1. Introduction
et contexte: l'Holodomor et la guerre génocidaire de la Russie contre
l'Ukraine aujourd'hui
1. Entre 1932 et 1933, «l'Holodomor»,
la grande famine qui a frappé l'Ukraine et d'autres régions de l'ex-Union
soviétique, a fait des millions de victimes parmi les Ukrainiens,
dont un grand nombre de villageois qui étaient des paysans indépendants.
Ceux-ci formaient un des piliers du renouveau national ukrainien,
d'abord encouragé, puis redouté par le régime soviétique de Moscou.
L'autre pilier de la nation ukrainienne, l'élite intellectuelle,
«l'intelligentsia» de Kiev et d'autres villes, avait déjà été décimée
à la suite d'exécutions à grande échelle fondées sur des «procès
spectacles» à l'issue desquels les membres de cette élite avaient
été reconnus coupables de trahison ou d'autres chefs d'accusation
forgés de toutes pièces.
2. Selon le récit officiel soviétique et russe, les victimes
de l'Holodomor seraient les «dommages collatéraux» des politiques
économiques néfastes menées par le régime soviétique, comme l'industrialisation à
tout prix, l'exportation de denrées alimentaires rares destinée
à financer l'importation de machines et la collectivisation forcée
et précipitée de l'agriculture pour des raisons idéologiques erronées.
Les partisans du récit officiel soulignent que des millions de personnes
sont mortes de faim aussi dans d'autres régions de l'Union soviétique,
notamment en Fédération de Russie et au Kazakhstan.
3. Entre-temps, les historiens ont eu accès à un grand nombre
de documents d'archives jusqu'alors secrets, mis à leur disposition
lors d'un «dégel» survenu en Ukraine entre son indépendance et le
régime de Ianoukovitch, sous la coupe de la Russie, auquel la «Révolution
de la dignité» a mis fin. Ces documents ont été mis à disposition
et même en partie traduits en anglais dans le cadre d'une coopération
entre les autorités compétentes (de sécurité nationale) de l'Ukraine
et de la Pologne. Ce trésor de documents fraîchement disponibles
a fortement ébranlé le récit officiel russe et un consensus s'est
dégagé bien au-delà de l'Ukraine sur le fait que l'Holodomor n'était
pas un accident, mais faisait partie d'une campagne génocidaire
destinée à anéantir l'identité nationale ukrainienne en soi, en
détruisant les deux piliers susmentionnés de la culture nationale
ukrainienne: les fermiers indépendants («koulaks») et l'intelligentsia
urbaine. Les partisans de cette thèse soulignent que les régions
russes touchées par la même famine étaient également fortement peuplées d'Ukrainiens
de souche, tandis que la population du Kazakhstan pourrait bien
avoir été la cible d'une autre tentative de génocide, distincte,
également motivée par la résurgence d'un mouvement national kazakh
stimulé par la politique menée par Lénine au début des années 1920,
qui visait à rallier les minorités nationales.
4. Il est intéressant de noter que la question de l'Holodomor
a déjà été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée parlementaire.
Dans sa
Résolution 1723
(2010) «Commémoration des victimes de la Grande Famine (Holodomor)
en ex-URSS», l'Assemblée avait suivi dans une large mesure le récit
officiel russe. Au cours de la préparation de cette résolution,
la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme avait
mis en évidence le fait que la politique criminelle en question
visait tout particulièrement le peuple ukrainien et exigé que la
vérité historique soit reconnue.
5. Les conclusions présentées par la commission en 2010 méritent
d'être rappelées:
La Commission des questions juridiques et des
droits de l’homme approuve la ferme condamnation du crime contre
l’humanité que constitue la politique menée par le régime soviétique
en 1932-1933 dans le but d’exterminer physiquement les populations
paysannes en Ukraine et d’autres régions peuplées d’Ukrainiens de
souche, mais aussi au Kazakhstan et dans d’autres parties de l’ex-Union
soviétique. Cette politique a fait des millions de victimes, mortes
de faim. Toutefois, la Commission des questions politiques ne montre
pas de manière suffisamment claire que cette politique était explicitement
dirigée contre la population ukrainienne. Dans l’intérêt d’une véritable
réconciliation, cette vérité historique doit être pleinement reconnue
et ne pas être noyée dans la masse des autres crimes commis par
le régime soviétique contre d’autres groupes ethniques et sociaux.
6. Malheureusement, la question d'un génocide orchestré par la
Fédération de Russie commis à l'encontre du peuple ukrainien est
devenue d'une actualité brûlante. La manière dont la Russie mène
la guerre – la prise pour cible à grande échelle d'infrastructures
civiles comme l'approvisionnement en eau et en électricité, l'inondation
de toute une région, l'enlèvement d'un grand nombre d'enfants ukrainiens
pour les faire adopter par des Russes et la traque, l'arrestation
et la «disparition» de patriotes ukrainiens comme des élus locaux, des
enseignants, des avocats, des fonctionnaires et leurs familles –
semble indiquer que les déclarations des propagandistes du Kremlin,
dont l'ancien président Medvedev

