1. Introduction
1.1. La procédure de suivi
1. En devenant membre du Conseil
de l’Europe le 24 avril 2002, la Bosnie-Herzégovine s’est engagée
à honorer les obligations imposées à tous les États membres au titre
de l’article 3 du Statut de l’Organisation (STE n° 1), ainsi qu’un
certain nombre d’engagements spécifiques mentionnés dans l’
Avis 234 (2002) «Demande d’adhésion de la Bosnie-Herzégovine au Conseil
de l’Europe. Pour assurer le respect de ces engagements, l’Assemblée
parlementaire a décidé, en application de la
Résolution 1115 (1997), d’ouvrir une procédure de suivi à l’égard de la Bosnie-Herzégovine
dès son adhésion. La dernière résolution adoptée par l’Assemblée
concernant le respect des obligations et des engagements de la Bosnie-Herzégovine
est la
Résolution 2201 (2018).
2. M. Zsolt Németh (Hongrie, CE/AD) et M. Aleksandar Nikoloski
(Macédoine du Nord, PPE/DC) ont été désignés corapporteurs par la
commission pour le respect des obligations et engagements des États
membres du Conseil de l'Europe (commission de suivi) respectivement
en septembre 2021 et mars 2023. Dans le cadre de l’élaboration du
présent rapport, les corapporteurs ont effectué une visite d’information
à Sarajevo et Banja Luka en septembre 2023, et à la Commission européenne
(DG NEAR) en mars 2024. Lors de sa réunion du 6 mars 2024, la commission
de suivi a tenu une audition avec la participation de M. Christian
Schmidt, Haut Représentant pour la Bosnie-Herzégovine.
3. Le pays a bénéficié de programmes de coopération du Conseil
de l’Europe depuis 2003. Des plans d’action successifs couvrant
les périodes 2015-2017 et 2018-2021 ont été mis en œuvre et un plan
d’action pour la période 2022-2025 a été adopté. Au cours des trois
dernières années, les autorités de Bosnie-Herzégovine ont sollicité
à plusieurs reprises l’expertise de la Commission européenne pour
la démocratie par le droit (Commission de Venise), qui a adopté
cinq avis (sur le projet de loi portant modification de la loi relative au
Conseil supérieur des juges et des procureurs, le projet de loi
sur la prévention des conflits d’intérêts, le projet de loi sur
les tribunaux de Bosnie-Herzégovine, le projet de loi de la Republika
Srpska concernant le registre spécial et la publicité du travail
des organisations à but non lucratif, et sur certaines questions
relatives au fonctionnement de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine)
ainsi qu’un Mémoire d’amicus curiae sur l’examen en appel devant
la Cour de Bosnie-Herzégovine, demandé par la Cour constitutionnelle
du pays.
1.2. Le contexte politique
4. La Bosnie-Herzégovine a proclamé
son indépendance à l’égard de la République fédérale de Yougoslavie
le 1er mars 1992. La guerre tragique
qui a suivi s'est achevée en 1995 par l’«Accord-cadre général pour
la paix en Bosnie-Herzégovine», également connu sous le nom de «Accords
de Dayton».
5. Le seul recensement de la population depuis la fin de la guerre
a été réalisé en 2013, date à laquelle la population totale s’établissait
à près de 3,5 millions d’habitants. Les Bosniens se déclarant «bosniaques» représentaient
50,11 % de la population, les Bosniens «serbes» 30,78 %, les Bosniens
«croates» 15,43 % et les «autres», 2,73 %. En Republika Srpska,
81 % de la population se déclarait serbe, 14 % bosniaque et 2,4 % croate.
Dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine, 70 % de la population
se déclarait bosniaque, 22 % croate et 2,5 % serbe. La Bosnie-Herzégovine
compte la deuxième diaspora la plus importante au monde (part de
la population née en Bosnie-Herzégovine et vivant à l’étranger)

. Quelque deux millions de personnes
originaires de Bosnie-Herzégovine résident en dehors du pays, dont
des émigrés de deuxième et troisième génération.
6. L’émigration constitue une préoccupation majeure pour la Bosnie-Herzégovine.
Selon les estimations, 600 000 à 800 000 personnes ont quitté la
Bosnie-Herzégovine entre 2013 et 2023. La population du pays devrait
diminuer d'environ 45 000 personnes chaque année, dont plus de 20 000
jeunes qualifiés qui émigrent en raison de l'instabilité politique,
du faible niveau de vie et de la corruption. En outre, le taux de
fécondité est très bas, soit 1,35 naissance par femme, ce qui se
traduit par une baisse démographique pouvant atteindre 20 000 personnes
par an

.
7. La Bosnie-Herzégovine s’est portée candidate à l’Union européenne
en février 2016. La Commission européenne a rendu un avis sur cette
candidature en mai 2019, identifiant 14 réformes-clé que la Bosnie-Herzégovine
devrait appliquer en priorité avant l’ouverture des négociations
d’adhésion à l’Union européenne

. La plupart de ces priorités
essentielles tient au fonctionnement des institutions démocratiques, à
l’État de droit et aux droits humains, et certaines se fondent sur
des obligations et des engagements souscrits lors de l’adhésion
au Conseil de l’Europe, telle que l’obligation d’exécuter les arrêts
de la Cour européenne des droits de l’homme.
8. En 2021, l’évaluation de la Commission européenne sur l’application
de ces 14 priorités essentielles pour l’ouverture des négociations
d’adhésion a souligné de nombreuses insuffisances. Selon la Commission européenne,
en raison de la paralysie des institutions de l’État, les réformes
n’ont pas été entreprises: «Aucun progrès n’a été réalisé pour améliorer
le cadre électoral dans le respect des normes européennes et pour assurer
la transparence du financement des partis politiques. La Bosnie-Herzégovine
doit encore répondre aux recommandations du Bureau des institutions
démocratiques et des droits de l'homme de l'Organisation pour la
sécurité et la coopération en Europe (BIDDH/OSCE), de la Commission
de Venise et du Groupe d’États contre la corruption (GRECO). Un
nombre de décisions de la Cour constitutionnelle doivent encore
être exécutées»

. En juin 2022, avant les élections d’octobre,
les dirigeants des partis politiques représentés au sein du parlement
et les membres de la Présidence de Bosnie-Herzégovine ont convenu
d’un accord politique «sur les principes pour assurer une Bosnie-Herzégovine
fonctionnelle qui progresse sur la voie européenne»

.
9. À la suite des élections d'octobre 2022, une coalition formée
par le SNSD

,
le HDZ BiH

et
l'alliance «Troïka» est parvenue à un accord sur la formation d'un
nouveau gouvernement pour la législature 2022–2026, et a désigné
Borjana Krišto (HDZ BiH) nouvelle présidente du Conseil des ministres.
Le 25 janvier 2023, la Chambre des représentants a confirmé la nomination
du gouvernement Krišto.
10. En décembre 2022, l'Union européenne a rappelé que les 14
priorités essentielles devaient encore être mises en œuvre tout
en ouvrant la voie à l'ouverture de négociations d'adhésion, à condition
que 8 mesures prioritaires soient adoptées. Cette décision a créé
une dynamique et plusieurs réformes importantes qui étaient en attente
depuis longtemps ont été adoptées en un temps record. Constatant
les progrès accomplis, le Conseil européen a officiellement décidé
d'ouvrir les négociations d'adhésion avec la Bosnie-Herzégovine
le 22 mars 2024. La Commission européenne est invitée à préparer
le cadre de négociation, qui devrait être adopté lorsque les 8 mesures
fixées en 2022 auront été prises.
11. Comme les négociations entre les partis politiques sur la
réforme de la loi électorale ne semblaient pas pouvoir aboutir à
temps avant les élections locales d'octobre 2024, le Haut Représentant
pour la Bosnie-Herzégovine a promulgué des amendements à la loi
électorale afin de garantir l'intégrité du processus électoral et
de le mettre en conformité avec les normes internationales et européennes.
L'Assemblée nationale de la Republika Srpska a réagi en approuvant
des conclusions

exigeant, entre autres, l'annulation
de toutes les décisions du Haut Représentant, puis elle a adopté
une loi électorale

visant à créer un cadre électoral parallèle.
Le 24 juillet 2024, la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine
a adopté des mesures provisoires qui suspendaient temporairement
l'effet juridique de cette loi dans l'attente d'une décision finale

