1. Introduction
1. Le système multilatéral de
gouvernance mondiale, qui a dominé les relations internationales
pendant presque huit décennies, est de plus en plus mis à l'épreuve
par la montée rapide du nationalisme, du protectionnisme et de la
politique de puissance pure. L'ordre international ouvert fondé
sur des règles et dirigé par les États-Unis – entendu comme un ensemble
d'engagements pris par les États de fonctionner selon des principes,
des règles et des institutions assurant une gouvernance qui n'est
pas simplement dictée par le droit du plus fort – qui, malgré ses
incohérences et ses lacunes, est devenu la norme mondiale dans l'ère
de l'après-guerre froide, a évolué vers un monde multipolaire où
les centres de pouvoir se font concurrence.
2. Dans le même temps, aujourd'hui plus que jamais, notre monde
est confronté à une série de défis distincts mais interconnectés:
le maintien de la paix et de la sécurité, le changement climatique
et la dégradation de l'environnement, les migrations de masse, les
inégalités croissantes, les risques sanitaires mondiaux, les crises
alimentaires et énergétiques, l'utilisation abusive de l'intelligence
artificielle et l'exploitation de l'espace extra-atmosphérique.
La capacité à résister aux forces déstabilisatrices qui divisent et
à concevoir un nouvel ordre international fondé sur des règles déterminera
la résilience de la planète et des démocraties européennes.
3. La nécessité de renouveler l'ordre international fondé sur
des règles découle de l'incapacité du cadre multilatéral actuel
à répondre efficacement aux intérêts généraux de l'humanité et à
les faire progresser. Le monde est actuellement confronté au nombre
de conflits le plus élevé depuis la fin de la seconde guerre mondiale,
et le Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) peine à s'acquitter
de sa responsabilité première, qui est d'assurer le maintien de
la paix et de la sécurité internationales, en raison des positions
et des intérêts inconciliables de ses membres permanents.
4. De plus, le Programme des Nations Unies pour l'environnement
(PNUE) a récemment déclaré que «le rythme actuel de l'action climatique
entraînerait un réchauffement catastrophique de 3,1 °C au cours
de ce siècle [...] et même si tous les engagements de réduction
des émissions étaient tenus comme promis, les températures mondiales
augmenteraient de 2,6 °C par rapport aux niveaux préindustriels,
ce qui reste un scénario dévastateur pour l'humanité»

.
5. Enfin, l'extrême pauvreté, que les objectifs de développement
durable (ODD) des Nations Unies visaient à éradiquer d'ici 2030,
touche actuellement environ 700 millions de personnes. Au rythme
actuel des progrès, on estime que 600 millions de personnes vivront
encore dans la pauvreté d'ici 2030, ce qui est loin de l'objectif initial.
6. La proposition de résolution à l'origine du présent rapport
remonte à 2021

. En guise d'introduction, elle mentionne
que, dans son rapport annuel 2020 consacré à la question du multilatéralisme,
la Secrétaire Générale du Conseil de l'Europe d’alors, Mme Marija
Pejčinović Burić, avait souligné comment la pandémie de covid-19
avait mis en évidence à la fois l'escalade des défis auxquels sont
confrontées les institutions multilatérales et la centralité de
ces institutions pour trouver des solutions communes à des problèmes communs

.
7. La guerre d'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine
a constitué la violation la plus brutale de l'ordre international
fondé sur des règles dans l'histoire récente, la Fédération de Russie
tentant de modifier les frontières territoriales d'un État souverain
voisin, utilisant la violence contre les civils comme instrument
de guerre et menaçant d'utiliser des armes nucléaires.
8. En outre, la communauté internationale s'est révélée incapable
d'arrêter l'escalade de la violence au Proche-Orient, qui a commencé
par une attaque terroriste effroyable du Hamas et d'autres milices
contre Israël le 7 octobre 2023 et qui s'est transformée en un conflit
régional majeur, faisant plus de 40 000 morts et provoquant une
crise humanitaire aux proportions apocalyptiques à Gaza.
9. De plus, le résultat de l'élection présidentielle de 2024
aux États-Unis suscite d'importantes inquiétudes quant à l'orientation
de la politique étrangère américaine et à l'impact qu'elle pourrait
avoir sur le système multilatéral.
10. Afin de résister aux menaces qui pèsent sur le mode de vie
européen, protéger la démocratie, les droits humains et l'État de
droit, et préserver la position de l’Europe dans le monde, les États
membres du Conseil de l’Europe doivent viser un ordre international
ouvert, fondé sur des règles et sur le réalisme, plutôt qu'un club de
plus en plus restreint de pays «partageant les mêmes idées».
2. Travaux antérieurs de l'Assemblée parlementaire
11. L'Assemblée parlementaire a
adopté par le passé plusieurs résolutions et recommandations portant
sur l'importance du multilatéralisme et sur la question de la réforme
des Nations Unies. Ce rapport s'appuiera sur d'autres textes de
l'Assemblée et les complétera, à savoir:
- Résolution
2444 (2022) et Recommandation
2235 (2022) «La sécurité en Europe face à de nouveaux défis:
quel rôle pour le Conseil de l’Europe?»;
- Résolution
2473 (2022) «Renforcer le rôle du Conseil de l'Europe en tant que
pierre angulaire de l'architecture politique européenne»;
- Recommandation
2245 (2023) «Le Sommet de Reykjavik du Conseil de l'Europe
– Unis autour de valeurs face à des défis hors du commun»;
- Résolution
(2515) 2023 et Recommandation
(2259) 2023 «Le rôle du Conseil de l'Europe dans la prévention des
conflits, le rétablissement de la crédibilité des institutions internationales
et la promotion de la paix dans le monde».
12. Il est à noter que la question de la réforme du CSNU a également
été soulevée dans la proposition de résolution «Prévention de l'usage
abusif du droit de veto au Conseil de sécurité: une perspective
des États membres de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe»,
qui a été déposée le 11 octobre 2022

.
3. Développements
récents sur le multilatéralisme
3.1. Le
conseil consultatif de haut niveau des Nations Unies sur un multilatéralisme
efficace
13. En 2020, les chefs d'État et
de gouvernement commémorant le 75e anniversaire
des Nations Unies ont pris les 12 engagements suivants: 1) ne laisser
personne de côté; 2) protéger notre planète; 3) promouvoir la paix
et prévenir les conflits; 4) respecter le droit international et
faire régner la justice; 5) attribuer une place centrale aux femmes
et aux filles; 6) instaurer un climat de confiance; 7) améliorer
la coopération numérique; 8) moderniser l’Organisation des Nations
Unies; 9) assurer un financement durable; 10) favoriser les partenariats;
11) être à l’écoute des jeunes et travailler à leurs côtés; 12)
se préparer.
14. En 2021, le Secrétaire général des Nations Unies a rédigé
le rapport «Notre programme commun», qui fournit des propositions
clés concrètes pour répondre à ces engagements et vise à renforcer
et à relancer l'action liée à l'Agenda 2030.
15. Par la suite, le Secrétaire général des Nations Unies a nommé
en 2022 un conseil consultatif de haut niveau sur un multilatéralisme
efficace, coprésidé par l'ancienne présidente du Liberia, Ellen
Johnson Sirleaf, et l'ancien Premier ministre suédois, Stefan Löfven.
Le Conseil consultatif a été chargé de conseiller les États membres
sur des questions d'intérêt mondial majeur pour lesquelles une meilleure
gouvernance pourrait faire la différence

