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A. Projet de
résolution
(open)
B. Projet de recommandation
(open)
Rapport | Doc. 16135 | 21 mars 2025
Mettre fin aux expulsions collectives de personnes étrangères
Commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées
A. Projet de
résolution 
(open)1. L’Assemblée parlementaire rappelle
que les expulsions collectives de personnes étrangères sont formellement
interdites en vertu de l’article 4 du Protocole n° 4 à la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 46),
une obligation également inscrite dans le droit de l’Union européenne
conformément à l’article 19 de la Charte des droits fondamentaux
de l’Union européenne. À cet égard, l’Assemblée s’inquiète de la
divergence croissante entre le droit international et la pratique
des États membres.
2. L’Assemblée considère que la pratique des expulsions collectives
pose un défi majeur au respect de l’État de droit ainsi qu’aux normes
fondamentales des droits humains, y compris au principe de non-refoulement
et à l'interdiction absolue de la torture. Elle rappelle les principes
par lesquels les États membres du Conseil de l'Europe sont liés,
leurs obligations juridiques en la matière, et souligne la nécessité
d'une action renforcée de l'Organisation pour les accompagner dans
ce domaine.
3. L’Assemblée rappelle que, en vertu de l’arrêt de la Cour européenne
des droits de l’homme («la Cour») Khlaifia
et autres c. Italie, la notion d’«expulsion collective»
doit se comprendre comme désignant «toute mesure contraignant des
étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les
cas où une telle mesure est prise sur la base d’un examen raisonnable
et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers
qui forment le groupe».
4. Se félicitant de la jurisprudence de la Cour, notamment l’arrêt Čonka c. Belgique, selon laquelle
toute procédure d’expulsion doit offrir des garanties suffisantes
attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation
individuelle de chaque personne concernée, l’Assemblée s’alarme
de la pratique répandue en Europe des expulsions collectives sans
examen individuel de la situation de chaque personne.
5. L’Assemblée rappelle l’importance d’un examen individuel des
situations pour prévenir toute expulsion collective. Dans la lignée
de sa Résolution 2461
(2022) et sa Recommandation
2238 (2022) «Pays tiers sûrs pour les demandeurs d’asile», elle
rappelle l’importance d’éviter l’usage des listes de pays sûrs comme
motifs d’inadmissibilité de demande d’asile et se félicite de la
décision du Comité des Ministres d’étudier la possibilité de réviser
sa Recommandation n° R (97) 22 énonçant
des lignes directrices sur l’application de la notion de pays tiers
sûr.
6. L’Assemblée exprime également sa profonde préoccupation face
à l’expansion de la notion de «fiction juridique de non-entrée»
selon laquelle les personnes seraient considérées comme n'étant
pas entrées sur le territoire européen, et dont l’usage sera facilité
avec la mise en œuvre du Pacte de l’Union européenne sur la migration
et l’asile (le Pacte), ce qui pourrait rendre les demandes d’asile
plus difficiles à faire. Elle rappelle dans ce contexte l’application
extraterritoriale de l’article 4 du Protocole n° 4
telle qu’établie dans l’arrêt Hirsi Jamaa
et autres c. Italie, et le fait que cette «fiction juridique
de non-entrée» n’exonère pas les États de leurs obligations, notamment
celles de non-refoulement et de la prohibition absolue de la torture
et des mauvais traitements.
7. Dans sa Résolution
2462 (2022) «Renvois sur terre et en mer: mesures illégales de gestion
des migrations» l’Assemblée a souligné le lien intrinsèque entre
la prohibition des expulsions collectives, le principe de non-refoulement
et la prohibition absolue de la torture. Contrevenir à ces principes
fondamentaux peut exposer les personnes à des conséquences tragiques
dont les responsables doivent être tenus de rendre des comptes.
8. Dans sa Résolution
2555 (2024) «Garantir des procédures d'asile conformes aux droits
humains», l’Assemblée a déjà souligné les obligations juridiques
suivantes, dont elle rappelle ici le caractère contraignant: seul
un examen individuel équitable et effectif, y compris des demandes
d’asile, peut permettre de satisfaire à l’obligation d’un État de
ne pas exposer, directement ou indirectement, toute personne relevant
de sa juridiction à un risque de torture ou de traitement inhumain
ou dégradant. Par ailleurs, en cas d’appel, le recours doit avoir un
effet suspensif automatique des mesures d’expulsion si le requérant
ou la requérante fait état d’un risque au regard de l’article 2
ou 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5,
«la Convention»). Ces garanties procédurales sont requises pour
que l’appel soit considéré comme effectif et conforme avec l’article
13 de la Convention, ainsi qu’avec la jurisprudence constante de
la Cour européenne des droits de l’homme.
9. Consciente des impératifs de sécurité intérieure et de gestion
des frontières qui s’imposent aux États dans un contexte géopolitique
parfois complexe, l’Assemblée invite toutefois les États membres
du Conseil de l’Europe à ne pas tomber dans le piège de l’exceptionnalisme
des droits humains pour répondre à ces défis. À ce propos, elle
rappelle sa Résolution
2404 (2021) «L'instrumentalisation de la pression migratoire aux frontières
de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne avec le Bélarus»
dans laquelle elle condamnait «toute instrumentalisation des migrants,
des réfugiés et des demandeurs d'asile par les États à des fins
politiques».
10. L’Assemblée souligne que les premières victimes de ce qu’elle
a appelé des «attaques hybrides» dans la Résolution 2404 (2021) sont les personnes migrantes elles-mêmes. La réponse
des États visés par ces attaques sanctionne les personnes migrantes,
accroit leur vulnérabilité, au lieu de sanctionner les États coupables
de cette instrumentalisation ou de les mettre face à leurs responsabilités.
Cette logique perverse est un piège, et l’extrême vulnérabilité
et la violation des droits des personnes migrantes peuvent être
évitées si les États européens se refusent à y tomber.
11. À ce titre, l’Assemblée déplore profondément que l’impératif
de la protection de la sécurité nationale et de la protection absolue
des frontières semble justifier un assouplissement des normes en
vigueur développées et acceptées par les États eux-mêmes. Elle rappelle
que le concept d’instrumentalisation ne constitue pas une base pour
une dérogation générale aux normes en matière d'asile et de droits
humains, dont le caractère absolu du principe de non-refoulement
et de l’article 3 de la Convention et l’obligation de procéder à
un examen individuel de la situation d'une personne avant de la
renvoyer. Dans ce contexte, elle exhorte les États membres à ne
pas déroger à leurs obligations même dans un contexte difficile,
comme l’a rappelé la Cour de justice de l’Union européenne dans
l’affaire C-72/22 PPU - Valstybės sienos
apsaugos tarnyba.
12. Regrettant qu’aucun pays d’Europe qui se trouve sur les routes
migratoires empruntées par celles et ceux qui cherchent refuge et
une vie digne en Europe n’est épargné par la pratique des expulsions
collectives, l’Assemblée appelle les États membres du Conseil de
l’Europe à envisager la mise en place de voies légales de migration
pour éviter les tragédies humaines et le manque de main d’œuvre,
dans le même esprit qu’elle l’a préconisé dans sa Résolution 2586 (2025) «L'immigration, l'une des réponses au vieillissement démographique
de l'Europe».
13. Pour permettre de documenter les éventuelles violations des
droits à la frontière, de responsabiliser les auteurs, et de garantir
l'accès des personnes migrantes à une assistance juridique et à
des informations sur leurs droits, les zones frontalières doivent
être accessibles à tout moment, y compris dans les zones où et pendant
les procédures au cours desquelles la «fiction juridique de non-entrée»
s'applique et/ou lorsque les personnes migrantes sont privées de
leur liberté. L'accès devrait être accordé, en droit et en pratique,
en plus de l’Officier aux droits fondamentaux de Frontex, aux mécanismes
de suivi nationaux et du Conseil de l'Europe, au Haut-commissariat
des Nations Unies pour les réfugiés, aux institutions nationales
des droits humains, aux parlementaires, aux organisations de la
société civile, aux professionnels de la santé, aux avocats et aux journalistes.
14. Dans ce contexte, l’Assemblée se félicite du fait que les
États membres de l'Union européenne soient tenus de mettre en place,
d'ici juin 2026, au niveau national, des mécanismes de suivi indépendants
pour garantir le respect des droits humains à la frontière au cours
de la procédure de «filtrage» et des procédures d'asile accélérées
à la frontière prévues dans le Pacte. L'Assemblée encourage vivement
les États membres à prendre en considération les orientations de
l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne prévues dans
le «Guide sur les mécanismes nationaux indépendants», en particulier
la recommandation d'adopter une législation nationale pour étendre
le champ d'application du suivi à l'ensemble de la gestion des frontières,
y compris les procédures de retour.
15. L’Assemblée reconnaît que l'adoption du Pacte marque la volonté
politique d'une approche cohérente de la part des États membres
de l'Union européenne sur ces questions. Cependant, avec une période transitoire
allant jusqu'en 2026 et des mesures d'application encore à prendre,
l’Assemblée insiste sur l’importance de la mise en place de garanties
effectives dans le cadre de la définition des plans nationaux de mise
en œuvre du Pacte afin d'éviter les situations d'expulsions collectives.
16. Pour garantir l’accès à un examen individuel de la situation
de chaque personne migrante, notamment lors du franchissement des
frontières, dans le cadre des procédures d'asile ou de retour, l’Assemblée encourage
vivement les États membres:
16.1. à
adopter des plans nationaux d’action de mise en œuvre du Pacte conformes
à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés des Nations
Unies (la Convention de 1951) et la Convention européenne des droits
de l’homme et y faisant expressément référence;
16.2. à prévoir l’évaluation et la garantie systématiques de
la légalité des décisions d’expulsion, y compris consécutives à
une décision d’inadmissibilité de la demande d’asile, par une juridiction compétente
sur le territoire, avant toute opération de renvoi y compris dans
les situations fictionnelles de «non-entrée»;
16.3. à assurer une formation adéquate basée sur le respect
des normes de droit international des droits humains, y compris
la Convention de 1951 et la Convention européenne des droits de
l’homme, à l’attention des gardes-frontières et autre parties prenantes
telles que les avocats, les juges et procureurs, les interprètes
et le personnel administratif. Dans ce contexte, l’Assemblée encourage l’utilisation
du Programme européen de formation aux droits humains pour les professionnels
du droit du Conseil de l’Europe (le Programme HELP) pour le développement
de tels programmes de formation;
16.4. à assurer l’accès à un avocat et à des services d'interprétation,
y compris au moment du débarquement des personnes migrantes interceptées
en mer, et le respect des procédures officielles de prise de notes,
en particulier pour éviter la mauvaise interprétation des déclarations
faites dans le contexte des demandes de protection internationale;
16.5. pour les États membres qui sont membres de l’Union européenne,
à allouer des ressources matérielles et humaines suffisantes pour
la mise en œuvre effective des plans nationaux d’application du
Pacte dans le respect des droits humains, en particulier en ce qui
concerne les implications en matière de garanties procédurales.
17. Notant le nombre élevé de requêtes pendantes devant la Cour
concernant les expulsions collectives ainsi que celui d’arrêts qui
font toujours l’objet d’une surveillance par le Comité des Ministres
du Conseil de l’Europe, l’Assemblée enjoint les États membres du
Conseil de l’Europe condamnés par la Cour à rapidement et pleinement
exécuter ces arrêts, notamment:
17.1. en
prenant toutes les mesures nécessaires pour assurer aux personnes
migrantes un traitement conforme à la Convention, notamment en matière
d’expulsion collective, et en veillant à ce que celles-ci bénéficient
systématiquement d’un accès réel et effectif aux procédures d’entrée
légale dans les États;
17.2. en veillant à ce que les demandeurs et demandeuses d’asile
ne soient pas expulsés sans identification ni examen de leur situation
individuelle;
17.3. en évitant toute déformation des déclarations des personnes
étrangères concernant leur souhait de demander une protection internationale;
17.4. en fournissant aux personnes migrantes des recours effectifs,
notamment un délai suffisant pour saisir effectivement un juge avant
que l’arrêté d’expulsion ne soit exécuté;
17.5. en veillant à ce que l’effet suspensif des recours contre
les décisions de refus d’entrée dans le pays soit assuré en droit
et en pratique;
17.6. en utilisant le processus de l’exécution des arrêts de
la Cour pour trouver une approche globale aux défis causés par des
arrivées importantes de personnes migrantes, dans le but de résoudre
les problèmes complexes et structurels tels qu’identifiés par le
Comité des Ministres.
18. L’Assemblée se félicite de la volonté politique de certains
États qui choisissent d’assurer un accueil des personnes migrantes
conforme aux normes du droit international, malgré les défis induits
par le nombre important d’arrivées.
19. Notant que les pays d’arrivée des personnes migrantes assument
la majeure partie de la responsabilité des politiques d’accueil
et d’intégration, l’Assemblée appelle à une approche européenne
cohérente en matière d’accueil, en droit et en pratique, entre les
territoires, qu’il s’agisse du niveau national ou du niveau européen.
20. L’Assemblée rappelle que l’interdiction des expulsions collectives
prévaut à toutes les frontières y compris les frontières intérieures
de l’Union européenne. Les renvois expéditifs au sein de l’espace
Schengen ne sauraient se justifier sans le plein respect des garanties
procédurales applicables et une décision individuelle, conformément
à la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne.
L’Assemblée attire par ailleurs l’attention sur le rétablissement
prolongé des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen
qui contrevient à cet esprit de solidarité.
21. L’Assemblée rappelle qu’il est impératif de protéger l’intérêt
supérieur de l’enfant en toutes circonstances et regrette vivement
toute instrumentalisation politique de la situation des enfants
non accompagnés. En cas d’arrivée importante de ces enfants dans
des territoires particuliers, l’Assemblée encourage vivement les
parties prenantes à trouver une solution permettant la relocalisation,
l’accueil et l’intégration de ces enfants dans d’autres régions
du même pays. Cela favoriserait une approche cohérente vis-à-vis
des perspectives d’accueil et d’intégration dues à ces enfants y
compris leur accompagnement via un régime de tutelle conforme à
la Recommandation CM/Rec(2019)11 du Comité des Ministres aux États membres
sur un régime de tutelle efficace pour les enfants non accompagnés
et les enfants séparés dans le contexte de la migration.
22. L’Assemblée encourage vivement une refonte de la législation
relative à l’asile dans les pays où celle-ci n’est plus adéquate
face à l’augmentation des flux migratoires et n’est pas conforme
au droit européen.
23. Reconnaissant l’importance de l’assistance juridique pour
les personnes migrantes afin de rendre l’examen de leur situation
individuelle effectif, l’Assemblée estime qu’il est crucial de renforcer
la présence, aux points d’arrivée, d’avocats spécialisés dans le
droit des étrangers. Elle recommande ainsi vivement une formation
spécifique en droit maritime et en droit d’asile pour soutenir cet
effort. Elle recommande également d’améliorer l’accès à des interprètes,
surtout au moment du débarquement des personnes migrantes.
24. L’Assemblée s’inquiète des violences sexuelles et sexistes
subies par les femmes et les enfants pendant leur traversée, et
des risques de traite par la suite. Elle rappelle que si les autorités
compétentes estiment qu’il existe des motifs raisonnables de croire
qu’une personne a été victime de la traite des êtres humains, elle
ne doit pas être éloignée du territoire jusqu’à la fin du processus
d’identification en tant que victime. Elle recommande la mise en
place de mesures de protection spécifiques afin de garantir leur
sécurité, notamment:
24.1. la mise
en place d’une formation ciblée pour les avocats afin de mieux reconnaître
et assister les victimes de violences sexistes et sexuelles, avec
un soutien financier dédié;
24.2. sauf dans le cas de liens familiaux ou amicaux préexistants
au voyage, la séparation des hommes et des femmes dans les centres
d’accueil pour étrangers ou le transfert des femmes dans des centres
séparés afin de les protéger de la pression exercée par les hommes
avec lesquels elles ont voyagé.
25. L’Assemblée se félicite de la création au sein du Conseil
de l’Europe d'une nouvelle Division des migrations et des réfugiés
visant à consolider et à intensifier les efforts de l'Organisation
pour aborder les questions urgentes liées aux migrations et à l'asile,
et invite les États membres à pleinement bénéficier de son expertise.
26. Convaincue de l’importance du rôle du Conseil de l’Europe
dans le soutien de ses États membres au regard du respect des engagements
que ceux-ci ont pris en adhérant à l’Organisation et en ratifiant
ses traités internationaux, en particulier la Convention européenne
des droits de l’homme, l’Assemblée encourage les États membres et
les organes de l’Union européenne à faire une référence systématique
aux normes du Conseil de l’Europe dans le développement des politiques
publiques nationales et européennes en matière de migration et d’asile.
Plus généralement, elle considère que la mise à jour des «Vingt
principes directeurs sur le retour forcé» adoptés par le Comité
des Ministres (document CM(2005)40), ainsi que le développement
par le Conseil de l’Europe d’une boîte à outils des bonnes pratiques
concernant la mise en œuvre de ses normes dans la gestion des migrations
et de l’asile par ses États membres, seraient fort utiles.
27. L’Assemblée est convaincue que la situation complexe des territoires
ultramarins des États membres du Conseil de l’Europe, qui nécessite
une réponse politique humaine et transparente, respectueuse des
droits individuels, mériterait qu’on s’y penche plus avant, et recommande
que ce sujet fasse l’objet d’un futur rapport.
B. Projet de recommandation 
(open)1. L’Assemblée parlementaire,
se référant à sa Résolution ... 2025 «Mettre fin aux expulsions
collectives de personnes étrangères», et notant les défis posés
par la pratique des expulsions collectives à l'État de droit et
aux normes fondamentales des droits humains, y compris le principe
de non-refoulement et l'interdiction absolue de la torture, rappelle
les principes par lesquels les États membres du Conseil de l'Europe
sont liés, leurs obligations juridiques en la matière, et souligne
la nécessité d'une action renforcée de l'Organisation pour les accompagner
dans ce domaine.
2. L’Assemblée se félicite de la création au sein du Conseil
de l’Europe d'une nouvelle Division des migrations et des réfugiés
visant à consolider et à intensifier les efforts de l'Organisation
pour aborder les questions urgentes liées aux migrations et à l'asile,
et invite le Comité des Ministres à soutenir pleinement ces efforts
par tous les moyens disponibles.
3. Convaincue de l’importance du rôle du Conseil de l’Europe
dans le soutien de ses États membres au regard du respect des engagements
que ceux-ci ont pris en adhérant à l’Organisation et en ratifiant
ses traités internationaux, en particulier la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 5), l’Assemblée
invite le Comité des Ministres à encourager activement la référence
systématique aux normes du Conseil de l’Europe dans le développement
des politiques publiques nationales et européennes en matière de
migration et d’asile, et l’appelle, à cette fin, à faciliter le
développement d’une boîte à outils des bonnes pratiques concernant
la mise en œuvre des normes du Conseil de l’Europe dans la gestion
des migrations et de l’asile par ses États membres. L’Assemblée
invite aussi le Comité des Ministres à mettre à jour le document
CM(2005)40 «Vingt principes directeurs sur le retour forcé».
C. Exposé des motifs par M. Pierre-Alain Fridez, rapporteur
(open)1. Introduction
1. J’ai initié une proposition
de résolution intitulée «Mettre fin aux expulsions collectives d’étrangers»,
que l’Assemblée parlementaire a transmis à la Commission des migrations,
des réfugiés et des personnes déplacées pour rapport, le 7 mars
2024. J’ai été désigné rapporteur le 16 avril 2024.
2. Les expulsions collectives sont prohibées par le droit international
et, pourtant, elles sont pratiquées par les États avec «un sentiment
d'impunité [qui] prévaut»
. Pire encore, certains d’entre
eux voudraient remettre le droit international et cette prohibition
en question au prétexte du contexte actuel.

