1. Introduction
1. En avril 2007, l'Assemblée
a tenu un premier débat sur l'état des droits de l'homme et de la
démocratie en Europe. Cet événement a fait date dans le processus
continu de réflexion de l'Assemblée sur la signification et l’évolution
de la mise en œuvre des valeurs fondamentales du Conseil de l'Europe
et des défis propres au XXIe siècle.
2. Par la suite, l'Assemblée a décidé de tenir de tels débats
à intervalles réguliers de deux ans: en 2008, elle s'est intéressée
aux «Défis spécifiques des démocraties européennes: le cas de la
diversité et des migrations» et en 2010 à «la Démocratie en Europe:
crises et perspectives».
3. Ces deux dernières années, il est apparu de plus en plus clairement
que la crise financière et économique mondiale ne touche pas seulement
l’économie et la vie quotidienne des citoyens, mais qu’elle a aussi,
ce qui est très préoccupant, de grandes répercussions sur le fonctionnement
des institutions démocratiques et qu'elle érode considérablement
la confiance du public dans lesdites institutions en faisant apparaître
les limites de la capacité des Etats à faire face à de telles crises
et, encore plus, à prévenir leur apparition. C'est pourquoi la crise
actuelle implique une menace systémique pour la durabilité de la
démocratie en tant que telle.
4. J'ai par conséquent soumis deux propositions – intitulées
respectivement «Quel type d'Etat et quel rôle de l’Etat sont nécessaires
dans une société démocratique et juste?» et «L'érosion de la confiance
dans la démocratie et les réponses possibles» – que la commission
a décidé d'examiner conjointement dans un rapport unique consacré
à «La crise de la démocratie et le rôle de l'Etat dans l'Europe
d'aujourd'hui».
5. Dans le cadre de la préparation du présent rapport, la commission
a tenu deux auditions. La première s’est tenue à Paris le 15 novembre
2011 avec M. Felix Roth, chercheur universitaire au Centre d’études politiques
européennes (CEPS), Bruxelles, et Mme Petra
Dobner, professeur de sciences politiques, spécialiste sur la gouvernance
à l’Institut de sciences politiques de l’université de Hambourg.
La seconde s’est tenue à Paris le 14 mars 2012 avec M. Theo Schiller,
professeur de sciences politiques à l’Institut de sciences politiques
de l’université de Marbourg; M. Martin Schaffner, professeur émérite
à la faculté d’histoire de l’Université de Bâle; et M. Adam Krzemiński,
rédacteur en chef du magazine d’actualités Polityka (Pologne). Je
souhaite remercier ces experts pour leur contribution aux discussions
de la commission.
6. Je remercie en particulier le professeur Theo Schiller qui
a participé à la seconde réunion et dont la contribution écrite
très appréciée est à la base du présent rapport.
7. Je souhaite en outre remercier notre collègue Luca Volontè
pour sa proposition de résolution sur «Les retombées du pouvoir
économique international sur les démocraties» (
Doc. 12859), qui fournit de nouveaux éléments sur les risques que
les réseaux financiers mondiaux font peser sur la stabilité des
Etats-nations et des gouvernements.
8. Les trois grands objectifs du rapport sont les suivants:
- Montrer dans quelle mesure nos
démocraties traditionnelles ont perdu de leur légitimité et de leur
force depuis que l’Europe a été frappée par une profonde crise financière.
En effet, les habitants de plusieurs Etats européens ont aujourd’hui
perdu une bonne part de leur «souveraineté populaire», seule source de
pouvoir légitime depuis que notre démocratie a été conceptualisée
pour la première fois par Jean-Jacques Rousseau dont on célébrera
cet été le 300e anniversaire de la naissance.
- Envisager comment renforcer à nouveau la démocratie et
restaurer le rôle fondamental de la politique, puis examiner si
la souveraineté populaire ne pourrait pas plutôt être constituée
à un niveau transnational afin d’être davantage respectée par le
pouvoir économique.
- Rappeler qu’une démocratie forte exige un Etat solide
et qu’un Etat ne peut être solide que si son pouvoir est contrôlé
par les citoyens. L’une des raisons pour lesquelles nos démocraties
se sont tellement affaiblies tient à ce que l’on oublie depuis trop
longtemps l’importance de bâtir des Etats solides pour protéger
la population et agir dans l’intérêt général.
9. Le présent rapport s’inscrit dans le cadre de nos travaux
en cours, tels qu’ils sont mentionnés dans les paragraphes 1 et
2 ci-dessus, ainsi que dans le prolongement de l’analyse des problèmes
de la démocratie contemporaine qui a débuté dans les rapports précédents
sur «La situation des droits de l’homme et de la démocratie en Europe»
(2007)
, «La situation de la démocratie
en Europe, Les défis spécifiques des démocraties européennes: le
cas de la diversité et des migrations» (2008)
et «La démocratie en Europe: crises
et perspectives» (2010)
. En outre, un bref résumé des précédents
rapports figure au point 2 ci-après.
2. Résumé des discussions précédentes
sur l’état de la démocratie en Europe
10. Nous avons unanimement constaté
qu’il est impossible de définir un modèle parfait de démocratie.
S’il est possible de dégager un large consensus sur les principes
fondamentaux de la démocratie, il n’y a pas d’accord quant à un
moyen unique et parfait de les mettre en œuvre. Les variables sont
trop nombreuses pour cela, que ce soit la géographie, l’histoire,
les traditions, la culture, l’état de développement du pays, la
manière dont les valeurs et les croyances influencent la démocratie,
et la manière dont la démocratie a vu le jour.
11. Aucune démocratie parmi nos Etats membres n’a été épargnée
par la crise. Le paradoxe des démocraties modernes est qu’il n’y
a jamais eu autant d’hommes vivant en démocratie qu’à notre époque,
mais que ces citoyens n’ont jamais été autant déçus par la qualité
de la démocratie dans laquelle ils vivent et dont ils font l’expérience
au quotidien. Je considère que ce paradoxe dénote une crise dans
nos démocraties modernes, crise qui doit être mieux comprise et
qui nous appelle à redoubler d’efforts pour rechercher tous les moyens
possibles de renforcer, développer et améliorer nos systèmes démocratiques.
12. La démocratie, c’est aussi la promesse fondamentale de distribuer
équitablement et sans exclusion les chances et les opportunités
de la vie. Les modalités actuelles d’exercice de la démocratie ne
permettent pas à ce système de tenir ces promesses. C’est l’une
des principales raisons pour lesquelles tant de citoyens de l’Europe
d’aujourd’hui tournent le dos à la politique institutionnelle, s’abstiennent
de participer aux élections ou, lorsqu’ils votent, expriment leurs
tendances populistes, nationalistes, voire xénophobes: un phénomène auquel
nous assistons sur tout le continent, que ce soit en Europe orientale,
centrale ou occidentale.
13. En raison du déséquilibre des pouvoirs entre l’économie et
la démocratie, les décisions importantes sont prises de plus en
plus souvent en dehors des parlements et du processus démocratique
dans son ensemble. Par ailleurs, de plus en plus de décisions sont
provoquées par des détenteurs de pouvoir non élus et des processus
décisionnels non démocratiques. La population nourrit des doutes
au sujet de la démocratie, car elle estime ne pas être en mesure
d’influencer le processus de prise de décision politique de la plus
haute importance pour sa vie quotidienne.
14. En outre, si nous voulons surmonter la crise de la démocratie,
nous devons réfléchir au moyen d’arrêter de réduire la démocratie
à une simple représentation et de l’établir au niveau transnational,
y compris celui de l’Union européenne. Dans le même temps, lorsqu’il
est question d’enrichir la démocratie représentative par des éléments
de démocratie directe, certains exemples concrets nous permettent
de tirer des enseignements quant à la façon de concevoir ces processus
de manière à que les majorités ne puissent jamais remettre en question
les droits fondamentaux des minorités.
15. Etant donné l’impossibilité de présenter un modèle idéal de
démocratie et le caractère permanent de ce processus, il est très
important d’élaborer des critères pour l’évaluation de la situation
de la démocratie. Ainsi, dans mon rapport de 2007, j’ai proposé
d’établir un ensemble de critères pouvant être appliqués pour classifier et
améliorer les quatre étapes différentes de la démocratie: démocratie
de base, démocratie avancée, démocratie stable et démocratie forte.
16. J’ai également proposé, aux fins de l’évaluation de la qualité
de la démocratie, une définition de ses cinq dimensions constitutives,
ainsi que des trois niveaux où la validité de ces principes doit
être vérifiée: le micro-niveau de l’individu/du citoyen, le niveau
intermédiaire des groupes sociaux et des organisations politiques
et le macro-niveau des institutions de l’Etat et de la gouvernance.
Cette approche permet d’évaluer les réalisations et les lacunes
des démocraties en Europe et de définir quatre stades d’avancement
de la démocratie en fonction des divers critères, en tant que point
de départ pour l’élaboration de programmes plus efficaces et le
déploiement d’efforts de démocratisation de nos démocraties.
17. Dans mon rapport de 2008, j’ai continué à développer mes arguments,
notamment au regard d’un autre contexte: celui de l’augmentation
considérable des flux migratoires qui est aujourd’hui l’un des principaux
défis posés à nos systèmes démocratiques. D’ailleurs, la pertinence
des normes et des différents stades des systèmes démocratiques identifiés
dans le rapport de 2007 a été vérifiée dans celui de 2008 à la lumière
de la pratique et de l’expérience de nos pays. Dans ce dernier,
je proposais notamment d’améliorer la grille servant à évaluer la
qualité de la démocratie dans nos pays en lui ajoutant deux nouvelles
dimensions constitutives: la diversité et l’intégration d’une part,
la culture de la citoyenneté d’autre part. On obtenait ainsi une
grille de 21 cases correspondant chacune à l’application des différents
principes à un niveau donné; par exemple, la «liberté d’association»
et la «protection des minorités» étaient l’expression du premier
principe («droits fondamentaux») pour toutes les parties prenantes
agissant au niveau intermédiaire, c’est-à-dire les groupes et les
organisations.
18. Le débat de 2008 étant axé sur la diversité et les migrations
en tant que défis actuels pour la démocratie européenne, le rapport
a montré dans quelle mesure les migrants, qui représentent une proportion
importante de nos sociétés, peuvent jouir des droits qui découlent
des normes (critères) de la démocratie de base (le premier des quatre
stades d’avancement de la démocratie précédemment décrits). Cette
question est également liée à l’évaluation de la qualité de la démocratie
dans nos pays, puisqu’elle implique une représentation et une participation
au processus de prise de décisions politiques. Puisque la diversification
de nos sociétés va se poursuivre parallèlement à leur modernisation,
si nous fermons les yeux sur ce processus, si nous ne nous efforçons
pas d’intégrer les grands groupes de migrants et de personnes issues
de l’immigration dans nos systèmes démocratiques, nous mettrons
en danger le principe même et l’avenir de la démocratie dans nos
pays.