.
16. En 2023, le conseil consultatif a publié le rapport
«Une
percée pour les peuples et la planète: Une gouvernance mondiale efficace et inclusive pour
aujourd'hui et pour demain»
, qui
présente un plan ambitieux de refonte de l'architecture mondiale

. Le rapport appelle à six changements
transformationnels: rétablir la confiance dans le multilatéralisme
par l'inclusion et la responsabilité; rétablir l'équilibre avec
la nature et fournir une énergie propre pour tous; garantir une
finance abondante et durable qui profite à tous; soutenir une transition
numérique juste qui libère la valeur des données et protège contre
les préjudices numériques; renforcer des dispositifs de sécurité
collective efficaces et équitables; et gérer les risques transnationaux actuels
et émergents.
3.2. Réforme
du Conseil de sécurité des Nations Unies
17. L'architecture actuelle de
l’ordre international fondé sur des règles ne parvient pas à assurer
la stabilité et la sécurité au niveau mondial. En particulier, le
Conseil de sécurité des Nations Unies reflète les perspectives géopolitiques
résultant de la seconde guerre mondiale. La plupart des États membres
de l'ONU considèrent que le Conseil de sécurité est dépassé et inadapté
pour représenter les réalités géopolitiques actuelles.
18. A titre d’illustration de la paralysie susmentionnée de l’organe
décisionnaire suprême, une décennie s'est écoulée depuis que la
dernière mission de maintien de la paix des Nations Unies a été
autorisée par le Conseil de sécurité (la Mission multidimensionnelle
intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en République centrafricaine
– MINUSCA). Au cours de cette période, en revanche, pratiquement
toutes les missions de maintien de la paix des Nations Unies ont
mis fin à leurs opérations, ont été invitées à se retirer ou à entamer
une planification de la transition

.
19. Bien qu'il y ait un large consensus sur la nécessité de la
réforme, peu de choses ont été réalisées jusqu'à présent. Le débat
sur la réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies s'articule
autour de quelques questions clés:
- l’adhésion (y compris l'augmentation du nombre de sièges
permanents et non permanents);
- la question du veto détenu par les cinq membres permanents;
- la représentation régionale;
- la taille d'un Conseil élargi et ses méthodes de travail,
y compris la transparence;
- la relation entre le Conseil de sécurité et l'Assemblée
générale des Nations Unies.
20. Le rapport préparé par le conseil consultatif de haut niveau
sur un multilatéralisme efficace présente quelques suggestions,
notamment la possibilité de convoquer une conférence de révision
de la Charte axée sur la réforme du Conseil de sécurité des Nations
Unies, et invitant les États membres à s'engager à respecter les
principes suivants:
- Équité:
le Conseil de sécurité devrait être élargi afin de refléter équitablement
les régions qui sont chroniquement sous-représentées. Il conviendrait
également d'étudier les possibilités d'attribuer des sièges à des
régions plutôt qu'à des pays spécifiques et d'allonger la durée
du mandat des membres non permanents;
- Légitimité: les décisions du Conseil de sécurité ne devraient
pas être contrôlées par un seul État disposant d'un droit de veto;
il faut trouver des moyens de démocratiser ses actions. Un aspect
essentiel de la légitimité est une action efficace et unifiée –
la réforme devrait viser à construire cette unité. En particulier,
il convient de limiter davantage le recours au droit de veto et
d'explorer d'autres approches pour empêcher les États de bloquer
des actions soutenues par une majorité décisive de membres. Si le Conseil
de sécurité ne peut ou ne veut pas agir face aux menaces qui pèsent
sur la sécurité internationale, la question devrait être immédiatement
soumise à l'Assemblée générale pour qu'elle prenne des mesures,
comme le prévoit déjà la Résolution
377A(V) «L’Union pour le maintien de la paix», adoptée par
l'Assemblée générale des Nations Unies le 3 novembre 1950
;
- Modernisation: le Conseil de sécurité doit pouvoir s'adapter
aux nouvelles tendances, notamment en trouvant des moyens créatifs
de refléter les nouveaux paysages géopolitiques, d'inscrire des
sujets émergents à son ordre du jour et de faire entendre un large
éventail de voix dans ses délibérations.
Le rapport appelle également à redoubler d'efforts pour permettre
au niveau régional de jouer un rôle de premier plan dans la prévention
des conflits, conformément au principe de subsidiarité.
21. En avril 2022, l'Assemblée
générale des Nations Unies a adopté la Résolution A/76/262 «Mandat permanent
permettant à l’Assemblée générale de tenir un débat en cas de recours
au droit de veto au Conseil de sécurité», qui indique que son président
doit convoquer une réunion formelle de l'Assemblée générale des Nations
Unies dans les dix jours ouvrables suivant l’exercice du droit de
veto par un ou plusieurs membres permanents du Conseil et tenir
un débat sur la situation pour laquelle le veto a été exprimé, à
condition que l'Assemblée ne se réunisse pas en session extraordinaire
d'urgence sur la même situation

.
22. Lors de sa session de 2023, l'Assemblée générale des Nations
Unies a convoqué le groupe de travail à composition non limitée,
chargé d'examiner la question de la représentation équitable au
Conseil de sécurité et de l'augmentation du nombre de ses membres,
ainsi que d'autres questions ayant trait au Conseil de sécurité

. Le document révisé des coprésidents
sur les éléments de convergence et de divergence, présenté en avril
2023, a montré que des progrès pouvaient probablement déjà être
réalisés sur certains aspects liés aux méthodes de travail du Conseil
de sécurité, mais qu'un accord sur des changements plus profonds,
liés à sa composition et à l'utilisation du droit de veto, serait
manifestement beaucoup plus difficile à obtenir.
23. Le Conseil de sécurité des Nations Unies organise lui-même
périodiquement des réunions axées sur l'importance du respect du
multilatéralisme et de la Charte des Nations Unies

. La dernière réunion
de ce type a été organisée par la Fédération de Russie en juillet
2024. Dans l'ensemble, la réunion a été une fois de plus caractérisée
par des accusations croisées entre les membres permanents sur l'interprétation
et le respect de la Charte des Nations Unies

