1. Introduction
2. Alors que la
Convention
du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE n° 197) offre un cadre juridique complémentaire
aux instruments internationaux existants sur la prévention de la
traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène, le Conseil
de l’Europe n’a, à ce jour, pas encore adopté d’instrument sur le
trafic illicite de personnes migrantes qui aborde les différents
aspects liés à la nécessaire protection des droits humains et à
la lutte contre la criminalité que recouvre la réalité de ce trafic.
3. Les 16 et 17 mai 2023, lors du 4e Sommet
des chefs d’État et de gouvernement, les dirigeant·es européens
ont renouvelé leur engagement dans la lutte contre la traite et
le trafic de personnes migrantes au moyen de la coopération internationale,
«tout en continuant à protéger les victimes et à respecter les droits
de l’homme des migrants et des réfugiés, ainsi qu’à soutenir les
États en première ligne, dans les cadres existants du Conseil de
l’Europe» (
Déclaration
de Reykjavík).
4. En 2023, le Comité européen pour les problèmes criminels (CDPC)
a été chargé par le Comité des Ministres «en s’appuyant sur les
cadres existants du Conseil de l’Europe, [d’]étudier et [de] rechercher
des moyens concrets d’améliorer la coopération internationale en
matière de lutte contre le trafic de migrants, y compris concernant
la protection contre les cas aggravés de trafic des migrants, en
respectant pleinement leurs droits humains et en tenant compte du
cadre juridique pertinent, et préparer un rapport évaluant la nécessité
et la faisabilité d’un éventuel instrument dans ce domaine»
.
5. À la lumière des débats menés par les institutions de l’Union
européenne concernant la révision du «train de mesures relatives
aux passeurs» et avant la publication de l’étude de faisabilité
du CDPC prévue d’ici la fin de l’année 2024, j’ai eu l’honneur d’être
désigné rapporteur sur cette question. Il s’agit, à travers ce rapport,
d’apporter en temps opportun la contribution politique de l’Assemblée
aux discussions actuelles sur le trafic illicite de personnes migrantes
en Europe.
6. Le présent rapport ne se veut pas exhaustif mais vise à faire
la synthèse des principaux éléments à prendre en considération pour
définir une réponse politique et juridique rationnelle et pragmatique
à ce trafic. Il entend démontrer que préparer une telle réponse
en alignement sur l’État de droit et sur le cadre des normes applicables
du Conseil de l’Europe applicables profitera à l’ensemble des États
membres en conciliant deux aspects souvent considérés, à tort, comme
exclusifs l’un de l’autre voire contradictoires: le droit souverain
des États à contrôler leurs frontières et les droits des personnes
en migration.
2. Conceptualiser le trafic illicite de
personnes migrantes: définir la portée d’un acte criminel
2.1. Un
crime qui en recoupe beaucoup d’autres: difficultés procédurales
et défis de la coopération
7. Une approche transversale s’impose
pour lutter contre le trafic illicite de personnes migrantes, à
la fois pour s’assurer de l’efficacité des mesures préventives à
l’égard des principaux moteurs de cette forme de criminalité, mais
aussi parce que la commission de cette infraction pénale est rendue
possible et est facilitée par la perpétration de nombreuses autres
infractions connexes telles que le blanchiment de capitaux, la fraude documentaire,
la contrefaçon et les tentatives illégales d’obtention de la citoyenneté
d’un État.
8. L’un des enjeux est de faire en sorte que cette activité ne
soit plus lucrative. La coopération est indispensable pour permettre
de geler, voire de saisir les avoirs dans un contexte où les bénéfices
peuvent être financiers ou autres, et sont susceptibles d’être conservés
ou investis d’une manière plus ou moins facilement traçable par
les autorités de l’État. En effet, le rôle joué par des fonctionnaires
corrompus dans la facilitation de cet acte a été malheureusement
documenté dans certains cas
.
9. Une autre difficulté tient à la confusion souvent faite entre
le trafic de personnes migrantes et la traite des êtres humains.
Bien qu’ils soient tous deux considérés comme une forme de criminalité
transnationale organisée au titre de la Convention des Nations Unies
contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants, et bien que les deux infractions puissent dans certains
cas être intimement liées (les personnes migrantes objets d’un trafic
illicite risquent d’être victimes de la traite des êtres humains),
ces crimes sont distincts par nature. Contrairement à la traite
des êtres humains, qui ne suppose pas nécessairement le franchissement
d’une frontière internationale et dont les victimes sont des personnes
qui ont été soumises à la tromperie, à la violence et à l’exploitation
à des fins lucratives, c’est l’État qui est affecté dans le cas
du trafic de personnes migrantes.
10. Dans son dernier rapport général, le Groupe d’experts sur
la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) regrette que,
dans certaines affaires de traite, «les faits sont requalifiés en
d’autres infractions punissables de peines plus légères, telles
que le proxénétisme, le commerce du sexe, la facilitation de l’immigration
illégale ou les violations du droit du travail, soit en raison du
manque de preuves, soit parce que les infractions retenues sont
plus faciles à prouver»
.
11. Dans le cadre d’une enquête sur un trafic illicite de personnes
migrantes accompagné de circonstances aggravantes, un environnement
axé sur la protection peut contribuer à restaurer les droits de
la personne migrante victime d’abus et à établir une relation de
confiance avec les témoins potentiels au cours de l’enquête et des
éventuelles poursuites judiciaires.
12. Le trafic de personnes migrantes est un crime transfrontalier
par nature, et toute tentative des États-nations de résoudre ce
problème individuellement est de ce fait vouée à l’échec. Une définition
clairement définie et juridiquement solide permettant une compréhension
et une interprétation communes des éléments constitutifs ou non
de cette infraction est par conséquent hautement souhaitable pour
faciliter et encourager la coopération transfrontalière sur ce phénomène.
2.2. Normes
internationales
13. En 2000, les Nations Unies
ont adopté la Convention contre la criminalité transnationale organisée,
qui a été complétée par trois protocoles portant sur des domaines
et des manifestations spécifiques de la criminalité organisée: le
Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes,
en particulier des femmes et des enfants, le
Protocole
contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer (ci-après dénommé le “Protocole de Palerme”) et le Protocole
contre la fabrication et le trafic illicites d’armes à feu, de leurs
pièces, éléments et munitions.
14. Le Protocole de Palerme est entré en vigueur en 2004 afin
d’aider les États parties à prévenir le trafic illicite de migrant·es,
à enquêter à son sujet et à en poursuivre les auteurs, ce trafic
étant considéré comme une forme de criminalité organisée de nature
transnationale qui implique des groupes criminels organisés (article 4).
Il a constitué la première réponse internationale à «l’accroissement
considérable des activités des groupes criminels organisés en matière
de trafic illicite de migrants et des autres activités criminelles
connexes énoncées dans le présent Protocole, qui portent gravement
préjudice aux États concernés» et risquent «de mettre en danger
la vie ou la sécurité des migrants» (Préambule du Protocole).
15. Il définit le crime de trafic illicite de migrants comme «le
fait d’assurer, afin d’en tirer, directement ou indirectement, un
avantage financier ou un autre avantage matériel, l’entrée illégale
dans un État Partie d’une personne qui n’est ni un ressortissant
ni un résident permanent de cet État» (article 3).
16. Les personnes migrantes ne sont pas considérées comme des
victimes du trafic mais comme «l’objet» d’actes criminels qui portent
atteinte à la souveraineté des États et dont la sécurité et les
droits sont mis en péril lorsque de tels actes sont commis. C’est
pourquoi l’article 16 du Protocole met l’accent sur les mesures de
protection et d’assistance visant à protéger les droits des personnes
qui ont été l’objet des actes incriminés en vertu de l’article 6
du Protocole. C’est également pour cette raison que le Protocole
considère que la réponse pénale au trafic illicite de personnes
migrantes doive être plus sévère dès lors que la vie, la dignité
ou la sécurité des migrant·es sont délibérément mises en danger
au cours ou en vue de la commission de l’acte criminel, y compris
à des fins d’exploitation. Ces circonstances doivent par conséquent
être considérées comme aggravantes (article 6.3).
