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Rapport | Doc. 16003 | 10 juin 2024

Lutter contre l’effacement de l’identité culturelle en temps de guerre et de paix

Commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias

Rapporteure : Mme Yevheniia KRAVCHUK, Ukraine, ADLE

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15564, Renvoi 4686 du 14 octobre 2022. 2024 - Troisième partie de session

Résumé

Après l’occupation de la Crimée et d’une partie de la région du Donbass, dans l’Est de l’Ukraine, par la Fédération de Russie en 2014 et l’invasion totale de l’Ukraine en février 2022, le ciblage militaire conventionnel s’est accompagné d’une politique systématique, menée par l’État russe, de russification des zones occupées. L’épuration culturelle est de plus en plus utilisée comme arme de guerre en Ukraine et dans d'autres conflits pour nier l'existence d'une identité culturelle différente et en effacer les racines historiques, les valeurs, le patrimoine, la littérature, les traditions et la langue.

Ces politiques corrosives et coercitives d’effacement culturel exigent une réaction politique globale dans les domaines de la culture, de l’éducation, de la gestion du patrimoine, des médias, de la responsabilité pénale, des réparations, de la mémoire, de la justice transitionnelle et de la réconciliation.

Des mécanismes de protection préventive plus solides pour le patrimoine culturel matériel et immatériel sont nécessaires au niveau international en plus de sanctions dissuasives et de réparations pour les destructions militaires et les autres atteintes à l'identité culturelle et au patrimoine culturel.

Le rapport recommande de renforcer et de consolider juridiquement la reconnaissance de l’épuration ou de l'effacement culturels, de la destruction délibérée ou systématique du patrimoine culturel et du pillage des biens culturels comme des violations des droits humains et des crimes contre l'humanité et/ou des crimes de guerre afin qu'il soit possible de poursuivre ces agissements. Il est en outre essentiel de qualifier le rôle joué par une politique d’effacement culturel d’élément inhérent à l’intention de détruire un groupe national ou tout autre groupe protégé en cas de crime de génocide.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 28 mai 2024.

(open)
1. Après l’occupation de la Crimée et d’une partie de la région du Donbass, dans l’Est de l’Ukraine, par la Fédération de Russie en 2014 et l’invasion totale de l’Ukraine en février 2022, le ciblage militaire conventionnel s’est accompagné d’une politique systématique, menée par l’État russe, de russification des zones occupées, de révisionnisme historique impérialiste et néocolonialiste et de la négation d’une identité culturelle ukrainienne distincte des personnes soumises à cette occupation. Cette négation s’appuie notamment sur une remise en cause de l’existence de la langue, de la culture et de l’histoire ukrainiennes et sur la présentation des Ukrainiens et de leur pays comme une caste, une ethnie et une race inférieures. Cela se traduit par des suppressions d’archives; la confiscation ou le remplacement de manuels d’histoire; un endoctrinement, y compris par la militarisation de l’enseignement; une entrave à l’enseignement en langue maternelle, y compris dans les langues indigènes; le retrait d’objets d’art de leur contexte en les déplaçant ou en modifiant le récit qui les entoure; la restriction de la diversité des commémorations; le pillage; la destruction d’objets culturels et de sites du patrimoine; le refus délibéré de préserver le patrimoine culturel afin de mettre en valeur certaines strates de l’histoire et d’en éroder d’autres; la restauration trompeuse et ethniquement orientée d’objets culturels; et la pratique néo-impérialiste consistant à rebaptiser des lieux géographiques.
2. De son côté, le Gouvernement du Bélarus mène depuis 1994 une politique constante de russification. Elle revêt un caractère manifestement punitif depuis 2020, année où des manifestations pacifiques de masse ont été organisées contre les résultats contestés de l’élection présidentielle. La censure prend la forme de listes noires d’écrivains, d’artistes, de photographes, d’acteurs, de musiciens, de guides touristiques et d’employés de musée politiquement indésirables. Plus de 200 organisations non gouvernementales émanant des milieux culturels du Bélarus ont été contraintes de cesser leurs activités et de fermer.
3. L'Assemblée parlementaire estime que la Fédération de Russie utilise l’épuration culturelle comme une arme de guerre dans le cadre de sa campagne plus large de violence extrême, afin de nier l’existence d’une identité culturelle différente et d’en effacer les racines historiques, les valeurs, le patrimoine, la littérature, les traditions et la langue. Cet effacement culturel et la destruction ou le pillage délibérés et systématiques des biens culturels constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité et révèlent également, avec la rhétorique officielle de la Fédération de Russie pour justifier sa guerre d’agression, une intention génocidaire spécifique de détruire le groupe national ukrainien ou au moins une partie de celui-ci, notamment par la destruction de l'identité et de la culture ukrainiennes. Il s’inscrit dans le cadre de la campagne de génocide menée par la Fédération de Russie contre le peuple ukrainien, qui constitue une violation flagrante du droit international conventionnel et coutumier.
4. L'Assemblée rappelle que le droit d’accès à la culture et de jouissance de son propre patrimoine culturel fait partie du droit international des droits humains. Elle condamne fermement la destruction délibérée du patrimoine culturel menée aujourd’hui en Ukraine. Le ministère ukrainien de la Culture et de la Politique d’information a recensé 1 062 sites du patrimoine culturel détruits ou endommagés lors de l’agression. Cette destruction militaire inutile, injustifiée et arbitraire du patrimoine culturel porte atteinte non seulement au tissu bâti, mais aussi à ce qu'il représente pour le peuple ukrainien et son identité culturelle européenne bien définie dans l’histoire, conformément aux principes de la Convention-cadre du Conseil de l'Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société (STCE no 199, «Convention de Faro»).
5. La réaction juridique à ces menaces sur le patrimoine culturel, à la destruction de l’identité individuelle et collective et à ces atteintes à la dignité humaine relève d’une application efficace des textes pertinents du droit international conventionnel et coutumier, dont la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé (1954) et la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (1949) et leurs protocoles respectifs, ainsi que des instruments des droits humains qui garantissent la jouissance des droits culturels et de l’expression des identités culturelles. Le cadre juridique international concernant le patrimoine culturel dans les conflits armés reste toutefois fragmenté et présente de grandes lacunes, notamment en ce qui concerne les nouveaux types de guerre et la sauvegarde du patrimoine culturel après les conflits. La restitution du patrimoine culturel et la restauration des éléments endommagés du patrimoine sont également des sources de préoccupation. En outre, en raison des lacunes du droit international et de différences dans la reconnaissance et la mise en œuvre du principe de compétence universelle pour les crimes internationaux selon les ordres juridiques, il est difficile de faire traduire en justice les auteurs de tels crimes devant les tribunaux nationaux ou internationaux. Cela engendre en outre des difficultés pour obtenir une pleine réparation pour les biens culturels détruits, pillés ou irréversiblement endommagés, et très souvent l’indemnisation pour de telles pertes ou la restitution des objets reste un défi. Il faut prendre des mesures pratiques pour éliminer ces obstacles aux recours judiciaires.
6. Si la situation en Ukraine et le mépris tragique manifesté par la Fédération de Russie envers l'identité et le patrimoine culturels ukrainiens constituent des extrêmes de cette forme de barbarie et appellent des réactions spécifiques, l’Assemblée est aussi profondément préoccupée par les fréquentes et graves menaces qui pèsent sur le patrimoine culturel matériel et immatériel et sur l’identité culturelle des populations dans différents contextes et en divers endroits, en raison de guerres ou de tensions intercommunautaires pendant les périodes d’après-guerre.
7. Rappelant la Résolution 2057 (2015) «Le patrimoine culturel dans les situations de crise et de post crise», l’Assemblée souligne que les politiques corrosives et coercitives d’effacement culturel exigent une réaction politique globale dans les domaines de la culture, de l’éducation, de la gestion du patrimoine, des médias, de la responsabilité pénale, des réparations, de la mémoire, de la justice transitionnelle et de la réconciliation. Des mesures correctrices sont nécessaires, mais il faut aussi travailler davantage sur la prévention pour faire cesser la vague de destruction du patrimoine culturel. Une approche fondée sur les droits humains, où l'éducation joue un rôle clé, devrait être intégrée dans cette stratégie globale. Les populations locales devraient être associées à l’élaboration de cette politique sensible, car les connaissances locales, l’attention portée aux perspectives locales et la participation de la population locale sont essentielles pour lutter contre l’effacement de l’identité culturelle, restaurer le patrimoine et les objets culturels qui font partie de la mémoire collective et promouvoir la résilience culturelle pendant et après la guerre.
8. Sur cette base, l'Assemblée recommande aux États membres du Conseil de l'Europe:
8.1. de signer et de ratifier, s’ils ne l’ont pas encore fait, la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société («Convention de Faro», 2005 STCE no 199,) et la Convention du Conseil de l'Europe sur les infractions visant des biens culturels («Convention de Nicosie», 2017, STCE no 221).
8.2. de coopérer avec les Nations Unies, l'Union européenne et d’autres organisations compétentes, afin d’entreprendre une révision de la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé (1954) et de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (1949) et de leurs protocoles, en particulier pour:
8.2.1. instaurer des mécanismes de protection préventive plus solides pour le patrimoine culturel matériel et immatériel de tous les groupes et communautés, en temps de guerre et dans les situations de post-conflit;
8.2.2. renforcer les sanctions pour les destructions militaires arbitraires, non justifiées par une «nécessité militaire impérative», exception qui devrait faire l’objet d’une interprétation stricte et être prouvée de manière convaincante par les auteurs;
8.2.3. élargir leur champ d’application afin de couvrir les atteintes moins évidentes au patrimoine culturel, comme l’épuration et l’effacement culturels;
8.2.4. prévoir une réparation intégrale, sur la base du droit international de la responsabilité des États, en particulier par la restitution, l’indemnisation, la restauration, la satisfaction et les garanties de non-répétition des dégradations et destructions du patrimoine matériel et immatériel;
8.3. de renforcer leur cadre juridique interne pour poursuivre les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le génocide, le crime d’agression et les graves violations des droits humains et, en particulier:
8.3.1. réviser leur législation afin de permettre une compétence universelle rapide et effective pour tous les crimes internationaux;
8.3.2. renforcer les unités nationales existantes de lutte contre les crimes de guerre ou en créer, et veiller à ce qu’elles disposent d’équipes dédiées, spécialisées dans les crimes relatifs au patrimoine culturel;
8.3.3. veiller à ce que l’effacement culturel, la destruction délibérée, aveugle et systématique du patrimoine culturel, le pillage et le transfert illégal de biens culturels soient effectivement poursuivis en tant que crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou violations de droits humains, et que leurs auteurs et les dirigeants militaires et politiques rendent des comptes devant les tribunaux nationaux;
8.3.4. dispenser une formation sur les crimes visant le patrimoine aux enquêteurs spécialisés dans les affaires criminelles, aux procureurs et aux spécialistes chargés de réunir des preuves;
8.3.5. envisager non seulement des initiatives permettant d’obtenir une réponse pénale aux agissements illicites contre l’identité et le patrimoine culturels, mais aussi des approches plus globales visant à offrir des réparations intégrales et effectives, y compris des réparations collectives en faveur de communautés et de groupes de victimes, telles que les prévoit le droit international;
8.4. de renforcer leur capacité de lutter contre le trafic illégal de biens culturels et l’expropriation abusive d'objets d'art et, en particulier:
8.4.1. prévoir des sanctions dissuasives à l’encontre de tous ceux qui se livrent au transfert illicite ou au trafic d’objets d’art ou qui le facilitent, qui mènent ou organisent des fouilles illégales, ou détournent des objets d’art à leurs propres fins (expositions, ventes aux enchères, publications universitaires); et veiller à ce que les autorités et les institutions publiques complices (culturelles, universitaires ou autres) des États responsables de ces agissements rendent également des comptes;
8.4.2. développer la formation du personnel militaire, de la police, des douaniers et des professionnels de la justice pénale, en particulier au sein des unités nationales de lutte contre les crimes de guerre, afin de faciliter la prévention, l’enquête et les poursuites judiciaires des atteintes au patrimoine culturel;
8.4.3. sensibiliser le marché de l’art aux Listes rouges de l’ICOM (Conseil international des musées) sur les objets culturels en danger et à la Liste rouge d’urgence de l'ICOM des biens culturels en péril pour l’Ukraine;
8.5. d’utiliser leur influence politique au niveau international et de développer la coopération, en particulier avec le Comité des Ministres et le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe et avec les organisations internationales, groupes de défense des droits humains et institutions culturelles compétents afin:
8.5.1. de promouvoir l’éducation aux droits humains et à la paix, ainsi que la pluralité des perspectives dans l’enseignement de l’histoire, ce qui devrait donner aux apprenants des clés de compréhension et de reconnaissance mutuelles, favoriser le pluralisme et permettre de surmonter les dénis qui alimentent la haine;
8.5.2. de promouvoir une protection effective des identités culturelles menacées, du patrimoine culturel et des droits culturels;
8.5.3. d’organiser des manifestations internationales sur la préservation et la restauration des sites du patrimoine culturel endommagés ou menacés à la suite d’un conflit armé;
8.5.4. de sensibiliser à la manière dont la propagande et les pratiques impériales et néo-impériales, notamment l’idéologie du «monde russe» («Russki mir»), préparent le terrain pour des violations du droit international, dont les atteintes au patrimoine culturel;
8.5.5. de sensibiliser à l’endoctrinement ciblé et à la militarisation par la Fédération de Russie d’enfants ukrainiens dans les territoires occupés.
9. L'Assemblée invite instamment les États membres à mutualiser leurs ressources et à coordonner leurs actions, afin d’apporter à l’Ukraine le soutien nécessaire à la mise en œuvre d’une stratégie globale en réponse aux politiques coercitives de la Fédération de Russie visant à effacer l’identité culturelle, y compris les mesures ci-après:
9.1. stratégies de réparation:
9.1.1. réunir, enregistrer, documenter et préserver les preuves des crimes commis par la Fédération de Russie contre le patrimoine culturel matériel et immatériel en Ukraine, y compris en vue d'évaluer les dommages et de demander réparation;
9.1.2. aider à numériser les éléments du patrimoine et les biens culturels, qui pourraient être convertis et stockés au format numérique dans diverses plateformes et bases de données en ligne, et ainsi permettre au public d’y accéder librement;
9.1.3. renforcer les capacités institutionnelles afin d’assurer une utilisation optimale des fonds fournis par les institutions extérieures et les donateurs, d’améliorer la gestion du patrimoine et de mener à bien des processus de reconstruction satisfaisants;
9.1.4. élaborer des programmes d’adaptation pour les enfants ukrainiens victimes de la déportation en Fédération de Russie ou des politiques d’épuration culturelle dans les territoires sous contrôle russe, en tenant soigneusement compte de leur âge, de leur sexe, de leur origine régionale, ainsi que de la durée et du niveau d’endoctrinement auquel ils ont été soumis;
9.1.5. développer la justice transitionnelle, en tenant dûment compte de la recherche de la vérité, de la réparation et des garanties de non-répétition;
9.2. reconstruction d’après-conflit, relance et consolidation de la paix:
9.2.1. élaborer des projets spécifiques pour le patrimoine culturel, le soutien à la vitalité culturelle et les échanges culturels en fournissant un soutien et des moyens aux artistes, écrivains, musiciens et autres professionnels de la culture et en finançant des initiatives, des subventions et des programmes de résidence;
9.2.2. concevoir des politiques de mémoire, de réconciliation et d’éducation qui encouragent la citoyenneté démocratique et l’engagement civique;
9.2.3. sensibiliser les populations locales à l’importance du patrimoine culturel et des droits culturels, créer des espaces de dialogue avec elles et les associer comme il se doit à la mise en œuvre des politiques.

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			Projet de recommandation
adopté à l’unanimité par la commission le 28 mai 2024.

