1. Introduction
et méthodes de travail
1. Le 10 octobre 2022, la commission
des questions sociales, de la santé et du développement durable
a été saisie de deux propositions de résolution intitulées «L’alimentation
saine et durable» et «Conséquences de l’agression de l’Ukraine par
la Fédération de Russie pour la sécurité alimentaire mondiale»,
que le Bureau de l’Assemblée a souhaité voir traitées par la commission
dans un seul rapport intitulé «Garantir un approvisionnement alimentaire
sain, durable et sûr»

. Le 2 décembre 2022, j’ai été désigné
rapporteur par la commission.
2. Lors de sa réunion du 19 septembre 2023, la commission a examiné
une note introductive et a modifié le titre du rapport en: «Garantir
une alimentation sûre, saine et durable pour tous». La mise en œuvre
du programme de travail présenté à la commission a ensuite été réajustée
compte tenu de la charge de travail de la commission et de l'évolution
rapide des événements géopolitiques liés à l'impact de la guerre
d'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine sur le contexte
agricole en Europe. Mes projets de visite en Ukraine ont également
fait l'objet d'une certaine incertitude en raison des mesures de
sécurité entourant les voyages officiels. J'ai donc réorienté mon
plan de travail et mes activités pour la préparation de ce rapport.
3. Pour nourrir l’exposé des motifs, j’ai concentré les activités
sur des échanges de vues avec des expert·es reconnus issus du monde
académique et de la recherche. Mme Magali Ramel, docteure en droit public
et modératrice du groupe de concertation du Conseil national de
l’alimentation «Prévenir et lutter contre la précarité alimentaire»,
Paris (France) a été entendue sur les enjeux d’une approche par
les droits humains et les pistes politiques concrètes qu’on peut
en tirer pour mieux protéger le droit à une alimentation saine. Mme Pauline
Scherer, sociologue intervenante, Pôle recherche & expérimentation,
Montpellier (France) a présenté son expérience et son regard sur
divers aspects de la démocratie alimentaire (dispositifs de lutte contre
la précarité alimentaire, remise en cause du modèle de production
actuel et enjeux systémiques de la redistribution). M. Timothée
Parrique, chercheur en économie à l’École d'économie et de gestion
de l'Université de Lund (Suède) a partagé des réflexions macro-économiques
sur les possibilités de faire évoluer le dogme de la croissance
dans le domaine de l’alimentation. Leur audition le 4 juin 2024
par les membres du Réseau de Parlementaires de référence pour un
environnement sain

m’a permis d’explorer plusieurs
points importants de la note introductive selon des prismes qui
interrogent de manière transversale un grand nombre d’enjeux des
systèmes alimentaires

.
4. Sur le plan des méthodes de travail, j’ai encouragé la commission
à être précurseuse en associant un groupe de jeunes issus d’un quartier
populaire à tout le processus de construction du rapport. Ce format
est une première dans les travaux de l’Assemblée et s’inscrit dans
le droit fil de la R
ésolution
2553 (2024) «Renforcer une perspective pour la jeunesse au sein des
travaux de l’Assemblée parlementaire». Le 26 mars 2024, des membres
du Réseau de parlementaires de référence pour un environnement sain
sont allés à la rencontre des Jeunes Ambassadeurs de la Résilience
alimentaire à Bagnolet en banlieue parisienne. Il s’agit d’un projet
pédagogique mené par l’association MakeSense, avec Banlieues Climat
et Unis-Cité qui a pour ambition de permettre à des jeunes en service
civique de prendre la parole et d’agir pour l’écologie. Ces jeunes Ambassadeurs
ont ensuite assisté à la réunion du Réseau du 4 juin 2024 pour se
familiariser aux travaux et rencontrer la Rapporteure Générale de
l’Assemblée sur la participation des enfants, Mme Elena Bonetti
(Italie, ADLE) puis ils ont participé à une activité de sensibilisation
sur le gaspillage alimentaire avec certains membres. Enfin, ils
sont venus le 25 juin 2024 à Strasbourg pour être auditionnés par
la commission où ils ont fait part de leurs expériences et propositions
sur plusieurs thèmes en écho aux interventions des expert·es: précarité
(problématiques et freins), valeurs (déconstruction et opportunités),
et consommation (solutions et participation).
5. L’ensemble de ces auditions m’a conforté dans une de mes propositions
initiales, celle de commencer par les fondamentaux. Les expériences
et propositions des Jeunes Ambassadeurs sont venues faire écho à une
conviction personnelle: dans notre monde occidental marqué par l’abondance,
tout projet pour garantir une alimentation saine, adéquate et durable
pour toutes et tous implique en premier lieu de comprendre les causes
sociales, culturelles et politiques des obstacles à son accès et
ne pas le réduire à un mécanisme d’équilibre entre volume de nourriture
et population ou entre production et écosystèmes

.
6. Alors que le Conseil de l’Europe en était à ses débuts, il
a initié des activités faisant le lien entre droits humains et alimentation.
Une approche fondée sur les droits humains, jusqu’alors en veille
au niveau européen, revient en force aujourd’hui sur le continent
européen notamment grâce aux évolutions du droit international à
l’alimentation. En mettant au centre de l’analyse l’individu, cette
approche renverse la perspective des enjeux des systèmes alimentaires
qui ne sont plus appréhendés de la «fourche à la fourchette» mais
de la «fourchette à la fourche». Une approche globale basée sur
les droits humains permet en effet de corriger les inégalités et
d’assurer des pratiques durables à toutes les étapes de la chaîne alimentaire:
la production, le transport, la transformation, la distribution
et la consommation. Elle est la condition d’une transition juste
qui bénéficie à l’ensemble des citoyens et des opérateurs et qui
combine justice sociale et préoccupations écologiques

.
En conséquence, je propose de modifier le titre du rapport en se concentrant
sur «Garantir le droit humain à l’alimentation».
7. Le cadre des droits humains aligne l’alimentation sur les
valeurs centrales du Conseil de l’Europe et se présente comme un
levier essentiel qu’il appartient à notre Organisation, en complément
des autres organisations internationales, de (ré)activer pour garantir
le droit à l’alimentation pour toutes et tous. Je propose d’initier
cette évolution maintenant pour guider au sein des États membres
du Conseil de l’Europe une transition juste vers des systèmes alimentaires
durables et inclusifs et ainsi leur éviter de devoir faire plus
tard des choix stratégiques autoritaires et de rupture franche sous
le poids de l’urgence sociale, écologique et économique, voire humanitaire.
2. Le droit humain à l’alimentation,
une réalité en droit international
2.1. Propos liminaires: l’alimentation,
un sujet de droit?
8. Le lien entre alimentation
et droit n’est pas une évidence. L’alimentation renvoie à la fois
au geste alimentaire le plus simple et naturel et à ce que la sociologie
qualifie de «fait social total» c’est-à-dire tellement complexe
qu’il met en branle la totalité de la société et de ses institutions