.
24. Lors de ma mission d'information à New York (12-14 mars 2024),
j'ai eu la chance de rencontrer le représentant permanent de la
France, l'ambassadeur Nicolas de Rivière, le représentant permanent
adjoint des États-Unis d'Amérique, l'ambassadeur Robert Wood, et
le représentant permanent adjoint du Brésil, l'ambassadeur Norberto
Moretti.
25. Parmi les questions abordées figurait le déficit de confiance
envers le Conseil de sécurité des Nations Unies, qui est de plus
en plus perçu comme une entité bloquée, incapable d'obtenir de bons
résultats pour la communauté mondiale. Tous mes interlocuteurs sont
convenus, au cours des différentes réunions, qu'il est de plus en
plus difficile d'obtenir des résultats concrets et partagés au sein
du Conseil de sécurité des Nations Unies. D'un autre côté, il existe
encore des exemples de sujets sur lesquels un accord peut être trouvé:
le consensus autour des objectifs de développement durable et la
gestion des crises en Somalie et en Haïti ont été cités comme exemples.
En outre, comme l'a souligné l'un d'entre eux, la Charte des Nations
Unies a été modifiée par le passé, démontrant qu’elle peut être
révisée à nouveau.
26. La réforme du Conseil de sécurité, notamment en ce qui concerne
sa composition et l'utilisation du droit de veto par les membres
permanents, ne peut en effet se faire que par le biais d'un amendement
à la Charte des Nations Unies, en appliquant l'article 108 (par
l'adoption d'amendements par les membres de l'Assemblée générale
des Nations Unies et la ratification par les deux tiers des États
membres de l'ONU, y compris tous les membres permanents du CSNU)
ou l'article 109 (qui envisage la possibilité de convoquer une conférence générale
des États membres de l'ONU dans le but de réviser la Charte des
Nations Unies).
27. Toutefois, dans la situation actuelle, bien que tous les éléments
susmentionnés constituent des signes positifs de la poursuite des
discussions et des négociations, les perspectives de réforme du
Conseil de sécurité des Nations Unies en vue de modifier le déséquilibre
actuel de la représentation ou de limiter l'utilisation du droit
de veto par ses membres permanents sont, en réalité, très faibles.
3.3. Sommets
des BRICS
28. En juin 2021, les ministres
des affaires étrangères du Brésil, de la Fédération de Russie, de
l'Inde, de la Chine et de l'Afrique du Sud ont adopté une déclaration
commune sur le renforcement et la réforme du système multilatéral

, affirmant leurs valeurs communes
de paix, de liberté et d'État de droit, de respect des droits humains
et de démocratie, ainsi qu'un système international multipolaire
plus impartial, plus juste, plus inclusif, plus équitable et plus
représentatif, fondé sur le droit international et la Charte des
Nations Unies, en particulier l'égalité souveraine de tous les États,
le respect de leur intégrité territoriale et le respect mutuel des
intérêts et des préoccupations de tous.
29. Les ministres ont également réaffirmé que le Conseil de sécurité
des Nations Unies est seul habilité à imposer des sanctions et ont
appelé à consolider et à renforcer les méthodes de travail des comités
des sanctions du Conseil de sécurité des Nations Unies afin de garantir
leur efficacité, leur réactivité et leur transparence et que le
multilatéralisme devrait promouvoir le droit international, la démocratie,
l'équité et la justice, le respect mutuel, le droit au développement
et la non-ingérence dans les affaires intérieures de tout pays,
sans faire deux poids, deux mesures.
30. Des points de vue similaires ont été réitérés par les dirigeants
des BRICS à la suite de l'agression à grande échelle de la Fédération
de Russie contre l'Ukraine, avec des déclarations qui n'ont pas
condamné l'agression et la grave violation du droit international
et de la Charte des Nations Unies par la Fédération de Russie et
qui ont soutenu les pourparlers entre la Fédération de Russie et
l'Ukraine sur «la situation en Ukraine»

. Dans la déclaration de 2022, «la
Chine et la Russie ont réitéré l'importance qu'elles attachent au statut
et au rôle du Brésil, de l'Inde et de l'Afrique du Sud dans les
affaires internationales et ont soutenu leur aspiration à jouer
un rôle plus important au sein des Nations Unies».
31. Lors du Sommet des BRICS à Johannesburg en août 2023

, les dirigeants des BRICS ont accepté d'admettre
six nouveaux pays membres: l'Arabie saoudite, l'Argentine, l'Égypte,
les Émirats arabes unis, l'Éthiopie, et l'Iran; tous ces pays, à
l'exception de l'Argentine, ont officiellement rejoint le groupe
en janvier 2024, et d'autres pays envisagent à présent de faire
de même, y compris la Türkiye. S'adressant au Sommet, le Secrétaire
général des Nations Unies, António Guterres, s'est dit préoccupé
par le risque de fracture de l'ordre mondial et a lancé un appel
pour rétablir d'urgence la confiance et redynamiser le multilatéralisme

.
32. Enfin, dans leur déclaration adoptée lors du sommet des BRICS
qui s'est tenu en octobre 2024 en Fédération de Russie, les dirigeants
des BRICS ont noté «l'émergence de nouveaux centres de pouvoir,
de décision politique et de croissance économique», et ont souligné
«la nécessité d'adapter l'architecture actuelle des relations internationales
pour mieux refléter les réalités contemporaines» tout en réaffirmant
leur «engagement en faveur du multilatéralisme et du respect du
droit international»

.
33. Le Secrétaire général de l'ONU présent au Sommet de 2024,
a réaffirmé que l'invasion de l'Ukraine par la Fédération de Russie
violait la Charte de l'ONU et le droit international. L'ONU a justifié
la rencontre du Secrétaire général de l'ONU avec le Président Poutine,
malgré un mandat actif de la Cour pénale internationale contre le
dirigeant russe, comme étant strictement basée sur la nécessité
opérationnelle

. Sa présence au Sommet a néanmoins
été fortement critiquée par le Gouvernement ukrainien, qui a déclaré
qu'elle portait atteinte à la réputation de l'ONU

.
34. Au-delà des déclarations formelles de ses dirigeants en faveur
du multilatéralisme, le format des BRICS est une alternative au
système actuel de gouvernance mondiale. À titre d'exemple, les BRICS
ont créé, en 2015, une banque multilatérale de développement, la
New Development Bank, ainsi qu'un fonds monétaire appelé Contingent
Reserve Arrangement, dans une première tentative d'établir une architecture
financière multilatérale alternative. Bien que le succès de ces
institutions ait été plutôt modeste, elles incarnent l'effort des pays
BRICS pour se positionner comme une alternative aux institutions
multilatérales perçues comme étant trop influencées par les pays
occidentaux

