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Rapport | Doc. 14287 | 07 avril 2017

La lutte contre les inégalités de revenus: un moyen de favoriser la cohésion sociale et le développement économique

Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable

Rapporteur : M. Andrej HUNKO, Allemagne, GUE

Origine - Renvois en commission: Doc. 13889, Renvoi 4160 du 27 novembre 2015. 2017 - Deuxième partie de session

Résumé

Dans toute l’Europe, les inégalités de revenus ont atteint leur plus haut niveau depuis le milieu des années 1980 et la reprise économique observée depuis 2010 n’a pas encore généré une croissance inclusive. Les 1 % les plus riches ont maintenant accumulé plus de richesses que le reste du monde dans son ensemble. Les États membres et les acteurs économiques clés doivent reconnaître que les inégalités de revenus sont étroitement liées aux déséquilibres économiques comme la persistance de taux de chômage des jeunes et d’emploi précaire élevés ainsi que l’augmentation du nombre de «travailleurs pauvres».

L’Assemblée parlementaire devrait exprimer d’urgence son inquiétude face aux répercussions que les fortes inégalités de revenus ont sur la cohésion sociale, la performance, la croissance et la durabilité économiques ainsi que sur le fonctionnement des institutions et processus démocratiques. Elle devrait inviter les États membres à faire de la lutte contre les inégalités de revenus une priorité politique et à mettre en œuvre des stratégies nationales globales et efficaces. Diverses mesures gouvernementales s’imposent concernant les politiques de l’emploi et de fixation des salaires, les politiques fiscales et les institutions du marché de l’emploi afin non seulement de corriger les modes de redistribution mais aussi de rééquilibrer les institutions et les processus décisionnels sous-jacents qui, à l’heure actuelle, donnent beaucoup plus de pouvoir à ceux qui possèdent richesses et revenus.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 24 mars
2017.

(open)
1. Au cours des dernières décennies, les inégalités de revenus n’ont cessé d’augmenter en Europe et dans le monde, et l’écart entre les salaires aux deux extrémités de l’échelle se creuse inexorablement. Les 1 % les plus riches ont maintenant accumulé plus de richesses que le reste du monde dans son ensemble. En Europe, la reprise économique observée depuis 2010 n’a pas encore généré une croissance inclusive, pas plus qu’elle n’a inversé la tendance à l’accroissement des inégalités de revenus, qui enregistre sa valeur la plus élevée depuis le milieu des années 1980.
2. L’Assemblée parlementaire est extrêmement préoccupée par le niveau actuel des inégalités de revenus et ses répercussions, non seulement sur la cohésion sociale, mais aussi sur la performance, le développement et la durabilité économiques et le fonctionnement des institutions et processus démocratiques. S’il a toujours été communément admis qu’un certain niveau d’inégalité peut s’avérer nécessaire pour stimuler les ambitions individuelles et la croissance sur un plan général, le niveau atteint en Europe a désormais largement dépassé les limites d’une saine concurrence. Ces préoccupations sont partagées par les organisations économiques internationales, notamment l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le Fonds monétaire international (FMI) et l’Organisation internationale du travail (OIT).
3. Il appartient aux États membres et aux acteurs économiques à tous les niveaux de reconnaître que la hausse des inégalités de revenus engendre d’autres formes d’inégalités et défis dans ce domaine, tels que la persistance de taux de chômage des jeunes et d’emploi précaire élevés, l’apparition de la nouvelle classe des «travailleurs pauvres» et des disparités salariales importantes entre les femmes et les hommes dans beaucoup de pays européens. Ces inégalités sont, sur le long terme, nuisibles pour la démocratie. Les États membres devraient s’employer à relever ces défis de toute urgence et intégrer des objectifs pertinents dans les politiques socio-économiques à tous les échelons, depuis le nouveau socle européen des droits sociaux au niveau de l’Union européenne jusqu’aux politiques sociales au plan local. Ils devraient promouvoir un dialogue social inclusif visant à établir un nouveau consensus social quant aux niveaux de sécurité individuelle et de flexibilité de l’emploi à atteindre dans chaque contexte national.
4. À la lumière de ce qui précède, l’Assemblée invite les États membres:
4.1. à faire de la lutte contre les inégalités de revenus une priorité politique et à développer des stratégies nationales globales et efficaces, notamment en fixant ou promouvant des objectifs mesurables en termes de réduction du niveau général des inégalités, de l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes et du ratio entre les salaires les plus faibles et les plus élevés;
4.2. concernant les politiques de l’emploi et de fixation des salaires:
4.2.1. à encourager la réduction des taux actuels d’emploi précaire et à offrir aux salariés des perspectives professionnelles plus stables et des postes conformes à leurs qualifications;
4.2.2. à investir dans les programmes de formation et la formation continue de tous les travailleurs tout au long de la vie, pour améliorer ainsi les compétences générales du personnel, y compris en termes d’utilisation des technologies de l’information et de la communication;
4.2.3. à renforcer la participation des femmes au marché de l’emploi, conformément à leurs qualifications, consolidant ainsi les revenus des ménages et facilitant l’égalité d’accès des familles aux soins de santé, aux soins des enfants et à l’éducation;
4.2.4. à mettre en place un salaire minimum suffisamment élevé (salaire de subsistance), à garantir des niveaux de rémunération équitables à toutes les catégories de travailleurs, y compris aux groupes vulnérables sur le marché du travail (les femmes, les jeunes, les migrants, etc.), et à consolider les systèmes d’aide au revenu;
4.2.5. prendre des mesures concrètes pour promouvoir l’emploi des jeunes et la formation professionnelle;
4.2.6. à promouvoir la lutte contre les disparités salariales entre les deux sexes et à garantir l’égalité de rémunération pour un travail d’égale valeur à l’ensemble des femmes et des hommes, notamment au moyen d’une législation pertinente et de mécanismes de recours;
4.2.7. à améliorer les services sociaux, pour permettre aux familles, y compris aux parents seuls, de parvenir à un équilibre acceptable entre vie professionnelle et vie privée, entre un emploi décent et les tâches domestiques et les soins apportés aux enfants ou aux personnes âgées;
4.2.8. à encourager la limitation des rémunérations et primes excessives versées à ceux qui touchent les plus hauts salaires, en assurant la transparence de leurs revenus et en encourageant la fixation d’un écart maximum entre les salaires les plus élevés et les plus bas au sein de branches spécifiques ou des entreprises (par exemple, en mettant en place un contrôle par les parties prenantes, des règles d’appel d’offres, et en particulier par l’intermédiaire de politiques de marchés publics);
4.2.9. à encourager un meilleur accès des petites et moyennes entreprises aux marchés publics;
4.3. concernant les politiques fiscales et systèmes d’imposition:
4.3.1. à accroître la progressivité des systèmes d’imposition, en particulier en augmentant le taux d’imposition des revenus les plus élevés tout en abaissant significativement la pression qui pèse sur les groupes «exposés au risque de pauvreté», dont les familles nombreuses ou les parents seuls (par exemple, une baisse des taux d’imposition des revenus, des allègements fiscaux et des crédits d’impôts, et en abandonnant progressivement les taxes sur la consommation de produits de base et de première nécessité);
4.3.2. à revoir l’imposition sur les richesses, les produits du capital et les successions, en vue de réduire et de renforcer la transparence des avantages fiscaux de tout type;
4.3.3. à intensifier la coopération internationale et à concevoir des mesures efficaces de lutte contre les paradis fiscaux et l’évasion fiscale, comme énoncé dans la Résolution 1881 (2012) de l’Assemblée «Promouvoir une politique appropriée en matière de paradis fiscaux», et la Résolution 2130 (2016) «Enseignements à tirer de l’affaire des «Panama Papers» pour assurer la justice sociale et fiscale», et à promouvoir la coopération afin d’éviter la concurrence fiscale entre pays qui conduit à la délocalisation des entreprises et des personnes;
4.4. concernant les institutions du marché de l’emploi:
4.4.1. à inverser les tendances négatives qui ont affaibli dans le passé la couverture et les institutions de négociation collective;
4.4.2. à renforcer le dialogue social en tant que moyen de lutter contre les inégalités de revenus et de concevoir des politiques du marché du travail modernes, conformément à la Résolution 2146 (2017) de l’Assemblée «Renforcer le dialogue social en tant qu’instrument de stabilité et de réduction des inégalités sociales et économiques»;
4.4.3. à mettre en place des systèmes de «bonne gouvernance» et des processus décisionnels transparents en établissant des registres de lobbyistes accessibles au public et des règles plus strictes sur les conflits d’intérêts, en vue de limiter, si ce n’est d’éliminer, l’influence des groupes d’intérêts dans tous les domaines politiques pertinents (y compris l’emploi, les salaires et les impôts).
5. L’Assemblée appelle également les États membres:
5.1. à contribuer au développement d’un nouveau paradigme de justice sociale au bénéfice de leurs sociétés, où les inégalités de revenus seraient considérées comme un défi majeur pour des économies et sociétés entières;
5.2. à respecter les engagements auxquels ils ont souscrit au titre des objectifs de développement durable (ODD) universels, adoptés en septembre 2015 par les Nations Unies, et protéger efficacement les droits sociaux tels que garantis par le système de traités de la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe, en ratifiant, notamment, s’ils ne l’ont pas déjà fait, la Charte social européenne (révisée) (STE no 163).

