1. Introduction
1. Entre 2014, date à laquelle
l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a lancé
le Projet Personnes migrantes disparues, et aujourd’hui, «la tragédie
des personnes migrantes disparues a atteint une ampleur effroyable»
et fait des dizaines de milliers de victimes, comme l’a souligné
l’ancienne Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
dans une
déclaration publiée en septembre 2022.
2. En 2018, les États signataires du Pacte mondial des Nations
Unies pour des migrations sûres, ordonnées et régulières se sont
engagés à «[s]auver des vies et mettre en place une action internationale coordonnée
pour retrouver les personnes migrantes disparues» (objectif 8 du
Pacte). Après de nombreuses années au cours desquelles les organisations
de la société civile et les familles de personnes disparues ont tiré
la sonnette d’alarme sur la nécessité de mener une action coordonnée
et d’élaborer des politiques sur cette réalité tragique, les nombreuses
initiatives déployées par des organisations internationales telles qu’INTERPOL,
l’OIM et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) montrent
la prise en compte progressive de la question et l’étendue de la
coopération internationale nécessaire pour y faire face.
3. Toutefois, le niveau d’engagement des autorités nationales
est resté limité à cet égard, ce qui affaiblit l’impact à la fois
la coopération internationale et les actions menées à petite échelle

.
4. Le 28 mars 2022, une proposition de résolution (
Doc.15488) a été déposée dans laquelle il est demandé à l’Assemblée
d’examiner les moyens d’ «encourager la mise en place d’un processus
efficace de recherche des personnes migrantes, demandeurs d’asile
et personnes réfugiées disparus, la prise en charge appropriée des
dépouilles, le processus d’identification, ainsi que le soutien
qui pourrait être apporté à leurs proches».
5. Cette question, qui est sans aucun doute très importante d’un
point de vue moral, soulève néanmoins plusieurs défis techniques
et politiques. Certains aspects des problèmes et des questions en
jeu ont déjà été examinés par l’Assemblée parlementaire dans la
Résolution 2324 (2020) et la
Recommandation
2172 (2020) «Disparitions d’enfants réfugiés ou migrants en Europe»
et dans la
Résolution
2425 (2022) «En finir avec les disparitions forcées sur le territoire
du Conseil de l’Europe».
6. Le 25 novembre 2022, la Commission permanente de l’Assemblée
a renvoyé la
proposition
de résolution (Doc. 15630) «Protéger les droits humains et sauver des vies en mer
du Nord et dans la Manche» à la Commission des migrations, des personnes
réfugiées et des personnes déplacées et lui a demandé de prendre
en compte cette proposition dans la rédaction de ce rapport. Je
remercie notre collègue M. Fourat Ben Chikha (Belgique, SOC) d’avoir
attiré l’attention de l’Assemblée sur cette situation particulière
dont l’actualité est devenue récemment, et tragiquement, de plus
en plus aiguë.
7. Aux fins de ce rapport, j’utiliserai le terme «personnes migrantes
disparues» au sens général des personnes disparaissant dans le contexte
de la migration, peu importe la catégorie administrative selon laquelle
elles sont considérées, à moins que leur statut administratif n’implique
un défi ou une procédure particuliers pour répondre à une situation
de disparition (personnes en besoin de protection internationale, personnes
réfugiées, demandeuses d’asiles, personnes à risque de/victimes
de traite d’êtres humains) ou prévenir une telle situation.
2. Vue d’ensemble de la question: définition
du champ d’application
2.1. Qui
sont les personnes migrantes disparues?
8. Le CICR considère qu’une «personne
portée disparue» est une personne «dont la famille ignore le lieu où
elle se trouve, ou qui, selon des informations fiables, a été portée
disparue au regard de la législation nationale, en rapport avec
un conflit armé international ou non international, une situation
de violence interne ou de troubles intérieurs, une catastrophe naturelle
ou toute autre situation qui pourrait exiger l’intervention d’une
instance étatique compétente, y compris dans le contexte de la migration»

.
9. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de
l'homme (HCDH), une personne migrante est «toute personne se trouvant
à l’extérieur de l’État dont elle possède la nationalité ou la citoyenneté
ou, dans le cas des apatrides, de son pays de naissance ou de résidence
habituelle»

. Les personnes migrantes peuvent
donc être des personnes en situation de déplacement ou des personnes
d’origine étrangère établies régulièrement ou irrégulièrement dans
un pays.
10. Il est important de souligner qu’un grand nombre de personnes
migrantes disparues sont des enfants, souvent des mineurs non accompagnés.
Missing Children Europe

, qui intervient
dans 32 pays européens, est préoccupé par le fait que le sort des
enfants migrants soit si peu signalé. Pour sa part, Europol note
que leur vulnérabilité à l’exploitation et aux abus, notamment par
des réseaux criminels ou par leur propre cellule familiale, est
extrêmement élevée, d’autant plus que leur enregistrement n’est
pas toujours assuré

.
11. Parmi les hommes, les femmes et les enfants disparus, certains
pourraient entrer dans la catégorie des personnes réfugiées, notamment
celles qui auraient pu bénéficier d’une forme de protection internationale
au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des
réfugiés (ci-après la «Convention sur les réfugiés»). En ce qui
concerne les personnes disparues, le terme «personnes migrantes»
utilisé dans le présent rapport désigne des personnes en situation
de déplacement, quelle que soit la catégorie administrative dont
elles pourraient relever.
12. Les personnes migrantes peuvent également être victimes de
disparition forcée et sont dès lors victimes d’un crime perpétré
par des États ou des acteurs non étatiques, tel que défini aux articles
2 et 3 de la Convention internationale pour la protection de toutes
les personnes contre les disparitions forcées. En 2017, le groupe
de travail sur les disparitions forcées ou involontaires a souligné
qu’«un lien direct existe entre disparation forcée et migration,
soit parce que les personnes migrent en raison de la menace ou du
risque de disparition forcée dans leur pays soit parce qu’elles
disparaissent pendant leur trajet ou dans le pays de destination»

.
2.2. Pourquoi
les personnes migrantes disparaissent?
13. En septembre 2023, le Comité
des disparitions forcées a constaté que les personnes migrantes
se trouvent en situation de vulnérabilité particulière et sont en
butte à des tactiques déshumanisantes de gestion des frontières,
ce qui fait que des milliers d’entre elles meurent, disparaissent
ou sont portées disparues chaque année

.
14. Les personnes migrantes peuvent être portées disparues parce
que leur décès, même s’il est dû à des causes naturelles, n’est
pas signalé, parce que leur corps n’est jamais recherché ou retrouvé,
ou encore parce qu’il ne peut être identifié

. Certaines personnes migrantes peuvent
être en vie sans pour autant accéder à des moyens de communication,
par exemple dans un lieu de rétention. Si un corps est retrouvé,
l’impossibilité de retracer le trajet de la personne et de retrouver
les liens familiaux laisse souvent les membres de la famille sans
nouvelles de leurs proches. En outre, il peut s’avérer très difficile
de contacter les familles même si l’identité de la personne est
confirmée.
15. Les exigences financières, administratives et documentaires
de plus en plus strictes imposées par les pays de destination et
par les pays de transit pour entrer sur leur territoire ou le traverser,
y compris pour les personnes ayant besoin d’une protection internationale,
devraient être considérées comme un facteur contribuant aux disparitions.
16. Le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de
l’homme des personnes migrantes (2017-2023) a évoqué en juillet
2022 «les tendances mondiales qui contribuent aux pertes en vies
humaines et aux blessures, notamment la militarisation des patrouilles
frontalières qui accroît le risque de violations des droits humains,
les expulsions collectives de personnes migrantes, les risques accrus
de refoulement et de refoulement en chaîne, l’usage de la force
utilisée dans certaines opérations de refoulement, l’externalisation des
mesures de gestion des frontières, les accords bilatéraux et multilatéraux
qui ne respectent pas les obligations en matière de droits humains,
et le refus des États de faciliter l’accès au territoire ou à l’asile»

.
17. En Europe, la mise en place de cet accès restreint par des
moyens physiques mais aussi juridiques/procéduraux est associée
à des pratiques qui peuvent être contraires au droit international
des droits de l’homme ainsi qu’aux normes et à la jurisprudence
européennes, telles que les refoulements et les
pullbacks 
(personnes
repoussées vers le territoire de départ), y compris par l’utilisation
de sites de détention informels sans tenir compte des procédures
d’enregistrement