(open)
1. L'Assemblée parlementaire se réfère à sa Résolution... (2024) «Lutter contre l’effacement de l’identité culturelle en temps de guerre et de paix» et souligne que le droit de participer à la vie culturelle et le droit d’accéder au patrimoine culturel matériel et immatériel et d’en jouir sont des éléments essentiels du système des droits humains et fondamentaux pour l’identité culturelle individuelle et collective.
2. L’Assemblée se félicite de la décision d’établir l’Accord partiel élargi sur le Registre des dommages causés par l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, première étape vers un mécanisme international d’indemnisation. Dans ce cadre, il est essentiel d’enregistrer avec précision les dommages causés au patrimoine culturel et aux infrastructures culturelles en Ukraine et d’établir des listes complètes d’objets et objets d’art pillés dans les musées et sur les sites archéologiques, y compris en Crimée depuis 2014. L'Assemblée invite instamment les États membres parties à l’Accord partiel élargi à prendre des mesures adéquates à cet égard.
3. Le Plan d'action du Conseil de l'Europe pour l'Ukraine «Résilience, relance et reconstruction» (2023-2026) constitue le cadre nécessaire pour accompagner le processus de reconstruction et de relance en Ukraine. L'Assemblée invite le Comité des Ministres à examiner, dans ce contexte, les propositions d’action pour lutter contre l’effacement de l’identité culturelle qui sont exposées dans sa Résolution...(2024), et à intégrer dans le Plan d'action, des initiatives ciblées dans les domaines de l’éducation, de la promotion de la culture démocratique, de l’enseignement de l’histoire et de la promotion du patrimoine, de la vitalité et des échanges culturels.
4. Se référant à l’engagement inscrit dans la Déclaration de Reykjavík, de renforcer la coopération avec les défenseurs des droits humains, les forces démocratiques, les médias libres et la société civile indépendante du Bélarus, l’Assemblée souligne l’importance de développer des projets visant à aider la diaspora du Bélarus à préserver son identité et sa langue par le biais de projets soutenant la vitalité et les échanges culturels. Elle demande au Comité des Ministres de prévoir des ressources appropriées à cet effet, soit à partir du budget ordinaire, soit par des contributions extrabudgétaires ciblées.
5. Enfin, l’Assemblée considère que le cadre juridique international de la protection du patrimoine culturel dans les conflits armés devrait être renforcé. A cet égard, elle recommande au Comité des Ministres de lancer une collaboration avec les Nations Unies, l’Union européenne, et d’autres organisations compétentes en vue d’élaborer des réponses juridiques et politiques aux nouvelles formes d’effacement de l’identité culturelle, en tenant compte des conventions existantes du Conseil de l’Europe et d’autres traités internationaux, en cherchant en particulier:
5.1. à renforcer et consolider la reconnaissance de l’épuration ou de l’effacement culturels, de la destruction délibérée ou systématique du patrimoine culturel et du pillage de biens culturels comme des violations des droits humains et des crimes contre l’humanité et/ou des crimes de guerre, afin qu’il soit possible de poursuivre et de combattre ces agissements illégaux; et à qualifier le rôle joué par une politique d’effacement culturel, d’élément inhérent de l’intention de détruire un groupe national ou tout autre groupe protégé en cas de crime de génocide;
5.2. à mettre en place des mécanismes de protection préventive plus efficaces pour le patrimoine culturel matériel et immatériel;
5.3. à prévoir des sanctions dissuasives et des réparations pour les destructions militaires pour lesquelles il ne peut être démontré qu’elles étaient justifiées par une «nécessité militaire impérative» et pour les autres atteintes au patrimoine culturel.

C. Exposé des motifs par Mme Yevhenia Kravchuk, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. Comme le souligne la proposition de résolution à l’origine de ce rapport (Doc. 15564), après l’occupation par la Russie de la Crimée et des provinces de l’est de l’Ukraine qui forment le Donbass et l’invasion à grande échelle du pays en février 2022, «les opérations ciblées classiques s’accompagnent d’autres actes, tels que la soustraction des archives, la confiscation ou le remplacement des manuels d’histoire, l’endoctrinement de l’éducation, notamment à travers la militarisation, les entraves à l’accès à l’enseignement dans les langues maternelles, y compris autochtones, la décontextualisation d’objets représentatifs en les relocalisant ou en remaniant les récits traditionnels les mettant en scène, l’amenuisement de la diversité des pratiques commémoratives, les refus délibérés de préserver le patrimoine culturel afin de mettre en valeur certaines strates de l’histoire et d’en gommer d’autres, la restauration faussée et biaisée sur le plan ethnique d’objets culturels et le changement des noms des sites géographiques dans une perspective néo-impérialiste».
2. Bien que moins visibles, ces atteintes hybrides contre la culture, l’histoire, la langue, l’éducation et les sites patrimoniaux jettent les bases d’un effacement culturel progressif et d’un déni de l’identité culturelle. De telles politiques profondément délétères nécessitent «une action globale touchant différents domaines comme la culture, l’éducation, la gestion du patrimoine, les médias, la responsabilité pénale et les politiques mémorielles».
3. Concernant la responsabilité pénale et l’indemnisation des dommages de guerre, les chefs d'État et de gouvernement réunis lors du Sommet de Reykjavík tenu en mai 2023 ont décidé de mettre en place un Registre des dommages causés par l'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine en tant que première étape vers un mécanisme international d’indemnisation. Il sera donc crucial de recenser avec précision les dommages causés au patrimoine culturel et aux infrastructures culturelles ukrainiennes (y compris les musées, les archives, les bibliothèques, les centres culturels, etc.) et d’établir des listes complètes des objets et objets d’art pillés dans les musées et les sites archéologiques, y compris en Crimée.
4. Dans mon rapport, je souhaite contribuer à ce processus, en m’appuyant sur la Résolution 2057 (2015) «Le patrimoine culturel dans les situations de crise et de postcrise» 
			(3) 
			Résolution
2057 (2015) «Le patrimoine culturel dans les situations de crise
et de postcrise» et rapport associé Doc.13758, préparé au sein de la commission de la culture, de
la science, de l'éducation et des médias par Mme Ismeta Dervoz
(Bosnie-Herzégovine, PPE/DC)., dans laquelle l’Assemblée parlementaire recommandait aux États membres, conjointement avec l’Organisation des Nations Unies, d’envisager la révision et le renforcement des dispositions de la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé et de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, et ses protocoles.
5. Je donne également suite à l’idée exprimée dans la proposition de résolution d’«envisager des orientations du Conseil de l’Europe pour élaborer une réponse juridique et politique internationale à ces nouvelles formes d’effacement culturel progressif à la lumière des conventions de l’Organisation et autres traités internationaux existants». Il serait essentiel de consolider juridiquement la notion selon laquelle les actions ciblées visant à effacer l’identité culturelle sont considérées comme un crime contre l’humanité. L’approche fondée sur les droits humains a un rôle clé à jouer dans la justice transitionnelle et la réconciliation, en termes d’obligations juridiques spécifiques sur le respect et la protection du patrimoine culturel en temps de guerre et pour tous les groupes et communautés, y compris l’interdiction de la discrimination fondée sur l’identité culturelle.
6. Mon rapport examine les questions relatives à l'effacement de l'identité culturelle en temps de guerre et de paix, et s'attache tout particulièrement à la situation actuelle en Ukraine, tout en faisant également référence à celle qui prévaut dans les Balkans occidentaux, au Bélarus et dans la région du Caucase du Sud.
7. Je tiens à remercier tous les spécialistes 
			(4) 
			M. Oleksandr Tkachenko,
ministre de la Culture et de la Politique de l’information de l’Ukraine;
M. Andriy Kostin, procureur général de l’Ukraine; Mme Krista Pikkat,
directrice de l’entité Culture et Situations d’urgence à l’UNESCO; M. Sergii Gorbachov,
médiateur de l’éducation; M. Viktor Pendalchuk, directeur de l’établissement
d’enseignement secondaire n° 1 de Kakhovka (région de Kherson);
Mme Tamila Tasheva, représentante permanente
du Président de l’Ukraine en République autonome de Crimée; Mme Elmira Ablyalimova,
gestionnaire de projet à l’Institut d’études stratégiques de Crimée
(CISS); Mme Kateryna Busol, professeure
associée à l'université nationale Académie Mohyla de Kiev, chargée
de recherche à la British Academy, Institut britannique de droit
international et comparé; Dr Mirela M. Handan, chargée de la gestion
de la réhabilitation du patrimoine dans le cadre de l’Accord de
paix de Dayton; Mmes Aida Bičakčić et
Adisa Dzino Šuta, Bosnie-Herzégovine; Mme Gjelane Hoxha,
cheffe de la commission d’État pour la documentation et l’évaluation
des dommages de guerre causés au patrimoine culturel et inspectrice
du patrimoine culturel, Kosovo; M. Bujar Demjaha; M. Sali Shoshi,
directeur exécutif de Patrimoine culturel sans frontières (CHwB);
Mme Nora Arapi Krasniqi, conseillère
principale au ministère de la Culture du Kosovo; Mme Alena Makouskaya, membre
du Groupe de contact du Conseil de l’Europe sur la coopération avec
les représentant·es des forces démocratiques et de la société civile
du Bélarus, coordinatrice de la campagne culturelle civique «Soyons
des Bélarussiens/siennes» (Budzma Belarusami); Mme Kristin Hausler,
chercheuse principale en droit international public et directrice
du Centre de droit international, Dorset, Institut britannique de
droit international et comparé, et présidente du comité pour la
sauvegarde du patrimoine culturel dans les conflits armés, Association
de droit international (ADI); M. Thomas de Waal, maître de recherche
à Carnegie Europe, journaliste et écrivain sur le Caucase. avec lesquels nous nous sommes entretenus dans le cadre de la préparation du rapport d’avoir partagé leurs informations et leurs réflexions sur les actions à mener, et en particulier le Dr Robert Pickard, qui m'a aidée à établir un rapport détaillé et bien documenté ainsi que la bibliographie qui l'accompagne 
			(5) 
			Le présent rapport
s'appuie sur de nombreuses sources d'information mentionnées dans
une <a href='https://rm.coe.int/bibliographie-fr-contrer-l-effacement-de-l-identite-culturelle-en-temp/1680afb257'>bibliographie:
https://rm.coe.int/bibliographie-fr-contrer-l-effacement-de-l-identite-culturelle-en-temp/1680afb257. </a>.