B. Exposé des motifs, par M. Andrej Hunko, rapporteur

(open)

1. Introduction

«Tant que la pauvreté, l’injustice et les inégalités flagrantes persisteront dans le monde, nul ne pourra prendre de repos» Nelson Mandela
«Nous avons l'opportunité d'élaborer un modèle économique plus humain, où priment les intérêts du plus grand nombre. Un monde proposant un travail décent pour tous, où les femmes et les hommes vivent sur un pied d'égalité, où les paradis fiscaux se limitent à quelques chapitres dans les manuels d'histoire et où les riches paient leur juste part pour contribuer à créer une société qui profite à chacun» Oxfam, «Une économie au service des 1 %»

1. Depuis quelques années, l’accroissement des inégalités de revenus apparaît comme une grande tendance socioéconomique qui alimente de nombreux débats d’idées. Au cours des dernières décennies, les riches sont devenus encore plus riches, alors que, pour le plus grand nombre, les revenus ont stagné voire diminué en termes relatifs. La classe moyenne, considérée de tout temps comme un pilier essentiel de démocraties et économies solides, est de plus en plus touchée par les tendances négatives en termes de revenus.
2. Par ailleurs, les nombreuses données accumulées ces dernières années attestent du fait que le creusement des inégalités de revenus a des incidences négatives sur le bien-être des personnes directement concernées par des niveaux de revenus plus modestes et menace gravement la cohésion sociale. Le phénomène engendre, entre autres, une inégalité des chances en termes d’accès aux services sociaux ou à l’emploi, et contribue à une hausse de la violence, des troubles psychiques et de la toxicomanie, à l’exclusion sociale de certains groupes de la population, ainsi qu’à la montée des mouvements nationalistes et xénophobes. Par ailleurs, l’accroissement des inégalités aurait également un impact négatif sur la performance et le développement économiques et sur le fonctionnement de la démocratie étant donné la corrélation positive entre les bas revenus et les bas niveaux de participation aux processus démocratiques, tels que les élections.
3. Malgré les preuves indéniables des effets dévastateurs à court et long terme, il est rare cependant que la question de la tendance négative persistante à une hausse des inégalités soit portée au niveau parlementaire et que des solutions politiques soient proposées. Je souhaite par conséquent contribuer à combler cette lacune par l’intermédiaire du présent rapport. Je commencerai par fournir une analyse des principales tendances que nous pouvons actuellement observer au sein des sociétés européennes, et passerai en revue quelques-unes des causes sous-jacentes et conséquences des inégalités. Je m’emploierai ensuite à recenser les réponses adéquates pour mettre fin aux tendances négatives et encourager une croissance plus inclusive.
4. Pour appuyer les recommandations à transmettre aux États membres, je ferai référence aux données collectées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l'Organisation internationale du travail (OIT) et d’autres encore, compilées par le professeur Brian Nolan du Institute for New Economic Thinking (INET) de l’université d’Oxford (Royaume-Uni), dans le cadre d’un rapport d’expert préparé en décembre 2016. D’autres données ont été recueillies à l’occasion d’une audition regroupant des spécialistes de l’OCDE et d’Oxfam, une organisation caritative britannique, organisée par la commission des questions sociales, de la santé et du développement durable en juin 2016 
			(2) 
			Audition
avec Mme Deborah Hardoon, directrice
adjointe de la recherche, Oxfam GB, Oxford (Royaume-Uni), et Mme Céline
Thévenot, analyste des politiques sociales (Section Distribution
des revenus et pauvreté), Direction de l’Emploi, du Travail et des
Affaires sociales, OCDE, organisée à l’initiative de M. Tuur Elzinga,
premier rapporteur de ce rapport, avant son départ de l‘Assemblée
en octobre 2016., ainsi qu’au cours d’un échange de vues avec différents experts, organisé par la sous-commission sur la Charte sociale européenne à Turin (Italie) le 17 mars 2016 
			(3) 
			Parmi les experts qui
sont intervenus à Turin, les personnes suivantes ont présenté un
intérêt plus particulier aux fins du présent document: le professeur
Wiemer Salverda, chaire «Marché de travail et inégalités», Institut
d‘études supérieures sur le travail, université d’Amsterdam (Pays-Bas)
et M. Daniel Vaughan-Whitehead, économiste principal, OIT; échange
de vues là encore organisé par M. Elzinga, en sa qualité de président
de la sous-commission sur la Charte sociale européenne jusqu’en
octobre 2016.. Enfin, je me suis également inspiré d’une récente conférence de l’OIT intitulée «Les inégalités et le monde du travail: Quel rôle pour les relations du travail et le dialogue social?», tenue à Bruxelles les 23 et 24 février 2017, à laquelle j’ai assisté au nom de l’Assemblée.
5. Venir à bout des niveaux d’inégalités actuels observés en Europe et dans le monde entier constitue un véritable défi. Les modes actuels de génération et de distribution des revenus et richesses sont profondément ancrés dans nos sociétés et les décisions prises sont très souvent favorables aux personnes qui sont d’ores et déjà avantagées en raison de leurs niveaux d’éducation et de revenus. Des mesures politiques à divers échelons s’imposent pour réduire l’écart en termes d’inégalités ou du moins enrayer les tendances négatives qui ne font que les creuser davantage. Un simple rapport ou débat ne nous permettra pas de modifier en profondeur les situations socio-économiques et modes de distribution dans leur ensemble, mais l’Assemblée parlementaire devrait au moins s’employer à mettre en évidence les mesures les plus urgemment requises et contribuer à inverser certaines tendances indésirables.