.
12. Le 23 mai 2024, l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté
la résolution proclamant le 11 juillet «Journée internationale de
réflexion et de commémoration du génocide commis à Srebrenica en
1995». Le gouvernement de la Republika Sprska a considéré que l'adoption
de cette résolution constituait une violation des Accords de paix
de Dayton et a annoncé qu'il préparerait un projet d'accord sur
la «dissociation pacifique» entre la Republika Srpska et la Fédération
de Bosnie-Herzégovine. Le 8 juin 2024, une «Assemblée panserbe» s'est
réunie à Belgrade à l'instigation du président de la Serbie et du
président de la Republika Srpska et a adopté une déclaration concluant
que: «L'Assemblée panserbe ne soutient pas la résolution sur Srebrenica» qui,
selon le texte, constitue une tentative «de rejeter collectivement
la faute sur l'ensemble du peuple serbe». Ces conclusions appelaient
notamment à «agir de manière unie et coordonnée» pour «mettre un
terme à l'assimilation des Serbes dans les États de la région» et
mentionnaient le rôle de l'Église orthodoxe pour préserver le peuple
serbe «biologiquement, culturellement et éducativement». Cette déclaration
a suscité de vives réactions de la part des responsables politiques
de la Fédération, qui ont souligné ses effets déstabilisateurs et
noté qu'elle constituait une intervention directe de la Serbie dans
les affaires intérieures de la Bosnie.
13. Le 20 juin 2024, le Comité directeur du Conseil de mise en
œuvre de la paix a fait une déclaration «condamn[ant] fermement
les attaques flagrantes lancées par la coalition au pouvoir en Republika
Srpska contre l’Accord-cadre général pour la paix, l'ordre constitutionnel
et juridique de la Bosnie-Herzégovine, ainsi que sa souveraineté
et son intégrité territoriale.»
2. Le fonctionnement des institutions
démocratiques 
14. Les principaux textes constitutionnels
en vigueur dans le pays ont été adoptés au cours ou à la fin de
la guerre. Les Accords de Dayton, signés à Paris le 14 décembre
1995, règlent les conditions de la paix. L'annexe 4 de ces accords,
qui traite de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine, reconnaît
que la Bosnie-Herzégovine doit continuer son existence juridique
en droit international, en tant qu'État, avec sa structure interne
modifiée et dans ses frontières internationalement reconnues. Elle
énonce que la Bosnie-Herzégovine est un État démocratique, régi
par la primauté du droit, avec des élections libres et démocratiques.
Il est formé de deux Entités: la Fédération de Bosnie-Herzégovine
et la Republika Srpska.
15. L'article 2, paragraphe 2, de la Constitution incorpore la
Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 5) et ses protocoles,
qui sont directement applicables en Bosnie-Herzégovine et ont la
primauté sur les autres lois.
16. Le gouvernement au niveau de l’État de Bosnie-Herzégovine
est composé d’une présidence collective de trois membres: un Bosniaque
et un Croate, chacun directement élu sur le territoire de la Fédération,
et un Serbe directement élu sur le territoire de la Republika Srpska.
La Présidence est responsable de la politique étrangère ainsi que
du respect des lois. La Présidence nomme un président du Conseil
des ministres de l'État, sous réserve de l'approbation de la Chambre
des représentants. Le président nomme ensuite les autres ministres.
17. L'Assemblée parlementaire de Bosnie-Herzégovine est bicamérale
et comprend une Chambre des représentants élue au suffrage direct
et une Chambre des peuples élue au suffrage indirect. La Chambre
des représentants comprend 42 membres (pour un mandat de quatre
ans), dont les deux tiers sont élus au suffrage direct sur le territoire
de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et un tiers sur le territoire
de la Republika Srpska. La Chambre des peuples comprend 15 membres,
dont cinq Bosniaques et cinq Croates choisis par la Chambre des
représentants de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, et cinq Serbes
choisis par le Conseil des peuples de l'Assemblée nationale de la
Republika Srpska.
18. Dans son préambule, la Constitution mentionne: «les Bosniaques,
les Croates et les Serbes, en tant que peuples constituants (aux
côtés des Autres) et les citoyens de Bosnie-Herzégovine (...)».
La notion de «peuple constituant» introduit une différence de traitement,
car seuls les peuples constituants peuvent prétendre à des droits
collectifs spéciaux, tels que la représentation dans les institutions
et le droit de veto dans les processus de prise de décision. Jusqu'en
2000, les peuples constituants étaient associés à certaines entités:
les Serbes étaient le seul peuple constituant de la Republika Srpska,
et les Bosniaques et les Croates étaient les seuls peuples constituants
de la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Le 1er juillet
2000, la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a statué que
les membres des trois peuples constituants et les «Autres» devaient
avoir des droits égaux dans toute la Bosnie-Herzégovine. En conséquence,
des dispositions relatives au partage du pouvoir ont été introduites
dans les deux entités, et des règles tendant à répartir les postes
les plus importants de manière égale entre les trois peuples constituants
ont été incluses dans les constitutions respectives. Désormais,
les représentants des trois peuples constituants disposent d’un
véritable pouvoir de blocage dans ces différentes unités, même lorsqu’ils
ne représentent qu’un très petit nombre de votants.
19. Les Accords de Dayton comportent également une annexe 10 instituant
un Haut Représentant de la communauté internationale chargé de superviser
la mise en œuvre civile de l'accord de paix. À la suite des négociations
des Accords de paix de Dayton, un Conseil de mise en œuvre de la
paix a été créé, dont 55 pays et agences sont membres.
20. La nature des institutions en Bosnie-Herzégovine et leur fonctionnement
font partie des sujets les plus débattus dans le pays. Le cadre
institutionnel doit être réformé pour se conformer à la Convention
européenne des droits de l'homme, mais aussi pour améliorer l'efficacité
des institutions et permettre la fin de certains mécanismes de supervision
exceptionnels institués pour mettre en œuvre les accords de paix
en 1995, tels que le Haut Représentant. Mais l'incapacité à mener
de telles réformes signifie que la «soupape de sécurité» fournie
par le Haut Représentant est toujours nécessaire pour adopter en
urgence les textes juridiques nécessaires, tandis que la majorité
politique de l'entité Republika Srpska menace de faire sécession.
2.1. La réforme constitutionnelle
21. Lors de son adhésion au Conseil
de l'Europe, la Bosnie-Herzégovine s'est engagée à réformer sa constitution.
Dans son
Avis 234 (2002) «Demande d'adhésion de la Bosnie-Herzégovine au Conseil
de l'Europe», l'Assemblée a considéré que «les institutions d’État
devront être renforcées, aux dépens des institutions existant au
niveau des entités, le cas échéant par une révision de la Constitution».
Le pays s'est également engagé à «adopter et mettre en œuvre, dans
un délai d’un an suivant son adhésion, les amendements constitutionnels
et législatifs nécessaires pour se conformer à l’arrêt de la Cour constitutionnelle,
relatif aux ‘peuples [constituants] de la Bosnie-Herzégovine’, de
juin-juillet 2020, et à «revoir la loi électorale, dans un délai
d’un an, avec l’aide de la Commission pour la démocratie par le
droit (Commission de Venise) et à la lumière des principes du Conseil
de l’Europe, aux fins d’amendement, le cas échéant»

.
22. Toujours d’après l’Avis: «L’Assemblée n’ignore pas que certains
des engagements formulés ci-dessus relèvent de la compétence des
entités (Fédération de Bosnie-Herzégovine et Republika Srpska),
dont l’intervention est indispensable à leur exécution. Elle n’en
considère pas moins que les autorités de l’État de Bosnie-Herzégovine
sont responsables auprès du Conseil de l’Europe pour assurer que
les mesures nécessaires seront prises par les entités pour exécuter
ces engagements.»
23. Le 23 juin 2004, l'Assemblée a adopté la
Résolution 1384 (2004) «Renforcement des institutions démocratiques en Bosnie-Herzégovine»

, dans laquelle elle a considéré
que «[l]'ordre constitutionnel prévu par les Accords de paix de
Dayton, sur lequel les institutions de l'État sont fondées, est
extrêmement compliqué et contradictoire. Résultat d’un compromis
politique conclu pour mettre fin à la guerre, il ne peut assurer
le fonctionnement efficace de l’État à long terme et devrait être
réformé lorsque la réconciliation nationale sera irréversible et
que la confiance sera pleinement restaurée.» L’Assemblée a demandé
à la Commission de Venise «de procéder à une évaluation approfondie
de la conformité de la Constitution de Bosnie-Herzégovine avec la
Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales,
et avec la Charte européenne de l’autonomie locale (STE no 122),
ainsi que de l’efficacité et de la rationalité des dispositions constitutionnelles
et juridiques actuellement en vigueur en Bosnie-Herzégovine».
24. La Commission de Venise a formulé l'avis demandé en mars 2005.
En ce qui concerne la répartition des pouvoirs entre les différents
niveaux de gouvernement, la Commission de Venise a estimé qu'une
révision de la Constitution pour renforcer les responsabilités de
l'État était indispensable

, confirmant la recommandation formulée
dans l'
Avis 234 (2002).
25. En ce qui concerne le fonctionnement des institutions, la
Commission de Venise a constaté que: «les règles constitutionnelles
régissant le fonctionnement des organes de l’État n’ont pas été
conçues pour produire un gouvernement fort, mais pour empêcher la
majorité de prendre des décisions nuisibles pour les autres groupes.»
«Il faut bel et bien, en pareil cas, réaliser un équilibre satisfaisant
entre la nécessité, d’une part, de protéger les intérêts de tous
les peuples constituants et celle, d’autre part, de disposer d’un
gouvernement efficace. Toutefois, la Constitution de la B-H contient
de nombreuses dispositions garantissant la protection des intérêts
des peuples constituants: le veto au nom d'intérêts vitaux à l'Assemblée
parlementaire, le système bicaméral et la Présidence collective
sur la base de l'appartenance ethnique. L'effet combiné de ces dispositions
rend la tâche d'un gouvernement qui se voudrait efficace extrêmement
difficile, sinon impossible. Jusqu'à présent, le système a plus
ou moins fonctionné en raison du rôle crucial assumé par le Haut Représentant.
Or, ce rôle n'est pas inscrit dans la durée.» L'évaluation de la
Commission de Venise en 2005 concluait à cet égard qu’une «révision
constitutionnelle est indispensable car les dispositions actuelles
ne sont ni efficaces, ni rationnelles et sont dépourvues de contenu
démocratique».
26. En ce qui concerne la conformité de la Constitution avec la
Convention européenne des droits de l’homme, la Cour européenne
des droits de l'homme a statué dans une série d'affaires que certaines dispositions
de la Constitution de Bosnie-Herzégovine devaient être modifiées.
Les dispositions en cause concernent la composition et l'élection
de la Présidence et de la Chambre des Peuples. La Cour a établi
que les règles restreignant la possibilité de se porter candidat
à certaines élections selon des critères ethniques constituaient
une discrimination contraire à la Convention. La Cour a confirmé
et détaillé cette jurisprudence en 2014 dans l'affaire
Zornić 
et en 2016 dans l'affaire
Pilav 
. La Bosnie-Herzégovine
a donc l'obligation d’amender sa Constitution afin de modifier le
droit de vote passif et actif de ses citoyens.
27. En août 2023, la Cour est allée plus loin dans l'affaire
Kovačević c. Bosnie-Herzégovine 
. D’après l’arrêt
rendu, les mécanismes de partage du pouvoir en faveur des peuples
constituants équivalaient à des privilèges ethniques, puisque seules
les personnes déclarant leur appartenance à l'un des trois peuples constituants
étaient autorisées à se présenter comme candidat à la Chambre des
Peuples et à la Présidence. En outre, seuls les électeurs résidant
dans la Republika Srpska peuvent participer à l’élection des membres serbes
de la Chambre des peuples (au suffrage indirect) et de la présidence
(au suffrage direct), tandis que seuls les électeurs résidant dans
la Fédération peuvent participer à l’élection des membres bosniaques
et croates de ces organes. En revanche, aucune condition relative
à l’appartenance ethnique ne s’applique à l’élection des membres
de la Chambre des représentants (la première chambre du Parlement
national). La Cour a observé qu'en raison des mécanismes de partage
du pouvoir, la Bosnie-Herzégovine n'était pas une véritable démocratie
mais une «ethnocratie» dans laquelle l'ethnicité – et non la citoyenneté –
était l’élément-clé de l’accès au pouvoir et aux ressources, et
dans laquelle les trois groupes ethniques dominants contrôlaient les
institutions étatiques et les mettent au service de leurs intérêts,
tandis que tous les personnes n’appartenant pas à l’un de ces groupes
s'apparentaient à des citoyens de seconde zone. L’arrêt précisait
que «[l]a Cour est consciente de l’histoire de ce pays, et en particulier
du fait que les mécanismes électoraux susmentionnés ont été conçus
dans le but de faire cesser un conflit violent marqué par des faits
de génocide et d’«épuration ethnique». Ce conflit fut d’une nature
telle qu’il était nécessaire d’obtenir l’accord des «peuples constituants»
pour que la paix puisse être assurée. On peut donc concevoir que
l’existence d’une seconde chambre composée uniquement de représentants
de ces trois peuples aurait pu être acceptable dans le cas particulier
de la Bosnie-Herzégovine si les compétences de cette chambre avaient
été limitées à l’exercice par les «peuples constituants» d’un droit
de veto au nom d’intérêts nationaux vitaux, précisément, étroitement
et strictement définis. (...) Or, la Chambre des peuples est actuellement
dotée des pleins pouvoirs législatifs. (…) Dans ces conditions,
il est de la plus haute importance que toutes les composantes de
la société soient représentées à la Chambre des peuples».
28. Cet arrêt souligne qu'il existe des solutions qui maintiendraient
certains mécanismes de partage du pouvoir et la protection des «peuples
constituants» sans violer la Convention européenne des droits de l'homme.
De telles solutions ont été identifiées par la Commission de Venise