19. Le débat de 2010 s’est tenu dans le contexte de la crise économique
mondiale qui a aggravé les symptômes d’une crise de la démocratie,
y compris sous l’angle de l’absence de la réglementation et du contrôle
nécessaires des intérêts financiers et du désintérêt croissant de
la population à l’égard des procédures démocratiques institutionnalisées
en vigueur. Le rapport visait à vérifier la pertinence des critères
de la qualité de la démocratie à la lumière de la nouvelle situation
et à présenter les perspectives de «démocratisation de la démocratie».
20. Le rapport de 2010 faisait le bilan de l’évolution dans diverses
régions d’Europe, notamment dans un certain nombre de pays d’Europe
centrale et orientale où des signes inquiétants de «fatigue démocratique» étaient
perceptibles 20 ans après la chute des anciens régimes, ainsi que
dans quelques pays d’Europe occidentale où sont apparus à la fois
les limites et les carences de l’application d’une démocratie directe
et des risques liés à la collecte illimitée de données à caractère
personnel.
21. Le rapport de 2010 concluait que la crise de la représentation
nous oblige à penser le lien politique entre société et pouvoir
autrement que sous les formes traditionnelles du mandat et de la
délégation. Sans remettre en question la démocratie représentative,
il avançait que la représentation ne peut plus être la seule expression de
la démocratie. Cette dernière doit aussi être renforcée au-delà
de la représentation, en mettant en place des formes plus durables
d’interaction entre les citoyens et les autorités afin d’inclure
des éléments de démocratie directe dans le processus décisionnel.
La démocratie participative devrait être renforcée en tant que processus
dans lequel l’ensemble de la population, et non pas uniquement les
ressortissants nationaux, participe à la conduite des affaires publiques
tant au niveau local que régional et national.
22. La démocratie devrait être perçue non pas simplement comme
un régime ou la somme de droits individuels, mais comme une forme
de société qui nécessite des règles pour la justice sociale et la redistribution
et qui suppose non seulement de déléguer et de prendre des décisions,
mais aussi de discuter et de vivre ensemble dans la dignité, le
respect et la solidarité. Le renouvellement de la politique nécessite également
l’élaboration d’une nouvelle culture de la responsabilité politique,
laquelle doit être envisagée en termes de réactivité et d’obligation
de rendre des comptes ainsi que de transparence de la part des gouvernants.
23. Le droit de participer à la conduite des affaires publiques
– au niveau local, régional ou national – est un droit individuel
et une liberté politique fondamentale qui doivent dès lors être
inscrits comme tels dans la Convention européenne des droits de
l’homme (STE n° 5).
24. Le rapport de 2010 appelait également à humaniser et à démocratiser
le processus de mondialisation. La contribution du Conseil de l’Europe
pourrait consister à élaborer, de concert avec d’autres acteurs,
des principes directeurs visant à réglementer la mondialisation
dans le plein respect des droits de l’homme, y compris les droits
sociaux, les impératifs écologiques et la primauté du droit.
25. Les trois rapports se terminent par quelques propositions
visant à combler les déficits démocratiques en Europe. Le rapport
de 2007 présente des mesures visant à renforcer et à étendre les
droits de participation: ces droits des citoyens européens ne devraient
pas dépendre de leur nationalité, mais de leur durée de résidence
dans le pays, et il faudrait les compléter par des éléments de démocratie
participative. Le rapport de 2008 présente les mesures possibles
pour améliorer et encourager la participation des migrants à la
vie politique et pour remédier à une situation dans laquelle une
grande partie de la population d’un pays est exclue du processus
démocratique, en particulier la naturalisation et l’octroi de droits
politiques aux non-ressortissants. Le rapport de 2010 préconise
la mise en place de structures de participation et de délibération ouvertes
à toutes les personnes vivant dans un pays, le renforcement de l’indépendance
des autorités de contrôle – de façon à promouvoir la responsabilité
politique et l’obligation de rendre des comptes dans ce domaine –
et la consolidation du pilier «démocratie» du Conseil de l’Europe,
notamment en organisant un Forum de la démocratie à Strasbourg.
3. Perceptions
de la crise démocratique actuelle
26. La démocratie a été au centre
du débat public européen en 2011. Les observateurs qui se sont intéressés
au «Printemps arabe» ont été ravis d’assister à une pléthore de
mouvements populaires puissants en faveur de la liberté, de la démocratie
et du respect des droits et de la dignité humains dans des régions
où peu d’Européens s’attendaient à les voir émerger. Le directeur
du Centre Al-Ahram d’études politiques et stratégiques du Caire,
Gamad Abdalgawad Soltan, a comparé ces phénomènes à ce qui s’est
passé en Europe en 1848: «A cette époque, les peuples se sont politisés
et sont devenus des acteurs politiques, ce qui a entraîné de grands
changements. Cette transformation gagne aujourd'hui le monde arabe.
Grâce aux technologies modernes, les possibilités de mobilisation
sont aujourd'hui plus nombreuses et plus efficaces. C'est pourquoi
la situation évolue plus vite aujourd'hui qu'au XIXe siècle
et pourquoi la transition prendra moins de temps qu'à l'époque en
Europe»
. Début 2012,
lors d'un débat public à l'église Saint-Paul de Francfort (qui avait
déjà accueilli la Première Assemblée parlementaire allemande en
1848), M. Soltan a déclaré que, pour lui, 2011 était sans aucun
doute «l'année de la démocratie»
.
27. Les démocrates européens qui sont restés concentrés sur l'Europe
se sont déclarés moins enthousiastes. Un célèbre philosophe allemand,
Jürgen Habermas, a lancé à tous les Européens un appel intitulé
«Sauvons la dignité de la démocratie». Il s'oppose au transfert
des pouvoirs budgétaires des parlements nationaux à une instance
européenne non élue et au Conseil européen des chefs d'Etat et a déclaré:
«Une Europe démocratique doit ressembler à quelque chose de différent.»
28. Un autre philosophe célèbre, l’Indien Amartya Sen, prix Nobel
d’économie, a également rappelé ce qui suit: «Ce n'est pas simplement
l'euro. C’est la démocratie même de l'Europe qui est en jeu!»
29. Les conclusions et considérations de Sen sont remarquables:
«L'Europe
a conduit le monde dans la pratique de la démocratie. Il est par
conséquent préoccupant que les menaces qui pèsent aujourd'hui sur
la gouvernance démocratique, par la priorité donnée à la finance,
ne reçoivent pas l'attention qui leur est due. Des questions extrêmement
importantes devront être examinées, notamment la mesure dans laquelle
la gouvernance démocratique de l'Europe pourrait être fragilisée
par le rôle considérablement renforcé des institutions financières
et des agences de notation [...]
Il convient de distinguer deux
éléments. Le premier est la place accordée aux priorités démocratiques, notamment
[...] la nécessité d'une gouvernance par la discussion. Imaginez
que nous acceptions le fait que les puissants patrons de la finance
aient une idée réaliste de ce qui doit être fait. Il serait alors
plus justifié de leur donner voix au chapitre dans le cadre d’un
dialogue démocratique. Mais ce n'est pas la même chose que d’accorder
aux institutions financières et aux agences de notation internationales
le pouvoir unilatéral de donner des ordres à des gouvernements démocratiquement
élus.
Le second est qu'il est assez
difficile de voir comment les sacrifices imposés par les patrons
de la finance aux pays précaires pourraient apporter à ces derniers
une viabilité absolue [...]. Le diagnostic des problèmes économiques
établi par les agences de notation n'est pas la voix de la vérité
qu'ils prétendent [...]
Etant donné qu'une grande partie
de l'Europe est désormais engagée dans un processus de réduction rapide
des déficits publics par le biais d'une diminution drastique des
dépenses publiques, il est crucial d'examiner avec réalisme quel
pourrait être l'impact des politiques choisies, à la fois sur les
populations et sur la génération de recettes publiques par le biais
de la croissance économique. La grande moralité de l’idée de ‘sacrifice’
a, bien sûr, un effet toxique. [...]
Outre l’élargissement de la
vision politique, il est nécessaire de préciser la pensée économique.
[...]
La crainte d'un risque pour
la démocratie ne s'applique bien évidemment pas à la Grande-Bretagne, puisque
les politiques qui y sont appliquées ont été choisies par un gouvernement
démocratiquement élu. [...]
Comment certains des pays de
la zone euro se sont-ils retrouvés en si mauvaise posture? Le fait
curieux d'adhérer à une monnaie unique sans autre intégration politique
et économique y a certainement contribué, sans parler des transgressions
aux règles financières qui ont sans aucun doute été commises dans
le passé par des pays comme la Grèce ou le Portugal (ni de la déclaration-choc
de Mario Monti pour qui une culture de ‘déférence excessive’ dans
l'Union européenne a permis que ces transgressions soient commises
en toute impunité). [...]
Réorganiser la zone euro aujourd'hui
poserait de nombreux problèmes; les difficultés doivent être examinées
intelligemment, pour éviter que l'Europe ne dérive dans des courants
financiers alimentés par une pensée étroite au terrible bilan. Le
processus doit commencer par une restriction immédiate du pouvoir
incontesté des agences de notation de donner des ordres unilatéraux.
Ces agences sont difficiles à discipliner malgré leurs performances
lamentables, mais la diffusion à grande échelle de la parole de
gouvernements légitimes peut faire une vraie différence en termes
de confiance financière pendant que des solutions sont à l’étude.
[...] Mettre un terme à la marginalisation de la tradition démocratique
de l'Europe est une urgence qu'il est difficile d'exagérer. La démocratie
européenne est importante pour l'Europe, et pour le monde entier.»
30. L’analyse de Sen a été poussée plus loin dans un article de
la
Neue Zürcher Zeitung (NZZ)
– rédigé à la lumière d’un rapport de la Banque européenne pour
la reconstruction et le développement (BERD) – dont le titre s’apparentait
davantage à une affirmation qu’à une interrogation: «La démocratie
victime de la crise. Engouement croissant pour d’autres systèmes
politiques dans les Etats membres de l’Union européenne situés en
Europe orientale»
.
Le rapport de la BERD indique que «l’opinion s’est retournée de
façon notoire contre la démocratie et les marchés dans les pays
se trouvant à un stade de transition avancé (comme la Slovaquie,
la Slovénie, la Roumanie, la Lettonie et la Lituanie) parce que
ces pays ont été frappés plus durement par les ralentissements économiques
observés après 2006 que par les récessions antérieures enregistrées
au début et au milieu des années 1990».
31. Ce phénomène soulève des questions fondamentales que le sociologue
allemand et directeur de l’Institut Max-Planck de recherche sociale
à Cologne, Wolfgang Streeck, a examinées dans plusieurs articles.
32. Il a notamment écrit ce qui suit à l’automne dernier: «Pendant
les années qui ont immédiatement suivi la seconde guerre mondiale,
il était communément admis que, pour faire rimer capitalisme avec
démocratie, ce dernier devait faire l'objet d'un contrôle politique
étendu (…) afin de protéger la démocratie contre toute restriction
au nom de l'économie de marché. (…).
»
33. Cette idée n’est plus d’actualité. Après avoir fait l’expérience
des forces du marché sans le moindre type de contrôle politique,
nombre de citoyens recherchent aujourd'hui un nouvel équilibre.