.
35. Il convient de noter que les BRICS ne représentent pas un
groupe d'États politiquement alignés. Ma discussion avec l'ambassadeur
brésilien a clairement montré qu'il existe des différences politiques significatives
et bien articulées au sein des BRICS. Comme nous le verrons dans
le chapitre suivant, l'accent reste mis sur l'approfondissement
des relations financières et commerciales entre les membres.
3.4. La
réforme des institutions financières multilatérales et des banques
multilatérales de développement
36. La plus ancienne institution
financière internationale est la Banque des règlements internationaux,
créée en 1930 pour régler les réparations financières découlant
du traité de Versailles à la fin de la première guerre mondiale.
L'architecture financière mondiale actuelle reflète toutefois le
modèle conçu en 1944 lors de la Conférence monétaire et financière
des Nations Unies (la Conférence de Bretton Woods).
37. L'objectif principal de la conférence de Bretton Woods était
de concevoir un nouvel ordre économique et monétaire pour l'après-guerre,
qui soutiendrait la reconstruction et garantirait que les troubles
économiques et financiers de l'entre-deux-guerres ne soient plus
qu'un cauchemar du passé. La conférence a conduit à la création
de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement
(la première des cinq organisations composant le Groupe de la Banque
mondiale) et du Fonds monétaire international (FMI).
38. Au cours des décennies suivantes, plusieurs autres organismes
financiers ont été créés, soit pour répondre à des besoins spécifiques
de financement ou de réglementation, soit dans une optique régionale.
Les banques régionales de développement les plus importantes sont
la Banque de développement du Conseil de l'Europe (1956), la Banque
européenne d'investissement (1958), la Banque interaméricaine de
développement (1959), la Banque africaine de développement (1964),
la Banque asiatique de développement (1966) et la Banque européenne
pour la reconstruction et le développement (1991).
39. La réforme de l'architecture financière mondiale a été périodiquement
discutée depuis la création des institutions de Bretton Woods, en
particulier à la suite des crises macroéconomiques et financières
mondiales. Les principales critiques portent sur les points suivants:
- les déséquilibres de pouvoir
au sein des organes directeurs des différentes organisations, qui
favorisent les pays industrialisés par le biais d'une répartition
inéquitable des droits de vote entre les États membres, en fonction
de leurs contributions financières – reflet d'un système envisagé
avant la fin du colonialisme. Un autre signe de cet aspect est que
les dirigeants de la Banque mondiale et du FMI sont toujours choisis
parmi les candidats nommés par les États-Unis et les pays européens,
respectivement, sans aucune chance de représentation des pays du
Sud global;
- l'utilisation de mesures de conditionnalité accompagnant
le soutien financier aux pays en détresse, souvent avec des résultats
mitigés en termes de performance macroéconomique et d'indicateurs sociaux
tels que l'égalité et la distribution des revenus
;
- l'inégalité d'accès aux liquidités et aux prêts entre
les pays, en particulier pour les pays en développement du Sud global
qui doivent souvent faire face à des coûts d'emprunt plus élevés
sur des marchés financiers volatils. En combinaison avec le sous-investissement
récurrent dans les biens publics mondiaux, il est de plus en plus
difficile pour les pays en développement d'investir suffisamment dans
des secteurs fondamentaux tels que la santé, l'éducation et la protection
sociale
. Plus généralement, l'augmentation
de la dette publique dans les pays en développement (et son coût
associé représenté par des taux d'intérêt plus élevés) les ralentit
fortement dans la réalisation des ODD fixés dans l'Agenda 2030 par
les Nations Unies.
40. Les crises énergétiques et alimentaires actuelles, conséquence
directe de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Fédération
de Russie, associées aux pertes croissantes causées par des événements directement
liés au changement climatique, ajoutent de la pression à la reprise
déjà difficile suite à la pandémie de covid-19. Ces crises multidimensionnelles
se sont rapidement propagées à l'échelle internationale en raison du
niveau d'intégration des marchés financiers, mais elles frappent
plus durement les pays en développement, alimentant le ressentiment
et le scepticisme à l'égard des organisations financières multilatérales
actuelles.
41. En conséquence, les débats concernant la réforme de l'architecture
financière internationale et des banques multilatérales de développement

(y compris le dernier Sommet pour
un nouveau pacte financier mondial tenu à Paris en juin 2023) tournent,
entre autres, autour des mesures suivantes:
- réformer le système de gouvernance du FMI et de la Banque
mondiale pour qu'il soit plus représentatif des pays à faibles et
moyens revenus, en envisageant une répartition différente et plus
démocratique des quotas et des droits de vote;
- restructurer la dette, en élargissant éventuellement le
cercle des bénéficiaires aux économies à revenu intermédiaire, afin
d'alléger le fardeau qui pèse sur les finances publiques des pays
en développement et de débloquer des ressources pour financer des
investissements à l'appui des ODD;
- améliorer l'accès des pays en développement aux liquidités
financières, afin qu'ils puissent emprunter de manière durable et
planifier correctement leurs investissements à long terme. Il s'agit
notamment d'encourager une plus grande participation des capitaux
privés dans les projets de développement;
- mieux protéger les pays contre les chocs économiques systémiques,
en permettant d'activer rapidement les filets de sécurité financière
et d'acheminer rapidement les ressources vers les pays qui en ont
besoin;
- restructurer l'architecture fiscale mondiale pour lutter
contre l'évasion et la fraude fiscales ainsi que contre les flux
financiers illicites
.
42. La nécessité de réformer l'architecture financière internationale
a également été soulignée lors des réunions que j'ai tenues à New
York. Mes interlocuteurs ont insisté sur l'importance d'inclure
les gouvernements des pays émergents dans le processus de conception
d'un nouveau cadre financier multilatéral, qui tienne compte des
particularités des différentes régions. Ce dernier point a été perçu
comme une condition sine qua non de l'engagement effectif des pays
du Sud global en faveur de l'ordre international ouvert fondé sur
des règles.
3.5. Le
Sommet de l’avenir des Nations Unies
43. Le 22 septembre 2024, l'Assemblée
générale des Nations Unies a adopté la résolution A/RES/79/1 «Le Pacte
pour l'avenir», par laquelle les chefs d'État et de gouvernement
se sont engagés à prendre 56 mesures visant à protéger les besoins
et les intérêts des générations actuelles et futures.
44. Le Pacte reconnaît la profonde transformation actuelle du
monde, confronté à des risques catastrophiques et existentiels,
et le fait que ces défis sont interconnectés et dépassent les capacités
d'un seul État. Cela implique un nouvel engagement en faveur d'une
coopération internationale fondée sur le respect du droit international,
y compris la Charte des Nations Unies

.
45. Le Pacte regroupe les 56 mesures dans 5 domaines: le développement
durable et le financement du développement; la paix et la sécurité
internationales; les sciences, la technologie et l'innovation et
la coopération numérique; les jeunes et les générations futures;
transformer la gouvernance mondiale.
46. En outre, le Pacte est complété par deux annexes: le Pacte
numérique mondial, qui définit les objectifs suivants: réduire toutes
les fractures numériques, favoriser un espace numérique inclusif,
ouvert, sûr et sécurisé qui respecte, protège et promeut les droits
humains, et renforcer la gouvernance internationale de l'intelligence
artificielle; et la Déclaration sur les générations futures, qui
contient une série de principes directeurs, d'engagements et de
mesures visant à promouvoir la solidarité intergénérationnelle et
le dialogue entre les générations