.
29. Les nombreuses tentatives pour amender la Constitution et
la loi électorale ont pour l’heure échoué, bien qu’un accord ait
parfois été en passe d’être trouvé. Le groupe d’amendements d’avril 2006
a été rejeté à deux voix près à la Chambre des représentants. D’autres
tentatives ont eu lieu en 2008, 2009, 2012, 2013 et 2014. En 2019,
l’avis de la Commission européenne sur la candidature de la Bosnie-Herzégovine
à l’Union européenne a fait d’une réforme électorale et constitutionnelle
un préalable à l’adhésion. Les discussions menées sous la médiation
de l’Union européenne et des États-Unis et avec le soutien technique
du secrétariat de la Commission de Venise se sont achevées le 20 mars 2022,
faute d’accord politique. Selon le Haut Représentant, les parties
étaient proches d’un accord sur plusieurs des points discutés, mais
il leur a manqué le courage politique de faire le pas supplémentaire
qui s’imposait pour parvenir à un compromis à une encablure des
élections

.
30. La coalition gouvernementale qui s’est formée à la suite des
élections de 2022 s'est engagée à adopter une «réforme constitutionnelle
limitée» pour être en conformité avec la Convention européenne des
droits de l’homme. Toute modification de la Constitution ne peut
être décidée que par consensus entre les principales forces politiques
de Bosnie-Herzégovine, tant au niveau de l'État que des entités,
mais il est urgent d'adopter cette réforme essentielle. La décision
du Conseil européen de mars 2024 d'engager les négociations d'adhésion
a ouvert une nouvelle fenêtre d'opportunité, car la Commission européenne
a demandé à la Bosnie-Herzégovine «d’améliorer en profondeur le
cadre institutionnel, y compris au niveau constitutionnel (…)» et
«d’assurer l’égalité et la non-discrimination entre les citoyens,
particulièrement à la suite de l’arrêt de la Cour européenne des
droits de l’homme dans l’affaire Sejdić et Finci».
2.2. Le Bureau du Haut Représentant
31. L'annexe X des accords de Dayton
a porté création d’un Haut Représentant de la communauté internationale.
Le mandat du Haut Représentant est de faciliter la mise en œuvre
de l'accord de paix. À cette fin, lors de la Conférence de mise
en œuvre de la paix qui s’est tenue à Bonn le 10 décembre 1997,
le Conseil de mise en œuvre de la paix s'est félicité «de ce que
le Haut Représentant se propose d’user du pouvoir qui lui est conféré
de statuer en dernier ressort sur l’interprétation de l’Accord sur
la mise en œuvre civile des Accords de paix afin de faciliter le
règlement des difficultés en prenant des décisions ayant force obligatoire (…)».
À la suite de cette conférence, le Haut Représentant a commencé
à imposer une législation et à démettre de leurs fonctions les fonctionnaires
qui ne s'étaient pas acquittés de leur devoir de mettre en œuvre l'accord
de paix. C’est ce l’on appelle généralement l’exercice des «pouvoirs
de Bonn» par le Haut Représentant.
32. L'exercice des pouvoirs de Bonn a soulevé des controverses.
Dans sa
Résolution 1384 (2004) susmentionnée, l'Assemblée a demandé à la Commission
de Venise de procéder à une évaluation de la conformité des pouvoirs
du Haut Représentant avec la Convention européenne des droits de
l’homme.
33. En ce qui concerne le pouvoir de légiférer conféré au Haut
Représentant, la Commission de Venise a rappelé que: «le processus
législatif de la B-H est anormalement difficile à gérer et offre
beaucoup trop d’occasions de bloquer l'adoption des lois. (…) Aussi,
le pouvoir conféré au Haut Représentant en matière d’adoption de
lois constitue-t-il une soupape de sécurité permettant d’adopter
des textes législatifs urgents.» Toutefois: «Le principe démocratique
de la souveraineté du peuple requiert que la législation soit adoptée
par un organe élu par le peuple. L’article 3 du (premier) Protocole
à la CEDH dispose que l’assemblée législative doit être élue par
le peuple, droit qui est vidé de sa substance si la législation
est adoptée par un autre organe.» En conséquence, la Commission
de Venise a préconisé que ce pouvoir soit progressivement abandonné
et qu'une réforme constitutionnelle soit engagée pour rendre le
processus législatif plus efficient.
34. En ce qui concerne le pouvoir de prendre des décisions individuelles
de révocation des élus ou des fonctionnaires, la Commission de Venise
a considéré que ces décisions devraient faire l’objet d’un contrôle juridictionnel
en bonne et due forme et qu’elles incombent aux institutions nationales
compétentes.
35. En 2004, les corapporteurs de la commission de suivi ont estimé
que «le moment est venu de définir une stratégie claire permettant
un transfert des responsabilités du Haut Représentant aux autorités internes»

. En février 2008, le
Conseil de mise en œuvre de la paix a fixé cinq objectifs à atteindre
et deux conditions à remplir pour mettre fin au mandat du Haut Représentant,
connus sous le nom d’«Agenda 5+2». Le Comité directeur du Conseil
de mise en œuvre de la paix a régulièrement examiné les progrès
accomplis dans la mise en œuvre de cet agenda. Si des améliorations
ont bien été apportées dans certains domaines, des désaccords chroniques
entre les principaux partis politiques ont néanmoins abouti à une
impasse qui a empêché la mise en œuvre intégrale de cet agenda.
36. Depuis 2008, le recours aux «pouvoirs de Bonn» a progressivement
décliné. Aucune décision individuelle n'a été rendue depuis 2009.
Le pouvoir d’édicter des lois n'a pas été utilisé de 2014 à 2021,
mais cette retenue n’a pas coïncidé avec un renforcement des institutions
de l’État, et les réformes nécessaires n'ont pas été menées. En
raison de l’opposition politique entre les partis représentant les
trois peuples constituants, le fonctionnement des institutions de
l’État était à l’arrêt durant l’essentiel de la législature 2018-2022.
37. En juillet 2021, la Russie et la Chine ont proposé au Conseil
de sécurité des Nations Unies de retirer au Haut Représentant certains
des «pouvoirs de Bonn» et de fermer le bureau dans un délai d'un
an. Cette proposition a été rejetée
![(22)
<a href='https://www.reuters.com/world/europe/russia-china-fail-un-bid-shut-down-bosnia-peace-envoy-2021-07-22/'>Reuters</a> [22 juillet 2021].](/nw/images/icon_footnoteCall.png)
.
38. Dans le même temps, les «pouvoirs de Bonn» ont été utilisés
à nouveau pour édicter une loi interdisant la négation du génocide
et proscrivant l’apologie des criminels de guerre condamnés. Les
tentatives précédentes de légiférer sur ces questions en Bosnie-Herzégovine
avaient été bloquées. M. Milorad Dodik, alors membre de la présidence
tripartite de la Republika Sprska, a attaqué la décision et déclaré
que les Serbes de Bosnie ne pouvaient «pas vivre dans un pays où
quelqu'un peut imposer une loi en la publiant simplement sur son
site internet». Les partis d'opposition ont exprimé des points de
vue similaires et les dirigeants des partis politiques serbes de
Bosnie ont décidé de réagir à cette décision en boycottant les institutions
de l'État de Bosnie-Herzégovine. En octobre 2021, M. Dodik a annoncé
que toutes les lois imposées par le Haut Représentant seraient abrogées
![(23)
<a href='https://www.reuters.com/world/europe/secessionist-leader-says-serbs-will-undo-bosnia-state-institutions-2021-10-14/'>Reuters</a> [14 octobre 2021].](/nw/images/icon_footnoteCall.png)
. Le boycott des
institutions étatiques a pris fin avec la formation du nouveau gouvernement
à la suite des élections d'octobre 2022.
39. En 2022, les «pouvoirs de Bonn» ont été utilisés à huit reprises,
six fois en lien avec la tenue des élections et le fonctionnement
des institutions, deux fois en lien avec la question de la répartition
des biens de l’État. En 2023, les pouvoirs de Bonn ont été utilisés
à onze reprises.
40. Certaines de ces interventions se sont avérées essentielles
pour permettre la tenue des élections de 2022

car elles ont assuré la mise à disposition
des fonds nécessaires et ont introduit dans le processus électoral
d’importantes garanties en matière d’intégrité. Des amendements
ont été apportés à la Constitution de la Fédération de Bosnie-Herzégovine
pour permettre la formation du gouvernement, qui était dans une impasse
depuis cinq ans.
2.3. La réforme électorale
41. Les pouvoirs de Bonn ont été
utilisés pour la dernière fois le 26 mars 2024 afin de promouvoir
un ensemble de réformes concernant l'intégrité des élections. Cette
réforme tant attendue ne pouvait plus être reportée car il fallait
la mettre en œuvre, au moins en partie, pour les élections locales
d'octobre 2024.
42. En devenant membre du Conseil de l'Europe en 2002, la Bosnie-Herzégovine
s'est engagée à «revoir la loi électorale dans un délai d’un an,
avec l’aide de la Commission pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise) et à la lumière des principes du Conseil de l’Europe,
aux fins d’amendement, le cas échéant»

. L'Assemblée
a constamment rappelé à la Bosnie-Herzégovine cette obligation souscrite
au moment de l’adhésion et l’a exhortée à adopter une nouvelle Constitution
afin de «remplacer le dispositif de représentation ethnique par
une représentation fondée sur le principe de citoyenneté, notamment
en mettant un terme à la discrimination constitutionnelle envers
les «autres»

.
43. La réforme électorale concerne deux séries de questions, les
unes de nature constitutionnelle (voir section 2.1 ci-dessus), les
autres relatives à la transparence et à l'intégrité du processus
électoral.
44. En ce qui concerne l’intégrité des élections, la confiance
de la population de Bosnie-Herzégovine dans son système électoral
est très faible: une enquête d’opinion réalisée par l’OSCE au mois
d’août 2021 révèle que 41,3 % des personnes interrogées estiment
que le système électoral ne permet que dans une faible mesure l’expression
de la réelle volonté des citoyens. Quelque 42 % des personnes ayant
répondu jugent que les élections en Bosnie-Herzégovine sont conduites
de façon inéquitable et pour 67,5 % d’entre elles, des fraudes électorales
ont «toujours» ou «souvent» lieu. Enfin, 64,6 % des personnes interrogées
estiment qu’il est important de modifier la loi électorale.
45. Un premier train de réformes concernant l’intégrité et la
transparence a été mis en place juste avant les élections de 2022.
Pour des raisons politiques, le ministère des Finances et du Trésor
a fait obstacle à la bonne organisation de ce scrutin en s’abstenant
de débloquer les fonds nécessaires. Le 6 juin 2022, le Haut Représentant
a fait usage des «pouvoirs de Bonn» pour allouer le budget requis
et amender la loi électorale ainsi que celle sur le financement
des institutions de l’État, et éviter de tels blocages à l’avenir.
46. La mission d’observation électorale menée en octobre 2022
a fait état de préoccupations concernant le secret du scrutin et
la présence de personnes non autorisées s’immisçant dans le processus
de vote. Le secret du vote a été potentiellement compromis dans
plus de 25 % des lieux observés. Les urnes n’étaient pas correctement
scellées dans 6 % des cas et d’autres problèmes de procédure ont
été relevés dans 6 % des bureaux de vote visités. Le jour du scrutin,
les membres de la mission d’observation ont été témoins de graves infractions
électorales, notamment des usurpations de vote, des achats de voix
ou des intimidations d’électeurs ou de membres de commissions de
bureau de vote. En ce qui concerne le dépouillement et la compilation
des résultats, les membres de la mission d’observation ont évalué
négativement le dépouillement dans 36 des 168 bureaux de vote observés.
47. Au cours de notre visite à Banja Luka et à Sarajevo, il nous
a été dit à maintes reprises que l'intégrité des élections était
une question essentielle à résoudre en priorité, car elle conditionnait
la possibilité de s'attaquer à d'autres problèmes. Le contenu de
la réforme envisagée est connu et a été longuement discuté avec
les experts du BIDDH/OSCE et de la Commission de Venise. Un projet
de loi a été examiné et aurait été approuvé par les partis politiques
au parlement. Cependant, en octobre 2023, le Conseil de mise en
œuvre de la paix a noté que moins de 12 mois avant les élections
locales de 2024, les autorités de B-H avaient jusqu’à présent échoué
à modifier la loi électorale vers le respect des normes internationales
sur la transparence et l’intégrité des procédures électorales et
les bonnes pratiques pour des élections démocratiques. «Ces amendements
ont été recommandés de manière claire et répétée par le BIDDH/OSCE,
le GRECO et la Commission de Venise du Conseil de l’Europe.»