.
Or, nous pouvons tous observer que le droit est intrinsèquement
lié aux règles sociales, au sens de comportements nécessaires imposés
par la vie collective aux membres de la société qui permettent la
coexistence des êtres humains, et qu’il a pour particularité de
«pouvoir s’approprier n’importe quelle autre règle sociale»

. Dans le cas de l’alimentation, identifier
les contours juridiques présente alors l’intérêt de dépasser les
enjeux classiques liés aux besoins physiologiques du corps humain
et aux limites des écosystèmes pour rechercher les règles sociales
en présence et ouvrir l’analyse aux facteurs politiques et culturels
qui influent sur l’alimentation. Quant à élever le droit à l’alimentation
au rang des droits fondamentaux, cela permet de l’appréhender sous
l’angle éthique – et pas seulement de choix individuels ou d’assistanat
– qu’il est légitime de faire prévaloir sur des enjeux concurrents.
Comme le souligne avec pertinence E. Lambert, cette approche autorise
à prendre au sérieux les responsabilités des États et des acteurs
non étatiques en cas d’atteinte aux valeurs embarquées dans le droit à
une alimentation saine et durable

.
9. Cela étant posé, dans le cas de l’alimentation, mes travaux
et les auditions menées ont montré que délimiter les contours juridiques
est un exercice complexe. Le droit à l’alimentation, en tant que
droit humain, a certainement une dimension individuelle mais peut
aussi être revendiqué pour les générations futures. Il entraîne
la responsabilité de l’État pour sa réalisation au niveau national
mais aussi la responsabilité collective des États au niveau international.
Il est le plus souvent qualifié de droit économique, social et culturel
en lien avec un niveau de vie décent, la protection de la santé,
ou la protection des consommateurs. Mais il est aussi rattaché aux
droits civils et politiques lorsqu’il est interprété sous l’angle
du droit à la vie, de la protection de la dignité ou d’égalité dans
les conditions d’accès à l’alimentation. Il fait également synthèse
avec les droits humains de la «troisième génération» sur les terrains
du développement et de la lutte contre la pauvreté ou de l’environnement.
De plus, la protection juridique des enjeux en présence est très
variable: alors que la sécurité sanitaire des aliments et la protection
des consommateurs sont très réglementées (droit de l’alimentation),
le volet qualitatif humanitaire et social de la nourriture l’est
infiniment moins. On peut ajouter à ce tableau les tensions entre
le droit à l’alimentation et d’autres branches du droit comme les
dispositions prônant le libre-échange en droit économique ou avec
certains aspects du droit de l’environnement. Cette complexité ne
doit pas nous faire peur; elle fait partie de son contenu normatif
qui, comme on le verra, s’articule entre une obligation minimale
(correspondant au droit d’être à l’abri de la faim) et l’obligation
de réalisation progressive d’un contenu maximal englobant l’ensemble
des enjeux de disponibilité, d’accessibilité, de durabilité et d’adéquation
de l’alimentation

.
10. L’évolution de la reconnaissance du droit à l’alimentation
comme droit humain en droit international est une parfaite illustration
de ces paradigmes. Nous disposons aujourd’hui à ce niveau d’un cadre
conceptuel unique ayant pour base normative les exigences internationales
en matière de droits humains et pour objectif opérationnel la promotion
et la protection du droit à l'alimentation

.
Cette approche devrait également et logiquement être celle du Conseil
de l’Europe en tant que principale organisation de défense des droits humains
en Europe. Toutefois, comme je l’exposerai, au niveau européen en
général et de notre Organisation en particulier, le chantier reste
à réaliser.
2.2. Des normes solides et des politiques
de mise en œuvre sur mesure
2.2.1. Le contenu normatif
11. Le droit à l’alimentation est
largement reconnu en droit international comme un droit fondamental.
Dans sa formulation la plus générale, il figure à l’article 25 de
la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948) qui reconnaît
que «toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer
sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation».
Le droit à l’alimentation est inscrit dans des termes assez proches
à l’article 11.1 du Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels (PIDESC). L’article 11.2 du Pacte qualifie
le droit – individuel et collectif – d’être à l’abri de la faim
de «fondamental» et, ce faisant, le distingue du droit à l’alimentation.
Ce Pacte fait partie du droit «dur», contraignant pour les États qui
l’ont ratifié

,

.
12. Le point de bascule politique se situe en 1996 quand, à l’occasion
du Sommet mondial de l’alimentation tenu à Rome, plus d’une centaine
de chefs d’État et de gouvernement ont reconnu, dans la Déclaration
sur la sécurité alimentaire mondiale le «droit de chaque être humain
d’avoir accès à une nourriture saine et nutritive conformément au
droit à une nourriture adéquate et au droit fondamental de chacun
et chacune d’être à l’abri de la faim»

.
Le Plan d’action du Sommet précise que la sécurité alimentaire «existe
lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique
et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur
permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences
alimentaires pour mener une vie saine et active». C’est dans la
veine de ces définitions, qui se concentrent sur les enjeux quantitatifs
et qualitatifs de la nourriture, que l’Organisation Mondiale de
la Santé (OMS) proclame ensuite que, pour tout être humain, «[l]’accès
à des quantités suffisantes d’aliments sains et nutritifs est essentiel
au maintien de la vie et à la promotion d’une bonne santé»

et que l’Organisation des Nations
Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) définit la sécurité
alimentaire

.
13. En 1999, l’organe de contrôle du PIDESC, le Comité des Nations
Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels (Comité DESC),
a adopté l’Observation générale n° 12 sur le droit à une alimentation adéquate