. Le non-respect des
obligations internationales, notamment le principe de non-refoulement,
et l’absence d’un processus approprié pour déterminer les besoins de
protection de chaque individu contribuent à la disparition des personnes
migrantes

.
18. Le manque de coordination des activités de recherche et de
sauvetage entre les États européens

, la restriction des
moyens en la matière et de la capacité des acteurs non étatiques
à apporter leur soutien aux personnes migrantes en détresse ont
été considérés comme des facteurs aggravants qui favorisent les
cas de disparition de personnes migrantes; dans le cas des tragédies
en mer, l’OIM parle de «naufrages invisibles»

.
19. Dans ce contexte, la présence toujours plus grande de trafiquant·es
et de passeurs et passeuses abusifs le long des routes migratoires,
parfois même dès le début du voyage, expose les personnes en situation
de déplacement à des risques accrus d’exploitation, ce qui renforce
la probabilité qu’elles disparaissent et deviennent victimes de
disparitions forcées

.
Cette réalité, associée aux accords conclus entre les pays pour
freiner les migrations, contribue à «une augmentation de l’exposition
des personnes migrantes à [une] litanie d’abus» dont sont responsables
les acteurs étatiques et non étatiques

.
20. Les personnes migrantes, qui peuvent être réticentes à enregistrer
leur présence sur un territoire donné, sont souvent connues auprès
d’entités non officielles, par exemple des centres communautaires
ou des organisations non gouvernementales. Cependant, la grande
méfiance qui règne entre les autorités officielles et les personnes
migrantes ou les organisations non gouvernementales dirigées par
des personnes migrantes, est propice à la segmentation des relais
d’information, ce qui rend beaucoup plus difficile la recherche
d’une personne disparue.
21. La difficulté de reconstituer le voyage ou de localiser des
personnes migrantes est principalement due à l’absence d’un canal
de communication permettant à la personne de signaler sa présence
aux membres de sa famille. Il est possible également que les personnes
migrantes aient été privées de leurs moyens de communication au
cours de leur voyage, notamment par les autorités de police ou judiciaires,
et qu’ils n’aient plus aucun moyen de communiquer avec le monde
extérieur.
22. Ces situations peuvent également être aggravées par les mauvaises
pratiques de certains acteurs officiels, telles que l’absence d’enregistrement
systématique ou d’accès effectif aux moyens de communication pour
les étranger.es privés de liberté dans les lieux de rétention formels
et informels, ou le blocage administratif qui empêche les personnes
de bénéficier d’un lieu de résidence légal lorsqu’elles passent
d’un statut administratif à l’autre.
2.3. Pourquoi
clarifier leur sort?
23. Pour clarifier le sort d’une
personne disparue, il faut avant tout déterminer si cette personne
est morte ou vivante et, dans ce dernier cas, si elle a besoin d’aide.
24. Les organisations internationales et les experts universitaires
ont livré des témoignages sur l’impact psychologique subi par les
familles qui attendent des nouvelles de leurs disparus, parfois
pendant des années. Beaucoup souffrent d’une «perte ambiguë», qui
est un état d’incertitude dont les graves répercussions psychologiques
et psychosociales peuvent entraîner une pathologie, une dépression,
l’alcoolisme ou d’autres maladies, et qui devrait être considéré
comme un problème de santé publique

.
25. Les personnes qui sont restées au pays font également face
à des répercussions matérielles et administratives très concrètes.
En effet, des certificats de décès peuvent être nécessaires pour
obtenir des dommages et intérêts en droit civil, pour les droits
de propriété immobilière, pour obtenir la tutelle d’un enfant ou
inscrire des enfants à l’école lorsque l’un ou les deux parents
sont décédés. En l’absence de certificat de décès parental, l’orphelin
est privé d’existence légale et ne peut pas, éventuellement, rejoindre
le seul parent qu’il a dans un autre pays, en Europe ou au-delà.
Toute personne peut dépendre d’une personne disparue lorsqu’elle
sollicite, en tant que membre de la cellule familiale, la délivrance
ou le renouvellement d’un permis de séjour, voire le traitement
d’une demande de relogement

.
26. La clarification du sort d’une personne migrante disparue
peut également dépendre de la résolution d’une affaire pénale dans
laquelle le décès a été causé par un acte de violence, un abus ou
la négligence. À cet égard, la Rapporteuse spéciale des Nations
Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires
(2016-2021) a déclaré, dans son rapport thématique sur les morts
illégales de personnes réfugiées et de personnes migrantes en 2017,
que «[l]’absence fréquente d’enquête sur les morts [de personnes migrantes]
est une violation supplémentaire du droit à la vie, d’envergure
mondiale, qui contribue à un régime international d’impunité, à
l’invisibilité des violations et de leurs victimes et à l’élaboration
de politiques relatives aux migrations mal informées, susceptibles
d’entraîner de nouveaux cas de privation de la vie»

.
27. Enfin, la clarification du sort d’une personne disparue est
tout simplement une question de dignité humaine

. Cet impératif moral

peut
trouver un fondement juridique dans la notion de dignité humaine
ou même dans des considérations relatives à l’article 2 de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE n° 5), comme abordé au point
5.6.
2.4. Cadre
juridique
28. Les Principes directeurs concernant
la recherche des personnes disparues du Comité des Nations Unies
sur les disparitions forcées reposent sur la Convention internationale
pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions
forcées (CIPPED). Son principe n° 1 énonce que «[l]es recherches
doivent être fondées sur la présomption que la personne disparue
est en vie»

. L’article
24 de la Convention reconnaît les familles comme victimes collatérales
des disparitions forcées et qu’il incombe aux autorités de l’État
de garantir un soutien effectif et des mécanismes de réparation.
29. Selon la CIPPED, les États parties doivent veiller à ce que
toute personne alléguant qu’une personne a été victime d’une disparition
forcée ait le droit de dénoncer les faits (article 12), à ce que
personne ne soit détenu au secret et à ce que toute personne privée
de liberté soit autorisée à communiquer avec sa famille (article
17). En 2021, seuls 21 États membres avaient ratifié la CIPPED et
y étaient liés

. La Convention internationale
pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants
et des membres de leur famille prévoit également que les États doivent
prendre toutes les mesures appropriées pour rechercher, localiser
et libérer les personnes disparues, enquêter sur les actes de disparition
forcée et traduire les responsables en justice.
30. L’article 71 de la Convention internationale sur la protection
des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur
famille exige des États parties qu’ils «facilitent, si besoin est,
le rapatriement dans l’État d’origine des corps des travailleurs
migrants ou des membres de leur famille décédés». En 2024, sept
États membres du Conseil de l’Europe avaient signé la convention,
dont quatre l’avaient ratifiée.
31. Le droit international de la mer prévoit également des obligations
très précises qui imposent aux États et aux acteurs non étatiques
d’assister et de secourir les personnes en détresse en mer (la Convention internationale
pour la sauvegarde de la vie humaine en mer – SOLAS – et la Convention
internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage – SAR).
En outre, en 2022, l'Office des Nations unies contre la drogue et
le crime (ONUDC) a publié une déclaration officielle encourageant
les États à «accorder une attention particulière à la récupération
des corps ainsi qu’aux actions visant à déterminer leur identité,
à fournir à leurs familles des informations sur leur sort et le
lieu où ils se trouvent et à empêcher qu’ils ne deviennent des personnes disparues

».
32. La Convention européenne des droits de l’homme protège les
droits de toutes les personnes qui vivent en Europe et contient
des obligations particulières qui, si elles sont dûment respectées,
peuvent contribuer à prévenir la disparition des personnes migrantes
et à protéger le droit des familles à connaître le sort de leurs proches
disparus.
33. L’article 2 de la Convention impose des obligations positives
et négatives aux États, qui doivent prendre toutes les mesures nécessaires
pour protéger la vie des personnes relevant de leur juridiction.
Ces obligations, qui découlent de tous les instruments du droit
international applicables en toutes circonstances, y compris dans les
cas de restriction ou de privation de liberté, trouvent leur fondement
dans l’article 3 (interdiction de la torture ou des traitements
inhumains et dégradants), l’article 5 (légalité de la détention
et, en particulier, l’importance de consigner l’heure, la date et
le lieu de la détention ainsi que l’identification des détenus

