Résolution 1507 (2006)
Allégations de détentions secrètes et de transferts interétatiques illégaux de détenus concernant des Etats membres du Conseil de l'Europe
Le Conseil de l’Europe est à la fois la référence et le gardien des droits de l’homme, de la démocratie et du respect de l’Etat de droit en Europe. Il tient son autorité morale et juridique notamment des normes communes de protection des droits de l’homme inscrites dans la Convention européenne des Droits de l’Homme (CEDH) (STE no 5) et dans la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (STE no 126), auxquelles sont parties les 46 Etats membres.
L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe place les droits de l’homme au coeur de ses travaux. Elle a le devoir d’alerter la communauté internationale quand les droits de l’homme sont ignorés, ou lorsque les normes établies pour leur application sont mises en danger.
L’Assemblée réaffirme très clairement la nécessité absolue de prévenir et de lutter contre la menace terroriste, ainsi que sa volonté à s’engager en ce sens; elle doit toutefois dénoncer fermement les nombreuses et systématiques atteintes aux droits de l’homme commises dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler la «guerre au terrorisme». Elle estime que ces violations font le jeu des terroristes et finissent par renforcer ceux qui ont pour but de détruire l’ordre politique, juridique et social établi.
Les Etats-Unis d’Amérique estiment que ni les instruments classiques de la procédure et du droit pénal, ni les dispositions du droit de la guerre (qui implique notamment le respect des Conventions de Genève) ne sont à même de faire face à la menace terroriste. Ils ont par conséquent introduit de nouveaux concepts juridiques, comme «ennemi combattant» et «restitution», notions totalement inconnues en droit international et contraires aux principes juridiques fondamentaux en vigueur sur notre continent.
Les Etats-Unis ont ainsi progressivement tissé une «toile d’araignée» clandestine s’étendant à travers le monde et dans laquelle des centaines de personnes, même simplement soupçonnées de sympathie pour des organisations considérées comme terroristes, se sont retrouvées piégées, victimes de disparitions, de détentions secrètes et de transferts interétatiques illégaux, notamment vers des pays appliquant notoirement la torture.
Cette toile d’araignée a pu être tissée de la sorte avec la collaboration ou du fait de la tolérance de nombreux pays, parmi lesquels plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe. Cette coopération, secrète et sans aucune légitimité démocratique, a permis le développement d’un système totalement incompatible avec les principes fondamentaux du Conseil de l’Europe.
Les faits et informations qui ont pu être recueillis jusqu’à ce jour, parmi lesquels certains sont en passe d’être révélés, indiquent clairement que les principaux éléments de cette toile d’araignée incluent notamment: un véritable réseau mondial de lieux de détentions secrets dans des «sites noirs» de la CIA et dans des installations navales ou militaires; un programme de restitutions mis au point par la CIA, prévoyant que les personnes soupçonnées de terrorisme soient transférées d’un Etat à l’autre à bord d’avions civils, en dehors de toute protection juridique, souvent pour être remises à des Etats n’hésitant pas à recourir aux traitements dégradants et à la torture; et l’utilisation de bases aériennes militaires et d’aéronefs pour transporter des prisonniers, considérés comme du fret humain, à Guantánamo Bay, à Cuba, ou vers d’autres centres de détention.
L’Assemblée condamne ce système qui exclut toute forme de protection juridique et déplore que les Etats-Unis, en privant des centaines de suspects de leurs droits élémentaires, notamment du droit à un procès équitable, desservent la cause de la justice et ternissent leur réputation, chèrement acquise, de pays phares dans l’affirmation et la défense des libertés civiles et des droits de l’homme.
Certains Etats membres du Conseil de l’Europe ont sciemment aidé les Etats-Unis à mener à bien de telles opérations illégales; d’autres les ont tolérées ou ont tout simplement fermé les yeux. Ils ont également déployé beaucoup d’efforts pour que ces opérations restent secrètes et ne puissent pas être soumises à des investigations nationales ou internationales.
Cette collusion entre certains Etats membres du Conseil de l’Europe et les Etats-Unis d’Amérique a pris plusieurs formes. Ayant procédé à une analyse juridique et factuelle d’une série de cas d’allégations de détention secrète et de transferts illégaux, l’Assemblée a identifié des exemples dans lesquels des Etats membres du Conseil de l’Europe ont commis, sciemment ou du moins par dol éventuel, un ou plusieurs des actes qui suivent, en violation de leurs obligations internationales de respect des droits de l’homme, tel qu’expliqué dans l’exposé des motifs du rapport (voir Doc. 10957) à la base de la présente résolution:
Les demandes d’informations sur la véritable nature et la portée de ces opérations illégales se sont heurtées à l’obstruction ou à une fin de non-recevoir de la part des Etats-Unis et de ses partenaires européens. Les autorités de la plupart des Etats membres du Conseil de l’Europe ont démenti leur participation dans de nombreux cas, sans procéder à de véritables enquêtes ou à des recherches sérieuses.