2. Dommages et menaces pour la culture et le patrimoine

2.1. La situation en Ukraine

8. La Russie a envahi l'Ukraine en 2014, occupant la péninsule de Crimée et certaines parties de l'est de l'Ukraine 
			(6) 
			En
2023, la Cour européenne des droits de l'homme a confirmé que la
Russie avait exercé un contrôle effectif sur les régions de l'est
de l'Ukraine au moins depuis le 11 mai 2014. Cour européenne des
droits de l'homme, Ukraine et Pays-Bas
c. Russie, requêtes nos 8019/16,
43800/14 et 28525/20, décision du 20 novembre 2022, paragraphe 695.. De nombreuses violations du droit international des droits de l'homme et du droit international humanitaire ont ensuite été commises 
			(7) 
			Bureau du procureur
de la Cour pénale internationale, rapports sur les activités menées
en matière d’examen préliminaire, 2016-2020; Haut-Commissariat des
Nations Unies aux droits de l'homme (HCDH), «<a href='www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/29thReportUkraine_EN.pdf'>Rapport
sur la situation des droits humains en Ukraine du 16 novembre 2019
au 15 février 2020</a>», paragraphes 7, 54, 62, 69., et ont visé, entre autres, le patrimoine culturel, à savoir l'appropriation illégale et gratuite de biens publics, municipaux et privés, la réalisation de fouilles archéologiques non autorisées, le transfert illégal d'objets, ainsi que la destruction apparente et dissimulée de lieux culturels. Il s’est agi également de réécrire les récits muséographiques afin qu'ils ne montrent pas les strates ukrainiennes et tatares de Crimée d'un lieu particulier, de modifier les programmes d'enseignement pour représenter une vision centrée sur la Russie de l'histoire des territoires occupés de l'Ukraine, et de persécuter ceux qui s'opposent à ces politiques et à d'autres politiques d'occupation.
9. Depuis l’invasion massive de l’Ukraine lancée le 24 février 2022, l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture) assure le suivi de la situation sur le terrain, en mettant régulièrement à jour les statistiques sur le nombre de journalistes tués et sur les établissements d’enseignement et les sites culturels endommagés 
			(8) 
			UNESCO,
«<a href='https://www.unesco.org/fr/ukraine-war'>Face
à la guerre, l’UNESCO se mobilise en Ukraine</a>» (2024); <a href='https://www.unesco.org/fr/articles/ukraine-lunesco-chiffre-35mds-les-dommages-sur-la-culture-et-le-tourisme-apres-2-ans-de-guerre#:~:text=Deux%20ans%20apr%C3%A8s%20le%20d%C3%A9but,ann%C3%A9es%20pour%20permettre%20son%20rel%C3%A8vement.'>«L’UNESCO
chiffre à 3,5Mds$ les dommages sur la culture et le tourisme après
2 ans de guerre». </a>Voir également la partie 3 de cet exposé des motifs pour les
chiffres relatifs aux établissements d'enseignement.. Au 10 avril 2024, l’UNESCO avait établi que des dommages avaient été causés à 351 sites du patrimoine culturel, dont 129 lieux religieux, 157 bâtiments d’intérêt historique et/ou artistique, 31 musées, 19 monuments, 14 bibliothèques et une archive. Le rapport de la Commission d'enquête internationale indépendante sur l'Ukraine au Conseil des droits de l'homme de l’ONU (A/HRC/55/66, 18 mars 2024) confirme les attaques indiscriminées menées par la Russie contre des biens de caractère civil, y compris des biens culturels, et la suppression des expressions de l'identité culturelle ukrainienne.
10. Le 1 mars 2024 à Kharkiv (Ukraine), le Président ukrainien Volodymyr Zelensky et le Premier ministre néerlandais Mark Rutte ont signé un accord de coopération en matière de sécurité, reconnaissant les dommages causés au patrimoine culturel de l'Ukraine par le conflit armé, que ce soit par négligence, par mépris ou à la suite d'attaques délibérées, visant à servir des objectifs malveillants ou de mauvaises intentions.
11. L'article 9 du Deuxième Protocole (1999) à la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé (1954) interdit la modification des biens culturels en territoire occupé d'une manière «visant à dissimuler ou à détruire des éléments de témoignages de caractère culturel, historique ou scientifique» 
			(9) 
			Bien que la Russie
ne soit pas partie au Deuxième Protocole, elle reste liée par les
obligations imposées par le droit international coutumier des conflits
armés, comme indiqué au paragraphe 11 du «<a href='https://iihl.org/wp-content/uploads/2018/01/Military-Manual-EN-FINALE_17NOV-1.pdf'>Manuel
militaire de l'UNESCO sur la protection des biens culturels</a>» (2016)<a href='https://iihl.org/protection-of-cultural-property/'>.</a> Dans ce contexte, voir les paragraphes 201 (interdiction
et prévention de certains actes), 202 (exportation illicite, autre
déplacement ou transfert de propriété de biens culturels) et 210
à 212 (transformation et changement d'utilisation de biens culturels).. La reconstruction destructrice du palais du Khan de Bakhchisaray, datant du XVIe siècle et comprenant un ensemble architectural compact de 17 bâtiments et 9 cours intérieures fermées, en est une bonne illustration. Ce palais, qui est un symbole d'importance spirituelle pour la communauté autochtone des Tatars de Crimée, a été placé sur la liste indicative de l'UNESCO en vue de son inscription au patrimoine mondial en 2003. En 2017, la puissance occupante a entamé des travaux qui devraient se poursuivre jusqu'en 2024, notamment le démantèlement des toits à l'aide d'équipements lourds causant des dommages structurels dus aux vibrations, des dommages à l’aspect authentique de l’ensemble causés par l'enlèvement des tuiles et des poutres en chêne d'origine et leur remplacement par des matériaux modernes, des dommages aux fresques et aux vitraux anciens ainsi que la perte d’objets culturels enfouis dans le sol en raison de l'installation de réseaux d'ingénierie modernes sans enquête archéologique appropriée. Les prétendus travaux de restauration ont causé un préjudice important en ne tenant pas compte de la valeur historique et du principe de réversibilité, et ont eu un impact sur l'identité en détruisant des strates de l'histoire de la Crimée d'une importance particulière pour la communauté tatare de Crimée.
12. Depuis 2017, un festival d'opéra et de ballet russe a lieu chaque année sur les ruines de l'ancienne ville grecque (Ve siècle avant JC) de la Chersonèse Taurique et de sa Chora (inscrite sur la Liste du patrimoine mondial 2013). Les grands travaux d’aménagement ont causé des dommages au site, notamment la destruction d'objets archéologiques. En mars 2023, le centre pour enfants de Korsun (un grand bâtiment abritant une école d'art) a été ouvert. Il s'agit du premier volet d'un plan de grande ampleur en cinq étapes prévoyant la construction d’éléments urbains autour des murs de l'ancienne ville, notamment un musée de la chrétienté et un parking. En tant que tel, le projet témoigne d’une mauvaise gestion persistante et de l'impact sur ce lieu culturel. Plus important encore, les plans de développement visent à transformer le site en lieu de pèlerinage russe. L’occupant part du principe erroné que ce lieu est le berceau du christianisme orthodoxe russe d'où sont nés l'État national russe unitaire et la nation russe 
			(10) 
			La
revendication de Vladimir Poutine est liée au baptême du prince
de Kiev, Volodymyr le Grand, à Chersonèse en 988, apportant le christianisme
au peuple slave de la Russie de Kiev, ce qui est distinct du développement
du christianisme en Moscovie, le prédécesseur de l'empire russe., et dénigre donc encore plus sa valeur historique. En mai 2023, il a été signalé que des objets en or de la période byzantine avaient été prélevés à Chersonèse et «exportés» illégalement hors de Crimée pour la première fois afin d’être exposés dans un musée.
13. Des fouilles archéologiques illégales (y compris sous-marines) ont eu lieu sans vérification de la sensibilité au contexte ou présentation des découvertes, notamment en ce qui concerne la construction de l'autoroute de Tavrida permettant de relier le pont de Kertch à la Crimée et de faciliter l'occupation militaire russe de la péninsule, ce qui a entraîné la destruction de lieux de sépulture musulmans. L'Assemblée générale des Nations Unies a souligné que la construction du pont de Kertch renforçait la militarisation de la péninsule occupée 
			(11) 
			Assemblée générale
des Nations Unies, «<a href='https://digitallibrary.un.org/record/3893540?ln=en'>Problème
de la militarisation de la République autonome de Crimée et de la
ville de Sébastopol (Ukraine), ainsi que de certaines parties de
la mer Noire et de la mer d'Azov</a>», soixante-quinzième session, point 34 a) de l'ordre
du jour, Prévention des conflits armés, <a href='https://digitallibrary.un.org/record/3893540?ln=en'>A/75/L.38/Rev.1</a>, 3 décembre 2020, paragraphe 17.. Ces conclusions nuancent les répercussions sur la sécurité des violations du patrimoine culturel, notamment l'effacement culturel.
14. Des pillages généralisés ont eu lieu en Crimée depuis 2014, notamment d’objets et de peintures du peuple tatar de Crimée. De nombreux occupants russes auraient quitté la Crimée en emportant des objets culturels et plus de 1 000 objets représentatifs provenant de musées de Crimée ont été retrouvés en Russie entre 2014 et 2020. Plus de 500 000 pièces du musée de Crimée ont été inscrites aux catalogues des musées de Russie. En outre, plus de 12 000 monuments historiques et culturels de la Crimée ont été inscrits au registre national des objets du patrimoine culturel en Russie 
			(12) 
			Les informations contenues
dans ce paragraphe ont été fournies par des spécialistes ukrainiens
de l'Institut d'études stratégiques de Crimée et par la représentante
permanente du Président de l’Ukraine en République autonome de Crimée.
Entretiens réalisés le 27 septembre 2023..
15. Les communautés religieuses pro-ukrainiennes ou supposées telles ont été victimes de persécutions et d'agressions en Crimée. Dix mosquées, qui sont importantes pour les Tatars musulmans de Crimée, ne sont plus opérationnelles, et l'Église orthodoxe d'Ukraine souffre également, puisqu’elle compte désormais sept fois moins de paroisses en activité. L'administration occupante soutient les organisations publiques et religieuses «loyales», mais celles-ci restent sous contrôle russe; les communautés religieuses qui refusent d'obéir font l'objet de persécutions et de harcèlement politiques 
			(13) 
			Informations fournies
par la représentante permanente du Président de l'Ukraine dans la
République autonome de Crimée: entretien du 27 septembre 2023..
16. Fait rare, la police espagnole aurait procédé à des arrestations, dont celle d'un prêtre orthodoxe soupçonné d'être à la tête d'un réseau criminel de trafic d'objets d'art en provenance de l'Ukraine occupée, à savoir plus de 11 bijoux anciens en or sortis clandestinement de Crimée après l'annexion en 2014. La déclaration d'importation du suspect était accompagnée de faux documents affirmant que ces pièces appartenaient à l'Église orthodoxe ukrainienne, qu’il convient de distinguer de l'Église orthodoxe d’Ukraine. Le Parlement ukrainien a donné son approbation initiale à une loi qui interdirait l'Église orthodoxe ukrainienne, liée à Moscou.
17. Après le 24 février 2022, les forces russes ont détruit des infrastructures et des éléments du patrimoine culturel dans toute l'Ukraine: destruction et dommages infligés aux musées, bibliothèques, archives, théâtres, lieux de culte et cimetières, bâtiments historiques et lieux où les gens ont accès à la culture. Quatre jours après l'invasion, les bombardements russes ont endommagé le musée Ivankiv (région de Kiev); un jour plus tard, le mémorial de l'Holocauste de Kiev à Babyn Yar, et peu de temps après, le mémorial de l'Holocauste de Drobitsky Yar à l'extérieur de Kharkiv, ont été gravement endommagés.
18. Il existe des preuves de pillage généralisé d'objets culturels provenant de collections publiques et privées dans les territoires occupés. En avril 2022, des responsables ukrainiens de Marioupol ont rapporté que les forces russes avaient volé et déplacé plus de 2 000 pièces uniques provenant de musées du sud de l'Ukraine, dont des œuvres de Arkhip Kuindji, natif de Marioupol, du XIXe siècle, et du peintre Ivan Aïvazovsky, ainsi qu’un rouleau manuscrit unique de la Torah et l'Évangile de 1811 imprimé par une imprimerie vénitienne pour les Grecs de Marioupol. Plus tard en 2022, le pillage de plus de 1 700 pièces du musée d'histoire locale de Melitopol, dont 198 objets scythes en or, et de 15 000 œuvres provenant du musée d'art de Kherson «Oleksiy Shovkunenko», ainsi que du musée régional de Kherson et d'autres lieux culturels, a été signalé.
19. Depuis l'inscription du centre historique d'Odessa sur la Liste du patrimoine mondial en janvier 2023, les attaques de missiles russes en juillet 2023 ont causé des dommages importants. Des parties de la cathédrale de la Transfiguration ont été transformées en ruines, 25 monuments historiques ont été endommagés, ainsi que les musées archéologique, maritime et littéraire d'Odessa. Les forces russes ont nié toute responsabilité mais la Directrice générale de l'UNESCO, Audrey Azoulay, a fermement condamné ces agressions flagrantes et a exhorté la Russie à respecter ses obligations internationales 
			(14) 
			Voir: <a href='https://whc.unesco.org/fr/actualites/2592%2F'>https://whc.unesco.org/fr/actualites/2592%2F</a>. La déclaration indiquait également que la destruction intentionnelle
de sites culturels pouvait constituer un crime de guerre, comme
l'a également reconnu le Conseil de sécurité des Nations Unies –
dont la Fédération de Russie est membre permanent – dans la Résolution
2347 (2017). De plus, ces attaques contredisent les déclarations
des autorités russes concernant les précautions prises pour épargner
les sites du patrimoine mondial en Ukraine, y compris leurs zones
tampons.. D’autres agressions ont été condamnées ensuite, notamment une attaque dans la zone tampon du site du patrimoine mondial de Lvov ainsi que 19 attaques lancées en octobre 2023 sur Tchernihiv, inscrite sur la Liste indicative en 1989. Pour mettre en lumière les dommages culturels en cours, les centres historiques d'Odessa et de Lvov ainsi que les sites inscrits de Kiev ont été placés sur la liste du patrimoine «en danger» de l'UNESCO en septembre 2023.
20. Outre les exemples ci-dessus, la Russie cible le patrimoine culturel pour des raisons idéologiques afin de forcer l'assimilation culturelle et l'expansion de la sphère d'influence russe (souvent appelé le «monde russe» ou «Russki mir»): destruction de plaques commémoratives écrites en ukrainien, changement de nom de villes, de villages et d'autres unités administratives, remplacement des panneaux routiers ukrainiens des villes, des villages et des rues par des panneaux russes et impositions d'événements et expressions culturels dans les écoles, les universités et les musées d'histoire locaux pour mettre en valeur l'histoire et les récits russes. La Russie continue de diffuser ses récits historiques unidimensionnels au sein de sa propre jeunesse et de sa population au sens large, tout en menant une militarisation intense et indissociable de cette réécriture de l’histoire. Ce travail d’épuration a été observé dans de nombreux autres conflits, par exemple dans les guerres de l'ex-Yougoslavie dans les années 1990 
			(15) 
			Voir <a href='https://www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document/IPOL_STU(2023)733120'>www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document/IPOL_STU(2023)733120, </a>pages 74-75, 84 et 99-100; <a href='https://www.bbc.com/russian/international/2014/06/140624_crimea_traffic_signs'>www.bbc.com/russian/international/2014/06/140624_crimea_traffic_signs</a>..

2.2. La situation au Bélarus 
			(16) 
			Cette
sous-section s'appuie sur les informations communiquées par Mme Alena Makouskaya,
membre du Groupe de contact du Conseil de l’Europe sur la coopération
avec les représentant·es des forces démocratiques et de la société civile
du Bélarus, coordinatrice de la campagne culturelle civique «Soyons
des Bélarussiens/siennes» (Budzma Belarusami) lors de l’audition
de la commission du 24 janvier 2024, ainsi que sur d’autres références
(voir la bibliographie, https://rm.coe.int/bibliographie-fr-contrer-l-effacement-de-l-identite-culturelle-en-temp/1680afb257).

21. Au Bélarus, le problème tient davantage à la répression de la vie culturelle qu'aux dommages causés au patrimoine culturel. Le gouvernement met en œuvre depuis 1994 une politique systématique de russification, qui a commencé à revêtir un caractère punitif clairement exprimé à l'égard des locuteurs du bélarussien et des artisans de la culture bélarussienne à partir de 2020, date à laquelle des manifestations pacifiques de grande envergure ont eu lieu pour contester la légitimité des résultats de l'élection présidentielle.
22. La répression n'a pas cessé, même après trois ans. Ainsi, même en 2023, pas moins de 1 499 violations des droits culturels et des droits humains ont été recensées à l’encontre des professionnels de la culture au Bélarus 
			(17) 
			Quelque
1 097 violations ont été commises à l'encontre de 605 personnalités
du monde de la culture et individus dont les droits culturels ont
été violés, 163 violations ont été commises à l’encontre de 147 organisations
et communautés culturelles, et 57 violations ont été recensées en
lien avec des objets du patrimoine historique et culturel ou avec
la langue bélarussienne. Au 31 décembre 2023, dans le contexte de
poursuites pénales, au moins 155 personnalités du monde de la culture
étaient détenues dans des prisons, des colonies pénitentiaires,
des centres de détention provisoire et des établissements de type
ouvert (et certaines y sont décédées), ou assignées à résidence.
Selon les données du centre des droits humains Viasna, 114 d'entre
elles sont reconnues comme des prisonniers politiques, pour un total
de 1 452 prisonniers politiques au Bélarus à la fin de 2023. Au
moins 182 produits culturels (y compris des comptes de médias sociaux)
ont été déclarés «extrémistes» par le ministère de l'Information,
dont 40 livres et publications de la littérature bélarussienne classique
et contemporaine. Le ministère de l'Intérieur
a inscrit 153 acteurs de la vie culturelle sur la «Liste des citoyens
impliqués dans des activités extrémistes».. La censure est appliquée dans le pays par le biais de «listes noires» d'écrivains, d'artistes, de photographes, d'acteurs, de musiciens, de guides touristiques et de personnels des musées jugés politiquement «peu fiables». L'État contrôle le nombre d'événements culturels et les lieux où ils se déroulent, la loi exigeant l'obtention d'une autorisation des autorités compétentes, ainsi que les répertoires théâtraux, la distribution des films, les expositions organisées dans les musées, les œuvres musicales, etc. Le département de folklore et d'ethnologie de l'université d'État de la culture du Bélarus a été fermé. En 2023, 35 autres organisations à but non lucratif œuvrant dans les domaines de la danse, de l'histoire locale, des minorités ethniques, de la protection du patrimoine et d'autres secteurs de la culture ont été liquidées de force. Au total, depuis 2020, au moins 218 organisations non gouvernementales liées à la sphère culturelle du Bélarus ont été dissoutes de force.
23. Les théâtres bélarussiens réduisent au strict minimum les productions inspirées d’œuvres d'auteurs bélarussiens. La situation est similaire en ce qui concerne les expositions, la musique et les concerts, où les œuvres et auteurs internationaux, et plus particulièrement bélarussiens, sont remplacés par des acteurs, des metteurs en scène, des musiciens russes et les répertoires correspondants, annihilant ainsi autant que possible les œuvres et la vie des artistes créateurs d’origine bélarussienne. De nombreux intellectuels, artistes, musiciens, journalistes, philosophes, écrivains et des personnalités publiques bélarussiennes qui se sont exprimés pour condamner la violence dans le pays et la guerre en Ukraine ont été considérés comme faisant partie de l'opposition politique et contraints de quitter le pays.
24. L'un des principaux revers de cette intégration plus étroite avec la Russie est l’effacement de la culture bélarussienne. De nombreuses «feuilles de route» de coopération dans le domaine culturel ont été signées entre des villes et des régions (par exemple entre Minsk et Mourmansk, Minsk et Saint-Pétersbourg, l’oblast de Moguilev et l’oblast de Briansk, le Bélarus et Rostov, l’oblast de Novossibirsk, le Tatarstan, etc.), ainsi que des accords de coopération entre musées, théâtres, maisons de la créativité et autres établissements culturels et éducatifs (notamment, les Journées de l'État d'Union – une entité supranationale constituée de la Russie et du Bélarus, les Journées de la culture russe au Bélarus, du Tatarstan au Bélarus, de l’oblast de Pskov à Vitebsk, de Saint-Pétersbourg à Minsk, etc.). En conséquence de ces activités, la sphère culturelle du Bélarus – qui continue de perdre un nombre considérable de professionnels en raison des licenciements et de la censure à l’égard de ceux qui se montrent déloyaux envers le régime – se peuple de plus en plus de professionnels russes de la culture. Les jeunes bénéficient d'une attention particulière. Ainsi, pour l'année 2024, quelque 1 300 places ont été attribuées aux Bélarussiens dans les universités russes, conformément aux quotas fixés par le Gouvernement de la Fédération de Russie. En décembre 2023, une nouvelle série de mesures d’intégration entre le Bélarus et la Russie comprenant 120 événements a été annoncée pour 2024-2026 – avec un accent sur la sphère culturelle et humanitaire.
25. Le 12 septembre 2023, le ministère de la Culture a annoncé le calendrier des débats publics sur le projet d’Approche pour le développement de l’espace culturel national dans tous les domaines de la vie sociale en 2024-2026. Le document évoque entre autres les notions de «valeurs traditionnelles orientant le peuple bélarussien», de «tradition du bilinguisme bélarussien-russe», de «révision des expositions muséales consacrées à l'époque du Grand-Duché de Lituanie et de la République des Deux Nations», de «création d'œuvres d'art par des auteurs bélarussiens sur commande de l'État», de «protection du marché national de l'édition contre la concurrence étrangère», d’«élaboration d'une politique relative au répertoire à destination des équipes de création artistique composées de professionnels ou d’amateurs», une sélection précise de «contenus dans les matières universitaires: ‘langue bélarussienne’, ‘littérature bélarussienne’, ‘littérature russe’, ‘histoire’, ‘histoire du Bélarus’, ‘sciences sociales’» et d'autres concepts qui renvoient principalement au passé soviétique et démontrent l'attitude servile des fonctionnaires face à la question du rôle de la culture pour la société dans son ensemble.

2.3. La situation dans le Caucase du Sud 
			(18) 
			Cette sous-section
s'appuie sur les informations fournies lors de l'audition de la
commission le 21 mars 2024 par M. Thomas de Waal, maître de recherche
à Carnegie Europe, journaliste et écrivain sur le Caucase. Voir
également: «Caucasus Heritage Watch – Heritage monitoring and research
in the Caucasus, Special Report #1: Silent erasure», <a href='https://caucasusheritage.cornell.edu/'>https://caucasusheritage.cornell.edu;</a> et Parlement européen, Textes adoptés: «Destruction
du patrimoine culturel au Haut-Karabakh», 10 mars 2022, <a href='https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2022-0080_FR.html'>www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2022-0080_FR.html</a>.

26. La région du Caucase du Sud présente une immense diversité culturelle, ethnique, religieuse et linguistique. Cependant, l'effacement des monuments culturels était déjà monnaie courante à l'époque soviétique. Dans un premier temps au nom de la modernité et de la propagande antireligieuse, puis au cours de l'ère post-stalinienne, les identités nationales ont été confortées dans les 15 républiques de l'Union soviétique, favorisant ainsi la majorité «titulaire» au détriment des populations minoritaires. Dans les années 1990, les trois Républiques du Caucase du Sud ont accédé à l’indépendance et ont été le théâtre de conflits ethno-territoriaux. Outre les menaces pesant sur le patrimoine architectural physique, s'est dessinée une tendance à détruire la culture de l’adversaire par l'omission délibérée de faits historiques dans les manuels d'histoire et l'effacement des œuvres littéraires et musicales émanant de «l'autre camp» dans le conflit.
27. Dans le conflit qui oppose l'Arménie et l'Azerbaïdjan, la culture reste un terrain de contestation et de bataille. Du côté arménien, les quelques mosquées encore existantes dans la capitale Erevan ont été endommagées. Cependant, les monuments arméniens situés en Azerbaïdjan ont fait l’objet de destructions d’une ampleur bien plus grande. Jusqu'au début du XXe siècle, la République azerbaïdjanaise du Nakhitchevan comptait historiquement une vaste population arménienne. Au cours des 30 dernières années, la quasi-totalité de son patrimoine culturel arménien a été détruite. En particulier, un magnifique et très célèbre cimetière arménien médiéval, situé à proximité de la ville de Djoulfa et abritant des milliers de khatchkars (stèles funéraires), a été rasé au début des années 2000. Les visiteurs étrangers se sont vu refuser l'accès à ce lieu.
28. Depuis que les forces azerbaïdjanaises ont pris le contrôle de la région du Karabakh en septembre 2023, presque toute la population arménienne a fui. La région abrite certains des vestiges les plus riches du patrimoine arménien, comme les célèbres églises médiévales de Gandzasar et d'Amaras. Le point de vue historique datant de l'ère soviétique prévaut toujours en Azerbaïdjan, à savoir que les monuments du Karabakh ne sont pas arméniens mais «albanais du Caucase» et que par conséquent, les inscriptions en langue arménienne ne sont pas considérées comme authentiques et peuvent être effacées. Les monuments arméniens de la région sont ainsi gravement menacés, d'autant plus que la présence internationale et les visites de spécialistes du patrimoine de l'UNESCO ne sont pas autorisées. Caucasus Heritage Watch s'efforce de surveiller la situation par le biais de photos satellites et a recensé les dommages subis par plusieurs monuments. En mars 2022, le Parlement européen a adopté une résolution sur la destruction du patrimoine culturel au Haut-Karabakh et a fermement condamné les agissements de l'Azerbaïdjan, considérant qu'ils avaient violé le droit international et contribué à nier le patrimoine culturel arménien.