) et les articles
8, 10 et 12 de la Convention (contact avec le monde extérieur en
cas de détention

).
La jouissance des droits procéduraux consacrés par la Convention
(article 13) peut prévenir les situations entraînant la disparition, notamment
le risque d’être détenu au secret, ainsi que le droit des membres
de la famille d’être informés du sort de leurs membres disparus,
considéré à la lumière du droit à la vie privée et familiale (article
8)

. On peut également déduire
de l’article 8 que le droit à la vie familiale peut englober la
possibilité de localiser un membre de la famille décédé et de lui
rendre hommage sur une tombe avec une inscription.
34. En ce qui concerne le droit à la dignité du défunt, la Cour
a interprété la Convention en tenant compte des proches et de leur
droit au respect, conformément à l’article 8 et à l’article 3, dans
le cadre d’une affaire de mutilation intentionnelle de corps

. Certes «[l]a Cour a dit que la
qualité d’humain s’éteignait à la mort et que par conséquent l’interdiction
des mauvais traitements ne s’appliquait plus aux cadavres», mais
elle a constaté que «le traitement infligé aux dépouilles sans vie
a emporté la violation de l’article 3 dans le chef des proches des
personnes décédées»

.
35. Les cas de décès causés par le recours à la force doivent
faire l’objet d’une enquête approfondie, que les auteurs présumés
soient des agents de l’État ou non

. La Cour
a également déclaré que la connaissance de cas de mort suspecte
devrait suffire pour justifier que les autorités compétentes agissent

.
36. Selon le Last Rights Project, ce raisonnement peut s’appliquer
à certains cas de personnes migrantes disparues, lorsqu’on peut
considérer que les décès peuvent avoir été causés par l’usage de
la force, et lorsque l’absence d’enquête de l’État sur les décès
suspects signalés peut être considérée comme une violation de la Convention.
37. En ce qui concerne les données à caractère personnel, toutes
les affaires énumérées dans la jurisprudence de la Cour en la matière
concernent les données à caractère personnel de personnes vivantes

. Les données à caractère
personnel des personnes vivantes sont protégées en Europe par la
Convention
pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé
des données à caractère personnel du Conseil de l’Europe (STE n° 108), telle qu’amendée
par le Protocole STCE n° 223 («Convention 108+») et par l’article 8
de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette convention
comporte un certain nombre de principes garantissant les droits
des personnes concernées lors du traitement des «catégories particulières de
données» (article 6), y compris les données génétiques et biométriques.
38. Pour les personnes dont le corps ou les restes de corps ont
été retrouvés sans perspective immédiate d’identification, la plupart
des législations nationales prévoient des cadres juridiques pour
la gestion des morts non naturelles ou suspectes, qui peuvent entraîner
l’ouverture d’une enquête pénale et l’identification de la personne
décédée. Quelques d’États ont adopté une législation qui les oblige
à prendre toutes les mesures raisonnables pour identifier les restes
humains.
3. Des
défis multidimensionnels
3.1. Signalement
de la disparition et ouverture d’une enquête
39. Toute personne disparue doit
être signalée par sa famille, ses proches ou les personnes qui voyageaient avec
elle afin que la police puisse lancer un mandat de recherche. Cependant,
les réseaux de soutien et les ressources des familles ou des proches
des personnes migrantes disparues sont généralement bien moindres que
ceux dont disposent les familles qui signalent la disparition d’une
personne dans un contexte national, en particulier si aucune enquête
criminelle n’est ouverte. Le contexte international rend le signalement
encore plus complexe: si les familles savent où se trouve leur proche
disparu ou le supposent, elles ne savent pas nécessairement à qui
s’adresser dans le pays concerné, ni ne sont en mesure de communiquer
dans une langue que les autorités locales pourraient comprendre.
Et même dans le pays d’origine, les familles ou les proches ne savent
pas toujours à qui s’adresser ou n’ont pas d’interlocuteur.
40. La plupart des pays disposent de services de police compétents
pour enregistrer les cas de personnes disparues et mener des enquêtes
à ce sujet dans les États membres. Ils s’appuient si nécessaire
sur des outils de coopération internationale tels que les notices
jaunes d’INTERPOL. Toutefois, les outils et les bases de données
de l’administration ne permettent pas toujours d’identifier les
personnes qui n’ont pas de registre d’état civil à jour dans le
pays où elles se trouvaient en dernier lieu.
41. Lors de ma visite d’information en Grèce en mars 2024, les
organisations communautaires m’ont fait part de leur perception
très profonde et de leur expérience très concrète de la marginalisation
qui leur est imposée par les autorités officielles. Ceci n’est pas
spécifique à la Grèce

. Néanmoins, cette réalité a des conséquences
directes sur les communautés de personnes migrantes, qui ne font
tout simplement pas confiance aux autorités officielles. Les communautés
qui recherchent une personne disparue utilisent donc des canaux
informels, les réseaux sociaux, le bouche-à-oreille et même des
photos imprimées sur des affiches dans la rue: mes interlocuteurs
ont reconnu que cela soulevait de graves problèmes concernant la confidentialité,
le partage et l’utilisation de données à caractère personnel pouvant
mettre en péril la sécurité de la personne.
3.2. Collecte
de données sur un itinéraire segmenté
42. Souvent, les informations sur
les personnes migrantes disparues existent, mais elles sont dispersées entre
divers acteurs et sites publics et non publics.
43. Il est donc essentiel de garantir la protection des données
lorsque l’on cherche à retrouver des personnes migrantes disparues.
Les difficultés sont en effet nombreuses à cet égard. Il s’agit
notamment d’identifier des collecteurs de données de confiance afin
d’entrer en contact avec une diversité d’acteurs et d’entités; de
déterminer une base juridique adéquate pour utiliser et partager
légalement ces données à caractère personnel (parfois biométriques);
et de mettre en place des législations permettant le partage de
ces données à des fins humanitaires, en toute sécurité, et de manière
proportionnée au niveau national, voire international. Ces considérations
sont de la plus haute importance dans le contexte de l’appétit croissant
des décideurs politiques et des autorités répressives pour l’interopérabilité
des bases de données.
44. Dans le cas des entités officielles (par exemple les forces
de police, les unités de lutte contre la traite, les lieux de détention,
les centres d’accueil, les refuges), les législations nationales
sont généralement prudentes en ce qui concerne la possibilité de
partager des informations à caractère personnel avec des tiers. En
ce qui concerne les entités non officielles et les individus, il
convient de noter que les amis, les familles, les voyageurs, voire
les survivant·es de naufrages, peuvent fournir des informations
importantes qui peuvent aider à localiser et à retrouver une personne
disparue. Ces informations peuvent également s’avérer extrêmement précieuses
pour fournir des «données sur les personnes disparues», y compris
des données ante-mortem. Cependant, le contact, a fortiori en utilisant
des normes harmonisées, n’est pas systématiquement établi avec ces
personnes, qui d’ailleurs ne le souhaitent pas forcément.
45. Les adultes n’ont peut-être pas l’intention de donner des
informations sur le lieu où ils se trouvent ou sur leur situation.
L’une des difficultés consiste à fournir des plates-formes fiables
qui permettent à ces personnes d’expliquer leur situation afin que
les autorités de police soient en mesure d’informer les membres
de la famille que les personnes disparues se portent bien et sont
en sécurité sans divulguer le lieu exact où elles se trouvent. C’est
ce que propose, par exemple, la plate-forme caritative Missing People
au Royaume-Uni.
46. Cependant, dans le cas des personnes migrantes de moins de
18 ans, l’un des principaux enjeux en Europe est l’absence d’enregistrement
systématique des enfants non accompagnés ou séparés, comme le souligne
la
Résolution 2324 (2020) «Disparition d’enfants personnes réfugiées ou personnes
migrantes en Europe». Ces enfants se révèlent particulièrement vulnérables
s’ils ne sont pas systématiquement enregistrés lorsqu’ils deviennent
adultes, comme l’a noté notre collègue Mme Rósa
Björk Brynjólfsdóttir (Islande, GUE) dans son rapport «Une tutelle
efficace pour les enfants personnes migrantes non accompagnés et
séparés» (
Doc. 15133).
3.3. Gestion,
enregistrement et identification des corps
47. Des personnes migrantes peuvent
être portées disparus puis retrouvées mortes. Il arrive aussi souvent que
des corps soient trouvés et ne soient pas identifiés parce qu’ils
ne font l’objet d’aucune recherche

ou parce que
les procédures ne sont pas suffisamment standardisées et que les
ressources ne sont pas disponibles pour traiter tous les cas de
décès.
48. Pour identifier un corps, il faut procéder à un examen médico-légal
approfondi pour recueillir les données post-mortem et les caractéristiques
spécifiques du corps (cicatrices, tatouages, etc.). Les procédures d’identification,
notamment en cas de mort subite et suspecte, sont définies dans
la législation nationale. Or les mêmes procédures d’identification
ne sont souvent pas appliquées en cas de décès de personnes migrantes disparues.
49. Les décès non signalés de personnes migrantes entrent dans
la catégorie des nombreuses personnes invisibles et marginalisées
qui sont enterrées sans être identifiées, dans un contexte général
de pénurie de ressources judiciaires et médico-légales qui ne permet
même pas d’enquêter sur les décès suspects de ressortissants nationaux