48. L'impasse politique a amené le Haut Représentant à promulguer,
le 23 mars 2024, des amendements réformant la loi électorale. Ces
amendements sont très complets et semblent répondre à la plupart
des questions en suspens. Selon le Haut Représentant, ils améliorent
l’intégrité et la supervision des opérations de vote et du décompte,
notamment la sécurité autour du matériel électoral avant et après
le vote et la professionnalisation des commissions de bureau de
vote. La composition de ces commissions et la pratique consistant
à en échanger les membres entre les partis politiques ont été identifiées
comme l’une des principales sources de fraude électorale. La réforme
introduit également des mesures pour une plus grande transparence
du registre électoral – en particulier s’agissant des votes par
procuration et des réfugiés – et la vérification des données du
registre électoral; une amélioration de la transparence et de la
sécurité tout au long du processus électoral, incluant l’identification
électronique des votants, la vidéo surveillance et le décompte électronique
des bulletins; et des règles plus claires pour la protection des
droits humains et civiques avant, pendant et après les élections;
la prévention de la manipulation des votants et une plus grande
transparence du financement des campagnes et des médias.
49. En dépit de ses regrets qu'une telle réforme n'ait pas été
adoptée par le Parlement de Bosnie-Herzégovine, l'Union européenne
a déclaré qu'elle attendait des autorités qu'elles mettent en œuvre
les réformes nécessaires pour que les prochaines élections locales
se déroulent conformément aux normes européennes
![(28)
<a href='https://www.eeas.europa.eu/eeas/bosnia-and-herzegovina-statement-spokesperson-high-representatives-amendment-election-law_en'>EEAS</a> [26 mars 2024].](/nw/images/icon_footnoteCall.png)
.
50. Il faudra du temps pour dispenser la formation nécessaire
et mettre pleinement en œuvre les mesures de transparence et d'intégrité
qui ont été adoptées. À cet égard, les élections locales d'octobre
2024 fourniront une première évaluation de leur efficacité. Il est
cependant troublant de constater que ces réformes très importantes,
dont le contenu n'est pas remis en cause et qui ont été approuvées
par le parlement, n'auraient jamais été adoptées sans l'utilisation
des «pouvoirs de Bonn» par le Haut Représentant. Malheureusement, arguant
de l’utilisation de ces pouvoirs, le Parlement de la Republika Srpska
a adopté une loi électorale et une loi sur le référendum, ce qui
équivaut à une appropriation des compétences de l'État par l'entité.
Cette loi électorale a été renvoyée à la Cour constitutionnelle
de Bosnie-Herzégovine qui a estimé, le 24 juillet 2024, qu’il «existe
des motifs raisonnables de soupçonner que la loi contestée porte
atteinte à l'ordre constitutionnel et à la stabilité politique de
la Bosnie-Herzégovine». La Cour constitutionnelle a donc décidé
l'adoption d'une mesure provisoire suspendant temporairement l'effet
juridique de la loi électorale de la Republika Srpska dans l'attente
d'une décision finale

.
2.4. Les tendances sécessionnistes
51. Le conflit portant sur les
pouvoirs de l'État et des entités, la mise en place de cadres juridiques
parallèles et la négation de l'autorité de la Cour constitutionnelle
par la Republika Srpska ont des effets déstabilisateurs profonds.
En 2016, un référendum a été organisé sur la célébration de la «Journée
de la Republika Srpska», qui marque la création de la république
sécessionniste au début des guerres en 1992. Le référendum a été organisé
au mépris d'un arrêt de la Cour constitutionnelle qui interdisait
le vote pour cause de discrimination à l'égard des non-Serbes. En
2020, à la suite d'un désaccord avec les décisions prises par la
Cour constitutionnelle, l’Assemblée nationale de la Republika Srpska a
menacé de se séparer de la Bosnie-Herzégovine et a fait part de
sa volonté d’organiser un référendum d'indépendance. L’exécution
de ce plan aurait été reportée à la suite de l'invasion russe de
l'Ukraine
![(30)
<a href='https://www.reuters.com/world/europe/bosnian-serb-leader-dodik-says-ukraine-war-has-delayed-secession-plan-2022-06-06/'>Reuters</a> [6 juin 2024].](/nw/images/icon_footnoteCall.png)
, mais ce sujet reste
au premier plan du débat public et éclipse les progrès réels qui
ont été réalisés dans le processus d'intégration européenne.
52. Dans son rapport au Secrétaire général des Nations Unies du
9 mai 2023, le Haut Représentant a déclaré que «les discours et
actions sécessionnistes des autorités de la Republika Srpska, notamment M. Milorad
Dodik, se sont intensifiés au cours de la période considérée. Ils
empoisonnent le climat politique dans l'entité et dans l'ensemble
du pays. Les autorités de la Republika Srpska rejettent catégoriquement l'autorité
de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine et du Bureau
du Haut Représentant, et elles adoptent une attitude de confrontation
à l'égard des partenaires occidentaux.» Le Haut Représentant a également
noté «une nette tendance à l'autoritarisme en Republika Srpska,
caractérisée par des initiatives législatives qui réduisent encore
l'espace de la société civile et des médias. La Bosnie-Herzégovine
risque de devenir un pays divisé entre l'autoritarisme dans une
entité et la démocratie dans l'autre.»

53. En juin 2023, l’Assemblée nationale de la Republika Srpska
a adopté une loi qui suspendait les arrêts de la Cour constitutionnelle
de Bosnie-Herzégovine et mettait fin à la publication des décisions
du Haut Représentant dans le Journal officiel. Cette loi a été abrogée
par le Haut Représentant, mais elle a été promulguée le 7 juillet
2023. Le 11 août 2023, une procédure a été ouverte contre le président
de l’entité de Republika Srpska, qui a été accusé de ne pas avoir
exécuté les décisions du Haut Représentant. Le procès a débuté le
5 février 2024.
54. Le rapport du Haut Représentant susmentionné indique que la
coalition au pouvoir en Republika Srpska a commencé à créer les
conditions préalables à une éventuelle sécession de la Republika
Srpska de Bosnie-Herzégovine. Cette éventualité est mentionnée dans
une déclaration commune signée le 24 avril 2023 par les partis au
pouvoir en Republika Srpska. Il s’agit notamment «de la non-application
des décisions de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine,
de la volonté de retirer les représentants de la Republika Srpska
des institutions de l'État, du non-remplacement des juges serbes
à la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine, de la non-application
des décisions du Haut Représentant, de la volonté de déclarer l'indépendance
de la Republika Srpska si le Haut Représentant impose une loi sur
les biens de l'État, de la volonté de limiter les compétences de
la Commission électorale centrale de Bosnie-Herzégovine, de la volonté de
réexaminer toutes les lois et décisions imposées jusqu'à présent
par tous les Haut Représentants, et de la cessation de tout contact
avec le Bureau du Haut Représentant ainsi qu'avec les ambassades
des États-Unis et du Royaume Uni.»

55. À la suite de l'adoption d'une résolution par l'Assemblée
générale des Nations Unies désignant le 11 juillet comme «Journée
internationale de réflexion et de commémoration du génocide commis
à Srebrenica en 1995», le gouvernement de la Republika Srpska a
annoncé qu'il préparerait un projet d'accord sur la «dissociation
pacifique» entre la Republika Srpska et la Fédération de Bosnie-Herzégovine.
Cependant, la session extraordinaire du parlement de la Republika
Srpska prévue le 5 juillet pour examiner ces documents de «dissociation»
n'a pas eu lieu.
56. Les ambassadeurs du Comité directeur du Conseil de mise en
œuvre de la paix ont souligné les conséquences dangereuses et déstabilisantes
des attaques contre l'Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine
et l'ordre constitutionnel et juridique de la Bosnie-Herzégovine.
Ces attaques prennent la forme d’actes législatifs et politiques
qui tentent de saper les compétences de l'État. Le Comité directeur
a rappelé que la communauté internationale dispose des instruments
nécessaires pour répondre à ces actions et qu'elle est pleinement
unie sur la nécessité de protéger la souveraineté, l'intégrité territoriale
et le caractère multi-ethnique du pays.
3. L’État de droit
57. L’article I (2) de la Constitution
dispose que la Bosnie-Herzégovine «est un État démocratique, régi
par la primauté du droit». Dans sa résolution la plus récente sur
le respect des obligations et engagements de la Bosnie-Herzégovine,
l’Assemblée s’est déclarée «très préoccupée par le non-respect croissant
de l’État de droit en Bosnie-Herzégovine» et a demandé «instamment
aux autorités compétentes de se conformer aux arrêts de la Cour
constitutionnelle et de la Cour d’État, qui ont un caractère définitif
et contraignant»

.
3.1. La Cour constitutionnelle
58. La Cour constitutionnelle de
Bosnie-Herzégovine est confronté à de graves problèmes dans son fonctionnement,
dont les motifs sont principalement politiques. Cette situation
remet en cause le respect des droits humains en Bosnie-Herzégovine,
elle doit trouver une issue au plus vite.
59. La Cour constitutionnelle se compose de neuf membres. Quatre
sont désignés par la Chambre des représentants de la Fédération
de Bosnie-Herzégovine et deux par l'Assemblée nationale de la Republika Srpska.
Les trois autres membres sont désignés par le président de la Cour
européenne des droits de l'homme après consultation de la Présidence.
La Constitution prévoit: «Les juges sont des juristes éminents et
de haute moralité. Tout électeur éligible qui réunit ces conditions
peut exercer cette fonction. Les juges désignés par le président
de la Cour européenne des droits de l'homme ne sont pas des citoyens
de la Bosnie-Herzégovine ni d’aucun État voisin de celle-ci»

.
60. À la suite du départ à la retraite d'un juge en 2022, l'Assemblée
nationale de la Republika Srpska n'a pas désigné de remplaçant.
En avril 2023, cette assemblée a adopté des conclusions dans lesquelles
elle: «appelle les juges de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine
issus du peuple serbe à démissionner de leurs fonctions de juges
de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine jusqu'à ce que
l'Assemblée nationale de la Republika Srpska en décide autrement

.» En janvier 2024, le deuxième juge
désigné par la Republika Srpska a démissionné. Par conséquent, la
Cour constitutionnelle ne compte actuellement que sept juges en
exercice: quatre juges nationaux nommés par la Fédération de Bosnie-Herzégovine
et trois juges «internationaux». Le manquement à la nomination des
juges fait partie d'une politique délibérée visant à imposer la
fin de la participation des juges internationaux car, selon les
autorités de la Republika Srpska: «La légitimité de la Cour constitutionnelle
est sévèrement affaiblie par la présence de juges étrangers, son
manque d’indépendance, et l’alliance politique entre les juges étrangers
et les juges Bosniaques pour servir le programme du Haut Représentant
et du Parti d’action démocratique (SDA).»

