Imprimer
Autres documents liés

Rapport | Doc. 16028 | 02 septembre 2024

Commémoration du 90e anniversaire de l'Holodomor – l’Ukraine à nouveau confrontée à la menace d’un génocide

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Knut ABRAHAM, Allemagne, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15728, Renvoi 4733 du 26 mai 2023. 2024 - Quatrième partie de session

Résumé

L'Holodomor, une famine artificielle, a tué entre 3,9 et 10 millions d'Ukrainiens en 1932-1933. Des documents jusqu'ici secrets montrent que la famine était la conséquence voulue des politiques imposées par le régime soviétique. Il n'y a eu aucune pénurie de céréales jusqu'à ce que les autorités confisquent jusqu’aux semences pour l'année suivante. La confiscation des denrées alimentaires ne visait pas seulement les céréales, mais toutes les denrées alimentaires trouvées dans les maisons des paysans ukrainiens lors de perquisitions brutales menées par des fonctionnaires, y compris lorsque les membres de la famille étaient déjà morts ou agonisaient sur le sol. Les troupes du NKVD ont encerclé les villages sinistrés, empêchant les habitants de s'enfuir et bloquant l'entrée de toute denrée alimentaire. La famine artificielle a été précédée d'une campagne de simulacres de procès, de disparitions forcées et d'autres formes de répression contre les élites intellectuelles ukrainiennes. La commission des questions juridiques et des droits de l'homme considère donc l'Holodomor comme un génocide.

Elle exprime sa profonde inquiétude face à la menace génocidaire à laquelle l'Ukraine est à nouveau confrontée dans le cadre de la guerre d'agression russe à grande échelle en cours, notant que les déclarations faites au plus haut niveau nient le droit même du peuple ukrainien à exister en tant que nation indépendante.

Les méthodes utilisées par l'armée russe dans la guerre contre l'Ukraine et les actions des autorités russes illégales dans les territoires ukrainiens temporairement occupés montrent que ces déclarations ne sont pas de simples menaces. La persécution des élites politiques et culturelles ukrainiennes par les autorités d'occupation illégales et la destruction systématique du patrimoine culturel témoignent de l'intention des occupants russes de détruire la nation ukrainienne partout où ils le peuvent. La déportation de dizaines de milliers d'enfants ukrainiens peut également constituer un élément de génocide.

La commission appelle tous les gouvernements à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour aider le peuple ukrainien à lutter contre l’agression génocidaire en cours contre sa nation et à demander des comptes aux auteurs de ces actes.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 24 juin
2024.