, qui affirment que la nation ukrainienne
n'a aucun droit à l'existence, doivent être prises au sérieux. Dans
un article glaçant publié par l'agence de presse d'État Ria Novosti
en avril 2022

,
l’«ingénieur politique» russe Timofey Sergeytsev parle de la nécessité «d’éliminer»
les «élites banderites» et des effets «pédagogiques» sur l'ensemble
de la population d'une guerre menée avec acharnement. La sous-commission
ad hoc de l’Assemblée qui s'est
rendue à Kyiv, Boutcha et Irpine en juin 2022, peu après la découverte
des atrocités commises par les forces russes avant qu'elles ne soient
repoussées, a pu se faire sa propre idée bouleversante de ce que
signifie réellement l'occupation russe

.
En outre, comme le décrit un rapport présenté par la commission
de la culture, de la science, de l'éducation et des médias débattu
lors de la partie de session de juin 2024 de l'Assemblée, la Russie
a délibérément pris pour cible le patrimoine culturel de l'Ukraine,
en détruisant des églises, des théâtres, des musées et des monuments
historiques dans tout le pays, y compris des monuments à la mémoire
des victimes de l'Holodomor dans les territoires temporairement
occupés de l'Ukraine. Dans ces territoires, les autorités d'occupation
enrôlent également de force des hommes dans l'armée russe, ce qui
constitue une violation flagrante du droit international. De plus,
les habitants des territoires temporairement occupés, en particulier
les écoliers, sont soumis à une propagande intensive destinée à
affaiblir leur identité ukrainienne et à de fortes pressions afin
qu'ils acceptent de prendre des passeports russes.
7. Compte tenu de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par
la Fédération de Russie et de la manière brutale dont la guerre
est menée, il était particulièrement opportun de commémorer en novembre
2023 le 90e anniversaire de l'Holodomor
de 1932-1933 en Ukraine

.
8. Dans le présent rapport, je compte résumer les faits établis
de l'Holodomor (Chapitre 2) et examiner, sur la base des informations
disponibles, si ces faits justifient l'attribution à la politique
soviétique de la qualification de «génocide» au sens de la Convention
de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide (Chapitre
3)

. Dans le Chapitre 4, je résumerai
les principales constatations faites lors de notre audition d'experts
le 21 juin 2024, avant de présenter mes conclusions, qui sont reprises
dans le projet de résolution.
2. Les faits établis de l'Holodomor ukrainien
9. Les faits matériels relatifs
à l'Holodomor ukrainien sont aujourd'hui bien établis, malgré des
décennies de politiques de dissimulation et de désinformation savamment
orchestrées par le régime soviétique et, plus tard, sous Vladimir
Poutine: entre 3,9 et 10 millions

de villageois sont morts de
faim et de maladies liées à la faim en raison de la politique stalinienne
de collectivisation forcée de l'agriculture, qui s'est accompagnée
de la confiscation systématique de toutes les denrées alimentaires
dans les zones rurales d'Ukraine, du Kazakhstan et de certaines
régions de Russie – les plus touchées étant la région du Kouban
et certaines parties du Caucase du Nord, qui comptaient alors également
d'importantes populations d'origine ukrainienne.
10. Il convient de préciser que le pourcentage des victimes de
la famine au Kazakhstan, dont la population traditionnellement nomade
a également opposé une forte résistance à la collectivisation forcée,
a été encore plus élevé que celui de l'Ukraine soviétique. Il est
fort possible que la famine au Kazakhstan ait également eu un caractère
génocidaire. La population rurale du Kazakhstan formait également
l'épine dorsale d'un mouvement de renaissance nationale que Staline
considérait comme une menace pour l'unité de l'Union soviétique.
Mais cette question ne relève pas du cadre du présent rapport.
11. À partir de l'automne 1932