Il n'existe cependant aucun consensus quant à la forme que celui-ci
devrait revêtir et à la manière d’y parvenir.
34. A la fin de son article, Streeck écrit: «Plus que jamais,
il semble que le pouvoir économique soit aujourd'hui devenu le pouvoir
politique, alors que les citoyens seraient presque entièrement dépouillés
de leurs défenses démocratiques et de leur capacité à faire comprendre
aux acteurs de l'économie politique leurs exigences et leurs intérêts,
lesquels sont incommensurables, avec ceux des propriétaires du capital.
En fait, si l'on regarde la succession de crises capitalistes-démocratiques
depuis les années 1970, une nouvelle résolution, même temporaire,
du conflit social est possible dans le cadre d’un capitalisme avancé,
cette fois entièrement en faveur des classes possédantes qui sont
aujourd’hui bien installées dans leur bastion politiquement inattaquable,
à savoir le secteur financier international.
»
35. Le journal français
Le Monde avance
que la puissante contestation démocratique des effets sociaux dévastateurs
de la crise financière en Espagne s’explique par la déception de
la population à l’égard du système démocratique en vigueur: «La
leçon des Indignados: Un même sentiment les réunit: celui de ne
pas être entendus par les responsables politiques, d’être tenus
à l’écart d’un système devenu sourd et aveugle aux préoccupations
des citoyens ‘de la rue’.
»
36. Le politologue allemand Hans Vorländer a l'impression que
la politique européenne s’apparente à «un jeu sans citoyens». Il
a résumé un long article en ces termes: «La légitimité de la démocratie
est menacée dans ses fondements puisqu'elle repose sur bien plus
que la simple exécution correcte des décisions. Un ordre démocratique
ne peut être considéré comme légitime que si les citoyens ont l'impression
et la conviction qu'ils peuvent jouer un rôle adéquat dans la vie
démocratique et que des décisions politiques justes et bonnes sont prises.
Ce n'est pas le cas aujourd'hui!
»
37. Presque personne ne conteste l'idée que la démocratie est
aujourd'hui en crise. Ce n'est pas le besoin de démocratie – au
sens de la façon d'organiser l'ordre public pour servir au mieux
l'intérêt de la population – qui est remis en question. Le problème
des Etats démocratiquement organisés d’aujourd’hui n'est pas le pouvoir
normatif de la démocratie. Le problème est que, dans leur expression
quotidienne concrète, les démocraties d'aujourd'hui rencontrent
de grandes difficultés pour répondre aux attentes de la plupart
des citoyens.
38. Peter Wilby a écrit dans
The Guardian:
«L'effondrement de l'euro n'est pas simplement une crise économique
et financière, c'est aussi une crise démocratique. Les peuples d'Europe
sont en train de perdre leur capacité à déterminer leur propre destin.
D’Anvers à Athènes, on leur dit qu'il n'y a pas d'autre solution.
»
39. «La démocratie est une absurdité», tel était le titre d’un
article – souvent cité – d’un des rédacteurs en chef d’un grand
quotidien allemand. Frank Schirrmacher a écrit à l’automne dernier,
après l’annonce par Georgios Papandreou de son intention d’organiser
un référendum en Grèce sur le maintien de son pays dans la zone
euro: «Celui qui demande son avis au peuple devient une menace pour
l'Europe. C'est le message des marchés, et depuis hier c'est également
le message des politiques. Nous sommes témoins de l'effondrement de
la valeur du ‘républicanisme’. (…) Nous sommes témoins d'une dégradation
des valeurs et des convictions qui ont autrefois défini l'idée de
l'Europe et qui semblaient en découler. (…) Il apparaît de plus
en plus clairement que ce que subit l'Europe actuellement n'est
pas simplement un épisode, mais une lutte de pouvoir entre primauté
de l'économie et primauté de la politique.
»
40. L’Etat-nation a une capacité limitée de gestion des problèmes
dépassant le cadre de ses pouvoirs. Il «est trop petit pour les
grandes questions»
. La souveraineté nationale est trop
affaiblie pour mettre en place des institutions transnationales
fortes qui soient en mesure «de régler par la médiation les intérêts
politiques divergents des nations»
.
C'est pourquoi une démocratie transnationale est nécessaire pour
apporter la légitimité dont les nouvelles institutions transnationales
ont besoin pour intervenir sur les marchés et défendre l'intérêt
général et le bien public.
3.1. Le
concept de démocratie dans le présent rapport et ses différentes
dimensions
41. La «démocratie» est l’un des
concepts les plus «fondamentalement critiqués» de notre temps
,
même si personne ne met en doute son importance universelle pour
organiser les systèmes politiques «de façon raisonnable»
.
La vive contestation de l’essence et la portée de cette notion,
en particulier au sein de notre Assemblée, peuvent s'expliquer par
au moins trois raisons: la notion de démocratie est presque surchargée d'un
point de vue normatif; cette «charge normative» varie considérablement
sur les plans historique, culturel et régional étant donné l’absence
de consensus quant à ses éléments essentiels; enfin, ces différentes charges
et priorités sont mises en pratique sous diverses formes (systèmes
politiques)
.
C'est pourquoi la «crise démocratique» est également envisagée et
perçue de manières très différentes.
42. Dans la même ligne que Thomas Christiano, deux politologues
allemands, Ingo Take et Dirk Jörke de Greifswald, assimilent la
démocratie à l’égalité politique. «L'égalité politique est au cœur
de l'idée de démocratie et signifie que l'ensemble des citoyens
participe au processus de prise de décisions politiques sur un pied
d'égalité»
. Même si certains sont plus puissants
que d’autres et peuvent avoir recours à différentes sources d'influence,
chaque citoyen ne dispose que d'une seule voix lors d’un référendum
ou d’une élection démocratique. Cette égalité fondamentale dans
le système démocratique court pourtant un danger lorsque des structures
de pouvoir mondiales et supranationales la mettent à mal. C'est
pourquoi le politologue britannique Colin Crouch a inventé l'expression
«post-démocraties» pour qualifier les démocraties européennes d'aujourd'hui.
Le philosophe allemand Jürgen Habermas a préconisé une nouvelle
réconciliation entre l'idée de démocratie et ce qu’il appelle «la
constellation post-nationale» d’aujourd’hui. Habermas entrevoit
clairement les éléments de cette réconciliation: il estime que l'Union
européenne a besoin d'une véritable Constitution acceptée par une
majorité de citoyens et par les Etats membres européens
.
43. D’autres, comme Andrew Moravcsik, rejettent tout «déficit
démocratique» dans le contexte de l’Union européenne. Cet auteur
affirme que les Etats sont encore les «maîtres des traités» et que
ces «maîtres» sont les personnes ayant remporté des élections nationales
démocratiques. D’autres encore – comme David Held, Daniele Archibugi
et Otfried Höffe – ne contestent pas les insuffisances des structures
traditionnelles de la gouvernance mondiale et européenne d’aujourd’hui
et tentent d’élaborer une stratégie visant à transposer au niveau
transnational les systèmes démocratiques de l’Etat-nation afin de
bâtir une sorte de «démocratie cosmopolite» à multiples niveaux.
44. Un troisième groupe ne conteste pas les déficits démocratiques
de la gouvernance mondiale et transnationale d'aujourd'hui, mais
tente de surmonter ces difficultés par une nouvelle définition du
concept de démocratie. Ses membres essaient de «transformer» ledit
concept en remplaçant, au niveau transnational, les citoyens par
des organisations internationales non gouvernementales (OING) – comme
Amnesty International, Greenpeace et Human Rights Watch – et en
leur attribuant un rôle dans les institutions mondiales
.
45. Un autre type de transformation et d'adaptation de la démocratie
à la transnationalisation et à la mondialisation de la politique
est proposé par ceux qui, comme John S. Dryzek
,
affirment que des délibérations peuvent apporter à un système politique
démocratique la légitimité dont il a besoin et qui a été jusqu'à
présent fournie par des institutions représentatives nationales
issues d’élections démocratiques. Ceux-là adhèrent tous à l’idée
bien connue de Jürgen Habermas pour qui «les procédures démocratiques n'obtiennent
pas seulement leur pouvoir de légitimation par la participation
de tous, mais aussi par une ouverture générale à tous du processus
de délibération qui favorise les résultats raisonnables tant espérés
par tous»
.
46. En tout cas, il semble qu’un vaste consensus se dégage sur
au moins quelques éléments essentiels de la démocratie:
- la liberté et l'égalité en tant
que droits fondamentaux de la personne;
- la souveraineté populaire (le gouvernement et les politiques
publiques dépendent de la volonté du peuple);
- un ensemble d'institutions politiques qui subordonnent
la prise de décision gouvernementale à la volonté du peuple, en
particulier un système de représentation politique par le biais
de parlements régulièrement élus; les partis politiques sont un
élément central de la représentation, puisqu'ils transforment activement
les préférences et les intérêts politiques en programmes gouvernementaux
et qu’ils permettent de pourvoir les postes censés mettre lesdits
programmes en œuvre; les autres institutions comprennent éventuellement
les présidents, les cours constitutionnelles, etc., et il existe
bien sûr aussi des éléments de démocratie directe, comme les initiatives
législatives et les référendums;
- Un modèle informel d'initiatives, de groupes et d'organisations
de la société civile (pluralisme) qui formulent, rassemblent et
expriment un vaste éventail de préférences, de souhaits et d'intérêts populaires
et qui alimentent le débat public consacré aux enjeux et aux problèmes
de la vie quotidienne.
47. Mes précédents rapports sur l'état de la démocratie en Europe
présentaient une idée plus précise des diverses dimensions de la
valeur fondamentale de la démocratie, en vue de faciliter l’analyse
des formes, des qualités et des problèmes des systèmes démocratiques
(voir le tableau en annexe)
.
Celles-ci ne doivent pas être envisagées comme des valeurs absolues,
mais plutôt comme des normes minimales permettant d’évaluer la qualité
des démocraties et aussi d'identifier plus clairement les faiblesses
réelles des systèmes démocratiques.
48. Nous ne devrions jamais oublier que la démocratie est un processus
continu et perpétuel. Quel que soit le point de départ, ce processus
n’aboutira en aucun cas à un système démocratique parfait. La démocratie peut
également être envisagée comme un ensemble
de
plus d'une centaine d'éléments essentiels s'inscrivant chacun dans
un mouvement dynamique et, on l’espère, progressif. Toutefois, certains
de ces éléments pourraient également suivre une dynamique régressive
et contribuer par conséquent au recul de la démocratie et à une
baisse de sa qualité.
49. Au lieu de rester sur une notion statique et idéalisée de
la démocratie, je voudrais emboîter le pas à Martin Schaffner qui
a essayé de conceptualiser la démocratie lors de l’audition tenue
par notre commission à Paris:
«Je plaide en faveur d'une conceptualisation
de la démocratie qui souligne la dynamique inhérente aux systèmes
politiques démocratiques, c'est-à-dire leur capacité à s'adapter
à de nouveaux contextes historiques (par exemple en France lors
du passage de la IVe à la Ve République). Nous devrions nous concentrer
sur l'évolution que connaissent aujourd’hui les démocraties, mais
aussi sur leur transformation passée et future.