Le 27 juin 2023, l’Assemblée
nationale de la Republika Srpska a adopté une loi sur la non-application
des décisions de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine
sur le territoire de la Republika Srpska (et sur la non-publication
des décisions du Haut Représentant). Le Haut Représentant a invalidé
cette loi.
61. La présence de juges étrangers dans des juridictions nationales
n’est pas un cas exceptionnel. En fait, c’est une pratique répandue
dans plus de 50 ordres juridiques dans le monde

. Dans le cas
de la Bosnie-Herzégovine, la présence de juges internationaux a
été pensée pour assurer la neutralité de la Cour constitutionnelle
dans un contexte où des divisions ethniques profondes au sein de
l’État étaient susceptibles de se retrouver au sein de la cour,
comme l’indique la disposition excluant les juges d’États voisins.
Sous cet angle, le fait de ne pas appartenir à un des peuples constituants
peut être considéré comme une façon d’échapper à un conflit d’intérêt
apparent. Les propositions tendant à introduire un critère ethnique
dans le processus de décision de la Cour constitutionnelle prouve
que cette précaution n’était pas superflue

.
62. La Constitution dispose également que: «l'Assemblée parlementaire
peut prévoir par la loi une méthode différente de sélection des
trois juges désignés par la présidence de la Cour européenne des
droits de l'homme.» Des tentatives de modification de la loi et
de la Constitution visant à écarter les juges internationaux de
la Cour constitutionnelle ont été faites, mais elles n'ont pas recueilli
la majorité requise.
63. Les deux sièges encore vacants empêchent la Grande Chambre
de la Cour de fonctionner et de prendre des décisions. La Grande
Chambre devrait être composée de six juges nationaux avec un quorum
d'au moins cinq juges pour statuer sur les affaires relevant de
la juridiction d'appel (principalement en matière de protection des
droits humains). Pour y remédier, des juges internationaux ont accepté
de délibérer et de statuer sur les affaires normalement attribuées
à la Grande Chambre lors de la séance plénière de la Cour. Or cette
situation a entraîné une forte augmentation du nombre de dossiers
en attente (environ 9 000 dossiers concernant 10 000 requérants).
Cette situation rend l’accès à la justice constitutionnelle excessivement
long et risque d’entraîner des violations de l’article 6 de la Convention
européenne des droits de l’homme en compromettant l’efficacité et
la crédibilité du système judiciaire. En vertu de la Convention
européenne des droits de l'homme, les États sont tenus de prendre
rapidement les mesures législatives, structurelles ou autres nécessaires
pour éviter des procédures judiciaires excessivement longues.
64. La Présidente de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine
a sollicité l’avis de la Commission de Venise sur les moyens susceptibles
de permettre de sortir de l’impasse. Dans son avis rendu public
le 18 mars 2024, la Commission de Venise a rappelé que: «[le fait
de paralyser] l’efficacité d’une cour constitutionnelle porte atteinte
aux trois principes fondamentaux du Conseil de l’Europe: la démocratie
– en raison de l’absence d’un élément central de contrôle et d’équilibre;
les droits de l’homme – parce que l’accès à la Cour constitutionnelle
pourrait être ralenti au point de conduire à un déni de justice;
et l’État de droit – parce que la Cour constitutionnelle, qui est
un élément central du pouvoir judiciaire en Bosnie-Herzégovine,
deviendrait inefficace. Il est indéniable que le manquement des
autorités à leurs obligations constitutionnelles de maintenir la
Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine en état de fonctionnement
viole la Constitution»

.
65. Dans cet avis, la Commission de Venise propose quelques solutions
permettant d’assurer le fonctionnement de la Cour constitutionnelle
si les parlements des deux entités ne procèdent pas à la nomination
des juges. De telles mesures sont nécessaires pour éviter une paralysie
complète de la Cour. Cependant, la solution à long terme suppose
que les assemblées respectives de la Fédération de Bosnie-Herzégovine
et de la Republika Srpska nomment les juges à la Cour, conformément
à l’obligation constitutionnelle qui leur est faite.
66. Plusieurs projets de loi sur la composition de la Cour constitutionnelle
ont été proposés. Or la composition de cette cour est déterminée
par la Constitution, de sorte que sa modification nécessiterait
une réforme constitutionnelle et ne peut être adoptée par la loi.
En outre, certaines des propositions tendent à imposer que les décisions
de la Cour nécessitent un consensus des juges nationaux fondé sur
la représentation ethnique. Adopter une telle proposition serait
contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. Selon
la Commission de Venise: «une règle énonçant qu’une décision de
la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine ne peut être valable
sans l’accord d’au moins un juge de chaque peuple constituant serait
contraire aux normes européennes. La situation particulière en Bosnie-Herzégovine
ne peut justifier une telle solution, qui irait à l’encontre de
plusieurs principes constitutionnels et pourrait entraîner d’importants problèmes
d’ordre pratique.»

Dans son avis de 2024, la Commission de Venise
a réaffirmé que «des exigences ou des quotas ethniques stricts ne
sont pas compatibles avec le rôle et la responsabilité spécifiques de
la Cour constitutionnelle en tant qu'institution fédérale reflétant
et servant l'État de droit.»

67. L'État de Bosnie-Herzégovine ayant pour mandat d’assurer le
bon fonctionnement de la Cour constitutionnelle, donc la protection
des droits fondamentaux de la population relevant de sa juridiction,
il conviendrait donc de trouver des solutions pour faire en sorte
que cette instance revienne à sa pleine capacité dès que possible.
L’inaction de l'une ou des deux entités ne devrait pas entraver
le fonctionnement de la Cour constitutionnelle au niveau de l'État.
En effet, dans son
Avis
234 (2002) l’Assemblée a déclaré que: «les autorités de l’État
de Bosnie-Herzégovine sont responsables auprès du Conseil de l’Europe
pour assurer que les mesures nécessaires seront prises par les entités
pour exécuter ces engagements».
3.2. La situation du pouvoir judiciaire
68. La Constitution de Bosnie-Herzégovine
n’évoque pas l’organisation du système judiciaire. Chaque entité et
le district de Brčko disposant de son propre appareil judiciaire,
il existe quatre systèmes judiciaires distincts, sans liens fonctionnels
entre eux. La Constitution ne contient pas de dispositions relatives
à l’indépendance judiciaire, qui ne figure pas non plus explicitement
dans la loi sur les tribunaux de la Bosnie-Herzégovine. Le principe
de l’indépendance des tribunaux est consacré par les Constitutions
et les lois sur les tribunaux des entités, ainsi que par le cadre
statutaire et réglementaire du district de Brčko.
69. En adhérant au Conseil de l’Europe, la Bosnie-Herzégovine
s’est engagée à «poursuivre les réformes permettant la mise en place
d’un système judiciaire et d’un ministère public professionnels
et indépendants, et continuer à faciliter l’exercice d’un contrôle
rapide et équitable des juges et des procureurs en poste, et aider la
commission judiciaire indépendante»

. Cependant, la question du respect
de l’indépendance de la justice reste un défi considérable. Des
lacunes dans l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire,
notamment en raison de l’ingérence et des pressions politiques au
sujet de certaines affaires pénales, ont été signalées. L’organisation
du pouvoir judiciaire au niveau des entités expose fortement les
magistrats aux pressions de responsables politiques.
70. Selon le Groupe d'États contre la corruption (GRECO), «la
complexité des systèmes judiciaires et les menaces à l’égard de
l’indépendance des juges nuisent gravement à l’efficacité de la
justice en Bosnie-Herzégovine et entretiennent une image négative
des magistrats. (…) La diversité actuelle des fonctionnements des
tribunaux et leur complexité gâchent inévitablement tous les moyens
mis en œuvre: le soutien financier, judiciaire et administratif
et le processus d’élaboration des textes de loi ne sont que quelques aspects
dont la simplification permettrait de tirer davantage parti des
ressources disponibles». Par ailleurs, «[l’]indépendance et l’efficacité
de la justice pâtissent du manque de certitude concernant les ressources disponibles
et l’inefficacité des processus budgétaires actuels contribuent
à cette incertitude. Les sources budgétaires sont morcelées, avec
plus de 14 institutions participant à la planification du budget.
Cette organisation est au mieux inefficace et ne garantit pas que
le budget disponible soit défini de façon adaptée pour répondre
équitablement aux besoins dans l’ensemble du système. Au pire elle
peut dissimuler la volonté des gouvernements et des Parlements de
contrôler de manière inappropriée le processus judiciaire et d’interférer
avec celui-ci»

.
71. En 2004, les deux entités sont convenues de consolider l’autorité
exercée sur l’appareil judiciaire par la création d’un Conseil supérieur
des juges et des procureurs (CSJP) qui aurait la responsabilité
première du pouvoir judiciaire à tous les niveaux. La création d’un
organe unique chargé de la gestion du système judiciaire a constitué
une décision historique. Le CSJP est un organe unique d'autogestion
de la justice sur l'ensemble du territoire. Il est composé de 15 membres
ayant un mandat de quatre ans (renouvelable une fois), agissant à
titre personnel. Onze membres représentent divers organes judiciaires
et de poursuite, quatre sont élus par d’autres instances (Conseil
des ministres, Parlement et barreaux). Les principales tâches du
CSJP sont de protéger le pouvoir judiciaire contre les ingérences
politiques, d’assurer son indépendance, de garantir sa professionnalité
et de promouvoir les réformes judiciaires. Le CSJP nomme et évalue
les juges et les procureurs et exerce des pouvoirs disciplinaires
à leur égard. Par son pouvoir réglementaire pour les quatre systèmes
judiciaires, il contribue à la défragmentation et à la cohérence
de la politique judiciaire.
72. Le fonctionnement du CSJP a suscité des critiques. La Commission
de Venise a formulé des recommandations à son sujet en 2012, 2014
et 2021. En 2019, le rapport d’experts sur les questions liées à l’État
de droit en Bosnie-Herzégovine, publié par le rapporteur européen
pour l’état de la justice, a noté que dans l’ordre judiciaire actuel
de la Bosnie-Herzégovine, le CSJP est indispensable. Cependant,
le CSJP a besoin d'une réforme sérieuse et d'un changement radical
de comportement car: «au cours des dernières années, il est lui-même
devenu une partie du problème»

. En 2020,
le rapport sur la Bosnie-Herzégovine établi par la Commission européenne
note que de nombreuses lacunes sont devenues évidentes en ce qui concerne
l’indépendance, la responsabilité et l’efficacité du CSJP, et ont
encore considérablement détérioré la confiance dans le système judiciaire

.
73. Face à ces critiques, les autorités de Bosnie-Herzégovine
se sont attelées à l’élaboration d’un nouveau cadre juridique. Une
première série d'amendements a été adoptée et une réforme complète
est en cours de préparation. La Commission de Venise a été saisie
du projet de cette réforme et a rendu son avis le 25 juin 2024

