirés d'autres conflits dans lesquels
le patrimoine culturel a joué un rôle clé. La
Résolution 2057 (2015) de l’Assemblée rappelle à cet égard que la protection
du patrimoine culturel pendant et immédiatement après un conflit
est une question relative aux droits humains qui devrait engager
la responsabilité internationale. Cependant, du point de vue du
droit international, les violations des droits humains soulèvent
un certain nombre de questions quant à savoir qui est impliqué dans
le processus et comment les actes commis doivent être traités.
60. La justice transitionnelle peut jouer un rôle dans le processus
de traitement des questions de gouvernance du patrimoine culturel
pendant et après un conflit armé, notamment par des mesures législatives, administratives,
institutionnelles, éducatives et techniques. Les actes de destruction
délibérée du patrimoine culturel doivent être traités dans le cadre
de stratégies globales de promotion des droits humains et de consolidation
de la paix, notamment les processus de vérité et de réconciliation,
y compris les garanties de non-répétition. On peut en effet estimer
que le processus de justice transitionnelle ne devrait pas être uniquement
considéré comme une solution judiciaire, mais qu’il devrait aussi
être proposé et conçu avant une transition dans le cadre des efforts
visant à mettre fin au conflit en cours et à construire la paix.
À cet égard, même si le Gouvernement ukrainien a engagé des actions
sur les questions liées aux conflits auprès des instances internationales
d'arbitrage et de décision, et si la société civile a joué un rôle
déterminant dans ces efforts de justice, il est néanmoins nécessaire
de prendre en compte de manière plus large la recherche de la vérité,
la réforme institutionnelle, les réparations, la politique mémorielle
et les actions préventives. Cette démarche a commencé par la création,
en 2019, d'un groupe de travail sur la réintégration des territoires temporairement
occupés chargé d’élaborer une feuille de route sur la justice transitionnelle
visant à définir des approches autres que celles des tribunaux,
notamment en ce qui concerne les dommages causés à l'environnement
et au patrimoine culturel de l'Ukraine.
61. En plus de la collecte et de la préservation des preuves des
violations des droits humains et d'autres crimes, afin de faciliter
les poursuites, la justice transitionnelle a besoin de consulter
les personnes qui ont des liens particuliers avec le patrimoine
sous ses diverses formes, comme les défenseurs du patrimoine culturel qui
ont enregistré les dommages et sauvegardé des objets culturels pendant
le conflit, et de garantir la participation des communautés concernées
aux processus décisionnels de rétablissement et de reconstruction,
notamment les communautés religieuses et les groupes marginalisés
tels que la communauté tatare de Crimée. La Résolution 2057 (2015)
de l'Assemblée appelle à la dépolitisation du processus de reconstruction
et à l’adoption d’une approche non discriminatoire afin de garantir
l'instauration d'un climat de confiance par le biais d'un dialogue
interculturel.
62. La nécessité d'élaborer, à l'intention des autorités locales
et nationales et des organisations donatrices internationales, des
lignes directrices sur la protection et la reconstruction du patrimoine
culturel endommagé ou détruit dans le cadre d'une stratégie plus
étendue visant à préserver l'identité culturelle et la diversité
en situation de crise et de postcrise, a également été encouragée.
Les enseignements tirés de la période qui a suivi le conflit en
ex-Yougoslavie concernant les problèmes associés à la facilitation
du processus de reconstruction, notamment la nécessité d’élaborer
des plans de gestion et de coordonner le financement externe par
les voies officielles, y compris pour les futurs travaux d’entretien,
devraient également être examinés.
63. Certains développements récents ont permis de recenser les
bonnes pratiques dans ce domaine. La Recommandation de Varsovie
sur le relèvement et la reconstruction du patrimoine culturel (2018)
propose un ensemble de principes: valeurs, politiques de conservation
et de reconstruction, documentation et conditions d'authenticité,
réflexion, mémoire et réconciliation, etc. Le PATH de l'ICCROM (Peacebuilding
Assessment Tool for Heritage Recovery and Rehabilitation), qui est
un outil d’autoévaluation pour la consolidation de la paix, la récupération
et la réhabilitation du patrimoine (2021)