Les plus grandes manifestations
de cette dynamique sont les trois transformations fondamentales
que la démocratie a connues au cours de son histoire . D'abord,
elle est passée d'un niveau purement local à une institution nationale
(comme en Amérique du Nord). Ensuite, elle a évolué de façon à faire participer
l'ensemble des citoyens de sexe masculin, indépendamment de leur
classe sociale ou de leur niveau de richesse (comme en France et
en Suisse durant la première moitié du XIXe siècle). Enfin, lors d'une autre étape décisive,
la démocratie a renforcé sa légitimité ainsi que sa capacité de fonctionnement
lorsque les femmes ont obtenu le droit de vote pendant les premières
décennies du XXe siècle.
Penser la démocratie comme
un système dynamique revient à établir un lien avec les processus historiques
qui ont façonné ses diverses formes. Cette approche comporte trois
avantages majeurs. Le premier est qu'elle élargit notre perspective
de façon à prendre en compte la diversité des systèmes démocratiques
qui, pour des raisons historiques, ont coexisté en Europe dans le
passé et le font encore aujourd'hui. Il existe de bonnes raisons
d'affirmer que les traditions locales et nationales sont très importantes
pour quiconque vise à développer plus avant la démocratie en Europe.
Le deuxième est qu'elle nous permet de fonder notre jugement sur
la véritable situation de la démocratie, en distinguant les systèmes
‘plus’ ou ‘moins’ démocratiques (comme Amartya Sen nous l'a récemment
recommandé dans son article sur la justice ). Enfin, ce
sont les réalisations relatives des démocraties qui comptent, la
mesure dans laquelle elles respectent la volonté de leurs citoyens
en leur garantissant une participation politique juste et efficace.»
50. Je me contenterai de dresser ici une brève liste des éléments
essentiels de la démocratie. Pour illustrer mon propos, j'indique
également quelques-unes des défaillances qui, dans la crise actuelle,
menacent sévèrement les valeurs démocratiques:
- les droits de l’homme et les
libertés fondamentales, complétés par un Etat limité, la prééminence
du droit en tant qu'une garantie institutionnelle et judiciaire;
- l’égalité politique signifie au moins le suffrage universel
et d’autres possibilités de participation égale;
- l’ouverture des structures du pouvoir politique implique
la séparation des pouvoirs, la possibilité de créer des organisations
et des partis politiques et la libre concurrence de ces derniers
avec les mêmes chances d’accéder au pouvoir;
- la diversité et l’intégration supposent la protection
des minorités et la réduction des inégalités sociales;
- la transparence et le débat public exigent des sources
d’information indépendantes et une compréhension approfondie des
questions;
- l’efficacité de la gouvernance suppose des ressources,
des capacités de gestion et la production importante de biens publics;
- la culture civique implique le sentiment d’une communauté
démocratique, le soutien des institutions et la motivation des citoyens
à participer de diverses façons à la vie politique; la qualité optimale
de ces valeurs est étroitement liée à une «démocratie forte» telle
que définie par Benjamin Barber .
51. La situation critique que connaissent actuellement les démocraties
européennes peut s’expliquer par les défaillances et les menaces
majeures qui touchent une ou plusieurs des valeurs fondamentales susmentionnées.
52. Dans plusieurs pays, les droits de l'homme et la primauté
du droit ne sont toujours pas garantis. La concentration du pouvoir
aux mains de l'exécutif et l'affaiblissement de la position des
parlements menacent la séparation des pouvoirs – qui est le fondement
de toute structure politique ouverte – et renforcent les tendances
autoritaristes. Cette situation illustre également la domination
grandissante du secteur financier mondial. Le manque de ressources
des Etats écrasés par la dette souveraine menace sérieusement l'efficacité de
la gouvernance publique et entrave l'intégration sociale et la légitimité
des résultats.
53. Les partis populistes se sont renforcés dans plusieurs pays
(comme l'Autriche, la Belgique, la France, la Hongrie ou les Pays-Bas)
et représentent une menace latente dans d'autres. Leur désir de
s’en prendre aux migrants, aux Musulmans ou à d’autres groupes minoritaires
et/ou à l'intégration européenne privilégie l'isolement nationaliste
par rapport à la coopération transnationale, la désintégration sociale
par rapport à la diversité et la simplification irrationnelle de
la complexité sociale et politique par rapport à un débat public raisonnable.
54. L'égalité politique est limitée par l'exclusion sociale et
politique et par une représentation de moins en moins efficace.
Certaines formes de participation plus active sont critiquées parce
qu’elles léseraient les couches défavorisées de la société. Le modèle
technocratique de processus décisionnel et la concentration des
structures médiatiques mettent en échec le principe de transparence.
De nombreux éléments vont à l'encontre d'une culture civique de
participation et de confiance dans les institutions. La domination
du pouvoir exécutif associée à de faibles capacités de gouvernance
affaiblit l'efficacité politique, l’envie de participer et le sentiment
de «communauté républicaine».
4. Principaux
faits nouveaux depuis 2010: aggravation de la crise des démocraties
et des Etats
55. Avant 2010, on pouvait déjà
clairement observer des signes de crise au niveau des systèmes financiers et
économiques et des démocraties. Depuis 2010, les pays européens
font face à des défis encore plus importants dont les composants
non seulement posent des risques importants pour les valeurs fondamentales et
la stabilité institutionnelle des systèmes démocratiques, mais sont
en outre étroitement liés aux faiblesses structurelles de l'Etat
et font apparaître une tendance problématique dans la relation entre
les forces économiques et la politique démocratique. Les problèmes
sous-jacents des fonctions et des capacités de l'Etat devraient
par conséquent être au cœur de l’analyse de la situation de la démocratie
en 2012. Même si les pays européens n'ont pas été tous autant touchés
par ces problèmes, il ne fait aucun doute qu'ils connaissent tous une
tendance analogue, à savoir que ces facteurs clés tendent à affaiblir
l’Etat et la démocratie.
56. La démocratie a connu une crise extrêmement forte dans trois
pays d’Europe: en Islande, en Hongrie et en Grèce, les gouvernements
ont souffert d'une baisse considérable de confiance de la part des
citoyens. En Islande, en 2008, le système bancaire, en tant que
branche principale de l'économie, s'est délité après la faillite de
Lehman Brothers à New York et a rendu nécessaire la nationalisation
des banques; aux élections suivantes, les partis de l'opposition
ont conquis le pouvoir sans difficulté. En Hongrie, la démesure
du déficit budgétaire et la déception de la population à propos
des coupes budgétaires prévues ont suscité une vague de protestations
politiques et débouché sur un référendum d'initiative populaire
et, en 2010, sur une victoire écrasante du parti de l'opposition
Fidesz qui a même obtenu une majorité qualifiée pour modifier la Constitution.
La Grèce a, pendant plusieurs années, été confrontée à la plus sérieuse
et la plus grave des crises, en raison du niveau extrême du déficit
budgétaire et de la dette souveraine; elle se bat depuis pour rester
dans le système euro et pour être sauvée de la faillite par l'Union
européenne, les Etats membres de la zone euro et le Fonds monétaire
international (FMI). Alors que les deux principaux partis luttaient
depuis des décennies pour le pouvoir dans des systèmes clientélistes
et avaient l'habitude de dépenser l'argent public de manière irresponsable,
leur volte-face (sous les pressions de l’extérieur) en faveur de
mesures drastiques de rigueur budgétaire a entraîné une polarisation
totale des forces politiques grecques et à un gouvernement non partisan,
puis, en mai 2012, à des résultats électoraux qui empêchent la formation
d'un gouvernement. Tous ces exemples illustrent une crise fondamentale
de la démocratie.
57. Plusieurs autres pays ont subi des pressions analogues et
ont dû prendre des décisions graves afin d'éviter les conséquences
économiques désastreuses de la faillite des institutions financières
ou de l'épuisement des finances publiques. En Irlande, la crise
bancaire de 2008 a été rapidement suivie d'un changement de la majorité
au pouvoir. En Italie, la majorité du gouvernement de Berlusconi
s'est désagrégée dans une sorte d'«implosion» en 2011, avant d’être
remplacée par «un gouvernement d’experts» dirigé par Mario Monti.
Au Portugal et en Espagne, en 2011 également, les majorités gouvernementales
– confrontées à la forte pression du niveau des dettes publiques,
à la nécessité d’imposer des mesures structurelles d’austérité budgétaire
et au besoin de rester dans le système euro – ont été remplacées
par des partis d'opposition lors d’élections qui semblaient jusque-là
s’inscrire dans un schéma «normal». Aux Pays-Bas, au printemps 2012,
un gouvernement minoritaire (Rutte) a été privé du soutien parlementaire
du Parti de la liberté de Geert Wilders qui s'opposait à des mesures
de rigueur budgétaire. En République slovaque, le gouvernement a
perdu sa majorité pour avoir soutenu les politiques de stabilisation
de l'euro et il a été évincé lors des élections qui ont suivi. En
Slovénie, cette année, des coupes sombres majeures dans les programmes sociaux
ont été contestées par des référendums populaires et ont également
conduit à la tenue de nouvelles élections dont les résultats ont
rendu très difficile la formation d'une nouvelle coalition gouvernementale.
58. Il semblerait que certains de ces changements électoraux s’inscrivent
dans le cours «normal» de la concurrence entre partis, comme au
Portugal ou en Espagne, ou qu’ils ont été influencés par d’autres
facteurs tels que des scandales de corruption (République slovaque).
Les décisions politiques connexes de rigueur budgétaire dans bon
nombre de pays de la zone euro ont été imposées par des acteurs
externes en échange d’une aide à la stabilisation de l'euro («parapluies»
protecteurs) et, par conséquent, dans des conditions de restriction
du processus décisionnel démocratique. D'une façon générale, elles
ont été largement dominées par la pression de la crise financière
et économique et illustrent les faiblesses des structures publiques
dans ces pays.
59. Ces événements montrent que, pendant la période de crise financière
et économique, les démocraties de nombreux pays ont subi des pressions
extrêmes. De fait, dans le même temps, les fonctions, les structures et
les ressources de l'Etat ont laissé apparaître de grandes faiblesses.
C'est pourquoi il semble nécessaire d’examiner de plus près les
problèmes d'efficacité de l'Etat par rapport aux déficits de démocratie.
Puisque la capacité des Etats à résoudre les difficultés économiques
et sociales et à influencer le développement de la société tend
à diminuer, le processus décisionnel démocratique ne peut pas offrir
d’autres possibilités aux citoyens et aux titulaires d’une fonction
représentative.
60. Est-ce l'expression d'une «crise profonde de la démocratie»
voire d’une «crise systématique de la démocratie» ou peut-on qualifier
de manière plus juste la situation actuelle de la démocratie?
