Imprimer
Autres documents liés

Rapport | Doc. 16151 | 08 avril 2025

L'arrestation du maire d'Istanbul et la situation de la démocratie et des droits humains en Türkiye

Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi)

Corapporteur : M. Stefan SCHENNACH, Autriche, SOC

Corapporteur : Lord David BLENCATHRA, Royaume-Uni, CEPA

Origine - Renvoi en commission: décision de l’Assemblée. Renvoi 4870 du 7 avril 2025. Conformément au Règlement de l’Assemblée, article 50.4, le rapport d’une commission ne comporte pas d’exposé des motifs si le rapport est préparé dans le cadre de la procédure d’urgence. 2025 - Deuxième partie de session

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 8 avril
2025.

(open)
1. Le 19 mars 2025, Ekrem İmamoğlu, maire de la municipalité métropolitaine d’Istanbul et président de l’Union des municipalités de Türkiye (UMT), a été arrêté pour des accusations de «corruption» et «d’aide au terrorisme», aux côtés de 106 autres personnes, parmi lesquelles les maires d’arrondissement de Şişli, M. Resul Emrah Şahan, et de Beylikdüzü, M. Mehmet Murat Çalık, ainsi que plusieurs autres responsables locaux, personnalités politiques, journalistes et hommes d’affaires. Le 23 mars, M. İmamoğlu a été placé en détention provisoire pour des accusations de corruption, avec 47 autres suspects. Il a également été démis de ses fonctions, comme les maires d’arrondissement de Şişli et de Beylikdüzü, qui ont également été arrêtés dans le cadre de la même enquête.
2. L’arrestation de M. İmamoğlu est intervenue seulement quatre jours avant qu’il ne soit désigné candidat du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), à l’élection présidentielle de 2028, à l’issue d’une primaire qui a mobilisé plus de 15 millions d’électeurs. Par ailleurs, le 18 mars 2025, l’Université d’Istanbul a procédé à l’annulation du diplôme universitaire de M. İmamoğlu, un document officiel exigé par la Constitution turque pour pouvoir se porter candidat à la présidence.
3. La décision de placer M. İmamoğlu en détention, l’enquête pénale dont il fait l’objet et l’annulation de son diplôme universitaire l’empêchent effectivement de se présenter comme candidat à l’élection présidentielle. Rappelant que le respect de la libre expression des opinions et du libre choix par le peuple de ses représentants élus est le fondement de la démocratie, l’Assemblée parlementaire exprime sa plus vive inquiétude face à ces décisions, qui semblent motivées par des considérations politiques et constituent une tentative d’intimider l’opposition, d’entraver son action, d’étouffer le pluralisme et de limiter la liberté du débat politique.
4. L’Assemblée note que l’arrestation de M. İmamoğlu a déclenché une vague sans précédent de manifestations d’envergure, essentiellement pacifiques, qui ont rassemblé principalement des jeunes, notamment des étudiants, à travers tout le pays, en particulier à Istanbul, Ankara et Izmir. Une immense manifestation organisée par le CHP à Istanbul, le 29 mars 2025, a réuni, selon les organisateurs, environ 2,2 millions de personnes. Les mobilisations à Istanbul, Ankara et Izmir ont eu lieu malgré l’interdiction générale de manifester imposée par les autorités. Lors des rassemblements, la police a utilisé du gaz poivré, des grenades assourdissantes, des balles en caoutchouc et des canons à eau contre les manifestants, faisant des blessés, notamment dans les trois villes précitées. De nombreux manifestants ont indiqué que les policiers les avaient matraqués et leur avaient donné de violents coups de pied alors qu’ils étaient déjà au sol. Selon le ministère de l’Intérieur, plus de 150 policiers ont été blessés au cours des manifestations. En revanche, le nombre officiel de manifestants blessés reste inconnu. Ce même ministère déclare que près de 2 000 personnes ont été interpellées et que plus de 300 ont été placées en détention. Des témoignages font état de mauvais traitements physiques, de fouilles à nu arbitraires, de harcèlement sexuel, d’insultes et d’autres violations des droits humains subies par des personnes placées en garde à vue.
5. L’Assemblée condamne fermement les arrestations et détentions injustifiées de manifestants, ainsi que l’usage disproportionné de la force par les autorités répressives lors des manifestations et les cas de mauvais traitements ou autres violations des droits humains visant des personnes détenues. Elle est également consternée par le fait que le Président Recep Tayyip Erdoğan ait qualifié les manifestations de «terrorisme de rue».