. Cette interprétation normative donne un
contenu concret au droit énoncé à l’article 11 du PIDESC et est
admise par la communauté internationale comme faisant autorité.
Selon cette définition, le contenu du droit à l’alimentation est
constitué du socle minimal protégé par le droit fondamental d’être
à l’abri de la faim et de l’obligation des États de progresser vers
la concrétisation pleine et entière du droit à l’alimentation dont
la portée vise à protéger l’ensemble des éléments entourant l’accès
à l’alimentation (disponibilité, accessibilité, durabilité et adéquation
de la nourriture).
14. La disponibilité implique d’assurer aux populations l’accès
permanent à des sources d’approvisionnement fiables et suffisantes,
en prenant en compte et en protégeant les différents canaux, y compris
l’autoproduction, que les États sont tenus de sauvegarder. Il convient
encore que les systèmes de distribution, de transformation et de
mise sur le marché soient équitables, stables et concurrentiels,
et que les droits des producteurs de denrées alimentaires soient
protégés et respectés et qu’ils bénéficient d’une juste rémunération.
Il est également nécessaire que les travailleurs, dans tous les
domaines des systèmes alimentaires bénéficient de conditions de
travail saines et sûres.
15. L’accessibilité requiert un accès économique et physique à
l’alimentation. Les individus doivent pouvoir acheter de la nourriture
pour un régime alimentaire adéquat sans avoir à sacrifier d’autres
besoins fondamentaux tels que les frais de scolarité, les médicaments
ou le loyer. L’accessibilité physique implique que l’alimentation
soit accessible également aux personnes physiquement vulnérables
comme les enfants, les malades, les personnes souffrant d’un handicap
ou les personnes âgées.
16. L’exigence de durabilité renvoie au double sens que couvre
le mot durable. Elle est intrinsèquement liée à celle d’alimentation
suffisante ou sécurité alimentaire et implique des conditions de
production, transformation, distribution et consommation qui respectent
les droits humains et l’environnement tout au long de la chaîne
alimentaire, pour les générations présentes et futures. Cette durabilité
s’étend à plusieurs dimensions: elle est environnementale, en protégeant
et préservant l’écosystème pour que la production alimentaire ne
lui soit pas nuisible; elle est économique, en soutenant le commerce
équitable et les économies locales; elle est sociale, en garantissant
un accès équitable et inclusif à l’alimentation pour répondre aux problématiques
de pauvreté et d’inégalités; elle est culturelle, en préservant
les pratiques alimentaires traditionnelles et les préférences culturelles
pour maintenir une alimentation diversifiée et saine; et enfin,
elle est liée à la santé, en promouvant des systèmes alimentaires
offrant des options saines et nutritives, afin de prévenir la malnutrition
et les maladies liées à l’alimentation. D’autre part, l’exigence
de durabilité implique également que les consommateurs aient un
accès à l’alimentation à long terme, et non pas un accès ponctuel ou
dans l’urgence, ce qui renvoie à l’exigence de l’accessibilité.
17. Enfin, le Comité DESC ajoute une exigence d’adéquation, qui
renvoie aux propriétés auxquelles doit répondre l’alimentation.
Cette dernière se doit d’être «exempte de substances nocives et
acceptables dans une culture déterminée, en quantité suffisante
et d’une qualité propre à satisfaire les besoins alimentaires de l’individu».
Cette exigence renvoie donc en partie aux impératifs d’une alimentation
saine et durable et au sujet de la sécurité des denrées alimentaires,
dont le contrôle et la transparence incombent aux pouvoirs publics
et au secteur privé, pour protéger les intérêts des consommateurs.
Elle implique de reconnaître que les principes relatifs aux systèmes
alimentaires relèvent d’ordres de valeurs subjectives d’acceptabilité
n’ayant rien à voir avec la nutrition, la sécurité sanitaire ou
les enjeux écologiques: il est également nécessaire de tenir compte et
de protéger des valeurs ayant trait aux dimensions sociales et culturelles
inhérentes aux manières de produire.
18. Une autre initiative importante pour la définition du droit
à l’alimentation a émergé du Sommet mondial de l’alimentation de
1996. Par sa réso
lution
2000/10 du 17 avril 2000, la Commission des droits de l’homme des
Nations Unies a établi le mandat de Rapporteur spécial sur le droit
à l’alimentation. Chacun des quatre rapporteurs spéciaux qui se
sont succédé depuis, a porté son attention sur une dimension différente enrichissant
ainsi la définition du droit à l’alimentation. Je relève en particulier
la contribution de l’actuel rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation,
M. Fakhri qui souligne que le droit à l’alimentation est un élément clé
de la vie en communauté et de la souveraineté et précise l’importance
de tenir compte des dimensions sociales et culturelles de la nourriture
pour définir ces exigences. Il souhaite aussi que l’on tienne compte
de la capacité des personnes concernées à participer aux processus
qui façonnent les politiques relatives aux systèmes alimentaires
et la gouvernance de ceux-ci

.
Être détenteur du droit fondamental à l’alimentation signifie se
voir doté des capacités (cognitives, financières, institutionnelles,
etc.) pour avoir accès à des aliments sains et durables

.
2.2.2. Le contenu opérationnel
19. Sur la base et en complément
de ces travaux pionniers de définition du droit à l’alimentation,
d’autres démarches novatrices en droit international ont été poursuivies
sur un plan politique.
20. En 1999, le Comité du DESC a également répondu à la demande
des chefs d’État et de gouvernement de leur donner des éléments
pour intégrer le droit énoncé à l’article 11 du PIDESC dans le processus
de développement humain et le rendre opérationnel. À cette fin,
l’Observation générale n° 12 articule le contenu normatif autour
des trois niveaux d’obligations: respecter le droit à l’alimentation,
le protéger, le faciliter et le garantir, c’est-à-dire lui donner
effet

. Cette réalisation doit se faire
au bénéfice de «chaque homme, chaque femme et chaque enfant, seul
ou en communauté avec d'autres»

, ce qui implique que des mesures spécifiques
soient prises pour soutenir les groupes vulnérables, lutter contre
les causes structurelles de la faim et de la malnutrition, et créer
un environnement où les droits alimentaires peuvent être pleinement
réalisés. Elle est indissociable du respect de la dignité intrinsèque
de la personne humaine, le droit à l’alimentation n’étant pas le
«droit d’être nourri mais essentiellement le droit de se nourrir
soi-même dans la dignité»

.
21. Sur cette base, les États ont ensuite pris l’initiative de
définir les mesures concrètes pour mettre en œuvre le droit à l’alimentation.
Le 23 novembre 2004, ce processus a conduit à l’adoption par les
187 États membres du Conseil de la FAO de Directives volontaires
(donc non contraignantes) visant à soutenir la réalisation progressive
du droit à une alimentation adéquate dans le contexte national