.
En outre, ces décès ne sont peut-être pas accidentels mais provoqués
par des actions indirectes, par négligence ou par acceptation du
risque, ce qui peut donner lieu à des crimes tels que les «crimes
par négligence» ou les «homicides involontaires». Ces cas doivent
faire l’objet d’une enquête menée par les autorités compétentes.
50. Une fois retrouvé, le corps doit être conservé dans une morgue
en attendant que les autorités compétentes entament le processus
d’identification, si cela a été décidé, ou dans un cimetière, ce
qui est coûteux. Au cours de l’élaboration de ce rapport, tous les
médecins légistes ont insisté sur le fait que les morgues manquent
d’espace pour conserver les corps jusqu’à l’autopsie et jusqu’à
ce qu’un membre de la famille se manifeste auprès de la police.
À titre d’exemple, le département médico-légal de l’hôpital universitaire
d’Alexandroúpolis a reçu deux conteneurs réfrigérés du CICR, pouvant
conserver 30 corps au total. Les deux conteneurs réfrigérés étaient
pleins lors de la visite que j’ai effectuée au début du mois de
mars 2024. Aucun financement public n’est par ailleurs disponible
pour payer ces équipements.
51. En outre, les membres du personnel des laboratoires médico-légaux
ne sont pas tous formés ou sensibilisés aux examens de corps non
identifiés qui peuvent être ceux de personnes migrantes. En Grèce, il existe
une douzaine de services de médecine légale, mais seuls quelques-uns
(Alexandroúpolis, Lesvos, Rhodes, Samos) sont régulièrement sollicités
pour examiner des corps non identifiés qui pourraient être ceux de
personnes migrantes ayant traversé l’Evros ou la mer Égée.
52. Un problème se pose également lorsqu’il s’agit de trouver
un lieu pour inhumer les personnes migrantes qui ont perdu la vie,
notamment celles qui n’ont pas été identifiées. Dans les pays européens,
des sections de cimetières sont parfois consacrées à ces personnes
pour leur offrir une dernière demeure. Parfois, des terrains spécifiques
sont alloués par les autorités locales pour les enterrer, comme
à Sidiro, en Grèce.
53. Le manque d’harmonisation des procédures nationales, principalement
conçues pour les cas de décès des citoyens enregistrés, rend la
recherche d’une personne disparue extrêmement difficile, en particulier
si le décès s’est produit lors d’un passage irrégulier d’une frontière;
cette situation est exacerbée par les difficultés matérielles et
financières auxquelles sont confrontées les autorités ainsi que
les familles.

54. L’identification par l’ADN n’est pas une panacée dans le cas
des personnes migrantes disparues. Premièrement, l’enregistrement
de l’ADN n’est pas toujours suffisant ou disponible si la personne
n’a pas fait enregistrer ses données biométriques ailleurs, si aucun
membre de la famille ne fournit son ADN pour permettre une comparaison
et une éventuelle correspondance, ou si la comparaison de l’ADN
n’est pas autorisée par une législation spécifique protégeant les
droits des détenteurs de données. Deuxièmement, il est aussi possible
d’identifier une personne migrante dont le corps a été retrouvé
grâce à d’autres informations uniques ou propres à cette personne,
telles que des effets personnels ou des indices spécifiques présents
sur le corps. Ces indices sont appelés «identifiants secondaires»
et font généralement partie des données ante-mortem. Il faut cependant
noter que ce type d’information est soit conservé dans l’éventualité
où un membre de la famille identifierait le corps et réclamerait
ces effets

, soit détruit.
55. Les identifiants secondaires ne sont pas automatiquement consignés
dans un registre et les survivants ne sont pas non plus systématiquement
interrogés à la suite d’une catastrophe. S’ils le sont, l’interrogatoire
ne satisfait pas toujours aux mêmes normes (axées sur la protection
et la collecte d’informations permettant d’identifier qui étaient
les personnes qui voyageaient avec lui ou elle et qui pourraient
être les personnes disparues). Pourtant, ces informations peuvent
être particulièrement utiles pour identifier un pays d’origine et ensuite
utiliser les voies officielles pour entrer éventuellement en contact
avec les membres de la famille pour confirmer l’identité d’une personne
décédée

.
3.4. Associer
les communautés et les familles
56. Tous les États ne disposent
pas d’une représentation extérieure dans le pays où la personne
décédée a été retrouvée (par exemple l’Afghanistan). En outre, les
autorités officielles n’ont peut-être pas toujours la possibilité
de vérifier que les informations et les documents fournis par les
membres présumés des familles sont authentiques. À cet égard, les
organisations communautaires peuvent constituer un canal informel
utile pour contacter les familles.
57. Lorsqu’ils ont été identifiés, les membres éventuels de la
famille doivent recevoir des explications sur la procédure d’identification
et être invités à donner leur consentement éclairé concernant le
partage de leurs données biométriques. Ces procédures doivent être
conformes aux normes reconnues par les États entre lesquels les
recoupements d’informations génétiques seront effectués, ce qui
suppose bien entendu que chaque État concerné dispose d’un tel cadre
juridique, fondé sur les normes pertinentes. Le procureur doit également
prendre contact avec l’État où le corps a été trouvé pour lancer
une demande d’identification dans le cadre d’une procédure judiciaire
officielle.
58. Les familles ne peuvent pas toujours supporter les frais du
partage d’un échantillon d’ADN avec les autorités compétentes et
le coût d’obtention d’un visa peut également être un obstacle. En
outre, il peut être difficile d’obtenir un visa pour se rendre sur
place afin d’identifier le membre de la famille disparu, de lui
rendre hommage et d’inhumer le corps dans le pays en question si
le rapatriement est impossible.
59. Globalement, le coût de toute procédure entreprise, en particulier
si une forme de rapatriement est envisagée, est donc très élevé,
d’autant qu’il faut également tenir compte des frais de conseil
juridique. Dans le cas de la Grèce, par exemple, le Last Rights
Project a indiqué que «sans avocat et même s’il s’agit rarement d’un
problème juridique, les autorités grecques n’interviendront pas
en l’absence d’une représentation officielle des familles»