17. Suivant la même logique, l’article 5 précise que les migrant·es
victimes d’un trafic illicite ne doivent pas être «passibles de
poursuites pénales en vertu du présent Protocole du fait qu’ils
ont été l’objet des actes énoncés à son article 6». Les États parties
devraient coopérer en vue d’assurer le retour rapide des personnes migrantes
concernées sans autorisation légale de séjour, dans le respect du
droit international des réfugiés et en particulier après avoir examiné
de manière équitable que le retour ne porterait pas atteinte aux
droits de la personne renvoyée, conformément au principe de non-refoulement.
18. L’article 17 du Protocole de Palerme encourage les États parties
à conclure des accords bilatéraux ou régionaux, des arrangements
opérationnels ou des ententes visant à mettre en œuvre ledit Protocole,
ainsi qu’à «développer les dispositions du présent Protocole entre
eux» s’ils le souhaitent. C’est le cas par exemple du processus
de Bali sur le trafic illicite de migrants, la traite des personnes
et la criminalité transnationale qui y est associée établi en 2002,
qui prévoit une coopération structurée entre 45 pays dans le cadre
de groupes de travail, dont l’un dédié notamment au démantèlement
des réseaux criminels impliqués dans le trafic illicite de personnes
migrantes et la traite des personnes
. À janvier 2024, 45 États membres
du Conseil de l’Europe avaient signé le Protocole de Palerme (tous
sauf Andorre) et 43 l’avaient ratifié (l’Islande et l’Irlande n’en
étant que signataires)
.
19. En ce qui concerne les infractions connexes, mais aussi les
normes de protection qui présentent un certain intérêt pour la prévention
du trafic illicite de personnes migrantes et la lutte contre ce
phénomène, il existe un large éventail d’instruments et d’outils
internationaux, tels que la Convention des Nations Unies contre
la corruption, à laquelle tous les États membres du Conseil de l’Europe
sont parties, et les conventions de l’Organisation internationale
du travail protégeant les droits des travailleuses et travailleurs
migrants (Conventions n° 143 et n° 105), la Convention internationale
sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et
des membres de leur famille, ainsi que la Convention des Nations
Unies contre la torture, la Convention des Nations Unies relative
au statut des réfugiés et la Convention des Nations Unies relative
aux droits de l’enfant.
20. Les États parties à la Convention de 1951 relative au statut
des réfugiés ne doivent pas appliquer de sanctions pénales, du fait
de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux personnes réfugiées
qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté
était menacée, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation,
sous la réserve qu’elles se présentent sans délai aux autorités
et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou
présence irrégulières (article 31(1))). En effet, le droit de quitter
tout pays, y compris le sien, est reconnu par le droit international
des droits humains à l’article 13 de la Déclaration universelle
des droits de l’homme, à l’article 12 du Pacte international relatif
aux droits civils et politiques, et à l’article 2 du Protocole n°
4 à la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 46) qui
a force contraignante pour tous les États Parties.
2.3. Normes
du Conseil de l’Europe
21. La Convention européenne des
droits de l’homme (STE n° 5) impose à tous les États parties des obligations
positives et négatives qui, si elles sont satisfaites, devraient
garantir que les personnes migrantes objets d’un trafic illicite
ne sont pas incriminées pour une infraction qu’elles n’ont pas commise
(article 6). Le respect de ces obligations devrait également permettre
de prévenir ou de prendre en compte toute situation de vulnérabilité
découlant du trafic illicite, de sorte que les personnes migrantes
puissent jouir pleinement de leur droit à la liberté (article 5)
et être protégées contre l’exploitation par le travail et les traitements
inhumains et dégradants (article 3).
22. Une conférence organisée en 2017
a jeté les bases
de l’adoption, en 2020, du Plan d’action du Conseil de l’Europe
sur le renforcement de la coopération internationale et des stratégies
d’enquête dans la lutte contre le trafic de migrants (
CDPC(2019)9) par le Comité européen pour les problèmes criminels
(CDPC). Les observations finales publiées à la suite de la conférence
précisent clairement qu’«il faut que les mesures de justice pénale
destinées à combattre le trafic visent à garantir les droits des
migrants qui sont victimes du trafic en toutes occasions quand ils
sont présents dans les États membres du Conseil de l’Europe et quand
ils rentrent dans leur pays d’origine ou dans un pays de transit
conformément aux articles 2, 3, 5, 8 et 13 de la CEDH et de l’article 4
du Protocole n° 4 à la CEDH».
23. À ce jour, deux des activités du plan d’action ont été menées
à bien: l’établissement du
Réseau
de procureurs du Conseil de l’Europe sur le trafic de migrants en décembre 2021, composé de 26 représentantes et représentants
nationaux, et la publication de profils pays présentant le cadre
juridique et législatif contre le trafic illicite de migrant·es
dans les États membres. Le réseau s’est réuni à deux reprises depuis
sa création, offrant principalement aux spécialistes un forum d’échange
sur leurs pratiques et les défis auxquels ils et elles sont confrontés.
En ce qui concerne les profils pays, 25 États membres ont apporté
leurs contributions qui sont disponibles en ligne
.
26. La Charte sociale européenne dans sa version originale (
STE
n° 35) et la Convention européenne relative au statut juridique
du travailleur migrant (
STE n° 93) assurent la protection des travailleuses et travailleurs
migrants ressortissants de l’une des Parties contractantes. Cette
dernière convention, signée par 11 États membres, prévoit que «[T]out
travailleur migrant ayant obtenu un emploi sera muni, avant son
départ pour l’État d’accueil, d’un contrat de travail ou d’une offre
d’emploi précise» (article 5) et la délivrance de documents d’émigration
dans les délais les plus brefs, «à titre gratuit ou contre versement
d’une somme ne dépassant pas leur coût administratif» (article 4).
27. La Convention européenne pour la prévention de la torture
et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (
STE
n° 126) ratifiée par tous les États membres, et la Convention
du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence
à l’égard des femmes et la violence domestique (
STCE
n° 210) ratifiée à ce jour par 35 États membres, sont à la
croisée des outils de prévention et des mécanismes de sanction disponibles
en cas de violation des droits humains. La capacité d’action de
la Cour européenne des droits de l’homme, en cas de violation alléguée
de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, renforce
la force d’application de ces outils.
28. Enfin, il convient de souligner la récente Recommandation
CM/Rec(2022)21 du Comité des Ministres aux États membres sur la prévention
et lutte contre la traite des êtres humains à des fins d’exploitation
par le travail. En effet, le risque d’abus de migrant·es objets
d’un trafic illicite, y compris aux fins d’exploitation par le travail,
est d’autant plus grand en l’absence de prévention des risques d’exploitation
et d’identification des victimes d’exploitation.
2.4. Normes
de l’Union européenne
29. En 2002, la directive
2002/90/CE du Conseil définissant l’aide à l’entrée, au transit
et au séjour irréguliers (la directive de 2002) a été adoptée en
vue de «s’attaquer à l’aide apportée à l’immigration clandestine,
non seulement lorsqu’elle concerne le franchissement irrégulier
de la frontière à proprement parler, mais aussi lorsqu’elle a pour
but d’alimenter des réseaux d’exploitation des êtres humains», parallèlement
à la Décision-cadre
2002/946/JAI du Conseil visant à renforcer le cadre pénal pour la
répression de l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers.
30. L’article 1 de la directive de 2002 ne limite pas l’infraction
au fait pour les passeurs et les passeuses de tirer profit de l’aide
à l’entrée ou au séjour de migrant·es; il incrimine également le
fait d’aider sciemment une personne «à pénétrer sur le territoire
d’un État membre ou à transiter par le territoire d’un tel État,
en violation de la législation de cet État relative à l’entrée ou
au transit des étrangers» (article 1(a)).