. Fondées sur la définition fournie
par l’Observation générale n°12, elles offrent aux États un guide
pratique sur la manière d’intégrer les droits humains dans les politiques
de sécurité alimentaire. Une unité sur le droit à l’alimentation a
été créée au sein de la FAO. En partenariat avec le Comité DESC
et le Comité de la Sécurité alimentaire (CSA), les rapporteurs spéciaux
et la société civile, cette unité contribue à définir, faire connaître
et développer des outils pour accompagner les États et les parties
prenantes dans la mise en œuvre des politiques et des programmes,
dans les processus juridiques, dans l’analyse budgétaire, dans la
gouvernance, dans l’évaluation, dans le suivi et dans le renforcement
des capacités des acteurs

. Ce travail de «guidage» de la FAO
repose sur un cadre dénommé PANTHER, acronyme anglais de sept principes
dérivés de traités sur les droits humains: la participation, l’obligation
de rendre des comptes, la non-discrimination, la transparence, la dignité
humaine, l’autonomisation et la primauté du droit

qu’il convient d’intégrer aux activités
menées dans le domaine du droit à l’alimentation.
22. À la suite des crises alimentaires de 2007-2008, la gouvernance
mondiale de la sécurité alimentaire a connu une importante évolution
avec l’élargissement du CSA, créé en 1974, au-delà des États membres
de la FAO qui continue à lui fournir soutien administratif, logistique
et technique. Le CSA s’est vu transformé en principale plateforme
internationale et intergouvernementale, ouverte à toutes les parties
prenantes concernées pour aboutir à plus de cohérence dans les actions
et solutions prônées par chacun en matière de sécurité alimentaire.
Le CSA élabore et approuve des recommandations et des orientations
mises au point à partir des rapports du Groupe d’experts de haut
niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE)

.
23. Dans une étude remarquable de 2018, le HLPE propose une approche
systémique pour aborder la sécurité alimentaire et la nutrition.
Il met en relief le rôle des régimes alimentaires, l’importance
déterminante de l’environnement alimentaire pour aider les consommateurs
dans leurs choix alimentaires, et les incidences de l’agriculture
et des systèmes alimentaires sur le développement durable. A partir
de ces éléments, le HLPE met en évidence la diversité des champs
des politiques publiques convoquées, ainsi que les interactions
les reliant autour de l’enjeu nutritionnel des personnes

.
Sur cette base, le CSA a formulé en 2020 des Directives volontaires
sur les systèmes alimentaires et la nutrition qui intègrent les
éléments du cadre conceptuel développé par le HLPE sous la forme
d’orientations pratiques dans la perspective de réaliser progressivement le
droit à une alimentation adéquate et d’atteindre les Objectifs du
Développement Durable (ODD)

.
24. On retrouve dans le cadre du HLPE la recherche, plus récente,
de définition de régimes alimentaires qui soient à la fois sains
et durables. En accord avec l’approche onusienne One Health de l’OMS

, la dimension de durabilité soutient
que la santé humaine ne peut pas être dissociée de celle des écosystèmes.
Cette dimension environnementale a été introduite par la FAO dans
sa définition des régimes alimentaires durables

. D’ailleurs, on constate une tendance
récente et générale à reconnaître le droit à une alimentation saine
comme une composante du droit à un environnement sain. Du fait de
cette interdépendance évidente, le droit à l’alimentation prend,
une «position renouvelée dans notre Anthropocène»

.
Je renvoie sur ce terrain très largement exploré, aux travaux du
Rapporteur spécial sur la question des obligations relatives aux
droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement
sûr, propre, sain et durable, David R. Boyd,

et à la Réso
lution n° A/HRC/RES/50/9 «Droits de l’homme et changements climatiques» du 7 juillet 2022
dans laquelle le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies
s’est intéressé de près aux conséquences des changements climatiques
sur la pleine réalisation du droit à l’alimentation

.
3. Le droit humain à l’alimentation,
une absence paradoxale sur le continent européen
3.1. Faim et malnutrition, quels sujets
dans les États membres du Conseil de l’Europe?
25. Le contraste entre le niveau
international et européen

est saisissant. Les pays développés
du continent européen n’imaginent pas que le droit à l’alimentation
puisse être à ce point bafoué dans le contexte d’abondance qui est
le nôtre en Europe où faim et malnutrition cohabitent avec un approvisionnement
suffisant.
3.1.1. La précarité alimentaire: une réalité
européenne largement documentée
26. En 2023, environ 2,3 milliards
de personnes dans le monde ont souffert d'insécurité alimentaire
modérée ou grave, ce qui représente près de 29,6 % de la population
mondiale. Ce chiffre est similaire à celui de 2020, montrant que
la situation ne s'améliore pas, notamment à cause des effets continus
des conflits, du changement climatique, et des ralentissements économiques.
Par ailleurs, l’étude du coût des régimes alimentaires sains (c’est-à-dire
conforme aux directives nutritionnelles mondiales) rapporté aux
seuils de pauvreté montre que ces régimes sont hors de portée pour
plus de 3 milliards de personnes et que 1,5 milliard de personnes
ne peuvent même pas se permettre un régime qui ne répondrait qu’aux
niveaux requis de nutriments essentiels

. En 2020, environ une personne
sur quatre n’avait pas accès à de l’eau potable gérée en toute sécurité
à son domicile et d’ici 2030 on évalue à plusieurs milliards le
nombre d’humains qui n’auront pas un accès régulier à l’eau potable

.
27. Si les situations sont souvent les plus graves et aiguës dans
les pays dits en développement, les défis de la lutte contre la
faim et la malnutrition se posent également pleinement dans les
pays dits développés. Plus précisément, en Amérique du Nord et en
Europe, la prévalence de l’insécurité alimentaire modérée ou grave

a
légèrement augmenté en 2022 pour atteindre 8 %, tandis que l’insécurité
alimentaire grave est demeurée stable. En Europe du Nord, l’insécurité
alimentaire modérée ou grave a augmenté de 2 points environ, atteignant
6,6 % en 2022, tandis qu’en Europe du Sud elle a reculé de 1 point,
passant à 7,5 %.
28. En France, le baromètre de la pauvreté Ipsos/Secours populaire
2023 révèle que 32 % des Français ont des difficultés financières
pour pouvoir consommer des fruits et légumes frais tous les jours,
35 % pour se procurer une alimentation saine leur permettant de
faire trois repas par jour et un Français sur cinq est contraint de
sauter des repas dans le mois. En 2023, pour s’en sortir en France,
il fallait gagner en moyenne 1 377 euros nets par mois (par rapport
aux 1 175 euros en 2021)