.
3.5. De
nombreux acteurs, de nombreuses pratiques, de nombreux ensembles
de données
60. Dans le contexte des migrations
internationales, les informations sont dispersées dans de nombreux pays
et les familles se trouvent souvent en dehors de la juridiction
avec laquelle elles doivent communiquer.
61. Dans certains cas, la personne disparue n’est pas nécessairement
décédée. La localisation des personnes migrantes est extrêmement
difficile pour de nombreuses raisons. Par exemple, les adultes sont parfois
réticents à divulguer l’endroit où ils se trouvent, tandis que les
enfants non accompagnés peuvent quitter des centres d’accueil de
leur propre chef afin de retrouver des membres de leur famille ou
des proches qui ne sont pas pour autant leurs tuteurs légaux.
62. Il n’est pas certain non plus que les informations inscrites
sur les tombes des personnes migrantes soient les noms réels et
les dates confirmées. Enfin, rien ne prouve que les autorités du
pays d’origine présumé aient été informées.
63. Les organisations internationales telles que le HCR ou le
Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge,
qui enregistrent dans le cadre de leur mandat des informations sur
les personnes migrantes, réfugiées et demandeuses d’asile à chaque
étape de leur parcours migratoire (services fournis, visites de
centres de détention, signalement de personnes disparues), sont
à juste titre réticentes à partager des informations sur des personnes
qui peuvent encore être en vie et qui pourraient pâtir de ces échanges.
64. Les autorités nationales sont également très conscientes du
fait qu’il ne faut pas partager indûment les données relatives aux
personnes disparues qui sont ou pourraient être en vie, notamment
en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants et des groupes
particulièrement vulnérables tels que les victimes de la traite
des êtres humains et les victimes de violences domestiques et fondées
sur le genre.
65. La difficulté réside souvent dans l’absence d’un cadre juridique
qui permette aux acteurs étatiques et non étatiques de soumettre
les données qu’ils détiennent à la même plateforme afin de trouver
d’éventuelles correspondances concernant des corps ou des dépouilles
non identifiés. Les experts légistes ont besoin d’une autorité judiciaire
pour autoriser le partage d’informations avec un tiers. Des organisations
comme INTERPOL sont plus faciles à contacter pour le bureau du procureur
car il s’agit d’une organisation internationale de coopération policière
qui fonctionne sur la base des normes communes

.
3.6. Faire
le lien entre les informations: quelles options?
66. Il est clair que l’un des principaux
obstacles à la recherche des personnes disparues, qu’elles soient mortes
ou vivantes, est le manque de compatibilité et d’échange d’informations
entre les différentes bases de données. En effet, certaines sont
gérées par des acteurs officiels, d’autres par des organisations
non gouvernementales, sachant que toutes agissent selon des normes
différentes, même si une certaine harmonisation est en cours.
67. La difficulté de traiter les données policières et non policières
est un autre problème majeur. INTERPOL est régie par des normes
strictes en matière de traitement des données, conformément à son
Statut et à la
Convention
108+ du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l'égard
du traitement automatisé des données à caractère personnel. Ces garanties revêtent une importance particulière
pour la question des personnes migrantes disparues, et ce pour au
moins deux raisons: premièrement, INTERPOL insiste sur le fait que
la disparition n’est pas un crime et veille à ce que les comparaisons
visant à rechercher des personnes disparues, ou leur famille, dans
les bases de données génétiques soient effectuées strictement par
rapport à des données non pénales; deuxièmement, l’article 3 de
son Statut (adopté en 1956) interdit à INTERPOL d’entreprendre «toute
activité ou intervention dans des questions ou affaires présentant
un caractère politique, militaire, religieux ou racial».
68. Il s’agit de garanties contre le risque de manipulation ou
d’utilisation abusive des données à des fins de discrimination raciale
et contre toute incrimination injustifiée. En 2017 déjà, l’Agence
des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui reprenait à son
compte les préoccupations exprimées par le Contrôleur européen de
la protection des données, avait mis en garde contre le risque de
discrimination et de profilage découlant du concept vague de «risque
migratoire» utilisé par les États membres de l’espace Schengen dans
le cadre du système européen d’information et d’autorisation de
voyage

.
4. Actions
existantes au niveau international et dans toute l’Europe
4.1. Formation
d’un consensus politique et établissement de normes: positions internationales et
régionales
69. En 2018, les Nations Unies
ont adopté le
Pacte
mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (GCM) qui a été approuvé par l’Assemblée générale des
Nations Unies et appelle spécifiquement les États à «sauver des
vies et à mettre en place une action internationale coordonnée pour
retrouver les personnes migrantes disparues» (Objectif 8). L’objectif
8 du Pacte comprend une série d’ «actions associées», dont la promotion
de la coopération internationale pour «retrouver, identifier et
rapatrier dans leur pays d’origine les corps des personnes migrantes
décédés» dans la dignité.
70. Les Nations Unies ont progressivement pris en compte la vulnérabilité
des personnes migrantes à l’égard des disparitions forcées

; ces efforts ont culminé en septembre 2023
avec l’adoption de la première observation générale sur les disparitions
forcées dans le contexte de la migration par le Comité des Nations Unies
sur les disparitions forcées

. Au fil des ans, le rapporteur spécial
des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires
ou arbitraires a également souligné l’importance de mettre en œuvre
des mesures préventives pour empêcher l’exécution illégale de toute
personne, y compris les personnes migrantes, ainsi que l’importance
de mener des enquêtes fiables pour identifier les personnes décédées,
traduire les auteurs en justice et empêcher que ces crimes ne se
reproduisent

.
71. En 2016, le rapporteur spécial a soumis au Haut-Commissaire
des Nations Unies aux droits de l’homme
le
Protocole du Minnesota relatif aux enquêtes sur les décès résultant
potentiellement d’actes illégaux. Bien que juridiquement non contraignant, le Protocole
du Minnesota est aujourd’hui considéré comme une référence en matière
d’enquête médico-légale sur les morts potentiellement illégales,
en ce qui concerne les règles d’enquête, de fouille et d’autopsie
applicables dans le contexte des exécutions illégales, compte dûment tenu
du rôle et des obligations des autorités de l’État ainsi que des
droits des familles (sauf si elles ont une quelconque responsabilité
dans la cause de la mort).
72. Le CICR a joué un rôle très actif dans la consolidation des
connaissances disponibles dans le monde pour faciliter l’harmonisation
et la standardisation des procédures dans le cas particulier des
personnes migrantes disparues

. En 2023, il a publié une
fiche juridique compilant les informations les plus récentes sur les
personnes
portées disparues et leurs familles. En 2023, il a mis en place la solution «Missing Persons Digital
Matching», un nouveau moyen numérique de rechercher des personnes
disparues dans les bases de données du CICR, des
sociétés
nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, et éventuellement dans les futures bases de données
de ses partenaires (organisations internationales et bases de données gouvernementales,
mais aussi certaines bases de données non gouvernementales approuvées).
73. INTERPOL a élaboré un Guide sur l’identification des victimes
de catastrophes qui est régulièrement mis à jour (la dernière version
a été publiée en 2023) et qui constitue la seule référence internationale
acceptée dans ce domaine. INTERPOL, qui partage depuis longtemps
une expertise en matière d’évaluation biométrique des affaires,
dispose d’une capacité unique de diffusion et de partage des données
de police, fondée sur des garanties solides inscrites dans le
Règlement
d’INTERPOL sur le traitement des données. L’organisation a également adopté des
règles
sur le traitement des données qui fixent les conditions de coopération des organisations
internationales en matière de traitement des données à caractère
personnel, et qui prévoient que l’enregistrement des données des
personnes décédées dans les ensembles de données ne peut être effectué
que dans des cas spécifiques, y compris à des fins d’identification.
74. Les organisations régionales ont également adopté des résolutions
qui viennent à l’appui de l’action politique sur cette question
particulière, notamment la Commission africaine des droits de l’homme
et des peuples en 2021 et le Parlement européen en 2023

.
75. En 2024, un axe de travail a été établi entre le HCR, l’OIM,
le CICR et la FICR en vue de renforcer la volonté et l’action politiques
concertées sur la fourniture d’une assistance humanitaire aux personnes migrantes
en détresse afin de prévenir les pertes de vies humaines en transit

.
4.2. Lenteur
de la mise en œuvre des réponses fondées sur des politiques publiques
76. Les appels à des réponses politiques
ont trouvé peu d’écho auprès des entités politiques nationales, malgré
le nombre d’actions engagées par les acteurs non gouvernementaux

pour accompagner l’adoption de
réformes juridiques, voire relancer au niveau national l’impulsion
donnée à l’échelon international, y compris par les représentants
des États et des gouvernements lors de l’approbation du GCM.
77. En septembre 2023, une «réunion thématique sur la séparation
des familles et les personnes disparues dans le contexte de la migration»
a été organisée dans le cadre du Dialogue euro-africain sur la migration
et le développement (processus de Rabat) facilité par le CICR. Lors
de la dernière réunion, en février 2024, les fonctionnaires de haut
niveau du processus de Rabat ont approuvé la recommandation appelant
à nommer un point focal national sur les personnes migrantes disparues
dans chaque État membre du processus de Rabat, afin de faciliter
la coopération intergouvernementale et les discussions multilatérales.
Actuellement, six pays membres du processus ont désigné des points
focaux (Suisse, Gambie, Côte d’Ivoire, Malte, Tchad et Sénégal).
78. En mars 2024, les autorités belges ont modifié la loi sur
l’identification par analyse de l’ADN dans les procédures pénales:
l’utilisation de cette technologie est désormais élargie à l’identification
des personnes disparues et des corps non identifiés, notamment dans
le cadre du partage d’informations avec les bases de données européennes
et internationales