31. Bien que l’Union européenne ait signé le Protocole de Palerme
en 2000 (et l’ait approuvé en 2006), il n’est nullement fait référence
au cadre de l’ONU dans ces instruments. Conformément à l’article 1(2),
la directive de 2002 laisse aux États membres de l’Union européenne
la possibilité d’incriminer ou non l’aide humanitaire.
32. En 2015, la Commission européenne a adopté le premier «Plan
d’action de l’UE contre le trafic de migrants (2015 – 2020)» (
COM(2015)
285 final). Il a entre autres faits saillants donné lieu à la
mise en place au sein d’Europol (l’Agence de l’Union européenne
pour la coopération des services répressifs) du Centre européen
pour la lutte contre le trafic de migrants et de son centre d’échange
d’informations, ainsi qu’à la structuration de la coopération inter-institutionnelle
entre Europol, Eurojust (l’Agence de l'Union européenne pour la
coopération judiciaire en matière pénale), le Cepol (l’Agence de
l'Union européenne pour la formation des services répressifs), l’OLAF
(l’Office européen de lutte antifraude), eu-Lisa (l’Agence de l’Union européenne
pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande
échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice)
et Frontex (l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes)
en matière de grande criminalité internationale organisée, dans
le cadre du cycle politique de l’Union européenne. Il a également
conduit à la création officielle de la Plateforme pluridisciplinaire
européenne contre les menaces criminelles (EMPACT) devenue, en 2021,
un instrument permanent
.
33. Un plan d’action renouvelé a été adopté pour la période 2021-2025
(
COM(2021)591
final) en réaction à ce que la Commission européenne a qualifié
de «rôle croissant d’acteurs étatiques dans la facilitation de la migration
irrégulière et l’utilisation d’êtres humains pour exercer une pression
aux frontières extérieures de l’UE». Ce plan a pour objectif principal
de renforcer les moyens destinés à mettre fin à l’emploi de ressortissant·es
de pays tiers en séjour irrégulier et de collecter des informations
sur les itinéraires de migration irrégulière grâce à la coopération
extérieure.
3. Aperçu
de la situation en Europe
3.1. Le
trafic illicite de personnes migrantes en Europe
34. L’ampleur du trafic illicite
de personnes migrantes en Europe est difficile à évaluer. Pour commencer,
il y a généralement confusion entre le nombre de personnes migrantes
en situation irrégulière en Europe et le nombre de personnes entrées
de manière irrégulière. Les recherches fondées sur des données factuelles
ont montré depuis un certain temps déjà que la plupart des personnes
migrantes en situation irrégulière sont arrivées légalement en Europe
et sont restées dans le pays au-delà de la date d’expiration de
leur visa
. Deuxièmement,
toutes les personnes entrées de manière irrégulière en Europe n’ont
pas fait l’objet d’un trafic illicite.
35. Quant aux statistiques disponibles, le chiffre selon lequel
plus de 90 % des personnes migrantes en situation irrégulière et
des personnes demandeuses d’asile en situation irrégulière dans
l’Union européenne font l’objet d’un trafic illicite est souvent
mis en avant. Cependant, ce chiffre est une estimation réalisée
sur la base de 1 500 témoignages de personnes migrantes recueillis
par Frontex et les États membres de l’Union européenne en 2015
,
ce qui est méthodologiquement insuffisant pour dresser une analyse
sur toutes les arrivées irrégulières en Europe. En ce qui concerne
les tendances, en 2023, Eurojust a enquêté sur 425 dossiers de trafic
de personnes migrantes, contre 217 en 2019. Durant ces cinq années,
les dossiers traités étaient répartis comme suit: environ 40 % étaient
de nouveaux dossiers d’enquête ouverts chaque année et 60 % correspondaient
à des dossiers en cours depuis les années précédentes (hormis en
2021 où 58 % des dossiers avaient été ouverts dans l’année)
.
Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue (ONUDC) et le
crime, l’Europe est à la fois une destination et un point de passage
sur les itinéraires de transit
.
36. Le profil des passeurs et des passeuses est très diversifié,
allant de réseaux criminels organisés et structurés à de simples
individus payés pour faciliter le franchissement irrégulier d’une
frontière. Dans le pire des cas, ces personnes n’hésitent pas à
réduire autant que possible leurs coûts afin d’engranger un maximum de
profits, notamment en fournissant des gilets de sauvetage défectueux
sur des embarcations impropres à la navigation, et à mettre ainsi
encore plus en danger la vie d’hommes, de femmes et d’enfants. Depuis
2015, l’ONUDC et l’Union européenne conjuguent leurs forces pour
lutter contre ce problème
.
37. Le profil des migrant·es objets d’un trafic illicite est tout
aussi diversifié et peut inclure des familles et des enfants non
accompagnés. Beaucoup de victimes de ce trafic trouveront du travail
dans le secteur informel. C’est pourquoi de nombreux spécialistes
et organisations proposant des services aux personnes migrantes sans
papiers demandent à ce que toute action visant à lutter contre le
trafic illicite soit associée à des mesures qui tiennent compte
des besoins de protection
.
38. Les profils de pays établis par le CDCP fournissent certaines
informations, lesquelles ne sont toutefois pas exhaustives. Il est
frappant de constater que beaucoup de personnes objets d’un trafic
illicite viennent de pays déchirés par la guerre et sont donc très
probablement des réfugié·es, notamment des Afghan·es, des Syrien·nes,
ainsi que des Ukrainien·nes bénéficiant d’une protection temporaire
.
39. Déterminer le montant des gains réalisés grâce au trafic illicite
de migrant·es est une tâche extrêmement complexe, car les flux financiers
sont particulièrement difficiles à tracer. De plus, toutes les opérations financières
n’impliquent pas des organisations criminelles: il peut s’agir de
transferts de fonds, acheminés par l’intermédiaire d’entreprises
enregistrées, ou utilisés pour blanchir les produits du crime
. Des recherches fondées
sur des données probantes montrent également que les profits générés
peuvent être «immédiatement réinjectés dans les communautés des
passeurs et passeuses – souvent des hommes, des femmes et des enfants
autochtones, issus de la classe ouvrière, des personnes âgées, ou
en situation de handicap»
.
40. Selon les estimations basses fournies par l’ONUDC dans le
cadre d’une étude réalisée en 2018, au moins 2,5 millions de personnes
migrantes ont été l’objet d’un trafic illicite qui a généré jusqu’à
7 milliards US$ de bénéfices en 2016. D’après cette étude, au moins
375 000 personnes migrantes sont entrées illégalement dans l’Union
européenne par la Méditerranée, rapportant à l’industrie du trafic
illicite de personnes migrantes un profit estimé entre 320 et 550 millions
US$
.
3.2. Réponses
juridiques et judiciaires apportées par les États membres
41. La législation visant à lutter
contre le trafic illicite de migrant·es diffère selon les pays
. Dans de nombreux États membres, l'infraction
de trafic illicite de personnes migrantes n'est pas considérée comme
une infraction spécifique, mais fait partie d'une infraction plus
large de droit pénal ou de droit administratif ayant pour finalité
de sanctionner toute entrée illégale sur le territoire. Le même
problème est sanctionné de différentes manières: certains pays ne
font pas de distinction entre le trafic illicite de migrant·es et
l'immigration illégale, tandis que d'autres font l'amalgame entre
le fait de faciliter l'entrée à des fins d'aide humanitaire et le fait
de faciliter l'entrée irrégulière sur le territoire d'un État pour
en tirer un bénéfice matériel ou financier. Deux pays illustrent
bien ce manque de cohérence. La République slovaque emploie la notion
de «trafic inconscient», par exemple lorsque les transporteurs ne
savent pas qu'ils transportent des migrant·es irrégulièrement; or
ces termes sont contradictoires, le trafic illicite de personnes
migrantes consistant à faciliter délibérément l'entrée, le transit
ou le séjour dans un pays de manière irrégulière, afin d'en tirer
profit. En Irlande, on préfère incriminer l'entrée irrégulière plutôt
que le trafic illicite de migrant·es lui-même, parce qu'il est trop
difficile d'arrêter les passeuses et les passeurs
.