3. J’ai eu l’occasion d’aborder le sujet des refoulements, intrinsèquement
lié à celui du présent rapport, dans le rapport «Renvois en mer
et sur terre: mesures illégales de gestion des migrations» (Doc. 15604) débattu par l’Assemblée en octobre 2022. À ce jour,
plus de 20 affaires relatives à des expulsions collectives concernant
différents pays sont pendantes devant la Cour européenne des droits
de l’homme («la Cour»), y compris dans des territoires ultramarins,
comme Mayotte (France). Tandis que de trop nombreux arrêts prononcés
par celle-ci n’ont pas été exécutés par les États concernés, elle
continue d’être saisie de plus d’affaires concernant des allégations
d’expulsions collectives de personnes étrangères.
4. Alors que l’Union européenne (UE) vient de se doter d’un nouveau
Pacte sur la migration et l’asile (Pacte) qui n’est pas sans poser
problème au regard du respect du droit d’asile et des garanties
procédurales afférentes, il est impératif de rappeler les exigences
du droit international relatif aux droits humains en matière de
prohibition d’expulsions collectives de personnes étrangères.
5. L’objectif de ce rapport est de mener une réflexion sur les
pratiques actuelles en Europe donnant lieu à des expulsions collectives
de personnes étrangères et sur leurs conséquences sur ces personnes
dans le but de formuler des recommandations visant à prévenir ces
pratiques et à faciliter l’exécution des arrêts de la Cour relatifs
à ce sujet. Ma conviction profonde est que les impératifs de maintien
de la sécurité nationale et de l’ordre public ne sont pas incompatibles
avec le respect des droits humains. Bien au contraire.
6. Tout le problème avec les expulsions collectives vient du
fait qu'une personne arrive dans un autre pays pour demander secours
ou assistance, voire l’asile, et qu’elle ne fait l’objet d’aucun
examen individuel de sa situation personnelle. Il est important
d’insister sur le mot «individuel», et de ne pas traiter les individus
en tant que groupe, dans le but d’éviter à tout prix les cas où
une personne est refoulée ou expulsée avec d’autres avant d’avoir
bénéficié d’un examen individuel de sa situation. En effet, les
personnes concernées ont droit à un tel examen tout comme elles
ont le droit d’être protégées contre toute forme de renvoi ou d’expulsion
durant le temps de traitement de leur demande, quel qu’en soit le
résultat. Il s’agit là d’un élément fondamental de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5,
«la Convention»), consacré par l’article 4 du Protocole n° 4 (STE
No 46)
.