(open)
1. L'Assemblée parlementaire souligne que l'actuelle guerre d'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine doit être replacée dans le contexte d'une tentative antérieure d'anéantissement de la nation ukrainienne, à savoir l'Holodomor, dont le 90e anniversaire a été commémoré en novembre 2023.
1.1. L'Holodomor, génocide par famine artificielle, a entraîné la mort de 3,9 à 10 millions d'Ukrainiens, principalement dans les campagnes, à l'écart des observateurs étrangers présents dans les villes.
1.2. Des documents jusqu'ici secrets, rendus publics après la «Révolution orange», montrent que la famine était la conséquence voulue des politiques imposées par le régime soviétique. La famine artificielle a visé principalement les Ukrainiens à l'intérieur de la République socialiste soviétique d'Ukraine, ainsi que les Ukrainiens vivant dans d'autres régions de l'Union soviétique; seuls les Kazakhs de souche, qui pourraient bien avoir été visés par le Kremlin pour des raisons similaires, ont subi des pertes en vies humaines comparables.
1.3. Selon le récit officiel russe, cette famine a été la conséquence involontaire d'une politique économique erronée menée par Joseph Staline. Mais les documents montrent qu'il n'y avait pas de pénurie de céréales jusqu'à ce que les autorités confisquent jusqu'aux semences qui auraient permis d'assurer la récolte de l'année suivante. Les documents révèlent également que la confiscation des denrées alimentaires ne visait pas seulement les céréales, mais toutes les denrées alimentaires trouvées dans les maisons des paysans ukrainiens lors des perquisitions brutales menées par des fonctionnaires, y compris lorsque les membres d'une famille étaient déjà morts ou agonisaient sur le sol.
1.4. Le caractère mortifère de la famine artificielle a été renforcé par le fait que les troupes du NKVD (le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures) encerclaient les villages et les régions sinistrés, en empêchant les habitants de s'enfuir et en bloquant l'entrée de toute denrée alimentaire dans les régions visées.
1.5. L'Union soviétique a également refusé l'aide internationale proposée par plusieurs pays pour soulager les souffrances en Ukraine et au contraire exporté le blé Ukrainien confisqué à l’étranger.
1.6. La famine artificielle a été précédée d'une campagne de simulacres de procès, de disparitions forcées et d'autres formes de répression à l'encontre des élites intellectuelles ukrainiennes, qui constituaient l’épine dorsale culturelle de la nation ukrainienne. Cette campagne de terreur et de répression dirigée contre «l'intelligentsia» ukrainienne a eu lieu des années avant que les purges et la campagne de terreur menées par Staline à la fin des années 1930 ne s'abattent aussi sur de nombreux Russes de souche et sur les membres d'autres nationalités soviétiques.
1.7. Ces mesures spéciales, notamment la confiscation de toutes les denrées alimentaires lors des perquisitions à domicile et les blocus du NKVD, ainsi que la répression de l'élite intellectuelle urbaine, n'ont été appliquées qu'en Ukraine et dans d'autres régions principalement peuplées d'Ukrainiens, et non dans d'autres parties de l'Union soviétique touchées par la famine.
1.8. L'Assemblée considère donc que l'élimination successive d’abord des dirigeants politiques et culturels, puis de millions de paysans indépendants, qui constituaient l'épine dorsale culturelle de la nation ukrainienne, revêtait un caractère génocidaire manifeste. Le génocide, selon la définition donnée par la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (Convention sur le génocide), n'exige pas l'élimination physique de tous les membres du groupe cible. Il suffit que les conditions de vie soient rendues si difficiles que l'existence du groupe en tant que tel, dans son ensemble ou en partie, est mise en péril.
1.9. Jusqu'à la chute de l'Union soviétique, les Ukrainiens ont continué à souffrir du silence de plomb imposé par le régime soviétique sur l'Holodomor. Après l'indépendance de l'Ukraine, et en particulier depuis la «Révolution orange», le peuple ukrainien a connu une renaissance de sa langue, de sa culture et de sa conscience politique, qui s'est accompagnée d'un indéniable engagement en faveur des droits humains et de l'État de droit. Leur résilience face au génocide et à la répression brutale historique et présente mérite la plus grande admiration.
2. L'Assemblée exprime sa profonde inquiétude face à la menace génocidaire à laquelle l'Ukraine est à nouveau confrontée dans le cadre de la guerre d'agression à grande échelle menée par la Fédération de Russie, en constatant que:
2.1. la propagande russe, y compris les déclarations au plus haut niveau, nie le droit même du peuple ukrainien à exister sous forme de nation indépendante;
2.2. les méthodes utilisées par l'armée russe dans la guerre contre l'Ukraine et les actes commis par les autorités russes illégales dans les territoires ukrainiens temporairement occupés montrent que ces déclarations ne sont pas de simples menaces;
2.3. les massacres de Boutcha et d'Irpine et ceux qui ont été découverts dans d'autres villes libérées de l'occupation russe, ainsi que l'utilisation d'explosifs puissants et même d'armes thermobariques et à sous-munitions dans des zones fortement peuplées, constituent des crimes de guerre et, compte tenu de leur caractère généralisé et systématique, des crimes contre l'humanité. Il en va de même pour le siège et la destruction de la ville de Marioupol, le bombardement intensif de Kharkiv, d’Odessa et d'autres villes ukrainiennes, même éloignées de la ligne de front, et le ciblage et la destruction systématiques d'infrastructures civiles vitales telles que les hôpitaux, les marchés, les centrales électriques, le chauffage urbain, les installations de stockage et de transformation des denrées alimentaire;
2.4. la traque systématique des élites politiques et culturelles ukrainiennes patriotiques (responsables locaux, dirigeants communautaires, etc.), leur «filtrage» et les mauvais traitements qui leur sont infligés dans des chambres de torture improvisées par les autorités d'occupation illégales, l'incorporation de force dans l'armée russe des hommes vivant dans les zones temporairement occupées de l'Ukraine et la destruction systématique du patrimoine culturel tel que les églises, les musées, les maisons d’éditions et les monuments témoignent de l'intention des occupants russes de détruire la nation ukrainienne partout où ils le peuvent;
2.5. le transfert et la déportation forcés de dizaines de milliers d'enfants ukrainiens vers des territoires ukrainiens temporairement occupés ou des régions éloignées de la Fédération de Russie et du Bélarus constituent un crime de guerre, un crime contre l'humanité et pourraient bien constituer un élément de génocide. L'Assemblée se félicite des mandats d'arrêt délivrés par la Cour pénale internationale (CPI) à l'encontre de Vladimir Poutine et de la Commissaire russe aux droits de l'enfant, Maria Lvova-Belova.
3. En conséquence, l'Assemblée:
3.1. reconnaît l'Holodomor comme un acte de génocide contre le peuple ukrainien et invite tous les parlements nationaux qui ne l'ont pas encore fait à agir de même;
3.2. félicite l'Ukraine pour les enquêtes approfondies menées par les services de sécurité (SBU) et le Bureau du procureur général depuis 2009. Ces enquêtes judiciaires ont révélé l'ampleur effroyable du crime et les méthodes brutales utilisées, et elles ont identifié ses instigateurs et ses auteurs, en particulier Joseph Staline. Enfin, elles ont permis d'établir leur motivation: détruire le peuple ukrainien comme groupe national, afin d'assurer une domination russe sans entrave de l'Union soviétique;
3.3. invite tous les gouvernements à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour aider le peuple ukrainien à lutter contre l'agression génocidaire en cours contre sa nation et à demander des comptes aux auteurs des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre commis dans le cadre de la guerre d'agression russe;
3.4. rappelle que toutes les parties contractantes à la Convention sur le génocide, y compris l'ensemble des États membres du Conseil de l'Europe, ont pris l'engagement juridique de prévenir et de réprimer tout acte de génocide et peuvent demander aux organes compétents des Nations Unies de prendre les mesures qui s'imposent;
3.5. invite tous les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe ainsi que les États dont les parlements bénéficient du statut de partenaire pour la démocratie auprès de l’Assemblée à faire usage de tous les instruments dont ils disposent, y compris dans le cadre de la Convention sur le génocide, pour prévenir tout nouvel acte de génocide contre le peuple ukrainien comme groupe national, notamment la tentative de génocide et l'incitation directe et publique au génocide, et à veiller à ce que les auteurs d’actes antérieurs de ce type soient punis;
3.6. invite le procureur de la CPI à envisager d'examiner les allégations de génocide contre le peuple ukrainien, de manière générale pour la situation en Ukraine, y compris dans les territoires temporairement occupés de l'Ukraine, et plus particulièrement pour le transfert d'enfants ukrainiens.

B. Exposé des motifs par M. Knut Abraham, rapporteur

(open)