2. Faits concernant les inégalités de revenus: reconnaissance d’une «vérité qui dérange»

6. Dans la plupart des pays, l’écart entre les riches et les pauvres est à son niveau maximum depuis une trentaine d’années. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: les 1 % les plus riches ont maintenant accumulé plus de richesses que le reste du monde dans son ensemble. En 2015, 62 personnes seulement détenaient autant de richesses que 3,6 milliards de personnes, qui représentent la moitié la plus pauvre de l’humanité 
			(4) 
			Oxfam GB: «Une économie
au service des 1 %», Oxfam International, janvier 2016. . Les inégalités de revenus bruts et de revenus nets sont sensiblement plus marquées depuis les années 1990 dans la plupart des pays industrialisés 
			(5) 
			L’indice de Gini aide
à déterminer dans quelle mesure, dans une économie donnée, la répartition
des revenus (ou, dans certains cas, les dépenses de consommation)
entre les individus ou les ménages s’écarte d’une répartition égalitaire parfaite
(<a href='http://data.worldbank.org/indicator/SI.POV.GINI'>http://data.worldbank.org/indicator/SI.POV.GINI</a>).. Environ 8 % du patrimoine financier mondial sont détenus dans des paradis fiscaux, ce qui équivaut chaque année à $US 200 milliards de pertes de recettes fiscales à travers le monde 
			(6) 
			Gabriel
Zucman, The Hidden Wealth of Nations:
The Scourge of Tax Havens, University of Chicago Press.. Si l’on ne prend pas de mesures correctives, il faut s’attendre à des inégalités encore plus flagrantes. Le temps est venu de prendre de telles mesures, ne serait-ce qu’en raison de la reconnaissance accrue du fait que des inégalités économiques excessives peuvent affaiblir la performance économique et la cohésion sociale.
7. Afin d’explorer les pistes éventuelles de progression vers des sociétés plus égalitaires, je mettrai principalement l’accent sur les inégalités de revenus (à la fois distinctes d’autres types d’inégalités mais également étroitement liées entre elles, en termes notamment de répartition des richesses), en vue de fournir des orientations politiques plus spécifiques. Les mesures influant directement sur les revenus futurs des personnes pourraient, à mon sens, avoir à court et moyen terme une incidence assez significative sur la situation de vie des intéressés, tandis que les mesures visant à changer les modes de répartition des richesses supposent des actions législatives et politiques différentes, voire parfois de plus grande ampleur, et semblent être encore plus indissociablement liées aux institutions socio-économiques actuelles 
			(7) 
			Les
inégalités de richesse semblent encore plus marquées que les inégalités
de revenus en raison de la répartition inégale des actifs financiers
dévolus pour l’essentiel aux ménages les plus fortunés, aux revenus
les plus élevés. La part de l’actif net total détenue par les 10 %
de la population les plus riches est de l’ordre de 60 % en Autriche,
Allemagne et Pays-Bas, 50 % en France, Norvège et Portugal, 45 %
en Belgique, Finlande, Italie, Espagne et au Royaume-Uni, et de 40 %
en Grèce. Voir OCDE: Household wealth inequality across OECD countries:
new OECD evidence, Statistics Brief n° 21, juin 2015, <a href='https://www.oecd.org/std/household-wealth-inequality-across-OECD-countries-OECDSB21.pdf'>https://www.oecd.org/std/household-wealth-inequality-across-OECD-countries-OECDSB21.pdf</a>. .
8. La mesure des inégalités de revenus représente un véritable défi statistique puisque les indicateurs ne sont pas normalisés pour tous les pays 
			(8) 
			B.
Keeley, «Income Inequality: The Gap between Rich and Poor», Les essentiels de l’OCDE, Editions
OCDE, Paris, 2015, <a href='http://dx.doi.org/10.1787/9789264246010-en'>http://dx.doi.org/10.1787/9789264246010-en</a>.. Pour l’OCDE, le «revenu» désigne le revenu disponible d'un ménage au cours d'une année donnée. Il comprend les salaires, les revenus du travail non salarié, les revenus du capital et les transferts monétaires reçus de l'État, déduction faite de l'impôt sur le revenu et des cotisations de sécurité sociale, et «l’inégalité de revenu» s’entend de l’écart de revenu disponible entre différentes personnes ou différents ménages au cours d’une année donnée 
			(9) 
			À
titre de comparaison, la «richesse» désigne le niveau, la composition
et la répartition des richesses détenues par des ménages à un moment
donné, impliquant la détention d’un capital économique (en tant
que dimension du bien-être économique (ou matériel) des personnes,
parallèlement à la dimension de revenus et de consommation); cela
inclut les actifs non financiers (logement et autres biens immobiliers,
objets de valeur, véhicules et autres biens de consommation durables)
ou financiers (argent liquide et dépôts bancaires, actions dans
des entreprises, et droits à des fonds de pension); voir OECD Guidelines for Micro Statistics on Household
Wealth, Editions OCDE, Paris, 2013, <a href='http://www.oecd.org/statistics/OECD-Guidelines-for-Micro-Statistics-on-Household-Wealth.pdf'>www.oecd.org/statistics/OECD-Guidelines-for-Micro-Statistics-on-Household-Wealth.pdf</a>.. Le coefficient de Gini (compris entre 0, en cas d'égalité parfaite, et 1, en cas d'inégalité complète) est l’indicateur le plus fréquemment employé.

2.1. Tendances générales et état des lieux des inégalités de revenus en Europe

9. Ces quelques dernières décennies ont été marquées par une tendance claire à un accroissement des inégalités de revenus. La situation varie grandement d’un pays à l’autre et dépend de la perspective dans laquelle on se place: la période d’avant ou d’après la crise. Traditionnellement, les pays nordiques ont longtemps connu des niveaux d’inégalités de revenus relativement faibles. Le Royaume-Uni, l’Irlande, la France, l’Allemagne ou la Belgique enregistraient des niveaux légèrement supérieurs mais au demeurant inférieurs à ceux des pays méditerranéens (par exemple l’Italie, la Grèce, le Portugal et l’Espagne). Au début des années 1980, les inégalités de revenus ont davantage progressé dans les pays baltes, en Suède et au Royaume-Uni, entraînant ainsi un certain degré de convergence. Dès 2008, la crise économique et la récession qui s’en est suivie ont eu différentes répercussions, et n’ont pas fait que renforcer les tendances antérieures à un creusement des inégalités (variations liées au chômage ou à la réponse des systèmes fiscaux et de transfert). Par conséquent, les inégalités mesurées par le coefficient de Gini ont augmenté, voire ont connu une très légère baisse, dans la plupart des pays sur la période 2008-2015 
			(10) 
			Selon les informations
collectées et compilées par le professeur Brian Nolan dans son rapport
d’expert (voir paragraphe 4 supra)..
10. Au-delà de ce point de vue «historique», l’organisation caritative britannique Oxfam, dans son étude de 2016 intitulée «Une économie au service des 1 %», se montre encore plus directe dans son examen de la situation actuelle et nous rappelle que «les grands gagnants de l'économie mondiale actuelle sont les plus fortunés», que les modèles économiques sont fortement biaisés en leur faveur et que les revenus et les richesses sont aspirés à un rythme alarmant par cette élite au lieu de «ruisseler» sur les couches inférieures de la population 
			(11) 
			Oxfam
GB: «Une économie au service des 1 %», op.
cit.. Parmi les causes structurelles des inégalités de revenus, phénomène très inquiétant, il convient également de mentionner la persistance en Europe d’un écart salarial important entre les deux sexes, que rien ne justifie dans nos sociétés modernes où les femmes et les hommes exercent souvent les mêmes activités professionnelles. Pour l’économie dans son ensemble, en 2014, le salaire horaire brut des femmes était en moyenne 16,7 % inférieur à celui des hommes dans les pays de l’Union européenne (28) et 16,9 % inférieur dans la zone euro (19). Ce fossé salarial varie de près de 24 points de pourcentage selon les États membres, allant de 4,5 % en Roumanie à 28,1 % en Estonie 
			(12) 
			<a href='http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Gender_pay_gap_statistics'>http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Gender_pay_gap_statistics</a>..
11. Dans son «Point sur les inégalités de revenu» le plus récent (novembre 2016), l’OCDE note que depuis 2010, année où le produit intérieur brut (PIB) et l’emploi ont recommencé à progresser, la reprise économique ne s’est toujours pas traduite par une croissance inclusive et n’a toujours pas inversé la tendance à la hausse des inégalités de revenus qui a été observée au cours des dernières décennies. Selon les analystes, cet état de fait peut être lié aux effets divergents de la reprise économique qui tout en étant susceptible de réduire les inégalités de revenus, peut simultanément doper les revenus du capital concentrés en haut de la distribution des revenus. Qui plus est, la reprise économique peut également aller de pair – dans le cas le plus récent – avec des restrictions budgétaires destinées à restaurer la viabilité des finances publiques qui ont durci les conditions d’accès aux transferts sociaux («les programmes d’austérité»).
12. Ces tendances contradictoires se sont traduites par une stagnation des inégalités de revenus à des niveaux historiques au cours des sept dernières années, avec un coefficient de Gini atteignant 0,318 en 2013/2014 (soit le chiffre le plus élevé jamais enregistré depuis le milieu des années 1980). Cet indicateur semble entre autres choses reposer sur le fait que les revenus du bas de la distribution sont encore en-dessous de leurs niveaux d’avant-crise alors que les revenus du haut et du milieu de la distribution ont regagné l’essentiel du terrain perdu pendant la crise. Parmi les tendances sous-jacentes, l’OCDE constate que le chômage baisse et que depuis peu, ce repli profite également aux jeunes, même si leur taux de chômage au départ était souvent très élevé. Mais la mauvaise qualité des emplois et des inégalités marquées entre les actifs en termes de contrat de travail ou de sécurité de l’emploi pèsent lourdement sur les ménages à faibles revenus et renforcent les inégalités de revenus. La situation est cependant complexe et présente des défis spécifiques, notamment la tendance à des emplois mal rémunérés régulièrement occupés par des personnes diplômées de l’enseignement supérieur et issues de ménages à revenus élevés, allant souvent de pair avec des études ou des périodes prolongées passées à s’occuper de personnes à charge, délogeant ainsi de cette catégorie d’emploi les personnes moins qualifiées 
			(13) 
			Comme l’a souligné
le professeur Wiemer Salverda lors de l’audition tenue à Turin le
17 mars 2016 (voir note 4 supra)..
13. Parallèlement, les facteurs de redistribution, comme les impôts sur le revenu et les transferts monétaires (par exemple les prestations chômage et autres) qui atténuent généralement les inégalités de revenus (avec les transferts publics non monétaires comme l’éducation ou la santé) ont stagné ou baissé dans la majorité des pays de l’OCDE. Ce repli de la redistribution résulte une fois encore de la mise en place de mesures d’assainissement des finances publiques, dans un contexte d’austérité. Cet affaiblissement de la redistribution constitue un enjeu pour les pouvoirs publics. Le creusement de l’écart des revenus et la persistance d’un chômage élevé soulignent la nécessité de restaurer la croissance économique mais aussi de faire en sorte que tous les groupes de la société puissent contribuer à une plus grande prospérité et en récolter les fruits 
			(14) 
			OCDE/COPE (Centre pour
les Opportunités et l’Egalité): «Les inégalités restent élevées
dans un contexte de reprise modérée», Le point sur les inégalités
de revenu, novembre 2016..

