1. Introduction
«Le pouvoir réel commence où le
secret commence.» Hannah Arendt
(Les origines du totalitarisme,
1951)
1.1. Procédure
1. Une proposition de résolution du 6 mai 2009, présentée
par M. Marty et plusieurs collègues (
Doc. 11907), a été renvoyée à la
commission des questions juridiques et des droits de l’homme pour
rapport le 29 mai 2009. M. Dick Marty a été nommé rapporteur lors
de la réunion de la commission du 23 juin 2009. Lors de sa réunion
du 17 septembre 2010 à Tbilissi, la commission a tenu une audition
avec des experts. Le compte rendu de cette audition a été déclassifié
par la commission le 5 octobre 2010
.
1.2. Contexte
2. La proposition de résolution à la base de ce rapport
est aussi le résultat des connaissances acquises lors de la préparation
des rapports sur les transferts illégaux de détenus et les prisons
secrètes de la CIA
ainsi
que sur les listes noires du Conseil de sécurité des Nations Unies
et de l’Union européenne
.
Comme nous l’avons décrit, notre travail de recherche sur les activités
de la CIA et l’implication des autorités des Etats européens s’est
heurté à un véritable mur de silence érigé par les gouvernements
des pays dont les services secrets étaient soupçonnés d’avoir collaboré
avec la CIA dans le cadre d’activités illégales. Des questionnaires envoyés
au nom de la commission ont donné lieu à des réponses extrêmement
formalistes, vides de substance, ou ont été tout simplement ignorés,
même après des rappels. Ce n’est qu’en ayant recours à d’autres
sources d’informations, notamment à des
«whistleblowers» ,
d’honnêtes fonctionnaires américains et européens, qui ne voulaient
plus être complices d’actes illégaux, que nous avons pu découvrir
une partie de la vérité. Une fois la «dynamique de la vérité» en
marche, d’autres se sont vus motivés ou même contraints de réagir,
et nos affirmations, déjà bien étayées à l’époque, se sont toutes
avérées exactes, et ont même été complétées par de nouvelles révélations
– comme celles concernant l’existence d’autres «prisons secrètes» de
la CIA en Lituanie, en plus de celles que nous avions déjà révélées
en Pologne et en Roumanie.
3. Il faut néanmoins souligner que ces révélations supplémentaires
n’ont pas été pour la plupart le fait d’enquêtes parlementaires
et judiciaires lancées à la suite des deux rapports de l’Assemblée
parlementaire ainsi que de celui du Parlement européen, mais le
résultat d’un travail acharné de la part de journalistes d’investigation
et d’organisations non gouvernementales. Force est de constater
que les enquêtes «officielles» piétinent, ou ont même déjà été abandonnées,
et des plaintes en dommages et intérêts devant les tribunaux américains
introduites par des victimes de «renditions» ont
tout simplement été rejetées avant même toute entrée en matière.
Toutes ces démarches se sont systématiquement heurtées au «secret
d’Etat», qui a été invoqué par les gouvernements concernés pour
faire obstacle au libre cours de la justice, et aux requêtes des commissions
d’enquête parlementaires établies dans plusieurs pays. Nous pensons
que c’est tout simplement inacceptable: un Etat démocratique fondé
sur l’Etat de droit se doit d’avoir des mécanismes juridictionnels
et parlementaires pour venir à bout de violations graves des droits
de l’homme commises par des agents de l’exécutif, fussent-ils «spéciaux».
La «permis de tuer» (ou d’enlever et de torturer) n’existe que dans
certains films et dans les régimes dictatoriaux. Dans les systèmes
démocratiques, les parlements, représentants du peuple, ont le droit
et le devoir de savoir ce que les gouvernements font, et la justice
a le devoir de poursuivre et de punir tous les auteurs d’actes criminels,
y compris, le cas échéant, des agents de l’exécutif. Les principes de
la séparation des pouvoirs et des «freins et contrepoids» ne doivent
pas être seulement invoqués dans les beaux discours; ils doivent
avant tout être mis en œuvre !
4. Cette règle claire et simple ne semble toutefois pas s’appliquer,
ou du moins pas complètement, dans le domaine d’activité des services
dits spéciaux, notamment lorsque ces derniers prétendent agir dans
le cadre de la lutte contre le terrorisme. Cette lutte, comme nous
avons déjà eu l’occasion de le démontrer, a déjà donné lieu à bien
des abus et des violations des droits de l’homme. Les résultats
sont douteux et nous n’avons finalement fait qu’augmenter le nombre
de recrues terroristes
et
susciter un climat de sympathie envers ces criminels, qui peuvent
ainsi affirmer qu’ils combattent un système qui a recours à des
méthodes criminelles.
5. Il est évident que tous les Etats, y compris les Etats de
droit démocratiques, éprouvent légitimement le besoin de protéger
leurs secrets. Mon intention n’est pas de tenter de développer dans
ce rapport une définition «positive» de la notion du secret d’Etat.
Limitons-nous à relever qu’une définition trop large et/ou trop floue
du secret d’Etat, tel qu’il est protégé par les lois pénalisant
l’espionnage ou la violation du secret d’Etat, risque d’être liberticide
et de permettre toute sorte d’abus. Le sujet du présent rapport
n’est pas le danger associé à l’abus de la notion de secret d’Etat,
qui permet de faire taire ou même d’emprisonner des journalistes, des
scientifiques, des avocats et autres
«whistleblowers» .
L’intention est plutôt de se concentrer sur l’abus du secret d’Etat
comme «bouclier», pour empêcher ou bloquer des enquêtes judiciaires
ou parlementaires visant à établir la vérité sur des actes illicites
commis par des agents de l’exécutif. Dans ce cadre, quant à la définition
du secret d’Etat, il suffit qu’on s’accorde sur une distinction
entre les secrets légitimes et les autres, qui n’ont pas lieu d’être
protégés. Une définition «négative» est ainsi suffisante: ne sont
pas «dignes de protection»
les
secrets qui se réfèrent en réalité à des informations relatives
à la responsabilité, individuelle ou politique, concernant des actes
criminels. Si nous sommes d’accord sur cette prémisse, il suffit
d’identifier les procédures adaptées permettant d’assurer que les
organes de contrôle judiciaires et parlementaires peuvent faire
leur travail de justice et de vérité sans mettre en péril les (seuls)
secrets légitimes des Etats. C’est l’objectif de ce rapport, qui
tentera de faire un état des lieux des efforts de contrôle judiciaire
(partie 2) et parlementaire (partie 3) des activités présumées illégales
des services secrets
,
avant de proposer en guise de conclusions quelques pistes de solutions
permettant de combler les lacunes constatées.
2. Tentatives
de contrôle judiciaire des activités présumées illégales des services
secrets
2.1. Les poursuites
pénales à l’encontre d’agents secrets auteurs d’actes criminels
6. Lors de l’audition de Tbilissi, M. Armando Spataro,
le procureur milanais chargé de poursuivre les auteurs de l’enlèvement
d’Abou Omar
, a évoqué
les difficultés auxquelles le parquet milanais s’est heurté dans
cette affaire. La Cour constitutionnelle italienne a validé la légalité
de principe des poursuites contre les agents de la CIA et du SISMI
(Services
de renseignements et de sûreté militaires italiens), ce qui a même conduit
à des condamnations – les seules jusqu’à présent frappant des participants
au programme de transferts illégaux de détenus et détentions secrètes
de la CIA. Vingt-cinq personnes, dont 22 agents de la CIA et un
militaire américain, ont été condamnées à de lourdes peines de prison,
les ressortissants américains
in absentia.
Leur extradition n’a jamais été requise officiellement par le Gouvernement
italien, nonobstant le traité existant entre les deux pays qui prévoit
l’extradition aussi des propres nationaux. En outre, deux agents
secrets italiens ont été condamnés pour leur participation dans
cet enlèvement. La cour d’appel de Milan a confirmé ces condamnations
le 15 décembre 2010
.
Par contre, l’ancien patron du SISMI, M. Pollari, et d’autres hauts responsables
du SISMI n’ont pas pu être poursuivis car il n’ont pas été déliés
de leurs obligations de secret professionnel selon la procédure
prévue à cet effet. Les preuves contre lui et ses collègues ne pouvaient
pas être divulguées, pour cause de secret d’Etat. M. Armando Spataro,
le procureur en chef chargé de cette affaire, dans son intervention
à l’audition de Tbilissi en septembre 2010, a expliqué la législation
italienne en la matière. Elle prévoit une procédure contradictoire
avec, en dernière instance, une décision de la Cour constitutionnelle,
qui a le pouvoir de lever le secret imposé par le Premier ministre.
Dans l’affaire Abou Omar, la Cour constitutionnelle a donné des
indications plutôt génériques, qui nécessitent d’être appliquées
au cas par cas par les tribunaux ordinaires à chaque document et
témoin, application qui peut à nouveau être soumise à des appels
aux instances supérieures. Selon M. Spataro, tout dépend de l’application
pratique de la législation, qui peut mener à des tensions entre
la justice et l’exécutif.
7. Pour ce qui est du volet allemand de l’affaire Abou Omar,
enlevé à Milan puis transporté en Egypte via la base américaine
de Ramstein, le parquet de Zweibrücken a lancé une enquête judiciaire.
Comme je l’ai déjà indiqué dans mon rapport de 2006
,
celle-ci n’a pas abouti faute de coopération des autorités américaines auxquelles
le parquet avait adressé des demandes d’information quant aux mouvements
de personnel américain impliqué dans le transfert du détenu de la
base d'Aviano, en Italie, via celle de Ramstein.