1. Introduction et contexte: l'Holodomor et la guerre génocidaire de la Russie contre l'Ukraine aujourd'hui

1. Entre 1932 et 1933, «l'Holodomor», la grande famine qui a frappé l'Ukraine et d'autres régions de l'ex-Union soviétique, a fait des millions de victimes parmi les Ukrainiens, dont un grand nombre de villageois qui étaient des paysans indépendants. Ceux-ci formaient un des piliers du renouveau national ukrainien, d'abord encouragé, puis redouté par le régime soviétique de Moscou. L'autre pilier de la nation ukrainienne, l'élite intellectuelle, «l'intelligentsia» de Kiev et d'autres villes, avait déjà été décimée à la suite d'exécutions à grande échelle fondées sur des «procès spectacles» à l'issue desquels les membres de cette élite avaient été reconnus coupables de trahison ou d'autres chefs d'accusation forgés de toutes pièces.
2. Selon le récit officiel soviétique et russe, les victimes de l'Holodomor seraient les «dommages collatéraux» des politiques économiques néfastes menées par le régime soviétique, comme l'industrialisation à tout prix, l'exportation de denrées alimentaires rares destinée à financer l'importation de machines et la collectivisation forcée et précipitée de l'agriculture pour des raisons idéologiques erronées. Les partisans du récit officiel soulignent que des millions de personnes sont mortes de faim aussi dans d'autres régions de l'Union soviétique, notamment en Fédération de Russie et au Kazakhstan.
3. Entre-temps, les historiens ont eu accès à un grand nombre de documents d'archives jusqu'alors secrets, mis à leur disposition lors d'un «dégel» survenu en Ukraine entre son indépendance et le régime de Ianoukovitch, sous la coupe de la Russie, auquel la «Révolution de la dignité» a mis fin. Ces documents ont été mis à disposition et même en partie traduits en anglais dans le cadre d'une coopération entre les autorités compétentes (de sécurité nationale) de l'Ukraine et de la Pologne. Ce trésor de documents fraîchement disponibles a fortement ébranlé le récit officiel russe et un consensus s'est dégagé bien au-delà de l'Ukraine sur le fait que l'Holodomor n'était pas un accident, mais faisait partie d'une campagne génocidaire destinée à anéantir l'identité nationale ukrainienne en soi, en détruisant les deux piliers susmentionnés de la culture nationale ukrainienne: les fermiers indépendants («koulaks») et l'intelligentsia urbaine. Les partisans de cette thèse soulignent que les régions russes touchées par la même famine étaient également fortement peuplées d'Ukrainiens de souche, tandis que la population du Kazakhstan pourrait bien avoir été la cible d'une autre tentative de génocide, distincte, également motivée par la résurgence d'un mouvement national kazakh stimulé par la politique menée par Lénine au début des années 1920, qui visait à rallier les minorités nationales.
4. Il est intéressant de noter que la question de l'Holodomor a déjà été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée parlementaire. Dans sa Résolution 1723 (2010) «Commémoration des victimes de la Grande Famine (Holodomor) en ex-URSS», l'Assemblée avait suivi dans une large mesure le récit officiel russe. Au cours de la préparation de cette résolution, la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme avait mis en évidence le fait que la politique criminelle en question visait tout particulièrement le peuple ukrainien et exigé que la vérité historique soit reconnue.
5. Les conclusions présentées par la commission en 2010 méritent d'être rappelées:
La Commission des questions juridiques et des droits de l’homme approuve la ferme condamnation du crime contre l’humanité que constitue la politique menée par le régime soviétique en 1932-1933 dans le but d’exterminer physiquement les populations paysannes en Ukraine et d’autres régions peuplées d’Ukrainiens de souche, mais aussi au Kazakhstan et dans d’autres parties de l’ex-Union soviétique. Cette politique a fait des millions de victimes, mortes de faim. Toutefois, la Commission des questions politiques ne montre pas de manière suffisamment claire que cette politique était explicitement dirigée contre la population ukrainienne. Dans l’intérêt d’une véritable réconciliation, cette vérité historique doit être pleinement reconnue et ne pas être noyée dans la masse des autres crimes commis par le régime soviétique contre d’autres groupes ethniques et sociaux.
6. Malheureusement, la question d'un génocide orchestré par la Fédération de Russie commis à l'encontre du peuple ukrainien est devenue d'une actualité brûlante. La manière dont la Russie mène la guerre – la prise pour cible à grande échelle d'infrastructures civiles comme l'approvisionnement en eau et en électricité, l'inondation de toute une région, l'enlèvement d'un grand nombre d'enfants ukrainiens pour les faire adopter par des Russes et la traque, l'arrestation et la «disparition» de patriotes ukrainiens comme des élus locaux, des enseignants, des avocats, des fonctionnaires et leurs familles – semble indiquer que les déclarations des propagandistes du Kremlin, dont l'ancien président Medvedev 
			(2) 
			Le 12 juin 2023, l’ancien
Président russe Medvedev a posté une image photoshopée de la place
de l'Indépendance à Kiev, rebaptisée «place de Russie» et ornée
d'un grand drapeau russe (voir: <a href='https://news.yahoo.com/medvedev-posts-doctored-image-russian-120300310.html'>“Medvedev
posts doctored image with Russian flag in Kyiv”)</a>., qui affirment que la nation ukrainienne n'a aucun droit à l'existence, doivent être prises au sérieux. Dans un article glaçant publié par l'agence de presse d'État Ria Novosti en avril 2022 
			(3) 
			Timofey
Sergeytsev, <a href='https://medium.com/@kravchenko_mm/what-should-russia-do-with-ukraine-translation-of-a-propaganda-article-by-a-russian-journalist-a3e92e3cb64'>«What
should Russia do with Ukraine?»,</a> traduction de Mariia Kravchenko., l’«ingénieur politique» russe Timofey Sergeytsev parle de la nécessité «d’éliminer» les «élites banderites» et des effets «pédagogiques» sur l'ensemble de la population d'une guerre menée avec acharnement. La sous-commission ad hoc de l’Assemblée qui s'est rendue à Kyiv, Boutcha et Irpine en juin 2022, peu après la découverte des atrocités commises par les forces russes avant qu'elles ne soient repoussées, a pu se faire sa propre idée bouleversante de ce que signifie réellement l'occupation russe 
			(4) 
			<a href='https://assembly.coe.int/LifeRay/JUR/Pdf/DocsAndDecs/2022/AS-JUR-2022-27-FR.pdf'>AS/Jur
(2022) 27</a> – Sous-commission ad hoc de
la commission des questions juridiques et des droits de l’homme chargée
d’effectuer une visite d’information en Ukraine afin de recueillir
des informations sur d’éventuels crimes de guerre et crimes contre
l’humanité commis pendant la guerre d’agression lancée par la Fédération
de Russie contre l’Ukraine (sous-commission ad hoc). Rapport sur
la visite de la sous-commission ad hoc à Kiev le 28 juin 2022 à
la commission des questions juridiques et des droits de l’homme.. En outre, comme le décrit un rapport présenté par la commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias débattu lors de la partie de session de juin 2024 de l'Assemblée, la Russie a délibérément pris pour cible le patrimoine culturel de l'Ukraine, en détruisant des églises, des théâtres, des musées et des monuments historiques dans tout le pays, y compris des monuments à la mémoire des victimes de l'Holodomor dans les territoires temporairement occupés de l'Ukraine. Dans ces territoires, les autorités d'occupation enrôlent également de force des hommes dans l'armée russe, ce qui constitue une violation flagrante du droit international. De plus, les habitants des territoires temporairement occupés, en particulier les écoliers, sont soumis à une propagande intensive destinée à affaiblir leur identité ukrainienne et à de fortes pressions afin qu'ils acceptent de prendre des passeports russes.
7. Compte tenu de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Fédération de Russie et de la manière brutale dont la guerre est menée, il était particulièrement opportun de commémorer en novembre 2023 le 90e anniversaire de l'Holodomor de 1932-1933 en Ukraine 
			(5) 
			Voir
la Résolution 2516 (2023) «Garantir
une paix juste en Ukraine et une sécurité durable en Europe »..
8. Dans le présent rapport, je compte résumer les faits établis de l'Holodomor (Chapitre 2) et examiner, sur la base des informations disponibles, si ces faits justifient l'attribution à la politique soviétique de la qualification de «génocide» au sens de la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide (Chapitre 3) 
			(6) 
			Consultable
ici: <a href='https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide'>Convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide.</a>. Dans le Chapitre 4, je résumerai les principales constatations faites lors de notre audition d'experts le 21 juin 2024, avant de présenter mes conclusions, qui sont reprises dans le projet de résolution.