6. De même, l’Assemblée exprime sa vive préoccupation face aux informations faisant état d’agressions physiques contre des journalistes et des professionnels des médias présents sur les lieux des manifestations, ainsi que de leur arrestation et de leur détention dans le cadre de leurs activités professionnelles. Au moins 20 journalistes locaux ont été agressés par la police ou par des manifestants alors qu’ils couvraient les manifestations, et au moins 10 d’entre eux ont été placés en détention; certains ont depuis été libérés après appel, dans l’attente de leur procès. L’Assemblée s’inquiète également des mesures visant des représentants de la presse étrangère. Le 27 mars 2025, un journaliste britannique de la BBC, Mark Lowen, a été expulsé pour «menace à l’ordre public» après plus de 17 heures de garde à vue. Le 28 mars 2025, le journaliste suédois Joakim Medin a été arrêté dès son arrivée en Türkiye, alors qu’il prévoyait de faire un reportage sur les manifestations. Par ailleurs, un photographe de l’Agence France-Presse, Yasin Akgül, a été détenu pendant trois jours pour avoir couvert les manifestations à Istanbul.
7. L’Assemblée déplore également les restrictions généralisées du droit de recevoir et de diffuser des informations dans le cadre de ces événements. Le Conseil suprême de la radio et de la télévision de Türkiye (RTÜK) a infligé des amendes administratives et/ou des suspensions temporaires allant jusqu’à 10 jours aux chaînes de télévision Halk TV, SZC TV, Tele 1 et Now TV. De plus, pendant presque deux jours après l’arrestation de M. İmamoğlu, l’accès aux principales applications de réseaux sociaux et de messagerie (dont X, Instagram, Facebook et WhatsApp) a été temporairement restreint à Istanbul. Des restrictions de bande passante ont également été signalées et de nombreux comptes en Türkiye ont été bloqués et/ou rendus invisibles sur ordre de l’Autorité des technologies de l’information, un organisme de régulation. Il a donc été presque impossible d’utiliser internet pendant ces deux jours. En outre, des dizaines de personnes ont été arrêtées ou ont fait l’objet de mesures de contrôle judiciaire à cause de leurs publications sur les réseaux sociaux liées aux manifestations.
8. L’Assemblée rappelle que les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’expression, qui sont essentiels au bon déroulement du débat public dans une démocratie fonctionnelle, ne peuvent être restreints que dans des conditions strictement définies par la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5, «la Convention»), à laquelle la Türkiye est Partie: ces restrictions doivent être prévues par la loi et «nécessaires dans une société démocratique», c’est-à-dire proportionnées au but légitime poursuivi. Une interdiction totale des manifestations est disproportionnée et injustifiable, tandis que l’usage de la force par les autorités répressives doit être strictement nécessaire et proportionné à cet objectif, et ceux qui l’utilisent doivent être tenus responsables devant la loi. Les journalistes et les médias devraient être libres de rendre compte des questions d’intérêt public, y compris des manifestations et d’autres événements connexes. Ils ne devraient pas être punis ou harcelés dans l’exercice de leurs activités journalistiques. Enfin, le public a le droit de recevoir des informations impartiales sur les manifestations en cours et tous les événements s’y rapportant.
9. L’Assemblée réitère également les préoccupations qu’elle a déjà exprimées quant à l’indépendance de la magistrature et du ministère public ainsi qu’au respect du droit à un procès équitable en Türkiye, notamment dans sa Résolution 2459 (2022), «Le respect des obligations et engagements de la Türkiye», et sa Résolution 2518 (2023), «Appel à la libération immédiate d’Osman Kavala». L’un des aspects les plus problématiques dans ce contexte est la structure du Conseil des juges et des procureurs, récemment critiquée dans un avis de la Commission européenne pour la démocratie par le droit («Commission de Venise») (CDL-AD(2024)041), et qui est à l’origine des violations de la Convention constatées par la Cour européenne des droits de l’homme dans les arrêts Kavala, Selahattin Demirtaş (n° 2) et Yüksekdağ Şenoğlu et autres, relatifs à la détention pour des motifs politiques de militants et/ou de responsables politiques. L’Assemblée déplore vivement que ces arrêts n’aient toujours pas été exécutés malgré les différents appels lancés tant par le Comité des Ministres dans le cadre de sa surveillance au titre de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention, que par l’Assemblée. Celle-ci demande instamment aux autorités turques de mettre en œuvre sans délai ces arrêts, notamment en libérant les requérants et en procédant à une réforme globale du système judiciaire pour garantir pleinement l’indépendance de la justice, conformément aux recommandations du Comité des Ministres et de la Commission de Venise.