8. Concernant l’enlèvement de Khaled El Masri, le parquet de
Munich a mené une enquête qui a abouti à l’émission de mandats d’arrêt
à l’encontre de 13 agents de la CIA. Cette enquête, conduite, comme
celle de Milan, d’une façon remarquable, a permis d’identifier les
responsables et de retracer le périple de la victime, ne laissant
plus aucun doute quant à la véracité du récit de M. El Masri. Nous
devons cependant constater – et déplorer – que les mandats d’arrêt
n’ont jamais été transmis aux autorités américaines compétentes
par la voie diplomatique, comme le veut l’accord de coopération
en matière pénale entre l’Allemagne et les Etats-Unis. Une plainte
de M. El Masri devant le tribunal administratif de Cologne visant
à obliger le gouvernement à demander l’extradition de ces agents
par les Etats-Unis a été rejetée. Le tribunal a considéré que le gouvernement
dispose d’une marge d’appréciation lui permettant de tenir compte
du fait qu’une demande d’extradition serait inutile, étant donné
que les autorités américaines auraient annoncé que toute demande d’extradition
serait refusée car elle porterait atteinte à la sécurité nationale
.
9. En Pologne
,
des poursuites judiciaires, pourtant prometteuses, n’ont là encore
toujours pas abouti, en raison du refus des autorités américaines
de fournir l’assistance judiciaire requise. La première demande de
mars 2009 a été refusée en octobre 2009. Pour ce qui est de la deuxième
demande, introduite le 22 mars 2011, les autorités américaines n’ont
pas encore tranché. Une étape intéressante a été franchie lors de
la reconnaissance du statut de victime en faveur d'Abd al-Rhim al-Nashiri
et Abou Zoubaïda (qui sont actuellement en détention à Guantánamo).
Mais l’enquête du parquet n’a débuté qu’en mars 2008, presque trois
ans après l’apparition d’allégations sérieuses de détentions secrètes
en Pologne.
10. La Fondation Helsinki polonaise, de concert avec la Open Society
Justice Initiative, a réussi à obtenir et rendre publiques des informations
importantes, notamment des données collectées par l’agence polonaise
des services de la navigation aérienne (PANSA), sur des mouvements
suspects d’avions appartenant à des sociétés écran de la CIA
,
informations que les autorités polonaises avaient officiellement
refusé de nous transmettre ainsi qu’au Parlement européen lors de
nos recherches en 2006-2007. Ces données, avec celles transmises
à la Fondation Helsinki par le service polonais des gardes-frontière,
permettent d’établir avec certitude qu’entre le 5 décembre 2002
et le 22 septembre 2003, sept avions associés à la CIA ont atterri
à l’aéroport de Szymany
.
11. La Fondation Helsinki polonaise constate un changement positif
de l’attitude du parquet, qui aurait récemment rendu publiques davantage
d’informations et dont la deuxième demande d’assistance judiciaire adressée
aux Etats-Unis montrerait le sérieux avec lequel il traite l’affaire.
Autre développement récent, le procureur Jerzy Mierzewski, en charge
de l’enquête, a été remplacé par Waldemar Tyl, tout juste nommé procureur
adjoint à la cour d’appel
. Adam Bodnar, de la Fondation
Helsinki polonaise, a critiqué cette décision comme «irrationnelle»
et exprimé sa crainte que, tôt ou tard, l’enquête polonaise soit
suspendue, comme cela est arrivé en Lituanie, «sans raison objective»
.
Le nouveau procureur chargé de cette affaire, M. Tyl, considère
cette crainte comme «infondée». Le temps nous le dira.
12. Le parquet polonais n’a pas encore obtenu la coopération demandée
des autorités américaines, ni même la possibilité d’entendre comme
témoin M. al-Nashiri lui-même. Mais les données collectées par la Fondation
Helsinki polonaise et les avocats des victimes devraient suffire
pour que l’on puisse affirmer qu’une demi-douzaine de détenus ont
été détenus illégalement sur le site de Stare Kiejkuty ainsi que
pour identifier le chef du «site noir» et au moins une autre personne
– celle qui aurait commis des actes jugés «ni autorisés ni documentés»
dans le Rapport de l’inspecteur général de la CIA (voir ci-dessous),
actes qui correspondent vraisemblablement à la définition de la
torture selon l’article 3 de la Convention européenne des droits
de l'homme (STE no 5, «la Convention»), tel qu’interprété par la
Cour européenne des droits de l'homme («la Cour») dans son jugement
dans l’affaire
Irlande c. Royaume-Uni . Le parquet polonais
a donc, selon la jurisprudence de la Cour, le devoir de mener une
enquête et de poursuivre les auteurs de ces actes, d’autant plus
que l’un d’eux, agent contractuel privé, n’est même pas couvert
par une quelconque immunité.
13. L’ONG de défense des droits de l’homme Open Society Justice
Initiative (OSJI) vient de déposer au nom de M. al-Nashiri une plainte
contre la Pologne devant la Cour européenne des droits de l’homme.
C’est la deuxième plainte d’une victime des
renditions de
la CIA. Elle inclut deux volets principaux, qui touchent aux valeurs
fondamentales du Conseil de l’Europe. Pour ce qui est du premier
volet, celui des maltraitances que M. al-Nashiri aurait subies en
territoire polonais, bien que livré au contrôle d’agents américains,
la Pologne pourrait être reconnue responsable de violations de l’article
3 de la Convention dans la mesure où les autorités polonaises ne
se sont pas acquittées de leur responsabilité de protéger de la
torture toutes les personnes qui se trouvent sur le territoire national.
Si une responsabilité directe des autorités polonaises s’avère impossible à
prouver, la jurisprudence de la Cour concernant une violation procédurale
de l’article 3
pourrait
également être applicable, dans la mesure où les autorités judiciaires
n’auraient pas rempli leur obligation positive de mener une enquête
efficace en présence d’indications sérieuses que de tels actes se
seraient produits. Le deuxième volet de la plainte concerne le transfert
de M. al-Nashiri de Pologne à Guantánamo, où il aurait été soumis
à de nouvelles maltraitances; à la suite de ce transfert, il risque
maintenant de faire l’objet d'un procès, manifestement inéquitable,
devant une commission militaire, et serait ainsi passible de la
peine de mort, ce qui constituerait une violation flagrante de la
Convention européenne des droits de l’homme
. La
Cour a déjà reconnu dans sa jurisprudence
que l’extradition
vers un pays dans lequel le sujet est menacé de la peine de mort
peut constituer une violation des articles 2 et 3 de la Convention.
A fortiori, cela doit être le cas quand cette peine risque d’être
infligée en suivant une procédure inéquitable, comme celle devant
les «commissions militaires» de Guantánamo
,
pour ne pas parler du recours à la torture. Le travail des avocats
de M. al-Nashiri a été rendu extrêmement difficile par la problématique
du secret d’Etat; en effet, tout ce que M. al-Nashiri dit est présumé
être classé secret. Le commandant Stephen Reyes, le conseil militaire
de défense de M. al-Nashiri, a donné le descriptif suivant des événements:
«Il y a quelques mois, j’ai été
interrogé par le gouvernement sur l’orthographe correcte du nom
de mon client, selon lui. J’ai été dans l’impossibilité de répondre
à cette simple question, car toutes les déclarations faites par
mon client sont présumées top secret» (traduction non officielle).
14. En Lituanie, le parquet a ouvert une procédure pénale à la
suite des révélations de l’enquête parlementaire
révélant l’existence de deux «sites
noirs» dans le pays. L’investigation a été alimentée notamment par
des informations publiées en février 2010 par l’étude conjointe
des Nations Unies sur les détentions secrètes
,
informations basées sur l’analyse de plans de vols et des
«data strings», données analogues
à celles que nous avons déjà utilisées pour découvrir les «sites
noirs» en Pologne et en Roumanie. L’ONG britannique Reprieve a aussi
livré au procureur général lituanien des éléments importants dans
sa lettre du 21 septembre 2010
:
Reprieve présente des informations selon lesquelles un «détenu de
haute valeur» connu sous le nom d’Abou Zoubaïda aurait été détenu
en secret en Lituanie entre 2004 et 2006, dans le cadre d’un périple
qui l’aurait mené de la Thaïlande à Szymany en Pologne, puis à Guantánamo
et au Maroc. Après son séjour en Lituanie, entre le printemps 2004
et septembre 2006, il aurait été reconduit à Guantánamo. L’enquête
du parquet a finalement été suspendue, sans aucun résultat et malgré
les protestations d’Amnesty International
. Amnesty
International estime, en effet, que de nombreuses pistes «évidentes»
n’ont pas été poursuivies par les procureurs; ceux-ci se seraient
aussi résignés trop facilement aux limites imposées à leur enquête
par l’invocation du secret d’Etat. Le parquet, quant à lui, fait
valoir, pour justifier l’interruption de la procédure, la prescription
du délit éventuel d’abus de pouvoir ainsi que le refus des autorités
américaines de fournir les informations requises. Nous estimons
que le manque de coopération des autorités américaines, déjà relevé
par rapport aux autorités judiciaires allemandes, italiennes et
polonaises, pose effectivement un sérieux problème. Cette situation
est également due à l’attitude des gouvernements européens qui ont abandonné
tout contrôle quant à l’utilisation de leurs propres infrastructures
mises à disposition de l’Administration américaine sans conditions,
cela dans la foulée de l’acceptation de la mise en œuvre de l’article
5 du traité de l’OTAN
ainsi que des mesures opérationnelles
acceptées par les membres de l’Alliance
. De cette manière, les gouvernements européens
concernés se sont effectivement placés dans une situation de dépendance,
voire d’allégeance, au bon vouloir des autorités américaines.
15. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des
peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), dans son rapport
sur sa visite en Lituanie du 14 au 18 juin 2010, publié avec l’accord
des autorités lituaniennes le 19 mai 2011
,
a fourni une évaluation initiale de l’enquête criminelle au sujet
des prisons secrètes et a soulevé des interrogations critiques concernant
la promptitude de l’enquête, sa portée et sa diligence. Plus particulièrement,
le CPT a indiqué qu’il
«n’a pas
obtenu les informations spécifiques demandées, ni au cours de la
réunion susmentionnée, ni dans la réponse des autorités lituaniennes
en date du 10 septembre 2010. (…) Il a été affirmé que des informations
plus spécifiques, tout comme la majeure partie des données récoltées
lors de l’enquête lituanienne, ne peuvent pas être fournies, car
elles constituent un secret d’Etat ou un secret professionnel» (traduction
non officielle).
Le CPT a prouvé pendant plus de
vingt ans qu’il sait maintenir la confidentialité d’informations
reçues dans l’accomplissement de sa mission délicate. Il publie
seulement le rapport final, et uniquement à la demande ou avec l’accord
des autorités nationales. Il est dès lors inacceptable, à mon avis,
que même le CPT n’ait pas eu accès aux informations nécessaires
pour déterminer, en accord avec son mandat, si l’enquête du parquet lituanien
au sujet des allégations sérieuses de torture a été menée avec la
diligence requise aussi bien par la Convention européenne pour la
prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants que par la Convention européenne des droits de l’homme.
16. En Espagne, des poursuites pénales ont également été engagées
à la suite de la publication du rapport de l’Assemblée. Les Etats-Unis
ont fait pression sur les autorités espagnoles pour qu’il ne soit
pas donné suite à ces enquêtes, comme cela ressort de la publication
de câbles diplomatiques américains par Wikileaks
.
17. Au Portugal aussi, des poursuites pénales ont été ouvertes
sans résultat, malgré l’engagement déterminé de Mme Ana Gomes, députée
portugaise au Parlement européen, qui a interjeté appel contre la clôture
de l’enquête en attirant l’attention du parquet sur les nombreuses
lacunes de l’enquête.
18. Dans «l’ex-République yougoslave de Macédoine», une plainte
de Khaled El-Masri – citoyen allemand d’origine libanaise arrêté
à la frontière, détenu pendant vingt-trois jours dans un hôtel de
Skopje par des agents macédoniens et par la suite livré à des agents
de la CIA pour être enfermé et maltraité dans des prisons américaines
en Afghanistan
–
déposée le 6 octobre 2008 auprès du procureur de Skopje pour détention illégale
et enlèvement ainsi que pour torture ou traitement inhumain ou dégradant
n’a pas donné lieu, selon le plaignant, à de quelconques actes d’investigation.
Le 20 juillet 2009, Khaled El-Masri, avec l’aide de l’OSJI, a déposé
une plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme contre
«l’ex-République yougoslave de Macédoine»
.
C’est la première affaire de «rendition» qui est soumise à la Cour.
19. En France, dans l’affaire dite de Karachi, un juge de l’antiterrorisme
a été saisi d’une «question prioritaire de constitutionnalité» mettant
en cause la législation actuelle sur le secret défense. Si la question,
transmise en premier lieu à la cour d’appel de Paris, passe aussi
par l’étape finale de la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel
se prononcera sur la validité de la législation en question dans
un délai de trois mois
.
La loi du 29 juillet 2009 a pour objet de «sanctuariser» certains
lieux comme les ministères ou les locaux de police. Dans ces lieux,
les magistrats ne peuvent plus pénétrer ni saisir des documents
ou des objets sans être accompagnés par le président de la Commission
consultative du secret de la défense nationale – qui doit aussi donner
un avis au ministre quant à l’autorisation d’utiliser les documents
et objets saisis. La liste des «lieux faisant l’objet d’une classification»
est elle-même classifiée. Le juge désireux de procéder à une perquisition doit
alors interroger la chancellerie, détentrice de la liste, pour savoir
si l’endroit qu’il envisage de perquisitionner en fait partie. Il
est évident que cette réglementation rend encore plus difficile
la tâche des magistrats dans les affaires visant à établir la vérité
sur le comportement des autorités exécutives concernées.
20. Au Royaume-Uni, des poursuites pénales relatives à la participation
à des
renditions ont été introduites seulement
dans une affaire – celle d’un agent du MI5 («témoin B») qui aurait
été complice dans les maltraitances de Binyam Mohamed qu’il a interrogé
au Pakistan pendant sa détention sous le contrôle d’agents américains.
L’avocate générale a remis cette affaire à la police en mars 2009,
pour enquête, mais celle-ci n’a pas fait apparaître des preuves
suffisantes, comme l’a annoncé le directeur du Crown Prosecution
Service le 17 novembre 2010
.
D’autres enquêtes pénales concernant cette affaire sont en cours
.
21. Aux Etats-Unis, des poursuites criminelles contre les acteurs
ou les instigateurs des actes de torture (comme le
«waterboarding») n’ont pas été engagées.
L'administration Obama a préféré passer l’éponge sur les actes commis
par l’administration précédente, même – et cela est difficilement
compréhensible, pour ne pas dire choquant – pour ceux qui sont allés
au-delà de l’autorisation de recourir aux «11 techniques» d’interrogatoire
(dont le
waterboarding) admises
par les fameux «mémos de la torture»
du
Bureau du conseil juridique (
Office
of Legal Counsel,
OLC)
du Département de la justice sous l’administration Bush. En effet,
le rapport de l’inspecteur général de la CIA, John Helgerson, partiellement
publié le 24 août 2009, révèle des pratiques «non documentées ou
autorisées» qui vont même au-delà desdites «11 techniques», par
exemple le fait de faire tourner une perceuse électrique et utiliser
un pistolet près de la tête de la victime (tel a été le cas, par
exemple, d’al-Nashiri, qui avait les yeux bandés) ou l’usage excessif
du
waterboarding (plus de
180 fois dans un cas), ou des menaces contre des membres de la famille
de la victime. Les auteurs de ces pratiques ne sont donc pas couverts
par l’attestation de bonne foi octroyée par le Bureau de responsabilité professionnelle
(
Office of Professional Responsibility,
OPR) du Département de la justice à ceux qui s’en sont tenus
aux pratiques décrites dans les «mémos de la torture», ce qui vaut
d’ailleurs aussi pour ceux qui ont élaboré ces documents, véritables
manuels de mauvais traitements, constituant, en réalité, le plus
souvent de véritables actes de torture. L’avocat général (
Attorney General, ministre de la
Justice dans le système américain) dispose ainsi d’un pouvoir discrétionnaire
de poursuivre, ou non, les auteurs de ces actes. Une enquête préliminaire
menée par le procureur John Durham à la demande de l’avocat général
Eric Holder serait en cours et viserait à «examiner si des lois
fédérales ont été violées pendant les interrogatoires de certains détenus
dans des sites étrangers» (traduction non officielle). De toute
façon, ceux qui ont rédigé les «mémos de la torture» ainsi que ceux
qui ont exécuté «de bonne foi» les actes qui y sont décrits semblent
être exclus de cette enquête
.
M. Holder aurait effectivement accepté, fin juin 2011, la recommandation
de M. Durham de conduire une enquête pénale complète, limitée cependant
à deux cas de décès survenus pendant une détention sous contrôle
américain (en Irak et en Afghanistan)
.
Cette attitude semble parfaitement correspondre à l’esprit du fameux
discours du Président Obama sur la sécurité nationale du 21 mai
2009
, qui
préconisait de «regarder en avant» dans la lutte contre le terrorisme
(selon le principe tristement célèbre, que l’on retrouve dans bien
d’autres cas d’impunité, qui veut que «le passé est le passé!).
Cette promesse d’impunité pour les auteurs et les instigateurs américains
des violations commises dans l’exercice de leurs fonctions officielles
est d’ailleurs l’un des rares engagements figurant dans ce discours
que le Président Obama a tenus. Parmi les engagements non tenus
figurent, par contre, la fermeture de la prison de Guantánamo et
l’abolition des commissions militaires pour juger des ressortissants
étrangers détenus en dehors du territoire des Etats-Unis accusés
de terrorisme. Je partage le point de vue de Kenneth Roth, directeur
exécutif de Human Rights Watch, qui estime que le Président Obama
a effectivement traité la torture comme un choix politique malencontreux,
et non comme un crime, et que sa décision de mettre fin aux méthodes
d’interrogatoire abusives restera aléatoire, car facilement réversible,
à moins que l’interdiction juridique de la torture soit clairement
rétablie
.
2.2. Des actions en
dommages et intérêts des victimes d’actes illégaux
22. Khaled El-Masri, arrêté à Skopje et détenu et maltraité
dans des prisons américaines en Afghanistan, a intenté une action
en dommages et intérêts contre des agents de la CIA devant les tribunaux
américains
. Sa
plainte, soutenue par l’organisation non gouvernementale de défense
des droits de l’homme américaine ACLU, a été rejetée à la suite
de l’invocation, par l’Administration américaine – celui du Président
Obama – de la doctrine du privilège du secret d’Etat
. Selon cette doctrine, qui remonte
au temps de la guerre froide, les tribunaux américains ne peuvent
pas traiter d’une affaire quand l’administration invoque le privilège
du «secret d’Etat». Dans cette procédure, je suis intervenu comme
amicus curiae devant la Cour suprême
des Etats-Unis pour expliquer que l’odyssée de M. El-Masri ne peut
nullement être considérée comme un «secret d’Etat», dès lors que
tous les détails nécessaires pour soutenir la plainte en dommages
et intérêts sont connus du public et figurent dans les rapports
de l’Assemblée de 2006 et 2007. Malheureusement, la Cour suprême,
à une courte majorité, n’a pas jugé bon d’intervenir.