42. Parmi les profils pays disponibles sur le site du CDPC, peu
de pays emploient l'expression «trafic illicite de migrant·es» dans
leur législation et utilisent plutôt le terme «d’aide à l'entrée
ou au séjour illégal». La plupart des États prévoient des sanctions
graduelles en fonction de la gravité de l'infraction. Des circonstances aggravantes
s'appliquent généralement en cas de violation des droits des personnes
migrantes.
43. Dans 18 cas, la définition du trafic illicite de migrant·es
fait de la recherche du profit un élément constitutif de l'infraction,
conformément à la définition du Protocole de Palerme. Dans au moins
six États membres, cette notion est absente de la définition de
l'infraction consistant à aider à l'entrée ou au séjour irrégulier,
et, dans certains cas, le franchissement d'une frontière sans autorisation
est à lui seul érigé en infraction. Dans au moins neuf États membres,
la notion de profit fait partie des éléments justifiant que l'aide
au franchissement irrégulier d'une frontière ou au séjour irrégulier
soit sanctionnée. Toutefois, dans ces 15 législations, aucune référence
n'est faite aux exceptions pour assistance humanitaire.
44. L'assistance à des fins humanitaires sans but lucratif n'est
protégée et exonérée de responsabilité pénale que dans neuf États
membres (Belgique, Croatie, Finlande, France, Grèce, Italie, Malte,
Pologne et Espagne). La plupart des pays érigent ainsi en infraction
pénale la facilitation de l'entrée irrégulière, même lorsqu'elle
n'est pas motivée par le profit.
45. La stratégie générale de lutte contre le trafic illicite de
migrant·es relève de la compétence soit du ministère de l'Intérieur,
soit du ministère de la Justice, soit des deux. À l'inverse, certains
États membres ont mis en place une approche horizontale du trafic
illicite de personnes migrantes, en s'appuyant sur les compétences
de différentes administrations En Arménie, les cas de personnes
migrantes objet d’un trafic illicite sont redirigés vers le ministère
des Affaires sociales lorsque cela s'avère nécessaire
.
46. En ce qui concerne les personnes vulnérables à la frontière,
au moins trois pays protègent explicitement les demandeurs et les
demandeuses d'asile de toute sanction liée au franchissement irrégulier
d'une frontière. Aucune des législations présentées dans les profils-pays
communiqués au CDPC n’indique la nécessité de prévoir des garanties
particulières concernant l'identification et la non-incrimination
des enfants non accompagnés ou des victimes de la traite.
47. Les études menées par l'ONUDC révèlent que ce sont généralement
les petits passeurs et passeuses qui sont poursuivis, plutôt que
les instigateurs à la tête des réseaux les plus structurés
. Il arrive également que
des personnes migrantes soient elles-mêmes incriminées pour avoir
conduit un véhicule ou un bateau qui transportait des personnes
en situation irrégulière en vue de traverser illégalement une frontière.
Une approche nuancée est donc nécessaire. Au Royaume-Uni, une cour
d'appel a annulé trois des quatre condamnations de demandeurs d'asile
accusés d'aide à l'immigration illégale en raison du rôle qu'ils
avaient joué dans la conduite de bateaux gonflables transportant
des migrant·es depuis la France en 2021. En revanche, dans d'autres
affaires, de lourdes sanctions ont été infligées du fait de circonstances
aggravantes ayant entraîné la mort
. En 2019, en Belgique,
des personnes ont été acquittées en appel après avoir été accusées
de trafic illicite de migrant·es pour avoir hébergé gratuitement
des personnes migrantes en situation irrégulière
.
3.3. Des
politiques paradoxales et leurs conséquences
48. La mise en œuvre à mauvais
escient de la législation visant à lutter contre le trafic de migrant·es
a de nombreux effets négatifs. La plupart du temps, les mesures
de gestion des frontières conçues pour empêcher ce trafic entraînent
des restrictions d'accès au territoire pour toutes les personnes
migrantes, y compris les personnes réfugiées. Cette tendance est
commune à de nombreux pays européens, si ce n'est à tous, comme le
montre le rapport de notre collègue Stephanie
Krisper (Autriche, ADLE), «Garantir des procédures d'asile conformes
aux droits humains»
.
49. Mettre fin aux activités des passeurs et des passeuses ne
saurait consister à rendre impossibles les déplacements de migrant·es.
Non seulement ces mesures n'empêchent pas les passeuses et les passeurs
de faire du profit (en général, le prix du voyage a été réglé, au
moins en partie, avant le départ), mais elles mettent en péril la
sécurité des personnes migrantes, voire leur vie. Les mesures prises
récemment par les États-nations pour décourager les personnes migrantes
de franchir irrégulièrement les frontières et pour ruiner les activités
des passeurs n'ont qu'un effet très limité sur la persistance, voire
l'augmentation
,
des franchissements irréguliers des frontières vers les États membres.
Il y a même eu une augmentation du nombre de décès aux points de
passage frontaliers où une telle coopération a été déployée (par
exemple dans la Manche)
.
50. L'absence de moyens pour se déplacer légalement et en toute
sécurité à l'échelle internationale, ainsi que certains facteurs
économiques, environnementaux et politiques, constituent les principaux
moteurs de la migration irrégulière dont les passeurs tirent profit.
Selon la communication de la Commission européenne intitulée «Un
plan d'action renouvelé de l’UE contre le trafic de migrants (2021-2025)»,
«de nouveaux éléments indiquent que les passeurs facilitent les
mouvements non autorisés de bénéficiaires d’une protection internationale»
.
51. La criminalisation abusive des personnes migrantes et de leurs
défenseurs et défenseuses
, ou des personnes apportant une aide humanitaire
aux personnes migrantes en situation irrégulière a pris une ampleur considérable
et est attestée depuis des années. En février 2024, la Commissaire
aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe a adressé un nouveau
rappel à l'ordre aux États membres, qui dénonce sans équivoque l'utilisation
de la législation contre le trafic de migrant·es pour entraver la
liberté de réunion et d'association
.
3.4. Bonnes
pratiques au niveau régional
52. Quelques États membres ont
structuré leur approche de la lutte contre le trafic de personnes
migrantes en y associant les différents services susceptibles de
faciliter les enquêtes concernant cette infraction ainsi que la
localisation des trafiquants. Une telle stratégie inter-services
peut être observée à Chypre, en Belgique et en Serbie
. L'Union européenne facilite
également cette approche transversale par le biais de l'initiative EMPACT
(plateforme pluridisciplinaire européenne contre les menaces criminelles).
53. Un réseau complexe de dispositifs de coopération internationale
dans le domaine du trafic illicite de migrant·es s'est également
développé au fil des ans, afin de faciliter la coopération judiciaire
et policière en la matière, compte tenu de la nature intrinsèquement
transnationale de cette infraction. Les équipes communes d'enquête
et les décisions d'enquête européenne en matière pénale sont particulièrement
utiles aux États pour remonter les filières de trafic illicite de
migrant·es et identifier les passeurs et les passeuses.
54. Interpol a développé un Réseau opérationnel de spécialistes
de la lutte contre le trafic de migrants (ISON). Cette organisation
facilite l'échange sécurisé d'informations entre 196 États et donne
accès à des bases de données, notamment à celles utilisées pour
détecter les documents de voyage volés, perdus ou frauduleux. Elle
propose également des ateliers de formation et apporte un soutien
opérationnel lors des enquêtes transfrontalières. Un projet pilote
a été lancé sur la période 2022-2024 afin de lutter contre l'utilisation criminelle
des nouvelles technologies dans le cadre du trafic illicite de migrant·es
et de la traite des êtres humains depuis l'Asie vers le Canada
.