7. Sans minimiser le fait que le sujet englobe des situations
qui présentent un caractère particulier et qui soulèvent des questions
complexes, il est important de rappeler que les expulsions collectives
mènent à des tragédies humaines qui constituent une honte pour notre
continent au XXIe siècle. En ma qualité
de médecin et de membre de cette Assemblée, je m’efforcerai toujours
de mettre les tragédies individuelles au premier plan et de faire
tout ce qui est possible pour que chaque personne vive dans la dignité
et dans le respect de ses droits. Lorsque l’on commence à traiter
un groupe dans son ensemble et non plus chaque personne dans son individualité,
on perd un peu de notre humanité, avec le risque d’oublier les leçons
que l’Histoire nous a apprises et auxquelles nous devrions rester
redevables.
2. Cadre juridique
8. En vertu de la Convention et
de la jurisprudence de la Cour, la notion d’«expulsion collective»
doit se comprendre comme désignant «toute mesure contraignant des
étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les
cas où une telle mesure est prise sur la base d’un examen raisonnable
et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers
qui forment le groupe»
. Un ensemble de normes internationales prohibent
les expulsions collectives de personnes étrangères. Si les termes
«expulsion collective» et «refoulement» sont souvent utilisés de
manière interchangeable, ils ne sont pas identiques.
![(5)
Khlaifia et autres c. Italie [GC],
2016, § 237.](/nw/images/icon_footnoteCall.png)
9. Sur la base du principe fondamental de non-refoulement et
du caractère absolu de la prohibition de la torture, la Convention
relative au statut des réfugiés des Nations Unies (Convention de
1951), la Convention des Nations Unies contre la torture
, le Pacte mondial sur les réfugiés
et le Pacte mondial
pour des migrations sûres, ordonnées et régulières
,
constituent les branches du cadre juridique onusien, auxquelles
s’ajoute la jurisprudence du Comité des droits de l’homme dans son
interprétation de l’article 13 du Pacte international relatif aux
droits civils et politiques
. Une autre branche
concerne la protection des travailleuses et travailleurs migrants
et de leurs familles qui sont protégés des expulsions collectives
par la Convention internationale sur la protection des droits de
tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille
.





10. Au cours des dernières années, la Cour a eu à examiner de
plus en plus souvent des situations concernant des renvois de personnes
en mer, aux frontières terrestres et peu après leur entrée sur le
territoire d’un État partie. Cet examen a eu lieu sur la base de
diverses dispositions (articles 1, 3, 13 de la Convention et bien
sûr 4 du Protocole no 4) et a donné lieu
à de nombreux arrêts et décisions. Elle a eu à examiner des situations
très diverses, notamment des cas de renvoi vers le pays d’origine
et vers un pays
tiers
. L’article 4 du
Protocole n° 4 constitue le fondement juridique des arrêts de la
Cour, et qu’elle a eu l’occasion d’interpréter depuis l’arrêt Čonka c. Belgique dans lequel elle
avait estimé que la procédure d’expulsion à l’encontre de ressortissants
slovaques d’origine rom n’avait pas offert des garanties suffisantes
attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation
individuelle de chaque personne concernée
.



11. L’application extraterritoriale de l’article 4 du Protocole
n° 4 a été établie dans l’arrêt Hirst
Jamaa et autres c. Italie dans lequel la Cour a examiné
pour la première fois l’applicabilité de cet article à un cas d’éloignement
de personnes étrangères vers un État tiers effectué en dehors du
territoire national
. Il s’agissait
d’un groupe de personnes migrantes (somaliennes et érythréennes)
en provenance de Libye, arrêtées en mer puis reconduites en Libye
par les autorités italiennes. Dans cet arrêt, la Cour a reconnu
à titre exceptionnel que l’Italie avait exercé un contrôle continu
et exclusif sur les requérants, et donc sa juridiction en dehors
de son territoire national, et a admis que l’exercice de la juridiction
extraterritoriale avait pris la forme d’une expulsion collective.
Ainsi, l’interception en haute mer par les garde-côtes de l’État
défendeur et les événements survenus à bord de navires militaires
appartenant à cet État avaient constitué un exercice extraterritorial
par lui de sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention
et engagé sa responsabilité au regard de l’article 4 du Protocole
no 4 lorsqu’ils avaient eu pour effet d’empêcher les personnes migrantes d’atteindre
les frontières de l’État, voire de les refouler vers un autre État
. La Cour a également conclu à la violation
de l’article 3 de la Convention, les requérants ayant été exposés
au risque de subir des mauvais traitements en Libye et d’être rapatriés
dans leurs pays d’origine. Par cet arrêt, elle a rappelé le lien
intrinsèque entre une expulsion collective et le risque d’être soumis
à de mauvais traitements, dont la prohibition a un caractère absolu.
Dans l’arrêt Kebe et autres c. Ukraine,
la Cour a considéré un contrôle effectué par des gardes-frontières
de l’État défendeur à bord d’un navire mouillé dans l’un de ses
ports aux fins de la délivrance d’une autorisation d’entrée comme
relevant de la juridiction de cet État aux fins de l’article 1
.
![(14)
<a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>Hirsi Jamaa
et autres c. Italie [GC]</a>, 23 février 2012.](/nw/images/icon_footnoteCall.png)


12. L’arrêt N.D et N.T. c. Espagne concernait
600 personnes ayant tenté d’escalader, en groupe, la clôture séparant
l’enclave espagnole de Melilla du Royaume du Maroc, en espérant
profiter de l’effet de masse pour échapper aux contrôles
. Dans son arrêt,
la Cour a établi un test à deux niveaux, à savoir (1) si l'État
avait fourni un accès réel et effectif aux moyens d'entrée légale,
en particulier aux procédures frontalières, pour permettre à toutes
les personnes menacées de persécution de présenter une demande de
protection, et (2) lorsque l'État défendeur a fourni un tel accès
mais qu'un requérant n'en a pas fait usage, s'il avait des raisons valables
de ne pas utiliser les procédures frontalières réelles et effectives
disponibles aux points d'entrée désignés ou de ne pas demander un
visa à une ambassade, et si l'absence de procédure individualisée
pour le renvoi des requérants était la conséquence de leur propre
comportement. Dans le cas d’espèce, elle a conclu à une absence
de violation de l'article 4 du Protocole n° 4 ou de l’article 13
de la Convention.

13. Dans cette affaire, la Cour a exposé les circonstances dans
lesquelles le fait de renoncer à un examen individuel préalable
à l'expulsion – qui est la règle en vertu de l'article 4 du Protocole
n° 4 – n'entraînerait néanmoins pas de violation. Elle est souvent
invoquée par les États pour justifier les retours sommaires et le refus
d'accès aux procédures d'asile, même lorsque les circonstances ne
sont pas comparables (risques liés à l'article 3 de la Convention
en jeu, possibilité de demander l’asile depuis une ambassade ou
à la frontière du pays inexistante). On ne peut non plus ignorer
que cet arrêt a été critiqué pour son approche restrictive atténuant
la portée de la prohibition des expulsions collectives, et par extension
du principe de non-refoulement. Il a été également critiqué en faisant
peser la responsabilité de l’accès à des voies légales effectives
sur les personnes elles-mêmes alors qu’en pratique, celles-ci sont
difficilement accessibles ou inexistantes.
14. En février 2025, la Cour a tenu des audiences de Grande Chambre
dans trois affaires contre la Lettonie, la Lituanie et la Pologne
concernant des expulsions collectives présumées aux frontières avec
le Bélarus, qui, je l’espère, éclairera les États membres sur la
façon de respecter sans exception le principe de non-refoulement
(voir ci-dessous paragraphes 49 à 53)
.