2.2. Divers exemples nationaux

14. Si l’OCDE a noté en novembre 2016 le plus haut niveau d’inégalités de revenus (en termes de coefficient de Gini) depuis les années 1980, les évolutions sont très variables d’un pays à l’autre. Certains ont vu leurs inégalités se réduire sensiblement, par exemple la Turquie, l’Islande et la Lettonie. L’augmentation la plus importante a été relevée en Estonie, suivie par la République slovaque, l’Espagne et la Suède; d’autres pays ont enregistré des tendances moins prononcées, mais généralement à la hausse.
15. La tendance globale suggérant que les revenus du travail retrouvent leur niveau d’avant la crise n’est pas non plus confirmée par tous les pays. Alors qu’en Estonie et en Lettonie, l’augmentation considérable des revenus du travail depuis 2010 (7 % à 8 % par an) n’a pas profité aux 10 % les plus pauvres, elle a largement bénéficié aux ménages à bas revenus en Hongrie et en Turquie, reflétant ainsi une embellie sur le marché de l’emploi. Dans certains pays, la faible évolution des salaires a empêché un véritable rebond des revenus, par exemple au Royaume-Uni, où la baisse des salaires réels a limité la hausse des revenus du travail. D’autres pays ont connu une diminution des revenus du travail, avec la mise en œuvre des réformes structurelles imposées par la «Troïka» dans un contexte d’assainissement budgétaire, par exemple la Grèce (diminution de 12 %), l’Espagne (en raison de la persistance de taux de chômage élevés) et le Portugal (diminution pour les 10 % les plus pauvres du fait du chômage et du gel du salaire minimum) 
			(15) 
			Ibid..
16. Face à cette situation, les gouvernements européens devraient commencer à se rendre compte que le problème des inégalités de revenus touche les sociétés au sens large. Même les nations les plus riches, telles que l’Allemagne, mon propre pays, ne sont pas parvenues à ce jour à atteindre les objectifs de développement durable pertinents. Si, en moyenne, les revenus disponibles des ménages allemands ont enregistré une augmentation réelle de 12 % (1991-2014), l’évolution a été très différente selon les diverses catégories: les revenus les plus élevés ont augmenté de 26 %, les revenus intermédiaires de 8 %, tandis que les bas revenus ont baissé, renforçant ainsi les inégalités et le risque de pauvreté, notamment pour les enfants et les jeunes (18-25 ans). Cette évolution est principalement le fruit de l’expansion de l’emploi précaire (secteur à faible rémunération) en raison de la dérégulation du marché du travail, de l’adaptation insuffisante des prestations sociales aux niveaux de l’inflation, de la faible progression des revenus des personnes âgées et de la démographie, mais aussi, s’agissant des catégories aux revenus plus élevés, de l’augmentation des revenus provenant des produits du capital, qui bénéficient en plus d’une fiscalité avantageuse. Selon les analystes, pour être efficaces, les mesures correctives devraient notamment s’employer à limiter l’emploi précaire, à réformer la fiscalité 
			(16) 
			Deutsches Institut
für Wirtschaftsforschung (DIW) (en français: Institut allemand de
recherche économique). (pour favoriser par exemple les familles monoparentales, en insistant sur la progressivité du système d’impôt sur le revenu plutôt que d’augmenter les taxes à la consommation) et à instaurer des mesures permettant de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale. À l’approche des élections législatives de septembre 2017, il est probable que tous les grands partis intégreront des propositions pertinentes dans leurs programmes; si on ne peut que se féliciter de cette évolution et d’une prise de conscience accrue, la mise en œuvre effective de ces politiques reste à démontrer 
			(17) 
			M. Grabka et J. Goebel,
Realeinkommen sind von 1991 bis 2014 im Durchschnitt gestiegen –
erste Anzeichen für eine wieder zunehmende Einkommensungleichheit
(Augmentation des revenus réels entre 1991 et 2014 – Premiers signes
d’une nouvelle hausse des inégalités de revenus), Deutsches Institut
für Wirtschaftsforschung, DIW Wochenbericht (rapport
hebdomadaire) 4/2017. .
17. En Europe orientale, les processus de transition postcommuniste et les systèmes économiques plus libéraux ont eu des effets variés, se traduisant entre autres par une augmentation des inégalités de revenus, la désindustrialisation et la propagation de la pauvreté. Les systèmes économiques dans cette région restent dominés par quelques groupes financiers et industriels, à l’influence politique forte et axés sur l’exploitation des matières premières, et par les petites et moyennes entreprises. Jusqu’à 2010, les taux d’inégalités de revenus enregistraient des hausses relativement modérées comparativement aux années 1990, mais restaient supérieurs à 30 %, sans dépasser toutefois le seuil critique des 40 % (sur une échelle de 1 à 100). Les coefficients les plus élevés ont été relevés en Russie, en République de Moldova et en Pologne (37,5 %, 35,6 % et 34,9 % 
			(18) 
			Évalués à un niveau
légèrement plus bas par l’OCDE qui place la Pologne à environ 30 %
en 2013; <a href='https://data.oecd.org/fr/inequality/inegalite-de-revenu.htm'>https://data.oecd.org/fr/inequality/inegalite-de-revenu.htm</a>.) et les plus bas en République tchèque et en République slovaque (tous deux à 25,8 %). Les chercheurs expliquent essentiellement cette détérioration des conditions de vie et la montée des inégalités de revenus par la baisse de la productivité, l’inflation, l’augmentation du chômage et l’inefficacité des politiques de stabilisation macroéconomique 
			(19) 
			Cristina
Gabriela Susanu, The Income Inequality in the Eastern European Countries:
A Comparative Study for the Period 1990-2010, dans: The Annals of the «Ştefan cel Mare», University
of Suceava, Fascicle of the Faculty of Economics and
Public Administration, vol. 11, no 2(14),
2011.. Des données plus récentes pour ces pays sont difficiles à obtenir, mais semblent mettre en lumière une hausse constante des inégalités de revenus 
			(20) 
			OCDE, Tous concernés: Pourquoi moins d'inégalité
profite à tous, Editions OCDE, Paris, 2015..