61. Pour répondre à ces questions, il est utile de se rappeler
un aspect fonctionnel essentiel de la démocratie
. «La démocratie
doit organiser des médiations par le biais de la politique» (pour
citer Pierre Hassner)
. L'auteur français
souligne que les démocraties sont conçues pour jouer un rôle de
médiateur dans les conflits qui naissent entre des citoyens libres,
ainsi que dans le contexte d’antagonismes sociaux et de revendications
concurrentes du pouvoir. La médiation démocratique consiste en la
résolution des conflits par des moyens politiques, par le biais
du droit et sur la base d'un consensus qui exclut la violence et
la guerre civile. Ce faisant, elle repose sur l'égalité juridique
des citoyens (indépendamment de leur statut social ou de leur richesse
économique) tout en la renforçant. Il est important de placer la
fonction médiatrice de la démocratie au centre de l'analyse parce
qu'elle est un outil qui nous permet d'évaluer la performance des systèmes
démocratiques, c'est-à-dire leur réussite ou leur échec en termes
de médiation des intérêts conflictuels, qu'ils soient économiques,
politiques ou culturels.
62. Cela veut-il dire que nous assistons à davantage qu'une crise
de la démocratie, par exemple, sa «mort» (John Keane
), son «échec» ou son «érosion»?
63. Les élections présidentielles en Russie et en France sont
la preuve que la démocratie est bien vivante dans ces pays, comme
dans de nombreux autres, même si elle n'est pas parfaite et pourrait
être améliorée à bien des égards. Il est intéressant de revenir
quelques décennies en arrière seulement et de se rappeler les élections
en Union soviétique ou bien dans la France de la IIIe République
(sous laquelle les femmes n'avaient pas le droit de vote). Par rapport
à aujourd’hui, même un observateur très sceptique reconnaîtrait
que la démocratie a progressé.
64. Il ne fait aucun doute que les démocraties peuvent échouer
(et ont échoué) en Europe également faute de parvenir à assurer
leurs fonctions de médiation, comme en Allemagne après la première
guerre mondiale. Mais il existe bien sûr des exemples réussis de
gouvernements démocratiques en Europe – après la seconde guerre
mondiale et après la fin de la guerre froide – qui viennent contredire
le diagnostic d’échec. Si nous ne limitons pas notre vision à la
situation actuelle et si nous regardons à plus long terme, rien
ne justifie de dresser un bilan «d'échec» de la démocratie en Europe.
65. Il est vrai que l'histoire de la démocratie en Europe ne peut
pas être racontée comme une narration à la progression harmonieuse;
elle compte de nombreux revers, dont certains ont eu des conséquences désastreuses,
bien que sa réussite ait été brillante dans l'Europe des XIXe et
XXe siècles.
66. L’évocation de «l’érosion» de la démocratie suggère un déclin
constant de la démocratie en Europe. C'est peut-être le manque de
précision polysémique de la métaphore qui la rend attirante pour
certains commentateurs. Mais quiconque l’emploie doit se demander
sur quel modèle de démocratie se fonde son jugement. En outre, quel
élément exactement subirait-il selon lui une érosion? S'agit-il
de la capacité de la démocratie à jouer son rôle de médiateur? Ou
bien de la confiance des citoyens dans les valeurs et les procédures
démocratiques?
67. Nous devrions néanmoins prendre au sérieux le concept d’«érosion
de la démocratie», parce qu'il semble cacher un autre jugement – tout
aussi pessimiste – fondé sur la notion d’«érosion» de l'Etat moderne et
de son pouvoir souverain, c'est-à-dire de sa capacité à relever
les défis de la mondialisation des marchés et de la communication.
4.1. Les
trois principaux défis posés à toutes les démocraties d’Europe d'aujourd'hui
68. Le premier est la baisse de
confiance des citoyens dans les partis politiques, lesquels ont
pourtant joué un rôle crucial dans la construction de la démocratie
au milieu du XIXe siècle en Europe et dans son fonctionnement depuis.
Ils ont servi de cadres au débat politique, encouragé la socialisation
politique, servi de réservoirs de talents pour la carrière politique,
etc. Toutefois, au cours des dernières décennies, ils ont perdu de
leur crédibilité comme nous le montre la montée des mouvements populistes
dans presque tous les pays européens. Alors que les citoyens de
l'Egypte, de la Libye, de la Tunisie et même du Maroc placent leurs espoirs
politiques dans les partis, les Européens ont tendance à s’en détourner.
Ce phénomène est plus problématique qu’il n’y paraît puisque, sans
institutions intermédiaires, les démocraties des pays dont les habitants
ont des origines sociales, religieuses et culturelles de plus en
plus différentes ne seront pas en mesure de régler par la médiation
les antagonismes ou les rivalités qui émaillent la lutte pour le
pouvoir. En d'autres termes, sans un tissu d'associations ou de
réseaux politiques, le système d'équilibre des pouvoirs, que les
démocraties européennes ont mis en place tout au long de leur histoire,
ne peut pas fonctionner correctement.
69. Le deuxième défi tient à la migration de millions de personnes
en Europe et vers l'Europe. Leur statut politique et juridique est
une question de la plus haute importance pour l'avenir de nos démocraties.
L'octroi de la citoyenneté est un acte de reconnaissance sociale;
exclure les immigrés, y compris ceux des deuxième et troisième générations,
de toute participation politique affaiblit considérablement la capacité
médiatrice des démocraties. La hausse des tensions sociales entre
l'électorat établi et les groupes d'immigrés sur les questions religieuses
dans de nombreux pays européens illustre bien cette situation.
70. Enfin, le troisième défi tient à la capacité limitée de l'Etat-nation
à gérer les problèmes qui dépassent le cadre de ses pouvoirs. Il
est inutile d'énumérer tous les problèmes en question: protection
de l'environnement, réglementation des marchés financiers, sécurité,
gestion des conflits, etc. Pour les résoudre, un Etat fort et de nouvelles
formes de démocratie transnationale sont indispensables. Ces deux
exigences sont liées puisqu'en Europe, un Etat fort et un gouvernement
transnational efficace ont peu de chances de réussir sans légitimité démocratique.
Tel est l'héritage de la longue et complexe histoire de la démocratie
en Europe depuis la Révolution française. La difficulté est de créer
et de mettre en œuvre des moyens institutionnels capables de gérer
par la médiation les intérêts politiques conflictuels non pas au
sein des nations, mais entre elles.
71. Même le grand historien et philosophe français Pierre Rosanvallon
a tiré quelques conclusions des deux tours de l’élection présidentielle
française en mai 2012 qui montrent combien la démocratie est au
centre des changements que connaissent nos sociétés. Il a observé
«une confusion de l'idée de démocratie avec le pouvoir tout-puissant
de la majorité»
. De plus, «Une République vraiment démocratique
n'est pas seulement celle du suffrage universel, mais aussi celle
des institutions d'impartialité, de l'autonomie de la justice, des contrepouvoirs
[...]». Et l’auteur de revenir à son ancienne hypothèse des «crises
de la représentation politique» lesquelles perdureraient: «Il y
a une réelle difficulté à introduire les réalités sociales dans
le forum public […] Au fond, être représenté, c'est avoir le sentiment
que le monde politique donne un langage à ce qu'on vit.»
72. Mais les attentes des citoyens à l'égard de la démocratie
évoluent aussi. Rosanvallon observe que «les citoyens ne peuvent
pas se contenter aujourd'hui d'être des observateurs passifs. […]
chacun désire être respecté, prendre la parole et n'entend plus
simplement donner un chèque en blanc à un représentant qui se chargerait
de faire son bien.»
.
73. Le populisme est selon lui «la figure contemporaine des pathologies
de la démocratie»: la matrice, commune à toute l’Europe, «est celle
d'une culture du rejet, d'essence sociale-protectionniste. Sa réponse
à la question sociale est la politique des frontières, la stigmatisation
de l'immigration et une politique antisystème où l'on fait à la
fois des immigrés et des élites les boucs émissaires de toutes les
difficultés de la société». Pour Rosanvallon, lutter contre le populisme
consiste essentiellement à «s'atteler à la résolution de la question sociale
et [à] redonner un cadre rénové à la vie démocratique»
.
5. Une
démocratie forte et l’Etat dont elle a besoin
74. Une démocratie forte exige
plusieurs éléments fondamentaux: des arrangements institutionnels adaptés;
une culture politique fondée sur une culture civique et une structure
de l’Etat répondant aux critères d’une démocratie. Une démocratie
forte peut contribuer, dans une large mesure, au processus politique
et à la «légitimité des processus» qui en découle. Mais une démocratie
stable et dynamique doit aussi produire des résultats politiques,
c'est-à-dire fournir des biens et répondre aux besoins sociaux,
ce qui en fait un processus utile et peut engendrer une «légitimité
des résultats»
.
Le processus de transformation des objectifs politiques en décisions
gouvernementales, en trains de mesures et en mise en œuvre desdites
mesures par les pouvoirs publics dépend, dans une large mesure,
de l’appareil de l’Etat et des ressources dont il dispose, telles
que les finances, les lois, les pouvoirs réglementaires et les capacités
administratives. Si l’Etat est faible, la performance démocratique
ne saurait être forte.
75. Dans le présent rapport, pour désigner un Etat où la démocratie
est forte, nous utiliserons des termes comme «Etat solide», «Etat
efficace» ou «Etat de haute qualité» plutôt que le terme «Etat fort»,
ce dernier pouvant revêtir des connotations contradictoires et prêter
à confusion. Dans la plupart des langues et des pays européens,
un «Etat fort» sera lié à des modèles autoritaires dans lesquels
les citoyens sont limités dans leur autonomie et leur liberté et
où le contrôle consécutif des citoyens par l’Etat l’emporterait
sur le contrôle de l’Etat par les citoyens. En particulier en Europe
centrale et orientale, cette expression rappelle aux citoyens le contrôle
exercé par l’Etat sous le régime communiste. A l’inverse, un Etat
solide ou efficace ne sera pas défini par rapport à de telles caractéristiques
négatives, mais plutôt par rapport à des perspectives et des objectifs positifs
au service de l’intérêt commun des citoyens et de la société.
5.1. Etat
fort / Etat faible
76. La solidité et la qualité d’un
Etat signifient que celui-ci a les capacités de s’acquitter de ses
principales fonctions, particulièrement la définition de la citoyenneté,
la garantie de la paix et de la sécurité intérieure et extérieure,
la résolution des conflits sociaux, la protection des minorités,
la réglementation des relations sociales par la loi, la régulation
du système économique, la génération de recettes fiscales (levée
de l’impôt) et d’autres ressources publiques, la fourniture d’infrastructures
publiques (éducation, systèmes de communication, services sociaux,
équipements de transport, distribution d’énergie, d’eau, etc.),
l’organisation de la sécurité sociale (Etat providence) et la promotion
de l’intégration sociale. Pour ce faire, les institutions que sont
la justice, la police et l’administration doivent fonctionner de
façon équitable et efficace.
77. L’exercice satisfaisant de ces fonctions essentielles est
également déterminant sous l’angle des conditions préalables cruciales
pour l’Etat et la démocratie: la confiance des citoyens dans leurs
représentants et les titulaires d’une charge publique, le soutien
apporté aux partis politiques, la participation des citoyens à l’élaboration
des politiques et leur adhésion à ces politiques, l’acceptation
des décisions politiques et la légitimité du pouvoir de la majorité.