55. Certains États membres ont développé une coopération avec
des pays partageant des caractéristiques géographiques, linguistiques
ou culturelles communes. C'est le cas, par exemple, du Réseau ibéro-américain de
coopération juridique internationale et de la Conférence des ministres
de la Justice des pays ibéro-américains, dont sont membres l'Espagne,
Andorre et le Portugal. L'année 2021 a été marquée par l'entrée
en vigueur du Traité sur la transmission électronique des demandes
d'entraide judiciaire internationale entre autorités centrales,
applicable dans le cadre de la lutte contre la criminalité transnationale,
et notamment du trafic illicite de personnes tel que défini dans
le Protocole de Palerme
.
56. Le Centre de maintien de l'ordre de l'Europe du Sud-Est (SELEC)
réunit l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Grèce,
la Hongrie, la République de Moldova, le Monténégro, la Macédoine
du Nord, la Roumanie, la Serbie et la Türkiye. Le SELEC coopère
en particulier avec l'Organisation internationale pour les migrations
(OIM), l'ONUDC et Europol dans le domaine du trafic illicite de
migrant·es, et une série d'opérations policières transfrontalières
ont été récemment menées à bien grâce à ces efforts conjoints
.
57. La création par le Conseil de l'Europe du Réseau de procureurs
sur le trafic de migrants
et
la mise en place par Eurojust d'un Groupe de réflexion des procureurs
sur le trafic de migrants s'inscrivent dans le cadre de ces efforts
visant à faciliter l'échange d'informations et à réfléchir aux moyens
d'harmoniser plus encore les normes relatives à l'entraide judiciaire.
3.5. Bonnes
pratiques au niveau national
58. Comme l'ont souligné les autorités
slovaques, «les personnes migrantes ne devraient pas être incriminées
pour avoir fait l'objet d'un trafic illicite. Au contraire, les
personnes migrantes occupent la position de témoins et ne sont pas
des victimes/personnes lésées, à moins que ne surviennent des circonstances spécifiques
et qu'elles ne subissent des violences physiques, des menaces ou
une forme d'esclavage»
. Aux Pays-Bas, la politique du «free-in,
free-out» permet aux personnes migrantes de signaler une infraction
à la police sans que leur statut administratif ou pénal ne soit
vérifié. Cette pratique vise à encourager le signalement des cas
d'exploitation, mais peut également inciter les personnes migrantes
à dénoncer les abus commis par les passeurs, y compris les circonstances
aggravantes dont ils ont pu faire l'objet.
59. En 2022, le Parlement belge a chargé une commission
ad hoc d'examiner la législation
et la politique de la Belgique en matière de traite et de trafic
d'êtres humains. Ces travaux parlementaires ont abouti à l'adoption, en
mai 2023, d'une série de 100 recommandations visant à mieux prévenir
et sanctionner les infractions de trafic de migrant·es et de traite
des êtres humains
. Parmi les six recommandations
concernant le trafic de migrant·es, le Parlement a demandé d'évaluer
si la notion d'avantage matériel direct ou indirect devait être clarifiée,
afin d'éviter tout risque d'incrimination illégitime de personnes
migrantes ou de personnes qui leur apportent une aide désintéressée.
Le Parlement a également recommandé que les travailleuses et travailleurs humanitaires
soient sensibilisés aux formes d'abus dont peuvent faire l'objet
les personnes migrantes objet d’un trafic illicite et aux manières
de signaler ces abus aux autorités compétentes.
60. La Belgique établit une distinction explicite entre le trafic
illicite de migrant·es et «l'aide à l'immigration clandestine».
En outre, le droit belge considère qu'il ne peut y avoir d'entrée
illégale si une personne migrante provient d'un autre État Schengen,
puisqu'il s'agit d'un espace de libre circulation. Toute infraction
de trafic illicite de personnes migrantes devrait donc impliquer
l'aide au franchissement irrégulier d'une frontière d'un État non-membre
de l'Espace Schengen dans un but lucratif. Les autorités belges
ont adopté une approche structurée et pluridisciplinaire du trafic
illicite de migrant·es et de la traite des êtres humains depuis
2016
. Une Cellule interdépartementale
de coordination de la lutte contre la traite et le trafic des êtres
humains a été créée sous l'égide du ministère de la Justice
.
4. Évolutions
récentes au sein de l'Union européenne
4.1. La
portée de la criminalisation en jeu
61. Le fait que la possibilité
soit laissée aux États membres de l'Union européenne de criminaliser l'assistance
humanitaire, au lieu de les obliger à ne pas le faire, a encouragé
davantage une interprétation très large de la directive et de la
décision-cadre de 2002, ce qui a conduit à une incrimination abusive
et à des formes d'intimidation des personnes migrantes et de leurs
soutiens. Cette situation a été reconnue par la Commission européenne
qui, dans une étude publiée en 2017 pour évaluer le cadre en vigueur,
a admis l’existence de «conséquences imprévues» et a évoqué de manière
euphémistique des informations faisant état de «craintes concernant
des risques supposés de criminalisation»
.
62. En ce qui concerne la distinction devant être établie entre
le trafic illicite de migrant·es et la facilitation de la migration
irrégulière à des fins d'assistance humanitaire, la même étude a
affirmé qu'à cet égard, la valeur ajoutée apportée par le cadre
de l'Union européenne en matière de sécurité juridique était limitée,
sans autre explication. La Commission européenne n'a pas été en
mesure d'évaluer l'efficacité de la législation en place. Toutefois,
elle a reconnu la nécessité éventuelle de compenser le risque de
conséquences imprévues, et en particulier le risque qu'aucune assistance
ne soit fournie aux personnes dans le besoin, en violation de la Charte
des droits fondamentaux de l'Union européenne, du principe de non-refoulement
et des autres engagements internationaux en matière de droits humains.
63. En 2020, alors que la criminalisation de l'aide humanitaire
était de plus en plus critiquée, y compris par le Parlement européen
, un document d'orientation
non contraignant a été publié, indiquant que «l’aide humanitaire
imposée par la loi ne peut ni ne doit être érigée en infraction
pénale»
.
Cependant, comme l'a fait observer la Rapporteuse spéciale des Nations
Unies sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits humains,
«les lois les plus fréquemment utilisées dans ces cas pour incriminer
les défenseurs et les défenseuses découlent du train de mesures
de l'Union européenne relatives aux passeurs»
.
64. En juillet 2023, une demande de décision préjudicielle a été
adressée à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) par le
Tribunale di Bologna (Italie), lui demandant si l'incrimination
instituée par la Directive de 2002 sans obligation juridiquement
contraignante d'exclure l'aide humanitaire des sanctions pénales
était compatible avec la Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne
. L'examen de
cette demande est en cours.
4.2. Un
nouveau train de mesures relatives aux passeurs: objectifs déclarés
de la Commission européenne
65. En novembre 2023, la Commission
européenne a présenté une nouvelle proposition de révision du train de
mesures relatives aux passeurs (
COM(2023)755
final). Cette proposition a pour but de réviser la directive et
la décision-cadre de 2002, et de les associer à un nouveau règlement
visant à renforcer la coopération policière et le mandat d'Europol
pour prévenir et combattre le trafic illicite de migrant·es et la
traite des êtres humains en Europe.
66. Les articles 3, 4 et 5 de la directive révisée définissent
ce qui constitue le trafic illicite de migrant·es selon le droit
de l'Union européenne. Cette définition est plus large que celle
qui est énoncée dans le Protocole de Palerme. L'article 3.1 érige
en infraction pénale le fait d'aider sciemment à entrer, à transiter
ou à séjourner irrégulièrement sur le territoire, associé au fait
de demander, de recevoir ou d'accepter directement ou indirectement,
un avantage financier ou matériel, ou la promesse d'un tel avantage.