.
47. Il convient de noter qu'au cours du débat, la Fédération de
Russie avait soumis un amendement proposant l'ajout d'une formulation
relative à l'intervention de l'ONU dans les «questions qui relèvent essentiellement
de la compétence nationale d'un État». Cette proposition a cependant
été rejetée par une large majorité (seuls le Belarus, la Corée du
Nord, l'Iran, le Nicaragua, la Fédération de Russie, le Soudan et la
Syrie l'ont soutenue). Le Pacte a ensuite été adopté sans vote.
48. Les représentants de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis
ont tous exprimé leur soutien à un système multilatéral réformé,
y compris le Conseil de sécurité des Nations unies. Le représentant
russe, quant à lui, tout en soulignant que l'ONU doit jouer un rôle
central dans un monde multipolaire, a également critiqué le texte
du Pacte comme n'étant pas consensuel. Le message du représentant
chinois était plus conciliant, puisqu'il a souligné que les grands
pays devaient briser les cercles géopolitiques et servir de propulseurs
pour la solidarité mondiale et de points d'ancrage pour la paix
internationale

.
49. En ce qui concerne le développement durable et le financement
du développement, le Pacte réitère l'engagement des États membres
à atteindre les ODD d'ici à 2030, en plaçant l'éradication de la
pauvreté au centre de leurs efforts, et en comblant le déficit de
financement dans les pays en développement. Il réaffirme également
que tous les droits humains sont universels, indivisibles, intimement
liés, interdépendants et se renforcent mutuellement, et souligne
l'importance de promouvoir l'État de droit aux niveaux national
et international. Il contient des engagements pour lutter contre
le changement climatique et la dégradation de l'environnement.
50. En ce qui concerne la paix et la sécurité internationales,
les chefs d'État et de gouvernement s'engagent à établir une paix
juste et durable, en agissant conformément au droit international,
en respectant pleinement l'égalité souveraine de tous les États
membres, les principes de l'égalité des droits et d'autodétermination
des peuples, l'obligation de s'abstenir de recourir à la menace
ou à l'usage de la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance
politique de tout État, et en réglant les différends internationaux
par des moyens pacifiques.
51. Ils réaffirment également l'obligation de tous les États de
se conformer aux décisions de la Cour internationale de Justice.
Particulièrement pertinent pour le Conseil de l'Europe, le Pacte
souligne l'importance du partenariat des Nations Unies avec les
organisations régionales et sous-régionales pour prévenir et résoudre
les conflits, par le biais de mécanismes de confiance, d'alerte
rapide et de gestion des crises.
52. En outre, les chefs d'État et de gouvernement s'engagent à
s'attaquer aux causes profondes des conflits, mais aussi à protéger
les populations civiles dans les conflits armés, en garantissant
une aide humanitaire en cas de besoin, à poursuivre l’objectif d'un
monde exempt d'armes nucléaires et à respecter leurs obligations
et engagements en matière de désarmement.
53. En ce qui concerne les sciences, la technologie et l'innovation
et la coopération numérique, le Pacte comporte des engagements visant
à saisir les occasions dans l’intérêt des populations et de la planète,
en veillant à ce qu'elles contribuent à la pleine jouissance des
droits humains de tout le monde. En ce qui concerne les jeunes et
les générations futures, les engagements se concentrent sur les
investissements dans le développement social et économique des enfants
et des jeunes, et sur leur participation réelle à tous les niveaux.
54. Les chefs d'État et de gouvernement reconnaissent, par le
biais du Pacte, la nécessité de renforcer et de redynamiser le multilatéralisme
et d'approfondir la coopération internationale. Ils s'engagent notamment
à réformer le Conseil de sécurité des Nations unies en suivant les
principes suivants: réparer en priorité l'injustice historique à
l'égard de l'Afrique; élargir la composition du Conseil pour qu'il
soit plus représentatif des réalités du monde contemporain; poursuivre
les débats sur les questions de la représentation des groupes interrégionaux,
des catégories de membres, du nombre total de membres, ainsi que
du champ d’application et de l'utilisation du droit de veto. Le
Pacte prévoit également des actions visant à revitaliser les travaux
de l'Assemblée générale, du Conseil économique et social et de la
Commission de consolidation de la paix.
55. Enfin, le Pacte aborde la nécessité de réformer l'architecture
financière internationale pour faire face aux défis d'aujourd'hui
et de demain, renforcer la voix et la représentation des pays en
développement dans les institutions économiques et financières internationales
(y compris le FMI et la Banque mondiale), mobiliser des financements
supplémentaires pour les ODD et permettre aux pays d'emprunter de
manière viable afin d’investir dans leur développement à long terme.
56. Les négociations qui ont abouti à l'adoption du Pacte ont
montré que la grande majorité des États membres des Nations Unies
continue à soutenir la coopération multilatérale, malgré la méfiance
de plusieurs pays du Sud global à l'égard de l'Occident global et
les visions opposées de l'Occident global et de l'Est global sur
les principes fondamentaux de l'ordre international.
57. Bien que le Pacte contienne une pléthore d'engagements significatifs
et ambitieux, le texte n'est pas contraignant pour les États membres
et ne peut être considéré que comme la première étape d'un processus de
réforme beaucoup plus long et compliqué.
58. Les États membres vont maintenant devoir déployer des efforts
concrets pour donner suite aux 56 engagements convenus. Si le Pacte
prévoit qu'un examen de sa mise en œuvre globale sera effectué lors de
la 83e session de l'Assemblée générale
des Nations Unies (c'est-à-dire en 2028), il manque en fait un calendrier
et un mécanisme de suivi plus concrets pour les 56 mesures.
59. Néanmoins, le Pacte pour l'avenir contient les germes potentiels
d'une réforme en profondeur du multilatéralisme: l'engagement commun
des États membres à placer le droit international au centre de la discussion
montre l'importance qu'ils accordent encore au dialogue et à la
coopération. Reste à voir comment cela se traduira dans les faits.
60. En particulier, plusieurs questions se posent: les demandes
légitimes du Sud global en faveur d'une plus grande représentation
seront-elles satisfaites? L'ordre international fondé sur des règles
pourra-t-il survivre aux attaques perturbatrices des régimes autoritaires
de l'Est global? L'Occident global pourra-t-il faire face à ses
propres faiblesses, telles que les accusations de double standard
à son avantage dans l'application du droit international?
61. Les pays européens ont l'obligation morale de jouer leur rôle
en aidant à trouver des réponses à ces questions, guidés par les
valeurs communes de la démocratie, des droits humains et de l'État
de droit.
4. Réflexions
en cours sur un nouvel ordre international fondé sur des règles
62. La conceptualisation de l'ordre
international fondé sur des règles découle de la fin de la seconde
guerre mondiale et de la nécessité d'établir un système de gouvernance
mondiale qui garantirait la résolution pacifique des différends
entre les États par la coopération, le dialogue, le respect de leur
souveraineté et l'inviolabilité de leurs frontières. La clé de voûte
de cette structure a été la création des Nations Unies, avec la signature
de la Charte des Nations Unies en 1945. Ce processus a été fortement
influencé par des valeurs telles que le caractère central de l'État
de droit et le respect des droits humains et des libertés fondamentales, qui
sont devenues essentielles à la Charte des Nations Unies et ont
été consacrées dans la Déclaration universelle des droits de l'homme
et les pactes internationaux.
63. Le système géopolitique a évolué depuis lors: bipolaire jusqu'à
la fin de la guerre froide, il est devenu unipolaire jusqu'en 2008
et, depuis lors, il est en transition vers une multipolarité complexe.
De manière générale, trois sphères d'influence peuvent être identifiées:
un Occident global dirigé par les États-Unis, un Orient global dirigé
par la Chine et un Sud global diversifié