,
les régions, les villages et les fermes collectives qui ne parvenaient
pas à atteindre les quotas de livraison de céréales que les autorités
savaient parfaitement inaccessibles étaient «mis à l'index» et sanctionnés
par des «amendes en nature» collectives. Cela signifiait en pratique
qu'ils étaient encerclés par des unités armées du NKVD, qu'il leur
était interdit de recevoir des livraisons de marchandises et de
se procurer des vivres ailleurs, et que toutes les denrées alimentaires
et autres produits de première nécessité étaient confisqués dans
les magasins et chez les particuliers, à l'issue de perquisitions
effectuées sous la menace d’armes à feu. Les fonctionnaires qui
ont participé à ces perquisitions ont raconté de manière poignante
comment ils avaient arraché les planchers en bois pour découvrir
les conserves dissimulées, sous les yeux des familles trop faibles
pour les supplier d'arrêter, alors que certains de leurs enfants
étaient déjà morts. En vertu de la «loi des cinq épis», tout «vol»,
même minime, de nourriture par des paysans affamés était sévèrement
réprimé par l'exécution ou la déportation pendant dix ans

. Plus encore au cours
de la deuxième année de cette cruelle famine provoquée, il était
interdit aux paysans qui mouraient de faim de quitter les régions
concernées

et
de faire pénétrer clandestinement des denrées alimentaires dans
la zone touchée par la famine. Des villages entiers et de vastes
zones rurales ont fini par perdre leur population. Des paysans venus de
Russie, du Bélarus et d'autres régions de l'ex-Union soviétique
y ont alors été installés

.
12. Les témoignages des survivants décrivent avec force détails
les souffrances humaines causées par ces atrocités. Des journalistes,
dont Gareth Jones, et des diplomates occidentaux étaient également
conscients de la famine à grande échelle, même si leurs observations
se limitaient principalement aux grandes villes, qui n'ont pas été
aussi durement touchées que les zones rurales sous blocus. Leurs
récits n'ont malheureusement pas suscité de vive réaction de la
part de l'opinion publique occidentale. Les pays occidentaux étaient préoccupés
par leur propre crise financière et économique et par les troubles
politiques qui en découlaient. Les médias étaient par ailleurs divisés
sur le plan idéologique: les partisans de la gauche ne souhaitaient
pas critiquer l'Union soviétique ou ne croyaient tout simplement
pas à ces informations ou refusaient d'y croire. Plusieurs pays
occidentaux ont cependant proposé une aide humanitaire à l'Union
soviétique, qui a été refusée par Staline.
3. L'appréciation
juridique des faits: l'Holodomor a-t-il constitué un acte de génocide
commis à l’encontre du peuple ukrainien?
13. Deux grandes écoles de pensée