15. La compétence de l’UE en matière d’asile, de protection subsidiaire
et de protection temporaire repose sur l’article 78, paragraphe 1,
du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne selon lequel
celle-ci «développe une politique commune [en la matière], visant
à offrir un statut approprié à tout ressortissant d’un pays tiers
nécessitant une protection internationale et à assurer le respect
du principe de non‑refoulement»
.

16. Au-delà de l’article 19 de la Charte des droits fondamentaux
de l’Union européenne («la Charte»), d’autres instruments du droit
de l’UE protègent contre les refoulements, et par assimilation,
contre les expulsions collectives
. C’est le cas du code frontières
Schengen ((UE)
2016/399) obligeant les États membres à «agir dans le plein respect»
de la Charte et de la Convention de 1951, et de l’article 4, paragraphe 3,
du règlement de l'UE relatif à la surveillance des frontières maritimes
extérieures ((UE)
n° 656/2014) établissant que les personnes interceptées ou secourues
sont interrogées avant d'être débarquées afin de «leur offrir la
possibilité d’expliquer les raisons pour lesquelles un débarquement
dans le lieu proposé serait contraire au principe de non-refoulement»
.


17. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) n’a fait référence
qu’une trentaine de fois à l'article 19 de la Charte. Ainsi, celle-ci
a établi dans sa jurisprudence que les procédures de retour doivent
inclure une évaluation individuelle et distincte du principe de
non-refoulement dans les cas d'asile. Cette jurisprudence assez
peu étoffée s'explique en partie par le fait que la disposition
est étroitement liée à l'article 4 (droit à l'intégrité) et à l'article
18 (droit d'asile) de la Charte et qu'il existe également une jurisprudence
secondaire sur le sujet. Or, sa pertinence demeure essentielle car
même si la plupart des violations sont généralement commises par
les États, il est essentiel que l'UE et son organe compétent à cet
égard, Frontex, ne deviennent pas complices
.

18. Le Pacte, formellement adopté le 14 mai 2024 révise profondément
les règles régissant la gestion des migrations et établissant un
régime d’asile commun. Son objectif est de faire en sorte que l’UE
«dispose de frontières extérieures solides et sûres, que les droits
des citoyens soient garantis et qu’aucun pays de l’UE ne soit laissé
à son sort s’il est soumis à des pressions»
.

19. Les différents éléments du Pacte sont les suivants: la mise
en place d’une procédure de filtrage aux frontières extérieures
visant à identifier en sept jours les personnes relevant d’une procédure
d’asile ou de renvoi, et introduisant des règles pour la collecte
d'informations personnelles; la mise à jour de la base de données
Eurodac afin qu'elle puisse stocker les informations biométriques
nécessaires, l'âge minimum pour les données d'empreintes digitales
étant réduit à 6 ans; la mise en place de deux voies de procédure
d'asile: la procédure conventionnelle ou la procédure accélérée
à la frontière; la mise en place d’un nouveau système de «solidarité
obligatoire» auquel chaque État membre devra contribuer soit en
relocalisant les demandeurs et demandeuses d'asile, soit en versant
une contribution financière pour chaque demandeur qu'il refuse de relocaliser,
soit par d'autres mesures de solidarité telles que le déploiement
de personnel ou la fourniture d'un soutien opérationnel à d'autres
pays; et la mise en place d’un système de gestion de crise prévoyant
des mesures d'urgence plus strictes sur lesquelles on peut compter
si le système d'asile de l'UE est confronté à des situations difficiles
telles qu'une augmentation soudaine et drastique des arrivées de
personnes migrantes ou une crise sanitaire
.

20. Même si le Pacte vise à fournir de nouvelles garanties juridiques
pour assurer une évaluation appropriée du cas de chaque individu,
il soulève de sérieuses préoccupations. En effet, avec la mise en
place du filtrage et de la procédure accélérée, beaucoup craignent
que les demandes d'asile dans l'UE soient plus difficiles à introduire.
Pendant la procédure de filtrage et la procédure d’asile ou d’expulsion
à la frontière, selon le principe dit de la «fiction juridique de
non-entrée» ou d’extra-territorialité, les personnes seraient considérées
comme n'étant pas entrées sur le territoire européen. Tandis que
les responsables de l'UE estiment que la procédure accélérée permettra
de clarifier les attentes des demandeurs en matière de calendrier
et de réduire l'arriéré administratif des autorités, on peut légitimement
s’inquiéter de savoir si cela empêchera les personnes en besoin
de protection internationale de bénéficier d'une évaluation individuelle
appropriée de leur dossier, ce qui, par conséquent, pourrait augmenter
la probabilité de leur expulsion. En effet, l’extension de la «fiction juridique
de non-entrée» ajoute aux préoccupations que «malgré les assurances
données dans le règlement que les droits humains seront protégés
par les États membres par le biais de mécanismes de contrôle indépendants,
l'accès restreint à l'asile et les procédures d'asile abrégées risquent
de conduire au refoulement. En outre, le recours à la fiction de
la non-entrée dans le règlement restreint l'accès des demandeurs
d'asile aux procédures d'asile formelles. Étant donné que le demandeur
d'asile n'a pas franchi légalement une frontière territoriale, l'État
membre d'accueil peut prétendre ne pas être tenu de lui donner accès
à ces procédures formelles»
. Les nouvelles règles risquent également
de porter atteinte au droit effectif de consulter un conseil juridique,
d’autant plus que l’assistance juridique pendant le filtrage n’est
pas prévue explicitement. Par ailleurs, le droit de recours est
sérieusement remis en question, l'effet suspensif automatique étant
supprimé dans certaines situations, et avec la suspension de la
procédure d'asile de droit commun en cas d'instrumentalisation de
la migration. Enfin, les garanties sur les droits procéduraux sont
assez faibles et leur mise en place demande des ressources importantes
de la part des États membres dont il est à craindre qu’elles ne
soient pas dévolues.

21. L'adoption du Pacte marque la volonté politique d'une approche
cohérente de la part des États membres de l'UE sur ces questions.
Cependant, avec une période transitoire allant jusqu'en 2026 et
des mesures d'application encore à prendre, tout reste à faire en
termes de mise en œuvre dans le respect des droits humains. Je tiens
à souligner l’importance de la mise en place de garanties dans le
cadre de sa mise en œuvre afin d'éviter les situations d'expulsions
collectives.
3. Les violations de droits humains qui découlent des expulsions collectives
3.1. Les personnes affectées
22. Les données disponibles suggèrent
que les violations «ne sont pas seulement répandu[es] sur le plan géographique,
mais qu'[elles] touchent également un très grand nombre de réfugiés,
de demandeurs d'asile et de migrants qui se rendent dans l’espace
du Conseil de l'Europe (...), des dizaines de milliers de personnes pourraient
être touchées chaque année rien que dans certains États membres»,
comme l'a noté la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de
l'Europe (2018-2024)
.

23. Sur les 28 600 personnes déclarant avoir subi un refoulement,
enregistrées par le Conseil danois pour les réfugiés (DRC) en 2023,
près de la moitié étaient de nationalité afghane, suivies de ressortissants marocains,
syriens, pakistanais et bangladais.
24. Si les hommes adultes et les adolescents sont plus souvent
victimes de violences physiques – coups de bâton, gifles, coups
de pied et des coups de poing – pendant les refoulements, les femmes
et les filles sont plus susceptibles d'être victimes de harcèlement
ou d'abus sexuels fondés sur le genre. Des femmes enceintes, des
personnes à mobilité réduite, ainsi que des personnes handicapées
ou souffrant de problèmes de santé ont fait l’objet de refoulements
.

25. Parmi les victimes, il y a environ 14 % d’enfants
. Le Fonds des Nations unies pour
l'enfance (UNICEF) estime qu’en Europe, «des enfants ont subi des
violences physiques, des traitements abusifs et dégradants, des
vols, des extorsions et des destructions de biens» lors de refoulements
.


26. Selon la Cour, la situation juridique d’un mineur est liée
à celle de l’adulte qui l’accompagne, au sens où les exigences de
l’article 4 du Protocole no 4 peuvent être réputées satisfaites
si l’adulte en question a été en mesure de faire valoir de manière
réelle et effective les arguments s’opposant à leur expulsion à
tous les deux
.
La Cour est fréquemment saisie par des mineurs non accompagnés dans
ce cadre.

3.2. Des pratiques expéditives difficiles à documenter
27. La frontière extérieure de
l'UE semble être une zone où les violations des droits humains restent
souvent sans réponse. Puisque les expulsions collectives sont prohibées,
elles ont lieu hors cadre, et sont facilitées lorsqu’elles sont
pratiquées sans témoins. C’est la raison pour laquelle, en général,
le contrôle judiciaire de la légalité d’une expulsion collective
a lieu post-factum et l’accès à l’avocat n’est pas garanti au moment
où les faits sont révélés. Les institutions nationales de droits
humains qui devraient avoir un rôle de surveillance n’ont pas toujours
accès aux zones frontalières où se pratiquent la plupart des expulsions
collectives, les ONG sont également entravées dans leurs actions.
28. Bien que de nombreux rapports semblent crédibles, de nombreux
incidents ne font pas l'objet d'une enquête. Ainsi, l'Agence des
droits fondamentaux de l'Union européenne n'a constaté que peu d'enquêtes nationales
et très peu de procédures judiciaires nationales aboutissant à des
condamnations
. Les affaires sur lesquelles la
Cour s'est prononcée jusqu'à présent font état de «lacunes systémiques
dans les enquêtes nationales»
.


29. L’officier aux droits fondamentaux de Frontex, notamment chargé
de surveiller la mise en œuvre par Frontex de ses obligations en
matière de droits fondamentaux conformément au droit de l’UE et
au droit international, a traité de la question dans les avis qu’il
a délivré concernant la situation de plusieurs États membres de
l’Union européenne, telles la Grèce, la Hongrie et la Lituanie
.