3. Découvrir les racines et causes des inégalités profondément ancrées

18. De nombreuses études ont été menées pour comprendre la dynamique du renforcement des inégalités de revenus intervenu au cours des dernières décennies dans beaucoup de pays européens. Elles laissent à penser, comme souligné antérieurement par l’Assemblée parlementaire, que les inégalités de revenus n’ont pas seulement été déclenchées par la crise financière qui a frappé l’Europe au cours des dix dernières années, mais qu’elles ont également des causes structurelles bien connues, dont la mondialisation des marchés, l’évolution technologique, le recul des secteurs manufacturiers en Europe, une diminution des pouvoirs de négociation collective, les tendances démographiques, la transformation des structures familiales et l’amplification des migrations. L’OCDE avait déjà relevé en 2011 que les changements technologiques fondés sur les compétences, le défaut d’accès à une éducation de qualité et l’affaiblissement des institutions du marché du travail contribuaient à la hausse des inégalités 
			(21) 
			OCDE, Divided We Stand:
Why Inequality Keeps Rising, Paris, 2011..
19. Les recherches menées par l’Union européenne ont souligné davantage les modifications intervenues dans la distribution des salaires individuels, avec notamment une hausse des inégalités de revenu marchand (revenus du travail, des investissements et des pensions privées, avant transferts ou impôts). La combinaison de la mondialisation et de l’évolution technologique est régulièrement considérée comme une cause majeure des tendances observées: les pays industriels riches ont à faire face à une concurrence intense des pays émergents à la main d’œuvre meilleur marché, à la mobilité accrue du capital, alors que les technologies de l’information et de la communication ont permis de faire l’économie de nombreux emplois et favorisé une délocalisation croissante vers des chaînes logistiques mondiales 
			(22) 
			Professeur
Brian Nolan, op. cit..
20. Les chercheurs ont également mis en évidence que la mondialisation et l’évolution technologique ne sont pas des moteurs exogènes indépendants des contextes institutionnels. Au contraire, les deux subissent fondamentalement l’influence de l’action de l’État, des modifications des règles du commerce mondial et de la dérégulation des marchés de l’emploi. Dans le même temps, l’État peut influer sur le niveau des rémunérations au travers des politiques de fixation des salaires et de l’emploi ou laisser une certaine latitude en matière de primes liées à la performance et d’options sur actions pour les cadres dirigeants, d’où de nouvelles sources de creusement des inégalités. La répercussion de ces tendances sur la distribution des revenus entre les ménages dépend des caractéristiques de l’emploi à leur niveau. La place grandissante des femmes dans la population active rémunérée a permis de protéger les revenus des ménages contre les effets de la dispersion individuelle. La capacité de redistribution de l’État au travers des transferts monétaires et de la fiscalité directe a souvent diminué, et ce dès les décennies qui ont précédé la crise. Les systèmes de sécurité sociale ont évolué et privilégient les retraités, au détriment des bénéficiaires en âge de travailler, tout en s’efforçant de faire face au nombre croissant de salariés à bas revenus et de travailleurs pauvres. Les taux supérieurs de l’impôt sur le revenu ont généralement été abaissés depuis la fin des années 1970 
			(23) 
			Ibid..
21. Selon l’étude d’Oxfam de 2016, l'une des principales raisons alimentant cette concentration grandissante des richesses et des revenus est la croissance des rendements en faveur du capital, au détriment du travail 
			(24) 
			Oxfam
GB: «Une économie au service des 1 %», op.
cit.. Dans la quasi-totalité des pays riches, la part du revenu national revenant aux travailleurs a chuté alors que les détenteurs de capitaux ont vu leur capital augmenter constamment (sous la forme d'intérêts, de dividendes ou de bénéfices non distribués), à un rythme supérieur à celui de la croissance économique. L'évasion fiscale et la réduction par les gouvernements de la fiscalité sur les plus-values ont encore renforcé ces retours sur capitaux. Alors que les revenus de nombreux travailleurs stagnent, ceux qui se trouvent aux échelons supérieurs ont vu leur salaire augmenter considérablement, notamment parce que, dans toute l’économie mondiale, les entreprises et les individus ont souvent exercé leur pouvoir et leur rang pour s'accaparer les fruits de la croissance.
22. En ma qualité de rapporteur, je souscris à l’analyse et aux modèles décrits par Oxfam. Je conviens notamment du fait que le système mondial d’évasion fiscale met en péril la viabilité des États providence et constitue une violation grave des principes démocratiques, comme l’a souligné l’Assemblée dans sa Résolution 1881 (2012) «Promouvoir une politique appropriée en matière de paradis fiscaux» et rappelé dans sa Résolution 2130 (2016) sur les enseignements à tirer de l'affaire des «Panama Papers» pour assurer la justice sociale et fiscale. Nous constatons que, face à des tendances générales comme la mondialisation et l’évolution technologique, les États n’ont pas été en position de contrer efficacement l’augmentation des inégalités de revenus au cours des dernières décennies. Seules des politiques publiques audacieuses nous permettront de rendre nos sociétés plus égalitaires.

4. Les effets néfastes des inégalités de revenus

23. De nombreuses données ont été récemment recueillies sur les effets néfastes des inégalités de revenus, qui sont complexes et ont tendance à se renforcer mutuellement. Nous savons que, sur un plan général, les inégalités de revenus constituent une menace sérieuse pour la cohésion sociale et génèrent un coût économique non négligeable pour la société 
			(25) 
			Richard Wilkinson et
Kate Pickett, «The Spirit Level authors: why society is more unequal
than ever»<a href='http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/mar/09/society-unequal-the-spirit-level'>, www.theguardian.com/commentisfree/2014/mar/09/society-unequal-the-spirit-level</a>.. La pauvreté exclut bon nombre des ménages aux revenus les plus faibles de la vie économique, les privant (eux-mêmes et les générations futures) de l’opportunité de réaliser leur plein potentiel. Lorsque les familles ont du mal à assumer les coûts d’un logement décent, de soins de santé appropriés, de la préparation de leur retraite et d’une éducation de qualité pour leurs enfants, les perspectives de croissance durable sont encore plus réduites 
			(26) 
			Commission
syndicale consultative (TUAC) auprès de l’OCDE: The role of collective
bargaining as part of a comprehensive strategy to reduce income
inequality, document d’information de la TUAC, Semaine de l’OCDE,
1-4 juin 2015. . Pour modifier les structures et les processus de distribution des revenus et des richesses, il faudra une volonté politique sans faille, ne serait-ce que parce que les responsables politiques et économiques comptent parmi les bénéficiaires des modèles actuels de distribution. Malgré le besoin urgent de protéger les droits sociaux et la cohésion sociale, je voudrais d’abord souligner certains éléments factuels très convaincants concernant les implications économiques des inégalités de revenus.

4.1. Exemples frappants d’effets économiques des inégalités

24. Les inégalités de revenus affectent le développement économique de différentes façons, notamment: 1) la part grandissante des revenus élevés freine la demande des consommateurs (car les riches économisent davantage que les revenus modestes); 2) l’endettement excessif des ménages entraîne une certaine réticence à investir de la part des entreprises; 3) la faible hausse des revenus des ménages entrave la capacité des individus à investir dans l’amélioration de leurs compétences et cantonne leur productivité à des niveaux inférieurs à ce qu’elle pourrait être. Dans une perspective à long terme, l’augmentation des inégalités peut renforcer les barrières à la mobilité socioéconomique intergénérationnelle, au point de compromettre encore davantage l’égalité des chances et la productivité future du travail 
			(27) 
			Professeur Brian Nolan, op. cit..
25. Selon les dernières statistiques de l’OCDE, l’accroissement des inégalités a un impact négatif significatif sur la croissance économique à long terme. On estime que le creusement des inégalités de revenus entre 1985 et 2005 aurait fait baisser la croissance cumulative de 4,7 points de pourcentage en moyenne entre 1990 et 2010 dans les pays de l’OCDE, atteignant même des niveaux supérieurs dans certains pays (6 % à 10 % de la croissance du PIB) 
			(28) 
			OCDE, Tous concernés: Pourquoi moins d'inégalité
profite à tous, op. cit. . Depuis le début des années 1990, près de la moitié des emplois créés sont des emplois temporaires précaires, à temps partiel ou des activités indépendantes 
			(29) 
			Gabriela
Ramos, Towards an empowering state: turning inclusive growth into
a global reality, OECD Insights/Debate the issue, 20 février 2017, <a href='www.oecdinsights.org'>www.oecdinsights.org</a>. . Ainsi, l’OCDE faisait observer en 2014 que si les inégalités n’avaient pas augmenté à partir de 1980 dans de nombreux pays de l’OCDE, la croissance réelle du PIB aurait été considérablement plus élevée, alors que selon le Fonds monétaire international (FMI), une augmentation de la part des revenus des 20 % les plus riches amoindrit la croissance 
			(30) 
			Professeur Brian Nolan, op. cit.  
			(31) 
			 Cependant, les données
empiriques déterminant la mesure dans laquelle les inégalités de
revenus élevées ou grandissantes réduisent la mobilité intergénérationnelle
font l’objet d’un vif débat. Apparemment, bon nombre des données
présentées dans la pratique à ce jour reposaient sur une comparaison
entre pays à un moment donné afin de déterminer une éventuelle corrélation
entre inégalités faibles et mobilité élevée (et vice versa) et non pour étudier l’incidence
de l’augmentation ou de la baisse des inégalités sur la mobilité
dans un pays donné, compte tenu du peu d’informations disponibles..
26. L’OIT met à nouveau en évidence une tendance alarmante qui constitue à la fois une cause et un effet de la distribution inégale des revenus: dans la plupart des régions du monde, la part du revenu national générée par le travail a diminué au cours des dernières décennies. Dans le même temps, l’accroissement de la part de revenus résultant de la détention de capital a accéléré encore cette tendance, tout comme la part croissante de revenus d’activités professionnelles attribuée aux cadres d’entreprises et aux financiers. L’accroissement de la part revendiquée par les 1 % disposant des plus hauts revenus n’est pas utile au plan économique, en ce sens qu’elle n’induit pas d’amélioration de la qualité des produits et des services, pas plus qu’elle ne procure d’autres avantages pour le reste de la population mondiale. Toutes ces tendances renforcent les inégalités et contribuent à l’érosion de la classe moyenne 
			(32) 
			Francis Fukuyama, «The
Future of History», Foreign Affairs, janvier/février 2012, <a href='https://www.foreignaffairs.com/articles/'>https://www.foreignaffairs.com/articles/.</a>.