2.4. Enseignements tirés d'autres conflits 
			(19) 
			Cette
sous-section s'appuie sur les informations communiquées par des
spécialistes du Kosovo et de la Bosnie-Herzégovine.

29. Des attaques délibérées, entraînant des dommages et des destructions du patrimoine culturel, ont été enregistrées ailleurs, notamment lors des guerres dans l'ex-Yougoslavie, ce qui permet de tirer des enseignements pour la situation post-conflit de l'Ukraine. L'accord de paix de Dayton pour la Bosnie-Herzégovine a été le premier accord de ce type à faire du patrimoine un élément clé (annexe 8). La création d'une commission indépendante chargée de préserver les monuments nationaux de Bosnie-Herzégovine a joué un rôle important dans la désignation du patrimoine matériel et des zones de protection, en approuvant le message d'un «patrimoine commun» et en œuvrant en particulier avec la jeune génération. Cependant, son travail a été freiné par la politisation ultérieure des rôles des commissaires, le manque de coordination entre la protection du patrimoine à différents niveaux de gouvernement, en particulier l'aménagement du territoire, l’existence d’un puissant lobby du bâtiment en faveur de nouvelles constructions, l'absence de sanctions pénales efficaces, le manque de financement et de coordination des organismes de financement pour soutenir la réhabilitation du patrimoine; et l’accent mis directement sur le patrimoine culturel tangible sans tenir dûment compte des questions immatérielles et du patrimoine naturel.
30. La décision de reconstruire les sites endommagés par la guerre bénéficie à l’ensemble de la communauté, en favorisant la reconnaissance mutuelle des valeurs patrimoniales et la réconciliation. Cependant, elle s'est souvent heurtée à des difficultés, par exemple en ce qui concerne la collecte de documents pertinents sur l'histoire d'un lieu et la manière dont les vestiges peuvent être réutilisés. Il faut également s’appuyer sur des lignes directrices et des évaluations techniques concernant l'approche à adopter avant le commencement des travaux, le suivi pendant les travaux et l’entretien après les travaux. Il existe souvent un manque d'artisans qualifiés et un besoin de renforcement des compétences traditionnelles/de formation pour combler les lacunes en matière de connaissances (surtout s'il y a une pénurie d'après-guerre), ainsi que d'entrepreneurs agréés et formés pour veiller à ce que les travaux respectent les valeurs patrimoniales inhérentes. Des questions se posent sur la manière d'associer la communauté et les autorités religieuses au processus. Il convient également de mettre l'accent sur les possibilités qu’ont les ressources patrimoniales d’être un facteur de développement durable et de régénération sociale et économique, y compris le tourisme, ainsi que sur la diversification des financements pour soutenir le patrimoine à travers d'autres secteurs: tourisme, stratégies de développement, changement climatique, gestion des catastrophes, etc. 
			(20) 
			Ces
questions ont été examinées dans le cadre du Programme régional
du Conseil de l'Europe pour le patrimoine culturel et naturel du
Sud-Est de l’Europe, voir par exemple: Bold, J. et Pickard, R. (dir.) «<a href='https://rm.coe.int/approche-integree-du-patrimoine-culturel-le-programme-de-cooperation-e/1680913f51'>Une
approche intégrée du patrimoine culturel</a>», Conseil de l’Europe (2018)..
31. Il existe de nombreux exemples tirés des guerres en ex-Yougoslavie où le processus de reconstruction n'a pas été satisfaisant. Par exemple, la reconstruction des forteresses de Prizren et de Novo Brdo au Kosovo* 
			(21) 
			* Toute
référence au Kosovo mentionnée dans ce texte, que ce soit le territoire,
les institutions ou la population, doit se comprendre en pleine
conformité avec la Résolution 1244 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies
et sans préjuger du statut du Kosovo. a été pénalisée par un manque d'informations documentaires, une mauvaise conception, une mise en œuvre inappropriée des travaux, un manque d'expertise et une mauvaise gestion, ce qui a porté atteinte à l'authenticité des structures. La reconstruction des mosquées détruites en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo grâce à un financement saoudien a conduit à l’adoption d’une approche plus austère des intérieurs décorés qui existaient dans les Balkans. De nombreux donateurs et parties prenantes avaient des approches et des exigences différentes et n'étaient pas suffisamment coordonnés. La capacité à gérer les processus était insuffisante en raison de l'inadéquation des lois et des compétences professionnelles. Il existe cependant quelques exemples de réussite, notamment la reconstruction du pont de Mostar ainsi que de l'hôtel de ville et de la bibliothèque nationale de Sarajevo qui avaient été détruits et sont devenus des «symboles de réconciliation» et de fierté civique qui ont favorisé l’ancrage de la communauté en rétablissant un «sentiment d'appartenance». La reconstruction des bazars de Gjakova et de Peja, au Kosovo, même si les approches adoptées ne sont pas idéales, a créé un sentiment d'identité dans l'ensemble urbain à travers la mémoire et l'histoire qu'ils incarnaient.
32. Les nombreuses maisons fortifiées traditionnelles Kullas du Kosovo, endommagées par la guerre, ont posé un défi particulier nécessitant une formation spécialisée en conservation de la pierre. Les actions de l'ONG «Patrimoine culturel sans frontières» ont été exemplaires dans ce contexte. Elles ont consisté à: associer la communauté pour construire des ponts dans le cadre du processus de réconciliation, organiser des camps de formation pour les jeunes («apprendre en faisant»), utiliser des fondations locales pour canaliser correctement les financements et reconnaître que le patrimoine est une ressource pour le développement. En outre, le programme RPSEE a joué un rôle important dans la mise en place d'une bonne approche du processus de reconstruction incluant le développement d'interventions préliminaires, la réalisation d’évaluations techniques, la mise en œuvre d’actions de réhabilitation intégrées et de projets pilotes de développement local, la coordination des cadres institutionnels et législatifs, etc.
33. L'expérience des Balkans fournit également des enseignements sur le pillage et le trafic illicite et sur la difficulté d'établir des procédures pour la restitution des objets volés. La nécessité d'enregistrer les objets mobiliers associés à des lieux patrimoniaux particuliers et de maintenir ce lien par des moyens numériques a été considérée comme un moyen d'arrêter les transferts vers d'autres lieux religieux et ailleurs, par exemple en ce qui concerne les icônes. Les systèmes d'inventaire doivent donc être vérifiés et maintenus. Les procédures de stockage d'urgence pour les objets mobiliers à risque et les «listes rouges» (qui présentent des catégories d'objets culturels pouvant faire l'objet de vols et de trafic) peuvent être utiles dans les processus de récupération. La difficulté pour les policiers et les douaniers de coopérer au-delà des frontières est aggravée par le manque de formation qui permettrait de reconnaître les objets d'importance patrimoniale. De plus, en l'absence de procédures appropriées pour traiter et criminaliser le trafic, le travail de rapatriement des biens volés est très difficile. La publication des preuves de déplacement de biens culturels peut contribuer à améliorer le profil des enquêtes criminelles.

3. Effacement de l’identité culturelle par l’éducation, l’utilisation des langues et l’enseignement de l’histoire

3.1. La situation en Ukraine

34. Le 12 juillet 2021, le site internet du Kremlin a publié un article du Président Poutine dans lequel il affirme que «l'idée du peuple ukrainien en tant que nation séparée des Russes» ne repose sur aucune base historique, que les Russes et les Ukrainiens forment «un seul peuple» et qu'aucune nation ukrainienne n'existait avant la création de celle-ci par la Russie soviétique. En d'autres termes, du point de vue de Vladimir Poutine, tout ce qui serait identifié comme ukrainien, personne ou objet, est effectivement une fiction. Cette affirmation erronée est à l’origine des attaques contre la culture, l'éducation, les langues et l'histoire de l'Ukraine 
			(22) 
			Vladimir
Poutine, «On the Historical Unity of Russians and Ukrainians», site
web du Kremlin, 12 juillet 2021, http//en.kremlin.ru/events/president/news/66181..
35. Les autorités russes ont pris diverses mesures pour éradiquer la culture ukrainienne et tatare depuis 2014 en Crimée. Outre les dommages causés aux lieux culturels, ils ont harcelé et menacé les personnes qui produisent et protègent la culture, et ont empêché l'utilisation de l’ukrainien et du tatar de Crimée dans les écoles et les médias. Avant l'occupation de la Crimée, 7,2 % des élèves du secondaire étudiaient en ukrainien, mais après une année d'occupation, ce pourcentage était tombé à 0,1 % et uniquement sur une base volontaire. Le chiffre concernant les étudiants en tatar de Crimée est resté aux alentours de 3 %, cependant les autorités ukrainiennes considèrent qu'il s'agit d'une surestimation qui n'a pas été confirmée par le Crimean Human Rights Group. Plus critique est la situation à Sébastopol où, sur plus de 43 000 étudiants, seuls 149 étudient en tatar de Crimée et seulement cinq en ukrainien.
36. Les autorités russes ont interdit l'accès aux médias indépendants, notamment aux émissions en ukrainien et en tatar de Crimée. Elles les ont remplacées par des programmes russes et une station pro-russe en langue tatare de Crimée, et ont bloqué les médias en ligne, les chaînes de télévision et les stations de radio.
37. La liberté d'expression a diminué en Crimée depuis 2014. Un bilan d’août 2023 faisait état de 186 citoyens ukrainiens originaires de Crimée emprisonnés pour des motifs politiques, 129 d'entre eux étant des représentants des Tatars de Crimée autochtones. De fortes amendes ont été infligées à des personnes qui portaient des vêtements ou des tatouages représentant l'identité ukrainienne et 16 journalistes ont été condamnés à de longues peines de prison pour avoir dénoncé l'oppression des autorités d'occupation.
38. Les autorités d'occupation russes n’ont pas respecté l'ordonnance de mesures provisoires de 2017 de la Cour internationale de Justice (CIJ) leur demandant de garantir l'accès à l'éducation en langue ukrainienne et le fonctionnement d'institutions représentatives indépendantes des Tatars de Crimée 
			(23) 
			CIJ, «Application de
la Convention internationale pour la répression du financement du
terrorisme et de la Convention internationale sur l'élimination
de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération
de Russie), demande en indication de mesures conservatoires ordonnance
du 19 avril 2017», paragraphe 106: <a href='https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/166/166-20170419-ORD-01-00-EN.pdf'>www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/166/166-20170419-ORD-01-00-EN.pdf</a>..
39. La Russie a étendu sa campagne visant à effacer la culture, l'histoire et la langue ukrainiennes dans les territoires occupés en s’appuyant sur les prétendues «République populaire de Donetsk» (RPD) et «République populaire de Louhansk» (RPL). La langue russe, le programme d'études et le système de notation ont progressivement remplacé l'ukrainien, combinés à des cours sur l'histoire russe et soviétique et à des préparatifs d'entraînement militaire. Si les enseignants en général ont eu la possibilité de se reconvertir vers un enseignement en russe, les enseignants de langue et de littérature ukrainiennes desdites RPD et RPL ont perdu leur emploi. Au niveau universitaire, les recteurs ont été licenciés et les départements d'histoire ukrainienne éliminés. La campagne a également consisté à détruire des livres d'histoire et des ouvrages ukrainiens, jugés «extrémistes», dans les bibliothèques publiques des territoires occupés des régions de Louhansk et de Donetsk. Les forces d'occupation ont remplacé les livres saisis par des livres russes, qui enseignent aux étudiants que la Russie est leur patrie et nient toute identité culturelle ukrainienne distincte.
40. Depuis l'invasion d'autres régions de l'Ukraine en février 2022, une situation similaire peut être mise en évidence, par exemple dans les régions de Tchernihiv et de Soumy. Des décrets intitulés «Sur la suppression de la littérature» ont été appliqués dans la région de Kharkiv ordonnant la suppression des manuels scolaires et de la littérature. Les enseignants ont été contraints de se réinscrire et de signer de nouveaux contrats conformément à la loi russe. À Melitopol, les autorités d'occupation ont arrêté des éducateurs qui refusaient de mettre en œuvre le programme russe. De nombreux enseignants russes ont été recrutés grâce à un salaire lucratif et un logement bon marché. La Commission d'enquête des Nations Unies sur l'Ukraine a documenté le témoignage d'un ancien détenu qui a déclaré que les autorités d'occupation russes leur avaient fourni «des livres ukrainiens à utiliser comme papier toilette» 
			(24) 
			HCDH, «<a href='https://www.ohchr.org/en/documents/reports/ahrc52crp4-conference-room-paper-independent-international-commission-inquiry'>Document
de séance de la Commission d'enquête internationale indépendante
sur l'Ukraine</a>», Conseil des droits de l'homme, cinquante-deuxième
session, A/HRC/52/CRP.4, 29 août 2003, paragraphe 614 [en anglais]<a href='https://www.ohchr.org/en/documents/reports/ahrc52crp4-conference-room-paper-independent-international-commission-inquiry'>.</a>.
41. Cette situation est également parfaitement décrite par Viktor Pendalchuk, directeur d'école à Kakhovka, dans la région de Kherson, dans un discours prononcé lors de l'audition de la commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias en juin 2023. Le directeur a expliqué que lorsqu'il avait refusé de coopérer avec les autorités d'occupation russes, un nouveau directeur de l’enseignement est venu «accompagné de deux hommes trapus et d’une femme … et s’est présenté comme le nouveau directeur de mon école». De plus, lorsqu'il a refusé de remettre des documents, les clés de bureau et une description des biens de l'école, «les hommes ont commencé à me menacer, moi et ma famille (citation: «La santé de votre femme et de vos filles n'en vaut pas la peine. Vous êtes ici depuis toujours, depuis les enfants des nazis, et on vous a appris à haïr le peuple russe»). Après avoir pris tout ce dont ils avaient besoin, ils m'ont renvoyé de l'école et m'ont dit de ne plus y retourner». Par la suite, «des hommes armés sont venus chez moi, ils m’ont menotté, m’ont mis une cagoule sur la tête, m’ont attaché avec du ruban adhésif, m’ont jeté par terre dans un minibus face contre terre et m’ont mis le canon d’un fusil d'assaut dans le dos». Il a été emprisonné dans une petite cellule où il a été «menacé de torture par électrocution» et maltraité mentalement et physiquement par des militaires et des policiers. Lors de son dernier jour de captivité sur une période de plus de cinq mois, il a été interrogé avant d'être relâché et on lui a demandé: «Pourquoi ne veux-tu pas coopérer? Pourquoi ne reconnais-tu pas notre autorité? Nous sommes là pour toujours. Si vous attendez l'Ukraine, vous reviendrez ici, mais vous n’en ressortirez pas».
42. Depuis le début de l'invasion massive de l'Ukraine jusqu'au 10 avril 2024, l'UNESCO a constaté que 3 793 établissements d'enseignement avaient subi des bombardements (3 428 ont été endommagés et 365 détruits). Les attaques russes ont également causé des dommages et détruit de nombreuses bibliothèques, notamment la bibliothèque de la jeunesse à Tchernihiv, la bibliothèque scientifique centrale de l'Université nationale de Kharkiv et la bibliothèque scientifique d'État Korolenko de Kharkiv, ainsi que beaucoup d’autres, notamment à Marioupol, à Rubijne, à Zaporijjia, à Chasiv Yar et à Kiev. Des archives ont également été endommagées, dont celles des services de sécurité de la région de Tchernihiv, qui comprenaient des documents de l'ancienne police secrète soviétique liés à la répression soviétique contre les Ukrainiens, et les archives de Viatcheslav Chornovil, défenseur des droits et de la liberté d'expression ukrainiens.
43. Le Médiateur de l'éducation pour l’Ukraine a également mis en évidence un certain nombre de questions importantes. Depuis le début de la guerre de grande ampleur jusqu'au 6 juin 2023, 642 appels ont été reçus de citoyens ukrainiens dans les territoires occupés concernant les droits des participants au processus éducatif. Certaines de ces questions concernent les dommages causés aux établissements d'enseignement, mais d'autres sont également préoccupantes: l'utilisation des établissements d'enseignement pour les besoins de l'armée russe (hébergement, déplacement temporaire); l'enregistrement de ces établissements en tant qu'entités juridiques en Russie; le pillage du matériel, du mobilier et des objets de valeur; la militarisation de l'enseignement et la propagande russe; les menaces à l'encontre des enseignants soupçonnés d'enseigner les programmes ukrainiens, y compris l'envoi forcé dans les «cours de formation»; les pressions exercées sur les parents pour que leurs enfants étudient conformément aux programmes russes; l’utilisation des enfants comme source d'information sur leurs parents et leurs proches; les problèmes d'accès à l'aide pour les enfants ayant des besoins éducatifs spéciaux; et l’obligation de posséder un passeport de la Fédération de Russie pour bénéficier de traitements médicaux, de pensions et d'un emploi. Le Médiateur a en outre considéré que les actes commis par la Russie sont un génocide culturel et éducatif car ils violent les droits humains des étudiants et empêchent les enfants ukrainiens d'étudier dans leur «langue maternelle» et leur identité culturelle 
			(25) 
			Rapport du Médiateur
de l'éducation pour l’Ukraine, présenté à la Commission de la culture,
de la science, de l'éducation et des médias de l'Assemblée, juin 2023.
Voir également: Human Rights Watch, «<a href='https://www.hrw.org/report/2023/11/09/tanks-playground/attacks-schools-and-military-use-schools-ukraine'>Tanks
on the Playground: Attacks on Schools and Military Use of Schools
in Ukraine</a>», 9 novembre 2023..