.
64. L'Occident global est constitué, en grande partie, d'États
démocratiques, principalement en Europe et en Amérique du Nord,
mais aussi du Japon, de la Corée du Sud, de l'Australie et de la
Nouvelle-Zélande. En termes de structure multilatérale, l'Occident
global serait favorable à la préservation de la gouvernance mondiale
multilatérale actuelle. Le rôle des États-Unis en tant que puissance
hégémonique au niveau mondial et en tant que chef de file de l'Occident
global est toutefois en train de s'estomper. En outre, les résultats
de l’élection présidentielle de 2024 aux États-Unis pourraient avoir
des répercussions sur la position et la cohérence de l'Occident
global, avec des implications pour la sécurité en Europe qu'il n'est
pas facile de prévoir à ce stade.
65. D'autre part, l'Est global, conduit par la Chine et suivi
par la Russie, l'Iran, la Corée du Nord et leurs alliés, a une ligne
autoritaire forte, cherchant à diminuer l'influence occidentale
et à saper l'ordre international actuel. Ils rejettent le concept
de démocratie libérale, qu'ils considèrent comme une hypocrisie
occidentale, et promeuvent un système de gouvernance anti-libéral.
Leur vision du monde repose sur l'égalité souveraine et l'intégrité
territoriale de tous les pays en tant que principes de base du droit
international, ainsi que sur la non-ingérence dans leurs affaires
intérieures et leur droit à choisir de manière indépendante leurs
systèmes sociaux et leurs voies de développement

.
66. Le concept de Sud global, bien qu'imparfait en raison de la
diversité de ses membres, décrit un grand groupe de pays d'Amérique
latine, d'Afrique et d'Asie, qui se sont positionnés dans un rôle
d'État pivot entre les modèles de gouvernance mondiale proposés
par l'Ouest global et l'Est global. L'attrait croissant des forums et
des initiatives de l’Est global pour une partie de plus en plus
importante du Sud global s'explique par deux facteurs clés: le désir
de s'affranchir des doubles normes imposées par la «camisole de
force unipolaire» occidentale et le ressentiment à l'égard de la
domination occidentale sur les institutions et les systèmes financiers
internationaux, qui étouffe les opportunités de croissance pour
une grande partie du monde en développement

.
67. Lors d'une récente réunion que j'ai eue en Grèce avec dix
ambassadeurs de pays arabes, l'argument du «deux poids, deux mesures»
en ce qui concerne les conflits en Ukraine et à Gaza a été utilisé
à plusieurs reprises. Ils ont souligné le soutien inconditionnel
des puissances occidentales aux actions d'Israël à Gaza et au Liban,
souvent justifié par le refrain «Israël a le droit de se défendre»,
ce qui contraste fortement avec les sanctions sévères imposées à
la Russie pour son invasion de l'Ukraine. À leurs yeux, si la Fédération
de Russie a déclenché la guerre en Ukraine, tout comme le Hamas
l'a fait à Gaza, les violations répétées du droit international
par Israël ont fait de ce dernier l'agresseur.
68. Ce double standard a renforcé le ressentiment dans le Sud
global, où beaucoup considèrent que l'engagement des démocraties
occidentales en faveur des droits humains se limite à leurs propres
frontières. L'hypocrisie est soulignée par des comparaisons, comme
l'insistance de l'Occident sur l'intégrité territoriale de l'Ukraine
alors qu'il a ignoré ce principe lors de l'invasion de l'Irak par
les États-Unis en 2003. Ce dernier point explique pourquoi seuls
45 pays ont imposé des sanctions à la Fédération de Russie à l'heure
actuelle. Comme l'a déclaré le ministre indien des Affaires étrangères,
Subrahmanyam Jaishankar: «L'Europe doit sortir de la mentalité selon
laquelle les problèmes de l'Europe sont les problèmes du monde,
mais les problèmes du monde ne sont pas les problèmes de l'Europe»

.
69. Dans le même temps, le rôle, l'efficacité et la légitimité
des institutions internationales traditionnelles sont de plus en
plus érodés par une nouvelle vague de nationalisme populiste, incarnée
par des mouvements tels que «America First», «China First» et, plus
largement, par la philosophie «mon pays d'abord et seulement», qui
gagne du terrain dans le monde entier.
70. Le paradigme économique mondial est en train de passer des
principes néolibéraux de libre-échange, qui, malgré leurs défauts,
ont créé une croissance massive et sorti 1,1 milliard de personnes
de la pauvreté, à une approche plus mercantiliste, caractérisée
par le «friend-shoring» américain, le «de-risking» européen et l'«autosuffisance»
chinoise. Près de 3 000 restrictions commerciales ont été imposées
dans le monde l'année dernière. Selon le FMI, la fragmentation des
échanges qui en résulte pourrait entraîner des pertes à long terme s'élevant
à 7 % du PIB mondial, tout en entravant la collaboration sur des
défis mondiaux essentiels tels que la transition écologique et les
progrès en matière d'intelligence artificielle.
71. Cette réalité exerce une pression énorme sur les économies
des pays à faible revenu. Depuis la fin de la crise de la covid-19,
les pays en développement sont devenus des financiers nets des nations
plus riches et de la Chine, renvoyant plus de fonds qu'ils n'en
reçoivent. Accablés par une dette de 1 100 milliards de dollars,
de nombreux gouvernements africains consacrent 45 % de leurs revenus
au remboursement de la dette, ce qui limite les investissements
dans les programmes sociaux et les projets climatiques. Ce découplage financier
souligne le déficit de financement persistant dans les pays du Sud
global, qui constitue la principale source de ressentiment à l'égard
du statu quo des institutions financières internationales et du
monde occidental.
5. Le
rôle des organisations multilatérales européennes dans le nouveau
contexte géopolitique
72. Quelle est la place de l'Europe
dans ce nouveau contexte en évolution? Malgré les efforts déployés
pour forger une unité politique et renforcer la Politique étrangère
et de sécurité commune (PESC) au niveau de l'Union européenne, l'Europe
présente certaines spécificités qui affectent sa position de leader.
Comme l'a expliqué M. Evangelos Venizelos lors de la réunion de
la commission des questions politiques et de la démocratie à La
Canée (Grèce), les 15 et 16 mai 2022, la sécurité européenne est
régie par de profondes asymétries historiques