s'opposent
sur l'appréciation juridique des faits:
- La plupart des historiens et des observateurs politiques
russes considèrent cette famine provoquée comme la conséquence d'une
politique idéologiquement erronée, voire criminelle, qui visait
la classe sociale des paysans indépendants, dont la résistance à
la collectivisation forcée a été brisée de cette manière. Le fait
que l'Ukraine et d'autres régions de l'Union soviétique peuplées
d'Ukrainiens aient été les plus durement touchées s'explique, selon
eux, parce qu'il s'agissait des principales régions agricoles dans
lesquelles la résistance à la collectivisation avait été la plus
forte. En somme, ces victimes ont été sacrifiées dans le cadre d'une
«lutte des classes» engagée à dessein par le régime communiste contre des
paysans indépendants.
- La grande majorité des historiens et observateurs politiques
d’autres pays
considèrent
ces faits comme un acte de génocide perpétré à l'encontre du peuple
ukrainien, qui a non seulement subi objectivement les pertes les
plus importantes, mais qui a été spécifiquement ciblé: en somme,
les victimes ont été tuées parce qu'elles étaient ukrainiennes.
Selon moi, il convient de passer en revue les arguments en faveur
des deux écoles de pensée, afin de parvenir à une analyse solide
de la situation fondée sur les faits historiques.
14. Le point de vue «officiel russe» souligne le nombre considérable
de victimes de la famine qui n'étaient pas des Ukrainiens de souche,
mais des Russes, des Bélarussiens, des Tatars, des Allemands et
d'autres, qui vivaient dans les différentes grandes régions agricoles
de l'Union soviétique visées par la politique de collectivisation
forcée de Staline. Il fait remarquer que les citadins ukrainiens
n'ont pas subi de famine généralisée, alors qu'il aurait été relativement
facile pour le régime soviétique de couper les vivres aux villes entourées
de régions agricoles affamées s'il avait eu l'intention d'exterminer
tous les Ukrainiens. En outre, la politique de collectivisation
forcée a été mise en œuvre sur le terrain par des Ukrainiens de
souche. Il s'agissait de staliniens impitoyables, mais qui n'auraient
certainement pas participé à la destruction intentionnelle de leur propre
groupe ethnique. Les difficultés économiques extrêmes de la catégorie
des paysans indépendants, voire sa suppression partielle par la
famine, étaient considérées par Staline et son entourage comme un
prix à payer acceptable pour permettre l'industrialisation rapide
de l'URSS, mais pas comme un objectif en soi.
15. Les partisans du point de vue «ukrainien», partagé par la
plupart des historiens occidentaux, mettent l'accent sur le fait
que, parallèlement à la politique de famine menée contre la paysannerie
ukrainienne, une campagne de terreur sauvage a été menée contre
les intellectuels ukrainiens et les dirigeants politiques indépendantistes,
qui a précédé de plusieurs années les «purges» similaires menées
à Moscou. L'évolution du nombre d'arrestations en Ukraine avant,
pendant et après les années de l'Holodomor en est une bonne illustration.
Leur nombre est passé d'environ 30 000 par an en 1929 et 1930 à
50 000 en 1931, 75 000 en 1932 et 125 000 en 1933 pour retomber
à 30 000 en 1934

. L'effet combiné de ces deux campagnes
était clairement destiné à briser l’épine dorsale du mouvement national
ukrainien, sans qu'il soit nécessaire de dépeupler l'ensemble du
pays et en particulier de tuer tous les citadins (autres que les
intellectuels et les responsables politiques influents), qui deviendraient
des cibles faciles de la politique de russification une fois ces
piliers de la renaissance nationale ukrainienne abattus

.
Le fait bien établi que des paysans appartenant à d'autres groupes
ethniques soient également morts de faim en grand nombre, dans la
mesure où ils ont également résisté à la collectivisation forcée,
n'a aucune incidence sur la qualification de génocide appliquée aux
mesures particulièrement dures prises à l'encontre de la paysannerie
ukrainienne et de «l'intelligentsia» ukrainienne. Enfin, Raphael
Lemkin, qui a forgé le terme de «génocide» s’est référé à l'Holodomor
comme «l’exemple classique de génocide soviétique». Par la suite,
il a considérablement influencé et formulé la Convention des Nations
unies pour la prévention et la répression du crime de génocide de
1948 (Convention sur le génocide).
16. Personnellement, j'estime que les arguments les plus solides
sont en faveur de l'attribution de la qualification d'acte de génocide
à l'Holodomor. Au vu des éléments de preuve solides, je suis assez
surpris que la résolution de 2010 de l’Assemblée n’ait pas admis
de manière satisfaisante les arguments en faveur du point de vue
internationalement reconnu sur l'Holodomor. Dans mon rapport, j’ai
l’intention de présenter équitablement les arguments favorables
et défavorables à la reconnaissance de la qualification d'acte de génocide
de l'Holodomor, même sous une forme résumée – sans préjudice de
la reconnaissance récente du caractère génocidaire de l'Holodomor
par l'Assemblée dans sa Résolution 2516 (2023) «
Garantir une paix juste en
Ukraine et une sécurité durable en Europe», qui a délibérément laissé au présent rapport le soin
de présenter les justifications juridiques et factuelles de cette
appréciation.
17. En ma qualité de rapporteur de la commission des questions
juridiques et des droits de l'homme, je tiens tout d'abord à rappeler
la définition du génocide: selon l'article 2 de la Convention sur
le génocide, le génocide s'entend de «l'un quelconque des actes
ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie,
un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel: meurtre
de membres du groupe; atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale
de membres du groupe; soumission intentionnelle du groupe à des
conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique
totale ou partielle; mesures visant à entraver les naissances au
sein du groupe; transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe»