23. L’ACLU a également soutenu la plainte de cinq autres victimes
de
renditions – Binyam Mohamed,
Abou Elkassim Britel, Ahmed Agiza, Mohamed Farag Ahmad Bashmilah
et Bisher al-Rawi – contre la société privée Jeppesen Dataplan Inc.
L’implication de Jeppesen dans le transfert de détenus suspectés
de terrorisme à des fins de torture a été établie publiquement par
des preuves documentaires et des témoins oculaires, dont un ancien
employé de Jeppesen à qui un haut responsable de la compagnie a
aussi parlé des bénéfices financiers générés par ces «vols de la
torture». La plainte a pourtant été rejetée le 13 février 2008
, une fois encore à la suite de l’invocation
du privilège du secret d’Etat par le directeur de la CIA. L’ACLU
a fait appel, initialement avec succès: une section de trois juges
de la cour d’appel a annulé la décision de rejet de première instance et
renvoyé l’affaire en vue de la poursuite de la procédure
.
La cour d’appel a noté que l’argument du gouvernement visant à rejeter
l’affaire dans son ensemble dès le début n’avait «aucune limite
logique» et revenait à demander que la justice se déclare incompétente
pour toutes les actions décrétées secrètes par le gouvernement et
renonce ainsi à tout contrôle judiciaire, ce qui correspondrait,
en fait, à renoncer à fixer des limites juridiques aux activités
de la CIA et de ses partenaires. La Cour rappelle que les prérogatives
de l’exécutif, en matière de sécurité, ne sont pas les seules valeurs
constitutionnelles en jeu. La Constitution envisage manifestement
un rôle pour chacun des trois pouvoirs lorsque des libertés individuelles
sont en jeu. Mais l’administration a interjeté appel devant une
chambre plénière de 11 juges de la cour d’appel, et celle-ci a finalement
accepté l’invocation du privilège du secret d’Etat à une très faible
majorité (six voix contre cinq)
. Un appel de l’ACLU
devant la Cour suprême des Etats-Unis a été rejeté le 16 mai 2011
.
Je m’étais joint à un mémoire d’
amici
curiae de professeurs et de représentants d’organisations
des droits de l’homme en soutien de la requête
.
Il convient ici de rendre hommage, une fois encore, à la société
civile américaine, qui s’engage sans relâche pour que les Etats-Unis
retrouvent leur position de leader en matière de défense des libertés
civiles et des droits fondamentaux.
24. Maher Arar, Canadien d’origine syrienne, a été l’objet d’une
rendition et livré par la CIA –
celle-ci ayant pu compter sur la collaboration de la police canadienne
– à la Syrie où il a été atrocement torturé. Il a obtenu que l’on
fasse la lumière sur le rôle joué par les autorités canadiennes
et a reçu une indemnisation financière pour l’épouvantable épreuve
endurée
. Pour ce qui est du rôle assumé par
les agents de l’administration américaine, Arar a introduit, avec
l’aide du
Center for Constitutional Rights,
une action en dommages et intérêts contre l’ancien avocat général
John Ashcroft et d’autres représentants de l’administration Bush
.
En février 2006, donnant suite à l’invocation par le Gouvernement
américain du privilège du secret d’Etat, le tribunal a rejeté la
plainte pour des raisons de sécurité nationale et de politique étrangère
.
La cour d’appel a confirmé le rejet
. La Cour suprême des Etats-Unis a refusé
de revoir l’affaire
. Il convient de rappeler
qu’aucun grief n’a pu être porté contre M. Arar. Sa vie ainsi que
celle de sa famille ont été bouleversées et il souffrira pour toujours
des séquelles de cette terrible expérience. Une fois de plus, pourtant,
les auteurs de cet acte criminel restent impunis et la victime n’a
même pas reçu un dollar de dédommagement ni même des excuses de
la part de l’administration d’un pays pourtant considéré hautement
civilisé et très démocratique. Dans cette affaire précise, il est
vrai, les autorités canadiennes ont finalement assumé leurs responsabilités.
Mais c’est l’exception. Peut-on vraiment encore parler d’«Etat de
droit»?
25. Les actions en dommages et intérêts intentées par des victimes
de renditions sont donc finalement restées
sans succès. La cause étant dans chaque cas l’invocation par le
gouvernement du privilège du secret d’Etat. Les plaintes ont été
rejetées dès le début car, selon le gouvernement, le procès ne pouvait
pas se dérouler sans la divulgation de secrets mettant en péril
la sécurité de l’Etat. A chaque fois, l’intérêt général de la sécurité
de l’Etat est opposé à l’intérêt du particulier d’obtenir justice.
Comme s’il n’existait pas un évident intérêt général à ce que chaque
citoyen puisse obtenir justice et comme s’il n’était pas possible
d’administrer la justice sans que les intérêts légitimes de l’Etat
soient dûment protégés.
26. Une initiative législative visant à limiter le recours abusif
du privilège du secret d’Etat (
Bill H.R.
984) a été récemment présentée; accueillie favorablement en commission,
elle n’a pas encore pu faire l’objet d’une décision faute de temps
.
L’administration du Président Obama n’a pas pris position sur cette
initiative, mais le Département de la justice a adopté entretemps
des directives d’autosurveillance qui, selon l’avis de l’ACLU, «ne
changeront rien» à la situation actuelle.
27. Au Royaume-Uni, 16 personnes (dont Bisher al-Rawi, Jamil el-Banna
et Binyam Mohamed) qui accusent les forces de sécurité britanniques
d’avoir contribué à leur transfert à l’étranger à des fins de torture ont
reçu des indemnisations financières importantes
. Le gouvernement, qui refuse
d’admettre que les autorités ont commis des fautes engageant leur
responsabilité juridique, a indiqué qu’il voulait éviter ainsi la continuation
des procédures judiciaires introduites par six anciens détenus de
Guantánamo qui auraient pu durer encore au moins trois ans et coûter
des millions de livres sterling. Solution pragmatique, certes, mais
est-ce vraiment un acte de justice?
28. La genèse de ce «règlement à l’amiable» vaut la peine d’être
retracée dans ses grandes lignes car elle peut aider à mieux cerner
l’attitude – protectrice des droits des justiciables – de la justice
britannique par rapport à la volonté du gouvernement de garder le
secret sur ses actes et ses erreurs. En effet, Binyam Mohamed, soutenu
par les ONG britanniques «Liberty» et «Justice», a demandé à la justice
d’ordonner au gouvernement de mettre à sa disposition le descriptif
en sept paragraphes des maltraitances qu’il a subies en détention
américaine au Pakistan, pour aider à sa défense contre des charges
de terrorisme aux Etats-Unis. A la suite d’une décision de la High
Court en sa faveur, le gouvernement
a émis un certificat d’«immunité pour cause d’intérêt public» ( «public interest immunity» – PII)
basé sur le fait que la publication de ces informations, que les
autorités britanniques ont reçues de leurs homologues américains,
sans l’accord de ceux-ci, mettrait en péril la coopération et le
partage d’informations avec les autorités américaines à l’avenir.
Dans un premier temps, la Cour a refusé la requête de rendre publics
ces sept paragraphes. Par la suite, elle a autorisé la publication
du texte après l’élection du Président Obama, arguant qu’il n’y
avait plus de raison suffisante pour craindre une réaction négative
du Gouvernement américain à cette publication. Le Gouvernement britannique a
fait appel, et la cour d’appel a décidé le 10 février 2010 que les
sept paragraphes pouvaient être publiés. L’avocat du gouvernement,
qui a reçu le projet de jugement de la cour d’appel, a fait une
demande inhabituelle au président de la cour d’appel («Master of the Rolls»): supprimer
un paragraphe du projet de jugement. Le 26 février, le Master of the Rolls a rejeté la
demande du gouvernement et publié le paragraphe litigieux avec seulement
quelques modifications mineures.
29. Dans des procédures séparées, Binyam Mohamed et d’autres anciens
détenus de Guantánamo ont déposé des plaintes en dommages et intérêts
contre le Gouvernement britannique à cause du rôle des services
secrets britanniques dans la détention illégale et les maltraitances
subies. Le gouvernement a demandé à la Cour d’adopter une «procédure
fermée»
(closed material procedure),
dans laquelle les plaignants et leurs avocats seraient exclus de
l’audition de l’affaire et qui aboutirait à un «jugement clos» qu’ils n’auraient
pas le droit de voir. Le 18 novembre 2009, la High Court a accepté
la demande du gouvernement. Mais le 4 mai 2010, la cour d’appel
a jugé que «le droit des parties au procès de connaître les arguments
contre elles et de savoir les raisons pour lesquelles elles ont
perdu ou gagné est fondamental et fait partie intégrante de la notion
d’un procès équitable». La Cour suprême britannique a confirmé le
jugement de la cour d’appel dans l’affaire Al-Rawi le 13 juillet
2011
.
30. Les arguments des hauts juges britanniques
doivent interpeller tous ceux qui soutiennent,
aussi en dehors du Royaume-Uni, la thèse selon laquelle la publication
d’informations, dans le cadre de procédures judiciaires et autres,
provenant d’un service secret allié, est néfaste car elle nuirait
à la future coopération internationale. Les juges ont rappelé qu’entre
pays alliés, unis dans la cause commune de la défense de l’Etat de
droit contre la menace terroriste, tous les opérateurs doivent savoir
qu’une cour de justice dans chacun des pays peut intervenir et ne
pas accepter le principe – généralement admis par les agences de
renseignement – qui veut que l’agence qui a donné l’information
reste la seule instance habilitée à décider de son utilisation et
de son contrôle; cela est d’autant plus vrai dans les cas où la
publication d’une information ne peut en aucune façon nuire à la
sécurité de l’Etat. La cour d’appel a précisé qu’elle ne s’oppose
pas au principe même de la protection des secrets qui mettent en
cause la sécurité de l’Etat, mais qu’il appartient à la justice
d’évaluer les affirmations du gouvernement quant à la nécessité
de tenir telle ou telle information secrète.