. L'invasion militaire de l'Ukraine
par la Fédération de Russie les a mises en évidence très clairement:
- malgré les tentatives de l'Europe
de développer une autonomie croissante dans ce domaine, les États-Unis
sont les garants de la sécurité européenne, à travers l'Organisation
du traité de sécurité de l'Atlantique Nord (OTAN), qu'ils dominent
politiquement, militairement et financièrement;
- L'arsenal nucléaire de l'Europe est trop petit pour être
dissuasif, en particulier face à la Fédération de Russie;
- La dépendance énergétique de l'Europe à l'égard des combustibles
fossiles russes constitue une faiblesse stratégique et politique
majeure;
- la menace russe n'est pas perçue de la même manière par
tous les pays européens.
73. La guerre d'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine
a non seulement mis en évidence les asymétries de la sécurité européenne,
mais elle a également donné un nouvel élan aux dirigeants européens pour
les surmonter. En mars 2022, l'Union européenne a adopté la Boussole
stratégique, un plan d'action ambitieux visant à renforcer la politique
de défense et de sécurité de l'Union européenne d'ici à 2030

. La Boussole stratégique vise à renforcer
l'autonomie stratégique de l'Union européenne, sa capacité à travailler avec
ses partenaires pour sauvegarder ses valeurs et ses intérêts et
à jouer un rôle plus important dans le maintien de la paix et de
la sécurité internationales. Il comprend une série d'objectifs ambitieux,
à commencer par l'industrie européenne de la défense et la mise
en place d'une force de réaction rapide de l’Union européenne, prélude
à l'armée de l’Union européenne.
74. En mai 2024, le Conseil de l'Union européenne a approuvé ses
conclusions sur la sécurité et la défense de l'Union européenne,
qui définissent cinq grandes priorités que les États membres sont
invités à mettre en œuvre de toute urgence: assurer un soutien politique,
financier, économique, humanitaire, militaire et diplomatique à
l'Ukraine; augmenter les dépenses de défense et améliorer leur efficacité,
afin de garantir la disponibilité de biens de défense, et renforcer
la base industrielle et technologique de défense de l'Union européenne;
accroître la capacité d'action de l'Union européenne, notamment
par pleine mise en œuvre opérationnelle de la capacité de déploiement
rapide de l'Union européenne d'ici à 2025; renforcer la résilience de
l'Union européenne et garantir l'accès aux domaines stratégiques;
et renforcer les partenariats avec d'autres organisations, telles
que l'ONU et l'OTAN

.
75. L'Union européenne peut mieux se faire entendre en tant qu'acteur
mondial, conformément à la communication conjointe de la Commission
européenne et du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères
et la politique de sécurité au Parlement européen et au Conseil
relative au renforcement de la contribution de l'UE à un multilatéralisme
fondé sur des règles

et au rapport du Parlement
européen intitulé «L'Union européenne et la défense du multilatéralisme»

.
76. Dans le domaine de l'énergie, l'Union européenne s'efforce
de réduire la dépendance énergétique excessive vis-à-vis de la Fédération
de Russie, en accélérant la diversification et en mettant l'accent
sur les sources d'énergie renouvelables.
77. Dans le contexte du retour d'une guerre d'agression en Europe,
l'élargissement de l'Union européenne a également pris un nouvel
élan, étant donné qu'il est considéré comme le moyen le plus important
de renforcer l'influence de l'Europe au niveau international ainsi
que de promouvoir les valeurs et la vision européennes de la gouvernance
mondiale multilatérale. La décision de l'Union européenne d'accorder
le statut de candidat et d'entamer les négociations d'adhésion avec
l'Ukraine et la République de Moldova, tout en relançant le processus
d'élargissement dans les Balkans occidentaux, témoigne des objectifs
susmentionnés.
78. L'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine et
le nouveau contexte géopolitique ont amplifié les risques pour la
sécurité en Europe en raison de leur impact sur le fonctionnement
des mécanismes multilatéraux visant à prévenir et à résoudre les
conflits dans la région, y compris ceux établis sous les auspices
de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)

.
79. Néanmoins, à la fin de sa 31e session
annuelle, qui s'est tenue entre le 29 juin et le 3 juillet 2024
à Bucarest, l'Assemblée parlementaire de l'OSCE a adopté la Déclaration
de Bucarest, qui réaffirme les principes fondamentaux de l'OSCE
en matière de coopération et de dialogue et appelle tous les États participants
de l'OSCE à s'engager activement dans la diplomatie multilatérale
pour relever les défis actuels

.
6. Le
rôle du Conseil de l'Europe
80. Le Conseil de l'Europe peut
être considéré comme un exemple réussi de coopération multilatérale. Depuis
sa création, l'Organisation a élaboré 225 traités et protocoles
qui ont fixé des normes pour la protection des droits humains, de
la démocratie et de l’État de droit dans la région et au-delà, contribuant
ainsi à la stabilité régionale et à l'amélioration de la vie des
personnes vivant en Europe. En outre, elle a établi des collaborations
synergiques avec l'Union européenne et l'OSCE, qui sont ses partenaires
les plus proches dans la région.
81. L'Organisation entretient également des relations étroites
avec les Nations Unies, qui ont débuté officiellement en 1951 par
un Accord entre le Secrétariat Général du Conseil de l'Europe et
le Secrétariat des Nations Unies, actualisé en 1971 par un Arrangement
sur la Coopération et la Liaison entre les deux Secrétariats. Cette
relation comprend aujourd'hui des accords et des arrangements de
travail avec plusieurs organes, agences et agences spécialisées
des Nations Unies, tels que le Haut-Commissariat des Nations Unies
pour les réfugiés (HCR), le Haut-Commissariat des Nations Unies
aux droits de l'homme (HCDH), le Fonds des Nations Unies pour l'enfance
(UNICEF), le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires
humanitaires (OCHA), le Programme des Nations Unies pour le développement
(PNUD), la Commission économique des Nations Unies pour l'Europe
(CEE-ONU), l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la
science et la culture (UNESCO) ou la Banque mondiale.
82. Le 17 octobre 1989, l'Assemblée générale des Nations Unies
a adopté la
résolution
A/RES/44/6, accordant le statut d'observateur au Conseil de l'Europe.
En conséquence, le Conseil de l'Europe est invité à participer aux
sessions et aux travaux de l'Assemblée générale des Nations Unies
et de ses six principaux comités. En outre, depuis 2000 (tous les
deux ans depuis 2004), l'Assemblée générale des Nations Unies, dans
le cadre de son débat sur la coopération avec les organisations
régionales et autres, adopte une résolution sur la coopération entre
les Nations Unies et le Conseil de l'Europe. En outre, toutes les
activités du Conseil de l'Europe contribuent à l'Agenda 2030 des
Nations Unies pour le développement durable – ODD. À la demande
des responsables de l'ONU, l'Organisation apporte également une
contribution majeure à l'Examen périodique universel.
83. Les bureaux du Conseil de l'Europe chargés de la liaison avec
les Nations Unies à Genève et à Vienne

ont grandement contribué à l'amélioration
des relations avec les Nations Unies. La création d'un bureau de liaison
du Conseil de l'Europe à New York permettrait d'accroître considérablement
la visibilité de l'Organisation et son rayonnement. La présence
au Conseil de l'Europe de la représentation du HCR auprès des institutions
européennes à Strasbourg doit également être soulignée.
84. Le Sommet des chefs d'État et de gouvernement de Reykjavik,
qui s'est tenu en mai 2023, a renouvelé l'engagement des États membres
du Conseil de l'Europe, au plus haut niveau politique, en faveur
du maintien de la pertinence du Conseil de l'Europe en tant que
projet de paix, et de la protection des droits humains, de la démocratie
et de l'État de droit en tant que garants de la sécurité démocratique.
La déclaration fait également référence à l'ONU à plusieurs reprises.
En particulier, ils ont exprimé leur détermination à «renforcer
l'ordre international libre et ouvert fondé sur l’État de droit,
le respect de la Charte des Nations Unies, la souveraineté et l'intégrité
territoriale, à l'intérieur des frontières internationalement reconnues,
de tous les États, et le respect des droits de l'homme et des libertés
fondamentales»