78. La «solidité» d’un Etat peut être compromise par plusieurs
facteurs généraux qui réduisent sa capacité d’atteindre ses objectifs
politiques au service du bien commun. Le facteur le plus néfaste
serait une utilisation non équitable et arbitraire du pouvoir politique,
administratif ou judiciaire. De telles pratiques sont souvent engendrées
par la corruption. Un facteur étroitement lié serait la pression
exercée – ouvertement ou de façon dissimulée – par des monopoles
de pouvoir privés (oligopoles), tels que des oligarchies ou bien
des entreprises détenant un monopole commercial ou médiatique (radio/télévision/presse
ou groupes de médias publics) Un troisième facteur serait une forte
dépendance à l’égard de pouvoirs extérieurs, comme un Etat voisin,
en ce qui concerne la fourniture de produits de base tels que l’énergie
et les denrées alimentaires. Une forte dépendance à l’égard de sources
de financement extérieures peut avoir des effets analogues.
79. La crise financière (2008-2012) a révélé de façon spectaculaire
les faiblesses des Etats. Les caractéristiques déterminantes de
cette crise ont été des niveaux extrêmes de déficit budgétaire et
de dette publique accumulée, une récession économique rapide, des
taux de chômage en flèche et des réductions drastiques dans des
services cruciaux, alliés à l’incapacité de refinancer la dette
publique. Les causes structurelles de cette situation tenaient au
déséquilibre des économies nationales et à un manque de compétitivité,
à des capacités insuffisantes de lever l’impôt, à une inégalité
sociale croissante et à une dépendance croissante à l’égard d’acteurs
économiques mondiaux. La plupart des pays ont par conséquent été
incapables d’élaborer des politiques à même de stimuler la croissance
économique. Toutes ces caractéristiques négatives sont réunies dans
le cas de la Grèce. L’Islande représentait un cas extrême de déséquilibre
structurel, tandis que l’Irlande et le Royaume-Uni ont révélé leur
forte dépendance à l’égard du secteur de la finance. L’Espagne a
souffert de sa forte dépendance à l’égard du boom immobilier, tandis
que l’Italie et le Portugal ont plutôt accusé des problèmes généraux
de faiblesse de la compétitivité. En Europe centrale et orientale,
certains Etats étaient fortement dépendants à l’égard des approvisionnements
en énergie en provenance de Russie (par exemple l’Ukraine). En général,
la plupart des pays de la région ont été victimes de la concurrence
massive de la Chine en matière de bas salaires.
80. La crise financière de 2008 a été déclenchée, en partie, par
des opérations extrêmement risquées effectuées par des institutions
financières et par la nécessité de prévenir leur effondrement en
leur injectant une aide massive de l’Etat. L’absence de régulation
des banques et des compagnies d‘assurance, qui est l’une des principales
causes de la crise, aurait dû être la plus grande priorité, mais
les Etats ont en fait été incapables d’assurer cette fonction de
régulation par des décisions de politique nationale. En dépit d’une
certaine activité internationale (G8, G20), l’espoir de règles coopératives
internationales a été déçu. De même, les tentatives de l’Union européenne
ou de l’Eurogroupe n’ont pas produit les résultats escomptés. L’un
des facteurs les plus dangereux d’instabilité financière dans le
monde n’est par conséquent pas encore résolu. Tous les autres efforts
déployés par les Etats pour faire face à cette situation de crise
multiple seront compromis, en l’absence d’une régulation mondiale
efficace des banques, des compagnies d’assurance et des fonds spéculatifs. Plusieurs
nouvelles règles adoptées dans le cadre de Bâle III, qui a notamment
relevé les exigences en matière de niveau des fonds propres des
banques, sont importantes, mais insuffisantes pour réguler et réduire le
potentiel de risques élevé du secteur bancaire mondial. Malheureusement,
à ce jour, les efforts de plusieurs Etats, comme la France et l’Allemagne,
visant à mettre en place conjointement une taxe sur les transactions financières
n’ont pas été couronnés de succès. Une telle approche devrait être
soutenue par autant d’Etats et d’institutions européennes que possible.
81. Des niveaux élevés de dette publique et de déficit budgétaire
accumulés sont l’autre aspect le plus spectaculaire de la crise
financière actuelle qui a été exacerbée par la crise bancaire de
2008, comme on l’a vu en Grèce, en Irlande, au Portugal, en Espagne
et en Italie.
82. Les programmes de stabilisation européens (FESF, MSE), en
dépit de leur garanties financières élevées, ne peuvent qu’aider
à contenir des hausses massives des coûts de refinancement des niveaux
de dettes publiques. Seul le Pacte budgétaire et fiscal des Etats
membres de la zone euro – lequel vise à réduire toute nouvelle accumulation
de dettes publiques – pourrait avoir des effets à long terme sur
la dépendance des Etats à l’égard des marchés financiers.
83. Les réductions budgétaires massives, notamment dans les services
publics et la protection sociale, ont eu toutefois des effets ambivalents
et contre-productifs, étant donné que les niveaux de la demande
sont réduits, que la croissance économique est à l’arrêt et que
la situation se dégrade fortement en ce qui concerne les inégalités
sociales et la pauvreté.
84. Les niveaux actuels de dette souveraine et les réductions
budgétaires imposées ont empêché la stimulation de la croissance
économique selon l’approche traditionnelle qui consiste à engager
de nouvelles dépenses publiques. Les ressources dont disposent les
Etats ont été sérieusement réduites et bon nombre d’entre eux n’ont
manifestement pas non plus la possibilité d’augmenter leurs revenus.
Cette impasse peut tenir à des idéologies néolibérales, à une concurrence
internationale pour abaisser les niveaux d’imposition ou à l’incapacité
de l’Etat à collecter des montants d’impôts suffisants. Des Etats
solides devraient disposer des moyens techniques nécessaires pour
lever l’impôt, comme le contrôle fiscal, et de dispositifs juridiques
contre la fraude fiscale. Ils devraient également être capables
politiquement d’augmenter le taux de l’impôt prélevé sur les sociétés
et les catégories sociales les plus riches, ainsi que de recouvrer
des montants ayant souvent été transférés à l’étranger. Les majorités
au pouvoir doivent par conséquent obtenir le soutien politique d’une majorité
de citoyens, y compris des groupes à faibles revenus, en faveur
d’un système d’impôt progressif sur les revenus et les biens immeubles.
85. Un Etat solide devrait élaborer des stratégies et développer
les capacités lui permettant de suivre des approches complexes et
à long terme de la croissance économique, ce qui à son tour, permettrait
de créer des emplois et de répondre à des besoins sociaux urgents.
Cet effort pourrait prendre la forme, par exemple, d’une stratégie
d’investissement dans les économies d’énergie et les énergies nouvelles,
comme l’isolation des bâtiments, les énergies renouvelables et l’amélioration
des technologies de traitement de la distribution et de la consommation
d’énergie. Une telle approche conviendrait à la plupart des pays
européens, notamment ceux d’Europe centrale et orientale, en réelle
attente de nouvelles impulsions pour l’emploi et l’innovation. Des approches
analogues dans une perspective d’un développement durable à long
terme pourraient être appliquées dans d’autres domaines de la société.
86. Si l’élaboration des politiques a été confrontée à une tendance
croissante à un contexte instable, il sera essentiel dans de nombreux
domaines d’élaborer et de mener des stratégies à long terme en matière
de politiques publiques. Ce n’est que dans une perspective à long
terme que l’on pourra traiter des questions comme l’environnement
et le changement climatique, la protection sociale et les services
sociaux dans des sociétés vieillissantes, la mise en place d’une
infrastructure moderne dans le domaine des communications, la mobilité,
etc. Le système éducatif a particulièrement besoin, à tous les niveaux,
d’une approche stable et innovante à long terme pour ses programmes
et institutions.
87. L’intégration sociale est rendue plus difficile dans bon nombre
de sociétés contemporaines par des facteurs tels que l’instabilité
et les mutations économiques, la migration, la mobilité accrue des
populations, la différenciation sociale, les problèmes des minorités,
etc. Des Etats solides devraient par conséquent disposer des capacités
nécessaires pour favoriser l’intégration sociale, ce qui est aussi
une condition essentielle d’un système politique démocratique. Des
Etats comme la Hongrie, «l’ex-République yougoslave de Macédoine» ou
la Roumanie ont montré leur profonde incapacité à intégrer de façon
satisfaisante les groupes minoritaires. Dans tous les pays européens,
les inégalités de revenus et de statut social ont considérablement
augmenté au cours des dernières années et la crise économique a
assez souvent engendré des niveaux extrêmement élevés de polarisation
sociale. De tels phénomènes peuvent affaiblir la base d’adhésion
aux valeurs et institutions démocratiques.
88. Dans de nombreux domaines, les politiques publiques des Etats
nécessitent le renforcement de leur coopération avec les autres
Etats dans le cadre d’organisations internationales ou régionales.
La mondialisation politique et économique et, en Europe, le rôle
de plus en plus important de l’Union européenne ont rendu cette
exigence plus urgente. Ce constat s’applique aux Etats membres de
l’Union et encore plus aux pays européens qui, à ce jour, sont toujours
hors de l’Union. Les développements économiques sont chaque jour
davantage liés et intégrés les uns aux autres, tout comme bon nombre
d’autres problèmes sociaux, environnementaux et de sécurité qui
affectent plus d’un Etat. Les Etats jouant la carte de la coopération
seront plus efficaces que les autres.
6. Les
Etats solides et la démocratie forte dont ils ont besoin
89. L’évolution de ces dernières
années a révélé la vulnérabilité des Etats et des démocraties dans
des conditions de mondialisation économique, notamment des marchés
financiers, et leur potentiel de crise. Dans de telles conditions,
la plus grande tentation pour les élites économiques et politiques
est de recourir à des politiques publiques technocratiques: une
option qui pourrait bien aboutir à un régime autoritaire et non
à un système politique démocratique. Une démocratie forte donnera
cependant la priorité à la participation des citoyens et à la possibilité
pour ceux-ci d’exprimer librement leurs intérêts et leurs préférences,
de choisir et d’appuyer les décisions en matière de politiques publiques
et de contrôler le processus décisionnel par l’intermédiaire de
représentants élus. Les institutions et les élites doivent s’efforcer
de rétablir la confiance politique des citoyens. Le processus démocratique
devrait être guidé par l’idée de justice et de bien commun. Il faut
inverser la tendance récente d’accroissement des inégalités et de
polarisation de la société et viser à atteindre l’égalité des chances
au sein de toutes les structures de la société.
90. Pour être forte, la démocratie doit nécessairement reposer
sur la légitimité des processus et sur la légitimité des résultats,
ce qui passe notamment par l’adhésion d’un large éventail de citoyens
aux décisions politiques et un soutien aux institutions politiques
qui sont au service de toutes les composantes et de tous les groupes
de la société.