67. L'inclusion de la notion de but lucratif est la bienvenue.
Par ailleurs, même si aucun avantage matériel ou financier n'est
en jeu, tout facilitateur peut être sanctionné s'il existe une forte
probabilité de causer un préjudice grave à la personne dont l'entrée,
le transit ou le séjour est facilité ((3.1(b)). Néanmoins, il existe
une incertitude sur la question de savoir quels seront les éléments
pris en compte par un tribunal pour décider que la personne a agi
«en vue d'obtenir un tel avantage» et ce que constitue «une forte
probabilité de causer un préjudice grave à une personne».
68. La directive proposée introduit également de nouvelles infractions.
Premièrement, «le fait d’inciter publiquement des ressortissants
de pays tiers» à entrer, à transiter ou à séjourner de manière irrégulière
dans l'Union européenne, par exemple via des outils numériques ou
les médias sociaux (article 3.2). Lors d'un échange de vues avec
la sous-commission sur le trafic de migrants et la traite des êtres
humains de l’Assemblée concernant la nouvelle proposition, Marianna
Gkliati, experte en droit de la migration de l'Union européenne,
a estimé que cette disposition pouvait être interprétée de manière
excessivement large, par exemple contre les personnes qui informeraient
les personnes réfugiées sur les itinéraires les plus sûrs. Deuxièmement,
l'article 5 érige en infraction pénale le fait d’inciter à commettre
l’une des infractions pénales susmentionnées, de s’en rendre complice
ou de tenter de commettre l’une de ces infractions.
69. L'article 16 de la proposition de directive révisée prévoit
le recours à des «outils d'enquête spéciaux tels que ceux qui sont
utilisés dans les affaires de criminalité organisée ou d'autres
formes graves de criminalité» pour les enquêtes et les poursuites
concernant les infractions pénales définies aux articles 3 à 5.
4.3. Considérations
relatives aux droits humains
70. Cette nouvelle définition et
la promotion d'«outils d'enquête spéciaux» ont été jugées préoccupantes
au regard des principes de nécessité et de proportionnalité par
le Contrôleur européen de la protection des données et la Rapporteuse
spéciale des Nations Unies sur la situation des défenseurs et défenseuses
des droits humains
.
71. Comme l'a indiqué Mme Gkliati,
«même avec le champ d'application limité de l'infraction de trafic
illicite de migrant·es, les personnes qui contribuent d'une manière
ou d'une autre au processus de franchissement des frontières pourraient
toujours être tenues pénalement responsables», par exemple si l’on
interprète les opérations de recherche et de sauvetage comme présentant
une forte probabilité de causer un préjudice grave
. L'Agence des droits fondamentaux
de l'Union européenne a dénoncé des cas de ce type
.
72. En effet, si l'article 4 précise ce que constitue une infraction
pénale aggravée de trafic illicite de personnes migrantes, cet article
inclut parmi les circonstances aggravantes le fait que «les ressortissants
de pays tiers qui ont été l’objet de l’infraction pénale étaient
particulièrement vulnérables, y compris des mineurs non accompagnés»
(article 4.d): en théorie, toute personne payant un passeur peut
entrer dans le cadre de cette définition, ce qui contribue une nouvelle
fois à donner un sens équivalent aux notions de franchissement irrégulier
des frontières et de trafic illicite de migrant·es.
73. En outre, le considérant 8 du règlement visant à modifier
le mandat d'Europol prévoit la possibilité de transférer des données
à caractère personnel à des pays tiers même si ces derniers n'offrent
pas de garanties adéquates ou appropriées en matière de protection
des données, y compris des données biométriques, comme indiqué à
l'article 9 du projet de règlement proposé
. Le cadre du
projet de règlement tel qu'il est proposé peut, selon le Contrôleur
européen de la protection des données, aller à l'encontre des obligations prévues
par le règlement Europol existant qui, en particulier, impose que
le traitement des données biométriques s’effectue «sous réserve
des garanties appropriées prévues dans
le
règlement [Europol] concernant les droits et libertés de la personne concernée».
5. Droits
humains et État de droit: deux facettes d'une approche cohérente
5.1. Mettre
fin à une activité lucrative
74. Le trafic illicite de personnes
migrantes est une forme de criminalité transfrontalière qui trouve
en partie son origine dans l'attrait que représentent les voies
irrégulières de mobilité et de séjour pour les ressortissant·es
étrangers. Il s'agit donc essentiellement, pour lutter contre ce
trafic, de faire en sorte que l'activité des passeurs et des passeuses
ne soit plus rentable.
75. Offrir d'autres solutions que la migration irrégulière: le
fait de refuser l'accès au territoire européen au moyen de divers
mécanismes et politiques ne s'est pas avéré efficace et a diversifié
les itinéraires de migration irrégulière, les rendant parfois plus
risqués. De même, l'efficacité des campagnes d'information visant
à mettre en garde contre les risques de la mobilité irrégulière
n'est pas concluante
.
L'une des solutions proposées pourrait être de détourner les migrant·es
des passeurs en les dirigeant vers les voies de mobilité officielles
. Il
convient également de garder à l'esprit que de nombreuses personnes
migrantes ayant fait l'objet d'un trafic ont besoin d'une protection
internationale et qu'elles n'ont pas d'autre solution efficace pour
se mettre en sûreté que de payer un passeur.
76. Axer la coopération transnationale sur les menaces à l'ordre
public international: pour mettre fin aux activités des passeurs,
les autorités doivent s'attacher davantage à remonter la piste de
l'argent envoyé par les personnes migrantes afin d'identifier et
d'arrêter les instigateurs de ces infractions. Le faible risque
de détection est considéré comme l'une des raisons pour lesquelles
les réseaux criminels tirent des profits croissants du trafic de
migrant·es
. Comme indiqué précédemment,
le profil des passeurs peut varier considérablement et tous n'agissent
pas en vue d’exploiter les personnes migrantes, y compris financièrement, pour
faire du profit.
77. Néanmoins, la menace que représentent les organisations criminelles
pour les autorités étatiques est réelle, en ce qu'elles génèrent
des profits illégaux en dehors de tout cadre de réglementation financière,
ce qui constitue une menace pour le système financier international
lui-même et aussi parce que les profits sont réinjectés dans d'autres
formes d'activités criminelles illégales telles que la traite des
êtres humains, la fabrication et le trafic illicites d'armes à feu
et de stupéfiants et, potentiellement, le financement du terrorisme. L'objectif
des États parties à la Convention des Nations Unies contre la criminalité
transnationale organisée est de renforcer la coopération judiciaire
et policière au niveau transnational afin de traduire en justice
les auteur·es d'infractions pénales graves relevant de la criminalité
transnationale organisée
.
78. Qui plus est, les organisations criminelles risquent fort
d'abuser des personnes migrantes, de leur extorquer de l'argent
supplémentaire en cours de route, voire de mettre des vies humaines
en danger pour minimiser les risques de détection ou pour réduire
les coûts de fonctionnement de leur activité. Contrairement aux
passeurs et aux passeuses de faible envergure, ces organisations
sont bien structurées et il est extrêmement difficile d'en remonter
la piste et de les arrêter. Ce sont ces organisations que la coopération transnationale
devrait cibler en vue de mettre fin à leur impunité. Les études
menées par l'ONUDC révèlent que ce sont généralement les petits
passeurs qui sont poursuivis, plutôt que les instigateurs à la tête
des réseaux les plus structurés
.
79. La coopération judiciaire et policière devrait concentrer
ses efforts sur ce que l'on appelle communément l'approche «Follow
the money» («Suivez l'argent») pour appréhender les instigateurs,
tout en facilitant l'intervention des organismes de réglementation
financière pour s'assurer que les services de transferts de fonds
respectent les normes internationales en matière de lutte contre
la fraude et le blanchiment d'argent
. Le Conseil de l'Europe
est équipé pour aider les États membres à relever ces défis dans
le domaine du droit pénal, en leur fournissant des instruments conçus
pour lutter contre les formes contemporaines de la grande criminalité
organisée, par exemple la cybercriminalité.