Dans d’autres exemples, des motifs de sécurité nationale ou de secret d’Etat ont été avancés pour ne pas donner suite à des demandes d’informations. L’Assemblée est d’avis que ni la sécurité nationale ni le secret d’Etat ne peuvent être invoqués de façon aussi catégorique et systématique dans le but de protéger ces opérations illégales et de les soustraire à un contrôle judiciaire et parlementaire approfondi.
L’Assemblée dénonce la violation généralisée des obligations positives qui incombent à tous les Etats membres du Conseil de l’Europe d’enquêter sur de telles allégations d’une manière aussi complète qu’approfondie. De nombreux faits, documentés et convergents, démontrent désormais d’une façon incontestable l’existence de détentions secrètes et de transferts interétatiques illégaux de personnes privées de tout droit impliquant des Etats européens, et exigent, par conséquent, un examen approfondi et des réponses urgentes de la part des organes exécutifs et législatifs de tous les pays concernés.
Bien que saisie dans le cadre d’allégations se référant à des faits bien précis, l’Assemblée ne peut pas passer sous silence d’autres allégations qui font état de l’existence d’autres centres de détention secrets en Europe, apparemment institués dans le cadre de la guerre au terrorisme. En particulier, l’Assemblée exprime sa très vive préoccupation au sujet des cas de détentions secrètes dans le Caucase du Nord dénoncés dans différents rapports. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a fait paraître une déclaration publique à ce sujet en 2003, qui a récemment été complétée par de nouveaux témoignages détaillés de victimes et des allégations crédibles d’organisations non gouvernementales. Il est à l’évidence nécessaire de poursuivre avec rigueur le travail d’enquête et d’analyse portant sur les détentions secrètes dans le Caucase du Nord.
L’Assemblée déplore également que des centres de détention établis au Kosovo n’aient pas pu être accessibles, jusqu’à ces jours derniers, au CPT; cela paraît d’autant plus intolérable que la communauté internationale est intervenue dans cette région dans le but déclaré de rétablir l’ordre, la paix et le respect des droits de l’homme. Dans ce contexte, l’Assemblée souhaite rendre hommage aux efforts répétés du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe et à la ligne de conduite claire qu’il a adoptée.
L’Assemblée estime que des droits plus larges devraient être attribués à l’institution du commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, afin qu’elle soit plus étroitement impliquée dans toutes les enquêtes sur des violations de droits de l’homme auxquelles l’Assemblée pourrait procéder à l’avenir. Elle encourage le commissaire aux droits de l’homme à jouer un rôle actif dans ce sens.
L’objectif principal de l’Assemblée est d’empêcher que des violations analogues à celles établies par la présente résolution puissent à nouveau se produire.
En conséquence, l’Assemblée se félicite de ce que le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe ait fait usage aussi rapidement et complètement que possible du pouvoir d’enquête dont il dispose en vertu de l’article 52 de la CEDH.
L’Assemblée invite les Etats membres du Conseil de l’Europe à prendre les mesures suivantes:
L’Assemblée demande aussi aux Etats-Unis d’Amérique qui jouissent du statut d’observateur auprès du Conseil de l’Europe, alliés de longue date dans la résistance à la tyrannie et dans la défense des droits de l’homme et de l’Etat de droit:
L’Assemblée invite sa commission des questions juridiques et des droits de l’homme à continuer de suivre les questions soulevées dans la présente résolution et à faire rapport à l’Assemblée de manière appropriée.
L’Assemblée exhorte également ses membres à demander à leurs parlements nationaux respectifs de mener des enquêtes rigoureuses, notamment dans les Etats qui n’ont pas donné suite, ou l’ont fait d’une façon insuffisante, aux demandes d’informations successives. Il y aurait lieu de considérer l’enquête du Secrétaire Général en application de l’article 52 de la CEDH comme apportant de premiers éléments d’information dont les Etats membres devraient tirer parti.
L’Assemblée reconnaît, dans le contexte de ces recherches au sujet des détentions secrètes, qu’elle ne dispose pas de moyens d’investigation appropriés, analogues notamment à ceux qui sont fournis aux enquêtes parlementaires menées dans les Etats membres, en particulier le pouvoir d’assigner des témoins et d’exiger l’édition de documents, et demande que cette question soit examinée.
Enfin, l’Assemblée exprime sa gratitude aux institutions pertinentes de l’Union européenne (Commission européenne, Parlement européen et Centre satellitaire de l’Union européenne), sans oublier Eurocontrol, pour leurs contributions inestimables à la présente enquête, et réaffirme le rôle de gardien des droits de l’homme, de la démocratie et du respect de la primauté du droit, joué par le Conseil de l’Europe au sein de l’espace européen.