.
18. La définition du génocide requiert donc la présence d'un actus reus (c'est-à-dire la destruction,
au moins en partie, d'un groupe du type visé par la définition,
par l'un des actes qui y sont énumérés) et d'une intention criminelle
spécifique (mens rea), c'est-à-dire
l'intention de détruire, au moins partiellement, ce groupe en tant que
tel.
19. L'actus reus est clairement
constitué dans le cas de l'Holodomor: le massacre d'un pourcentage considérable
du peuple ukrainien est bien établi. Plus précisément, il n'y a
aucun doute raisonnable sur le fait que les Ukrainiens en 1932/33
formaient effectivement un «groupe national ou ethnique» distinct
au sein de l'Union soviétique. Ce qui fait encore débat, c'est l'intention
spécifique de détruire tout ou partie du groupe visé, et le type
de groupe visé: les paysans indépendants ou les Ukrainiens?
20. On ne peut guère douter de l'existence d'une «intention générale
de détruire», compte tenu de l'ampleur de la famine, de sa longue
durée et de l'application brutale de la saisie non seulement des
céréales, mais également de toutes les denrées alimentaires. Il
importe de noter que cette dernière pratique s'est limitée à l'Ukraine
et aux régions de Russie peuplées d'Ukrainiens. «L'intention de
détruire» de Staline et de ses hommes de main est également établie
par de nombreux documents (rapports à tous les niveaux de l'appareil du
Parti et de l'État et correspondance entre les principaux partisans
eux-mêmes), qui ont été rendus publics ces dernières années et qui
prouvent que les dirigeants étaient bien informés de l'ampleur de
la famine à une époque où l'Union soviétique exportait encore d'énormes
quantités de céréales et refusait les offres d'aide internationale.
Ces documents prouvent également que les dirigeants ont délibérément
interdit aux paysans affamés de quitter leurs villages, et a fortiori l'Ukraine, pour chercher
de la nourriture. Un autre indice de l'intention de détruire et
du caractère intentionnel de la famine est la rapidité avec laquelle
il y a été mis fin au cours du second semestre de 1933, une fois
son objectif atteint et avant qu'elle ne détruise définitivement
la capacité de production alimentaire de l'Union soviétique.
21. La principale question qui se pose est de savoir si Staline
avait l'intention de détruire en partie la paysannerie des régions
touchées par l'Holodomor parce qu'il s'agissait de paysans indépendants,
ou parce qu'il s'agissait d'Ukrainiens – ou, comme j'ai tendance
à le croire, parce qu'il s'agissait de paysans indépendants ukrainiens,
qui constituaient l'épine dorsale du mouvement de renaissance nationale ukrainienne,
si redouté par Staline.
4. Conclusions
de l'audition avec des experts du 21 mai 2024
22. La question de savoir si l'Holodomor
correspond ou non à la définition du génocide