est centré sur quatre étapes: le
contexte du conflit, l’état du patrimoine en période de conflit,
la cartographie des parties prenantes et la consolidation de la paix,
ainsi que la gestion des risques liés à la récupération du patrimoine.
Toutefois, l'ADI a constaté que ces initiatives nécessitent d’être
conceptualisées et examinées de manière plus approfondie au regard
du droit international, en particulier parce qu’elles peuvent, sans
garanties appropriées, entraver le processus de réconciliation.
64. L'utilisation de politiques mémorielles et de monuments commémoratifs
devrait être un élément essentiel de la réconciliation, de la reconstruction
après un conflit et de la justice transitionnelle. Elle permet une
«approche multidimensionnelle» et notamment de surmonter les dénégations
qui alimentent la haine, de fournir des symboles de réparation et
de reconnaissance publique aux victimes des conflits, d’élaborer
des politiques de réconciliation entre les groupes opposés et des
politiques éducatives pour aider à prévenir de nouveaux conflits,
de redéfinir l'identité nationale par le biais de politiques sur
le pluralisme pour rapprocher et inclure les différentes communautés,
et enfin d’encourager l'engagement civique et la citoyenneté démocratique

. La dimension mémorielle
du relèvement est importante car elle aide les populations à surmonter
les événements traumatisants du conflit, notamment la destruction
de leur patrimoine culturel, en fournissant un récit partagé des
événements qui ont conduit à la destruction, ce qui peut contribuer
à favoriser la reconnaissance mutuelle, la cohésion sociale et la
réconciliation. Elle peut prendre de nombreuses formes, telles que
le patrimoine reconstruit transformé en lieux de commémoration.
Le patrimoine immatériel peut être utile pour modifier le discours
et les perceptions, en utilisant l'enseignement de l'histoire dans
l'éducation formelle et informelle, les archives et les projets
d'histoire orale pour transcrire les histoires personnelles, ainsi que
les publications et les «marches de la mémoire» pour rappeler le
passé. Lors de l'élaboration d'une politique mémorielle, il est
utile de s'inspirer d'autres expériences telles que les projets
«Mapping Inclusive Memory Initiatives in the Western Balkans» (2020)
et «Kosovo Memory» (2017), ainsi que les travaux de la Coalition
internationale des sites de conscience, un réseau mondial qui couvre
plus de 350 sites.
65. Cependant, la commémoration peut être semée d'embûches, comme
en témoigne la situation en Bosnie-Herzégovine, où des récits contradictoires,
des comptes rendus historiques et des commémorations antagonistes
ont été utilisés pour affirmer et légitimer les identités respectives
de différents groupes

. Les initiatives qui impliquent
des monuments mémoriels et un «nouveau patrimoine» peuvent comporter
un risque de politisation. Les récits dominants doivent être mis
en balance avec la nécessité de guérir et de commémorer.
66. L'approche des droits humains devrait se concentrer sur l’éducation
à l'importance du patrimoine culturel et des droits culturels et
sur un enseignement de l'histoire qui souligne sa complexité, en
particulier dans les situations post-conflit, et surtout pour les
jeunes

,
mais aussi dans d'autres circonstances, en lien par exemple avec
le Bélarus. Il s’agit d’une donnée importante dans le contexte des
politiques éducatives coercitives menées sous l'occupation et l’influence
russes (éducation des jeunes Ukrainiens et Bélarussiens en langue russe,
réinterprétation de l'histoire ukrainienne et bélarussienne en russe,
militarisation de l'éducation pour éradiquer l'identité ukrainienne
par le biais du mouvement de jeunesse
Younarmia
, etc.), qui ont un impact sur la
relation entre la jeune génération et son patrimoine culturel. Les
actions dans ce domaine pourraient consister à développer des réseaux
locaux (organisations de la société civile, communautés locales
et associations religieuses) pour renforcer la sensibilisation,
promouvoir les efforts de consolidation de la paix autour du patrimoine
culturel et des processus de vérité et réconciliation pour toutes
les parties prenantes, et élaborer des programmes éducatifs sur
les droits culturels pour tous.
67. Les technologies numériques et les médias de masse (y compris
les médias sociaux) ont été utilisés par la propagande russe comme
moyen de désinformation