2. Les faits établis de l'Holodomor ukrainien

9. Les faits matériels relatifs à l'Holodomor ukrainien sont aujourd'hui bien établis, malgré des décennies de politiques de dissimulation et de désinformation savamment orchestrées par le régime soviétique et, plus tard, sous Vladimir Poutine: entre 3,9 et 10 millions 
			(7) 
			Ce dernier chiffre
aurait été donné par Staline lui-même lors d'une conversation avec
Winston Churchill en 1942, rapporté dans les mémoires de Churchill
(cité dans: Andriy J. Semotiuk, «The Ukrainian Holodomor – Was it
a Genocide, 2008» (disponible à l'adresse: faminegenocide.com));
le chiffre de 7 à 10 millions figure dans une déclaration de la mission
permanente ukrainienne auprès des Nations unies du 7 novembre 2003,
signée par 25 États membres des Nations unies et publiée lors de
la 58e session de l'Assemblée générale
des Nations Unies. de villageois sont morts de faim et de maladies liées à la faim en raison de la politique stalinienne de collectivisation forcée de l'agriculture, qui s'est accompagnée de la confiscation systématique de toutes les denrées alimentaires dans les zones rurales d'Ukraine, du Kazakhstan et de certaines régions de Russie – les plus touchées étant la région du Kouban et certaines parties du Caucase du Nord, qui comptaient alors également d'importantes populations d'origine ukrainienne.
10. Il convient de préciser que le pourcentage des victimes de la famine au Kazakhstan, dont la population traditionnellement nomade a également opposé une forte résistance à la collectivisation forcée, a été encore plus élevé que celui de l'Ukraine soviétique. Il est fort possible que la famine au Kazakhstan ait également eu un caractère génocidaire. La population rurale du Kazakhstan formait également l'épine dorsale d'un mouvement de renaissance nationale que Staline considérait comme une menace pour l'unité de l'Union soviétique. Mais cette question ne relève pas du cadre du présent rapport.
11. À partir de l'automne 1932 
			(8) 
			Résolution du Bureau
politique du Comité central du Parti communiste ukrainien «sur l'intensification
de l'approvisionnement en céréales» du 18 novembre 1932., les régions, les villages et les fermes collectives qui ne parvenaient pas à atteindre les quotas de livraison de céréales que les autorités savaient parfaitement inaccessibles étaient «mis à l'index» et sanctionnés par des «amendes en nature» collectives. Cela signifiait en pratique qu'ils étaient encerclés par des unités armées du NKVD, qu'il leur était interdit de recevoir des livraisons de marchandises et de se procurer des vivres ailleurs, et que toutes les denrées alimentaires et autres produits de première nécessité étaient confisqués dans les magasins et chez les particuliers, à l'issue de perquisitions effectuées sous la menace d’armes à feu. Les fonctionnaires qui ont participé à ces perquisitions ont raconté de manière poignante comment ils avaient arraché les planchers en bois pour découvrir les conserves dissimulées, sous les yeux des familles trop faibles pour les supplier d'arrêter, alors que certains de leurs enfants étaient déjà morts. En vertu de la «loi des cinq épis», tout «vol», même minime, de nourriture par des paysans affamés était sévèrement réprimé par l'exécution ou la déportation pendant dix ans 
			(9) 
			La «loi sur la protection
de la propriété des entreprises d'État, des fermes collectives et
des coopératives et sur le renforcement de la propriété publique
(socialiste)», promulguée le 7 août 1932, a conduit à des arrestations
et des exécutions en masse.. Plus encore au cours de la deuxième année de cette cruelle famine provoquée, il était interdit aux paysans qui mouraient de faim de quitter les régions concernées 
			(10) 
			Directive
du Comité central du Parti bolchevique de l'ensemble de l'Union
et du Conseil des commissaires du peuple de l'URSS du 22 janvier
1933 «sur la prévention des départs en masse des paysans affamés»
(source: brochure «Holodomor» de l'Institut ukrainien de la mémoire
nationale, page 9; voir également le paragraphe 36 de l’exposé des motifs
de M. Mevlüt Çavuşoğlu (Türkiye, GDF), Doc. 12173). et de faire pénétrer clandestinement des denrées alimentaires dans la zone touchée par la famine. Des villages entiers et de vastes zones rurales ont fini par perdre leur population. Des paysans venus de Russie, du Bélarus et d'autres régions de l'ex-Union soviétique y ont alors été installés 
			(11) 
			A
la fin de l'année 1933, environ 117 000 personnes ont été réinstallées
en Ukraine (source: brochure «Holodomor» de l'Institut ukrainien
de la mémoire nationale, page 13); l'historienne ukrainienne Tetiana
Hranchak (Université de Syracuse, New York) m'a fourni des copies
de documents originaux qui précisent les détails de cette politique,
conservés au Musée national de l'Holodomor à Kyiv et aux Archives
nationales d'Ukraine..
12. Les témoignages des survivants décrivent avec force détails les souffrances humaines causées par ces atrocités. Des journalistes, dont Gareth Jones, et des diplomates occidentaux étaient également conscients de la famine à grande échelle, même si leurs observations se limitaient principalement aux grandes villes, qui n'ont pas été aussi durement touchées que les zones rurales sous blocus. Leurs récits n'ont malheureusement pas suscité de vive réaction de la part de l'opinion publique occidentale. Les pays occidentaux étaient préoccupés par leur propre crise financière et économique et par les troubles politiques qui en découlaient. Les médias étaient par ailleurs divisés sur le plan idéologique: les partisans de la gauche ne souhaitaient pas critiquer l'Union soviétique ou ne croyaient tout simplement pas à ces informations ou refusaient d'y croire. Plusieurs pays occidentaux ont cependant proposé une aide humanitaire à l'Union soviétique, qui a été refusée par Staline.