. Ce chiffre reflète l'inflation
des coûts de la vie, notamment l'alimentation et l'énergie, qui
pèse de plus en plus lourd sur le budget des ménages.
29. Même si l’enjeu de la souveraineté alimentaire revient au
centre du débat à la suite de la pandémie et des conséquences de
la guerre d’agression contre l’Ukraine, ces données préoccupantes
n’ont pas pour cause principale ou directe les facteurs expliquant
les situations d’insécurité alimentaire dans d’autres régions du
monde (conséquences des conflits, du changement climatique, des
catastrophes naturelles)

.
Comme dans de nombreux pays sur le continent européen, il n’est
pas davantage question de quantité de nourriture suffisante, résultat
d’une faible productivité interne ou de chaînes alimentaires inefficaces
pour parvenir à nourrir toute la population. Les causes se trouvent
ailleurs: dans l’accessibilité de cette offre alimentaire.
30. Les travaux d’Amartya K. Sen ont montré les limites des approches
focalisées sur les seuls enjeux liés aux modes de production agricole
et à l’offre alimentaire, sans s’intéresser également aux inégalités
d’accès à l’alimentation entre les différents groupes de population,
une fois que celle-ci est produite et disponible. Quand bien même
l’ensemble des défis liés aux systèmes alimentaires seraient réglés,
le problème des conditions d’accès à cette nourriture produite et
disponible, en particulier pour les personnes en situation de précarité,
resterait entier

.
31. Parmi les conséquences de la précarité alimentaire, celles
de la «malbouffe» sur la santé sont parmi les plus documentées.
Les régimes alimentaires malsains constituent le principal facteur
de risque pour l'ensemble de la charge de mortalité et de morbidité
dans l'Union européenne. Ils sont responsables de nombreuses maladies,
telles que les maladies cardiovasculaires, le cancer et le diabète,
qui représentent 85 % de la mortalité et 75 % de la charge de morbidité
en Europe. L'obésité a été identifiée comme la cause principale
de 80 % des cas de diabète de type 2, de 55 % des maladies hypertensives
chez les adultes et de 35 % des maladies cardiaques. Les coûts économiques
sont à la hauteur: au niveau mondial, l'obésité a à peu près le
même impact économique (environ 1,75 trillion d'euros ou 2,8 % du
PIB mondial) que le tabagisme ou les coûts combinés de la violence
armée, de la guerre et du terrorisme, les maladies chroniques représentent déjà
jusqu'à 80 % des dépenses de soins de santé dans l'Union européenne

.
3.1.2. Une approche juridique en décalage
au niveau national dans les États membres
32. Aucune constitution des États
membres du Conseil de l’Europe ne reconnait explicitement un droit autonome
à l’alimentation

,
et peu nombreuses sont les constitutions dont on peut déduire une
protection indirecte de l’alimentation saine comme composante du
droit à la dignité, à la santé ou à l’environnement

.
33. Déjà en 1999, dans l’Observation n° 12, le Comité DESC avait
pourtant clairement posé que «les États devraient envisager d’adopter
une loi-cadre en tant que principal instrument de l’application
de leur stratégie nationale concernant le droit à l’alimentation».
Dans la même veine, la Directive volontaire 7.1 de la FAO recommande
aux États d’entreprendre un examen constitutionnel (ou législatif)
afin de faciliter la concrétisation progressive du droit à une
alimentation adéquate. L’ancien rapporteur spécial à l’alimentation
le souligne sans ambiguïté: la reconnaissance d’un «droit constitutionnel
à l’alimentation est le fondement le plus solide possible que peut
avoir le droit à l’alimentation. [...] L’inscription du droit à
l’alimentation dans la Constitution n’a pas seulement valeur symbolique.
Elle impose aux branches de l’État l’obligation de prendre des mesures
pour respecter et protéger le droit à l’alimentation, et lui donner
effet en adoptant les lois nécessaires, et en appliquant des politiques
et des programmes visant à la concrétisation progressive du droit à
l’alimentation»

. Comme
on l’a vu dans la première partie, le cadre conceptuel et stratégique
existe, est particulièrement développé et a été aligné par le rapport
du HLPE sur la réalisation des ODD

.
34. Malgré l’absence de reconnaissance du droit à l’alimentation
au niveau constitutionnel, plusieurs initiatives ont été prises
dans ce sens au niveau législatif qui montrent combien l’approche
par les droits fondamentaux en lien avec les questions de santé,
de dignité et de droit à un environnement sain connaît un nouveau
soutien. Porter une vision globale de la chaîne alimentaire basée
sur le droit et sur une approche transsectorielle était ainsi l’ambition
en 2014 du projet de loi-cadre sur le droit à l’alimentation au
Parlement wallon (Belgique)

.
Au Portugal, en 2018, un groupe parlementaire a présenté une proposition
de loi visant à créer une loi-cadre en faveur d'un droit humain
à une alimentation et une nutrition adéquate

.
35. Il existe également de réelles avancées. L’approche par les
droits fondamentaux de la loi régionale de Lombardie (Italie) du
6 novembre 2015 constitue un cas exemplaire en Europe Les objectifs
de cette loi sont de reconnaître, protéger et promouvoir un droit
universel et fondamental d’accès à des aliments sûrs, sains et nutritifs
en quantité suffisante. A Genève (Suisse), à la suite d'un référendum
public organisé en 2023, la Constitution a été modifiée pour introduire
un article 38A «Le droit à l'alimentation est garanti. Toute personne a
droit à une nourriture suffisante et est à l'abri de la faim». S'appuyant
sur cette reconnaissance, une initiative parlementaire propose d'inclure
le droit à l'alimentation dans la Constitution fédérale de la Suisse

.
36. En Écosse, le gouvernement s’est engagé depuis 2015 dans une
approche fondée sur le droit humain à l’alimentation, pour lutter
contre la faim et la malnutrition. Le Good Food Nation Act 2022
exige des ministres et des autorités écossaises qu'ils tiennent
compte du droit à l'alimentation lors de l'élaboration des plans alimentaires
nationaux. En 2024, une proposition de loi sur le droit à l'alimentation
visant à intégrer le droit à l'alimentation dans la législation
écossaise et à mettre en place un organisme chargé de la surveillance
a obtenu le droit d'être présentée au Parlement écossais sous la
forme d'un projet de loi d'initiative parlementaire

.
37. Enfin, dans la même veine, j’ai relevé l’initiative toute
récente d’une sénatrice française de proposer la consécration du
droit à l'alimentation en tant que droit fondamental en l'inscrivant
dans la Constitution française