10. La Türkiye est un État qui a des milliers d’années d’histoire et plus d’un siècle de démocratie. Elle est un membre de longue date du Conseil de l’Europe et un acteur important pour la garantie de la sécurité, de la stabilité et de la paix en Europe, et elle a joué un rôle important dans la défense de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. L’Assemblée prend également note des récentes évolutions positives du processus de paix dans le pays, qui ont fait suite à l’appel lancé le 27 février 2025 par le chef du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Őcalan, actuellement en prison, invitant le PKK à déposer les armes et à se dissoudre. Dans ce contexte, l’Assemblée exprime sa profonde déception concernant l’arrestation et la détention de M. İmamoğlu, ainsi que les événements préoccupants qui y sont liés. Elle note avec une grande inquiétude et condamne une série d’arrestations conduites ur la base de fausses accusations, y compris des infractions liées au terrorisme, de personnes susceptibles de devenir un rival du Président Recep Tayyip Erdoğan et/ou de critiquer le gouvernement. Tous ces événements inquiétants représentent un recul des valeurs démocratiques et vont à l’encontre de la volonté du peuple turc.
11. Réitérant ses résolutions précédentes sur la Türkiye, y compris la Résolution 2459 (2022) et la Résolution 2518 (2023), l’Assemblée rappelle que la Türkiye, en tant qu’État membre du Conseil de l’Europe, s’est engagée à défendre et promouvoir les valeurs démocratiques, l’État de droit, les droits humains et les libertés fondamentales. Elle demande donc aux autorités de mettre en œuvre immédiatement toutes ces résolutions ainsi que les recommandations contenues dans les avis de la Commission de Venise concernant la Türkiye. En outre, l’Assemblée appelle les autorités turques:
11.1. à libérer immédiatement M. İmamoğlu et à abandonner toutes les charges infondées retenues contre lui et les autres personnes visées par la même enquête;
11.2. à abroger la décision de l’Université d’Istanbul d’annuler le diplôme universitaire de M. İmamoğlu;
11.3. à respecter pleinement les droits à la liberté d’expression et de réunion ainsi que d’autres droits humains et libertés fondamentales dans le contexte des manifestations de grande ampleur en cours;
11.4. à cesser tout recours disproportionné à la force contre les manifestants pendant les mouvements de protestation et contre ceux qui sont maintenus en détention;
11.5. à libérer tous les manifestants qui ont été détenus sur la base d’accusations infondées;
11.6. à veiller à ce que des enquêtes effectives soient menées sur les cas de violence et autres violations des droits humains commises par les services répressifs lors des manifestations et du maintien en détention;
11.7. s’agissant de toutes les personnes détenues dans le cadre de l’enquête sur M. İmamoğlu et des manifestations, à s’assurer que leur droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial et leur droit à la défense soient pleinement respectés, conformément à l’article 6 de la Convention;
11.8. à libérer tous les journalistes et professionnels des médias détenus pour avoir rendu compte des manifestations;
11.9. à veiller à ce que les journalistes puissent rendre compte des rassemblements publics librement et en toute sécurité et à lever tout obstacle à leurs activités;
11.10. à veiller à ce qu’aucune interdiction générale de manifester ne soit plus imposée;
11.11. à créer des conditions qui permettent aux médias de fournir au public les informations nécessaires et de suivre les événements à l’abri des pressions de l’État;
11.12. à garantir un accès complet aux réseaux sociaux et à internet;
11.13. à lever toutes les restrictions au droit de recevoir et de diffuser des informations dans le cadre des manifestations, en particulier:
11.13.1. à lever toutes les sanctions imposées aux diffuseurs;
11.13.2. à annuler tous les décrets illégaux visant à bloquer les comptes de personnes exerçant leur droit à la liberté d’expression sur les réseaux sociaux;
11.13.3. à s’abstenir de recourir à des moyens légaux ou extralégaux pour exercer des pressions sur les plateformes de réseaux sociaux en vue de censurer des contenus en ligne liés au débat politique;
11.14. à mettre fin à la répression des responsables politiques de l’opposition, des militants de la société civile et des voix dissidentes dans les médias;
11.15. à mettre en œuvre toutes les recommandations de la Commission de Venise et de l’Assemblée sur la réforme du cadre électoral;
11.16. à garantir des élections véritablement libres et équitables, conformément aux normes internationales.
12. Enfin, rappelant les déclarations du Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et de son Commissaire à l’élargissement du 19 mars 2025, du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe du 24 mars 2025 et du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du 27 mars 2025, l’Assemblée appelle tous les États membres du Conseil de l’Europe, s’ils ne l’ont pas déjà fait, à condamner l’arrestation et la détention de M. İmamoğlu et les représailles qui ont suivi contre les manifestants appelant à sa libération.