ne
sera probablement jamais tranchée par un tribunal: les auteurs de
l'Holodomor sont morts depuis longtemps, tout comme la quasi-totalité
des témoins directs.
23. Lorsque les procédures judiciaires ne permettent plus d'amener
les véritables auteurs à répondre de leurs actes, c'est le «Tribunal
de l'histoire» qui établira et préserva pour la postérité la vérité
des faits et leur qualification juridique. Il appartient à l'Assemblée
de contribuer résolument à ce processus, en tenant compte de tous
les éléments de preuve, y compris de ceux qui ont été mis à disposition
plus récemment et de ceux qui ont été recueillis dans le cadre de
l'enquête menée par le Bureau du procureur général et les services
de sécurité de l’Ukraine (SBU).
24. Afin de tirer nos conclusions pour formuler la contribution
de l'Assemblée au «Tribunal de l'histoire», j'ai invité deux éminents
historiens, le professeur Hrytsak de l'Université catholique de
Lviv et le professeur Schulze Wessel de l'Université Ludwig Maximilian
de Munich, ainsi que le procureur général ukrainien Andriy Kostin,
à s'adresser à notre commission lors de sa réunion à Paris, le 21
mai 2024.
25. Le procureur général Kostin a présenté les deux enquêtes criminelles
menées par son Bureau et le SBU. La première enquête (2009-2019)
a révélé l'ampleur effroyable du crime et les méthodes brutales
utilisées, et a permis d'en identifier les principaux instigateurs
et organisateurs, en particulier Joseph Staline. Enfin, elle a établi
leur motivation: détruire le groupe national que constituait le
peuple ukrainien, afin d'assurer une domination russe sans entrave
de l'Union soviétique.
26. Dans son enquête sur le crime de génocide (article 442 du
Code pénal ukrainien), menée conjointement avec le SBU de 2009 à
2019, le Bureau du Procureur général a rassemblé de nombreux documents
d'archives (notamment dans le cadre d'un projet de coopération avec
ses homologues polonais pour l’analyse de documents jusqu'alors
inconnus des archives des services spéciaux, dans le cadre duquel
le 7e volume de documents relatifs à
l'Holodomor en Ukraine en 1932-1933 a été publié, à l'occasion du
75e anniversaire de l'Holodomor) et a
recueilli les témoignages de nombreux survivants de l'Holodomor,
d'autres témoins et de membres de leurs familles. D'après un résumé
des travaux du SBU daté du 25 novembre 2009 mis à ma disposition,
«l'enquête préliminaire» en question est parvenue à la conclusion
que l'Holodomor de 1932-1933 constituait un génocide, en se fondant
notamment sur l'analyse de 3 456 documents du Parti communiste et d'autres
organes de direction, de 400 documents des archives du SBU, de 3 186
feuillets d'actes de décès et de 857 sites de fosses communes, ainsi
que sur les dépositions de 1 730 témoins. L'enquête a donné lieu
à des demandes d'entraide judiciaire adressées aux services répressifs
de l'Autriche, du Bélarus, de l'Allemagne, de l'Italie, du Kazakhstan,
de la République de Moldova, de la Pologne, de la Fédération de Russie,
du Royaume-Uni et des États-Unis. Elle a abouti à l'inculpation
de Staline (Dzhugashvili) Y.V., Molotov (Skryabin) V.M., Kaganovich
L.M., Postyshev P.P., Kosior S.V., Chubari V. I. et Khataevich M.M.
La cour d'appel de la ville de Kyiv a conclu que l'enquête préliminaire
avait «établi de manière complète et détaillée [leur] intention
particulière de détruire une partie du groupe national ukrainien
(et pas un autre) et prouvé de manière objective que cette intention
concernait une partie du groupe national ukrainien en tant que tel».
La cour a décidé de classer l'affaire pénale contre ces personnes
en raison de leur décès, tout en concluant que les accusés susmentionnés,
«dans le but de réprimer le mouvement de libération nationale en
Ukraine et d'empêcher l’édification et l'établissement d'un État
ukrainien indépendant, en créant des conditions de vie conçues pour
produire l'extermination physique d'une partie des Ukrainiens par
l'Holodomor planifié de 1932-1933, ont délibérément organisé le
génocide d'une partie du groupe national ukrainien, qui a entraîné
la mort de 3 941 000 personnes; autrement dit, ils ont directement
commis le crime prévu à l'article 442, alinéa 1, du Code pénal ukrainien»