3. L'appréciation juridique des faits: l'Holodomor a-t-il constitué un acte de génocide commis à l’encontre du peuple ukrainien?

13. Deux grandes écoles de pensée 
			(12) 
			J'ai choisi d'ignorer
les rares voix qui nient encore les faits et les qualifient de propagande
fasciste, et celles qui ne les reconnaissent que partiellement et
les considèrent comme des conséquences regrettables, involontaires
et/ou acceptables d'une politique d'industrialisation trop zélée
menée pour le bien de l'ensemble du pays. s'opposent sur l'appréciation juridique des faits:
  • La plupart des historiens et des observateurs politiques russes considèrent cette famine provoquée comme la conséquence d'une politique idéologiquement erronée, voire criminelle, qui visait la classe sociale des paysans indépendants, dont la résistance à la collectivisation forcée a été brisée de cette manière. Le fait que l'Ukraine et d'autres régions de l'Union soviétique peuplées d'Ukrainiens aient été les plus durement touchées s'explique, selon eux, parce qu'il s'agissait des principales régions agricoles dans lesquelles la résistance à la collectivisation avait été la plus forte. En somme, ces victimes ont été sacrifiées dans le cadre d'une «lutte des classes» engagée à dessein par le régime communiste contre des paysans indépendants.
  • La grande majorité des historiens et observateurs politiques d’autres pays 
			(13) 
			La
qualification de génocide retenue pour l'Holodomor est également
reconnue officiellement par de nombreux pays, dont les États-Unis
d'Amérique, le Canada, l'Australie et de nombreux États d'Amérique
latine et d'Europe de l'Est. Une enquête particulièrement approfondie
a été menée par la Commission américaine sur la famine en Ukraine,
dont le rapport au Congrès a été adopté le 19 avril 1988 (US Governing
Printing Office, 1988, 524 pages); dans sa conclusion n° 16, la
Commission a constaté que «Joseph Staline et son entourage ont commis
un génocide contre les Ukrainiens en 1932-1933». L'auteur de la
notion de génocide et «père» de la Convention des Nations Unies
pour la prévention et la répression du génocide, Raphael Lemkin,
est parvenu à la même conclusion dans un célèbre discours prononcé
en 1953 à l'occasion d'une cérémonie organisée à New York pour le
20e anniversaire de la grande famine
en Ukraine (voir Raphael Lemkin, Soviet Genocide in Ukraine, discours
réédité et traduit en 28 langues, Kyiv 2009, avec une préface du président
ukrainien Victor Iouchtchenko). 
			(13) 
			L'Assemblée parlementaire
de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
a adopté, lors de sa 17e session à Astana
(Kazakhstan) en juillet 2008, une résolution sur l'Holodomor de
1932-1933 en Ukraine dans laquelle elle «rend hommage aux millions
d'Ukrainiens innocents qui ont péri pendant l'Holodomor de 1932
et 1933 en raison de la famine généralisée provoquée par la politique
et les actes délibérés et cruels du régime totalitaire stalinien»
et «se félicite de la reconnaissance de l'Holodomor au sein des
Nations Unies, par l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation
et la science et par les parlements nationaux d'un certain nombre
d'États participants de l'OSCE». considèrent ces faits comme un acte de génocide perpétré à l'encontre du peuple ukrainien, qui a non seulement subi objectivement les pertes les plus importantes, mais qui a été spécifiquement ciblé: en somme, les victimes ont été tuées parce qu'elles étaient ukrainiennes. Selon moi, il convient de passer en revue les arguments en faveur des deux écoles de pensée, afin de parvenir à une analyse solide de la situation fondée sur les faits historiques.
14. Le point de vue «officiel russe» souligne le nombre considérable de victimes de la famine qui n'étaient pas des Ukrainiens de souche, mais des Russes, des Bélarussiens, des Tatars, des Allemands et d'autres, qui vivaient dans les différentes grandes régions agricoles de l'Union soviétique visées par la politique de collectivisation forcée de Staline. Il fait remarquer que les citadins ukrainiens n'ont pas subi de famine généralisée, alors qu'il aurait été relativement facile pour le régime soviétique de couper les vivres aux villes entourées de régions agricoles affamées s'il avait eu l'intention d'exterminer tous les Ukrainiens. En outre, la politique de collectivisation forcée a été mise en œuvre sur le terrain par des Ukrainiens de souche. Il s'agissait de staliniens impitoyables, mais qui n'auraient certainement pas participé à la destruction intentionnelle de leur propre groupe ethnique. Les difficultés économiques extrêmes de la catégorie des paysans indépendants, voire sa suppression partielle par la famine, étaient considérées par Staline et son entourage comme un prix à payer acceptable pour permettre l'industrialisation rapide de l'URSS, mais pas comme un objectif en soi.
15. Les partisans du point de vue «ukrainien», partagé par la plupart des historiens occidentaux, mettent l'accent sur le fait que, parallèlement à la politique de famine menée contre la paysannerie ukrainienne, une campagne de terreur sauvage a été menée contre les intellectuels ukrainiens et les dirigeants politiques indépendantistes, qui a précédé de plusieurs années les «purges» similaires menées à Moscou. L'évolution du nombre d'arrestations en Ukraine avant, pendant et après les années de l'Holodomor en est une bonne illustration. Leur nombre est passé d'environ 30 000 par an en 1929 et 1930 à 50 000 en 1931, 75 000 en 1932 et 125 000 en 1933 pour retomber à 30 000 en 1934 
			(14) 
			Source:
brochure «Holodomor» de l'Institut ukrainien de la mémoire nationale,