.
Cependant, lorsqu’ils sont utilisés dans un contexte approprié,
les médias de masse peuvent être un outil positif pour l'éducation
(impliquant les professeurs d'histoire, les planificateurs de programmes
scolaires, les concepteurs de matériel pédagogique et les professionnels
des médias) et pour réaliser une analyse critique de l'origine et
du contenu des images, ainsi que pour contribuer à l’évaluation
des dommages et de l'oppression. Par exemple, le suivi et l'enregistrement des
dommages causés aux lieux culturels et aux établissements d'enseignement
dans toute l'Ukraine sont continuellement mis à jour par l’UNESCO

, qui utilise une plateforme de suivi
du patrimoine culturel pour géoréférencer et visualiser les résultats,
et envoie du personnel sur le terrain pour vérifier les informations communiquées
par des satellites et des médias. L’ONG CISS

pour la Crimée (basée à Kiev), composée d'universitaires
et de professionnels du patrimoine, utilise la technologie satellitaire
pour enregistrer les sites et surveille les bases de données russes
pour le patrimoine mobilier qui a été transféré, notamment par le
biais d'une interface web. L'initiative SUCHO

a été lancée en 2022 pour sauvegarder
le patrimoine culturel numérique ukrainien (photographies, autres
fichiers stockés sur des serveurs, etc.) menacé de destruction avec
l'aide de bénévoles locaux. Une surveillance et des enquêtes indépendantes
sur les attaques contre le patrimoine culturel, sous toutes ses
formes, facilitent la définition des responsabilités et contribuent aux
efforts de reconstruction et de consolidation de la paix après les
conflits.
68. L'Ukraine est en train de devenir un terrain d'expérimentation
pour de nouvelles idées et de nouveaux instruments. Cependant, il
existe de nombreux médias et systèmes numériques différents contenant
des informations diversifiées provenant de sources variées. Il est
donc nécessaire de renforcer la coordination et la cohérence de
la collecte et de présenter les données dans un lieu centralisé
afin de faciliter la gestion de ces informations. L'appel lancé
par le Conseil de l'Europe aux partenaires internationaux pour qu'ils
coopèrent au registre des dommages causés par l'agression de la
Fédération de Russie

peut être un moyen de coordonner
une telle action. Toutefois, si le patrimoine culturel et religieux
est mentionné dans la présente proposition, le champ d'application
visé est plus vaste et comprend l'environnement, les infrastructures
civiles et les attaques contre des biens de caractère civil au sens
large. Il est important que le registre et d’autres initiatives
similaires continuent de mettre un accent spécifique non seulement
sur les atteintes au patrimoine culturel, mais aussi sur les dommages,
considérables, qui ont été infligés depuis l’agression russe de
2014, et pas uniquement depuis l’invasion massive de l’Ukraine.
69. Enfin, il est nécessaire de sensibiliser, de former et d'associer
le personnel militaire aux questions relatives à la mise en œuvre
de la Convention de La Haye et aux exigences du Deuxième Protocole
régissant la protection du patrimoine culturel en cas de conflit
armé. Il faudrait par ailleurs que d'autres acteurs reçoivent une
assistance matérielle et technique: des professionnels du patrimoine
aux simples citoyens, qui agissent en tant que défenseurs du patrimoine
culturel en fournissant des preuves des dommages sur le terrain,
en préservant les collections et en maintenant la mémoire culturelle
de leurs communautés, souvent dans des circonstances difficiles
et menaçantes. Du point de vue des droits humains, ils devraient
se voir accorder des lieux sûrs et, le cas échéant, l'asile politique.
5. Conclusions
70. L'effacement culturel et la
destruction intentionnelle du patrimoine peuvent constituer des
crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et renforcer les
preuves d'une intention génocidaire des auteurs. La CPI peut poursuivre
les atteintes au patrimoine culturel et en fait une priorité. Cependant,
compte tenu du manque persistant de ressources, cette Cour pourrait
donner la priorité à d'autres crimes, encore plus dévastateurs,
qui impliquent directement les commandants de haut niveau. La mise
en place d'un tribunal international tel que le Tribunal pénal international
pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) nécessite un consensus qui peut s’avérer
difficile à obtenir. L'Ukraine est réaliste dans ses exigences et
demande la création d'un tribunal spécial pour un seul crime, qui
n'est pas couvert par la juridiction des tribunaux existants – le
crime d'agression. Par conséquent, du point de vue de la justice
pénale, il existe deux voies principales pour traiter les violations
commises contre le patrimoine culturel lors de l'agression russe:
devant les tribunaux nationaux ukrainiens et devant les tribunaux
nationaux étrangers, conformément au principe de compétence universelle