.
3.1.3. Comment les causes d’un tel décalage plaident-elles
pour un changement?
38. Si l’attention principale portée
aux enjeux quantitatifs de l’alimentation en direction des pays
en développement – dans lesquels le «manque et la rareté de la nourriture»
sont clairement le plus préoccupant – explique en partie la vision
réductrice du droit à l’alimentation en Europe, d’autres considérations
ont pour effet de laisser dans l’ombre la valeur ajoutée qu’apporterait
la reconnaissance du droit à l’alimentation comme levier de la lutte
contre la précarité.
39. Un double constat tient au développement inversement proportionnel
du droit positif «de» l’alimentation (c’est-à-dire les normes applicables
au secteur agro-alimentaire et qui encadrent nos gestes alimentaires)
et au fait qu’aucune des branches de ce droit ne se donne pour objectif
de garantir l’accès de tous à l’alimentation. L’exemple type est
celui des normes entourant les enjeux de sécurité sanitaire et de
protection des consommateurs. Ce sont des préoccupations liées à
la «peur de la nourriture» qui ont suscité très tôt l’attention de
notre Assemblée (voir infra).
Elles ont émergé dans les pays riches dans un contexte de crises
alimentaires, notamment celle de la maladie dite de la vache folle,
et se sont développées en lien avec la corrélation entre additifs
alimentaires et cancers, la dioxine dans le poulet, les risques
liés aux pesticides et aux organismes génétiquement modifiés, etc.
Elles ont déplacé le regard vers l’expertise scientifique créatrice
de normes et de contrôles techniques alimentaires qui ont proliféré
au niveau national et de l’Union européenne.
40. Guidées plus récemment par l’objectif onusien One Heath, liant
santé des personnes, des animaux et des écosystèmes, ces normes
incitent également à intégrer les enjeux environnementaux. Si promouvoir
et garantir pour tous une alimentation favorable à la santé est
un objectif essentiel, ma rencontre avec les Jeunes Ambassadeurs
de la Résilience alimentaire m’a fait apparaître que la manière
dont cette approche est déclinée dans des discours sociaux autour
du «bien manger», de l’agriculture biologique, de l’origine locale
ou du traitement des animaux d’élevage est source d’inégalités sociales
et de stigmatisation des comportements individuels de ceux dont
les pratiques alimentaires ne répondent pas à ce discours dominant.
Or, il n’existe pas de sens universel du «bien manger», et c’est
bien plus l’environnement alimentaire mis en perspective par le rapport
précité du HPLE

et
donc la construction sociale, identitaire et culturelle du fait
alimentaire qui devrait être le centre de notre attention pour éviter
les logiques d’exclusion et de contrôle social

.
41. Une autre raison paradoxale, mise en lumière par la sociologie
de l’alimentation, réside dans l’institutionnalisation du dispositif
de l’aide alimentaire, à destination des plus pauvres et alimentée
par les rebuts de la société en lien avec la politique de lutte
contre le gaspillage alimentaire. Dans de nombreux pays, «l’aide
alimentaire masque, occulte, capte le débat public»

. Or, l’instauration d’un circuit
de distribution spécifique aux plus pauvres n’est pas sans poser
question. Ses effets non souhaitables sont largement documentés par
les associations, les chercheurs et les intéressés: perte d’autonomie
décisionnelle et de liberté d’expression, stigmatisation et honte,
et risque de créer un cercle vicieux de dépendance des associations

. Ces considérations
ont conduit à une révision de la Convention internationale sur l’assistance alimentaire

.
De même, au sein de l’Union européenne, le nouveau Fonds européen
d’aide aux plus démunis (FEAD) ne rattache plus l’aide alimentaire
à un objectif de la politique agricole commune mais à un objectif d’éradication
de la pauvreté, de cohésion et d’inclusion sociale

. L’exemple écossais précité est aussi un
bon exemple; le groupe d’experts indépendants qui accompagne le
processus écossais l’a bien identifié en insistant sur le fait que
les structures d’aide alimentaire répondent à des besoins identifiés
et urgents, mais qu’elles ne sont pas une solution structurelle
à la faim

.
À cela s’ajoute que dans la plupart des pays développés et au niveau
européen, le droit est venu appuyer le développement de la redistribution
à l’aide alimentaire des surplus agricoles et des invendus des grandes
et moyennes surfaces et des restaurants et a fait lien avec la lutte
contre le gaspillage alimentaire dont il est devenu paradoxalement
dépendant et en concurrence avec les initiatives visant à le réduire

.
42. Le décalage entre le cadre législatif et les besoins des consommateurs
tient également au déséquilibre dans les rapports de pouvoirs entourant
notamment la grande distribution. Le rôle des acteurs privés dans l'accès
inégal à une alimentation saine, choisie, durable et abordable est
une autre réalité bien documentée. Les jeunes Ambassadeurs ont fortement
relayé l’inégalité géographique de la distribution d’aliments sains: «Ma
cité c’est un désert de nourriture saine et le New York de la malbouffe»

, conséquence des stratégies de
commercialisation et de marketing des enseignes de grande distribution.
Là où elles sont implantées et accessibles, les politiques de promotion
favorisent les produits ultra-transformés, moins chers et malsains

, sans parler
des conséquences des pratiques de publicité agressive autour des
produits transformés à bas coût sur l’autonomie de choix. On peut
également citer le comportement opportuniste des grandes enseignes
qui contribue à retarder la baisse de l'inflation

.
43. L’approche qui précède met en avant de multiples pans de politiques
publiques influant sur l’enjeu alimentaire et met en lumière un
défi de cohérence. Ce faisant, elle révèle en réalité l’importance
d’encadrer de façon élargie le «droit de l’alimentation» pour organiser
au mieux les réponses aux défis multidimensionnels posés par la
précarité alimentaire. Ce cadre juridique devrait couvrir le respect
de la dignité, de la non-discrimination autour de l’accès à l’alimentation,
de la participation des personnes concernées, de l’engagement de
la responsabilité de l’État au-delà de la seule responsabilité individuelle
ou de celle des associations. Le droit à l’alimentation n’est pas
le «droit d’être nourri mais essentiellement le droit de se nourrir soi-même
dans la dignité»

