1. Introduction
«Nous ne pouvons juger du degré
de civilisation d’une nation qu’en visitant ses prisons», Fédor
Dostoïevski
1. La protection des droits des
personnes placées en détention fait depuis longtemps l’objet de
l’attention du Conseil de l’Europe. En effet, du fait de leur enfermement,
les personnes détenues sont exposées au risque de mauvais traitements
voire de torture. Parmi elles, certains groupes dont notamment les
personnes handicapées apparaissent particulièrement vulnérables.
Des personnes en détention provisoire ou condamnées peuvent non
seulement avoir un handicap préalable à leur placement en détention
mais également développer un handicap en prison en raison d’un accident
ou d’une maladie. Par ailleurs, de nombreuses personnes ayant un
handicap psychosocial se trouvent en prison.
2. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
(«la Cour») fournit de nombreuses illustrations des violations des
droits des personnes incarcérées que les États Parties à la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 5) doivent
respecter. La Convention européenne pour la prévention de la torture
et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (STE no 126)
instaure également un mécanisme de suivi destiné à surveiller le
traitement des personnes privées de liberté dans les États membres du
Conseil de l’Europe. L’Assemblée parlementaire a quant à elle, à
maintes reprises, marqué son engagement contre la torture et les
traitements inhumains et dégradants.
3. Or, malgré les textes et mécanismes existants, la situation
des détenus handicapés fait rarement l’objet d’une attention spécifique
alors même qu’elle soulève des questions fondamentales relatives
à la dignité humaine. Le présent rapport a ainsi pour objectif de
remédier à cet état de fait et de poursuivre les travaux engagés
par l’Assemblée parlementaire dans sa
Résolution 2082 (2015) sur le sort des détenus gravement malades en Europe,
en formulant des propositions visant à améliorer la situation des
détenus handicapés et à renforcer les mécanismes de protection contre
la torture et les traitements inhumains ou dégradants. Mon rapport
se concentre tout particulièrement, comme son titre l’indique, sur
les prisons et l’environnement carcéral. Toutefois, j’examine également
la situation des personnes handicapées se trouvant dans d’autres lieux
de privation de liberté, notamment les lieux d’internement de personnes
ayant un handicap psychosocial étant suspectées d’avoir ou ayant
commis une infraction pénale.
4. Dans le cadre de l’élaboration de ce rapport, j’ai participé
le 25 août 2017 à Genève à la discussion générale sur l’égalité
et la non-discrimination organisée par le Comité des Nations Unies
des droits des personnes handicapées. J’ai également effectué le
8 décembre 2017 une visite d’information en France, au cours de
laquelle j’ai notamment visité la prison de Fleury-Mérogis, ainsi
qu’une visite d’information en Belgique les 10 et 11 janvier 2018
incluant la visite du centre de psychiatrie légale de Gand et de
la prison de Marche-en-Famenne. Je tiens à remercier les autorités
françaises et belges pour toute l’assistance qu’elles m’ont apportée
et qui a rendu ces visites particulièrement instructives et utiles.
Je tiens également à remercier les orateurs qui ont accepté de participer
à l’audition tenue le 7 décembre 2017 à Paris par la commission
sur l'égalité et la non-discrimination, ainsi que le représentant
de l’Ombudsman danois que j’ai rencontré à Copenhague le 2 mars
2018, qui ont donné de leur temps et mis à disposition leur expérience
pour éclairer nos travaux.
2. Standards internationaux et principes
applicables aux personnes handicapées en prison
2.1. Nations
Unies
5. La Convention des Nations Unies
relative aux droits des personnes handicapées – le premier traité global
relatif aux droits des personnes handicapées – est aujourd’hui l’instrument
de référence dans le domaine du handicap, comptant 176 États Parties
au 1er avril 2018, dont 46 États membres
du Conseil de l’Europe
. D’après le
Comité des droits des personnes handicapées (CRPD),
les États Parties doivent veiller à ce que les détenus handicapés
puissent vivre de manière indépendante et participer pleinement
à tous les aspects de la vie quotidienne en détention, y compris
avoir accès, sur un pied d’égalité avec les autres, à l’ensemble
des espaces et des services. Par ailleurs, le manque d’accessibilité
et d’aménagements raisonnables place les personnes handicapées dans
des conditions de détention qui ne répondent pas aux standards minimaux,
sont incompatibles avec l’article 17 de la Convention des Nations
Unies (protection de l’intégrité de la personne) et sont susceptibles
de constituer une violation de l’interdiction de la torture et des traitements
cruels, inhumains ou dégradants
.
6. Lors de notre rencontre à Genève le 22 mai 2017, le Secrétaire
du CRPD, M. Jorge Araya, a souligné que les conditions de détention
des personnes handicapées devraient impérativement respecter les
quatre principes fondamentaux que sont l’égalité de traitement,
la non-discrimination, l’aménagement raisonnable et l’accessibilité.
En effet, le non-respect de ces quatre principes peut entraîner
de graves violations des droits humains des détenus handicapés.
7. L’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus
(dites Règles Nelson Mandela), révisées en décembre 2015 par l’Assemblée
générale des Nations Unies
, rappellent les principes
fondamentaux applicables à toute personne placée en milieu pénitentiaire:
leur dignité doit être respectée; aucun détenu ne doit être soumis
à la torture ni à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants; le principe de non-discrimination doit être appliqué;
et l’administration pénitentiaire doit prendre en compte les besoins
de chaque détenu, en particulier ceux des catégories les plus vulnérables
en milieu carcéral. Toutefois, et malgré les recommandations du
CRPD
,
ces règles contiennent très peu de références explicites aux détenus handicapés.