. Cet
avis fournit des indications précieuses sur la composition et le
mandat du CSJP, la nomination et l'inamovibilité des juges et des
procureurs, ainsi que leur responsabilité disciplinaire.
74. En particulier, le système de nomination et de promotion des
juges nécessite une attention particulière. Dans son rapport d’évaluation
sur la Bosnie-Herzégovine

,
le GRECO a souligné sa superficialité, son manque de transparence
et sa vulnérabilité aux liens personnels et politiques. Le critère
de l’appartenance ethnique, qui est pris en compte dans la nomination
des candidats à des fonctions judiciaires, complique le processus,
et il est largement reconnu qu’il prime sur les compétences professionnelles
dans certaines décisions de nomination.
75. La réforme proposée du CSJP contient des dispositions sur
la procédure de nomination et les critères d'éligibilité. Le projet
prévoit que le mandat du CSJP en matière de nominations judiciaires
sera exécuté dans le respect de l'égalité de genre et de la représentation
équitable des peuples constituants. Dans la pratique, pour appliquer
le critère d’appartenance ethnique, le CSJP choisit de transposer
la proportion de personnes appartenant aux différents groupes ethniques
dans un district, fondé sur le recensement de 1991, à la représentation
de ces groupes au sein d’un tribunal. Cette solution très stricte
ne découle pas nécessairement du libellé et de l’objectif de la
Constitution et nuit à la qualité du système judiciaire dans la
mesure où, trop souvent, ce n’est pas la personne la plus qualifiée
qui est choisie. Dans son avis de juin 2024, la Commission de Venise
a déclaré que «les tribunaux devraient refléter autant que possible
la diversité du pays en termes de critères ethniques, de genre,
linguistiques, religieux ou autres, car cette diversité renforcerait
la légitimité des tribunaux et la confiance du public à leur égard.
Toutefois, par principe, l'accès à la magistrature devrait, avant
tout, dépendre de critères de qualification objectifs, clairement
définis par la loi. La fonction de juge ne devrait pas dépendre
de l'appartenance d'une personne à une communauté ethnique, ce qui
conduirait en fait en premier lieu à accorder des droits spéciaux
à des peuples constituants à l'exclusion des minorités ou des citoyens
de Bosnie-Herzégovine (ainsi qu'à accorder des droits spéciaux à
certains peuples constituants sur certaines parties du territoire
de Bosnie-Herzégovine à l'exclusion d'autres peuples constituants
et d'autres personnes).

»
76. Nous invitons les autorités à incorporer les améliorations
proposées par la Commission de Venise dans le projet de loi et à
engager un processus de consultation inclusif, en donnant suffisamment
de temps et d'opportunités à toutes les parties prenantes concernées.
Ces réformes contribueraient à améliorer la qualité du système judiciaire
et le service offert aux citoyens. À ce jour, les procédures judiciaires
civiles sont laborieuses, complexes, formalistes et bien trop longues.
La justice administrative n’est pas en mesure de protéger efficacement
les droits individuels des citoyennes et des citoyens contre les
décisions ou l’inaction des autorités publiques. Le système de justice
pénale, quant à lui, ne parvient pas à lutter contre les formes graves
de criminalité et la corruption. Aucune des quatre juridictions
pénales existantes ne fonctionne correctement. La coopération entre
les instances de l’État, des entités, du district et des cantons
est extrêmement faible. Le manque de coordination et de coopération
entre les différentes parties prenantes du système de justice pénale
favorise inévitablement les dysfonctionnements graves et nuit à
l’efficacité. Les enquêtes pénales sont souvent de piètre qualité.
Dans certains cas, les procureurs n’entament pas de poursuites même
lorsqu’il y a des preuves suffisantes pour le faire. L’absence de
mise en œuvre, sans justification valable, de mesures d’enquête
évidentes a été constatée, notamment dans des affaires de criminalité
de haut niveau ou impliquant de «personnes de haut rang». Lors de
nos entretiens avec les membres du CSJP à Sarajevo, le manque de
résultats de la part des procureurs a été évoqué. Il y a trop peu de
mises en accusation et celles-ci se soldent trop souvent par des
acquittements.
77. Le manque de confiance de la population envers le pouvoir
judiciaire est inquiétant. Selon une enquête nationale réalisée
en 2023: «les citoyens considèrent encore que le pouvoir judiciaire
de Bosnie-Herzégovine est affecté par de hauts niveaux de corruption,
et ce sentiment a empiré dans la plupart des domaines [par rapport
à 2022]. Plus de deux personnes interrogées sur cinq (42 %) estiment
que la justice est extrêmement corrompue. Cette perception s’est
accentuée ces dernières années et n’a jamais été aussi élevée.»
63 % des personnes interrogées mettent en doute l’impartialité des
juges et des procureurs et seul un quart des sondés pense qu’ils
exercent leurs fonctions de manière impartiale et dans le respect
de la loi. 70 % sont d’avis que les juges et les procureurs de Bosnie-Herzégovine
touchent des pots-de-vin

.
3.3. La lutte contre la corruption et la
criminalité organisée
78. Il existe un sentiment général
qu’une corruption de grande ampleur sévit dans le pays. En l'espace
de dix ans (2012-2022), l'indice de perception de la corruption
publié par Transparency International est passé de 42 à 34. L’avis
de la population de Bosnie-Herzégovine vient conforter cette évaluation.
La prévalence perçue de la corruption dans le secteur public est
très élevée, 66 % de la population jugeant le phénomène «extrêmement
présent». Plus de la moitié des personnes interrogées estiment que
la passation de marchés publics, le pouvoir judiciaire et les inspections
sont entachés d'un niveau de corruption extrêmement important

.
Pour 79 % des personnes ayant répondu, la lutte contre la corruption
est inefficace et 87 % pensent que la volonté politique de s’attaquer
à ce fléau fait défaut. Enfin, 60 % estiment que les citoyennes et
les citoyens ne peuvent pas faire grand-chose pour contribuer à
la lutte contre la corruption, quels que soient les efforts déployés.
79. En devenant membre du Conseil de l’Europe, la Bosnie-Herzégovine
s’est engagée à «renforcer la lutte contre la corruption au sein
du système judiciaire, du ministère public et de la police, ainsi
que dans l’administration». Elle avait adhéré plus tôt encore, en
2000, à l’Accord élargi sur le Groupe d’États contre la corruption.
Elle a déjà fait l’objet de quatre cycles d’évaluation sur divers
thèmes touchant à la prévention et à la lutte contre la corruption.
Dans un premier temps, la Bosnie-Herzégovine a obtenu de bons résultats
sur le plan de la mise en œuvre des recommandations du GRECO: lors
du Premier Cycle d’Évaluation, 83,3 % des recommandations avaient
été pleinement mises en œuvre. 43,7 % seulement des recommandations
avaient été pleinement mises en œuvre dans le Deuxième Cycle d’Évaluation
et 45,4 % dans le Troisième Cycle, confirmant une tendance à la
baisse. Pour ce qui est du Quatrième Cycle d’Évaluation relatif
aux parlementaires, aux juges et aux procureurs, aucune des recommandations
n’a pour l’heure été pleinement mise en œuvre. Le cycle d’évaluation
se poursuit et la Bosnie-Herzégovine fait l’objet d’une procédure
de non-conformité depuis septembre 2020.
80. Dans son rapport d'évaluation sur la prévention de la corruption
et la promotion de l'intégrité au sein des gouvernements centraux
(hautes fonctions de l’exécutif) et des services répressifs, le
GRECO a déploré le vide juridique en termes de politiques de prévention
de la corruption en Bosnie-Herzégovine

. Selon le rapport 2023 de la Commission
européenne, le nombre de condamnations définitives dans des affaires
de premier plan reste extrêmement faible.

81. Depuis la formation de la nouvelle coalition gouvernementale,
des mesures prometteuses ont été prises pour remédier à la situation.
Une légère augmentation des affaires de corruption et de blanchiment
de capitaux de premier plan a été observée en 2022 et au premier
semestre 2023. Une nouvelle loi sur la prévention des conflits d’intérêts
et une loi sur la lutte contre le blanchiment de capitaux et le
financement du terrorisme ont été adoptées respectivement le 8 mars 2024
et en février 2024. Un projet de loi sur la protection des données à
caractère personnel, nécessaire à l’entrée en vigueur de l’accord
de coopération avec Eurojust, devrait être prochainement soumis
au Parlement. Une stratégie relative aux marchés publics pour la
période 2024-2028 a été finalisée et est en attente d’adoption par
le Conseil des ministres. En janvier 2024, la Cour de Bosnie-Herzégovine
a confirmé en appel la condamnation prononcée dans l’affaire Novalić et al. pour fraude dans
la passation de marchés publics. Le Premier ministre de la Fédération
en exercice au moment des faits a été condamné pour abus de pouvoir
et falsification de documents. Il s’agit d’une première décision
de justice définitive concernant une affaire de corruption à haut
niveau. Le 12 juin 2024, l'Assemblée du district de Brcko a adopté
en première lecture le projet de loi sur le Bureau de la prévention
et de la coordination des activités de lutte contre la corruption.
Le 18 juin 2024, le Conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine
a adopté une nouvelle stratégie de lutte contre la corruption et
un plan d'action 2024-2028. Une nouvelle commission parlementaire
permanente, la Commission de lutte contre la corruption, a été créée
à la Chambre des représentants et a fait preuve d’une très grande
activité en peu de temps.
82. Des exemples d'autres États membres du Conseil de l'Europe
montrent que lorsque la volonté politique est forte et soutenue
par la population, la corruption peut être vaincue et extirpée.
Les progrès permis par les amendements sur la transparence et l'intégrité
des élections sont une première étape nécessaire. Le Plan d'Action
2022-2025 vise à «renforcer le cadre juridique pour la prévention
de la corruption, en mettant particulièrement l'accent sur le financement
des partis politiques, les déclarations de patrimoine, la vérification des
avoirs et des revenus des agents publics, l'éthique, l'intégrité
et les conflits d'intérêts». Cette feuille de route prometteuse
devrait porter ses fruits, à condition que les conditions politiques
soient réunies.
4. Les droits humains
83. La Commission européenne contre
le racisme et l’intolérance (ECRI) a publié le 25 juin 2024 son
rapport de 6e cycle de monitoring sur
la Bosnie-Herzégovine. Tout en soulignant les progrès réalisés dans
certains domaines depuis l’adoption de son précédent rapport en
2016, l’ECRI a insisté à nouveau sur la nécessité d’un changement
de paradigme fondamental pour surmonter les ressentiments, la méfiance
et la haine profondément enracinés qui caractérisent encore trop
souvent les relations inter-ethniques dans le pays. Le rapport contient
également des recommandations concernant l'égalité des LGBTI et
la promotion du dialogue inter-ethnique/interreligieux.
84. Dans son cinquième avis, publié le 24 juin 2024 avec les commentaires
des autorités, le Comité consultatif du Conseil de l'Europe sur
la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales
a demandé instamment à la Bosnie-Herzégovine de remédier aux tendances
alarmantes et aux difficultés persistantes auxquelles les 17 minorités
nationales enregistrées du pays sont confrontées.
85. La taille de ce rapport ne permet pas de procéder à un examen
complet de la situation des droits humains dans le pays; nous souhaitons
simplement attirer l'attention de l'Assemblée sur certaines questions que
nous considérons comme particulièrement pertinentes. Nous nous référons
aux décisions de la Cour européenne des droits de l’homme sur des
cas individuels et aux rapports thématiques d'autres institutions, mécanismes
de suivi et comités consultatifs spécialisés du Conseil de l'Europe.
4.1. La mise en œuvre de la Convention
européenne des droits de l’homme
86. Aux termes de la Constitution:
«Les droits et les libertés définis dans la Convention européenne
de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales
et ses Protocoles s'appliquent directement en Bosnie-Herzégovine.
Ils priment tout autre droit.» Étant donné que la Cour constitutionnelle
est compétente en appel sur les questions concernant la conformité
d'une loi avec la Convention européenne des droits de l'homme, il
est primordial que son fonctionnement ne soit pas altéré pour des
motifs politiques