page 14.. L'effet combiné de ces deux campagnes était clairement destiné à briser l’épine dorsale du mouvement national ukrainien, sans qu'il soit nécessaire de dépeupler l'ensemble du pays et en particulier de tuer tous les citadins (autres que les intellectuels et les responsables politiques influents), qui deviendraient des cibles faciles de la politique de russification une fois ces piliers de la renaissance nationale ukrainienne abattus 
			(15) 
			Dans une lettre du
11 août 1932 adressée à Lazar Kaganovich (secrétaire du Parti communiste
de l'URSS de 1928 à 1939), Staline déclare: «si nous ne commençons
pas à rectifier la situation en Ukraine dès maintenant, nous risquons
de perdre l'Ukraine». Un décret signé par Staline le 14 décembre
1932 a effectivement mis fin à la politique «d'ukrainisation» (la
version ukrainienne des politiques mises en œuvre dans les années
1920 et au début des années 1930 dans les régions non russes de
l'Union soviétique, qui visaient à renforcer le soutien au régime
soviétique en accordant à la population locale une certaine autonomie
culturelle; cette politique a conduit à un réveil national ukrainien
qui a inquiété les dirigeants soviétiques).. Le fait bien établi que des paysans appartenant à d'autres groupes ethniques soient également morts de faim en grand nombre, dans la mesure où ils ont également résisté à la collectivisation forcée, n'a aucune incidence sur la qualification de génocide appliquée aux mesures particulièrement dures prises à l'encontre de la paysannerie ukrainienne et de «l'intelligentsia» ukrainienne. Enfin, Raphael Lemkin, qui a forgé le terme de «génocide» s’est référé à l'Holodomor comme «l’exemple classique de génocide soviétique». Par la suite, il a considérablement influencé et formulé la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (Convention sur le génocide).
16. Personnellement, j'estime que les arguments les plus solides sont en faveur de l'attribution de la qualification d'acte de génocide à l'Holodomor. Au vu des éléments de preuve solides, je suis assez surpris que la résolution de 2010 de l’Assemblée n’ait pas admis de manière satisfaisante les arguments en faveur du point de vue internationalement reconnu sur l'Holodomor. Dans mon rapport, j’ai l’intention de présenter équitablement les arguments favorables et défavorables à la reconnaissance de la qualification d'acte de génocide de l'Holodomor, même sous une forme résumée – sans préjudice de la reconnaissance récente du caractère génocidaire de l'Holodomor par l'Assemblée dans sa Résolution 2516 (2023) «Garantir une paix juste en Ukraine et une sécurité durable en Europe», qui a délibérément laissé au présent rapport le soin de présenter les justifications juridiques et factuelles de cette appréciation.
17. En ma qualité de rapporteur de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme, je tiens tout d'abord à rappeler la définition du génocide: selon l'article 2 de la Convention sur le génocide, le génocide s'entend de «l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel: meurtre de membres du groupe; atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe» 
			(16) 
			La même formulation
figure à l'article 6 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale..
18. La définition du génocide requiert donc la présence d'un actus reus (c'est-à-dire la destruction, au moins en partie, d'un groupe du type visé par la définition, par l'un des actes qui y sont énumérés) et d'une intention criminelle spécifique (mens rea), c'est-à-dire l'intention de détruire, au moins partiellement, ce groupe en tant que tel.
19. L'actus reus est clairement constitué dans le cas de l'Holodomor: le massacre d'un pourcentage considérable du peuple ukrainien est bien établi. Plus précisément, il n'y a aucun doute raisonnable sur le fait que les Ukrainiens en 1932/33 formaient effectivement un «groupe national ou ethnique» distinct au sein de l'Union soviétique. Ce qui fait encore débat, c'est l'intention spécifique de détruire tout ou partie du groupe visé, et le type de groupe visé: les paysans indépendants ou les Ukrainiens?
20. On ne peut guère douter de l'existence d'une «intention générale de détruire», compte tenu de l'ampleur de la famine, de sa longue durée et de l'application brutale de la saisie non seulement des céréales, mais également de toutes les denrées alimentaires. Il importe de noter que cette dernière pratique s'est limitée à l'Ukraine et aux régions de Russie peuplées d'Ukrainiens. «L'intention de détruire» de Staline et de ses hommes de main est également établie par de nombreux documents (rapports à tous les niveaux de l'appareil du Parti et de l'État et correspondance entre les principaux partisans eux-mêmes), qui ont été rendus publics ces dernières années et qui prouvent que les dirigeants étaient bien informés de l'ampleur de la famine à une époque où l'Union soviétique exportait encore d'énormes quantités de céréales et refusait les offres d'aide internationale. Ces documents prouvent également que les dirigeants ont délibérément interdit aux paysans affamés de quitter leurs villages, et a fortiori l'Ukraine, pour chercher de la nourriture. Un autre indice de l'intention de détruire et du caractère intentionnel de la famine est la rapidité avec laquelle il y a été mis fin au cours du second semestre de 1933, une fois son objectif atteint et avant qu'elle ne détruise définitivement la capacité de production alimentaire de l'Union soviétique.
21. La principale question qui se pose est de savoir si Staline avait l'intention de détruire en partie la paysannerie des régions touchées par l'Holodomor parce qu'il s'agissait de paysans indépendants, ou parce qu'il s'agissait d'Ukrainiens – ou, comme j'ai tendance à le croire, parce qu'il s'agissait de paysans indépendants ukrainiens, qui constituaient l'épine dorsale du mouvement de renaissance nationale ukrainienne, si redouté par Staline.