30. Comme le note le Réseau européen des institutions nationales
de droits humains, ENNHRI, la nature transfrontalière des expulsions
collectives pose un défi supplémentaire à la reddition des comptes.
«Comme l'individu concerné ne se trouve plus sous la juridiction
où les violations ont eu lieu, il lui est difficile d'atteindre les
canaux appropriés pour déposer des plaintes qui permettraient de
demander des comptes aux auteurs»
. En
raison d'un «manque de connaissance ou de compréhension du processus
par lequel ils peuvent déposer des plaintes et accéder à la justice»
, les personnes migrantes sont
en outre moins susceptibles de signaler leur expulsion collective
et de demander une réparation juridique.


31. La société civile, y compris les défenseurs des droits humains
et les journalistes, continue de jouer un rôle crucial dans la documentation
et la collecte des preuves existantes concernant les pratiques de refoulement
et d’expulsions collectives et, par conséquent, dans la responsabilisation
des États
. Pourtant, ses activités, ont été
progressivement entravées par des obstacles physiques, comme dans
les zones frontalières dont l’accès lui a été limité, par des obstacles
administratifs sous la forme d'amendes ou de radiation de l'enregistrement,
voire par des procédures judiciaires, imposés par les États au cours
des dernières années
. Les cas de harcèlement
physique et d'intimidation de la part des forces de l'ordre ne sont pas
rares
.



32. L'accès aux lieux de détention des services d'immigration
et à d'autres lieux de privation de liberté tels que les «hotspots»
(des endroits «sensibles»), à partir desquels des expulsions collectives
ont également eu lieu, est restreint dans de nombreux pays, rendant
difficile d'identifier et de documenter les expulsions collectives
potentielles
.

3.3. Les conséquences des expulsions collectives
33. Le principe de non-refoulement
et l'interdiction des expulsions collectives sont inextricablement
liés. En effet, les garanties procédurales consacrées par l'article
4 du Protocole n° 4 jouent un rôle crucial en empêchant que des
personnes soient refoulées vers des lieux de persécution ou de mauvais
traitements. Lorsque les demandeuses et demandeurs d'asile n'ont
pas véritablement la possibilité de présenter des arguments contre
leur expulsion et de les faire évaluer de manière appropriée, il
existe un risque sérieux qu'ils ne reçoivent pas la protection dont
ils ont besoin et à laquelle ils ont droit
. La vulnérabilité n’est pas la
même suivant que l’on est expulsé vers un pays de transit, son pays
d’origine ou encore vers un pays où on n’a jamais mis les pieds.

34. Les personnes qui ont fait l'objet d'une expulsion collective
ou qui ont été refoulées – souvent en chaîne – dans un pays dont
elles ne sont pas ressortissantes se retrouvent souvent dans un
vide juridique, dans l’irrégularité, sans accès aux procédures d'asile,
sans représentation juridique et sans possibilité de recours contre
leur expulsion
. Cette absence de statut juridique
rend d’autant plus difficile la possibilité pour ces personnes de
faire valoir leurs droits, d’exprimer un besoin de sécurité, voire
d’enregistrer une demande de protection en vertu du droit international.
En outre, elles peuvent être dans l'incapacité de poursuivre leur voyage,
se retrouvant bloquées dans des limbes. On trouve des exemples documentés
à la frontière entre la Pologne et le Bélarus et dans la zone tampon
des Nations Unies à Chypre
. La «fiction juridique de
non-entrée» qui s'applique souvent déjà dans les zones frontalières
en question crée une situation paradoxale dans laquelle des personnes
se trouvent géographiquement sur le territoire d'un État, mais ne
sont pas considérées comme telles d'un point de vue juridique. Cette
situation est à distinguer des expulsions collectives dans le pays
d’origine, dont des personnes sont ressortissantes et où les conséquences
possibles sont le renvoi dans un pays où des risques de persécution
et de traitements inhumains et dégradants se concrétisent, ou une pénalisation
de la sortie non autorisée du territoire, comme c’est le cas en
Algérie.


35. Des cas de violence, de torture et même de décès, conséquences
directes ou indirectes d’expulsions collectives et de refoulements
(en chaîne), ont été documentés à la frontière polono-bélarussienne,
à la frontière entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine et lors
des refoulements de la Méditerranée vers la Libye. Des humiliations,
des fouilles à nu et des fouilles corporelles intrusives pendant
les opérations de refoulement ont été rapportées
. La Cour a condamné la Croatie pour
la mort d’une fillette parce que la police croate avait obligé une
famille afghane à retourner vers la Serbie en marchant sur une ligne
ferroviaire sur laquelle des trains circulaient
. Les expulsions
collectives s'accompagnent souvent d'une détention arbitraire dans
des conditions inhumaines, comme c'est le cas pour les expulsions
vers la Libye et la Tunisie
.



36. Ces violences que les personnes subissent pendant et à la
suite des expulsions collectives ont un effet néfaste évident sur
leur santé physique et mentale. Leur vulnérabilité est exacerbée
par des conditions de vie souvent indignes, ainsi que par d'autres
expériences traumatisantes vécues pendant et avant leur voyage migratoire.
Les expulsions collectives empêchent les personnes d'accéder à l'assistance
médicale et psychologique dont elles ont souvent cruellement besoin.
Les refoulements exposent également les femmes à un risque plus
élevé de subir des violences sexuelles et leur rendent difficile
l’accès à une aide spécialisée
. Pour les enfants, les refoulements
augmentent également le temps qu'ils passent dans des conditions
de vie dangereuses, déscolarisés, et sans accès à la protection
internationale
.


37. Après avoir été repoussées, les personnes se retrouvent souvent
dans des situations très vulnérables en raison de la perte de leurs
repères sociaux habituels et de l'absence de ressources, ce qui
accroît le risque d'exploitation et de traite. Sans accès à la nourriture,
à l'eau et à un abri, dans des situations où leur vie est en danger,
ou lorsqu'elles sont séparées de membres de leur famille ou d'amis
proches, elles peuvent être contraintes de vivre dans des camps
informels où les conditions de vie sont déplorables, être exposées
au risque de traite ou être contraintes à des situations d'exploitation
par le travail alors qu'elles tentent de poursuivre leur voyage
. Nombreuses sont les victimes de
violences psychologiques et de confiscations illégales ou violentes
d'argent ou de biens personnels
. Les femmes et les jeunes
filles qui voyagent seules, «en particulier celles qui sont célibataires,
handicapées et/ou qui appartiennent à une minorité sexuelle», courent
le plus grand risque d'être victimes de violence et d'exploitation
sexuelles. Des journalistes d'investigation ont noté que «les femmes
migrantes qui ont fui une agression sexuelle sont susceptibles de
se retrouver dans un cycle de violence sexuelle, aux mains de différents
auteurs, notamment des passeurs, des trafiquants d'êtres humains,
des gardes-frontières et d'autres personnes»
. Les enfants non accompagnés courent
également un risque accru d'être victimes de traite et de trafic
.




38. La séparation des familles est une autre des conséquences
tragiques des expulsions collectives. Ainsi, l'ONG croate «Are You
Syrious» a rapporté des cas de femmes autorisées à demander l'asile
en Croatie avec leurs enfants alors que leurs maris étaient repoussés
en Bosnie-Herzégovine
. Cette situation fait écho à l'affaire Moustahi c. France, dans laquelle
deux enfants ont été expulsés de Mayotte alors que leur père y vivait.

39. En Algérie, Maroc, Mauritanie, et Tunisie, les personnes migrantes
d'Afrique subsaharienne sont systématiquement rassemblées, arrêtées
et transportées dans des zones désertiques éloignées, près de la frontière
avec les pays voisins voire au-delà afin de les y renvoyer
. Ces expulsions collectives laissent
des personnes souvent déjà en situation d'extrême vulnérabilité
et de dénuement dans une situation dangereuse, sans accès à la nourriture,
à l'eau et à un abri
. Entre décembre 2023 et mars
2024, au moins 29 personnes sont mortes dans le désert libyen, à
la frontière avec la Tunisie
. Une enquête approfondie menée par plusieurs
médias européens
a révélé que les fonds européens
et les soutiens logistiques de l’Union européenne ont contribué
directement ou indirectement à ces opérations
. Par ailleurs, la Cour des comptes européenne
a critiqué l’utilisation du fonds fiduciaire d’urgence de l’Union
européenne pour l’Afrique, citant l’absence de procédures formelles
de signalement et de suivi en cas de violations de droits humains
dans le cadre de projets liés à la gestion de la migration, financés
par ce fond
. Un rapport de la Médiatrice européenne
(2013-2024) a également soulevé des préoccupations sur l'utilisation
des fonds octroyés dans le cadre du Mémorandum d'entente entre l’Union
européenne et la Tunisie en lien avec des violations des droits humains
. Reconnaissant que la coopération
avec les pays partenaires pouvait entraîner des défis, la Commission
européenne n’a annoncé aucune mesure concrète face à cette situation,
sauf celle de revoir son financement à la Tunisie et garantir le
respect des droits humains
.








40. Aux frontières de l’Europe, diverses technologies fondées
sur la prise de décision automatisée – une forme d’intelligence
artificielle – sont utilisées pour la surveillance et la sécurité
des frontières, et par conséquent, pour une mise à distance du territoire.
Leur utilisation et leurs conséquences sur les personnes concernées
restent opaques, et il y a peu de réglementation ou de mécanismes
de réparation et de contrôle. Je ne m’étendrai pas plus sur ce sujet
qui fera l’objet d’un rapport intitulé «L’intelligence artificielle
et la migration».
4. Une inquiétante remise en question du droit international public
41. Aucun pays d’Europe qui se
trouve sur les routes migratoires empruntées par celles et ceux
qui cherchent refuge et une vie digne en Europe n’est épargné par
la pratique des expulsions collectives de personnes étrangères
. Les refoulements et expulsions
collectives ont lieu le long des frontières terrestres et maritimes
de l'Europe principalement à la frontière extérieure de l'Union
européenne, mais aussi entre les pays de l'Union européenne
.
Elles se produisent également dans des territoires des États membres
qui se trouvent géographiquement en dehors de l'Europe, notamment
le département français d'outre-mer de Mayotte
et l'enclave espagnole de Ceuta
et Melilla
. La Belgique, la
Croatie, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Pologne et
la Fédération de Russie ont été condamnées par la Cour pour avoir
enfreint l'article 4 du Protocole n° 4 de la Convention
. Nombre de ces arrêts sont toujours
en cours d’exécution.