.
85. En outre, ils ont appelé à un renforcement du dialogue politique
avec d'autres organisations internationales, y compris l'ONU et
l'OSCE, afin de renforcer le partenariat entre ces organisations
et le Conseil de l'Europe. Ils se sont déclarés convaincus que de
nouvelles synergies sont possibles, notamment en ce qui concerne
les questions qui les préoccupent:
- la mise en œuvre des ODD des Nations Unies;
- l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits
de l'homme, en particulier en ce qui concerne la Fédération de Russie;
- la promotion des principes de Reykjavík pour la démocratie;
- les travaux sur les aspects de l'environnement liés aux
droits humains.
7. Conclusions
86. Dans la période actuelle, instable
et imprévisible, le déplacement du pouvoir mondial de l'Ouest vers l'Est
remet en question la stabilité de la gouvernance mondiale, en exposant
la communauté internationale à un nouveau piège de Thucydide. La
fragmentation augmente, les opérations militaires remplacent les
missions diplomatiques et l'ordre international fondé sur des règles
perd du terrain face à un état d'anarchie qui favorise la confrontation.
87. Dans un monde largement interconnecté, la rivalité de pouvoir
entre un Est global en pleine ascension et un Ouest global en plein
déclin s'accompagne d'une compétition de visions sur l'état futur
de la gouvernance mondiale. La vision occidentale d'un ordre international
ouvert fondé sur des règles et promouvant les valeurs démocratiques
est en concurrence avec l’interprétation orientale de l'égalité
souveraine des États, libérée de la «domination coloniale occidentale»
et de l'«obsession» de la promotion des valeurs libérales, et finalement remplacée
par l'affirmation de sphères d'influence par les grandes puissances.
L'objet de la concurrence est le groupe diversifié d'États démocratiques
et autoritaires conventionnellement décrit comme le Sud global,
qui déterminera l'orientation du nouvel ordre mondial.
88. Pour que l'Occident puisse effectivement renforcer l'influence
de sa vision au-delà des États qui partagent ses vues, il doit prendre
en compte les éléments essentiels du ressentiment international:
ceux-ci sont généralement exprimés, entre autres, comme la répartition
déséquilibrée du pouvoir dans les organes de décision multilatéraux,
l'adoption de deux poids deux mesures dans la résolution des conflits
géopolitiques, l'accès inégal aux liquidités fournies par les institutions
financières multilatérales, et le fait que le Sud global souffre
souvent plus fortement des conséquences des crises mondiales, quelle
que soit leur nature – économique, environnementale, liée à la santé.
89. Que cela nous plaise ou non, il est essentiel de reconnaître
que la Chine et d'autres pays en développement joueront un rôle
plus important dans l'élaboration de l'avenir de l'ordre international
si nous voulons le maintenir. Le multilatéralisme ne peut fonctionner
efficacement que s'il est perçu comme légitime; dans le cas contraire,
les États exclus du processus décisionnel international créeront
d'autres systèmes de gouvernance.
90. L'Europe, l'Amérique du Nord et le reste de l'Occident global
doivent promouvoir de manière convaincante une gouvernance mondiale
multilatérale, dans laquelle les règles, les institutions et les procédures
ne sont pas simplement approuvées, mais également co-conçues par
le Sud global. La promotion des valeurs démocratiques doit s'accompagner
de la prise de conscience que pour relever les défis mondiaux, tels
que la crise climatique, le contrôle de l'intelligence artificielle
et la nécessité d'une croissance économique forte, les sièges à
la table de décision doivent être élargis de toute urgence au-delà
des États partageant les mêmes idées.
91. Cette évolution ne doit pas être considérée comme une dilution
de l'influence occidentale sur l'ordre international, mais plutôt
comme un renforcement de la coopération multilatérale. Un grand
pouvoir implique de grandes responsabilités, et le fait d'accorder
plus de droits aux principales économies émergentes augmenterait
également leurs obligations, les obligeant à contribuer plus activement
au financement du climat et du développement, au lieu de rester
confortablement dans le rôle de bénéficiaires.
92. En même temps, surtout après l’élection présidentielle américaine,
l'Europe devrait adopter une approche plus équilibrée entre ses
aspirations à la sécurité économique et son identité mondiale en
tant que championne d'un système multilatéral fondé sur des règles.
Pour renforcer notre crédibilité vis-à-vis de partenaires essentiels
en matière de commerce et de sécurité, nous devons admettre nos
propres incohérences dans l'application du droit international,
tout en soulignant les avantages des démocraties libérales ouvertes
dans la promotion de la stabilité, de la prospérité et des valeurs
mondiales partagées.
93. L'Assemblée devrait jouer un rôle de premier plan en réaffirmant
que seul le multilatéralisme peut apporter des solutions aux défis
mondiaux actuels. Les résultats du Sommet de l'avenir des Nations
Unies constituent un point de départ dans cette direction, et le
Conseil de l'Europe et ses États membres doivent soutenir leur mise
en œuvre et promouvoir les valeurs du multilatéralisme, du dialogue
et de la coopération. Le dialogue institutionnel entre le Conseil
de l'Europe et les Nations Unies doit être renforcé. En outre, le
rôle du Conseil de l'Europe en tant qu'organisation contribuant
au maintien de la paix et de la sécurité démocratique sur le continent
européen doit être reconnu, éventuellement aussi dans le contexte
d'un futur cadre de coopération général révisé, visant à mieux structurer
et institutionnaliser les relations avec les Nations Unies.
94. En même temps, les États membres du Conseil de l'Europe devraient
continuer à s'engager en faveur d'un ordre international fondé sur
des règles. Ce dernier implique, entre autres, la participation
active et l'adhésion à tous les organes, procédures et institutions
des Nations Unies, ainsi que le refus d'adhérer aux forums et alliances
internationaux qui favorisent la fragmentation de la gouvernance
mondiale multilatérale.
95. En outre, les États membres du Conseil de l'Europe devraient
plaider en faveur de la réforme des institutions et organes internationaux
actuellement inefficaces, en particulier le Conseil de sécurité
des Nations Unies et les institutions de Bretton Woods.
96. Enfin, l'Assemblée devrait appeler à une poursuite plus vigoureuse
de l'intégration économique et politique de l'Union européenne,
ainsi qu'à l'accélération de son processus d'élargissement, afin
de renforcer la stabilité face aux défis géopolitiques et de faire
mieux entendre la voix de l'Europe au niveau international.