. Cette législation a facilité la
recherche de profils dans les bases de données ADN et I-Familia
d’INTERPOL, ce que l’organisation a considéré comme un message fort
envoyé à d’autres pays sur l’utilisation de la coopération policière
internationale pour «aider les familles à obtenir des réponses»

.
4.3. Mission
d’information en Grèce
79. En juin 2023, les autorités
grecques ont activé le protocole d’identification des victimes de
catastrophes (IVC) pour identifier les victimes du naufrage de l’Adriana,
qui transportait environ 750 personnes et qui a coulé dans l’un
des endroits les plus profonds de la région. La division des sciences
médico-légales et le département de l’unité IVC de la police hellénique
ont décrit en détail le travail particulièrement technique et psychologiquement
exigeant que leurs équipes mènent pour retrouver et identifier les
corps des personnes décédées. La dernière mise à jour, qui date
de mai 2024, indiquait que 74 personnes avaient été identifiées (31
Égyptiens, 21 Pakistanais et 28 Syriens).
80. L’unité IVC a veillé à ce que des psychologues soient présents
pour soutenir les proches et les amis des personnes disparues lors
du naufrage. Elle a également coopéré avec les ambassades et a fait
parfois appel aux services de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge
et à la Commission internationale pour les personnes disparues (CIMP)
pour jouer le rôle d’intermédiaire avec les autorités lorsque les
familles préféraient éviter tout contact trop direct avec les entités
officielles (par exemple dans le cas de la Syrie)

. Diverses parties prenantes nationales,
du bureau du médecin légiste au secrétaire général de la protection
civile, en passant par le ministère des Affaires étrangères, mais
aussi d’autres équipes d’identification des victimes de catastrophes
dans d’autres pays de l’Union européenne, ont été associées.
81. En ce qui concerne les mécanismes de prévention, j’ai pu échanger
avec le Secrétaire général chargé des personnes vulnérables et de
la protection institutionnelle au ministère des migrations et de
l’asile, qui m’a fourni des informations détaillées sur le mécanisme
national de réponse aux urgences depuis 2020

. Cette initiative, qui vise à assurer
une transition en douceur vers l’âge adulte pour les jeunes adultes,
devrait être considérée comme une bonne pratique pour éviter que
les mineurs qui atteignent l’âge de 18 ans ne soient privés de tout
statut administratif.
82. En outre, en septembre 2021, la Commission nationale des droits
de l’homme a décidé de mettre en place un mécanisme d’enregistrement
des retours forcés informels. Dans son rapport sur l’État de droit
de 2023, la Commission européenne a reconnu qu’il s’agissait d’une
bonne pratique visant à «renforcer l’obligation de rendre des comptes
pour les violations des droits humains qui auraient été commises et signalées».
La Commission a ajouté que cette pratique pouvait être utilisée
pour clarifier les cas de personnes migrantes disparues et amener
les auteurs de disparitions forcées à rendre des comptes

.
83. Je me félicite tout particulièrement de mes échanges avec
des membres du Parlement grec ainsi qu’avec le ministre grec des
migrations et de l’asile, qui ont tous convenu qu’il fallait faciliter
l’octroi de visas aux personnes qui souhaitent identifier des membres
décédés de leur famille dont le corps a été retrouvé en Grèce. Le
ministre s’est engagé à demander aux services consulaires grecs
d’accélérer les demandes de visas à court terme déposées par les
familles pour se rendre en Grèce.
4.4. Les
organisations internationales qui élaborent des outils de coopération
transfrontalière
84. Le Réseau des liens familiaux,
coordonné par l’Agence centrale de recherches (CTA) du CICR, fournit des
services gratuits et confidentiels aux familles et aux personnes
qui sont à la recherche de leurs proches et/ou qui souhaitent s’informer
de leur sort et rétablir le contact avec leur famille. Les services
de Rétablissement des liens familiaux, sous la coordination du CTA,
sont équipés d’un ensemble d’outils/plateformes numériques qui permettent
de gérer les cas particuliers et de rechercher les personnes portées disparues

.
85. En 2021, INTERPOL a lancé une base de données innovante et
unique appelée «
I-Familia», qui permet aux familles de se manifester et de fournir
leur ADN en bénéficiant de garanties appropriées. Cette plateforme vient
en complément du système Prüm (pour tous les États membres de l’espace
Schengen qui en font partie) qui a récemment été étendu aux informations
ADN non criminelles sur les personnes disparues et les corps non
identifiés. Contrairement au système Prüm, I-Familia peut apporter
une aide lorsqu’un profil direct fait défaut et que les familles
sont connues.
4.5. Initiatives
locales
86. La participation de certains
médecins légistes est un exemple frappant de l’humble nécessité
pour les professionnels d’honorer les personnes décédées et de répondre
aux besoins des familles. À Alexandroúpolis, le Professeur Pavlidis
a systématiquement conservé les effets récupérés sur les cadavres
dans l’espoir qu’un·e membre de la famille reconnaisse un jour un
collier, une écriture sur un morceau de papier ou un porte-clés.
A Paris, l’Institut médico-légal a élaboré son propre protocole
de coopération avec la justice parisienne afin que les procureurs
autorisent l’autopsie systématique des corps non identifiés.
87. Des volontaires se sont également engagés auprès du Mouvement
de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. A Catane, les habitants
qui participent à l’accueil des personnes migrantes ont commencé,
en coordination avec le réseau Family Links dont fait partie la
Croix-Rouge italienne, à collecter toutes les informations possibles
sur les personnes enterrées dans la partie du cimetière local attribuée
aux personnes migrantes

. En Espagne,
avec le soutien du CICR, la Société nationale a élaboré un programme
spécifique visant à recueillir des informations auprès de diverses
sources, notamment les survivants des naufrages, afin de reconstituer
la liste des passagers et de fournir des réponses partielles aux
familles.
88. Partout dans le monde, des collectifs de familles et des ONG
ont élaboré diverses réponses. Qu’il s’agisse d’activités psychosociales
ou de collectes de fonds pour contribuer à financer la représentation juridique,
le rapatriement, l’enterrement ou les frais de voyage, les rassemblements
publics pour commémorer la mémoire des personnes disparues ou la
publication de brochures dans différentes langues pour aider les familles
à trouver l’autorité qui doit être contactée pour signaler une personne
disparue dans un pays étranger et régler les questions administratives,
les initiatives non gouvernementales offrent un espace unique qui permet
à ces familles et ami.es d’exprimer leurs doléances et leur tristesse