5.2. La
nécessité d’harmoniser les normes
80. La coopération policière et
judiciaire peut être facilitée par un tissu dense d'organisations
régionales et internationales, parmi lesquelles figure le Conseil
de l'Europe, ce qui est positif. Cependant, des écarts très importants
sont constatés dans la manière dont le trafic illicite de migrant·es
est incriminé dans les États membres. Comme l'a souligné le CDPC,
il n’y a aucune cohérence dans les éléments matériel et moral de l’infraction,
les circonstances aggravantes et les sanctions
. En conséquence, les expert·es
considèrent que «le fait qu’il n’existe pas de système harmonisé
est en faveur des passeurs, qui peuvent exploiter les failles existantes
pour éviter d’être poursuivis»
.
81. Il est donc essentiel que les États membres adoptent une définition
claire et commune de l'infraction pénale de trafic illicite de migrant·es
qui soit inspirée de la définition énoncée dans le Protocole de
Palerme et qui exonère explicitement de toute forme de responsabilité
pénale l'assistance humanitaire et l’aide apportée aux personnes
migrantes aux fins de l’exercice de leurs droits fondamentaux, lorsque
ces actes sont accomplis sans rechercher un quelconque avantage
financier ou matériel.
82. Une définition globale au moyen d’une approche pluridisciplinaire
du trafic illicite de migrant·es compléterait la définition axée
sur la criminalité organisée proposée dans le Protocole de Palerme.
En effet, il convient de préciser que tous les passeurs et les passeuses
n'appartiennent pas à des groupes criminels organisés: des réponses
ciblées et proportionnées, y compris non pénales, pourraient être
envisagées concernant ces derniers, éventuellement en coopération
avec les pays d'origine et de transit. Cela pourrait aider à mieux
comprendre les spécificités de certaines causes profondes du trafic
de migrant·es et de réfléchir aux moyens de mettre un terme à ce
phénomène, notamment en envisageant des sanctions ne relevant pas du
droit pénal et en appliquant une approche nuancée des sanctions
pénales.
83. Il importe également d'établir une distinction explicite entre
l'entrée non autorisée dans un pays et l'infraction pénale de trafic
de personnes migrantes. Le fait que la conduite d’un véhicule lors
du passage irrégulier d’une frontière soit effectué par une personne
migrante, membre d’un groupe faisant l’objet d’un trafic illicite,
peut faire partie des circonstances permettant à des personnes réfugiées
et qui recherchent une protection de franchir la frontière, mais
ne devrait jamais être sanctionné pour entrée irrégulière dans un
pays (Convention sur les réfugiés). En outre, les actes illégaux
commis du fait d'avoir été l'objet d'un trafic, y compris les infractions
liées à l'immigration, ne devraient pas être incriminés, conformément
à la Convention européenne sur la lutte contre la traite des êtres
humains, et comme l'a récemment rappelé la Rapporteuse spéciale
des Nations Unies sur la traite des êtres humains, en particulier
les femmes et les enfants
. Cela ne signifie
pas que les personnes migrantes ayant fait l'objet d'un trafic doivent
être à l'abri de sanctions pénales si elles sont reconnues coupables
d'avoir commis une infraction: lorsqu'une personne est arrêtée à
la suite d'un franchissement irrégulier des frontières et que l'enquête
révèle qu'elle est l'auteure de traitements inhumains ou dégradants
ayant parfois entraîné la mort, cette dernière doit être poursuivie
pour avoir commis des actes criminels distincts du trafic de migrant·es.
5.3. Compléter
l'approche par des mesures non pénales
84. Certains États membres ont
opté pour une approche transversale du trafic illicite de personnes migrantes.
La vulnérabilité dans laquelle peuvent se trouver les migrant·es
ayant fait l'objet d'un trafic illicite exige en effet que les pouvoirs
publics soient vigilants face aux risques d'exploitation et d'abus
pouvant survenir sur leur territoire.
85. La protection des travailleuses et travailleurs migrants et
l'augmentation des ressources des services d'inspection du travail
revêtent une importance particulière. L'Assemblée a formulé des
recommandations spécifiques visant à mieux protéger les travailleurs
migrants, y compris les travailleurs sans papiers, dans la
Résolution 2536 (2024) «Les situations de travail précaire et irrégulier des
travailleurs saisonniers et domestiques migrants» et la
Résolution 2504 (2023) «Protection sanitaire et sociale des travailleuses et
des travailleurs sans papiers ou en situation irrégulière».
86. Le fait de donner la possibilité aux personnes migrantes de
signaler en toute sécurité toute forme d'abus et, le cas échéant,
de partager des informations sur les groupes criminels organisés
qui tirent profit du trafic illicite de personnes migrantes, sans
craindre un contrôle de leur statut administratif, devrait être
considéré comme une bonne pratique. Cela peut, en effet, non seulement
contribuer aux enquêtes, mais aussi inciter les personnes migrantes
à signaler les situations d'abus et de vulnérabilité auxquelles
elles-mêmes ou d'autres personnes migrantes peuvent être confrontées.
5.4. L’expertise
du Conseil de l’Europe
87. Pour qu'une approche concertée
du trafic illicite de migrant·es s'impose en Europe, il doit y avoir
une même compréhension et interprétation de sa définition juridique,
et une même interprétation de cette définition par les tribunaux.
Cela pourrait avoir un effet positif sur la manière actuelle dont
la notion de trafic illicite de migrant·es est utilisée dans le
discours politique, qui l'emploie de manière assez approximative
et tend à l'instrumentaliser.
88. Les cadres internationaux d'entraide judiciaire conçus pour
promouvoir la coopération judiciaire et policière ont démontré leur
capacité à préserver la souveraineté des États tout en garantissant
que la nature transnationale de la question soit effectivement prise
en compte. Il est risqué pour des États-nations de coopérer s’ils
ne disposent pas de définition contraignante et rigoureuse ni de
mécanisme de suivi, et s'ils ne définissent et ne façonnent pas
leur coopération sur la base d'un modèle éprouvé, tel que le Protocole
de Palerme. Le fait de vouloir faire cavalier seul peut conduire
à une confusion juridique et à des contestations devant les tribunaux
internationaux, ce qui peut avoir pour conséquence involontaire
de détourner les politiques publiques (et les ressources) des efforts
internationaux qui auraient été nécessaires pour lutter contre les
grandes organisations criminelles transnationales.
89. Le Conseil de l'Europe a l'habitude de travailler avec les
États membres et à les aider dans les domaines où la législation
et son interprétation diffèrent. On peut citer pour exemple les
longues discussions menées autour de la notion de «contrefaçon»
de produits médicaux: certains États membres étaient réticents à accepter
des termes qui auraient pu entraver la fabrication de médicaments
génériques à un coût abordable dans certains États membres
. Finalement, il a
été convenu que l'instrument juridique devait se concentrer sur
les enjeux de santé publique sans référence aux droits de propriété
intellectuelle en relation avec la fourniture ou l'approvisionnement
de produits médicaux
. L'accord qui en
a résulté a fourni aux États européens, en 2011, le premier traité
international contre la contrefaçon des produits médicaux et les infractions
similaires menaçant la santé publique: la Convention du Conseil
de l'Europe sur la contrefaçon des produits médicaux et les infractions
similaires menaçant la santé publique (
STCE n° 211). On peut également citer l'exemple de l'adoption de
la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains en
2005, qui a largement démontré depuis qu’outre le fait de poursuivre
les auteurs de l’infraction commise, l'adjonction d'une approche
axée sur les victimes avait rendu la coopération plus facile et
plus efficace entre les États pour lutter contre la traite des êtres
humains, mais aussi la prévenir, comme l'indiquent les rapports
du GRETA
.