42. Selon la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l’Europe
(2018-2024), certains États membres du Conseil de l'Europe «sont
à la fois auteurs présumés de refoulements et destinataires de personnes
refoulées par d'autres. Dans certaines régions, comme les Balkans
occidentaux, les informations font état de refoulements en chaîne
ou opérés dans plusieurs directions»
.

43. Dans ce contexte déjà tendu, la question de la protection
de la sécurité nationale et de la protection absolue des frontières
a ouvert la brèche aux arguments en faveur d’un assouplissement
des normes en vigueur, telles que développées et acceptées par les
États eux-mêmes.
4.1. Contexte géopolitique
44. L’instrumentalisation de la
migration menée par le Bélarus et la Fédération de Russie depuis
plusieurs années a encore exacerbé la situation. En encourageant
le passage illégal de leurs frontières avec leurs voisins de l’Union
européenne, ces deux États parias de l’Europe ont provoqué une réaction
défensive sans pareil, avec la construction de murs, la pose de
barbelés dans la dernière forêt primaire d’Europe comme réponse
à ce chantage. L’Assemblée s’est penchée sur cette question très
sensible dans sa Résolution
2404 (2021) «L’instrumentalisation de la pression migratoire aux
frontières de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne avec
le Bélarus», estimant que les pressions migratoires et d'asile à
la frontière du Bélarus avec la Lettonie, la Lituanie et la Pologne
avaient été «orchestrées par les autorités bélarussiennes en réponse
aux sanctions de l'Union européenne à l'encontre du Bélarus imposées
pour de graves violations des droits humains». La situation ne s’est
pas améliorée depuis novembre 2023, avec la Fédération de Russie
– qui menace déjà la sécurité globale avec la guerre qu’elle mène
contre l’Ukraine – qui a recours aux mêmes méthodes dans le but
de déstabiliser ses États voisins, y compris la Finlande. Les premières
victimes de cette «guerre hybride» sont les personnes migrantes
elles-mêmes qui ont été attirées dans ce piège pervers et évitable
si les États européens n’y étaient pas tombés. Les phénomènes de
refoulements, d’expulsions collectives et d’autres violations de
droits humains, notamment le droit à la vie, ont été documentés
dans de nombreux rapports, y compris par le collectif d’ONG «Fundacja
Ocalenie» dont une représentante a témoigné devant la commission
des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées
.

45. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR)
rappelle que le concept d’instrumentalisation ne constitue pas une
base pour une dérogation générale aux normes en matière d'asile, de
protection des réfugiés et de droits humains
. En particulier, si l'article 15
de la Convention européenne des droits de l’homme autorise des dérogations
à certains droits dans des circonstances exceptionnelles, il exclut
catégoriquement toute dérogation à son article 3. De même, ni la
Convention de 1951 ni le droit de l’Union européenne ne fournissent
une base juridique permettant de déroger au principe de non-refoulement en
cas d'urgence ou de situations dites d'instrumentalisation. De plus,
la CJUE a récemment précisé que même les situations d'urgence, les
menaces pour l'ordre public ou la sécurité intérieure résultant
d'un afflux massif de ressortissants de pays tiers ne justifient
pas de priver les demandeurs d'asile du droit de demander une protection
internationale
. En outre, le Règlement 1359/2024
de l'Union européenne, qui décrit la manière dont les États membres
de l'Union européenne peuvent réagir dans des situations dites d'instrumentalisation, exige
le respect du principe de non-refoulement et n'autorise pas les
autorités nationales à refuser l'accès au territoire et aux procédures
d'asile dans de telles situations
.



46. La pratique récente de l’externalisation de la gestion demandes
d’asile, telle que l’accord avorté entre le Royaume-Uni et le Rwanda
et celui entre l’Italie et l’Albanie, ont fait l’objet de nombreuses
interrogations par rapport à leur compatibilité avec les normes
du droit international, notamment par le Commissaire aux droits de
l’homme du Conseil de l’Europe
. En effet, de tels accords sont
révélateurs d'une tendance à chercher à externaliser l’examen des
demandes d'asile par divers moyens au motif que cela permettrait
une gestion plus efficace de ces demandes, tant en matière de procédure
que de la limitation du nombre d’arrivées hors des canaux de migration
dite «régulière». Cependant, de telles mesures augmentent considérablement
le risque, pour ces personnes, de subir des violations de leurs
droits, notamment par le biais d’expulsions collectives. Comme l’a
rappelé le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme,
Volker Türk, l’externalisation de la gestion des migrations sans
garantie adéquate pour la protection des droits humains constitue
un «précédent périlleux» qui soulève des questions complexes relatives
aux expulsions collectives
. La Cour a déjà eu à traiter d’une
affaire contre le Royaume-Uni pour un renvoi vers le Rwanda. Le
requérant a ensuite retiré sa requête car il a eu accès au système
d’asile britannique
.



47. Il est choquant d’observer ces dernières années que les personnes
migrantes sont devenues un bouc émissaire pour les défis auxquels
sont confrontés les États dans l’accomplissement de leurs devoirs
envers leur population. Ainsi, récemment, on a entendu parler de
«submersion migratoire» à Mayotte
. Ce département d’Outre-mer de la
France, du fait de sa situation géographique particulière au cœur
de l’océan Indien, attire de nombreux Comorien, Malgaches et ressortissants
d’États d’Afrique de l’Est fuyant la misère et les conflits, et
à la recherche d’une vie digne en France. Pendant plusieurs mois,
la situation à Mayotte a fait la une des médias notamment à propos
des conséquences de l’opération Wuambushu et du terrible cyclone Chido.
Des déclarations ont été adoptées sur ces événements par la Commission
des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées et son Président
respectivement
. La situation à Mayotte a également
fait l’objet d’une condamnation de la France par la Cour pour une
violation de l’article 4 du Protocole n° 4, en raison des conditions
dans lesquelles deux enfants, appréhendés lors de leur entrée irrégulière
à Mayotte, avaient été placés en rétention administrative en compagnie
d’adultes, rattachés arbitrairement à l’un d’eux et renvoyés expéditivement
aux Comores sans examen attentif et individuel de leur situation,
ce qui avait constitué une expulsion collective. Cet arrêt, qui
soulève un problème complexe et structurel identifié par le Comité
des Ministres, l’organe du Conseil de l’Europe chargé de surveiller
l’exécution des arrêts de la Cour, est toujours en cours d’exécution
. Dans sa décision rendue le 14 juin
2024
, celui-ci insistait sur l’importance
d’exécuter pleinement et rapidement l’arrêt Moustahi, malgré la
pression migratoire qui s’exerce sur Mayotte et des défis en découlant
pour les autorités françaises. Bien que des efforts aient été remarqués
en 2022 et 2023, pour améliorer la prise en charge et l’évaluation
de ces mineurs non accompagnés, il n’y a eu aucune avancée concrète
depuis
. De même, aucun progrès
n’a été rapporté concernant les initiatives visant à réunir les enfants
avec leurs parents. Des décisions récentes
confirment
que les vérifications administratives restent insuffisantes et que
des mineurs continuent d’être expulsés avec des adultes sans lien
familial vérifié.






48. Au-delà de la tragédie qui a touché Mayotte lors du passage
du cyclone Chido, on y fait face à une situation dramatique avec
des morts en mer, que les autorités françaises affrontent avec fermeté,
mais sans résoudre le problème à la source
. Si la société civile soulève les
points problématiques sans défaillir, si les juges appliquent la
loi, le travail n’est pas fait en amont. C’est au moment de l’appréhension
des enfants que les vérifications supplémentaires devraient être
faites, en procédant à un examen plus attentif et individuel. Les échanges
de vues tenues par la commission des migrations, des réfugiés et
des personnes déplacées pointent du doigts des défaillances au regard
de la situation générale des mineurs non accompagnés, de l’accès
aux soins, de la détention des personnes étrangères et des procédures
d’expulsion. La nouvelle loi française sur l’immigration de 2024
prévoit la fin de la détention des mineurs dans des centres de rétention
administratifs et la possibilité de détenir des mineurs à Mayotte
est maintenue jusqu’en 2027. Que faire jusqu’en 2027? Comment est
envisagée la situation une fois que la rétention des mineurs y sera
interdite? Le risque d’expulsions encore plus expéditives est réel.
Ces questions vont continuer de se poser tant qu’une solution globale
pour faire face aux mouvements de migration vers Mayotte ne sera
pas envisagée. Clairement, continuer à expulser pour dissuader n’a
pas d’effets. Le processus d’exécution de l’arrêt Moustahi pourrait contribuer
à trouver une approche globale.

4.2. Le droit international à la croisée des chemins
49. Le 12 février 2025, la Grande
Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme a tenu des audiences
dans les affaires C.O.C.G. et autres c. Lituanie, H.M.M. et autres
c. Lettonie et R.A. et autres c. Pologne, qui concernent les allégations
selon lesquelles chacun de ces trois États aurait procédé à des
renvois sommaires de demandeurs d'asile à travers la frontière vers
le Bélarus
. Onze États membres, représentés par
la Finlande le jour de l'audience, sont intervenus en tant que tierces
parties et ont présenté des observations à l'appui des arguments
des États défendeurs, tandis qu'un nombre tout aussi impressionnant d'ONG,
également intervenues en tant que tierces parties, ont soutenu les
arguments des requérants, de même que le Commissaire aux droits
de l'homme du Conseil de l'Europe et le HCR.
.