. Le procureur général a
souligné qu'au plus fort de la famine, en juin 1933, 28 000 personnes
mouraient de faim chaque jour. Il nous a rappelé les souffrances
que le peuple ukrainien a endurées en silence pendant des décennies
après l'Holodomor. Alors que le régime soviétique tentait d'effacer
le souvenir de ce crime, les survivants se sentaient coupables et
honteux de ne pas avoir pu sauver ceux qui mouraient autour d'eux.
Il a indiqué qu'une enquête criminelle supplémentaire a été ouverte
en 2019 et qu'elle est toujours en cours. Elle vise à identifier
tous ceux qui ont exécuté les politiques génocidaires décidées par Staline
et son cercle rapproché, afin d'aider les familles des victimes
à tourner la page.
27. Les deux historiens ont rappelé les faits relatifs à l'Holodomor,
en donnant des détails poignants. J'ai cherché à résumer les principaux
faits ci-dessous.
28. Le professeur Schulze-Wessel a replacé l'Holodomor dans le
contexte historique des politiques anti-ukrainiennes pratiquées
de longue date, qui visaient à assurer la domination russe à partir
des années 1860, notamment en tentant d'interdire la langue ukrainienne.
Au début des années 1920, le régime bolchevique a entrepris, sous
la direction de Lénine, de rallier les minorités nationales à la
cause bolchevique en tenant compte de leurs aspirations nationales
et en leur accordant une large autonomie culturelle. Mais à partir
de 1928, sous la direction de Staline, le Kremlin est revenu à sa
politique de construction de la «Grande Russie». La résistance obstinée
des Ukrainiens a fini par obséder Staline. En avril 1932, ce dernier
constate que «le pouvoir soviétique semble avoir cessé d'exister»
en Ukraine et fait de la restauration à tout prix de l'autorité
du parti communiste en Ukraine une priorité absolue. La politique
anti-ukrainienne s'inscrit en effet dans la continuité, depuis la
période tsariste, en passant par la période soviétique (avec une
brève interruption au début des années 1920), jusqu'aux politiques
menées par Vladimir Poutine depuis 2014, qui ont culminé avec l'actuelle
agression à grande échelle, dont la dimension génocidaire était
évidente dès le départ. Vladimir Poutine a clairement indiqué dès
le début qu'il n'accepterait pas l'existence d'une nation et d'une
culture ukrainiennes indépendantes. Il s'agissait d'une guerre non
seulement contre l'armée ukrainienne, mais aussi contre le peuple
ukrainien.
29. Le professeur Hrytsak a indiqué que la famine pouvait se subdiviser
en deux phases. La première, qui a fait environ un million de victimes
de 1931 au printemps 1932, peut être considérée comme un «génocide
de classe». Les paysans indépendants qui résistaient à la collectivisation
forcée ont souffert dans de nombreuses régions de l'Union soviétique,
y compris en dehors de la République socialiste soviétique d'Ukraine
et des zones de peuplement des Ukrainiens de souche. Lorsque Staline
a appris, début 1932, que la résistance à la collectivisation était
de loin plus importante chez les Ukrainiens, dont les actes de résistance
avaient également des accents patriotiques ukrainiens, il a décidé
de lancer la deuxième phase de l'Holodomor, en instaurant des mesures
spéciales comme la confiscation des semences et de toute denrée
alimentaire lors des perquisitions à domicile, et le blocus des
villages et régions qui souffraient de la faim afin d'empêcher les victimes
de s'enfuir ou que de la nourriture soit apportée de l'extérieur,
mesures qui ont uniquement été appliquées dans les régions peuplées
d'Ukrainiens. Cette deuxième phase de l'Holodomor, d'avril 1932
à la première moitié de 1933, peut effectivement être qualifiée
de génocide contre le groupe national ukrainien en tant que tel,
estime le professeur Hrytsak.
5. Conclusions
30. Selon moi, les conclusions
des experts confirment pleinement le point de vue adopté par de
nombreux parlements nationaux et par l’Assemblée dans sa Résolution
2516 (2023), à savoir que l'Holodomor, la famine artificielle provoquée
en République socialiste soviétique d'Ukraine et dans d'autres régions
de l'Union soviétique majoritairement peuplées d'Ukrainiens, a constitué
un acte de génocide. Elle était motivée par une double intention
génocidaire: dans sa première phase, cette famine artificielle était
dirigée contre la classe sociale des paysans indépendants, pour
les punir d'avoir résisté à la collectivisation. Elle visait à éradiquer cette
résistance en châtiant et en décimant brutalement ces paysans. Cette
première phase de l'Holodomor, qui s'est étendue jusqu'en 1932 et
a coûté la vie à environ un million de personnes, pourrait donc
être qualifiée de «génocide de classe»