4.2. Effets des niveaux élevés d’inégalités de revenus sur la cohésion sociale, la confiance de la population et le bien-être individuel

27. Pour en revenir aux effets sur la cohésion sociale, le creusement des inégalités semble avoir également exacerbé un ensemble de «maux» sociaux de diverses manières. Les problèmes de santé physique et mentale, la toxicomanie, le niveau éducatif, le taux d’incarcération, l’obésité, la perte de mobilité sociale, de confiance et d’accès à la vie de la collectivité, la violence, les grossesses précoces et la dégradation du bien-être des enfants sont tous significativement plus marqués dans les pays riches les plus inégalitaires 
			(33) 
			Richard
Wilkinson et Kate Pickett, op. cit.. Même le FMI souligne que les pays affichant les inégalités de revenus les plus élevées connaissent également les plus grands écarts salariaux entre les sexes et des disparités entre les femmes et les hommes en termes de santé, d’éducation, de participation au marché du travail, et de représentation dans les institutions comme les parlements. Tout particulièrement dans le domaine de l’éducation, les inégalités gagnent encore en visibilité, comme en témoignent les chiffres de l’OCDE: les enfants de parents pauvres s’efforcent souvent d’être à la hauteur de leurs camarades de classe plus aisés en termes de capital social et culturel. Ils obtiennent par la suite de moins bons résultats scolaires et sont moins nombreux à poursuivre des études supérieures 
			(34) 
			Oxfam
GB: «Une économie au service des 1 %», op.
cit..
28. Convenant pleinement des conclusions les plus récentes de l’OCDE, je suis fermement convaincu que les niveaux d’inégalités de revenus observés à l’heure actuelle ont des incidences graves sur la cohésion sociale dans la plupart des sociétés européennes car ils touchent un nombre grandissant de personnes, les ménages à faibles revenus étant de plus en plus nombreux (jusqu’à 40 % des personnes au bas de l’échelle de distribution dans certains pays) 
			(35) 
			OCDE, Tous concernés: Pourquoi moins d'inégalité
profite à tous, op. cit.. Une étude récente de l’OIT a conclu à une corrélation directe entre le niveau des inégalités et la taille de la classe moyenne (un faible niveau d’inégalités correspondant à une classe moyenne plus nombreuse). Différents facteurs sont susceptibles d’expliquer cette situation dans le monde du travail: la plus forte participation des femmes au marché de l’emploi qui a entraîné une croissance de la classe moyenne (en raison de la hausse des revenus des ménages), et le rôle marquant joué par le secteur public dans le maintien de la classe moyenne intermédiaire et supérieure 
			(36) 
			Selon
l’exposé de M. Daniel Vaughan-Whitehead, économiste principal, Organisation
internationale du Travail (OIT) (voir note 4 supra)
et, OIT, Long-term trends in the world of work: what effects on
inequalities and middle-income groups?, Genève, Suisse, 2016..
29. Dans le passé, l’impact social des ralentissements de l’activité économique était généralement atténué par les stabilisateurs automatiques que sont notamment les politiques fiscales et de dépenses. Il en a été ainsi jusqu’à ce que de nombreux pays européens, confrontés à la crise économique et financière débutée en 2008, décident (ou soient contraints) d’appliquer des politiques d’austérité. Depuis lors, les revenus disponibles ont chuté, et la plupart des analystes économiques, dont ceux du FMI, ont reconnu que «le fardeau de l’austérité n’a pas été équitablement réparti», renforçant encore les tendances aux inégalités 
			(37) 
			OCDE,
La crise amoindrit les revenus et retentit sur les inégalités et
la pauvreté, Paris, mai 2013.. Bien avant que les principaux acteurs de l’économie le reconnaissent, l’Assemblée parlementaire avait déjà souligné les effets des programmes d’austérité sur les droits sociaux dans sa Résolution 1884 (2012) «Mesures d’austérité – un danger pour la démocratie et les droits sociaux», fondée sur un rapport que j’avais moi-même soumis à l’époque 
			(38) 
			Doc. 14948..
30. Parallèlement aux incidences sur les droits, les services et les avantages sociaux, les études laissent également entrevoir que l’accroissement des inégalités érode la confiance de la population dans les institutions publiques et s’accompagne de conséquences graves pour la vie de la collectivité et la vie politique, compte tenu de l’affaiblissement de la solidarité et du renforcement de l’isolement. Là encore, l’OCDE a entrepris des recherches plus approfondies sur cette question: en 2016, l’organisation faisait observer que la confiance de la population dans les institutions a atteint des planchers record, 42 % des personnes seulement faisant confiance à leurs gouvernements, et s’accompagne d’un rejet de plus en plus marqué de phénomènes mondiaux tels que l’interdépendance économique, le commerce, les migrations et le progrès technologique. Finalement, le sentiment qui en résulte est celui d’une économie mondiale ne profitant qu’à quelques privilégiés 
			(39) 
			Gabriela Ramos, op. cit..
31. Concernant les processus politiques, le renforcement des inégalités est communément associé à une faible participation civique et électorale des pauvres. Se fondant sur ces constatations, l’Assemblée parlementaire a adopté sa Résolution 2024 (2014) «L’exclusion sociale – un danger pour les démocraties européennes». Dans toute Europe, les inégalités sont également considérées comme l’une des causes sous-tendant la montée des mouvements xénophobes (par exemple en Hongrie ou en Pologne). Le fait que les partis xénophobes bénéficient également d’un soutien croissant dans des pays où les inégalités sont restées relativement stables au fil du temps (par exemple en Autriche, en France et en Allemagne) illustre bien la complexité des facteurs en cause 
			(40) 
			Professeur
Brian Nolan, op. cit..
32. Au Royaume-Uni, les inégalités sont récemment apparues comme un élément moteur du référendum sur la sortie de l’Union européenne. Les études détaillées sur ces allégations ne font que commencer mais elles laissent d’ores et déjà entrevoir un tableau plus nuancé. Dans les faits, les inégalités n’ont pas beaucoup évolué au Royaume-Uni au cours des 15 dernières années, alors qu’elles s’étaient renforcées brutalement à l’époque de Mme Thatcher. Les effets à long terme de la désindustrialisation, le ralentissement de la croissance des revenus à compter du début des années 2000, l’incidence de la crise et des mesures post-austérité sur le niveau de vie, ainsi que l’ampleur de l’immigration depuis 2004 sont tous susceptibles d’avoir joué un rôle, parallèlement au niveau d’éducation, perçu comme l’indicateur le plus sérieux de l’orientation des votes lors du référendum.
33. D’autres effets sociaux des inégalités de revenus s’expriment également à travers les indicateurs de mesure du bien-être et de la confiance, tels que ceux utilisés dans l’Enquête européenne sur la qualité de vie (EQLS). Cette dernière conclut à une diminution du niveau global de bonheur et d’optimisme entre 2007 et 2011, alors qu’il était toujours au plus haut dans les pays moins inégalitaires, comme les pays nordiques ou les Pays-Bas 
			(41) 
			Commission syndicale
consultative (TUAC) auprès de l’OCDE, juin 2015 (voir note 27 supra)..
34. À ce stade, je souhaite rappeler que la distribution des revenus (et non le revenu moyen) et le statut social de l’individu au sein d’une société donnée sont perçus comme des facteurs déterminants de la prospérité et du bon fonctionnement des sociétés. Bien des maux sociaux pourraient être imputables aux inégalités de revenus (et souvent à la pauvreté résultant de ces déséquilibres), par exemple les problèmes de santé mentale et physique, l’échec scolaire, l’inégalité des chances et la violence (en tant qu’expression d’une concurrence pour un statut social plus élevé et de la frustration en cas d’échec social). Parallèlement aux mesures aux effets redistributifs, les chercheurs proposent de développer de nouvelles formes d’entreprises non axées sur la maximisation des profits, d’abandonner le dogme de la croissance exclusive, de s’orienter vers des économies plus durables et de parvenir à davantage d’équité dans la distribution des revenus, ce qui permettrait de réduire la concurrence pour un meilleur statut social et les niveaux de consommation 
			(42) 
			Liana Fix, Gleichheit
ist Glück. Warum gerechte Gesellschaften für alle besser sind. Zusammenfassung
des Buches von Kate Pickett und Richard Wilkinson (Pourquoi l’égalité
est meilleure pour tous. Résumé de l’ouvrage par Kate Picket et
Richard Wilkinson). Friedrich Ebert Stiftung, Internationale
Politikanalyse. Berlin, juin 2010.. En ma qualité de rapporteur, je tiens à souligner qu’il convient de changer nos politiques économiques pour favoriser des approches plus transversales (s’attachant par exemple à l’égalité distributive plutôt qu’au PIB), mais aussi de remettre en cause de toute urgence les valeurs et paradigmes fondamentaux de nos économies et sociétés.
35. Sur un plan plus technique, je tiens à souligner que si certains chercheurs voient des liens évidents entre inégalité des revenus, cohésion sociale et processus politiques, d’autres en revanche jugent les preuves encore insuffisantes car les données n’ont pas été produites sur des périodes assez longues pour un pays donné, mais examinées pour des pays présentant des niveaux d’inégalité différents à un moment donné. En tant que rapporteur et à la lumière des faits rassemblés ci-dessus, il me semble que l’impact négatif des inégalités de revenus sur le développement économique et sur la cohésion sociale tel qu’on le connaît aujourd’hui, est une raison suffisante pour intervenir rapidement et en profondeur sur les structures et les processus en place. Reste à savoir s’il est possible de mobiliser la volonté politique dans l’avenir proche.
36. Enfin, pour anticiper sur les arguments éventuels plaidant contre le présent rapport, le fait d’énumérer les conséquences de l’accroissement des inégalités de revenus n’est pas contradictoire avec le fait d’admettre qu’un certain degré d’inégalité puisse inciter les personnes à se dépasser, à entrer en concurrence, à épargner et à investir. Cependant, faut-il que les inégalités persistent à des niveaux aussi excessifs et continuent d’augmenter sous nos yeux? Et, comme beaucoup le prétendent, les personnes bénéficient-elles vraiment d’une égalité des chances dans la situation et les structures économiques actuelles? L’inégalité est souvent présentée comme un moteur de croissance lorsqu’elle procède de différences en termes d’efforts et d’investissements; ce que, pourtant, les niveaux d’inégalité observés de nos jours ne confirment pas, bien qu’ils aient des effets négatifs évidents pour tous. Les responsables politiques doivent reconnaître que réduire les inégalités, c’est améliorer le tissu social, économique et politique des sociétés dans leur ensemble; et ils doivent agir en conséquence, c’est-à-dire orienter la législation et les politiques nationales vers des structures et des procédures sociétales aptes à créer plus d’équité.