3.2. La situation au Bélarus

44. D'après les résultats du recensement général de la population effectué en 1999, 85,6 % des Bélarussiens considéraient le bélarussien comme leur langue maternelle; en 2019, ils n'étaient plus que 61,2 %. Pourtant, toujours en 2019, 28,47 % des Bélarussiens (soit 2 275 243 personnes) parlaient le bélarussien et 70,96 % s'exprimaient en russe (soit 7 990 719 personnes). Selon des chercheurs indépendants, ces indicateurs ne reflètent pas un processus naturel, mais sont la conséquence d'une politique systématique de russification et de discrimination de la langue bélarussienne et de ses locuteurs, mise en œuvre par l'État.
45. Au cours des cinq dernières années, le nombre d'élèves du secondaire suivant un enseignement en bélarussien a baissé, passant de 128 900 (en 2016/2017) à 107 600 (en 2020/2021); en revanche, le nombre d'élèves étudiant en russe a augmenté, passant de 851 700 (en 2016/2017) à 949 200 (en 2020/2021). Les établissements d'enseignement en langue bélarussienne sont principalement situés dans les zones rurales, contrairement à ceux en langue russe qui sont implantés dans les villes et comptent donc un nombre nettement plus élevé d'élèves. Le nombre d'enseignants de langue bélarussienne travaillant à temps plein dans les établissements d'enseignement secondaire général a diminué de 8 574 à 6 732 sur la période 2005-2020. Seuls 9 % des enfants de maternelle suivent un enseignement en bélarussien. Seuls 200 lycéens sur 254 400 suivent une scolarité en bélarussien. Aucun établissement d'enseignement supérieur ou d’enseignement secondaire spécial n'enseigne toutes les matières en bélarussien, provoquant de ce fait une interruption du cycle d’études complet et obligeant les parents à envoyer leurs enfants dans des maternelles et des écoles de langue russe.
46. Les spécialistes de l'UNESCO ont reconnu la menace qui pèse sur la langue bélarussienne: dans l'Atlas des langues en danger dans le monde, le bélarussien est désigné comme vulnérable. De nombreux cas de répression à l’encontre de personnes ayant employé en public la langue bélarussienne ont été recensés.
47. Au Bélarus, trois maisons d'édition indépendantes de langue bélarussienne – «Januskievic», «Knihazbor» et «Zmicier Kolas» – ont officiellement cessé leurs activités entre 2020 et 2023. Le gouvernement a mis en place des obstacles réglementaires à la diffusion de livres en bélarussien à l'intérieur du pays et à leur exportation à l'étranger. En 2022, seuls 12,43 % des ouvrages ont été publiés en bélarussien. Les programmes et les manuels scolaires sont remaniés sur ordre du ministère de l'Éducation pour tenir compte de la situation politique. Des œuvres de la littérature bélarussienne classique sont qualifiées d'extrémistes et retirées des programmes d'enseignement.
48. Conformément à une instruction du chef d'État, les autorités bannissent l’utilisation de l'alphabet latin dans l’écriture bélarussienne pour les noms de rues et d'objets topographiques et reviennent à la translittération des toponymes et des noms bélarussiens à partir du russe.
49. Jusqu'en 2020, le système éducatif public présentait une vision déformée de l'histoire du Bélarus. Après la révolution de 2020, les manuels d'histoire ont été totalement remaniés et font désormais l'éloge de la période soviétique de l'histoire du pays.Sous la houlette d'idéologues russes, les références aux guerres avec l'État russe sont supprimées des livres scolaires et les mouvements de libération y sont présentés comme étant imposés par des forces occidentales extérieures. Le premier forum russo-bélarussien d'historiens a été organisé à Minsk les 2-3 juin 2023. Il a été inauguré par Sergei Narychkine, directeur du service de renseignement extérieur de la Russie, qui a adressé des recommandations aux historiens bélarussiens sur la manière d'écrire correctement l'histoire du pays, soulignant la page tragique de l'histoire des terres bélarussiennes, à savoir leur appartenance à la République des Deux Nations pendant deux siècles, lorsque ces terres «ont été séparées de la Russie». Les liens historiques des Bélarussiens avec les Polonais et les Lituaniens ont été qualifiés de «récits des oppresseurs».
50. Depuis 2021, les collégiens utilisent déjà le nouveau manuel en langue russe intitulé «Histoire du Bélarus, du XIXe au début du XXIe siècle». Celui-ci passe totalement sous silence le Goulag et l'Holocauste, alors que l'effondrement de l'URSS y est présenté comme la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. Les manuels scolaires intitulés «Génocide du peuple bélarussien», élaborés avec l'aide du Bureau du Procureur général, enseignent aux élèves bélarussiens de premier cycle une version déformée des événements historiques et assimilent directement le nationalisme bélarussien actuel au nazisme, de la même manière que la propagande russe tente d’assimiler le nationalisme ukrainien moderne au nazisme. En 2023, l’histoire du Bélarus a fait l’objet d’une révision qui a conduit à supprimer les éléments relatifs à la nation et à la cohésion nationale de l'historiographie bélarussienne.