.
5. Recommandations
5.1. Reconnaître
que la question est d’intérêt public
89. Il serait bon qu’un budget
public approprié soit alloué pour prévenir les cas de disparition
de personnes migrantes, réfugiées et demandeuses d’asile, et pour
répondre aux besoins en matière de recherche, d’enquête, d’identification,
d’inhumation ou de rapatriement. Il faudrait également mettre des
ressources à la disposition des professionnel·les de tous les secteurs
qui participent à la prévention et au traitement des cas de personnes
migrantes disparues, tels que le pouvoir judiciaire (en particulier
les procureurs), les administrations chargées des affaires sociales,
les forces de police, les services de médecine légale et les médecins
légistes, les consulats, les agences de garde-côtes et de garde-frontières,
les autorités chargées de la protection des données et le bureau
du médiateur.
90. Ces différents acteurs devraient être formés aux procédures
standard relatives à la prévention et à la recherche des personnes
migrantes disparues, ainsi qu’à l’identification des corps ou des
restes de corps retrouvés.
91. Toute approche politique devrait tenir compte de l’avis des
acteurs non étatiques et des organisations internationales telles
que le Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, INTERPOL,
l’OIM, le HCR, qui mettent leur expertise en commun dans ce domaine
et qui peuvent servir d’intermédiaires fiables avec les familles
des personnes migrantes disparues ou avec les personnes migrantes
désireuses d’informer sur l’endroit où elles se trouvent.
92. La coordination d’une telle approche politique pourrait être
assurée par une entité officiellement chargée d’assurer la liaison
entre l’ensemble des acteurs officiels et non gouvernementaux au
niveau national, et servir d’interface avec des entités extérieures,
comme le réseau de correspondants sur les personnes migrantes disparues
qui est actuellement mis en place avec le soutien du CICR.
93. Les médecins légistes et les services de médecine légale devraient
être formés et bénéficier de conditions de travail appropriées,
tant sur le plan matériel qu’en termes de formation et de ressources humaines.
De telles ressources sont nécessaires pour enquêter sur les causes
de la mort des nombreux corps non identifiés que l’on trouve en
grand nombre dans toute l’Europe et les enregistrer, en particulier
à ses frontières terrestres et maritimes, ce qui est tragique.
5.2. Un
phénomène qui n’est pas inéluctable: les mécanismes de prévention
94. Il est important de mettre
en place des mesures préventives et des politiques pour aider les
personnes en situation de déplacement, quel que soit leur statut,
à accéder à l’aide humanitaire tout au long des routes migratoires,
conformément aux recommandations du CICR et à l’«approche fondée
sur les routes» promue par le HCR et l’OIM.
95. Il est important également de pouvoir déployer systématiquement
et rapidement des mécanismes de recherche et de sauvetage sur terre
et en mer chaque fois qu’un groupe de personnes en détresse est
signalé aux autorités compétentes.
96. En outre, les personnes migrantes, réfugiées et demandeuses
d’asile devraient bénéficier de conditions d’accueil décentes et
dignes lorsqu’elles sont enregistrées officiellement par les autorités
de l’État, ce qui réduira le risque de vulnérabilité et de disparition.
Dans toutes les procédures engagées, une attention particulière
devrait être accordée à la vulnérabilité et aux besoins des personnes
migrantes, réfugiées et demandeuses d’asile, notamment les enfants,
en particulier lorsqu’ils ne sont pas accompagnés.
97. En Europe, l’un des principaux problèmes tient à l’absence
d’enregistrement systématique des enfants non accompagnés ou séparés.
Il convient de rappeler que le GRETA a élaboré, à l’intention des
États membres, des lignes directrices sur les politiques d’enregistrement
tout en mettant particulièrement en garde contre le risque de disparition
d’enfants victimes de la traite

.
98. Des mécanismes effectifs de regroupement familial devraient
être mis en place pour toute personne officiellement enregistrée
dans un pays, qu’il s’agisse d’un demandeur d’asile dont la demande
est en cours ou d’un membre de la famille d’un travailleur migrant.
99. Toutes les personnes privées de liberté dans des lieux de
rétention ou dans des lieux de rétention de fait sous la supervision
des autorités officielles devraient être systématiquement enregistrées
et bénéficier d’un accès effectif à leurs droits procéduraux et
à une communication avec le monde extérieur, conformément à la Convention
pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants (STE n° 126) et à la Convention européenne des droits
de l’homme.
5.3. Recherche
effective des personnes disparues: mécanismes de signalement et
d’enquête
100. Les personnes migrantes, réfugiées
et demandeuses d’asile ont besoin de plateformes fiables pour faire connaître
leur situation afin que les autorités policières puissent informer
les membres de leur famille qu’ils vont bien et qu’ils sont en sécurité
sans divulguer le lieu exact où ils se trouvent.
101. Toute personne portée disparue doit être recherchée. Chaque
personne doit pouvoir signaler la disparition d’un membre de sa
famille ou d’une connaissance sans craindre une vérification de
son casier judiciaire ou de sa situation administrative. Les mécanismes
de signalement devraient être accessibles aux proches ou autre source
fiable afin que les décès non naturels qui pourraient être dus à
des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires fassent
l’objet d’une enquête approfondie, rapide et impartiale.
102. Il serait bon que les organisations communautaires, les organisations
de défense des droits des personnes migrantes et les organisations
internationales qui fournissent des services aux personnes migrantes,
réfugiées et demandeuses d’asile soient considérées comme des intermédiaires
de confiance habilitées à signaler aux autorités nationales compétentes
les cas de personnes disparues.
103. Il importe également que les entités non gouvernementales
soient capables de respecter les normes appropriées lorsqu’elles
communiquent avec des groupes vulnérables ou des personnes qui se
présentent comme membres de la famille mais dont l’identité n’est
pas certaine. Elles doivent également bénéficier de la confiance
des autorités.
104. Il serait utile que des entretiens soient menés avec les personnes
migrantes qui bénéficient d’une aide humanitaire tout au long de
leur voyage afin d’identifier les éventuels cas de personnes disparues
en cours de route. Ces entretiens, qui ne devraient être menés que
par des interlocuteurs formés, doivent être impérativement conduits
sur la base du volontariat, selon une démarche sensible aux besoins
de protection, en tenant dûment compte de la grande vulnérabilité
des personnes interrogées. Les informations recueillies ne devraient
être communiquées qu’avec le consentement de la personne interrogée
et n’avoir pour but que d’informer l’autorité compétente que le
cas de disparition fait l’objet d’une recherche et d’une enquête éventuelle.
Il est recommandé que ce partage d’informations ne soit effectué
qu’à des fins humanitaires, directement avec les autorités compétentes
ou avec un intermédiaire de confiance qui informera les autorités compétentes.
5.4. Récupération
et identification des corps des personnes décédées: la nécessité
de disposer de normes harmonisées au niveau international
105. Le déploiement d’unités d’identification
des victimes de catastrophes dans le cadre de naufrages de personnes
migrantes, à l’exemple du travail effectué par la police grecque,
doit être considéré comme une bonne pratique.
106. Il faudrait qu’une coopération en matière de partage de données
soit possible entre les autorités nationales et que des autorités
nationales indépendantes de protection des données y participent,
dans le respect le plus strict des normes de protection des données.
Il faudrait également que la recherche d’éventuelles correspondances
entre divers ensembles de données dans différents pays ne soit effectuée
qu’à des fins humanitaires et en pleine conformité avec la Convention
108+ du Conseil de l’Europe et en coopération avec le CICR et INTERPOL.
107. Les identifiants secondaires doivent être systématiquement
collectés et enregistrés dans une base de données disponible pour
faciliter l’identification d’une personne décédée ou de restes humains
non identifiés. Dans le même esprit, les entretiens avec les personnes
qui ont bénéficié d’une assistance humanitaire tout au long de leur
parcours migratoire peuvent aider à signaler les cas de personnes
décédées et à faciliter leur identification. Des mesures de protection
doivent s’appliquer lors des échanges avec les personnes interrogées.
108. Tous les États membres du Conseil de l’Europe devraient adhérer
à la version modernisée de la Convention 108 (Convention 108+).
L’harmonisation avec la norme mondialement reconnue en matière de protection
des données permettra aux acteurs de la coopération transfrontalière
en matière de recherche et d’identification des personnes disparues,
y compris les personnes migrantes, réfugiées et demandeuses d’asile,
de respecter pleinement le droit à la vie privée tout en optimisant
le partage des données entre les autorités nationales, sous le contrôle
d’autorités indépendantes de protection des données dûment établies.
109. Toute mort suspecte ou non naturelle devrait faire l’objet
d’une enquête systématique et approfondie, et les familles devraient
être informées des résultats de cette enquête et obtenir le rapatriement
du corps de leur proche, conformément à la Convention internationale
pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions
forcées et au Protocole du Minnesota.
110. Toute enquête sur une mort suspecte ou non naturelle doit
également comporter l’identification de la cause du décès et des
personnes responsables de ce décès. En cas d’identification de ces
personnes, les auteurs devraient être traduits en justice et les
victimes, y compris les familles, devraient obtenir réparation, sauf
si celles-ci ont participé au crime commis. Les mécanismes effectifs
de contrôle des droits humains en cas de retour et de surveillance
des frontières doivent être considérés comme des instruments qui
peuvent contribuer à clarifier les cas de personnes migrantes disparues
et à amener les auteurs de disparitions forcées à rendre compte
de leurs actes.
111. Des procédures standard devraient être adoptées dans tous
les États membres en ce qui concerne les exhumations et l’autopsie,
comme indiqué dans les lignes directrices détaillées du Protocole
du Minnesota (lignes directrices C et D).
112. Un réseau de procureurs sur la question des personnes migrantes
disparues au niveau du Conseil de l’Europe constituerait un forum
de discussion très utile pour commencer à débattre très concrètement
de cette question. Il peut être utile de réfléchir aux synergies
possibles avec les initiatives qui existent au niveau régional,
notamment le réseau des correspondants sur les personnes migrantes
disparues.
113. Que la mort soit naturelle ou non, il est important que les
droits à la protection des données des membres de la famille soient
pleinement respectés lors du processus d’identification d’une personne
migrante disparue dont le corps a pu être retrouvé, conformément
aux normes établies dans la Convention 108+.
5.5. Organismes
de gestion
114. Il est essentiel de procéder
au marquage des tombes et à une forme d’enregistrement. Comme ce
n’est pas systématiquement le cas, les familles qui sont susceptibles
de venir des années après le décès pour essayer d’identifier la
tombe d’un membre de leur famille peuvent se heurter à de graves
difficultés. L’entretien des tombes s’avère également coûteux et
est généralement assuré dans le cadre d’initiatives non gouvernementales.
115. Il conviendrait que les États membres reconnaissent que le
champ d’application des normes qui sont applicables au traitement
des corps et des restes humains et qui sont fixées par le droit
international humanitaire aille au-delà des situations dans lesquelles
ce droit s’applique.
116. Les personnes ne doivent pas être portées disparues deux fois:
toute personne, qu’il s’agisse d’un corps ou de restes humains,
ne doit jamais être enterrée sans avoir été identifiée. Cette identification
peut prendre la forme d’un numéro en l’absence de tout autre élément
d’identification à caractère personnel. Les tombes doivent être
individualisées, enregistrées et cartographiées afin de pouvoir
être localisées en cas d’identification tardive.
117. Il est important de noter que le Comité des ministres a adopté
la
Recommandation
R(99)3 relative à l’harmonisation des règles en matière d’autopsie
médico-légale: ce document, bien que non contraignant, fournit des
normes qui sont très utiles, qui sont reconnues à l’échelle européenne
et qui peuvent constituer un document politique pertinent pour engager
des discussions sur la question particulière des personnes migrantes
disparues.
5.6. Réflexion
sur la protection et la dignité du défunt
118. «Toute personne a le droit
d’être identifiée après sa mort, avec exactitude et de manière respectueuse et
digne. Il faut y voir un signe clair de société civilisée.» C’est
ainsi que la responsable de l’unité médico-légale de la police grecque
a commencé son exposé lors de ma visite en mars 2024. Cette phrase
illustre bien l’existence d’un lien qui mérite d’être étudié pour
s’interroger sur le fondement juridique possible d’un appel au respect
et à la protection des droits des défunts.
119. La décision du rapporteur spécial des Nations Unies sur les
exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires de faire un
rapport sur «la protection des personnes décédées et de leurs restes
humains, y compris les victimes d’exécutions potentiellement illégales»
confirme l’actualité de cette question. Le rapporteur spécial observe
«un corpus croissant de jurisprudence et de pratiques nationales
et internationales fondées sur les droits de l’homme qui visent
à protéger les morts et les droits de leur famille endeuillée» et
conclut que «la dignité d’une personne et le respect dû à son corps
et à ses restes humains ne cessent pas avec la mort». Il observe
en outre que «[l]a protection du droit à la vie, les droits de la
famille du défunt et le traitement des morts sont donc étroitement
liés»