91. Un principe fondamental de toute démocratie doit être la primauté
du droit (qui garantit les droits individuels) et la protection
des droits garantissant la liberté de participer à la vie politique
(tels que la liberté d’expression, la liberté de communiquer et
de s’associer avec d’autres citoyens, de signer des pétitions, de participer
à des manifestations et à des élections, de se porter candidat à
une fonction élective, etc.). Pour toutes les violations de ces
droits, le recours à un système judiciaire indépendant doit également
être garanti, notamment une Cour constitutionnelle et des tribunaux
administratifs. Plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe ne
respectent pas encore entièrement ces principes et font actuellement
l’objet des procédures de suivi pertinentes
. Dans une démocratie, on ne saurait
accepter que des citoyens ou des groupes de la société civile doivent
craindre la répression s’ils veulent exercer leurs droits démocratiques
fondamentaux.
92. La séparation des pouvoirs comme garantie des libertés individuelles
et des procédures démocratiques peut également être mise à mal par
les pouvoirs technocratiques que l’exécutif en place peut être tenté
de revendiquer au détriment du parlement. Dans le cadre de la stabilisation
des banques en faillite, des finances publiques ou des mécanismes
de soutien au système euro, de lourdes pressions ont très souvent
été exercées sur les parlements afin qu’ils acceptent les décisions
prises par les gouvernements dans des délais beaucoup trop courts
et sans possibilité de tenir les débats nécessaires. Les parlements
doivent protéger leur droit d’avoir le dernier mot dans le processus
décisionnel et défendre leur pouvoir de contrôler le gouvernement
.
93. La corruption politique constitue la transgression la plus
grave d’un processus rationnel, transparent et ouvert en matière
de prise de décisions dans la sphère publique. Cette analyse ne
vaut pas seulement pour la Grèce où la corruption fait partie depuis
longtemps de la vie politique et sociale. Des affaires de corruption
ont été également signalées récemment dans plusieurs pays d'Europe
centrale et orientale comme la Bulgarie, la Croatie, la Roumanie,
la République slovaque, la République tchèque et l’Ukraine. Il s’agit
d’actes de corruption visant à influencer certaines orientations
politiques ou à financer des partis politiques.
94. La corruption dans le cadre du financement des partis politiques
ou des dirigeants d’un parti est un problème important dans plusieurs
pays d’Europe orientale et occidentale, comme l’Autriche, l’Italie,
la République slovaque, la République tchèque, et d’autres. En Autriche,
une enquête a été menée par une commission parlementaire, laquelle
a récemment fourni une liste de recommandations pouvant être utiles
à d’autres pays. Elle a notamment défini des exigences élevées en
matière de transparence, en commençant par des niveaux très faibles
de dons aux partis et dirigeants d’un parti. En Italie, l’utilisation
abusive des finances d’un parti par ses dirigeants, par exemple
la Lega Nord, devrait également
déboucher sur l’adoption de nouvelles règles et la mise en place
d’un système rigoureux en matière de contrôle et de transparence.
En général, selon l’expérience de l’Allemagne et d’autres Etats
européens, le fait de prévoir un financement de l’Etat pour les
partis politiques pourrait aider ces derniers à protéger leur indépendance
et à rester indemnes de toute corruption, à condition que des contrôles
suffisants aient été mis en place.
95. La transparence des processus décisionnels est largement considérée
comme une condition préalable à la participation des citoyens, à
l’information du public et à la transparence et au contrôle de la
démocratie directe et représentative. Des pays comme les Etats-Unis
d’Amérique ou la Suède font figure de modèles en ce qui concerne
l’accès à l’information de tous les citoyens, par des lois qui garantissent
l’accès aux documents de l’administration et des institutions publiques.
En Europe, certains pays disposent de lois à cet effet dans des domaines
politiques spécifiques, lesquelles ont été en partie transposées
du droit communautaire. Tous les pays européens devraient établir
des règles générales d’accès à l’information, notamment la possibilité
de faire appliquer ce droit en saisissant la justice.
96. Les médias
jouent
un rôle indispensable dans les démocraties: ce sont eux qui mènent
des recherches et fournissent des informations au public, jouent
un rôle actif dans le débat public et invitent un large public à
prendre part à la réflexion politique et à agir en tant qu’agents
de contrôle essentiels des membres du gouvernement. Il est indispensable
que cette importante fonction soit exercée par une pluralité de
médias et qu’aucun monopole ou quasi-monopole ne soit établi dans
ce domaine. Or, dans certains pays d’Europe, les monopoles d’Etat,
notamment la télévision, ne respectent pas ce principe de pluralité.
En Italie, sous le gouvernement Berlusconi, les mêmes intérêts exerçaient
le contrôle à la fois de la télévision publique et de la télévision
privée. En Hongrie, le gouvernement dirigé par le Fidesz a mis en
place en 2011 des règles très restrictives de contrôle des médias
publics et privés – y compris la presse – par le gouvernement, ce
qui a déclenché un débat très controversé à l’échelle de l’Europe
sur l’ingérence politique dans la fonction démocratique exercée
par les médias. Au Royaume-Uni, le pouvoir médiatique extrêmement
concentré du groupe Murdoch et ses pratiques illégales en vue d’obtenir
des informations et de les utiliser de façon abusive à des fins
politiques et commerciales, ainsi que ses relations étroites avec
des détenteurs du pouvoir politique, ont ajouté une nouvelle dimension
à la manière dont les médias peuvent jouer un rôle de déstabilisation
de la démocratie. La nécessité de créer dans tous les Etats un organisme
indépendant chargé de surveiller le caractère démocratique des systèmes
de médias semble évidente.
97. En dépit du consensus établi de longue date selon lequel,
dans une démocratie, le principe d’égalité politique doit prévaloir
et chaque citoyen doit disposer d’une voix égale et à effet égal
lors des scrutins, il existe des différences importantes dans les
systèmes électoraux quant à la manière dont les suffrages sont convertis en
mandats. Le principe de représentation proportionnelle serait le
mécanisme le plus adapté pour traduire la diversité des voix en
mandats de parti. Les listes de parti fermées ne confèrent cependant
pas aux électeurs la possibilité de choisir individuellement un
ou plusieurs candidats dans une liste. D’autres systèmes présentent
l’inconvénient de produire des résultats très éloignés de l’égalité
proportionnelle. Au Royaume-Uni, compte tenu du système à la majorité
relative (first past the post),
la majorité des sièges est souvent obtenue avec seulement 35 % à
40 % des suffrages (une proposition de nouveau système produisant
des résultats plus proportionnels a été rejetée par référendum en
2011). Dans d’autres pays, l’exigence d’un pourcentage minimum des
suffrages (Allemagne et Russie 5 %, Liechtenstein 9 %, Turquie 10
%) écarte un grand nombre de voix qui ne sont donc pas comptées;
en Grèce, le parti ayant remporté le plus grand nombre de suffrages (même
si ce n'est que 20 % des voix) bénéficie de 50 sièges supplémentaires
au parlement pour l’aider à former une majorité gouvernementale.
De telles règles produisant des déformations flagrantes de la volonté populaire
devraient à tout le moins être modifiées de façon à respecter davantage
le principe d’égalité politique. Des systèmes mixtes, avec un scrutin
proportionnel et la possibilité de choisir des candidats dans une
liste ouverte, peuvent offrir des avantages par rapport aux autres
systèmes.
98. Ceux qui pensent que les citoyens devraient bénéficier davantage
de réelles possibilités de participer au processus décisionnel à
tous les niveaux – ce qui signifie que la démocratie devrait être
comprise au-delà du niveau des élections et qu’il faudrait y associer
des éléments de démocratie directe – devraient savoir qu’une telle
approche de la démocratie mérite d’être conçue avec le plus grand
soin.
99. Selon la façon dont vous mettez en œuvre cette approche et
organisez l’interface entre des institutions représentatives essentielles
et des éléments additionnels de démocratie directe, soit vous mettez
en place une meilleure démocratie et une vie politique plus représentative,
soit, à l’inverse, vous entravez la démocratie et frustrez encore
plus les citoyens.
100. On compte au moins huit éléments décisifs pour la conception
et la qualité d’un système politique démocratique, lesquels doivent
être examinés avec la plus grande attention:
- Il faut commencer par déterminer qui peut initier un référendum
populaire. Dans le but de vraiment ouvrir le système politique,
accroître la participation des citoyens et rapprocher de nombreux
citoyens des institutions démocratiques d’aujourd’hui, il conviendrait
de conférer ce pouvoir à des groupes ne représentant qu’une faible
portion de l’électorat.
- La démocratie directe signifie que le pouvoir politique
est mieux partagé. Par conséquent, le nombre de signatures exigé
pour les référendums et les initiatives ne devrait pas dépasser
2 % ou 3 % du corps électoral afin d’être facile d’accès aux citoyens
et d’éviter de créer des obstacles que seules des organisations
puissantes – déjà bien représentées dans les institutions – pourraient
surmonter.
- Les propositions à l’initiative de citoyens doivent être
comprises comme un processus qui prend du temps. Moins le calendrier
sera urgent, plus il y aura de possibilités de dialogue, d’interaction
et d’effets positifs.
- Les délibérations sont au cœur de la démocratie directe;
c’est John Stuart Mills qui a décrit la démocratie en ces termes:
«la démocratie, c’est la conduite des affaires publiques par la
discussion». Pour qu’il y ait débat, il faut des citoyens formés
et informés, des centaines de petits et grands rassemblements pour le
rendre possible, un large accès à autant de personnes que possible:
les autorités des Etats solides devraient poursuivre ces buts et
recourir à tous ces outils démocratiques.
- La démocratie directe devrait être conçue de façon à interagir
avec la démocratie indirecte, notamment le parlement qui doit examiner
toutes les initiatives et devrait pouvoir faire des contre-propositions.
- Aucune question ne devrait être exclue de la participation
citoyenne. Toutes les propositions pouvant être examinées par le
parlement devraient aussi être ouvertes à des processus d’initiative
citoyenne.
- Le fait d’exiger une super majorité comme condition de
validation des résultats des référendums aurait un effet contre-productif:
comme de nombreux exemples l’ont montré en Italie au cours des dernières années,
cette règle permet souvent à une majorité au pouvoir d’éviter le
débat, ce qui décourage les démocrates et ne contribue pas au renforcement
de la démocratie.
- Dans une démocratie directe, les électeurs doivent être
particulièrement bien informés, par exemple par la distribution
de brochures d’information officielle, et le processus au cours
de la période précédant le référendum doit être équitable, équilibré
et transparent s’agissant des sommes investies.
101. Un régime de démocratie directe conçu avec soin produit des
attitudes, des relations et des éléments de culture politique dont
les sociétés modernes, les entités et les structures politiques
ont besoin et qui leur sont très utiles. A titre d’exemple:
- il aide à intégrer des sociétés
diverses et multiculturelles en permettant au plus grand nombre
possible de personnes de participer facilement et sans contraintes;
- il facilite l’apprentissage collectif des questions sociales
et contribue au processus d’apprentissage politique au sein de la
société;
- il accroît la légitimité des institutions et des décisions
politiques;
- il permet à un plus grand nombre de citoyens de s’identifier
davantage à la vie politique, aux principales institutions et à
leurs acteurs, ainsi que de réduire la distance qui les en sépare;
- il accroît l’ouverture du système aux acteurs non traditionnels
et qui ne sont pas du courant majoritaire et à leurs propositions,
et renforce la capacité des institutions à répondre aux attentes
des citoyens;
- la sphère publique devient plus riche, plus solide et
son contenu est enrichi par des aspects beaucoup plus diversifiés
de la société, et pas seulement par les détenteurs du pouvoir ou
les titulaires d’une charge publique;
- les délibérations publiques deviennent plus intenses et
plus contributives, car un nombre beaucoup plus important de personnes
s’écoutent et parlent.