4. Nouvelles mesures pour une action globale

51. Ce chapitre passe en revue d’autres mesures qui pourraient apporter une réponse globale dans les domaines de la culture, de l’éducation, de la gestion du patrimoine, des médias, de la responsabilité pénale et de la justice transitionnelle, y compris les politiques mémorielles. Les difficultés spécifiques rencontrées dans l’application des instruments juridiques internationaux pertinents sont présentées dans l'annexe du présent rapport.
52. Les principales dispositions du droit international concernant les conflits armés et le patrimoine culturel tangible se chevauchent et ne sont pas pleinement harmonisées. L'UNESCO a donc lancé une initiative intitulée «Le patrimoine au service de la paix» pour apporter des réponses pratiques aux besoins des États parties à la Convention de La Haye de 1954 et à ses Protocoles. Cette initiative vise à protéger efficacement, à l'échelle mondiale, les biens culturels mobiliers et immobiliers en temps de paix, en situation de conflit armé et de post-conflit 
			(26) 
			Programme
thématique «Patrimoine pour la paix» de l'UNESCO (décembre 2020);
voir:<a href='https://www.unesco.org/en/heritage-armed-conflicts/thematic-programme'> www.unesco.org/en/heritage-armed-conflicts/thematic-programme</a>.. Il n'est pas certain que beaucoup de progrès aient été réalisés en ce sens.
53. L’Association de droit international (ADI/ILA, International Law Association) a recensé un certain nombre de lacunes dans le droit international et a créé un comité sur la protection du patrimoine culturel à toutes les étapes d’un conflit armé pour examiner trois aspects essentiels: l'analyse des lacunes du régime juridique international, l'identification des bonnes pratiques pour réparer les dommages causés au patrimoine culturel, et des recommandations pour résoudre les problèmes de manière globale, notamment l'aspect «effacement culturel» 
			(27) 
			Le mandat du comité
est conçu pour un projet de recherche de quatre ans débutant lors
de la conférence biannuelle de l'ADI en 2024, à Delphes. Les travaux
du comité consisteront en un rapport intérimaire, un rapport final
et un ensemble de recommandations et de publications. Voir: <a href='https://www.ila-hq.org/en_GB/committees/safeguarding-cultural-heritage-in-armed-conflict'>www.ila-hq.org/en_GB/committees/safeguarding-cultural-heritage-in-armed-conflict</a>..
54. L’ADI a procédé à une analyse initiale des lacunes qui reprend l'accent mis par la Convention de La Haye sur les activités en temps de paix (inventaires, mesures d'urgence, enlèvement d'objets mobiliers à des fins de sauvegarde, désignation des autorités compétentes, etc., conformément à l'article 5 du Deuxième Protocole) et la poursuite des auteurs de violations. Cependant, bien que la convention prenne en compte la fin des hostilités concernant la restitution des biens culturels, elle n’évalue pas correctement l’ampleur des défis posés par les situations post-conflit au-delà de l'obligation de poursuivre ou de restituer. Elle n’intègre pas non plus le fait que les conflits armés sont devenus plus complexes depuis la Convention de La Haye, notamment en ce qui concerne l'utilisation de la cyberguerre, pour laquelle le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a récemment publié des règles d'engagement à l’intention des pirates informatiques (hackers) civils impliqués dans des conflits. Il ne faut pas oublier non plus que le patrimoine culturel peut être un contributeur majeur aux causes des conflits armés, comme en témoigne le processus de «russification», qui s’est traduit, par exemple, par la destruction de plaques commémoratives et le «nettoyage» des signes et des noms topographiques.
55. Outre le patrimoine culturel matériel qui peut avoir été endommagé, détruit ou déplacé, le patrimoine immatériel doit également faire l'objet de mesures avant, pendant et à la fin du conflit. Tant le Parlement européen que l’ADI ont indiqué que le droit international ne traite pas du patrimoine immatériel dans les situations de conflit armé bien que les dommages puissent être importants. On citera à cet égard la décision d'accélérer l'inscription de la «Culture de la cuisine ukrainienne du bortsch» sur la Liste du patrimoine culturel immatériel nécessitant une sauvegarde urgente de l'UNESCO 
			(28) 
			Les conflits armés
et les déplacements ont menacé la viabilité du bortsch, qui est
important non seulement pour la nutrition mais aussi pour la sauvegarde
des traditions culturelles des communautés à travers la pratique
partagée de la cuisine et de la culture qui sont normalement transmises
à travers les générations.. Cependant, il apparaît évident que cette approche ne peut pas être adoptée pour tous les aspects du patrimoine immatériel ukrainien, et qu’elle peut être plus politique que pratique.
56. L'interdépendance entre le patrimoine matériel et le patrimoine immatériel, tel qu’il est indiqué dans la définition du patrimoine culturel et des communautés patrimoniales à l'article 2 de la Convention-cadre du Conseil de l'Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société (STCE n ° 199, «Convention de Faro», 2005) et dans les documents de l'Union européenne et de l'UNESCO 
			(29) 
			Voir aussi: EEAS, Conseil
de l’Union européenne (2021), «<a href='https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-9962-2021-INIT/en/pdf'>Concept
on Cultural heritage in conflicts and crises. A component for peace
and security in European Union’s external action</a>». 9962/21, page 11; paragraphe 10, UNESCO (2015), «<a href='https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000235186_fre'>Renforcement
de l'action de l'UNESCO pour la protection de la culture et la promotion
du pluralisme culturel en cas de conflit armé</a>», Conférence générale, 38e session,
2015 (38 C/49)., signifie qu'ils ne devraient pas être considérés isolément: les impacts sur le patrimoine matériel ont également des impacts sur l'identité individuelle et collective et, par conséquent, sur les violations des droits culturels humains. Un grand nombre de personnes déplacées et de réfugiés ukrainiens ont été séparés de leurs communautés et leur capacité à accéder à leur patrimoine et à participer à la vie culturelle a été compromise.
57. L'article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966) 
			(30) 
			<a href='https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/international-covenant-economic-social-and-cultural-rights'>www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/international-covenant-economic-social-and-cultural-rights</a>. – auquel la Russie et l'Ukraine sont parties – prévoit le droit de participer à la vie culturelle, notamment le droit de bénéficier du patrimoine culturel. Il n'y a pas d'exceptions en période de conflit ou d'urgence: les droits humains doivent être respectés 
			(31) 
			Voir: HCR (2015) «Protection
des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels
dans les conflits armés», paragraphes 12-15: <a href='https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/ESCR/E-2015-59.pdf'>www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/ESCR/E-2015-59.pdf</a>. Voir aussi l’article 27 de la <a href='www.un.org/fr/about-us/universal-declaration-of-human-rights'>Déclaration
universelle des droits de l’homme</a>: «Toute personne a le droit de prendre part librement
à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer
au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent»<a href='https://www.un.org/fr/about-us/universal-declaration-of-human-rights'></a>.. Citant la Convention de Faro, la première Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les droits culturels a conclu que le droit d'accès et de jouissance du patrimoine culturel fait partie du droit international des droits humains.
58. La deuxième Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les droits culturels a déclaré dans un rapport que la «destruction intentionnelle du patrimoine culturel» pendant un conflit armé pourrait constituer une épuration ou un effacement culturels et d'autres violations des droits culturels, et inclut la négligence délibérée du patrimoine culturel et le fait de laisser d'autres personnes le détruire, par exemple en le pillant. En outre, ce rapport indiquait que «les sites peuvent être détruits dans le cadre d'une politique visant à supprimer de l’espace public les symboles des événements passés, à empêcher la diffusion de récits qui diffèrent des discours officiels sur ces «événements» et donc à fournir des preuves d'une politique d’épuration culturelle. La Rapporteuse spéciale a indiqué que l'approche axée sur les droits humains met l'accent sur l’obligation de rendre des comptes et la lutte contre l'impunité, précisant que la Cour pénale internationale (CPI) avait érigé la destruction de sites culturels et religieux en crime de guerre à part entière 
			(32) 
			Voir le rapport A/71/317,
paragraphe 54, citant l'affaire Le Procureur
c. Ahmad Al Faqi Al Mahdi (2016) – qui avait délibérément
dirigé les attaques ayant conduit à la destruction de dix monuments
religieux et historiques à Tombouctou (Mali), site du patrimoine
mondial depuis 1988: <a href='https://www.icc-cpi.int/fr/mali/al-mahdi'>www.icc-cpi.int/fr/mali/al-mahdi</a>.. En outre, la Cour européenne des droits de l'homme a constaté qu’en l’absence de dispositions spécifiques sur les droits culturels et le patrimoine culturel, il existe néanmoins plusieurs droits ayant un contenu culturel ou concernant le patrimoine culturel, tels que le droit de préserver l'identité culturelle des minorités et de leurs associations 
			(33) 
			Voir
l'affaire Sargsyan c. Azerbaïdjan (2015).
Il s'agissait de l'incapacité de l'Azerbaïdjan à prendre des mesures
pour garantir les droits de propriété (en ce qui concerne l'attachement
culturel et religieux aux tombes de proches) d'un citoyen arménien
déplacé dans le cadre du conflit du Haut-Karabakh. La Cour européenne
des droits de l'homme a statué en faveur du requérant, confirmant
que le Gouvernement azerbaïdjanais ne l'avait pas aidé à rétablir
ses droits de propriété et/ou à obtenir une indemnisation, et elle
lui a accordé 5 000 € de dommages et intérêts et 30 000 € pour frais
et dépens. Voir: <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=002-10620.</a>.
59. La conceptualisation du patrimoine (sous toutes ses formes), en tant que patrimoine immatériel vivant issu des pratiques sociales et culturelles qui sous-tendent les aspects tangibles des sites, monuments et objets, devrait être considérée de manière holistique s’agissant des conflits armés. Elle ne devrait pas seulement prendre en compte les réponses juridiques, mais aussi les questions relatives à la gestion du patrimoine. Il n’y a donc pas que la protection qui est en jeu, mais aussi les mesures de sauvegarde et de restitution ainsi que les enseignements tirés d'autres conflits dans lesquels le patrimoine culturel a joué un rôle clé. La Résolution 2057 (2015) de l’Assemblée rappelle à cet égard que la protection du patrimoine culturel pendant et immédiatement après un conflit est une question relative aux droits humains qui devrait engager la responsabilité internationale. Cependant, du point de vue du droit international, les violations des droits humains soulèvent un certain nombre de questions quant à savoir qui est impliqué dans le processus et comment les actes commis doivent être traités.
60. La justice transitionnelle peut jouer un rôle dans le processus de traitement des questions de gouvernance du patrimoine culturel pendant et après un conflit armé, notamment par des mesures législatives, administratives, institutionnelles, éducatives et techniques. Les actes de destruction délibérée du patrimoine culturel doivent être traités dans le cadre de stratégies globales de promotion des droits humains et de consolidation de la paix, notamment les processus de vérité et de réconciliation, y compris les garanties de non-répétition. On peut en effet estimer que le processus de justice transitionnelle ne devrait pas être uniquement considéré comme une solution judiciaire, mais qu’il devrait aussi être proposé et conçu avant une transition dans le cadre des efforts visant à mettre fin au conflit en cours et à construire la paix. À cet égard, même si le Gouvernement ukrainien a engagé des actions sur les questions liées aux conflits auprès des instances internationales d'arbitrage et de décision, et si la société civile a joué un rôle déterminant dans ces efforts de justice, il est néanmoins nécessaire de prendre en compte de manière plus large la recherche de la vérité, la réforme institutionnelle, les réparations, la politique mémorielle et les actions préventives. Cette démarche a commencé par la création, en 2019, d'un groupe de travail sur la réintégration des territoires temporairement occupés chargé d’élaborer une feuille de route sur la justice transitionnelle visant à définir des approches autres que celles des tribunaux, notamment en ce qui concerne les dommages causés à l'environnement et au patrimoine culturel de l'Ukraine.
61. En plus de la collecte et de la préservation des preuves des violations des droits humains et d'autres crimes, afin de faciliter les poursuites, la justice transitionnelle a besoin de consulter les personnes qui ont des liens particuliers avec le patrimoine sous ses diverses formes, comme les défenseurs du patrimoine culturel qui ont enregistré les dommages et sauvegardé des objets culturels pendant le conflit, et de garantir la participation des communautés concernées aux processus décisionnels de rétablissement et de reconstruction, notamment les communautés religieuses et les groupes marginalisés tels que la communauté tatare de Crimée. La Résolution 2057 (2015) de l'Assemblée appelle à la dépolitisation du processus de reconstruction et à l’adoption d’une approche non discriminatoire afin de garantir l'instauration d'un climat de confiance par le biais d'un dialogue interculturel.
62. La nécessité d'élaborer, à l'intention des autorités locales et nationales et des organisations donatrices internationales, des lignes directrices sur la protection et la reconstruction du patrimoine culturel endommagé ou détruit dans le cadre d'une stratégie plus étendue visant à préserver l'identité culturelle et la diversité en situation de crise et de postcrise, a également été encouragée. Les enseignements tirés de la période qui a suivi le conflit en ex-Yougoslavie concernant les problèmes associés à la facilitation du processus de reconstruction, notamment la nécessité d’élaborer des plans de gestion et de coordonner le financement externe par les voies officielles, y compris pour les futurs travaux d’entretien, devraient également être examinés.
63. Certains développements récents ont permis de recenser les bonnes pratiques dans ce domaine. La Recommandation de Varsovie sur le relèvement et la reconstruction du patrimoine culturel (2018) propose un ensemble de principes: valeurs, politiques de conservation et de reconstruction, documentation et conditions d'authenticité, réflexion, mémoire et réconciliation, etc. Le PATH de l'ICCROM (Peacebuilding Assessment Tool for Heritage Recovery and Rehabilitation), qui est un outil d’autoévaluation pour la consolidation de la paix, la récupération et la réhabilitation du patrimoine (2021) 
			(34) 
			La Recommandation de
Varsovie a été élaborée lors d'une conférence internationale sur
la reconstruction tenue à Varsovie (Pologne), du 6 au 8 mai 2018: <a href='https://whc.unesco.org/fr/actualites/1826/'>https://whc.unesco.org/fr/actualites/1826/</a>. Pour l'outil PATH de l'ICCROM, voir: <a href='https://www.iccrom.org/news/path-tool-directing-heritage-recovery-sustainable-peace'>www.iccrom.org/news/path-tool-directing-heritage-recovery-sustainable-peace</a>. est centré sur quatre étapes: le contexte du conflit, l’état du patrimoine en période de conflit, la cartographie des parties prenantes et la consolidation de la paix, ainsi que la gestion des risques liés à la récupération du patrimoine. Toutefois, l'ADI a constaté que ces initiatives nécessitent d’être conceptualisées et examinées de manière plus approfondie au regard du droit international, en particulier parce qu’elles peuvent, sans garanties appropriées, entraver le processus de réconciliation.
64. L'utilisation de politiques mémorielles et de monuments commémoratifs devrait être un élément essentiel de la réconciliation, de la reconstruction après un conflit et de la justice transitionnelle. Elle permet une «approche multidimensionnelle» et notamment de surmonter les dénégations qui alimentent la haine, de fournir des symboles de réparation et de reconnaissance publique aux victimes des conflits, d’élaborer des politiques de réconciliation entre les groupes opposés et des politiques éducatives pour aider à prévenir de nouveaux conflits, de redéfinir l'identité nationale par le biais de politiques sur le pluralisme pour rapprocher et inclure les différentes communautés, et enfin d’encourager l'engagement civique et la citoyenneté démocratique 
			(35) 
			Shaheed, F. (2014),
«Rapport de la Rapporteuse spéciale dans le domaine des droits culturels»,
Farida Shaheed: «Les processus mémoriels» (UN Doc. A/HRC/25/49),
23 janvier 2014. Voir <a href='https://digitallibrary.un.org/record/766862?ln=en'>https://digitallibrary.un.org/record/766862?ln=en</a>. Voir aussi le rapport d'expert: Bivar Black, L., «Le
rôle des lieux de mémoire: lieux de commémoration et d'éducation
à la citoyenneté démocratique», Commission de la culture, de la
science, de l'éducation et des médias de l'Assemblée, 14 mars 2023,
AS/Cult/Inf(2023)02.. La dimension mémorielle du relèvement est importante car elle aide les populations à surmonter les événements traumatisants du conflit, notamment la destruction de leur patrimoine culturel, en fournissant un récit partagé des événements qui ont conduit à la destruction, ce qui peut contribuer à favoriser la reconnaissance mutuelle, la cohésion sociale et la réconciliation. Elle peut prendre de nombreuses formes, telles que le patrimoine reconstruit transformé en lieux de commémoration. Le patrimoine immatériel peut être utile pour modifier le discours et les perceptions, en utilisant l'enseignement de l'histoire dans l'éducation formelle et informelle, les archives et les projets d'histoire orale pour transcrire les histoires personnelles, ainsi que les publications et les «marches de la mémoire» pour rappeler le passé. Lors de l'élaboration d'une politique mémorielle, il est utile de s'inspirer d'autres expériences telles que les projets «Mapping Inclusive Memory Initiatives in the Western Balkans» (2020) et «Kosovo Memory» (2017), ainsi que les travaux de la Coalition internationale des sites de conscience, un réseau mondial qui couvre plus de 350 sites.
65. Cependant, la commémoration peut être semée d'embûches, comme en témoigne la situation en Bosnie-Herzégovine, où des récits contradictoires, des comptes rendus historiques et des commémorations antagonistes ont été utilisés pour affirmer et légitimer les identités respectives de différents groupes 
			(36) 
			Par
exemple, l'impact social de la reconstruction du pont de Mostar
est moins convaincant: le TPIY a constaté que l'importance ethnique
du pont faisait partie d'un récit dominant développé principalement
après le conflit, malgré l'opinion de l'UNESCO selon laquelle il
a été «un symbole de réconciliation»: voir <a href='https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2023/733120/IPOL_STU(2023)733120(SUM01)_FR.pdf'>www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2023/733120/IPOL_STU(2023)733120(SUM01)_FR.pdf</a>.. Les initiatives qui impliquent des monuments mémoriels et un «nouveau patrimoine» peuvent comporter un risque de politisation. Les récits dominants doivent être mis en balance avec la nécessité de guérir et de commémorer.
66. L'approche des droits humains devrait se concentrer sur l’éducation à l'importance du patrimoine culturel et des droits culturels et sur un enseignement de l'histoire qui souligne sa complexité, en particulier dans les situations post-conflit, et surtout pour les jeunes 
			(37) 
			La Recommandation
CM/Rec(2011)6 du Comité des Ministres aux États membres relative
au dialogue interculturel et à l'image de l'autre dans l'enseignement
de l'histoire souligne le processus de rétablissement de la confiance
et de réapprentissage du «vivre ensemble» dans les situations post-conflit,
ainsi que les méthodes et les approches éducatives., mais aussi dans d'autres circonstances, en lien par exemple avec le Bélarus. Il s’agit d’une donnée importante dans le contexte des politiques éducatives coercitives menées sous l'occupation et l’influence russes (éducation des jeunes Ukrainiens et Bélarussiens en langue russe, réinterprétation de l'histoire ukrainienne et bélarussienne en russe, militarisation de l'éducation pour éradiquer l'identité ukrainienne par le biais du mouvement de jeunesse Younarmia 
			(38) 
			L‘«Armée de la jeunesse»
est considérée comme l'aspect le plus radical de la distorsion de
l'éducation et de la culture de la Russie en Crimée., etc.), qui ont un impact sur la relation entre la jeune génération et son patrimoine culturel. Les actions dans ce domaine pourraient consister à développer des réseaux locaux (organisations de la société civile, communautés locales et associations religieuses) pour renforcer la sensibilisation, promouvoir les efforts de consolidation de la paix autour du patrimoine culturel et des processus de vérité et réconciliation pour toutes les parties prenantes, et élaborer des programmes éducatifs sur les droits culturels pour tous.
67. Les technologies numériques et les médias de masse (y compris les médias sociaux) ont été utilisés par la propagande russe comme moyen de désinformation 
			(39) 
			Le
régime d'occupation des territoires ukrainiens a été immédiatement
suivi par la saisie de stations de radio et de chaînes de télévision,
de journaux et d'institutions culturelles ukrainiens qui ont été
contraint d’utiliser la langue russe au lieu de l'ukrainien.. Cependant, lorsqu’ils sont utilisés dans un contexte approprié, les médias de masse peuvent être un outil positif pour l'éducation (impliquant les professeurs d'histoire, les planificateurs de programmes scolaires, les concepteurs de matériel pédagogique et les professionnels des médias) et pour réaliser une analyse critique de l'origine et du contenu des images, ainsi que pour contribuer à l’évaluation des dommages et de l'oppression. Par exemple, le suivi et l'enregistrement des dommages causés aux lieux culturels et aux établissements d'enseignement dans toute l'Ukraine sont continuellement mis à jour par l’UNESCO 
			(40) 
			En partenariat avec
UNOSAT, le centre satellitaire des Nations Unies qui fait partie
de l'UNITAR (Institut des Nations Unies pour la formation et la
recherche). Voir: <a href='https://www.unesco.org/fr/ukraine-war/damages-and-victims?hub=66116'>https://www.unesco.org/fr/ukraine-war/damages-and-victims?hub=66116</a>., qui utilise une plateforme de suivi du patrimoine culturel pour géoréférencer et visualiser les résultats, et envoie du personnel sur le terrain pour vérifier les informations communiquées par des satellites et des médias. L’ONG CISS 
			(41) 
			Institut d'études stratégiques
de Crimée: <a href='https://svidomi.in.ua/en/page/crimean-institute-for-strategic-studies-documents-534-russian-crimes-against-cultural-heritage-sites'>https://svidomi.in.ua/en/page/crimean-institute-for-strategic-studies-documents-534-russian-crimes-against-cultural-heritage-sites.</a> pour la Crimée (basée à Kiev), composée d'universitaires et de professionnels du patrimoine, utilise la technologie satellitaire pour enregistrer les sites et surveille les bases de données russes pour le patrimoine mobilier qui a été transféré, notamment par le biais d'une interface web. L'initiative SUCHO 
			(42) 
			 Sauvegarde du patrimoine
culturel ukrainien en ligne: <a href='https://www.europeanheritageawards.eu/winners/saving-ukrainian-cultural-heritage-online-sucho/'>www.europeanheritageawards.eu/winners/saving-ukrainian-cultural-heritage-online-sucho/.</a> a été lancée en 2022 pour sauvegarder le patrimoine culturel numérique ukrainien (photographies, autres fichiers stockés sur des serveurs, etc.) menacé de destruction avec l'aide de bénévoles locaux. Une surveillance et des enquêtes indépendantes sur les attaques contre le patrimoine culturel, sous toutes ses formes, facilitent la définition des responsabilités et contribuent aux efforts de reconstruction et de consolidation de la paix après les conflits.
68. L'Ukraine est en train de devenir un terrain d'expérimentation pour de nouvelles idées et de nouveaux instruments. Cependant, il existe de nombreux médias et systèmes numériques différents contenant des informations diversifiées provenant de sources variées. Il est donc nécessaire de renforcer la coordination et la cohérence de la collecte et de présenter les données dans un lieu centralisé afin de faciliter la gestion de ces informations. L'appel lancé par le Conseil de l'Europe aux partenaires internationaux pour qu'ils coopèrent au registre des dommages causés par l'agression de la Fédération de Russie 
			(43) 
			Résolution <a href='https://rm.coe.int/0900001680ab2596'>CM/Res(2023)3</a> établissant l’Accord partiel élargi sur le Registre
des dommages causés par l’agression de la Fédération de Russie contre
l’Ukraine, 12 mai 2023<a href='https://rm.coe.int/0900001680ab2596'>.</a> peut être un moyen de coordonner une telle action. Toutefois, si le patrimoine culturel et religieux est mentionné dans la présente proposition, le champ d'application visé est plus vaste et comprend l'environnement, les infrastructures civiles et les attaques contre des biens de caractère civil au sens large. Il est important que le registre et d’autres initiatives similaires continuent de mettre un accent spécifique non seulement sur les atteintes au patrimoine culturel, mais aussi sur les dommages, considérables, qui ont été infligés depuis l’agression russe de 2014, et pas uniquement depuis l’invasion massive de l’Ukraine.
69. Enfin, il est nécessaire de sensibiliser, de former et d'associer le personnel militaire aux questions relatives à la mise en œuvre de la Convention de La Haye et aux exigences du Deuxième Protocole régissant la protection du patrimoine culturel en cas de conflit armé. Il faudrait par ailleurs que d'autres acteurs reçoivent une assistance matérielle et technique: des professionnels du patrimoine aux simples citoyens, qui agissent en tant que défenseurs du patrimoine culturel en fournissant des preuves des dommages sur le terrain, en préservant les collections et en maintenant la mémoire culturelle de leurs communautés, souvent dans des circonstances difficiles et menaçantes. Du point de vue des droits humains, ils devraient se voir accorder des lieux sûrs et, le cas échéant, l'asile politique.