31. C’est aussi à la lumière de cette jurisprudence que le (nouveau)
Gouvernement britannique, comme l’a annoncé le Premier ministre
David Cameron le 6 juillet 2010, a préféré négocier un «règlement
amiable» des affaires déjà pendantes devant les tribunaux, facilitant
ainsi également la tenue d’une enquête indépendante extrajudiciaire
visant à élucider une fois pour toutes l’implication des autorités
britanniques dans les détentions illégales et les maltraitances
commises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme
.
3. Les enquêtes parlementaires
sur les activités présumées illégales des services secrets
32. En Allemagne, le Bundestag a mené ce qui est probablement
l’enquête parlementaire la plus poussée et sérieuse concernant les
allégations de détentions secrètes et de transferts illégaux de
détenus, entre 2006 et juin 2009. Mais comme j’ai pu le constater
lors de ma propre audition devant cette commission d’enquête, les
solidarités politiques ont largement pris le dessus sur la volonté
de faire éclater la vérité. C’est donc surtout grâce à l’engagement
des représentants des petits partis d’opposition, face à la «grande
coalition» gouvernementale de l’époque entre les chrétiens-démocrates
et les sociaux-démocrates, que des demandes d’informations sensibles
ont été exigées du gouvernement. La commission d’enquête a entendu
de nombreux témoins, dont des anciens ministres et hauts responsables
des services secrets, et des victimes, dont Khaled El-Masri et Murat
Kurnaz. La commission, y compris les représentants de la majorité
gouvernementale, a fini par être entièrement convaincue de la véracité
des dépositions de Khaled El-Masri. Il est d’autant plus surprenant
que les autorités de «l’ex-République yougoslave de Macédoine» persistent
à nier ce qui est évident. La commission n’a pourtant pas pu établir
si les plus hauts responsables politiques allemands étaient informés
des activités en question
.
Ce n’est pas étonnant: le gouvernement s’est refusé à livrer d’importantes
informations et a remis des documents en grande partie effacés au
motif du «secret d’Etat». Les fonctionnaires appelés à déposer ont
été soumis à une autorisation de témoigner très limitée. Cela a
irrité nombre de parlementaires, qui ont ainsi saisi la Cour constitutionnelle
fédérale pour faire valoir leurs droits d’information. La Cour constitutionnelle
a largement donné raison aux plaignants – mais son jugement est arrivé
trop tard, le 17 juin 2009, à un moment où le travail de la commission
d’enquête venait de s’achever, et où le mandat du Bundestag touchait
à sa fin. Le jugement
a
néanmoins une grande importance pour l’avenir, car il précise mieux
le monopole d’information de l’exécutif dans les domaines touchant
au secret d’Etat et à la sécurité nationale et élargit considérablement
les droits d’information du parlement. Les considérations de la
cour allemande méritent toute l’attention, non seulement en Allemagne
mais également dans l’ensemble des Etats membres du Conseil de l’Europe.
33. La Cour constitutionnelle fédérale a souligné qu’il faut évaluer
dans chaque cas l’intérêt du gouvernement à protéger son processus
décisionnel interne par rapport au droit d’information du parlement, en
tenant compte du principe de la séparation des pouvoirs; ce droit
pèse particulièrement lourd quand il s’agit de découvrir d’éventuelles
violations de la loi et autres abus comparables au sein du gouvernement
. Il faut que l’exécutif donne des raisons
précises et circonstanciées et qu’il ne se limite pas à invoquer
de manière générique le secret d’Etat pour justifier la rétention
d’informations. En d’autres termes, il est nécessaire de disposer
d’informations concrètes qui permettent une vérification quant à
la pertinence et à la légitimité du secret invoqué, la Cour constitutionnelle
étant la plus haute instance appelée à se prononcer à ce sujet.
La plus haute cour allemande rappelle que la protection des intérêts
de l’Etat, y compris de sa sécurité, est confiée par la loi fondamentale
de manière égale et conjointe au gouvernement et au parlement. Le
parlement et ses organes ne peuvent pas être considérés comme des
tiers, envers lesquels des informations doivent être tenues secrètes
pour protéger les intérêts de l’Etat. La Cour note que le parlement
dispose de ses propres règles garantissant la protection des secrets
d’Etat, et qu’un risque de «fuites» existe au sein de tous les organes
de l’Etat
. Les informations relatives aux
contacts avec des services secrets étrangers ne sont pas automatiquement
à l’abri de demandes d’informations de la part du parlement. Il
aurait fallu expliquer les raisons pour lesquelles la publication
de ces informations pourrait nuire à la future coopération entre
ces services. La Cour souligne que le seul fait que la publication
de telles informations pourrait embarrasser le gouvernement ne constitue
pas un danger pour les intérêts de l’Etat, mais une conséquence,
voulue par la Constitution, de l’exercice du droit d’enquête parlementaire
. La Cour rappelle qu’une commission d’enquête exerce
une fonction de contrôle qui, par sa nature, nécessite que des informations
soient mises en lumière même contre le gré du gouvernement. L’objectif
d’une commission d’enquête peut justement être la découverte d’abus
et de violations de la loi, en vue de clarifier les responsabilités
pour celles-ci et de prendre des mesures efficaces pour prévenir
de telles violations à l’avenir. La Cour souligne qu’il ne doit
pas y avoir d’«espaces exemptés de contrôle» quand ils s’agit d’enquêter
sur des allégations de violations de la loi ou d’abus comparables
. Pour que la fonction de contrôle
parlementaire – selon la Cour l’un des droits les plus anciens et
importants du parlement – soit efficace, le gouvernement ne doit
pas être en mesure de décider lui-même de la portée du mandat d’enquête
ni de la portée du droit de la commission d’enquête d’exiger des preuves,
sinon il prendrait lui-même le contrôle de ses contrôleurs
. La Cour considère, en outre,
que si la préparation de décisions gouvernementales et le processus
décisionnel font généralement partie du «domaine central réservé
de la responsabilité propre de l’exécutif»
(Zentralbereich
exekutiver Eigenverantwortung), cela n’est plus nécessairement
le cas une fois la décision prise et l’affaire en question conclue.
Certes, même dans une évaluation a posteriori, les conséquences
qu’une information complète pourrait entraîner dans un cas futur analogue
doivent êtres prises en compte.
34. Au Royaume-Uni, le All Party Parliamentary Group on Extraordinary
Rendition
(APPG), composé
d’une soixantaine de députés ainsi que de membres de la Chambre
des Lords, présidé par le député conservateur Andrew Tyrie, a travaillé
inlassablement depuis 2005 pour essayer de faire la lumière quant
à l’implication britannique dans le programme des transferts de
détenus de la CIA
.
C’est grâce au travail minutieux et admirable de ce groupe informel
de parlementaires de tous les partis (avec la collaboration de témoins
et experts, notamment des juristes de l’ONG britannique Reprieve)
que les cas de Bisher al-Rawi, Jamil el-Banna et Binyam Mohamed
ont pu être reconstitués dans le détail. L’APPG s’est aussi engagé
dans une action tendant à exiger des informations au Royaume-Uni
et aux Etats-Unis, en se fondant sur les lois relatives à la liberté
d’information
(Freedom of Information
Act – FOIA) qui existent dans les deux pays. Le 18 avril
2011, le «Tribunal d’information» institué par le FOIA britannique
a pris une position remarquable en s’inspirant de l’esprit d’ouverture
dont ont fait preuve les tribunaux britanniques, comme nous l’avons
déjà vu, dans le cadre de procédures civiles: il a invalidé le refus
du ministère de la Défense de remettre à l’APPG des informations relatives
à des accords concernant le traitement de détenus. L’argument du
tribunal est pertinent: «comme la protection des droits fondamentaux
est connue pour être une valeur fondamentale du Gouvernement du Royaume-Uni,
il est difficile de voir comment un gouvernement responsable avec
lequel nous avons des relations amicales peut être offensé par la
publication des termes d’un accord ou d’un arrangement pratique similaire
visant à assurer le respect de la loi»
. A noter que les FOIA qui existent
dans divers pays peuvent être des instruments très utiles non seulement
pour les enquêteurs parlementaires, mais aussi pour les acteurs de
la société civile (c’est le cas notamment au Royaume-Uni, aux Etats-Unis
et en Pologne).
35. L’Intelligence and Security Committee (ISC) (la Commission
du renseignement et de la sécurité) a également mené deux enquêtes,
l’une sur l’implication britannique dans le questionnement de détenus
en Afghanistan, à Guantánamo et en Irak, et l’autre, plus spécifique,
sur la connaissance des autorités britanniques et leur éventuelle
collusion dans le programme américain de
renditions.
Les enquêtes ont abouti à la publication d’informations critiques
concernant notamment les cas de Binyam Mohamed et de Jamil el-Banna
et Bisher al-Rawi
.
Mais il s’est avéré que les autorités exécutives ont retenu vis-à-vis
de l’ISC de nombreux documents (42) qui ont par la suite été rendu
publics dans le cadre de procédures judiciaires (voir ci-dessous).
La lettre du 8 février 2010 de Jonathan Sumption, conseiller juridique
du gouvernement dans l’affaire Binyam Mohamed
,
met en lumière les tensions entre les services concernés et l'ISC.