.
120. En outre, l’exposé des motifs de la Convention 108+ indique
que «[l]a Convention (...) n’a pas vocation à être appliquée aux
données des personnes décédées. Cela n’empêche pas les Parties d’étendre
la protection aux personnes décédées.» (paragraphe 30).
121. La question des obligations légales liées à la dignité du
défunt soulève la question des «derniers droits»

.
Le Protocole du Minnesota énonce que «[l]a récupération et le traitement
des restes humains – qui sont les éléments de preuve les plus importants
qu’on puisse trouver sur les lieux d’un crime − sont des tâches qui
exigent une attention et des soins particuliers, y compris de respecter
la dignité du défunt et de se conformer aux meilleures pratiques
de la médecine légale». Le Pr. Catherine Dupré considère que si
le droit relatif aux droits humains a été élaboré pour les vivants,
le droit des traités ne limite pas la dignité aux personnes vivantes
![(62)
Cour européenne des
droits de l’homme, Affaire Akpinar et Altun c. Turquie, (requête
n° 56760/00), 27 mai 2007: <a href='https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-79603%22]}'>opinion
partiellement dissidente du juge Fura-Sandström</a>, paragraphes 2-5; Professeur Catherine Dupré, Professeure Catherine
Dupré, réunion en ligne, 12 avril 2024; C. Dupré (2016), The Age of Dignity: Human Rights and Constitutionalism
in Europe, Bloomsbury (anglais uniquement). www.bloomsbury.com/uk/age-of-dignity-9781509900398/.](/nw/images/icon_footnoteCall.png)
.
122. En faisant référence à l’«humanitarisme médico-légal»

et aux «derniers
droits» dans son rapport sur les exécutions sommaires et les fausses
communes en 2020, la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les
exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires (2016-2021)
semble d’avis que de tels droits existent

.
5.7. Soutenir
et protéger les familles
123. Il est essentiel de donner
des garanties aux familles et de reconnaître leurs droits non seulement
en tant que victimes, mais aussi comme parties prenantes, dans la
clarification du sort des personnes migrantes disparues. Les protocoles
et les approches axées sur la protection sont primordiaux.
124. L’accès aux visas doit être plus ouvert afin de faciliter
les recherches transnationales et de permettre aux personnes de
rendre hommage à leurs proches disparus.
125. La possibilité donnée aux autorités nationales de délivrer
des certificats d’absence reconnus dans l’ensemble des pays européens
peut aider les membres de la famille à continuer d’exister légalement
au lieu d’être bloqués dans diverses procédures administratives
qui peuvent durer des années.
126. La Convention 108 a été ratifiée par tous les États membres
et par neuf États non-membres. Il est important de noter que la
Convention a été complétée par un protocole additionnel concernant
les autorités de contrôle et les flux transfrontaliers de données
(STE n° 181), ouvert à la signature en novembre 2001. A ce jour,
il a été ratifié par 44 États membres et par 8 États non-membres

.
Ce cadre juridique est utile dans le contexte international car
il protège les droits des membres de la famille présents dans les
pays signataires, notamment dans les pays partenaires du Conseil
de l’Europe signataires de la Convention.
6. Conclusion
127. La réalité des personnes migrantes
disparues dans le cadre des migrations présente de multiples facettes
et ne peut pas être traitée dans le cadre d’une politique unique.
Les personnes migrantes, réfugiées et demandeuses d’asile peuvent
décider de ne pas révéler leur situation ou le lieu où elles se
trouvent; d’autres peuvent être dans l’incapacité de communiquer
avec leur famille; d’autres encore sont peut-être décédées.
128. La demande d’action publique est réelle. Les familles ne renoncent
pas à chercher des informations sur le lieu où se trouvent leurs
proches disparus. Le tragique naufrage de l’Adriana au large de
Pylos, qui a eu lieu en Grèce en juin 2023, l’a bien montré. Des
membres de familles venus du monde entier ont alors afflué en Grèce,
cherchant désespérément à obtenir des nouvelles de leurs proches.
129. Des outils existent à différents niveaux pour empêcher les
disparitions de personnes migrantes, réfugiées et demandeuses d’asile.
Le Conseil de l’Europe lui-même dispose de nombreux instruments
qui peuvent accompagner et aider les États à aborder la question
des personnes migrantes disparues de manière intégrée. Cela permettra
de prévenir les disparitions, d’identifier les personnes qui ont
perdu la vie et de faire en sorte que les auteurs de disparitions
forcées rendent compte de leurs actes.
130. La voix et le soutien du Conseil de l’Europe sont essentiels
pour renforcer la coopération internationale avec les partenaires
extérieurs de l’Organisation, aider les États membres à relever
certains des défis complexes et harmoniser les normes dans le respect
des obligations en matière de protection des données. Cette coopération
et cette harmonisation sont particulièrement nécessaires pour localiser
et identifier les personnes migrantes qui ont perdu la vie le long
des routes migratoires.