, c'est-à-dire l'assassinat
délibéré d'un grand nombre de membres d'une classe sociale que le
régime voulait détruire. La deuxième phase, en 1933, qui a fait
la majorité des quelque quatre millions de victimes, était dirigée
contre les Ukrainiens considérés comme un groupe national. Staline, constatant
que la résistance à la collectivisation était la plus forte dans
les régions peuplées d'Ukrainiens et qu'elle était soutenue par
le mouvement national ukrainien, a décidé de détruire le groupe
national ukrainien en tant que tel en ciblant en parallèle les élites
culturelles ukrainiennes, en faisant arrêter plus de 200 000 personnes
dont la plupart ont été déportées et tuées, et la population rurale,
en intensifiant les perquisitions à domicile pour confisquer toutes
les denrées alimentaires et en isolant des villages et des régions
entières en proie à la famine afin d'empêcher les gens de s'échapper
ou que de la nourriture soit apportée de l'extérieur. Cette deuxième
phase peut donc être qualifiée de génocide contre le peuple ukrainien.
31. En somme, pour répondre à la question posée précédemment,
la grande majorité des victimes de l'Holodomor n'ont pas été éliminées
uniquement parce qu'il s'agissait de paysans indépendants ou d'Ukrainiens,
mais parce qu'il s'agissait de paysans indépendants ukrainiens.
Tel devrait être, à mon avis, le verdict du «Tribunal de l'histoire»
que j'évoquais tout à l'heure.
32. Le «Tribunal de l'histoire» établira toute la vérité, aussi
dérangeante soit-elle, car pour les victimes et leurs descendants,
la négation ou la minimisation des crimes commis à leur encontre
constitue un rappel permanent, douloureux et blessant du passé,
qui fait obstacle à une véritable réconciliation et à l'amitié entre les
peuples.
33. Le «Tribunal de l'histoire» devrait également défendre le
principe selon lequel tous les crimes, même les pires, sont commis
par des individus et non par des peuples, même si les criminels
ont pu donner plus d'ampleur à leurs crimes grâce à leur position
au pouvoir et à l'aide consentante de nombreux complices, et surtout
grâce à la passivité de ceux qui étaient au courant de ces crimes
mais qui n'ont rien dit, et encore moins agi contre eux, parce qu'ils
avaient peur ou parce qu'ils ne voulaient pas risquer de compromettre
leur confortable carrière au sein de ce régime criminel.
34. Le monde doit par ailleurs tirer les leçons de l'histoire.
Il ne faut pas qu'un génocide orchestré par les dirigeants russes
contre le peuple ukrainien puisse se reproduire. De fait, les États
membres et observateurs du Conseil de l’Europe ainsi que les États
dont les parlements bénéficient du statut de partenaire pour la démocratie
auprès de l’Assemblée ont l'obligation juridique, en leur qualité
de parties contractantes à la Convention sur le génocide, de prévenir
tout génocide ou toute tentative de génocide.
35. La guerre menée par la Russie contre l'Ukraine, que le monde
observe avec consternation depuis février 2022, vise clairement
à détruire l'Ukraine sous forme d'État indépendant, ainsi qu'à éradiquer
l'identité et la culture du peuple ukrainien. Les méthodes utilisées
aujourd'hui diffèrent de celles du début des années 1930: au lieu
de la faim, la Russie a recours à des attaques lancées contre les
infrastructures civiles afin de rendre toute vie normale impossible,
ce qui contraint des millions d'Ukrainiens à fuir à l'étranger et
à se réfugier dans des régions plus sûres de l'ouest de l'Ukraine.
Dans les zones placées sous leur contrôle temporaire, espérons-le,
les forces russes traquent les patriotes ukrainiens: responsables
politiques locaux, intellectuels, prêtres, en un mot, les piliers
de l'identité nationale ukrainienne. Ils sont torturés jusqu'à ce
qu'ils se soumettent ou disparaissent dans des camps dits «de filtrage»,
bien souvent sans jamais réapparaître. Les simples citoyens ukrainiens
sont victimes d'une violence aléatoire destinée à les intimider
et à les préparer à la «russification» au moyen d'une campagne de
propagande de grande envergure qui cible en particulier les écoliers.
Le patrimoine culturel ukrainien est systématiquement détruit. Enfin
et surtout, des dizaines de milliers d'enfants ukrainiens ont été
enlevés et transférés en Russie.
36. Ce nouveau génocide en gestation explique l'importance de
la commémoration de l'Holodomor. La communauté internationale, qui
jusqu'à présent avait à peine conscience des horreurs de l'Holodomor,
doit le garder en mémoire et agir solidairement pour empêcher que
ce «crime suprême» contre l'humanité ne se reproduise.