4. Conclusions de l'audition avec des experts du 21 mai 2024

22. La question de savoir si l'Holodomor correspond ou non à la définition du génocide 
			(17) 
			Il ne s'agit pas ici
d'appliquer «rétroactivement» la Convention sur le génocide pour
punir les auteurs de l'Holodomor. Cette démarche serait bien entendu
juridiquement irrecevable. L'application des critères de la Convention
sur le génocide a pour but de permettre une évaluation des terribles
faits établis par les historiens à la lumière de la conception moderne du
«crime suprême», tel qu'il a été défini en 1948. ne sera probablement jamais tranchée par un tribunal: les auteurs de l'Holodomor sont morts depuis longtemps, tout comme la quasi-totalité des témoins directs.
23. Lorsque les procédures judiciaires ne permettent plus d'amener les véritables auteurs à répondre de leurs actes, c'est le «Tribunal de l'histoire» qui établira et préserva pour la postérité la vérité des faits et leur qualification juridique. Il appartient à l'Assemblée de contribuer résolument à ce processus, en tenant compte de tous les éléments de preuve, y compris de ceux qui ont été mis à disposition plus récemment et de ceux qui ont été recueillis dans le cadre de l'enquête menée par le Bureau du procureur général et les services de sécurité de l’Ukraine (SBU).
24. Afin de tirer nos conclusions pour formuler la contribution de l'Assemblée au «Tribunal de l'histoire», j'ai invité deux éminents historiens, le professeur Hrytsak de l'Université catholique de Lviv et le professeur Schulze Wessel de l'Université Ludwig Maximilian de Munich, ainsi que le procureur général ukrainien Andriy Kostin, à s'adresser à notre commission lors de sa réunion à Paris, le 21 mai 2024.
25. Le procureur général Kostin a présenté les deux enquêtes criminelles menées par son Bureau et le SBU. La première enquête (2009-2019) a révélé l'ampleur effroyable du crime et les méthodes brutales utilisées, et a permis d'en identifier les principaux instigateurs et organisateurs, en particulier Joseph Staline. Enfin, elle a établi leur motivation: détruire le groupe national que constituait le peuple ukrainien, afin d'assurer une domination russe sans entrave de l'Union soviétique.
26. Dans son enquête sur le crime de génocide (article 442 du Code pénal ukrainien), menée conjointement avec le SBU de 2009 à 2019, le Bureau du Procureur général a rassemblé de nombreux documents d'archives (notamment dans le cadre d'un projet de coopération avec ses homologues polonais pour l’analyse de documents jusqu'alors inconnus des archives des services spéciaux, dans le cadre duquel le 7e volume de documents relatifs à l'Holodomor en Ukraine en 1932-1933 a été publié, à l'occasion du 75e anniversaire de l'Holodomor) et a recueilli les témoignages de nombreux survivants de l'Holodomor, d'autres témoins et de membres de leurs familles. D'après un résumé des travaux du SBU daté du 25 novembre 2009 mis à ma disposition, «l'enquête préliminaire» en question est parvenue à la conclusion que l'Holodomor de 1932-1933 constituait un génocide, en se fondant notamment sur l'analyse de 3 456 documents du Parti communiste et d'autres organes de direction, de 400 documents des archives du SBU, de 3 186 feuillets d'actes de décès et de 857 sites de fosses communes, ainsi que sur les dépositions de 1 730 témoins. L'enquête a donné lieu à des demandes d'entraide judiciaire adressées aux services répressifs de l'Autriche, du Bélarus, de l'Allemagne, de l'Italie, du Kazakhstan, de la République de Moldova, de la Pologne, de la Fédération de Russie, du Royaume-Uni et des États-Unis. Elle a abouti à l'inculpation de Staline (Dzhugashvili) Y.V., Molotov (Skryabin) V.M., Kaganovich L.M., Postyshev P.P., Kosior S.V., Chubari V. I. et Khataevich M.M. La cour d'appel de la ville de Kyiv a conclu que l'enquête préliminaire avait «établi de manière complète et détaillée [leur] intention particulière de détruire une partie du groupe national ukrainien (et pas un autre) et prouvé de manière objective que cette intention concernait une partie du groupe national ukrainien en tant que tel». La cour a décidé de classer l'affaire pénale contre ces personnes en raison de leur décès, tout en concluant que les accusés susmentionnés, «dans le but de réprimer le mouvement de libération nationale en Ukraine et d'empêcher l’édification et l'établissement d'un État ukrainien indépendant, en créant des conditions de vie conçues pour produire l'extermination physique d'une partie des Ukrainiens par l'Holodomor planifié de 1932-1933, ont délibérément organisé le génocide d'une partie du groupe national ukrainien, qui a entraîné la mort de 3 941 000 personnes; autrement dit, ils ont directement commis le crime prévu à l'article 442, alinéa 1, du Code pénal ukrainien» 
			(18) 
			L'arrêt de la Cour
d’appel de Kyiv (en ukrainien, russe et anglais) est disponible
ici: <a href='https://holodomormuseum.org.ua/postanova-sudu/'>Постанова
суду | Національний музей Голодомору-геноциду (holodomormuseum.org.ua)</a>; les travaux de l’enquête pénale menée par une équipe d’enquête
séparée du Département Principal d’Enquêtes du SBU ont été publiés
dans «Genocide of Ukrainians 1932-1933 based on the materials of
the pre-trial of investigations». Kyiv; Kharkiv: Pravo, 2022 (Геноцид
українців 1932-1933 за матеріалами досудових розслідувань”. Київ;
Харків: Право, 2022).. Le procureur général a souligné qu'au plus fort de la famine, en juin 1933, 28 000 personnes mouraient de faim chaque jour. Il nous a rappelé les souffrances que le peuple ukrainien a endurées en silence pendant des décennies après l'Holodomor. Alors que le régime soviétique tentait d'effacer le souvenir de ce crime, les survivants se sentaient coupables et honteux de ne pas avoir pu sauver ceux qui mouraient autour d'eux. Il a indiqué qu'une enquête criminelle supplémentaire a été ouverte en 2019 et qu'elle est toujours en cours. Elle vise à identifier tous ceux qui ont exécuté les politiques génocidaires décidées par Staline et son cercle rapproché, afin d'aider les familles des victimes à tourner la page.
27. Les deux historiens ont rappelé les faits relatifs à l'Holodomor, en donnant des détails poignants. J'ai cherché à résumer les principaux faits ci-dessous.
28. Le professeur Schulze-Wessel a replacé l'Holodomor dans le contexte historique des politiques anti-ukrainiennes pratiquées de longue date, qui visaient à assurer la domination russe à partir des années 1860, notamment en tentant d'interdire la langue ukrainienne. Au début des années 1920, le régime bolchevique a entrepris, sous la direction de Lénine, de rallier les minorités nationales à la cause bolchevique en tenant compte de leurs aspirations nationales et en leur accordant une large autonomie culturelle. Mais à partir de 1928, sous la direction de Staline, le Kremlin est revenu à sa politique de construction de la «Grande Russie». La résistance obstinée des Ukrainiens a fini par obséder Staline. En avril 1932, ce dernier constate que «le pouvoir soviétique semble avoir cessé d'exister» en Ukraine et fait de la restauration à tout prix de l'autorité du parti communiste en Ukraine une priorité absolue. La politique anti-ukrainienne s'inscrit en effet dans la continuité, depuis la période tsariste, en passant par la période soviétique (avec une brève interruption au début des années 1920), jusqu'aux politiques menées par Vladimir Poutine depuis 2014, qui ont culminé avec l'actuelle agression à grande échelle, dont la dimension génocidaire était évidente dès le départ. Vladimir Poutine a clairement indiqué dès le début qu'il n'accepterait pas l'existence d'une nation et d'une culture ukrainiennes indépendantes. Il s'agissait d'une guerre non seulement contre l'armée ukrainienne, mais aussi contre le peuple ukrainien.
29. Le professeur Hrytsak a indiqué que la famine pouvait se subdiviser en deux phases. La première, qui a fait environ un million de victimes de 1931 au printemps 1932, peut être considérée comme un «génocide de classe». Les paysans indépendants qui résistaient à la collectivisation forcée ont souffert dans de nombreuses régions de l'Union soviétique, y compris en dehors de la République socialiste soviétique d'Ukraine et des zones de peuplement des Ukrainiens de souche. Lorsque Staline a appris, début 1932, que la résistance à la collectivisation était de loin plus importante chez les Ukrainiens, dont les actes de résistance avaient également des accents patriotiques ukrainiens, il a décidé de lancer la deuxième phase de l'Holodomor, en instaurant des mesures spéciales comme la confiscation des semences et de toute denrée alimentaire lors des perquisitions à domicile, et le blocus des villages et régions qui souffraient de la faim afin d'empêcher les victimes de s'enfuir ou que de la nourriture soit apportée de l'extérieur, mesures qui ont uniquement été appliquées dans les régions peuplées d'Ukrainiens. Cette deuxième phase de l'Holodomor, d'avril 1932 à la première moitié de 1933, peut effectivement être qualifiée de génocide contre le groupe national ukrainien en tant que tel, estime le professeur Hrytsak.