90. Le Conseil de l'Europe pourrait offrir un espace approprié
pour examiner et définir les éléments d'une définition commune du
trafic illicite de migrant·es. Plusieurs conventions et normes sont
déjà en place pour accompagner les États membres vers un alignement
et une coopération accrue sur les questions judiciaires directement
liées à l'infraction de trafic illicite de personnes migrantes ou
se recoupant avec cette infraction.
91. Ces conventions et normes comprennent: la Convention du Conseil
de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et
à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme
(
STCE n° 198), la Convention européenne d'entraide judiciaire en
matière pénale et ses protocoles additionnels (STE
n° 30,
99 et
182) ainsi que les conventions pénale et civile sur la corruption
(STE
n° 173 et
174). La Convention sur la cybercriminalité (
STE n° 185, «Convention de Budapest») présente également un intérêt
particulier: elle fournit un cadre juridique pour la coopération
internationale non seulement en matière de cybercriminalité (infractions
contre les ordinateurs et au moyen de ceux-ci) mais aussi concernant
toute infraction dans laquelle les preuves se présentent sous forme
électronique. Avec 93 États parties ou observateurs au comité de
cette convention, la Convention de Budapest est ouverte à la ratification
de tous les États et est considérée comme l'accord international
le plus complet et le plus cohérent à ce jour en matière de cybercriminalité
et de preuves électroniques.
92. En outre, les différents outils disponibles pour identifier
les personnes vulnérables et les protéger peuvent être opportuns
lors de l'interception des personnes migrantes ayant fait l'objet
d'un trafic illicite, à savoir: la Convention sur la lutte contre
la traite des êtres humains, la Convention européenne pour la prévention
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(STE n° 126), la Convention sur la prévention et la lutte contre
la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (STCE
n° 210), et la
Convention
sur la protection des enfants contre l'exploitation et les abus
sexuels (STCE n° 201).
5.5. Coopération avec l'Union européenne:
le besoin pressant de cohérence politique
94. L'Union européenne est un partenaire
stratégique qui, à la différence du Conseil de l'Europe, légifère dans
le domaine du droit des migrations et de l'asile. Les efforts déployés
par les institutions de l'Union européenne pour rechercher des voies
politiques concrètes qui permettraient d'améliorer l'accès régulier
à son territoire, que ce soit à des fins de protection internationale
ou de migration de main-d'œuvre, sont les bienvenus et devraient
être encouragés.
95. Les cadres de coopération déjà en place pour favoriser les
synergies entre les autorités judiciaires devraient être encouragés
et l'on peut se réjouir de la prochaine réunion avec le Réseau de
procureurs du Conseil de l’Europe sur le trafic de migrants et le
Groupe de réflexion sur le trafic de migrants d'Eurojust
.
96. L'harmonisation, voire la mise en conformité, des normes avec
les normes communes en matière de droits humains est essentielle,
non seulement dans un souci de cohérence entre les lois qui s'appliquent
dans les États membres de l'Union européenne qui sont également
membres du Conseil de l'Europe, mais aussi en raison de l'influence
que le droit de l'Union exerce sur les États non membres de l'Union
européenne, en particulier dans le domaine des migrations et de
la gestion des frontières, et qui sont, pour la plupart, liés par les
normes du Conseil de l'Europe.
97. Dans le contexte de la récente proposition de la Commission
européenne, une attention particulière devrait être accordée aux
droits procéduraux garantis par l'article 6 de la Convention européenne
des droits de l’homme. La sévérité des sanctions envisagées à l’égard
des personnes reconnues coupables de trafic illicite de personnes
migrantes devrait s'accompagner des garanties juridiques et procédurales
appropriées prévues par la Convention. Une définition commune des
infractions pénales, reconnue dans l'ensemble des États membres,
y compris dans les États membres de l'Union européenne, permettrait
de faire en sorte que les principes garantis par l'article 6 de
la Convention s'appliquent pleinement et que les affaires portées
devant la Cour européenne des droits de l’homme puissent être jugées
recevables.
98. Selon la jurisprudence de la Cour, l’examen de l’applicabilité
du volet pénal de l’article 6 de la Convention repose sur trois
critères
:
la classification en droit interne, la nature de l'infraction et
la sévérité de la peine que la personne concernée risque d'encourir.
Concernant ces trois critères, les législations des États membres
du Conseil de l'Europe diffèrent considérablement. L'actuelle définition
de l'infraction pénale consistant à faciliter l'entrée, le transit
et le séjour irréguliers figurant dans la directive de 2002 pourrait
ne pas offrir de garanties suffisantes contre une criminalisation
injustifiée et ne saurait donc être considérée comme adaptée à son
objet, du moins tant que la CJUE ne s'est pas prononcée sur l'affaire
Kinshasa.
99. En outre, en l'état actuel des choses, toute adoption du projet
de règlement de l'Union européenne qui ne ferait pas préalablement
l'objet d'une évaluation approfondie de son impact sur les droits
fondamentaux et qui confirmerait sa conformité avec les normes internationales
applicables en matière de protection des données et de droits fondamentaux
pourrait conduire à l’adoption de normes contradictoires dans les
États membres de l'Union européenne liés par les normes du Conseil
de l'Europe, en particulier la Convention 108+.
100. Bien que la coopération transfrontalière puisse être valable,
les conditions à respecter pour que cette coopération soit conforme
aux normes internationales et pour qu’elle n'ait pas de conséquences
négatives sur les droits humains des personnes migrantes et sur
la sécurité des États (échange de données) mériteraient que l'on
y accorde toute l'attention nécessaire et pourraient peut-être faire
l'objet d'un texte législatif distinct, auquel il faudrait consacrer
suffisamment de temps et de réflexion.
101. L'approche consistant à adopter un «train de mesures» pourrait
être source de confusion et favoriser un programme politique global
dans un domaine où il existe des incohérences avec d’autres instruments régionaux
et par conséquent un risque pour les garanties en matière de droits
humains.
6. Conclusion
102. Les profits générés par les
passeurs de personnes migrantes constituent un défi pour les États
à trois égards: l'essor d'une activité commerciale liée à d'autres
activités criminelles telles que la contrefaçon, le blanchiment
d'argent et la traite des êtres humains; la gestion et le contrôle
des frontières; et la nécessité de protéger les droits fondamentaux
de personnes dont la vulnérabilité peut être accrue en raison de
leur mobilité dans un cadre non officiel.
103. La réponse au trafic illicite de migrant·es suppose de créer
les conditions d'une coopération transnationale entre les forces
de police et les autorités judiciaires des États affectés par cette
forme de criminalité, notamment par le biais de définitions, de
pratiques et de normes procédurales harmonisées permettant le partage
d'informations policières et judiciaires dans le respect des exigences
en matière de protection des données.
104. Une telle coopération nécessite des normes harmonisées et,
surtout, une définition et une compréhension communes de ce qu’est
l’infraction de trafic illicite de personnes migrantes et ce qu’elle recouvre.
La tendance, dans les législations nationales et régionales, à aborder
la réponse institutionnelle au trafic illicite de migrant·es à travers
le seul prisme du droit légitime des États à contrôler leurs frontières
risque de reléguer au second plan d'autres éléments constitutifs
de l'infraction de trafic illicite de personnes migrantes, et de
la criminaliser exagérément. En réalité, le droit pénal n'est pas
le seul angle sous lequel la question du trafic illicite de personnes
migrantes devrait être abordée, et c'est là que le Conseil de l'Europe
peut apporter une contribution significative pour soutenir la coopération
interétatique et la coopération politique, même au-delà de ses propres
membres.
105. Dans cet effort, le Conseil de l'Europe peut apporter une
expertise précieuse par le biais de ses instruments et outils et
en initiant une réflexion sur le besoin de normes ou de lignes directrices
spécifiques qui pourraient aider les États membres à lutter contre
les véritables auteurs du crime et contre les facteurs qui le favorisent,
plutôt que contre les personnes migrantes elles-mêmes.