5. Réponses politiques requises

37. Diverses mesures pouvant influer sur la réduction des inégalités de revenus ont été évoquées plus haut, toutes résultant d’études menées ces dernières années par d’éminentes organisations économiques. À l’évidence, la question est à aborder sous différents angles: 1) celui de la génération de revenus (par exemple, au moyen de stratégies d’entreprise globales ou de pratiques et de politiques fiscales de portée internationale et nationale); 2) celui d’une répartition des revenus basée sur des salaires fixés pour diverses catégories socioprofessionnelles (salaires minimum, par exemple), notamment par le biais de conventions collectives; et 3) celui d’une (re-)distribution des ressources aux ménages (par exemple, via une participation aux marchés du travail ou divers types d’avantages sociaux).
38. Selon des chercheurs de l’OIT, pour soutenir et renforcer la classe moyenne et pour limiter les inégalités, le mieux est de mettre en place une fiscalité progressive (redistribution) et de favoriser la protection sociale et les services sociaux (encourager l’emploi féminin) et l’éducation (généraliser l’enseignement secondaire à toutes les couches de la société) 
			(43) 
			Selon la présentation
de M. Daniel Vaughan-Whitehead, op. cit.;
ainsi que BIT: tendances de long terme dans le monde du travail:
quels effets sur les inégalités et les classes moyennes?, op. cit.. À mon avis, ces mesures indiquent déjà certains des éléments essentiels à une stratégie globale contre l’inégalité des revenus que l’Assemblée doit soumettre aux États membres par le biais d’une résolution.
39. D’après d’autres constatations récentes de l’OIT, le dialogue social et la négociation collective jouent un rôle majeur en matière de répartition des revenus, car tous deux font partie des mécanismes nationaux de fixation des salaires. La preuve de ce lien, dans plusieurs pays, a été fournie lors de la conférence OIT/UE intitulée «Les inégalités et le monde du travail. Quel rôle pour les relations du travail et le dialogue social?», organisée à Bruxelles les 23 et 24 février 2017, à laquelle j’ai participé au nom de l’Assemblée. Lors de cette conférence, à une majorité écrasante, représentants gouvernementaux, fédérations d’employeurs et syndicats ont admis l’importance d’un dialogue social en bonne et due forme pour obtenir des résultats plus favorables aux travailleurs – par exemple, en termes de salaire minimum et de conditions de travail. Malgré une grande variété des pratiques à travers l’Europe, certains exemples ont clairement souligné l’importance du dialogue social; ainsi en Belgique, où près de 100 % de la couverture des conventions collectives ont toujours maintenu des niveaux d’inégalité relativement stables. D’autre part, les résultats de l’OIT montrent grâce à des organisations du dialogue social fortes, l’écart salarial entre hommes et femmes tend à se réduire. D’autres pays, tels la Grèce, ont encore à reconstruire des systèmes supprimés sous la pression des créanciers durant la dernière crise, avec les effets néfastes que l’on connaît sur les salaires et l’emploi.
40. Effectivement, renforcer la négociation collective est à considérer comme l’un des plus importants moyens de réduire les niveaux d’inégalité: syndicats et négociation collective sont connus pour avoir un effet largement égalisateur en haussant le plancher des salaires et en créant des conditions plus égalitaires entre les groupes de travailleurs (par exemple, entre hommes et femmes, travailleurs hautement qualifiés et peu qualifiés, travailleurs avec contrat à durée indéterminée et à durée déterminée, etc.). Par ailleurs, dans le cadre de politiques sociales globales, les syndicats ont tendance à mieux défendre les politiques de redistribution 
			(44) 
			Susan
Hayter, BIT, spécialiste principale des relations professionnelles
et de la négociation collective, publié le 3 mars 2015 à cette adresse: <a href='http://iloblog.org/'>http://iloblog.org</a>.. La nécessité urgente de soutenir et de renforcer le dialogue social (y compris la négociation collective) a déjà été soulignée par l’Assemblée très récemment avec la Résolution 2146 (2017) «Renforcer le dialogue social en tant qu’instrument de stabilité et de réduction des inégalités sociales et économiques».
41. Aujourd’hui, dans tous les pays et dans diverses organisations, des analystes économiques recherchent des politiques et des stratégies permettant d’arrêter ou d’inverser la progression des inégalités de revenus et de promouvoir une croissance et un développement inclusifs. La plupart conviennent qu’institutions et mesures nationales sont cruciales, et qu’elles doivent s’aligner sur des lignes communes 
			(45) 
			Professeur Brian Nolan, op. cit.:
  • la répartition des revenus du marché au profit des individus et des ménages sera essentielle. Parmi les moyens d’intervention possibles, citons un salaire minimum suffisamment élevé, de solides modalités de négociation collective et une réglementation de la rémunération des cadres supérieurs (par exemple, via des mesures incitatives, des règles de passation de marchés publics, etc.);
  • les revenus du capital et du patrimoine contribuent à l’inégalité; pour y remédier, il faut promouvoir une plus large répartition des richesses via une taxation plus efficace des transferts de capitaux de parents à enfants ou via l’introduction d’une dotation en capital pour tous;
  • investir dans l’éducation et améliorer les compétences, voilà qui doit être considéré (au même titre que l’égalité d’accès aux soins de santé et aux prestations sociales) comme une part essentielle de stratégies d’investissement plus larges visant à renforcer les capacités de la main-d’œuvre future. Le progrès technologique doit servir à accroître la productivité des travailleurs moyennement et peu qualifiés au lieu de les remplacer;
  • la redistribution via des taxes et transferts reste une composante essentielle de stratégies efficaces contre l’inégalité; par exemple, en favorisant une taxation plus progressive des revenus, en inversant le glissement d’une fiscalité directe vers une fiscalité indirecte et, enfin, en augmentant les impôts sur la propriété, le capital et les bénéfices des entreprises. Ajoutons que, pour lutter contre l’évasion fiscale, une meilleure coopération internationale peut empêcher les transferts de biens imposables à l’étranger;
  • il faut renforcer les filets de protection sociale en termes de couverture et d’adéquation, ainsi qu’améliorer certains régimes d’assurance sociale (allocations familiales, par exemple). D’aucuns voient dans des approches novatrices telles que le revenu de base une piste prometteuse 
			(46) 
			L’idée
du revenu de base pour tous sera traitée dans un rapport intitulé
«La nécessité d’un revenu de citoyenneté», document en cours d’élaboration
par Mme Nunzia Catalfo (Italie, NI).  
			(47) 
			Thomas Piketty, «A
Practical Vision of a More Equal Society», compte rendu du livre Inequality: What
Can Be Done? (Inégalités)
d’Anthony B. Atkinson..
42. Pour traiter la question de l’inégalité des revenus de la manière la plus efficace et complète, une action s’impose à différents niveaux: au niveau international, il faut continuer à lutter contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux. Au niveau de l’Union européenne, on enverrait un signal fort si les inégalités de revenus étaient abordées explicitement comme un enjeu commun dans le cadre du Socle européen des droits sociaux, en cours de négociation. Au niveau du Conseil de l’Europe, les gouvernements doivent veiller à maintenir les droits socioéconomiques au premier rang de l’ordre du jour et des programmes de travail des différents organes, car ces droits sont étroitement liés à d’autres catégories et tendances des droits humains – montée de la xénophobie et du racisme, par exemple –, ainsi que l’Assemblée l’a récemment montré à plusieurs occasions 
			(48) 
			Comme, très récemment,
par la Résolution 2103
(2016) «Prévenir la radicalisation d’enfants et de jeunes en s’attaquant
à ses causes profondes».. À l’échelon national, principal niveau d’intervention, un certain nombre de mesures politiques s’imposent pour mettre en place des conditions plus égalitaires de création et de répartition des revenus et des richesses. Même le niveau local a son rôle à jouer, en adaptant les politiques nationales aux besoins des collectivités locales et en favorisant les politiques locales qui influent sur les chances et les possibilités de chacun 
			(49) 
			Gabriela Ramos, op. cit..