.
71. La procédure d'ouverture d'enquêtes au titre du principe de
compétence universelle diffère dans chaque État. Certains États
disposent d'une «compétence universelle absolue» qui leur permet
d'enquêter sur une affaire concernant une personne indépendamment
de sa nationalité, de la nationalité de la victime, du lieu où l'infraction
a été commise ou du lieu où se trouve le suspect, parce que l'infraction
est extrêmement grave et constitue une menace globale pour l'ordre
international fondé sur des règles. Pour ouvrir des enquêtes sur
les violations du patrimoine culturel en vertu de la compétence
universelle absolue, les États doivent d'abord avoir érigé ces violations
en crime dans leur droit interne. D’où l'importance pour les États
de ratifier les conventions internationales, notamment la Convention
de La Haye de 1954 et ses deux Protocoles, de mettre en œuvre leurs
dispositions dans le droit pénal national et de disposer des moyens
d'engager des poursuites au niveau national. Cependant, en février 2023,
seuls 28 États avaient une compétence universelle absolue

. La plupart des États imposent
certaines exigences, telles que la nationalité ou la résidence d'une
victime et/ou d'un auteur, pour engager des poursuites. Dans ce
cas, les poursuites ne peuvent commencer que lorsqu'un auteur est
présent dans ce pays et qu'il en est un ressortissant ou un résident
légal. Il est donc important que les États modifient leur législation
nationale pour mettre en place une juridiction rapide et efficace
concernant tous les crimes internationaux

.
72. Des orientations supplémentaires sont également nécessaires
en ce qui concerne l'interprétation de l'expression «nécessité militaire
impérative» (article 6 du Deuxième Protocole). Si la destruction
du patrimoine culturel peut s'avérer nécessaire pour atteindre un
objectif militaire légitime, la nécessité «impérative» nécessite
un examen de la «proportionnalité» que différents tribunaux peuvent
interpréter de différentes manières. En outre, l'obligation de ne
pas modifier ou changer l'utilisation des biens culturels (comme
dans le cas du palais de Khan à Bakhchisaray et du site antique
de Chersonèse) peut nécessiter un réexamen afin de mieux prendre
en compte l'impact qu'une telle action peut avoir en termes d’«effacement
culturel».
73. D'une manière générale, le cadre juridique international concernant
le patrimoine culturel dans des situations de conflit armé reste
fragmenté, se recoupe et présente des lacunes, notamment en ce qui
concerne les nouveaux types de guerre et, en particulier, la sauvegarde
du patrimoine culturel après un conflit. Il s'agit notamment de
la manière dont le processus de reconstruction doit être mené, de
la sauvegarde du patrimoine immatériel, de la responsabilité des
acteurs étatiques et du rôle des acteurs non étatiques. Les enseignements tirés
de la période post-conflit dans les Balkans occidentaux montrent
que l’absence de garanties appropriées et de lignes directrices
convenues permettant d’élaborer les approches nécessaires peut conduire
à des actions inappropriées ou entraver la réconciliation.
74. Les conventions internationales et européennes relatives à
la protection du patrimoine ont un rôle à jouer, mais il faut pour
cela que les États les ratifient et coordonnent les moyens d'agir
avec d'autres États, notamment en termes de contrôles transfrontaliers
et de participation d'agences internationales en cas de trafic illicite
de biens culturels. La sensibilisation au pillage d’objets, aux
normes commerciales et à la création de lieux sûrs pour les collections
peut atténuer les risques.
75. Il est nécessaire de continuer à ratifier certaines conventions,
de renforcer la coopération au niveau mondial et de prendre des
mesures concrètes, notamment en poursuivant les travaux visant à
développer des synergies entre la Convention de La Haye et d'autres
conventions couvrant des domaines connexes dans le domaine des conflits
armés et du patrimoine culturel. Il est nécessaire également de
sensibiliser le marché de l'art, par exemple à travers les Listes
rouges élaborées par l'ICOM, qui a lancé une Liste rouge d'urgence
des biens culturels en péril pour l'Ukraine (novembre 2022), en
coopération avec 11 musées, pour faciliter la protection des biens
culturels ukrainiens menacés