5. Conclusions

70. L'effacement culturel et la destruction intentionnelle du patrimoine peuvent constituer des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et renforcer les preuves d'une intention génocidaire des auteurs. La CPI peut poursuivre les atteintes au patrimoine culturel et en fait une priorité. Cependant, compte tenu du manque persistant de ressources, cette Cour pourrait donner la priorité à d'autres crimes, encore plus dévastateurs, qui impliquent directement les commandants de haut niveau. La mise en place d'un tribunal international tel que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) nécessite un consensus qui peut s’avérer difficile à obtenir. L'Ukraine est réaliste dans ses exigences et demande la création d'un tribunal spécial pour un seul crime, qui n'est pas couvert par la juridiction des tribunaux existants – le crime d'agression. Par conséquent, du point de vue de la justice pénale, il existe deux voies principales pour traiter les violations commises contre le patrimoine culturel lors de l'agression russe: devant les tribunaux nationaux ukrainiens et devant les tribunaux nationaux étrangers, conformément au principe de compétence universelle 
			(44) 
			<a href='www.ohchr.org/en/documents/reports/ahrc52crp4-conference-room-paper-independent-international-commission-inquiry'>A/HRC/52/CRP.4</a>, op. cit., paragraphe 863..
71. La procédure d'ouverture d'enquêtes au titre du principe de compétence universelle diffère dans chaque État. Certains États disposent d'une «compétence universelle absolue» qui leur permet d'enquêter sur une affaire concernant une personne indépendamment de sa nationalité, de la nationalité de la victime, du lieu où l'infraction a été commise ou du lieu où se trouve le suspect, parce que l'infraction est extrêmement grave et constitue une menace globale pour l'ordre international fondé sur des règles. Pour ouvrir des enquêtes sur les violations du patrimoine culturel en vertu de la compétence universelle absolue, les États doivent d'abord avoir érigé ces violations en crime dans leur droit interne. D’où l'importance pour les États de ratifier les conventions internationales, notamment la Convention de La Haye de 1954 et ses deux Protocoles, de mettre en œuvre leurs dispositions dans le droit pénal national et de disposer des moyens d'engager des poursuites au niveau national. Cependant, en février 2023, seuls 28 États avaient une compétence universelle absolue 
			(45) 
			 Pour les conditions
spécifiques que chaque pays doit remplir pour lancer une procédure
de compétence universelle et les questions relatives à la «compétence
universelle absolue», voir le rapport publié par la <a href='https://justicebeyondborders.com/'>Clooney
Foundation for Justice</a>, «Justice Beyond Borders: A Global Mapping Tool», 6
février 2023.. La plupart des États imposent certaines exigences, telles que la nationalité ou la résidence d'une victime et/ou d'un auteur, pour engager des poursuites. Dans ce cas, les poursuites ne peuvent commencer que lorsqu'un auteur est présent dans ce pays et qu'il en est un ressortissant ou un résident légal. Il est donc important que les États modifient leur législation nationale pour mettre en place une juridiction rapide et efficace concernant tous les crimes internationaux 
			(46) 
			Voir par exemple: Clooney
Foundation for Justice and REDRESS, «<a href='https://redress.org/publication/global-britain-global-justice-strengthening-accountability-for-international-crimes-in-england-and-wales/'>Global
Britain, Global Justice: Strengthening accountability for international
crimes in England and Wales</a>», 31 octobre 2023<a href='https://redress.org/publication/global-britain-global-justice-strengthening-accountability-for-international-crimes-in-england-and-wales/'></a>..
72. Des orientations supplémentaires sont également nécessaires en ce qui concerne l'interprétation de l'expression «nécessité militaire impérative» (article 6 du Deuxième Protocole). Si la destruction du patrimoine culturel peut s'avérer nécessaire pour atteindre un objectif militaire légitime, la nécessité «impérative» nécessite un examen de la «proportionnalité» que différents tribunaux peuvent interpréter de différentes manières. En outre, l'obligation de ne pas modifier ou changer l'utilisation des biens culturels (comme dans le cas du palais de Khan à Bakhchisaray et du site antique de Chersonèse) peut nécessiter un réexamen afin de mieux prendre en compte l'impact qu'une telle action peut avoir en termes d’«effacement culturel».
73. D'une manière générale, le cadre juridique international concernant le patrimoine culturel dans des situations de conflit armé reste fragmenté, se recoupe et présente des lacunes, notamment en ce qui concerne les nouveaux types de guerre et, en particulier, la sauvegarde du patrimoine culturel après un conflit. Il s'agit notamment de la manière dont le processus de reconstruction doit être mené, de la sauvegarde du patrimoine immatériel, de la responsabilité des acteurs étatiques et du rôle des acteurs non étatiques. Les enseignements tirés de la période post-conflit dans les Balkans occidentaux montrent que l’absence de garanties appropriées et de lignes directrices convenues permettant d’élaborer les approches nécessaires peut conduire à des actions inappropriées ou entraver la réconciliation.
74. Les conventions internationales et européennes relatives à la protection du patrimoine ont un rôle à jouer, mais il faut pour cela que les États les ratifient et coordonnent les moyens d'agir avec d'autres États, notamment en termes de contrôles transfrontaliers et de participation d'agences internationales en cas de trafic illicite de biens culturels. La sensibilisation au pillage d’objets, aux normes commerciales et à la création de lieux sûrs pour les collections peut atténuer les risques.
75. Il est nécessaire de continuer à ratifier certaines conventions, de renforcer la coopération au niveau mondial et de prendre des mesures concrètes, notamment en poursuivant les travaux visant à développer des synergies entre la Convention de La Haye et d'autres conventions couvrant des domaines connexes dans le domaine des conflits armés et du patrimoine culturel. Il est nécessaire également de sensibiliser le marché de l'art, par exemple à travers les Listes rouges élaborées par l'ICOM, qui a lancé une Liste rouge d'urgence des biens culturels en péril pour l'Ukraine (novembre 2022), en coopération avec 11 musées, pour faciliter la protection des biens culturels ukrainiens menacés 
			(47) 
			Les
listes rouges peuvent aider les individus, les organisations et
les autorités, telles que la police ou les douanes, à identifier
les objets à risque et à les empêcher d'être vendus ou exportés
illégalement. Voir: <a href='https://icom.museum/en/news/launch-icom-red-list-ukraine/'>https://icom.museum/en/news/launch-icom-red-list-ukraine/</a>..
76. Il est important d’assurer un suivi indépendant des dommages/destructions du patrimoine, mais les efforts des différents organismes devraient être coordonnés au niveau central. Les registres des dommages devraient se concentrer plus directement sur le patrimoine culturel en danger, ainsi que sur les aspects plus larges des dommages ou de la destruction. Tous les types d'inventaires et d'enregistrements devraient être numérisés pour faciliter la gestion du patrimoine culturel en vue de la sauvegarde du patrimoine immobilier, mobilier et immatériel, et en particulier pour faire face aux situations d'urgence. Les «défenseurs» du patrimoine culturel doivent être pleinement soutenus. Il faut également assurer un suivi pour que les auteurs de crimes liés au patrimoine rendent des comptes devant la justice, que ce soit par le biais de poursuites pénales ou d'autres formes de justice transitionnelle 
			(48) 
			Une équipe commune
d'enquête sur les principaux crimes internationaux présumés commis
en Ukraine a été mise en place en mars 2022 et comprend l'Ukraine
et six autres États européens, la CPI et Europol. Une base de données centrale
sur les preuves des crimes internationaux (CICED) a été créée en
février 2023 et, en mars 2023, un protocole d'accord a été signé
entre les États membres et le département de la justice des États-Unis
afin de renforcer la coordination entre leurs enquêtes respectives
sur la guerre en Ukraine: <a href='https://www.eurojust.europa.eu/eurojust-and-the-war-in-ukraine'>www.eurojust.europa.eu/eurojust-and-the-war-in-ukraine</a>..
77. La destruction intentionnelle du patrimoine culturel et l’interdiction d’accéder au patrimoine peuvent constituer une violation des droits humains/culturels. L’approche fondée sur les droits humains ne consiste pas uniquement à préserver et à sauvegarder le patrimoine, elle a aussi un rôle clé à jouer dans la justice transitionnelle et la réconciliation, en termes d’obligations juridiques spécifiques sur le respect et la protection du patrimoine culturel en temps de guerre et pour tous les groupes et communautés, y compris l’interdiction de la discrimination fondée sur l’identité culturelle 
			(49) 
			Voir <a href='https://www.ohchr.org/fr/treaty-bodies/cescr/general-comments'>Comité
des droits économiques, sociaux et culturels, observation générale
n° 21, paragraphe 50</a>. <a href='https://www.ohchr.org/fr/treaty-bodies/cescr/general-comments'></a>. Dans ce contexte, les liens actifs qui existent entre le patrimoine matériel et immatériel doivent être interdépendants.
78. La justice transitionnelle nécessite de prendre plus largement en considération la recherche de la vérité, les réformes institutionnelles, les commémorations et les réparations, y compris les garanties de non-répétition, qui peuvent être considérées comme une catégorie indépendante de la réparation, axée sur la prévention plutôt que sur la réparation. Ces garanties pourraient inclure des actions pertinentes pour empêcher la répétition des violations concernant l'effacement de l'identité culturelle et la destruction du patrimoine culturel. Il pourrait s'agir, par exemple, de la protection des défenseurs du patrimoine culturel, de la promotion de mécanismes de prévention des conflits sociaux fondés sur l'identité ainsi que de l'examen et de la réforme des lois contribuant aux violations du droit international des droits de l'homme et du droit international humanitaire en ce qui concerne l'accès au patrimoine culturel et sa protection 
			(50) 
			<a href='www.ohchr.org/en/documents/reports/ahrc52crp4-conference-room-paper-independent-international-commission-inquiry'>A/HRC/52/CRP.4</a>, paragraphe 955<a href='https://www.ohchr.org/en/documents/reports/ahrc52crp4-conference-room-paper-independent-international-commission-inquiry'></a>, faisant référence à la résolution de l'Assemblée générale
des Nations Unies «Principes fondamentaux et directives concernant
le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes
du droit international des droits de l'homme et de violations graves
du droit international humanitaire», <a href='https://undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol=A%2FRES%2F60%2F147&Language=E&DeviceType=Desktop&LangRequested=False'>A/RES/60/147</a>, 16 décembre 2005, paragraphes 19-23..
79. La participation de la communauté est également très importante dans les processus décisionnels de la phase de relèvement et de reconstruction. La commémoration a un rôle à jouer dans la promotion de la reconnaissance mutuelle et de la réconciliation, à condition que le processus ne devienne pas politisé et unilatéral. L'éducation et la sensibilisation, notamment l'utilisation des médias et des technologies numériques, sont essentielles pour s'assurer que les bons messages sont transmis, en particulier à la jeune génération. Le programme du Conseil de l'Europe pour l'éducation en faveur du renforcement de la confiance et de la réconciliation en Bosnie-Herzégovine, qui vise à renforcer la compréhension commune, le renforcement des capacités et la sensibilisation, peut fournir un exemple utile à cet égard 
			(51) 
			Voir <a href='https://www.coe.int/en/web/sarajevo/quality-education-for-all'>www.coe.int/en/web/sarajevo/quality-education-for-all</a>..
80. Le rétablissement des capacités institutionnelles dans les domaines de la culture, du patrimoine et de l'éducation est nécessaire pour mettre en œuvre des actions de gestion du patrimoine, de reconstruction et de réconciliation après un conflit, y compris la gestion des processus de reconstruction et des financements fournis par des organismes extérieurs et des donateurs. Cette démarche devra être soutenue par une stratégie claire visant à promouvoir la restitution du patrimoine culturel après le conflit dans le cadre de l’action prioritaire 14 du plan de relance national de l'Ukraine (2022).
81. Enfin, il convient de préciser que le principal objectif manifeste du régime de Vladimir Poutine en Ukraine et au Bélarus est la colonisation et la constitution d'un espace néo-impérialiste unique. En Ukraine, cet objectif est poursuivi par le biais d’opérations militaires et d’une russification forcée dans les territoires occupés. Au Bélarus, le processus de colonisation est mené avec le soutien et l’accord du régime bélarussien qui réprime toutes les expressions des libertés civiles. L'effacement des identités ukrainienne et bélarussienne et l'élargissement des frontières du «monde russe» constituent une menace permanente pour les pays voisins et, partant, peuvent menacer la stabilité de l'Europe dans son ensemble.

Annexe – Difficultés rencontrées dans l’application des instruments juridiques internationaux pertinents

(open)

1. Crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide

1. La Fédération de Russie a cherché à justifier sa guerre d'agression contre l'Ukraine en se fondant sur un «récit du génocide», selon lequel les menaces et la destruction du patrimoine et de l'identité russes ont été utilisées pour saper la sécurité et la prospérité de la Russie. L'Ukraine aurait ainsi commis un génocide contre son peuple d'identité russe. En ce sens, la Russie a détourné l'argument du génocide, d'autant plus que son accusation semble être fondée sur des notions de génocide culturel (éradication de la langue, de la culture et du patrimoine immatériel), qui ont été exclues de l'article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948.
2. L'Ukraine a fermement rejeté cet argument de génocide et intenté des actions en 2022 et 2023 devant la Cour internationale de Justice (CIJ), déclarant que les allégations de la Russie étaient fallacieuses, de mauvaise foi et contraires à l'objet et au but humanitaire de la Convention sur le génocide. De surcroît, c'est la Russie qui commet un génocide en procédant au déplacement forcé d'enfants des oblasts orientaux vers la Russie depuis l'invasion de 2022, sachant que ces transferts sont un moyen d’assimiler et d’homogénéiser les populations en détruisant leur héritage et leur identité et en niant ces acquis aux générations futures 
			(52) 
			Yale
Law School, «<a href='https://law.yale.edu/yls-today/news/professor-koh-asks-international-court-justice-decide-ukraines-suit-against-russia'>Professor
Koh requests International Court of Justice to decide Ukraine' s
suit against Russia</a>» 27 septembre 2023. Le transfert forcé d'enfants du
groupe vers un autre groupe est un facteur spécifique mentionné
à l'article II de la Convention sur le génocide. Il est également
interdit par l'article 49(1) de la Convention de Genève IV de 1949,
et son statut de crime de guerre est énoncé dans l’article 6 du
Statut de Rome.. Le 20 septembre 2023, 32 États qui sont intervenus en faveur de l'Ukraine ont accepté d'être liés par la clause de règlement des différends de la CIJ. L'action intentée par l'Ukraine concernant l'effacement culturel par la discrimination raciale des Tatars de Crimée depuis 2014 est liée à cette question.
3. Le 31 janvier 2024, la CIJ a considéré que la réduction du nombre de classes où l’enseignement est dispensé en langue ukrainienne en Crimée, annexée illégalement par la Russie en mars 2014, constituait une violation de la Convention internationale de 1969 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Cependant, la Cour a rejeté l'affirmation selon laquelle la Russie essayait d’annihiler la culture de la minorité ethnique tatare de Crimée en Crimée, notamment en interdisant le Majlis, l’instance représentative des Tatars de Crimée. Selon l'arrêt, vivement critiqué pour son approche étriquée, l'Ukraine n'a pas apporté d'éléments de preuve montrant que l'interdiction visant le Majlis constituait un exemple de discrimination raciale. La CIJ avait déjà rendu une ordonnance en 2017, enjoignant à la Russie de lever cette interdiction. La Russie ayant ignoré cette décision, la Cour a une nouvelle fois conclu à une violation de l'ordonnance. Malgré son caractère limité, cet arrêt est important car il conclut à une violation du droit international par la Russie, dans le contexte de ladite convention 
			(53) 
			Application de la Convention
internationale pour la répression du financement du terrorisme et
de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie),
arrêt du 31 janvier 2024: <a href='https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/166/166-20240131-jud-01-00-fr.pdf'>www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/166/166-20240131-jud-01-00-fr.pdf</a>. Voir également: «<a href='www.bbc.co.uk/news/world-europe-68161532'>Russia Ukraine
war: ICJ finds Moscow violated terrorism and anti-discrimination
treaties</a>»..
4. Le 2 février 2024, la CIJ s’est déclarée compétente pour connaître certaines parties de la requête introduite par l'Ukraine contre la Russie: les juges ont fait savoir qu'ils feraient droit à la demande de l'Ukraine visant à ce que la Cour statue qu'il n'y a pas «d’élément crédible prouvant que l’Ukraine est responsable de la commission d’un génocide en violation de la Convention sur le génocide» dans l'est de l'Ukraine. Toutefois, la CIJ s’est déclarée incompétente pour statuer sur la question de savoir si l’invasion russe constituait une violation de la Convention sur le génocide, comme sur celle de savoir si la reconnaissance par la Russie des régions de Donetsk et de Louhansk constituait une violation de la convention. Il est peu probable qu'un arrêt définitif juridiquement contraignant soit rendu à brève échéance sur cette question 
			(54) 
			Allégations de génocide
au titre de la Convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie: 32 États intervenant),
arrêt du 2 février 2024: <a href='https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/182/182-20240202-jud-01-00-fr.pdf'>www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/182/182-20240202-jud-01-00-fr.pdf</a>. Voir aussi: «<a href='www.aljazeera.com/news/2024/2/2/icj-rules-that-it-will-hear-part-of-ukraine-russia-genocide-case'>ICJ
rules that it will hear part of Ukraine-Russia genocide case</a>». Al Jazeera, 2 février 2024..
5. Il a été proposé que l'Ukraine étende ses allégations au titre de la Convention sur le génocide, en faisant valoir que les Ukrainiens ont été pris pour cible en tant que groupe national, notamment dans le cadre de la déportation et de l'endoctrinement d'enfants. Les arguments connexes concernant le déni de l'identité ukrainienne pourraient être étayés par les preuves d'attaques contre le patrimoine culturel de l'Ukraine 
			(55) 
			En
vertu de l'article III de la Convention sur le génocide et de l'article 25(3)(e),
du Statut de Rome.. En ce qui concerne la Bosnie-Herzégovine, le TPIY a confirmé que la destruction du patrimoine est un indicateur pertinent lorsque l’on cherche à établir l’intention criminelle (mens rea) de commettre un génocide, dans la mesure où la preuve de l'intention 
			(56) 
			La question du génocide
et l'intention de commettre un génocide doivent être distinguées. de détruire «le groupe» réside notamment dans la destruction délibérée de mosquées et de maisons appartenant à des membres du groupe. Il s’agit là d’une reconnaissance importante du fait que la protection du patrimoine est une question humanitaire 
			(57) 
			La Convention sur le
génocide amène à constater que «la destruction physique ou biologique
s'accompagne souvent d'atteintes aux biens et symboles culturels
et religieux du groupe pris pour cible, atteintes qui peuvent légitimement
être considérées comme des preuves de l'intention de détruire physiquement
le groupe»..
6. La Cour pénale internationale (CPI) est compétente en ce qui concerne l'Ukraine 
			(58) 
			Bien
qu'elle ne soit pas un État partie à la CPI, l'Ukraine accepte la
compétence de la CPI en vertu de l'article 12(3) du Statut de Rome.. Elle peut poursuivre les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide qui auraient été perpétrés dans le cadre de l'agression de la Russie contre l'Ukraine et analyser les fondements du patrimoine culturel de ces crimes présumés. L'analyse des questions relatives au patrimoine culturel dans le cadre du crime d'agression est plus problématique car, à l'heure actuelle, la CPI n'a pas compétence sur ce crime dans le contexte du conflit entre la Russie et l’Ukraine 
			(59) 
			Statut de Rome de la
Cour pénale internationale, Rome 17 juillet 1998, Recueil des Traités
des Nations Unies, volume 2187, n° 38544. La CPI peut engager des
poursuites contre des dirigeants politiques pour «guerre d'agression». Cependant,
pour poursuivre l'agression devant la CPI, les États victimes et
agresseurs, à savoir l'Ukraine et la Russie, doivent être liés non
seulement par le Statut de Rome, mais aussi par ses amendements
de Kampala traitant spécifiquement du crime d'agression. En novembre
2023, tel n'est pas le cas ni pour l'Ukraine ni pour la Russie.. Certains spécialistes, ainsi que le Président Zelensky, ont appelé à la création d'un tribunal ad hoc ou d'un tribunal hybride pour l'Ukraine ayant compétence pour juger les crimes d'agression. Un consensus international plus large est recherché à cette fin. Le Groupe restreint sur la création du Tribunal spécial pour le crime d'agression contre l'Ukraine a été créé et fonctionne comme une instance où les représentants des États et des organisations internationales discutent de diverses questions juridiques liées à la création du tribunal spécial 
			(60) 
			 Ministère ukrainien
des Affaires étrangères, «<a href='https://mfa.gov.ua/en/news/spilna-zayava-stosovno-zusil-zi-stvorennya-tribunalu-shchodo-zlochinu-agresiyi-proti-ukrayini'>Joint
statement on efforts to establish a tribunal on the crime of aggression
against Ukraine</a>», 9 mai 2023.. En novembre 2023, le groupe restreint se composait de 40 États 
			(61) 
			Données fournies par
Anton Korynevych, Ambassadeur itinérant du ministère des Affaires
Étrangères de l'Ukraine et représentant de l'Ukraine auprès de la
CIJ.. La Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée appelle également à la création du Tribunal spécial dans son rapport adopté le 21 mai 2024 intitulé «Questions juridiques et violations des droits de l'homme liées à l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine» (Doc. 15998).