D’après cette lettre, le paragraphe que M. Sumption souhaitait voir
supprimé du projet de jugement incluait des observations selon lesquelles
«les agents du Service ont délibérément induit en erreur l'ISC sur
ce point» et que «ceci reflète une culture de réticence et d’étouffement
dans ses relations envers la Commission, le ministre des Affaires étrangères
et indirectement la Cour» (traduction non officielle). La faiblesse
du mécanisme parlementaire de contrôle des services secrets britanniques
a été mis en exergue par le professeur Leigh lors de l’audition devant
la commission des questions juridiques et des droits de l’homme
le 17 septembre 2010. Des réformes visant à renforcer l'ISC ont
été recommandées dès juillet 2007 dans le
Green
Paper sur la gouvernance du Royaume-Uni. Cependant, contrairement
aux autres commissions permanentes, les membres de l'ISC ne sont pas
élus par le parlement, mais nommés par le Premier ministre, après
consultation avec le chef de l’opposition; une procédure toujours
en vigueur, qui a aussi été critiquée par des participants britanniques
lors de l’audition
.
36. Les préparatifs de l’enquête spéciale annoncée en juillet
2010 sous l’égide du juge Sir Peter Gibson
(«Detainee
inquiry») sont entrés dans une phase décisive. Neuf ONG
britanniques
se
sont adressées à Sir Peter Gibson en février 2011 pour rappeler
les exigences qu’une enquête doit remplir pour donner satisfaction à
l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, tel
qu’il a été interprété par la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme. Aux fins de ce rapport, les points les plus
importants soulevés dans cette lettre
sont:
l’obligation de fournir aux victimes des voies de recours effectives,
leur permettant de connaître la vérité et d’obtenir la reconnaissance
de leurs souffrances, l’établissement de garanties de non-répétition
et une compensation adéquate
;
en outre, la nécessité de disposer d’un mécanisme indépendant pour
décider de la publication ou non d’informations recueillies lors
de l’enquête – étant entendu que les enquêteurs auront le droit
de prendre connaissance de tous les éléments d’information; et finalement
le pouvoir des enquêteurs d’obliger, le cas échéant, les agences
concernées à coopérer avec eux en donnant accès aux documents et
témoignages nécessaires à l’accomplissement de leur tâche. A ce
sujet, en effet, l’annonce faite par le Premier ministre, selon
laquelle le secrétaire du cabinet et les chefs des services de renseignement
ont donné l’instruction à tous les agents de coopérer pleinement
à l’enquête, a été jugée insuffisante pour assurer la production
de documents et la présence de témoins dans tous les cas. Les réponses
initiales du Gouvernement britannique n’ont pas convaincu les ONG,
celles-ci craignant que l’enquête ne se déroule pas d’une manière
conforme au respect des droits de l’homme. Le 6 juillet 2011, le
mandat et les procédures à suivre pour l’enquête ont été publiés
,
ainsi qu’une réponse du gouvernement aux points soulevés par les ONG.
Les ONG concernées ne semblent pas être satisfaites. Les critiques
concernent notamment le fait qu’il n’y aura ni un mécanisme indépendant
du gouvernement pour décider de la publication d’informations, ni
une véritable participation d’anciens et actuels détenus, ou d’autres
parties intéressées
. Dans ces conditions, les
anciens détenus et les ONG refuseraient de prendre part à cette
enquête
.
37. En Lituanie, le Seimas a finalement entrepris une enquête
sérieuse, non sans hésitations initiales. En effet, quand
ABC News a déclenché un tollé en
citant des sources anonymes liées à la CIA qui affirmaient que la
Lituanie avait mis à disposition un site à l’extérieur de Vilnius
où des «détenus de haute valeur» étaient emprisonnés jusqu’à la
fin de 2005, le président de la commission parlementaire de la sécurité
nationale et de la défense, M. Arvydas Anusauskas, a initié une
enquête préliminaire. La conclusion assez rapide, présentée lors
d’une réunion jointe de cette commission avec la commission des
relations extérieures, a été qu’il n’y avait pas assez d’indications
pour justifier l’ouverture d’une enquête parlementaire formelle
. A l’occasion de
la visite du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe,
Thomas Hammarberg, en octobre 2009, le Commissaire et la Présidente
de la Lituanie, Mme Grybauskaite, ont toutefois fait publiquement
état de leur scepticisme au sujet de l’enquête préliminaire. Le
5 novembre 2009, le Parlement lituanien a fini par charger la commission
de la sécurité nationale et de la défense d’entreprendre une enquête
parlementaire complète; celle-ci a livré ses résultats dès le 22
décembre de la même année. Malgré le peu de temps à disposition,
les conclusions étaient assez substantielles: des agents lituaniens
ont participé au programme américain de transfert de détenus et
de prisons secrètes; au moins six atterrissages d’avions utilisés
dans le cadre de ce programme ont pu être retracés. La CIA a demandé
au service secret lituanien (SSD) une assistance dans la préparation
de lieux de détention pour des personnes suspectées d’activités
liées au terrorisme, et deux lieux auraient effectivement été préparés
à cette fin: le premier n’aurait jamais été utilisé et en ce qui
concerne le second (à Antaviliai, dans la banlieue de Vilnius),
l’enquête n’a pas pu établir si des personnes y avaient été effectivement
détenues; il aurait toutefois été établi que des agents de la CIA
avaient eu la possibilité, pendant certaines périodes, d’utiliser
cette infrastructure librement, sans le moindre contrôle de la part
du SSD. L’enquête n’a pas non plus pu établir si les plus hauts
responsables de l’Etat étaient informés de cette coopération. L’enquête
a provoqué des démissions en série, y compris celle du chef du SSD,
Povilas Malakauskas, et du ministre des Affaires étrangères, Vygaudas
Usackas. La recommandation principale du rapport parlementaire a
été l’ouverture de l’enquête judiciaire mentionnée ci-dessus, qui
se heurte actuellement à l’absence totale de coopération des autorités
américaines.
38. Pendant l’enquête parlementaire, des membres de la commission
ont pu visiter les deux sites en question, mais les autorités n’ont
pas permis l’accès à des représentants de médias et de la société
civile.
39. Cependant, le CPT a pu se rendre sur les deux sites pendant
une visite en Lituanie entre le 14 et 18 juin 2010. Le rapport de
visite a été publié, avec l’accord des autorités lituaniennes, le
19 mai 2011
. Le CPT y conclut que «les locaux ne
contenaient rien qui aurait pu suggérer l’existence d’un lieu de
détention; toutefois, les deux localités auraient pu être adaptées
à des fins de détention avec relativement peu d’effort»
.
40. En Pologne, la Commission chargée de la surveillance des services
de renseignement
, qui travaille en
règle générale à huis clos et dans ces cas sans procès-verbaux,
a tenu une réunion d’une journée le 21 décembre 2005, pour examiner
les allégations de prisons secrètes de la CIA en Pologne. La seule
indication publique donnée par la commission a été qu’il n’y a pas
eu de prisons de la CIA en Pologne.
41. En Roumanie, le parlement n'a également procédé qu'à une enquête
superficielle, que nous avons déjà présentée de manière critique
dans notre rapport de 2007. Depuis, il n’y a, malheureusement, rien
à ajouter.
42. Le Parlement de «l’ex-République yougoslave de Macédoine»
n’a entrepris aucune enquête. Des initiatives individuelles de parlementaires,
comme Silvana Boneva et Slobodan Casule, n’ont pas abouti à la création
d’une commission d’enquête spéciale sur l’affaire El-Masri. La présidente
de la commission des affaires européenne, Mme Carolina Ristova Aseterud,
aurait préféré coopérer avec la Commission spéciale du Parlement
européen (TDIP) au lieu de démarrer une enquête propre. Cette coopération
n’a toutefois pas donné de résultats.
43. Le 14 novembre 2007, le Conseil fédéral suisse – le gouvernement
– a fait saisir des milliers de documents auprès du Ministère public
de la Confédération (MPC) et les a fait détruire. C’est décidément
le monde à l’envers, l’exécutif qui perquisitionne et saisit des
moyens de preuve auprès d’une autorité judiciaire en pleine procédure
pénale! En effet, ces actes se réfèrent à une procédure pénale en
cours auprès du MPC contre la famille Tinner, le père et deux fils,
tous ingénieurs, suspectés de trafic de matériaux nucléaires. Les Tinner
sont apparemment actifs depuis de très nombreuses années dans ce
domaine. Ils ont successivement eu des contacts étroits avec le
fameux savant Abdul Qaader Kahn, le père du programme nucléaire
pakistanais et soupçonné d’être un des acteurs principaux du trafic
illicite de plans et de matériel nucléaire, ainsi qu’avec des services
secrets de différents pays. Les Tinner auraient en particulier travaillé
pour la CIA. L’intervention du Gouvernement suisse a fait suite
aux pressions des autorités américaines, qui lui avaient demandé
de leur remettre les informations et les documents sensibles recueillis
dans le cadre de l’enquête judiciaire «afin que celles-ci puissent
les placer sous bonne garde»
(ce
qui sous-entendait que les autorités suisses n’étaient pas à même
de le faire…). D’ailleurs, avant même la saisie des documents et
leur destruction, le Gouvernement suisse avait refusé de donner
suite à une requête du MPC (autorisation de l’exécutif nécessaire dans
ces cas) d’étendre également la procédure aux infractions éventuelles
aux articles 271 (Actes exécutés sans droit pour un Etat étranger)
et 301 (Espionnage militaire au préjudice d’un Etat étranger) du
Code pénal. Cela, bien évidemment, aurait aussi directement impliqué
dans l’enquête des agents suisses et de services étrangers, notamment
de la CIA, qui ont agi (pendant de nombreuses années) sur le territoire
suisse.
44. Pour justifier une intervention aussi massive, et sans précédent
dans l’histoire judiciaire suisse, dans une procédure judiciaire
en cours afin de éliminer des moyens de preuve, le Gouvernement
suisse a invoqué le droit d’exception, se référant à des normes
constitutionnelles conçues en réalité pour des situations de guerre
.