50. Dans ses observations orales, le Commissaire a souligné l’importance
particulière de ces affaires, car elles auront des implications
significatives pour la protection des droits des individus ainsi
que pour le système de protection des droits humains de manière
plus générale. Il a rappelé que les retours sommaires sapent les garanties
procédurales, y compris en matière de refoulement, et s'accompagnent
parfois d'autres violations graves des droits humains. Ils entravent
également considérablement l'accès aux recours internes pour ceux qui
en font l'objet
.

51. Le Commissaire a également regretté une tendance à l'exceptionnalisme
en matière de droits humains, particulièrement perceptible dans
le domaine de l'asile et de la migration, notamment en ce qui concerne
le contrôle des frontières. Selon lui, les gouvernements invoquent
de plus en plus ces contextes pour justifier le contournement des
obligations de la Convention, avec des conséquences considérables
pour l'intégrité du système de la Convention et l'État de droit
en général.
52. Alors que la Cour a constamment réitéré que les protections
doivent être concrètes et efficaces et non théoriques et illusoires,
il est inquiétant que des États invoquent l'«instrumentalisation»
ou s'appuient sur l'exception limitée aux exigences normales découlant
de l'interdiction des expulsions collectives en vertu de l'article
4 du Protocole n° 4, afin de se livrer à des pratiques qui mettent
en péril le droit d'une personne d'être protégée contre la torture
ou les peines ou traitements inhumains ou dégradants
.

53. Les arrêts qui seront rendus par la Cour dans ces affaires
devraient apporter des précisions sur les obligations incombant
aux États membres du Conseil de l'Europe au titre de la Convention
lorsqu'ils sont confrontés à des arrivées irrégulières à leurs frontières,
y compris dans le contexte de l'«instrumentalisation» de la migration
par d'autres États, tels que le Bélarus. Sans préjuger de l’issue
de ces affaires et de la position de la Cour, j’appelle fortement
de mes vœux que celle-ci ne valide pas, par une interprétation inédite
de sa propre jurisprudence, la pratique actuelle d’États membres
qui interprètent les critères établis par la Cour dans sa jurisprudence
d'une manière qui pourrait leur permettre de déroger au caractère
absolu du principe de non-refoulement et de l’article 3 de la Convention,
ainsi que les dispenser de procéder à un examen individuel de la
situation d'une personne avant de la renvoyer.
5. Visite d’information en Espagne
54. J’ai effectué une visite d’information
en Espagne (Ténérife et Madrid) du 13 au 17 janvier 2025 dans le but
de discuter avec les parties prenantes de la façon dont les autorités
espagnoles gèrent des arrivées importantes de personnes migrantes
aux Îles Canaries sans apparemment procéder à des expulsions collectives,
ce que j’ai pu constater sur place et qui m’a été confirmé par tous
mes interlocuteurs.
55. Bien que la route maritime des Canaries soit l'une des plus
dangereuses au monde, les Îles Canaries sont devenues un point d'entrée
majeur pour les personnes migrantes tentant de rejoindre l'Europe,
avec une augmentation de 60 % des arrivées irrégulières en 2024
. En 2024, elles ont
enregistré l'arrivée de 46 843 personnes
, soit près de 76 % des arrivées par voie
maritime en Espagne. Malgré les efforts remarquables de l’Espagne
pour faire progresser les opérations de sauvetage, en 2024, plus
de 10 500 migrants auraient perdu la vie en tentant de rejoindre
ces îles
.



5.1. Les acteurs impliqués dans la prise en charge et le sauvetage des personnes migrantes
56. Les nombreux acteurs institutionnels
et humanitaires impliqués dans la gestion des flux migratoires dans les
îles Canaries remplissent leur mission grâce à une coordination
bien rôdée entre les acteurs publics, que ce soit au niveau étatique
ou régional, et privés. Grâce à la volonté politique de l’État et
de la région autonome des Canaries, l’accueil des personnes migrantes
se fait dans les meilleures conditions possibles malgré des circonstances
compliquées et des situations et procédures perfectibles.
57. Le ministère de l’Intérieur supervise le contrôle des frontières,
les arrivées sur le sol espagnol et l’identification des personnes,
les procédures d’asile et, à terme, les éventuelles expulsions.
Le ministère de l’Inclusion, de la Sécurité sociale et des Migrations
(«ministère de l’Inclusion») assure la gestion des centres d’accueil
et l’intégration des personnes migrantes. Il assure aussi l’accompagnement
des demandeurs d’asile pendant la durée de la procédure.
58. Parallèlement, de nombreuses organisations non gouvernementales
jouent un rôle humanitaire central. La Croix-Rouge espagnole fournit
l’aide humanitaire initiale et détecte les situations de vulnérabilité.
D’autres associations comme l’ACCEM et le CEAR gèrent des centres
d’hébergement et accompagnent les demandeurs d’asile. C’est le ministère
de l’Inclusion qui distribue la responsabilité des centres et des
soins parmi les associations.
59. Les services maritimes espagnols (Salvamento
Marítimo) mènent les opérations de sauvetage en mer lors
des traversées vers les îles Canaries. Leur priorité est le respect
des obligations humanitaires, alors qu’ils doivent faire face à
des défis logistiques et juridiques, notamment ceux liés à la délimitation
des zones de responsabilité entre l'Espagne et le Maroc lors des
sauvetages en eaux internationales. En 2024, plus de 667 opérations
de sauvetage ont été réalisées
, illustrant l’ampleur du phénomène.

60. Le Barreau de Tenerife joue un rôle essentiel dans l’accompagnement
juridique des personnes migrantes, notamment lors de la notification
des ordres de renvoi. Toutefois, son action est entravée par un manque
d’interprètes et de spécialistes du droit des étrangers. Les avocats
veillent également au respect des droits des demandeurs d’asile
notamment en matière d’accès à la justice et de recours contre les
décisions de renvoi.
5.2. Prise en charge des arrivées et de l’accueil
61. Les Îles Canaries, notamment
Tenerife et tout particulièrement El Hierro, sont le premier point
d’accueil pour les personnes migrantes arrivant par la mer depuis
l’Afrique de l’Ouest après une traversée périlleuse qui peut durer
jusqu’à 7 jours. Chaque opération de sauvetage est suivie d'une
coordination avec les services d'urgence espagnols, la Croix-Rouge
et les forces de l'ordre, afin d'assurer la meilleure prise en charge possible
des rescapés à leur arrivée au port. Les personnes migrantes arrivent
dans des états de santé très préoccupants, souffrant de brûlures,
de déshydratation extrême et ont un besoin urgent de soins de santé.
Une fois pris en charge par le Salvamento
Marítimo, elles sont débarquées dans le port de Los Cristianos.
Les embarcations arrivant seules accostent sur l’île d’El Hierro,
où des dispositifs d’accueil humanitaire sont immédiatement activés
dans des conditions difficiles étant donné la petite taille de l’île
et l’éloignement de Tenerife où se trouvent tous les services. Les
premiers soins sont administrés par les services de santé locaux avec
le soutien de la Croix-Rouge, avant que les arrivants ne soient
orientés vers des centres temporaires d’accueil, Centros de Atención Temporal de Extranjeros (CATE),
relevant du ministère de l’Intérieur
.
Les mineurs sont directement pris en charge par les autorités régionales
qui en ont la responsabilité jusqu’à leur majorité.

62. Le CATE permet l’identification des personnes, la notification
de leurs droits et la possibilité de manifester leur intention de
demander l’asile. Lors de ma visite, le CATE de Tenerife, une annexe
d’un commissariat de police, était vide mais quelques jours plus
tôt, plus de 200 personnes y avaient été accueillies. Celles-ci
y passent au plus 72h
.

63. Ces personnes sont ensuite transférées vers des centres d’hébergement
gérés par des ONG. Ceux que j’ai visités (Las
Raices, qui accueille principalement des hommes, et Casa de Madrés, réservé aux femmes, aux
familles et aux personnes malades) proposent un hébergement avec
repas, des soins médicaux, une aide juridique, ainsi que des ateliers
d’intégration couvrant l’apprentissage de la langue, les règles
de vie en Espagne et la formation professionnelle. À Las Raices, environ 450 travailleurs
assurent un suivi 24h/24 pour un total de 4 000 personnes, hébergées
dans 90 tentes pouvant abriter jusqu’à 72 personnes, avec un référent par
tente. Le centre Casa de Madrés dispose
d’une capacité théorique de 165 places, souvent dépassée en raison
des arrivées importantes à El Hierro. Certains résidents, malades
ou vulnérables, bénéficient d’une attention particulière, avec des
chambres adaptées à leurs besoins. Les séjours y durent en moyenne
18 à 25 jours pour les hommes et trois mois pour les familles, avant
que ces personnes ne soient dirigées sur le continent.
64. Une attention particulière est portée aux mineurs et aux personnes
vulnérables, notamment les victimes de traite. Pour prévenir la
traite des mineurs, des tests ADN sont réalisés à la recherche de
liens familiaux, mais une définition élargie de la famille permet
d’inclure les proches assumant un rôle parental. La traite étant une
problématique majeure, le centre joue un rôle crucial dans la détection
et la communication des cas aux autorités compétentes.
5.3. Mineurs non accompagnés
65. En 2024, les Canaries ont accueilli
plus de 5 800 mineurs non accompagnés
, soit près d’un tiers des mineurs
migrants en Espagne. Un des enjeux majeurs concerne la détermination
de l’âge des mineurs non accompagnés, qui arrivent souvent sans
papiers d’identité. Cette détermination repose sur des tests médicaux et
des entretiens individuels. En cas de doute, la présomption de minorité
est appliquée. Le parquet ordonne ces tests et prend les décisions
nécessaires.