102. Dans de nombreux pays, les taux de participation à la vie
politique traditionnelle – comme le taux de participation aux élections,
d’adhésion à un parti, etc. – ont connu une baisse importante au
cours des dernières années, alors que dans une démocratie forte,
la participation des citoyens devrait augmenter et s’intensifier.
Une condition utile à cet égard serait l’élaboration de modèles
de société civile comportant de nombreuses formes de participation
informelle, notamment des débats publics, des formes de protestation, l’auto-organisation,
etc. La procédure budgétaire participative, notamment aux niveaux
local et régional de la vie politique, est une autre manière d’intéresser
de nombreux citoyens et d’accroître leur expérience.
103. Dans un environnement changeant en matière de technologies
des communications, les potentiels d’internet et de nombreuses nouvelles
formes de «démocratie électronique» peuvent jouer un rôle important pour
rapprocher les citoyens et les groupes ou les citoyens et les acteurs
qui les représentent. Il existe de nombreux exemples d’une utilisation
productive des outils numériques et des potentiels interactifs,
notamment par l’intermédiaire de Facebook et Twitter. Par exemple,
les citoyens allemands peuvent présenter leurs pétitions au Bundestag via une plateforme électronique.
En Suisse, le scrutin électronique pour les votations et les élections
a été testé avec succès dans plusieurs cantons. Au sein de l’Union
européenne, la Commission européenne a mis en place en avril 2012
un site internet pour enregistrer les propositions formulées dans
le cadre de la nouvelle Initiative citoyenne européenne (introduite
par l’article 11.4 du Traité de Lisbonne). De nouvelles formes d’organisation
de débats politiques en ligne ont été mises en place, entre autres,
dans le cadre de la «démocratie liquide» dont se revendiquent des
groupes politiques «pirates». Si ce type de communication par internet
pouvait attirer notamment un plus grand nombre de jeunes et les
inciter à s’engager dans le débat politique et le processus décisionnel,
ce serait très utile pour la stabilisation et l’avenir de la démocratie.
104. Dans bon nombre d’Etats européens dépourvus de structures
fédéralistes, les structures administratives nationales sont trop
fortement centralisées. La décentralisation et le renforcement des
pouvoirs locaux disposant de réels pouvoirs exécutifs et administratifs,
notamment des ressources financières nécessaires, seront aussi une
bonne chose pour la démocratie. Des responsabilités locales pour
les affaires courantes, une plus grande participation des citoyens
à la vie politique locale, notamment au moyen d’initiatives et de référendums,
et l’accent mis sur une sphère publique locale pourrait largement
contribuer à une vie démocratique active pour le pays dans son ensemble
.
105. Avec la mondialisation, la plupart des problèmes économiques
et environnementaux, ainsi que bien d’autres domaines, se sont déplacés
hors de la portée de la plupart des Etats nations. La crise financière actuelle
l’a démontré de façon spectaculaire, de même qu’elle a démontré
que même l’Union européenne n’a pas eu de contrôle suffisant des
événements. La coopération et l’intégration des Etats revêtent dès
lors la plus haute importance. La démocratie ne peut l’emporter
que si les Etats développent le potentiel de coopérer à l’élaboration
des politiques pour gérer leurs affaires communes.
106. La communauté des 47 Etats du Conseil de l’Europe représente
en fait deux Europe: 20 Etats agissant en tant qu’Etats nations
et 27 Etats membres intégrés dans l’Union européenne, parmi lesquels
17 sont aussi membres du système euro. Il est certain que les autres
Etats du Conseil de l’Europe non membres de l’Union européenne suivront
avec le plus grand intérêt l’évolution de la situation dans l’Union
européenne et/ou dans la zone euro, ainsi que dans les pays qui
en sont membres et avec qui ils souhaitent coopérer pour régler
les problèmes et sécuriser leurs systèmes démocratiques respectifs.
107. L’Union européenne se heurte à un problème encore plus grand
que les Etats membres pour ce qui est des qualités démocratiques.
Le déficit démocratique dans les institutions de gouvernance de
l’Union européenne est bien connu: seul le Parlement européen est
légitimé par une représentation électorale directe, alors que les
institutions les plus puissantes – la Commission européenne et le
Conseil des Ministres – ne jouissent que de la légitimité limitée
que leur confèrent leurs électorats nationaux. Comme cela ressort clairement
depuis des années, les citoyens des Etats membres de l’Union européenne
ont des relations assez distantes avec les fonctions et les institutions
de l’Union, et encore plus avec le système euro. Il est certain
que les perspectives diffèrent selon le groupe de pays, notamment
dans les Etats d’Europe centrale et orientale, pour qui les espoirs
d’une liberté effective et d’un développement économique réussi
sont très fortement liés à l’Union européenne (je me réfère ici
à l’exposé présenté par M. Krzemiński devant notre commission le 14 mars
2012).
108. Les institutions européennes devront donc encore accomplir
d’importantes réformes démocratiques. Les institutions représentatives
ayant une légitimité directe devraient avoir plus de poids que les
délégués exécutifs des gouvernements nationaux. Les interactions
entre les acteurs législatifs européens et les parlements nationaux
devraient également s’intensifier. Le Traité de Lisbonne a proclamé
que les valeurs de participation des citoyens devraient jouer un
rôle plus important dans l’Union, mais il n’y a pas eu beaucoup de
dispositions dans ce sens. L’Initiative citoyenne européenne dont
il est question à l’article 11.4 du Traité peut être considérée
comme une mesure importante qui devrait permettre aux citoyens d’exprimer
leurs aspirations et leurs propositions politiques dans le cadre
d’une procédure transnationale. Si les règles d’utilisation de cet
outil devaient se révéler trop restrictives, il faudrait envisager
des révisions d’ordre pratique en temps utile. Au-delà de ce nouvel
instrument, l’idée d’une vaste initiative donnant lieu à un référendum
à l’échelle des citoyens européens pourrait devenir un sujet de
discussion.
109. Si l’Union européenne veut affronter les tâches gigantesques
inhérentes à l’élaboration des politiques transnationales, lesquelles
échappent à la compétence des Etats nations, elle devra développer
de meilleures qualités propres à un Etat solide et disposer d’une
base plus large de soutien démocratique auprès des citoyens européens.
Pour ce faire, il faudra, d’une part, redéfinir plus complètement
les compétences et les obligations, avec des ressources plus importantes,
notamment financières, et, d’autre part, établir des institutions
plus fortes de représentation politique et de participation directe,
notamment sur le plan de la responsabilité et de la transparence.
Ce saut qualitatif de la réforme fonctionnelle et démocratique pourrait
bien nécessiter un nouveau cycle de discussions tendant vers une
véritable Constitution européenne élaborée par les peuples eux-mêmes.
7. Une
démocratie forte, des Etats solides et l’Europe solide et forte
dont ils ont besoin
110. Une démocratie plus puissante
et plus forte a besoin de l’Europe, car l’Etat-nation n’est plus
capable de remplir les grandes promesses associées à la démocratie.
Un Etat solide ne peut répondre aux attentes de ses citoyens sans
une forme équilibrée, équitable et bien établie de coopération européenne
et d’institutions qui fonctionnent. L’Europe est ainsi au centre
de nombreuses attentes, si ce n’est de toutes. En même temps, les
critiques n’ont pratiquement jamais été aussi vives en Europe à
l’égard des institutions européennes. Pour un trop grand nombre
de personnes, l’Europe est devenue une source de problèmes plus
qu’un moyen de les surmonter.
111. Selon le journaliste et essayiste français Jacques Julliard,
«L’Europe est à un tournant, entre l’être et le non-être, et l’on
ne peut plus attendre sans risquer d’opter par défaut pour le non-être»
.
112. Selon l’éditorialiste britannique Martin Kettle, ancien Européen
convaincu comme il le dit lui-même, les choses sont claires: «Les
nationalistes ont gagné – le rêve d’Europe, c’est fini.
»
113. La journaliste allemande Evelyn Finger a écrit: «Le projet
de l’Union européenne et de l’euro est peut-être en danger, mais
ce n’est pas le cas de la démocratie parlementaire. On pourrait
dire que les sphères politique et économique se sont trop éloignées,
ce qui a rendu la crise financière possible. Mais nombreux (…) sont
les citoyens qui réclament aujourd’hui une plus grande influence
du politique dans le processus de prise de décision économique,
ce qui montre qu’ils connaissent leurs droits démocratiques!
»
114. «Papandréou n’a pas seulement fait ce qu’il fallait faire,
quand il a voulu demander au peuple de se prononcer sur la décision
concernant son avenir», note Frank Schirrmacher, le rédacteur en
chef de FAZ, «il a aussi montré à l’Europe la manière dont les choses
devraient se passer. Parce que dans ce genre de situation, l’Europe
devrait être tenue d’expliquer aux Grecs pourquoi sa ligne d’action
est celle qui est la plus appropriée. L’Europe devrait alors se
convaincre elle-même que tel est le cas (...) Ce serait un processus d’autoréassurance
de la part d’Etats européens qui sont tous aussi lourdement endettés
les uns que les autres et qui ont vraiment besoin de savoir quel
prix ils sont prêts à payer pour les valeurs intangibles associées
à une Europe unie.
»
115. «Depuis la seconde guerre mondiale, les principes et les institutions
démocratiques n’ont jamais été aussi mal jugés, remis en question
et marginalisés qu’aujourd’hui. Il pourrait y avoir un retour de
bâton. Sans démocratie, l’Etat perd le soutien de la population
et, partant, sa légitimité. Sans démocratie au sein de son propre
système, l’Union européenne pourrait se briser contre l’ordre démocratique
de ses Etats membres. Si le conflit entre les besoins des marchés
financiers et la souveraineté des peuples devient ouvertement visible, alors
au sein des Etats et en dehors des Etats, des forces ne respectant
ni la démocratie ni le libéralisme pourraient apparaître.
»
116. «La crise de l’euro nous offre-t-elle l’occasion de fonder
une Europe démocratique? Ou bien, au contraire, faut-il se résoudre
à faire marche arrière et à privilégier les méthodes nationales?»
Pour le philosophe allemand Jürgen Habermas, il est temps pour l’Europe
d’écrire sa Constitution: «Il faut refonder l’Union européenne dans
une Union démocratique supranationale sur le fondement d’une Constitution européenne
recueillant l’adhésion des citoyens européens et des peuples européens.
Il faudrait repenser les institutions de l’Union européenne de telle
façon que cette union obtienne la légitimité nécessaire et les moyens
dont elle a besoin pour piloter les marchés.
»