2. Limites des mécanismes juridiques existants pour la protection du patrimoine en cas de conflit armé

1. La Résolution 2057 (2015) de l'Assemblée sur «Le patrimoine culturel dans les situations de crise et de postcrise» recommande la révision et le renforcement des dispositions du cadre juridique international existant concernant le patrimoine culturel en période de conflit armé et d’asseoir juridiquement l’idée selon laquelle des actions ciblées contre les ressources patrimoniales peuvent être qualifiées de crime contre l'humanité. À cet égard, les progrès ont été lents mais le conflit armé en Ukraine a relancé la dynamique. Divers documents ont souligné que la protection du patrimoine culturel en cas de conflit armé est solidement ancrée dans le droit international par le biais du droit humanitaire international, des droits humains, du patrimoine culturel et du droit pénal 
			(62) 
			HCR (deuxième Rapporteuse
spéciale: Karima Bennoune) Rapport A/71/317. Ce rapport avait été
précédé par le rapport thématique de la première Rapporteuse spéciale
sur les droits culturels (Farida Shaheed) en 2011 (Rapport A/HRC/17/38)
qui a conclu que le droit d'accès et de jouissance du patrimoine
culturel fait partie du droit international des droits de l'homme.
La Convention de Faro a été citée à cet égard. Voir: <a href='https://www.ohchr.org/fr/special-procedures/sr-cultural-rights/cultural-rights-approach-heritage'>www.ohchr.org/fr/special-procedures/sr-cultural-rights/cultural-rights-approach-heritage</a>. Voir également l’étude du Parlement européen intitulée
«<a href='www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document/IPOL_STU(2023)733120'>Protéger
le patrimoine culturel des conflits armés, en Ukraine et au-delà</a>» (mars 2023); et la <a href='www.ila-hq.org/en_GB/documents/ila-proposal-cultural-heritage-armed-conflicts-23apr2023final-1'>proposition
de l’ADI pour la création d'un comité sur la «Protection du patrimoine
culturel en temps de conflit armé»</a> (avril 2023). D'autres points de référence clés sont
tirés des documents suivants: Actes de la Conférence internationale
de l'UNESCO sur le XXe anniversaire du
Deuxième Protocole de 1999 de la Convention de La Haye de 1954:
Protection des biens culturels, Genève, 2020 (Conférence de Genève);
et Hauser, K. et Drazewska, B., «<a href='www.biicl.org/documents/11200_how_does_international_law_protect_ukrainian_cultural_heritage_in_war.pdf'>How
does international law protect Ukrainian cultural heritage in war?</a>» (10 mars 2022).. Cependant, le cadre juridique reste fragmenté et présente des lacunes et il devient nécessaire de reconceptualiser les mécanismes, les outils et les instruments pour protéger le patrimoine culturel.
2. Avec l'essor d'acteurs non étatiques tels que Daesh, la communauté internationale s'est de plus en plus familiarisée avec les conflits armés qui opposent un État et des groupes armés. L'agression menée par la Russie contre l'Ukraine, qui a commencé par l'occupation de la Crimée, constitue un conflit armé interétatique classique axé sur la conquête et l’assujettissement. La communauté internationale doit prendre conscience de cette résurgence des guerres interétatiques et des défis supplémentaires qu'elles posent en matière de protection du patrimoine.
3. Les principales difficultés liées au cadre juridique international contemporain relatif aux biens culturels peuvent se résumer comme suit:
4. Un régime de protection spécifique régit la protection du patrimoine culturel en période de conflit armé. Les normes fondamentales comprennent la Convention de Genève de 1949 et ses protocoles additionnels de 1977, la Convention de La Haye de 1954 et ses protocoles de 1954 et 1999, ainsi que le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998).
5. La Convention de La Haye met l'accent sur la protection des biens culturels, en préparant en temps de paix leur sauvegarde et en s'engageant à les protéger contre l'exposition à la destruction ou aux dommages en cas de conflit armé, obligations auxquelles il ne peut être dérogé qu'en cas de «nécessité militaire» (article 4). Cette expression a été redéfinie et renforcée par l'article 6 du Deuxième Protocole (1999) (PII) qui exige une dérogation à la «nécessité militaire impérative» lorsqu'il n'y a pas d’autre solution militaire et impose des normes de proportionnalité pour prévenir ou réduire au minimum les dommages collatéraux. Si l'Ukraine est partie au PII, ce n'est pas le cas de la Russie. Néanmoins, cette expression améliorée devrait être applicable aux deux parties car il est considéré comme éclairant la convention et non comme l'enrichissant. Ainsi, un acte d'hostilité contre un bien culturel ukrainien serait considéré comme illicite s'il n’était pas mené conformément à l'article 6 du PII. De manière générale, il y a crime lorsqu’il y a eu acte délibéré ou imprudent (mens rea) visant à détruire ou endommager un bien culturel protégé en toute connaissance de cause. Par exemple, en ce qui concerne le bombardement de Dubrovnik, inscrit sur la liste du patrimoine mondial, le TPIY a estimé que l'emblème de la Convention de La Haye («Bouclier bleu») était manifestement visible au moment des faits 
			(63) 
			Vrdoljak, A.F., «The
Criminalisation of the Intentional Destruction of Cultural Heritage»,
University of Sydney, 2016, p. 8-11. Le statut de patrimoine mondial
et l'emblème du Bouclier bleu peuvent être pris en considération
pour déterminer si un auteur en a connaissance et Ils peuvent prévenir
les dommages involontaires et dissuader le ciblage illégal de biens culturels
pendant un conflit armé. Cependant, la décision de marquer un bien
culturel doit être soigneusement évaluée car elle peut le transformer
en une cible..
6. Indépendamment du nombre limité de ratifications du PII (88 États l’ont ratifié à ce jour), cette conclusion est justifiée par le droit humanitaire international coutumier, et démontrée par le Manuel militaire de l'UNESCO sur la protection des biens culturels (2016) et la Déclaration de l'UNESCO concernant la destruction intentionnelle du patrimoine culturel 
			(64) 
			Voir
note 10 ci-avant (Manuel militaire) et <a href='https://en.unesco.org/about-us/legal-affairs/unesco-declaration-concerning-intentional-destruction-cultural-heritage'>https://en.unesco.org/about-us/legal-affairs/unesco-declaration-concerning-intentional-destruction-cultural-heritage</a>.. Cependant, la notion de nécessité militaire reste nébuleuse, est sujette à des interprétations contradictoires et peut être contestée. Elle reste une notion insaisissable pour les commandants sur le champ de bataille ainsi qu'un défi pour les procureurs et les juges dans le contexte des poursuites, comme en témoigne une opinion dissidente de la Chambre d'appel du TPIY dans l'affaire de la destruction du pont de Mostar, selon laquelle les principes de proportionnalité et de précaution concernant la nécessité militaire, requis par le PII, n'ont pas été suffisamment pris en compte 
			(65) 
			Pocar,
F. «Cultural property and military necessity under the 1999 Second
Protocol», Conférence de Genève, op.
cit., p. 101-103. Le principe de proportionnalité signifie
que même lorsqu'une dérogation à l'obligation militaire impérative
peut être invoquée, des précautions doivent être prises lors de
l'attaque afin d’éviter qu’elle soit disproportionnée. Voir également
l’entretien avec David Shaffer, The Times,
novembre 2023..
7. La dérogation à la «nécessité militaire impérative» ne peut être invoquée pour les biens culturels placés sous protection renforcée (de la plus haute importance pour l'humanité, protégés au niveau national et déclarés non utilisés à des fins militaires ou pour protéger des sites militaires) et visés à l'article 10 du PII. L'utilisation de biens culturels sous protection renforcée pour appuyer une action militaire constitue une «violation grave». Depuis le 7 septembre 2023, 20 biens culturels en Ukraine bénéficient d'une protection renforcée provisoire, offrant le plus haut niveau de protection contre les attaques militaires 
			(66) 
			Communiqué
de presse de l'UNESCO du 7 septembre 2023: <a href='https://www.unesco.org/fr/articles/ukraine-20-biens-culturels-beneficient-dune-protection-renforcee-grace-au-deuxieme-protocole-de'>www.unesco.org/fr/articles/ukraine-20-biens-culturels-beneficient-dune-protection-renforcee-grace-au-deuxieme-protocole-de</a>..
8. L'article 16 du PII prévoit une «compétence universelle» (ce qui signifie que les États peuvent poursuivre ou extrader les auteurs présumés indépendamment de leur nationalité et du lieu de commission de l'infraction),en ce qui concerne les biens bénéficiant d’une protection renforcée visés par une action militaire et, de manière générale, les biens culturels protégés par ce protocole. Il oblige les Parties à adopter une législation appropriée pour ériger ces violations graves en infractions pénales en vertu du droit national. La CPI a ouvert une enquête sur l'Ukraine. En tant qu’instance de dernier ressort, elle n’instruira une affaire que si d'autres États compétents ne peuvent pas, ou ne veulent pas, enquêter. Malgré les défis posés par l'agression en cours, le système de justice pénale de l'Ukraine fonctionne et est actif en matière de documentation, d'enquête et de poursuite des crimes liés au conflit. Cependant, le nombre de ces crimes est si considérable qu’un seul pays ne peut pas les poursuivre tous, efficacement et en temps utile 
			(67) 
			Au 24 avril 2024, le
Bureau du Procureur général de l'Ukraine comptait 130 722 procédures
liées à des crimes d'agression et à des crimes de guerre: <a href='https://www.gp.gov.ua/'>www.gp.gov.ua/</a>.. Par conséquent, rien n'empêche la CPI d’enquêter sur des crimes relevant de sa compétence et qui auraient été perpétrés en Ukraine, notamment ceux portant atteinte au patrimoine culturel.
9. La Convention de Genève de 1949 ne contient pas de règles protégeant spécifiquement le patrimoine culturel, à l'exception de l'article 53 (et de l'article 85 concernant les violations connexes) du Protocole additionnel I de 1977 
			(68) 
			La Russie (depuis le
29 septembre 1989) et l'Ukraine (depuis le 25 janvier 1990) sont
toutes deux des États parties au Protocole additionnel I. Sans préjudice
de la Convention de La Haye, l'article 53 vise les actes d'hostilité
contre les monuments historiques, les œuvres d'art ou les lieux
de culte qui constituent le patrimoine culturel ou spirituel des peuples,
l'utilisation de ces biens à l'appui d'un effort militaire (par
exemple comme casernes) et le fait de transformer ces biens en objet
de représailles., mais elle vise également des «violations graves», notamment la «destruction ou l'appropriation de biens, non justifiée par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire», dont les motifs doivent également être poursuivis au titre de la compétence universelle. L'article 85(4)(d) du Protocole additionnel I était la seule disposition de droit pénal international traitant des biens culturels avant l'adoption du Statut de Rome en 1998 et du PII en 1999, mais sa portée reste limitée. En fait, l'article 15 du PII est plus étendu que l'article 8 du Statut de Rome et permet de distinguer les infractions relatives aux actes dirigés contre les biens culturels qui ne nécessitent pas d'action militaire et qui ne doivent pas nécessairement se produire au cours des hostilités (y compris le vol, le pillage ou le détournement, ou les actes de vandalisme dirigés contre les biens culturels). Il a été avancé que l'article 15 du Protocole II fournit un modèle convaincant pour les amendements au Statut de Rome visant à rendre étanche la protection des biens culturels en cas de conflit armé.
10. La lutte contre le pillage, la contrebande et le trafic illicite de biens culturels en temps de guerre est importante à la fois du point de vue des violations des droits culturels, du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, mais aussi de la nécessité de coopérer pour récupérer les biens culturels pillés ou faisant l'objet d'un trafic dans leur lieu d'origine. L'article 1 du Protocole I de la Convention de La Haye (à laquelle la Russie est Partie) interdit l'exportation de biens culturels en cas de conflit armé, tandis que les articles 7 à 9 du PII envisagent des mesures de précaution pendant les conflits armés et la protection des biens culturels en territoire occupé, y compris les pièces archéologiques. Cependant, il existe une pléthore d'autres régimes juridiques internationaux dans ce domaine, y compris des cadres de droit pénal 
			(69) 
			Par exemple, il existe
des synergies entre le Deuxième Protocole et la Convention de l'UNESCO
sur les moyens d'interdire et de prévenir l'importation, l'exportation
et le transfert de propriété illicites des biens culturels (Paris,
1970), établie à la lumière des Résolutions <a href='https://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?OpenAgent&DS=S/RES/2199%20(2015)&Lang=F'>2199
(2015)</a> et <a href='https://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?OpenAgent&DS=S/RES/2253(2015)&Lang=F'>2253
(2015)</a> du Conseil de sécurité des Nations Unies pour sensibiliser
à la nécessité de protéger les biens culturels mobiliers dans les
zones de conflit ou provenant de zones de conflit armé. Des travaux
sont en cours pour développer des synergies avec d'autres conventions
de l'UNESCO, voir: <a href='https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000379955'>https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000379955</a>. Sont également pertinents la Convention de l'UNIDROIT
sur les biens culturels volés et illicitement exportés (Rome, 1995)
qui compte un nombre relativement faible de ratifications, divers
règlements de la Commission européenne et de l'Union européenne
et le Plan d'action de l'Union européenne contre le trafic de biens
culturels (adopté le 13 décembre 2022), ainsi que la Convention
du Conseil de l'Europe sur les infractions visant des biens culturels
(STCE no 221, Nicosie, 2017) qui a été
rédigée en tenant compte des résolutions du Conseil de sécurité
des Nations Unies et de la Convention de La Haye, mais n'a été ratifiée
que par six pays. Voir aussi le rapport de l'Assemblée, Doc. 14566
(2018) «Destruction délibérée et trafic illicite d’éléments du patrimoine
culturel»..
11. Un facteur connexe est le rôle des acteurs non étatiques (par exemple les groupes de mercenaires), qui est examiné dans le contexte de l'article 19 de la Convention de La Haye, de l'article 8 du Statut de Rome et du Protocole additionnel II de la Convention de Genève. Le Protocole additionnel II interdit tout acte hostile contre les monuments historiques, les œuvres d'art ou les lieux de culte constituant le patrimoine culturel ou spirituel des peuples 
			(70) 
			Voir la note 63 ci-avant:
Rapport <a href='https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n16/254/45/pdf/n1625445.pdf?token=L6Qkh0LutLEEhs63vs&fe=true'>A/71/317</a> du HCR, op. cit.,
paragraphe 25. . Cependant, les règles régissant l’implication d’acteurs non étatiques ne sont pas claires. Il faudrait peut-être encourager une utilisation rigoureuse des normes ou élaborer d'autres stratégies pour les obliger à rendre des comptes.