.
87. À l’exception notable du groupe d’affaires Sejdić et Finci, l’exécution des
arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme par les autorités
de Bosnie-Herzégovine est satisfaisante. Sur les 165 affaires transmises
au Comité des Ministres pour surveillance de l’exécution, 81 % ont
été closes. En ce qui concerne les affaires pendantes, la situation
s’est considérablement améliorée en 2023. Dans deux affaires en
attente d’exécution (l’une depuis 13 ans, l’autre depuis huit ans),
les autorités de la Fédération de Bosnie-Herzégovine ont élaboré
les projets de législation/d’amendements, qui ont été approuvés
par le Gouvernement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et soumis
au Parlement. Les autorités de la Fédération de Bosnie-Herzégovine
ont réalisé d’autres avancées majeures dans un autre groupe d’affaires
concernant la durée excessive des procédures judiciaires. La coopération
avec le Conseil de l’Europe dans le règlement de ces affaires a
été saluée. Ces évolutions positives témoignent de la nouvelle dynamique
politique existant dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine à la
suite des élections de 2022, et la possibilité de mener de réformes.
4.2. Les médias et la liberté d’expression
88. Poursuivre les réformes dans
le domaine des médias de façon à garantir la liberté d’expression
et l’indépendance des journalistes est un des engagements spécifiques
souscrits par la Bosnie‑Herzégovine lorsqu’elle a adhéré au Conseil
de l’Europe. Dans sa
Résolution 2201(2018), l’Assemblée a appelé les autorités de Bosnie-Herzégovine
à adopter une législation visant à assurer la transparence de la
propriété des médias et «à mener à bien la mise en place d’un système
unifié de radiodiffusion de service public, géré au niveau de l’État,
à créer la société des services publics de radiodiffusion et à adopter
une législation garantissant un financement permanent des trois
radiodiffuseurs publics».
89. Le marché des médias en Bosnie-Herzégovine est fragmenté,
mais il n'y a pas de véritable pluralisme

. Le
pays compte un grand nombre de médias privés, mais leur dépendance
excessive à l’égard des financements publics permet des pressions
de la part d’intérêts particuliers. La Commissaire aux droits de l’homme
a estimé que «le faible niveau de confiance dans les médias, le
développement insuffisant de l’éducation aux médias et la présence
limitée d’un journalisme critique et indépendant rendent la région particulièrement
vulnérable à la désinformation, (…) cette désinformation a pour
but de saper la confiance du public dans les institutions démocratiques,
d’accentuer la polarisation et les clivages ethniques (…)»

. Selon l’ECRI, le
discours de haine est devenu monnaie courante dans les médias, ces
derniers restant fortement instrumentalisés par les élites politiques
qui tiennent ce genre de propos. Dans son rapport final sur les élections
de 2022, le BIDDH/OSCE a conclu que la couverture de la campagne
avait été considérablement limitée et n'avait fourni aux électeurs
que des informations partielles qui avaient réduit leur possibilité
de faire un choix éclairé

. D’après le Classement mondial
de la liberté de la presse établi en 2023, les médias opèrent en
Bosnie-Herzégovine dans un environnement juridique relativement
favorable, mais dans un milieu politique et économique extrêmement
défavorable. Les journalistes ne se sentent pas protégés dans l’exercice
de leurs activités. Par ailleurs, la liberté des médias et la qualité
du journalisme varient considérablement d’une région à l’autre du
pays.
90. Dans ce contexte, l’existence d’un radiodiffuseur public digne
de confiance et fiable est cruciale. Cependant, le radiodiffuseur
public national Radiotelevizija Bosne
i Hercegovine (BHRT) connaît une situation de crise sans
fin. Si le radiodiffuseur venait à s’effondrer, la Bosnie-Herzégovine
serait le seul pays candidat à l’Union européenne à ne pas disposer
d’un radiodiffuseur public opérationnel. Les conséquences sur le paysage
médiatique et l’accès du public à l’information seraient considérables.
91. Jusqu'à présent, la non-application de la loi de 2005 sur
le système de radiodiffusion publique a compromis l'indépendance
éditoriale de ce système et érodé davantage la confiance dans sa
capacité à fournir des informations impartiales et objectives. Nous
prenons note du fait qu'un groupe de travail a été créé pour rédiger
une nouvelle loi sur le système de radiodiffusion publique qui,
nous l'espérons, apportera une solution à long terme à cette question.
92. La Bosnie-Herzégovine s’était dotée d’un régime juridique
avancé en matière de liberté d’expression. Une analyse des procès
civils en matière de diffamation a montré que les tribunaux appliquaient
les normes établies dans la Convention européenne des droits de
l’homme de manière plus cohérente

. Cependant, les deux entités ont pris récemment
des initiatives qui sont une source d’inquiétude.
93. Les pressions politiques, les intimidations et les menaces
à l’encontre des journalistes suscitent de sérieuses préoccupations.
Le climat politique polarisé, les agressions verbales constantes
et la rhétorique nationaliste ont créé un environnement hostile,
qui entrave la liberté des médias. En 2022, Safe Journalists, le réseau
régional d’organisations de journalistes, a recensé 31 agressions
envers des journalistes. Vingt-neuf entraient dans la catégorie
des menaces et des pressions exercées sur des journalistes et des
médias, et deux dans celle des agressions physiques à l’encontre
de journalistes. La tendance observée en 2023 reste inquiétante.
En effet, selon l’Association des journalistes de Bosnie-Herzégovine,
seuls 25 % de ces affaires ont fait l’objet d’une enquête. Les taux
de poursuite sont faibles, ce qui contribue à instaurer un climat d’impunité
pour les agressions commises à l’encontre de journalistes. La formation
sur le traitement de ce type d’affaires, récemment dispensée aux
policiers, constitue une avancée positive, mais elle doit encore
se traduire par des enquêtes plus approfondies et des condamnations.
94. Le Conseil de l'Europe soutient les actions qui s’efforcent
d’améliorer la capacité des professionnels du droit sur des sujets
tels que la diffamation, le discours de haine, la protection des
lanceurs d'alerte, et à interpréter et mettre en œuvre l'article
10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Un soutien
a également été fourni pour renforcer le cadre institutionnel et
politique de la réglementation, de l'autorégulation et de la corégulation
dans le but d'améliorer le fonctionnement des médias et la confiance
dans ce secteur. Ces initiatives devraient contribuer à améliorer
la mise en œuvre de la législation existante, mais cela passe par
le renforcement du cadre juridique lui-même. L’appel lancé par l'Assemblée
à adopter une législation pour assurer la transparence de la propriété
des médias n'a pas encore été pris en compte.
95. Une loi adoptée en juillet 2023 par l’Assemblée nationale
de Republika Srpska a érigé la diffamation en infraction pénale.
Au même titre que toutes les autres mesures restrictives, les lois
relatives à la diffamation doivent prévoir des sanctions proportionnées
au préjudice causé à la réputation. Cette législation peut être brandie
comme une menace à l’encontre des journalistes, qui pourraient être
entraînés dans des procédures longues et coûteuses, afin d’étouffer
les voix indépendantes. En décembre 2023, 30 enquêtes pénales avaient déjà
été ouvertes en Republika Srpska dans des affaires de diffamation,
dont au moins une à l’encontre d’un blogueur.
96. Dans le canton de Sarajevo, un projet de loi prévoit l’imposition
de lourdes amendes pour la diffusion de «fausses nouvelles», qui
s’appliqueraient à la fois aux citoyennes et citoyens ordinaires
et aux personnes morales, y compris aux médias. S’il venait à être
adopté, ce projet de loi accorderait à la police des pouvoirs sans
limite lui permettant d’apprécier la véracité des expressions libres,
y compris des reportages des médias. La crainte de poursuites judiciaires
pourrait inciter les journalistes à pratiquer l’autocensure et restreindre l’espace
réservé au débat sur des questions d’intérêt public.
97. La Cour européenne des droits de l’homme a indiqué clairement
que l’octroi de dommages-intérêts déraisonnablement élevés peut
avoir un effet dissuasif en matière de liberté d’expression. Des
garanties adéquates doivent donc être mises en place au niveau national
pour éviter que des dommages-intérêts disproportionnés soient accordés.
La Cour a aussi souligné que les États sont tenus de créer un environnement
favorable à la participation au débat public de toutes les personnes
concernées, leur permettant d’exprimer sans crainte leurs opinions
et idées. Les États membres ont l’obligation positive de garantir
la jouissance des droits consacrés par l’article 10 de la Convention
européenne des droits de l’homme: ils doivent non seulement se garder
de toute ingérence dans la liberté d’expression, mais ils ont aussi l’obligation
positive de protéger le droit à la liberté d’expression contre toute
atteinte, y compris de la part de personnes privées.
4.3. Le discours de haine et la négation
de génocide
98. En Bosnie-Herzégovine, les
propos discriminatoires et les discours de haine sont très répandus
et entraînent des conséquences désastreuses sur les relations interethniques.
La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a par
exemple condamné les provocations incitant à la haine à Srebrenica, Višegrad
et Bratunac en 2020, et regretté l’absence de réaction de la part
des autorités locales. La mission de l’OSCE en Bosnie-Herzégovine,
dans son infographie «Hate monitor» de mars 2022, a fait état d’une
forte augmentation du nombre de crimes de haine fondés sur l’appartenance
ethnique ou la religion, avec 60 cas enregistrés rien qu’entre janvier
et mars 2022.
99. En 2024, l’ECRI a confirmé que le discours de haine raciste
en Bosnie-Herzégovine continuait d’émaner principalement de personnes
appartenant aux trois grands groupes ethniques (les peuples constituants)
et de cibler ces trois mêmes groupes. En 2017 déjà, l’ECRI estimait
que «les propos haineux continuent d’émailler le discours des hommes
politiques en campagne, soucieux de s’assurer le ralliement des
électeurs de leurs groupes ethniques respectifs autour d’un discours
ethno-nationaliste. Ils font souvent des allusions déplacées aux
événements survenus pendant la guerre pour raviver les rancœurs
entre groupes ethniques»