Le gouvernement s’est basé sur un avis de droit établi par ses propres
services. Cette intervention gouvernementale constitue, en fait,
un sabotage de la procédure pénale, des éléments décisifs de preuve ayant
été supprimés. Cela empêche également, et surtout, de faire la lumière
sur les activités des services de renseignement suisses et étrangers
aux cours de ces vingt dernières années dans le domaine de la prolifération
nucléaire. Sans vouloir nier la délicatesse de cette affaire et
le danger réel constitué par les documents détruits (qui auraient
pu, à la limite, permettre la fabrication de bombes atomiques),
il faut néanmoins s’interroger sur les modalités d’intervention
du gouvernement, qui a violé le principe de la séparation des pouvoirs
d’une façon que nous osons qualifier de spectaculaire. Une solution
d’entente avec les autorités judiciaires, notamment avec le Tribunal
fédéral, n’aurait-elle vraiment pas pu être envisagée? En tout cas,
nous pensons que pour l’avenir il faudrait prévoir d’autres procédures.
L’exécutif a-t-il vraiment le monopole de la sagesse? De telles
décisions ne devraient-elles pas, dans un Etat de droit, être prises conjointement
avec les autres pouvoirs qui, eux aussi, ont le souci du bien-être
du pays? Nous ne pouvons pas cacher notre déception face à la réaction
insuffisante de la classe politique suisse à la suite de cette affaire décidément
inquiétante.
4. Conclusions
4.1. Evaluation de la
situation et des efforts en cours
45. Des cas que nous avons examinés se dégage un tableau
assez insatisfaisant et, sous bien des aspects, clairement inacceptable
dans un système démocratique et de primauté du droit. De nombreux
gouvernements européens semblent avoir accepté la doctrine de la
précédente administration américaine: le terrorisme est un phénomène
qui n’est pas appréhendable par les organes de la justice et, dans
la mesure où l’on prétend être en guerre, les Conventions de Genève
ne sont pas ou que très partiellement applicables. Pire: la sécurité
doit l’emporter sur la liberté, comme si ces deux notions étaient
inconciliables. Il est manifeste que ces dernières années, également
du fait de la dramatisation de la «guerre contre le terrorisme»,
l’équilibre entre les pouvoirs de l’Etat s’est modifié en faveur
de l’exécutif aux dépens du parlement et du pouvoir judiciaire.
Les parlements ne sont pas sans responsabilités dans cette situation.
De nombreux parlementaires semblent trop souvent donner la priorité
à la solidarité gouvernementale et partisane, plutôt qu’à leur devoir
d’assumer leur responsabilité de contrôle critique. La démocratie,
nous le savons, se fonde sur des équilibres complexes et délicats
qu’il convient de protéger avec soin. Je pense qu’il appartient
justement aux parlementaires de cette Assemblée d’être particulièrement
vigilants à cet aspect et d’être en première ligne pour défendre
le principe fondamental de la séparation des pouvoirs et des «freins
et contrepoids». L’invocation systématique et arbitraire du privilège
du secret d’Etat, notamment pour assurer l’impunité des agents du
gouvernement, constitue une dérive dangereuse face à laquelle il
appartient en tout premier lieu aux parlementaires de réagir.
46. Il faut cependant admettre que des signes positifs se sont
manifestés, notamment de la part du pouvoir judiciaire. Nous avons
cité les exemples du Royaume-Uni et de l’Allemagne
. L’attitude
en même temps critique et responsable des hautes cours dans ces
pays par rapport au secret d’Etat en tant qu’obstacle au contrôle
judiciaire et parlementaire de l’exécutif nous permet de dégager
des propositions qui sont valables au-delà de ces deux pays.
47. Au niveau (inter-)parlementaire, la «Déclaration de Bruxelles»,
adoptée le 1er octobre 2010 lors de la 6e Conférence des commissions
parlementaires de contrôle des services de renseignement et de sécurité
des Etats membres de l’Union européenne
, a le mérite de reconnaître
dans des termes très clairs la nécessité d’une coopération internationale
des organismes de surveillance des services secrets. La proposition principale
(au point
b de la Déclaration
de Bruxelles), consistant à créer un réseau européen des agences
de surveillance des services de renseignement, était un point de
l’ordre du jour lors de la Conférence des présidents des parlements
de l’Union européenne à Bruxelles des 4 et 5 avril 2011. Le président
du Sénat belge, M. Danny Pieters, a présenté un projet de base de
données pour l’échange d’informations entre les commissions parlementaires
compétentes dans le cadre de la création d’un «réseau d’expertise
européen relatif au contrôle parlementaire des services de sécurité
et de renseignements»
.
Ces premières tentatives de renforcer la coopération entre commissions
parlementaires de contrôle des services secrets doivent être saluées.
A mon avis, ces efforts doivent être poursuivis et intensifiés.
Notamment les limitations prévues au point
c de
la Déclaration de Bruxelles ne devraient pas assumer un caractère
définitif – je pense particulièrement à la clause selon laquelle
cette initiative ne devrait pas servir d’instrument pour lancer
des enquêtes conjointes ou pour échanger des informations opérationnelles
ou classifiées. Ces limitations montrent la réticence qui existe
encore à ce niveau, même entre parlementaires de pays aussi proches
que ceux appartenant à l’Union européenne. Le contraste est saisissant
si l’on pense à la facilité avec laquelle les services secrets européens
coopèrent, même avec leurs homologues de pays beaucoup moins regardants
en matière de démocratie et de respect des droits de l’homme. Cela
met en exergue le travail qu’il reste à accomplir. Il faut espérer
que le futur réseau d’information européen soit étendu à tous les
Etats membres du Conseil de l’Europe, tous soumis aux mêmes exigences
de la Convention européenne des droits de l’homme.
48. Cependant, pour être en droit et en mesure d’accéder à un
tel réseau, tous les Etats membres du Conseil de l’Europe qui ne
disposent pas encore d’une commission parlementaire de contrôle
des services secrets doivent d’abord mettre en place un tel instrument
au niveau national. A cet effet, il est important de rappeler le
catalogue des «bonnes pratiques» au sujet du cadre juridique et
institutionnel, ainsi que des mesures que les agences de renseignements
sont tenues de suivre pour assurer le respect des droits de l’homme
dans la lutte contre le terrorisme, y compris leur supervision,
établi à la demande du Conseil des droits de l’homme des Nations
Unies par Martin Scheinin, Rapporteur spécial sur la promotion et
la protection des droits de l‘homme et des libertés fondamentales
dans la lutte antiterroriste. Cette compilation comporte également
des mesures destinées à établir un contrôle de l’activité de ces
mêmes agences
.
Les 35 «bonnes pratiques» présentées par le rapporteur spécial couvrent
notamment les questions du mandat des services secrets et ses limites,
des mesures de protection des droits de l’homme, de la responsabilité
de l’Etat pour l’action des services secrets et de la responsabilité
individuelle de ses agents; quant aux mécanismes de surveillance
des agences, les mesures proposées traitent de leur base juridique,
des pouvoirs d’investigation des organismes de surveillance, et
surtout du contrôle des activités de coopération internationale.
49. S’agissant des modalités de contrôle des services secrets,
la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise) a également apporté une contribution importante
.
La Commission de Venise a déjà mis en exergue la nécessité de mieux
contrôler les services de sécurité pour éviter que ceux-ci ne développent
une mentalité «d’Etat dans l’Etat». Elle relève, à juste titre,
qu’un contrôle gouvernemental adéquat, basé sur un contrôle interne
et une documentation correcte des directives politiques («traçabilité
écrite»), constitue l’une des conditions préalables essentielles
à toute surveillance parlementaire efficace; elle attire également
l’attention sur le fait que les échanges internationaux de renseignements peuvent
facilement échapper aux mécanismes de contrôle nationaux existants.
Un point important soulevé par la Commission de Venise se réfère
aussi à l’exigence de la Convention européenne des droits de l'homme selon
laquelle les fonctions de contrôle doivent être séparées des instances
de recours dont doivent disposer les personnes qui prétendent avoir
subi un dommage à la suite des activités des services secrets. Pour
que le contrôle juridictionnel soit efficace, les juges doivent
être indépendants et disposer de l’expertise requise. Des mesures
doivent également être prises pour éviter que les magistrats finissent
par trop s’identifier aux agents secrets et à leur culture. Pour
cette raison, la Commission de Venise recommande de ne pas confier
ce rôle aux mêmes juges pendant trop longtemps
.
50. On ne saurait oublier le rôle fondamental qu’ont joué et continuent
de jouer les donneurs d’alerte
(«whistleblowers»);
leur importance est, en fait, proportionnelle à la portée que l’on
donne au secret. Il n’est pas déplacé d’affirmer qu’aujourd’hui
encore – et dans certains cas plus encore que par le passé – nous sommes
en présence d’un véritable culte du secret; le secret comme instrument
de pouvoir, comme nous le rappelle Hannah Arendt en exergue de ce
rapport. Il est dès lors justifié de dire que les donneurs d’alerte
jouent un rôle primordial dans une société démocratique et qu’ils
contribuent ainsi à compenser le déficit existant de transparence.