.
76. Il est important d’assurer un suivi indépendant des dommages/destructions
du patrimoine, mais les efforts des différents organismes devraient
être coordonnés au niveau central. Les registres des dommages devraient
se concentrer plus directement sur le patrimoine culturel en danger,
ainsi que sur les aspects plus larges des dommages ou de la destruction.
Tous les types d'inventaires et d'enregistrements devraient être numérisés
pour faciliter la gestion du patrimoine culturel en vue de la sauvegarde
du patrimoine immobilier, mobilier et immatériel, et en particulier
pour faire face aux situations d'urgence. Les «défenseurs» du patrimoine
culturel doivent être pleinement soutenus. Il faut également assurer
un suivi pour que les auteurs de crimes liés au patrimoine rendent
des comptes devant la justice, que ce soit par le biais de poursuites pénales
ou d'autres formes de justice transitionnelle

.
77. La destruction intentionnelle du patrimoine culturel et l’interdiction
d’accéder au patrimoine peuvent constituer une violation des droits
humains/culturels. L’approche fondée sur les droits humains ne consiste
pas uniquement à préserver et à sauvegarder le patrimoine, elle
a aussi un rôle clé à jouer dans la justice transitionnelle et la
réconciliation, en termes d’obligations juridiques spécifiques sur
le respect et la protection du patrimoine culturel en temps de guerre
et pour tous les groupes et communautés, y compris l’interdiction de
la discrimination fondée sur l’identité culturelle

. Dans ce contexte, les liens actifs
qui existent entre le patrimoine matériel et immatériel doivent
être interdépendants.
78. La justice transitionnelle nécessite de prendre plus largement
en considération la recherche de la vérité, les réformes institutionnelles,
les commémorations et les réparations, y compris les garanties de
non-répétition, qui peuvent être considérées comme une catégorie
indépendante de la réparation, axée sur la prévention plutôt que
sur la réparation. Ces garanties pourraient inclure des actions
pertinentes pour empêcher la répétition des violations concernant
l'effacement de l'identité culturelle et la destruction du patrimoine culturel.
Il pourrait s'agir, par exemple, de la protection des défenseurs
du patrimoine culturel, de la promotion de mécanismes de prévention
des conflits sociaux fondés sur l'identité ainsi que de l'examen
et de la réforme des lois contribuant aux violations du droit international
des droits de l'homme et du droit international humanitaire en ce
qui concerne l'accès au patrimoine culturel et sa protection

.
79. La participation de la communauté est également très importante
dans les processus décisionnels de la phase de relèvement et de
reconstruction. La commémoration a un rôle à jouer dans la promotion
de la reconnaissance mutuelle et de la réconciliation, à condition
que le processus ne devienne pas politisé et unilatéral. L'éducation
et la sensibilisation, notamment l'utilisation des médias et des
technologies numériques, sont essentielles pour s'assurer que les
bons messages sont transmis, en particulier à la jeune génération.
Le programme du Conseil de l'Europe pour l'éducation en faveur du
renforcement de la confiance et de la réconciliation en Bosnie-Herzégovine,
qui vise à renforcer la compréhension commune, le renforcement des capacités
et la sensibilisation, peut fournir un exemple utile à cet égard

.
80. Le rétablissement des capacités institutionnelles dans les
domaines de la culture, du patrimoine et de l'éducation est nécessaire
pour mettre en œuvre des actions de gestion du patrimoine, de reconstruction
et de réconciliation après un conflit, y compris la gestion des
processus de reconstruction et des financements fournis par des
organismes extérieurs et des donateurs. Cette démarche devra être
soutenue par une stratégie claire visant à promouvoir la restitution
du patrimoine culturel après le conflit dans le cadre de l’action
prioritaire 14 du plan de relance national de l'Ukraine (2022).
81. Enfin, il convient de préciser que le principal objectif manifeste
du régime de Vladimir Poutine en Ukraine et au Bélarus est la colonisation
et la constitution d'un espace néo-impérialiste unique. En Ukraine,
cet objectif est poursuivi par le biais d’opérations militaires
et d’une russification forcée dans les territoires occupés. Au Bélarus,
le processus de colonisation est mené avec le soutien et l’accord
du régime bélarussien qui réprime toutes les expressions des libertés
civiles. L'effacement des identités ukrainienne et bélarussienne
et l'élargissement des frontières du «monde russe» constituent une
menace permanente pour les pays voisins et, partant, peuvent menacer
la stabilité de l'Europe dans son ensemble.