5. Conclusions

30. Selon moi, les conclusions des experts confirment pleinement le point de vue adopté par de nombreux parlements nationaux et par l’Assemblée dans sa Résolution 2516 (2023), à savoir que l'Holodomor, la famine artificielle provoquée en République socialiste soviétique d'Ukraine et dans d'autres régions de l'Union soviétique majoritairement peuplées d'Ukrainiens, a constitué un acte de génocide. Elle était motivée par une double intention génocidaire: dans sa première phase, cette famine artificielle était dirigée contre la classe sociale des paysans indépendants, pour les punir d'avoir résisté à la collectivisation. Elle visait à éradiquer cette résistance en châtiant et en décimant brutalement ces paysans. Cette première phase de l'Holodomor, qui s'est étendue jusqu'en 1932 et a coûté la vie à environ un million de personnes, pourrait donc être qualifiée de «génocide de classe» 
			(19) 
			J'ai mis le terme «génocide
de classe» entre guillemets parce qu'il ne figure pas dans la Convention
sur le génocide. Ce terme sert à souligner l'ampleur du massacre
des paysans indépendants., c'est-à-dire l'assassinat délibéré d'un grand nombre de membres d'une classe sociale que le régime voulait détruire. La deuxième phase, en 1933, qui a fait la majorité des quelque quatre millions de victimes, était dirigée contre les Ukrainiens considérés comme un groupe national. Staline, constatant que la résistance à la collectivisation était la plus forte dans les régions peuplées d'Ukrainiens et qu'elle était soutenue par le mouvement national ukrainien, a décidé de détruire le groupe national ukrainien en tant que tel en ciblant en parallèle les élites culturelles ukrainiennes, en faisant arrêter plus de 200 000 personnes dont la plupart ont été déportées et tuées, et la population rurale, en intensifiant les perquisitions à domicile pour confisquer toutes les denrées alimentaires et en isolant des villages et des régions entières en proie à la famine afin d'empêcher les gens de s'échapper ou que de la nourriture soit apportée de l'extérieur. Cette deuxième phase peut donc être qualifiée de génocide contre le peuple ukrainien.
31. En somme, pour répondre à la question posée précédemment, la grande majorité des victimes de l'Holodomor n'ont pas été éliminées uniquement parce qu'il s'agissait de paysans indépendants ou d'Ukrainiens, mais parce qu'il s'agissait de paysans indépendants ukrainiens. Tel devrait être, à mon avis, le verdict du «Tribunal de l'histoire» que j'évoquais tout à l'heure.
32. Le «Tribunal de l'histoire» établira toute la vérité, aussi dérangeante soit-elle, car pour les victimes et leurs descendants, la négation ou la minimisation des crimes commis à leur encontre constitue un rappel permanent, douloureux et blessant du passé, qui fait obstacle à une véritable réconciliation et à l'amitié entre les peuples.
33. Le «Tribunal de l'histoire» devrait également défendre le principe selon lequel tous les crimes, même les pires, sont commis par des individus et non par des peuples, même si les criminels ont pu donner plus d'ampleur à leurs crimes grâce à leur position au pouvoir et à l'aide consentante de nombreux complices, et surtout grâce à la passivité de ceux qui étaient au courant de ces crimes mais qui n'ont rien dit, et encore moins agi contre eux, parce qu'ils avaient peur ou parce qu'ils ne voulaient pas risquer de compromettre leur confortable carrière au sein de ce régime criminel.
34. Le monde doit par ailleurs tirer les leçons de l'histoire. Il ne faut pas qu'un génocide orchestré par les dirigeants russes contre le peuple ukrainien puisse se reproduire. De fait, les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe ainsi que les États dont les parlements bénéficient du statut de partenaire pour la démocratie auprès de l’Assemblée ont l'obligation juridique, en leur qualité de parties contractantes à la Convention sur le génocide, de prévenir tout génocide ou toute tentative de génocide.
35. La guerre menée par la Russie contre l'Ukraine, que le monde observe avec consternation depuis février 2022, vise clairement à détruire l'Ukraine sous forme d'État indépendant, ainsi qu'à éradiquer l'identité et la culture du peuple ukrainien. Les méthodes utilisées aujourd'hui diffèrent de celles du début des années 1930: au lieu de la faim, la Russie a recours à des attaques lancées contre les infrastructures civiles afin de rendre toute vie normale impossible, ce qui contraint des millions d'Ukrainiens à fuir à l'étranger et à se réfugier dans des régions plus sûres de l'ouest de l'Ukraine. Dans les zones placées sous leur contrôle temporaire, espérons-le, les forces russes traquent les patriotes ukrainiens: responsables politiques locaux, intellectuels, prêtres, en un mot, les piliers de l'identité nationale ukrainienne. Ils sont torturés jusqu'à ce qu'ils se soumettent ou disparaissent dans des camps dits «de filtrage», bien souvent sans jamais réapparaître. Les simples citoyens ukrainiens sont victimes d'une violence aléatoire destinée à les intimider et à les préparer à la «russification» au moyen d'une campagne de propagande de grande envergure qui cible en particulier les écoliers. Le patrimoine culturel ukrainien est systématiquement détruit. Enfin et surtout, des dizaines de milliers d'enfants ukrainiens ont été enlevés et transférés en Russie.
36. Ce nouveau génocide en gestation explique l'importance de la commémoration de l'Holodomor. La communauté internationale, qui jusqu'à présent avait à peine conscience des horreurs de l'Holodomor, doit le garder en mémoire et agir solidairement pour empêcher que ce «crime suprême» contre l'humanité ne se reproduise.