66. L’une des priorités est de régulariser le séjour des mineurs
non accompagnés afin qu’ils obtiennent un titre de séjour et une
autorisation de travail à leur majorité. Toutefois, la régularisation
de leur statut est complexe en raison de la difficulté d’obtenir
des documents d’identité. Parfois, ces documents n’existent tout simplement
pas, ce qui rend impossible leur régularisation. Pour remédier à
cette situation, un document provisoire leur est délivré, leur offrant
trois ans de protection. En pratique, de nombreux mineurs atteignent
leur majorité sans statut clair, mais les autorités m’ont assuré
qu’elles prenaient les mesures nécessaires pour assurer leur régularisation.
67. La tutelle des mineurs non accompagnés qui arrivent au Canaries
est assurée par le gouvernement régional. La législation espagnole
n’autorise pas les transferts à d’autres régions, sauf si ce sont
les régions elles-mêmes qui se proposent. Avec plus de 5 000 mineurs
non accompagnés sous sa tutelle, le gouvernement des Canaries est
débordé. La répartition des mineurs dans d’autres régions est politiquement sensible.
Les autorités régionales demandent une relocalisation équitable,
mais cette solution est bloquée par des désaccords politiques au
niveau national.
5.4. Un défaut d’accès à la procédure d’asile
68. La loi espagnole sur l’asile,
adoptée en 2009, est largement critiquée pour son inadéquation face
à l’augmentation des flux migratoires et pour sa non-conformité
au droit européen. Elle n’a pas été mise à jour pour intégrer la
Directive Procédure d’asile 2013/32/UE, ce qui contribue à une complexification
des procédures et à un manque d’harmonisation avec les standards
européens.
69. En théorie, les personnes migrantes peuvent demander l’asile
dès leur arrivée en Espagne, que ce soit aux frontières ou au CATE.
Toutefois, le système est profondément engorgé. En 2024, seules
7 667 des 46 843 personnes arrivées aux Canaries ont formellement
déposé une demande d’asile même si une demande est exprimée initialement
par la majorité des personnes
. Beaucoup abandonnent leur
demande en raison des délais excessifs. En moyenne, un dossier met
deux ans à être traité
. Cette lenteur est exacerbée par
le blocage du système administratif dû à l’afflux massif de demandes,
principalement en provenance d’Amérique Latine. Durant la procédure,
les demandeurs d’asile bénéficient de la protection internationale
et ne peuvent être expulsés tant que leur demande est en cours d’instruction.


70. De fait, une grande majorité des personnes sont hors procédure
d’asile, non pas parce qu’elles ne peuvent pas prétendre à une forme
de protection internationale, mais parce qu’elles ne déposent pas
une demande formelle. Toutes ces personnes sont ainsi «tolérées»
sur le territoire, sans titre de séjour hormis pour les mineurs
non accompagnés, en attendant une régularisation. Cette pratique
hybride et hors cadre protège, de fait, les personnes d’une expulsion
qui pourrait les exposer à des risques de violation de leurs droits,
ce qu’il n’est pas possible d’établir sans enregistrement et donc
sans examen individuel au fond des demandes d’asile.
5.5. Défis et perspectives
71. La situation géographique spécifique
des Iles Canaries rend de fait impossible de procéder à des expulsions
collectives de personnes migrantes sans violer au droit à la vie,
car repousser des bateaux entraînerait des morts certaines. Dans
la situation actuelle, la grande majorité des personnes qui arrivent
après un passage illégal de la frontière espagnole par mer sont
régularisées au bout de trois ans (bientôt deux), une partie continue
la route vers d’autres pays d’Europe, notamment l’Allemagne et la
France, et c’est pour une infime minorité que la procédure d’expulsion
aboutit.
72. Ainsi, grâce à une volonté politique affirmée, l’Espagne réussit
à absorber la grande majorité des personnes originaires d’Afrique
subsaharienne qui arrivent par les Canaries, tout en accueillant
les ressortissants d’Amérique Latine, principalement du Venezuela
et de Colombie, qui eux, arrivent par voie régulière. Avec un nombre
croissant d’arrivées, et qui ne risque pas de diminuer étant donné
la situation géopolitique dans de nombreuses régions du monde et
le réchauffement climatique forçant les gens à l’exil, cette situation
n’est tenable que tant que la situation économique de l’Espagne
permet l’intégration, l’accueil et la régularisation des personnes
migrantes
.
Une fois de plus, on se heurte à l’insuffisance de solidarité des États
européens qui n’ont pas de frontière extérieure de l’Union européenne.
Pour que l’Espagne puisse rester le pays d’accueil qu’elle souhaite
être, il est important qu’elle puisse compter sur les autres États
européens pour un partage plus équitable de la prise en charge des
personnes migrantes qui cherchent refuge sur notre continent.

73. L’Espagne fait face à des défis structurels liés à l’insuffisance
des infrastructures d’accueil, à la lenteur des procédures administratives
et à des désaccords politiques. La complexité des procédures fait
que les personnes migrantes restent souvent dans une situation précaire,
exposées au travail non déclaré et à des risques de traite, en particulier
pour les femmes. Le très actif Barreau de Tenerife coopère avec
plusieurs acteurs publics et ONG pour assister les femmes dans leurs
démarches et prévenir les éventuelles pressions qu’elles pourraient
subir. Pour autant, le manque de volontaires et de formation spécialisée
pour les avocats ralentit les efforts en ce sens.
74. Pour répondre aux pénuries de main d’œuvre et au vieillissement
de la population, le gouvernement a mis en place des passerelles
de régularisation qui permettront à environ 900 000 personnes de
régulariser leur situation en trois ans
. De plus, l’Espagne n’applique pas
de liste de pays d’origine sûrs, assurant ainsi un traitement équitable
des demandes d’asile.

75. Aux Canaries, tous les acteurs de gestion des migrations rencontrés
sur place et notamment le Defensor del
Pueblo, l’ombudsman, le confirment: il n'existe plus
d'expulsions collectives depuis l’archipel. Des expulsions individuelles
sont en revanche bien effectuées depuis la péninsule, avec environ
2 000 cas par an dans le cadre de procédures pénales. Néanmoins,
leur exécution dépend des accords entre l’Espagne et les pays d’origine,
ce qui limite leur effectivité: seulement 4 à 5 % des décisions
d’expulsion seraient réellement mises en œuvre.
76. Toutefois, le Defensor del Pueblo a
récemment signalé des expulsions collectives à Ceuta et Melilla, soulignant
la fragilité des bonnes pratiques en matière de respect des droits
des personnes migrantes, susceptibles d’évoluer au gré du climat
politique. Il a également rapporté des cas d’expulsions de mineurs
sans procédure adéquate, notamment en 2021 et 2022. Enfin, bien
qu’aucun vol d’expulsion vers un pays d’origine n’ait eu lieu ces
deux dernières années, cette situation pourrait changer en fonction
des décisions politiques à venir.
77. La gestion des mineurs non accompagnés, qui relève des régions,
constitue un défi majeur. Une réforme législative permettrait une
répartition solidaire entre les régions, mais l'absence d’accord
politique empêche toute avancée en ce sens. Le ministère de l’Inclusion
avait déjà proposé certaines solutions, mais celles-ci ont été immédiatement
rejetées sans même être débattues au parlement. De plus, comme partout
en Europe, le sujet est largement instrumentalisé par certains partis
politiques et médias, ce qui freine les réformes nécessaires. La
région des Canaries assume ainsi seule les quelques 5 800 mineurs
non accompagnés. Selon le président de la région qui estimait à
185 millions d’euros le coût total en 2024 pour s’en occuper, seuls
50 millions d’euros ont été reçus du gouvernement. Les fonds européens,
qui pourraient soulager cette pression, ne sont pas pleinement exploités.
78. La migration est un phénomène structurel qui va continuer
et dont les causes sont multiples. La situation doit être abordée
au niveau européen. Pourtant, l’absence de solidarité des autres
pays d’Europe avec les pays d’arrivée des personnes migrantes se
fait ressentir. Malgré l’existence de l’espace Schengen, certains pays
renforcent les contrôles à leurs frontières intérieures, augmentant
le nombre de refoulements des personnes migrantes venues d’Espagne,
qui se retrouve ainsi à supporter seule la responsabilité de l’accueil et
de l’intégration de ces personnes. Confrontée depuis de nombreuses
années à des arrivées continues et un nombre important de personnes
migrantes, l’Espagne fait en tous les cas la preuve qu’une autre
voie que les expulsions collectives est possible.
6. Conclusions et recommandations
79. Le droit international interdit
les expulsions collectives de personnes migrantes, pourtant pratiquées
par de nombreux États membres du Conseil de l’Europe. Les conséquences
peuvent en être désastreuses pour les personnes qui en sont victimes.
L’impératif de maintien de la sécurité nationale et de l’ordre public
ne peut pas être une excuse pour déroger aux droits humains.
80. La politique opérée par l’Espagne de laisser la très grande
majorité de celles et ceux arrivant via les Canaries accéder à la
péninsule facilite l’accès à des voies concrètes de régularisation
sous certaines conditions. Si cette pratique ne protège pas contre
des risques d’expulsions par après, et s’il s’agit pour beaucoup
d’un palliatif à l’engorgement du système d’asile, la politique
actuelle du Gouvernement espagnol mérite d’être soulignée car d’autres
États confrontés à des contextes similaires ont pu faire le choix
d’une expulsion quasi immédiate.
81. Il est important de reconnaître que respecter ses engagements
pour un État n’est pas toujours facile, et la simple volonté politique
n’est pas suffisante. Les conditions en droit et dans la pratique
doivent être réunies pour se prémunir du risque d’une condamnation
par la Cour pour violation des diverses dispositions concernées
de la Convention. Ces conditions indispensables incluent l’accès
effectif à un examen individuel de la situation de chaque personne,
le contrôle systématique du juge concernant la légalité d’une décision d’expulsion,
la mise à disposition de ressources suffisantes pour permettre le
respect des procédures y compris l’accès à un conseil juridique
professionnel, à l’interprétation et à des moyens de recours effectifs
et efficaces. La formation adéquate des gardes-frontières, magistrats
et autres acteurs publics impliqués dans le contrôle des frontières
et la gestion des migrations selon une approche centrée sur les
droits est fondamentale.