.
3.2. La mosaïque du droit de l’Union européenne
44. Du côté de l’Union européenne,
il est incontestable qu’elle a totalement investi le droit «de» l’alimentation
autour des enjeux liés à la sécurité sanitaire des aliments et la
protection des consommateurs. Le droit de l’Union européenne – dont
les principes cardinaux dans le domaine de l’alimentation sont le marché,
le principe de précaution et l’évaluation scientifique des risques
sanitaires –, ne laisse que peu de place à d’autres considérations
faisant écho à la complexité des enjeux dont le droit à l’alimentation
est porteur et ne reconnaît pas ce droit dans sa Charte des droits
fondamentaux.
45. En revanche, la logique de marché de l’Union européenne fait
la part grande aux enjeux commerciaux et agricoles de l’alimentation
eux-mêmes en tension avec la réalisation du droit à l’alimentation.
L’actuel Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation,
M. Fakhri, le pose en ces termes: «L’Accord sur l’agriculture, entré
en vigueur dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce
(OMC) en 1995

, constitue
un obstacle à la pleine réalisation du droit à l’alimentation.
Au lieu de considérer les personnes en tant que titulaires de droits,
il les apprécie selon leur potentiel et leurs activités économiques.
(…) Le système commercial actuel fait de la sécurité́ alimentaire
une exception et des échanges commerciaux la règle, en faisant fi
du droit à l’alimentation au sens large»

. M. Fakhri s’exprimait
à l’échelle mondiale, mais le même constat vaut au niveau de l’Union
européenne.
46. Fin 2023 et début 2024, des mouvements de contestation des
agriculteurs ont éclaté aux quatre coins de l’Europe. L’élément
déclencheur était différent dans chaque pays, mais partout les agriculteurs
européens dénonçaient des conditions de travail difficiles, la difficulté
de vivre de leur production et l’incohérence des politiques agricoles
européennes

.
47. De longue date, les agriculteurs européens se sentent piégés
dans un modèle de libre-échange productiviste qui les oblige à s'agrandir
et à intensifier leur production pour percevoir suffisamment de subventions
de la politique agricole commune (PAC) et rester économiquement
viables

.
Les agriculteurs européens craignent aussi la transition écologique.
La stratégie «de la ferme à la table»

, déclinaison
agricole du Pacte vert amorcée en 2020, annonçait notamment une
réduction de 50 % des pesticides d’ici 2030, une réduction des engrais
azotés de 20%, une réduction de l’usage d’antibiotiques, une plus
grande part de terres agricoles bio sans toutefois que la PAC et
le système de subventions ne soient alignés sur ces nouvelles contraintes.
Les agriculteurs se retrouvent ainsi coincés entre des coûts de
production qui explosent du fait de la crise de l’énergie et de
l’envolée du prix des intrants et les acheteurs auxquels ils doivent
vendre leur production au cours des marchés agricoles. Or, leurs
récoltes avaient, début 2024, perdu 40 % de leur valeur par rapport
à 2023. Cette diminution est la conséquence de l’éclatement de la
bulle spéculative sur les produits agricoles à la suite de la guerre
d’agression contre l’Ukraine.
48. Il est clair que s’accrocher aux principes du libre-échange
et de la compétitivité repose sur la croyance que des aliments bon
marché et la productivité garantiront la position de l’Union européenne
dans le système alimentaire mondial – sujet qui dépasse de loin
le cadre de ce rapport. Il est tout aussi évident que l’absence de
politiques publiques effectives contre la spéculation alimentaire
et les profits démesurés des grands groupes révèle «qui» manque
à ses obligations.
49. Ce dernier prisme soutient une approche par les droits humains
en tant qu’obligations des États (et peut-être un jour des acteurs
privés

) et plaide en faveur d’un cadre
législatif assurant la cohérence des politiques menées à l’échelle
de l’Union européenne et des États membres et mettant au centre
de ces politiques les enjeux de disponibilité, d’accessibilité,
de durabilité et d’adéquation de l’alimentation

. Or l’Union européenne n’a
jusqu’à ce jour pas pallié ce manque. S’il est vrai que conformément
à la stratégie «De la ferme à la table», celle-ci a commencé à travailler
en 2020 à une proposition de cadre législatif pour des systèmes
alimentaires durables (FSFS)

, il apparaît toutefois que ce projet n’a
pas abouti malgré la contribution exceptionnelle de la société civile
pour orienter la rédaction du FSFS vers une approche par le droit
humain à l’alimentation

.
50. C’est regrettable. Comme le rappelle David R. Boyd, «L’approche
fondée sur les droits humains, axée sur le droit à l’alimentation
et le droit à un environnement sain, est un catalyseur essentiel
pour accélérer la transformation des systèmes alimentaires non durables
actuels dans la perspective d’un avenir où chacun bénéficiera d’une
alimentation saine et durable, où les travailleurs seront traités
équitablement et où les écosystèmes dégradés seront restaurés.
C’est une obligation pour les États, pas une option.»

3.3. Le Conseil de l’Europe, un moteur
de changement?
51. Au niveau du droit européen,
c’est le Conseil de l’Europe qui a initié des activités dans le
domaine de l’alimentation avec l’Accord partiel dans le domaine
social et de la santé publique adopté le 16 novembre 1959 afin
d’améliorer la qualité de la vie en Europe et de renforcer le niveau
de protection sanitaire des consommateurs et la sécurité alimentaire

.
Le suivi de ce mandat dual et ambitieux a été confié au Comité d’experts
sur la nutrition, la sécurité alimentaire et la santé des consommateurs
aux réunions desquels la Commission européenne et l’OMS occupaient
une place.
52. Parallèlement, dès les années 60 et surtout dans les années
90, son Assemblée a alerté sur l’évolution rapide des technologies
agroalimentaires, la mise sur le marché de produits alimentaires
avant de mettre à disposition les informations nécessaires, les
déficiences dans les réglementations et les contrôles, et l’absence d’harmonisation
suffisante à l’échelle européenne. À ce titre, l’Assemblée a recommandé
au Comité des Ministres d’élaborer une convention-cadre européenne
sur la sécurité alimentaire en coopération avec l’Union européenne
et les autres organisations compétentes comme la FAO et l’OMS. Aussi,
considérant les risques liés à la mondialisation de l’économie et
la libéralisation des échanges sur la sécurité alimentaire, elle
a invité l’Union européenne à instituer, en coopération avec le
Conseil de l’Europe, une agence européenne de sécurité alimentaire
à l’instar de l’actuelle Direction européenne de la qualité du médicament
& soins de santé. L’Assemblée a aussi relayé la prise de conscience
par les consommateurs de l’importance d’avoir une alimentation saine
et de l’information pour faire des choix en connaissance de cause,
et souligné que les États sont les garants ultimes d’une alimentation
saine