.
100. L’ECRI a recommandé aux autorités d’élaborer une stratégie
globale de lutte contre le discours de haine, qui devrait notamment
prévoir: un mécanisme proactif de suivi du discours de haine; une
extension du mandat de la Commission électorale centrale de manière
à ce qu’elle puisse exercer une surveillance du discours de haine
pendant toute la durée des campagnes électorales ainsi qu’une implication
accrue des autorités dans le lancement et la conduite de campagnes
contre le discours de haine, en vue notamment d’encourager la condamnation
publique et les contre-discours par les représentants et responsables politiques.
101. Un aspect particulier des discours de haine est lié à la négation
du génocide et des crimes de guerre commis pendant les guerres en
Bosnie. En juillet 2021, des amendements au Code pénal de Bosnie-Herzégovine
ont introduit des peines d'emprisonnement pour l'incitation à la
violence et à la haine et pour: «l'apologie, la négation ou la banalisation
grossière des crimes de génocide, des crimes contre l'humanité et des
crimes de guerre ou tenter de les justifier [...] lorsque le comportement
est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à
la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un
tel groupe.» Cependant, le Président de la Republika Srpska de cette
époque avait peu après décrété que cette loi ne serait pas appliquée
dans cette entité. Le Haut Représentant avait ensuite rappelé que
la Constitution de Bosnie-Herzégovine ne permettait pas aux autorités
des entités de prendre une telle décision.
102. Pour l’heure, personne n’a encore été condamné en application
de la nouvelle loi, malgré les nombreux cas de négationnisme survenus
depuis son adoption. Dans le rapport 2022 sur le déni du génocide
de Srebrenica publié par le Mémorial de Srebrenica-Potočari, il
a été constaté que le déni du génocide de Srebrenica et la glorification
des crimes et des criminels de guerre restent omniprésents en Bosnie-Herzégovine
et dans la région, et que la prévalence de ces pratiques a en fait
augmenté par rapport à la période de référence 2020-2021

.»
103. Le 2 avril 2024, lors d’un événement public à Banja Luka,
le président de la Republika Srpska a annoncé que l’assemblée de
l’entité allait adopter un rapport selon lequel «il n’y a pas eu
de génocide dans la région de Srebrenica». Le 18 avril 2024, l’Assemblée
nationale de la Republika Srpska a adopté des conclusions selon lesquelles
«[l]e terme génocide pour Srebrenica est incorrect. Cette qualification
ne peut être acceptée et l'Assemblée nationale de la Republika Srpska
la rejette définitivement»

.
Dans une déclaration sur ce sujet, la Commissaire aux droits de
l'homme a noté: «Qu'un génocide ait été commis à Srebrenica n'est
pas une question d'opinion, c'est un fait historique, légalement
établi par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie,
la Cour internationale de justice et les tribunaux nationaux»

.
104. Le 23 mai 2024, l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté
une résolution désignant le 11 juillet comme «Journée internationale
de réflexion et de commémoration du génocide commis à Srebrenica
en 1995». La résolution rappelle que huit arrêts du Tribunal pénal
international pour l'ex-Yougoslavie contiennent des verdicts de
culpabilité pour le crime de génocide contre les musulmans bosniaques
commis à Srebrenica en 1995, ainsi que l'arrêt de la Cour internationale
de justice du 26 février 2007 dans lequel la CIJ a déterminé que
les actes commis à Srebrenica constituaient des actes de génocide.
La résolution réaffirme également que, en droit international, la
responsabilité pénale pour crime de génocide est individuelle et
ne peut être attribuée à aucun groupe ethnique, religieux ou autre,
ni à aucune communauté dans son ensemble. Dans le dispositif, la
résolution «condamne sans réserve toute négation de l’historicité
du génocide commis à Srebrenica et invite instamment les États Membres
à préserver les faits établis, notamment au moyen de leur système
éducatif, en élaborant des programmes appropriés, y compris dans
le cadre du devoir de mémoire, afin de prévenir le négationnisme
et le révisionnisme, ainsi que la survenue de génocides à l’avenir».
4.4. L’enseignement de l'histoire
105. L'instrumentalisation de récits
contradictoires montre que la réconciliation nécessite des politiques proactives
sur le long terme. À cet égard, le problème de la ségrégation scolaire
et de l'enseignement de l'histoire doit faire l'objet d'une attention
particulière.
106. Dans son rapport de 2024, l'ECRI écrivait: «Il est évident
que l’éducation jouera un rôle essentiel pour aider les générations
futures à vaincre les préjugés, la rancœur et la haine, et pour
bâtir une société plus tolérante et inclusive. Il semble toutefois
que les élites politiques ethniques de Bosnie-Herzégovine restent attachées
à des priorités bien différentes en matière d’éducation et souhaitent
plutôt s’assurer que celle-ci reste un outil à leur disposition
pour perpétuer des identités assez exclusives (fondées sur l’appartenance ethnique,
souvent associée à la religion correspondante, à savoir l’islam,
le catholicisme ou le christianisme orthodoxe). L’éducation est
en l’occurrence employée pour empêcher la formation d’identités
civiques plus vastes, communes et partagées, et pour perpétuer une
situation dans laquelle les différents groupes ethniques se méfient
les uns des autres, sont sur la défensive et leurs membres constamment
incités à considérer les dirigeants de leur propre groupe comme
des protecteurs et les garants de leur sécurité dans un État dont
les structures sont jugées globalement faibles et dans lequel les
groupes ethniques continuent d’être rivaux et ennemis.»

107. Ces observations confirment les conclusions de la mission
d'observation électorale de 2022 qui indiquent que «les principaux
partis de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, la HDZ B-H et le
SDA, ont ciblé leur électorat traditionnel principalement selon
des considérations ethniques, en défendant le besoin de sécurité
et de protection. Au cours de la campagne, les deux partis ont souvent
fait référence aux «guerres» passées et actuelles, aux divisions,
aux «dangers» et aux «attaques» liés à l’appartenance ethnique»

.
108. Selon une étude portant sur le contenu des manuels d’histoire,
ces derniers ont souvent tendance à interpréter les relations entre
les groupes ethniques de Bosnie-Herzégovine comme étant irrémédiablement conflictuelles
et à mettre l’accent uniquement sur les guerres en tant qu’événements
les plus marquants de la région

. D’après un sondage réalisé
auprès de la population, les principaux discours clivants concernent aujourd’hui
aussi bien le passé (récent ou lointain) que les questions d’actualité.
Les sujets relatifs à la guerre des années 1990 sont perçus comme
les principales sources de division entre les personnes d’appartenance ethnique
différente en Bosnie-Herzégovine. Les questions étaient de savoir
quel groupe ethnique est à l’origine du déclenchement de la guerre,
quel est son caractère (agressif/libérateur/génocidaire), quel est
celui dont les pertes et les souffrances ont été dûment reconnues,
et qui a commis des crimes de guerre ou des actes d’héroïsme. Près
de la moitié des personnes ayant répondu estiment qu’il est parfois
difficile d’appréhender la guerre du point de vue des autres groupes
ethniques. Les discours de division portent également sur des faits historiques
plus lointains, tels que les désaccords sur la bataille de Kosovo
et l’ensemble de la période ottomane, ainsi que sur des questions
liées à la première et à la seconde guerre mondiale. Même certaines questions
remontant à l’époque médiévale font parfois l’objet de vives controverses

.
109. Dans l’intérêt à long terme de la Bosnie-Herzégovine et de
la région tout entière, nous estimons qu’il est crucial et urgent
de mettre en place un tronc commun d’enseignement de l’histoire,
sans gommer les différences de perceptions et d’expériences, mais
en les faisant connaître et en permettant à tout un chacun de comprendre
la diversité des points de vue. Le Conseil de l’Europe a établi
plusieurs normes sur l’enseignement de l’histoire qui revêtent un
intérêt particulier dans le contexte de la Bosnie-Herzégovine. La Recommandation CM/Rec(2011)6
du Comité des Ministres aux États membres relative au dialogue interculturel
et à l’image de l’autre dans l’enseignement de l’histoire donne
des orientations sur l’enseignement de l’histoire dans les situations
d’après-conflit en ce qui concerne notamment les méthodes et la
pédagogie, les livres d’histoire et le matériel pédagogique, l’éducation
aux médias, etc. Dans son document thématique intitulé «Confronter
le passé pour un avenir meilleur: vers la justice, la paix et la
cohésion sociale dans la région de l’ex-Yougoslavie»

, la Commissaire aux droits de l’homme
propose également de nombreuses réformes envisageables pour améliorer
l’enseignement de l’histoire en Bosnie-Herzégovine.
110. L’Observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe (OHTE)
pourrait aussi apporter une aide très précieuse à cet égard. Les
travaux du Conseil de l’Europe sur l’enseignement de l’histoire
reposent sur la compréhension du passé, essentielle à la construction
d’un avenir commun, à la promotion des démocraties européennes et
au renforcement d’une citoyenneté démocratique active. L’enseignement
de l’histoire basé sur la multiperspectivité, la réflexion historique
et les valeurs du Conseil de l’Europe peut renforcer l’esprit critique, les
compétences démocratiques et l’empathie des élèves. La mission de
l’Observatoire est de promouvoir une éducation de qualité afin d’améliorer
la compréhension de la culture démocratique. Il fournit un panorama précis
de l’état de l’enseignement de l’histoire dans ses États membres,
basé sur des données et des faits fiables sur la façon dont l’histoire
est enseignée, par le biais de rapports généraux et thématiques.
Nous estimons qu’il serait bénéfique à la Bosnie-Herzégovine d’adhérer
à cet accord.
4.5. La ségrégation scolaire
111. En adhérant au Conseil de l’Europe,
la Bosnie-Herzégovine s’est engagée à «maintenir et poursuivre la réforme
dans le domaine de l’éducation, et éliminer tous les aspects de
ségrégation et de discrimination fondées sur l’origine ethnique».
Dans son avis concernant la demande d’adhésion de la Bosnie-Herzégovine au
Conseil de l’Europe, l’Assemblée a déclaré qu’elle considérait l’éducation
«comme un des facteurs les plus importants, (...) dans le processus
d’instauration de la stabilité démocratique en Bosnie-Herzégovine»

. En effet, les politiques
éducatives ont souvent été mises à profit pour créer ou renforcer
les fractures sociales, l’intolérance et les inégalités, ou pour
éliminer les espaces propices au développement d’une citoyenneté critique

. Dans sa dernière résolution sur
le respect des obligations et engagements de la Bosnie-Herzégovine,
l’Assemblée a appelé les autorités «à prendre en priorité toutes
les mesures nécessaires pour honorer l’engagement souscrit lors
de l’adhésion de mettre fin à la ségrégation et à l’assimilation
dans l’éducation».
112. Malgré les obligations légales et les engagements pris dans
le passé en faveur d’une éducation intégrée, les écoles publiques
de Bosnie-Herzégovine ne sont toujours pas organisées comme des
établissements multiculturels, plurilingues, ouverts et inclusifs
pour l’intégration de tous les enfants. La ségrégation ethnique, reposant
sur une conception politisée de l’éducation en langue maternelle,
persiste. En 2024, il reste encore plus d’une cinquantaine d’exemples
du système des «deux écoles sous un même toit», dans lequel les
enfants font l’objet d’une ségrégation fondée sur leur appartenance
ethnique L’exemple du district autonome de Brčko montre qu’il est
possible de mettre en place une éducation intégrée.
113. Dans son rapport de 2024, l’ECRI réitère sa recommandation,
à titre prioritaire, de mettre un terme à toute forme de ségrégation
dans les établissements scolaires, que ce soit le système de «deux
écoles sous un toit» dans les cantons de la Fédération de Bosnie-Herzégovine,
ou les environnements scolaires non inclusifs en Republika Srpska.