6. Conclusions et recommandations

43. Comme l’a indiqué Francis Fukuyama, la forme actuelle de mondialisation est en train d’éroder la base de la classe moyenne sur laquelle reposent la plupart des démocraties libérales 
			(50) 
			Francis
Fukuyama, op. cit., ce qui met en péril des sociétés démocratiques et pacifiques entières. Si nous ne changeons pas certaines des règles et des structures qui sous-tendent nos économies et nos pratiques de répartition des richesses et des revenus, nous verrons s’aggraver les inégalités de toutes sortes et, tous, nous en subirons les effets négatifs. Étant donné que ceux qui sont aujourd’hui en possession de la richesse et du pouvoir savent et peuvent mieux défendre leurs intérêts que les défavorisés, il nous faut changer les structures socioéconomiques et de gouvernance fondamentales en Europe en suivant les principes énoncés dans le projet de résolution ci-dessus.
44. En accord avec les faits présentés plus haut, j’invite instamment les États membres du Conseil de l’Europe à développer des stratégies globales contre les inégalités de revenus en intervenant à des niveaux différents et complémentaires. Ces stratégies, hormis des éléments et mesures plus spécifiques à chaque contexte national, doivent comprendre une action ciblée sur différents secteurs – politiques d’emploi et de fixation des salaires, institutions du marché du travail et politiques fiscales – et des réformes structurelles audacieuses dans ces secteurs.
45. Les différences de revenus entre les couches sociales, les groupes socioéconomiques et les pays ont existé de tous temps; elles sont inévitables et acceptables jusqu’à un certain point. Un consensus veut que ceux qui travaillent plus dur ou plus, ou qui sont mieux qualifiés, reçoivent une meilleure rémunération que ceux qui occupent des emplois à temps partiel ou moins qualifiés. Toutefois, de nos jours, il se trouve que beaucoup jouissent d’un revenu excessif ne se justifiant en rien (par exemple les dirigeants et les actionnaires dans le secteur financier), alors que d’autres, défavorisés, ont du mal à se soustraire à leur situation socioéconomique parce que pris dans les «cercles vicieux de l’inégalité». D’autres encore, bien que travaillant dur, ne reçoivent pas la juste rémunération de leur travail; ils appartiennent au groupe grandissant des «travailleurs pauvres».
46. À mon avis, il faut avant tout lancer un dialogue ouvert sur le niveau d’inégalités de revenus souhaité par nos sociétés; la grande question à se poser: «Jusqu’où sommes-nous prêts à accepter l’inégalité?» À partir de là, certains des déterminants fondamentaux de participation à la société et des processus économiques sont à changer; d’abord, par l’éducation et la formation, ce qui permettra à plus de gens de mieux maîtriser leur propre situation économique, puis en améliorant la gouvernance et la transparence de la prise de décision économique, ce qui permettra aux gens de mieux comprendre et contrôler les processus économiques. Des formes manifestes d’injustice, telles que l’écart salarial entre hommes et femmes, sont à traiter et à éliminer d’urgence. De surcroît, les progrès réalisés dans la lutte contre les inégalités de revenus doivent être rendus «mesurables», notamment pour tenir les décideurs politiques et économiques responsables de leur action (ou inaction). À l’avenir, nous devons accorder davantage de poids à des objectifs quantifiables, tels que les coefficients de Gini à atteindre par certains pays dans les quelques prochaines années, ou les taux de répartition des revenus entre bas et hauts salaires dans des entreprises ou des secteurs spécifiques. Le présent rapport entend montrer comment s’orienter vers des actions requises dans des secteurs stratégiques: dialogue social, bonne gouvernance, responsabilité et réformes structurelles.
47. Enfin, j’aimerais souligner que, en soumettant des recommandations à des gouvernements et parlements nationaux, mon intention n’est pas de saper des processus économiques modernes. En tant que militant de longue date du mouvement européen des sans-emplois et, donc, parfaitement conscient du fonctionnement et de la complexité des processus économiques, j’ai la conviction que les inégalités de revenus ne menacent pas seulement la cohésion sociale mais ont aussi de graves répercussions économiques sur la santé et la durabilité de nos économies, ainsi que l’a récemment rappelé l’OCDE. Je suis également convaincu que, en examinant le problème des inégalités de revenus, nous ne faisons que toucher le sommet de l’iceberg. Dans les précédentes considérations, nous n’avons pas encore abordé des enjeux plus spécifiques, tels que le lien entre inégalités de revenus et pauvreté des enfants, les effets des inégalités de revenus sur la santé des personnes ou sur leur exposition à une dégradation de l’environnement; à l’évidence, cela dépasserait le cadre de notre propos.
48. Ainsi le présent rapport se veut-il une contribution et un premier pas vers un renforcement des économies modernes en les rendant plus durables, plus porteuses de cohésion sociale et plus favorables à des systèmes démocratiques; c’est-à-dire plus tournées vers les valeurs et les normes du Conseil de l’Europe. Il suffit d’un regard relativement bref sur la question des inégalités de revenus, tel qu’entrepris par cet exposé, pour montrer que les enjeux socioéconomiques sont étroitement liés à la situation des droits humains en Europe; aussi doivent-ils incontestablement demeurer parmi les premières préoccupations du Conseil de l’Europe et de ses divers organes, notamment l’Assemblée parlementaire.