.
53. Toutes ces propositions sont restées lettre morte. Fin des
années 90, l’Union européenne a pris les devants et le Comité des
Ministres du Conseil de l’Europe a reconnu le risque de double emploi
et souligné que la Commission européenne ainsi que l’OMS étaient
mieux équipées sur les plans technique et financier

. Après l’élargissement, l’Assemblée
a encore en vain tenté de justifier la valeur ajoutée du Conseil
de l’Europe au regard de sa dimension paneuropéenne

. Finalement, en 2007, le Comité
des Ministres a décidé de mettre fin aux activités du Conseil de
l’Europe en matière de nutrition et l’Accord partiel a été démantelé.
54. Les enjeux liés à l’alimentation ne sont pas mentionnés dans
la Déclaration finale du Sommet des chefs d’État et de gouvernement
tenu à Reykjavík en mai 2023. Ainsi, en contraste avec la tendance
au niveau international à voir le droit à l’alimentation en interdépendance
avec le droit à un environnement sain, les premiers éléments visibles
de la nouvelle stratégie du Conseil de l’Europe en matière d’environnement annoncée
en 2024 sur la base de l’Annexe V de la Déclaration ne démontrent
pas pour le moment de volonté de se réapproprier la thématique

.
55. Comme l’ont développé et justifié les travaux des différents
rapporteurs spéciaux des Nations Unies sur le droit à l’alimentation,
du HLPE et de la FAO, la réalisation du droit à l’alimentation doit
être conçue en synergie avec celle des autres droits humains qui
lui sont interdépendants. De fait, si au niveau du Conseil de l’Europe,
plusieurs mécanismes participent à la protection indirecte de certaines
dimensions du droit à l’alimentation, les traités de protection
des droits humains – la Convention européenne des droits de l’Homme (STE
no 5, 1950)
![(79)
La Cour européenne
des droits de l’Homme a abordé plusieurs dimensions du droit à l’alimentation
sous le couvert de droits reconnus par la Convention. Ainsi, dans
Irlande c. Royaume-Uni (requête n° 5310/71, arrêt du 18 janvier
1978), l'usage de la privation de nourriture, combinée à d'autres
techniques d’interrogatoire, a été jugé comme un traitement inhumain
et dégradant (article 3); dans Messina c. Italie (n° 2) (requête
n° 25498/94, arrêt du 28 septembre 2000), où un prisonnier vendait
sa nourriture pour acheter des timbres, la Cour a trouvé une violation
l'article 8 (droit à la correspondance); dans Tătar c. Roumanie
(requête n°67021/01, arrêt du 27 janvier 2009), la Cour a examiné
l’impact de pollution industrielle sur l'accès à de l'eau propre
et à une alimentation saine au regard de l’article 8 (droit au domicile); dans
Jakóbski c. Pologne (requête n° 18429/06, arrêt du 7 décembre 2010),
le refus des autorités pénitentiaires de fournir des repas conformes
aux convictions religieuses du requérant a été jugé contraire à
liberté de religion (article 9); dans Winterstein et autres c. France
(requête n° 27013/07, arrêt du 17 octobre 2013), les expulsions
de communautés Roms vivant dans des conditions précaires, y compris
le manque d'accès à la nourriture, ont été jugées contraires à l'article
8 (droit au respect de la vie privée et familiale); dans Centre
de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie
[GC] (requête n° 47848/08, arrêt du 17 juillet 2014), l'absence
de nourriture appropriée et de soins pour une personne handicapée
mentale a été abordée au regard du droit à la vie (article 2) et
de l’article 3; dans Mursic c. Croatie [GC] (requête n° 7334/13,
arrêt du 20 octobre 2016), la Cour a considéré que les conditions
de surpopulation carcérale, combinées à une alimentation inadéquate,
pouvaient constituer une violation de l'article 3.](/nw/images/icon_footnoteCall.png)
et
la Charte sociale européenne (révisée) (STE no 163,
1996)

–
ignorent le droit à l’alimentation en lui-même. Peuvent ainsi être
associés à la mise en œuvre du droit à l’alimentation les principes
d’interprétation transversaux liés à la dignité, la non-discrimination,
la participation des individus ou la primauté de l’État de droit
mobilisés par les organes des traités des droits humains du Conseil
de l’Europe.
56. Élaborer et promouvoir un cadre solide et contraignant du
droit à l’alimentation basé sur une approche fondée sur les droits
humains pour guider une transition socialement, écologiquement et
économiquement juste vers des systèmes alimentaires durables et
inclusifs me semblent pourtant s’aligner totalement avec le mandat
de notre Organisation et être à sa portée sur la base d’un cadre
normatif déjà bien travaillé et développé en droit international.
4. Conclusion
57. Contrairement à mon ambition
initiale, ce rapport ne pouvait pas satisfaire tous les appétits.
En effet, si j’ose cette analogie, je conçois ce premier rapport
sur le droit à l’alimentation comme une «mise en bouche» invitant
à s’asseoir autour de la table, à appréhender le service et à éveiller
le goût pour le thème de l’alimentation à travers les droits humains
sous l'expertise du Conseil de l'Europe, véritable chef étoilé en
la matière. L’objectif ultime qui serait l’adoption d’un instrument
européen ambitieux pouvant guider la transition vers des systèmes
alimentaires durables et inclusifs sur les fondements du droit à
l’alimentation est une véritable opportunité. Cet objectif est en
phase avec le positionnement de nombreux États membres du Conseil de
l’Europe et des institutions de l’Union européenne sur la scène
internationale depuis 1996. Pour le contenu, le Conseil peut se
référer à de nombreux outils et travaux qui ont été développés au
niveau international dans le but de définir et faire connaître le
droit à l’alimentation et de guider les États dans les stratégies
à adopter pour la concrétisation de ce droit.
58. Pour ouvrir des perspectives d'avenir, j'insiste sur l'importance
cruciale de la coopération entre le Conseil de l'Europe et la FAO.
Un premier échange pourrait se concentrer sur un événement marquant
de l'année 2024: le 20e anniversaire
des Directives volontaires sur le droit à l'alimentation adoptées
par la FAO. Gageons que cette collaboration puisse servir le suivi
de nos premiers travaux et favoriser la création de synergies pour
les futurs rapports de l’Assemblée sur le thème de l'alimentation,
s'appuyant sur les orientations proposées dans mon rapport.