Nous l’avons déjà rappelé: les rapports de l’Assemblée de 2006 et
de 2007, et plus récemment les avancées concernant les «sites noirs»
en Lituanie, sont dus dans une large mesure à des fonctionnaires honnêtes
qui, pour des raisons éthiques et en prenant d’importants risques,
ne pouvaient et ne voulaient plus participer à des activités illégales
ou les couvrir en gardant le silence. Dans ce contexte, nous devrions
aussi nous souvenir de Bradley Manning, le jeune soldat américain
accusé d’avoir mis à la disposition de Wikileaks un grand nombre
de documents confidentiels. De hauts responsables américains, ainsi
que de nombreuses voix de l’opinion publique internationale, se
sont indignés des traitements inhumains et dégradants dont M. Manning
aurait été victime
. Il appartiendra à la justice
de trancher. On ne peut toutefois pas ignorer que, selon les accusations
retenues contre lui, on a pu, grâce à ces révélations, avoir connaissance
d’une attaque d’hélicoptère en Irak ayant fait des victimes civiles
apparemment sciemment prises pour cible par l’équipage
;
l’enregistrement vidéo laisse penser à une action criminelle délibérée,
méritant au moins une enquête qui, sans cette indiscrétion, n’aurait
jamais été invoquée. C’est là un exemple classique de secret illégitime
. En outre, la publication
de nombreux câbles diplomatiques nous a permis d’apprendre des détails
significatifs au sujet d’importants événements qui se sont passés
récemment et qui revêtent un caractère évident d’intérêt général.
On ne peut pas non plus oublier que ces publications ont apporté
de nombreuses confirmations au sujet des constats contenus dans
les rapports de 2006 et 2007 de l’Assemblée concernant les vols
et les prisons secrètes de la CIA
.
Ceux qui alors exigeaient «des preuves, des preuves!» ont été en
tout cas servis.
51. Avant de développer quelques propositions concrètes, il convient
de résumer quelques principes de base.
4.2. Principes de base
pour le contrôle judiciaire et parlementaire des services secrets
1. Il ne doit pas y avoir d’«espace soustrait à tout contrôle»,
comme l’affirme la Cour constitutionnelle allemande d’une façon
très convaincante. La justice pénale et civile et les commissions
parlementaires de surveillance doivent donc avoir la possibilité
d’enquêter sur des allégations sérieuses de crimes et de violations des
droits de l’homme sans en être empêchées par l’invocation unilatérale
et apodictique du secret d’Etat ou de la sécurité nationale pour
bloquer l’accès à des informations pertinentes.
2. Les trois pouvoirs de l’Etat – exécutif, judiciaire et
législatif – sont, comme l’a aussi relevé la Cour constitutionnelle
allemande, chargés de manière conjointe et égale de la protection
des intérêts et de la sécurité de l’Etat. Il n’y a pas lieu d’accorder
aux institutions parlementaires et judiciaires et aux personnes
qui y exercent des responsabilités une moindre confiance qu’aux
institutions exécutives et à leurs agents. Les trois pouvoirs peuvent
et doivent s’organiser pour éviter la divulgation de secrets mettant
en péril la sécurité de l’Etat.
3. Les violations de la loi et les abus comparables commis
par des agents de l'Etat ne sont pas, de par leur nature, des secrets
légitimes. Il en va de même pour les informations relatives à la
responsabilité individuelle ou politique concernant de tels actes.
Même en l’absence d’une norme législative spécifique, les tribunaux
ont le droit, et je dirais même le devoir, de recourir à la voie
de l’interprétation pour ne pas considérer de tels faits comme des
secrets dignes de protection. Dans un Etat de droit démocratique,
les mécanismes de contrôle judiciaires et parlementaires ont justement
pour vocation de tenir les auteurs de tels actes comme responsables
devant le peuple.
4. Pour éviter que des secrets légitimes soient rendus publics
parce qu’ils sont inextricablement liés à des secrets illégitimes,
les tribunaux et commissions d’enquête parlementaires doivent prévoir
des procédures adéquates permettant de protéger aussi bien les secrets
légitimes que de poursuivre les auteurs d’actes criminels et d’offrir
des voies de recours effectives aux victimes.
5. Ces principes s’appliquent aussi, et tout particulièrement
dans le domaine de la coopération internationale, à la lutte contre
le terrorisme et le crime organisé. Il est inacceptable que des
actes de coopération – et, le cas échéant, de collusion – entre
les services secrets de différents pays soient soustraits au contrôle
habituel auquel les services sont soumis dans leurs pays respectifs,
du fait que chacun des services invoque un danger pour toute la
future coopération. La collaboration accrue entre les services secrets
– qui est une bonne chose en soi, étant donné le caractère international
du terrorisme et du crime organisé notamment – doit aller de pair avec
une coopération équivalente et une confiance mutuelle entre les
organes de contrôle. Les juges britanniques cités plus haut ont
présenté un argument convaincant lorsqu’ils ont posé des conditions
au «principe de contrôle» selon lequel le service qui a le premier
trouvé un élément d’information en a le contrôle. Lorsque des services
de pays partenaires travaillent ensemble à protéger les Etats démocratiques
de la menace terroriste, il va sans dire que les tribunaux dans
chacun des pays concernés peuvent demander des explications aux
auteurs de tous délits commis dans ce processus et demander au service
en question de dévoiler des informations qui peuvent même provenir
d’un service partenaire dans le cadre d’une procédure clairement
définie prévoyant des sauvegardes appropriées. Nous renvoyons à
ce sujet aux considérations très pertinentes des juges britanniques
que nous avons citées plus haut .
4.3. Propositions visant
à améliorer le contrôle des services secrets
52. Le système dualiste de contrôle des services secrets
– judiciaire et parlementaire – qui existe dans la plupart des pays
examinés semble être, du moins dans le principe, une approche raisonnable,
bien que parfois très lacunaire dans son application pratique.
53. Pour rendre plus effectif ce contrôle, il convient d’abord
d’établir, par la voie législative ou, éventuellement, par une interprétation
jurisprudentielle, que les secrets portant sur la responsabilité individuelle
pénale ou politique pour des délits et/ou des violations graves
des droits de l’homme ne soient pas couverts par la législation
visant à protéger le secret et la sécurité de l’Etat.
54. Pour éviter la divulgation de secrets légitimes, il est en
outre nécessaire de mettre en place, dans les pays ou elles n’existent
pas encore, des procédures judiciaires spéciales permettant de traiter,
dans le cadre de poursuites pénales ou de plaintes civiles en dommages
et intérêts, des informations secrètes «légitimes» avec l’attention
et la discrétion requises.
55. Concernant le contrôle parlementaire, il y a lieu de créer
des commissions particulières chargées de la surveillance des services
secrets dans les pays où de telles structures n’existent pas encore,
ou de renforcer celles qui existent; elles doivent disposer de pouvoirs
et de ressources suffisantes pour leur permettre d’enquêter efficacement,
si nécessaire, même contre le gré des services concernés et du gouvernement.
Ces commissions doivent être indépendantes du gouvernement à tous
égards, les membres doivent être nommés par le parlement lui-même,
et disposer d’une capacité d’enquête propre. Un «inspecteur général»
des services secrets devrait contrôler le travail des services secrets
d’une manière régulière et être mandaté pour saisir la commission
de contrôle en cas de besoin. La commission doit être en mesure
de protéger de manière effective les secrets légitimes dont elle
prend connaissance dans le cadre de son travail et avoir la possibilité
de saisir la justice, voire, dans certains cas particuliers, d’alerter
l’opinion publique quand elle constate des abus et notamment des
violations des droits de l’homme commis par les services secrets.
56. Il est évident que des contrastes peuvent surgir entre les
trois pouvoirs de l’Etat, notamment au sujet de la notion de secret
digne de protection et de droit de l’opinion publique à être informée.
Un mécanisme sécurisé de résolution des litiges entre l’exécutif
et l’institution judiciaire ou parlementaire lors d’une procédure
en cours pourrait être prévu, sur le modèle de celui existant pour
la résolution des questions préjudicielles. Il s'agirait d’un organisme
composé de magistrats assistés d’experts en matière de services
secrets spécialement assermentés, qui aurait accès à toutes les
informations détenues par l’exécutif sans exception et qui déciderait en
pleine connaissance de cause des litiges entre, d’une part, les
tribunaux et les commissions de contrôle parlementaires et, d’autre
part, les autorités exécutives, au sujet de l’opportunité de divulguer
des informations de nature sensible. La procédure devant cette institution
devrait être confidentielle, mais contradictoire, pour permettre
des décisions équilibrées en toute connaissance de tous les intérêts
et arguments en présence. Cet organisme devrait aussi avoir la faculté
de mettre à la disposition d’un tribunal ou d’un organe parlementaire des
documents dont certains passages, jugés très sensibles, sont supprimés
ou de remettre des informations à condition d’être traitées dans
le cadre d’une procédure apte à assurer la confidentialité nécessaire.
57. Pour tenir compte de l’internationalisation du travail des
services secrets, il y a lieu d’internationaliser également le contrôle
judiciaire et parlementaire desdits services. Concrètement, il y
a lieu d’établir des mécanismes facilitant le contact notamment
entre les commissions parlementaires de contrôle (par exemple sous
forme de sessions conjointes régulières, de la nomination de personnes
de contact, etc.). Le réseau d’expertise européen relatif au contrôle
parlementaire des services de sécurité et de renseignements mérite d’être
renforcé et étendu aux commissions de contrôle de tous les Etats
membres et observateurs du Conseil de l’Europe.
58. Pour conclure, il convient de renforcer la protection des
donneurs d’alerte
(«whistleblowers»),
comme l’Assemblée l’a préconisé dans sa
Résolution 1729 (2010) et sa
Recommandation 1916 (2010) à
la suite du rapport susmentionné de Pieter Omtzigt. Au-delà des
infractions qu’il a pu commettre, Bradley Manning a agi comme un
donneur d’alerte et devrait être traité comme tel, c’est-à-dire
en tenant compte de ses motivations, qui ne sont certainement pas
celle d’un terroriste. Nous nous associons ainsi à Amnesty International
pour exprimer aux autorités américaines notre inquiétude quant au
traitement qui lui est réservé
.