2.2. Conseil
de l’Europe
8. De nombreux instruments juridiques
du Conseil de l’Europe concernent l’interdiction de la torture,
des traitements inhumains et dégradants, les conditions de détention
et les droits des personnes handicapées. Toutefois, ces thématiques
ne sont traitées ensemble que de manière marginale.
9. Les Règles pénitentiaires européennes de 2006 ne mentionnent
que la situation des détenus ayant un handicap psychosocial et sous
l’angle exclusif du droit à la santé
.
Il n’y est pas non plus indiqué que les besoins des détenus doivent
être pris en compte en application des principes fondamentaux de
non-discrimination, d’accessibilité et d’aménagement raisonnable.
En cela, ces Règles ne sont que le reflet du droit pénal des États
membres.
10. Les constats et recommandations du Comité européen pour la
prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants (CPT) et les arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme font état de conditions de détention déplorables des
personnes handicapées dans de nombreux États membres du Conseil
de l’Europe et soulignent la nécessité de définir des lignes directrices
précises sur les mesures que les États doivent mettre en œuvre pour
protéger la dignité et les droits fondamentaux des détenus handicapés.
11. L’une des priorités de la stratégie du Conseil de l’Europe
sur le handicap (2017-2023) est le droit de ne pas être soumis à
l’exploitation, à la violence et aux abus. De même, les droits des
personnes handicapées, y compris lorsqu’elles sont privées de liberté,
font désormais partie des thèmes abordés par le Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe lors de ses visites dans les pays.
3. Types
de handicap couverts par ce rapport et problèmes spécifiques rencontrés
en prison
12. L’absence de données fiables
relatives au nombre de détenus handicapés doit être soulignée d’emblée. Toutefois,
la multiplicité des situations de handicap se retrouve inévitablement
en prison. Lorsque l’on parle de détenus handicapés, l’on pense
le plus souvent aux personnes ayant un handicap physique. Pourtant
des personnes ayant un handicap sensoriel (surdité, cécité) ou un
handicap intellectuel se retrouvent aussi en prison. De même, une
part importante des personnes incarcérées présentent un handicap
psychosocial, tel que la schizophrénie, les troubles bipolaires,
les troubles dépressifs graves, etc.
13. A chaque type de handicap devraient correspondre des mesures
adaptées aux besoins particuliers. Or cela est loin d’être toujours
le cas malgré les recommandations adressées aux États membres et
les condamnations répétées de la Cour européenne des droits de l’homme.
3.1. Handicap
physique
14. Les personnes ayant un handicap
physique ou se déplaçant en fauteuil roulant sont souvent confrontées à
l’inadaptation des prisons et des cellules, à l’inadaptation et
au défaut d’accès aux soins et au défaut d’assistance et de soutien.
15. Le manque d’accessibilité est l’un des principaux problèmes
auxquels les personnes handicapées sont confrontées lorsqu’elles
se retrouvent en milieu carcéral. Or l’accessibilité est un principe
fondamental pour l’exercice des droits des personnes handicapées.
Il implique que des aménagements doivent être mis en place afin
que le handicap n’aggrave pas les conditions d’incarcération
.
Comme cela a été souligné à plusieurs reprises par le CRPD, le refus
d’un aménagement raisonnable pourrait équivaloir à de la discrimination
et, dans certaines situations comme la détention, à un traitement
inhumain ou dégradant.
16. Les exemples de locaux et d’équipements inadaptés – cellules
ou sanitaires inadaptés ou insuffisamment équipés, difficultés pour
se déplacer à l’intérieur de la prison – sont malheureusement très nombreux.
17. En France, il a été observé que les détenus handicapés constituaient
en 2006 environ 6 % de la population carcérale (soit plus de 5 000
personnes) alors que moins de 0,5 % des cellules des nouvelles prisons
faisaient l’objet d’aménagements pour accueillir des personnes handicapées
. A défaut de
places disponibles, les personnes à mobilité réduite sont souvent
affectées dans des cellules ordinaires. De tels problèmes ont été
signalés par exemple en France, en Italie, dans l’«ex-République
yougoslave de Macédoine» et en Turquie
.
L’absence de lits médicalisés et la défaillance du système d’appel
posent de sérieux problèmes pour des détenus alités ou paralysés
. Une cellule trop petite pour
permettre à un détenu en fauteuil roulant de se déplacer, dont les
interrupteurs lui sont inaccessibles et les toilettes très difficiles
à atteindre, sans avoir un accès quotidien aux douches, crée pour
lui des conditions de vie indignes
. Dans ce contexte, je tiens à attirer
l’attention des États membres sur les préconisations du le CPT dans
son récent rapport sur la Belgique, précisant qu’une cellule pour
personne à mobilité réduite ne devrait pas avoir une surface au
sol inférieure à 14-15 m² (offrant ainsi 10 m² d’espace vital à
la personne concernée, ainsi qu’une annexe sanitaire agrandie et
adaptée)
.
Par ailleurs, il est important que les établissements pénitentiaires s’équipent
d’un nombre suffisant de fauteuils roulants spécialement équipés
pour les toilettes et la douche
.
18. Au-delà des cellules, le manque d’accessibilité des établissements
pénitentiaires implique que les détenus handicapés ne peuvent pas
participer aux activités quotidiennes ou avoir accès aux services (bibliothèque,
réfectoire, toilettes, espace de promenade extérieur, gymnase, magasin,
salle de visites/parloir, salle de téléphone, salle de culte) sur
un pied d’égalité avec les autres détenus, et restent confinés dans
leurs cellules. Les détenus concernés se trouvent ainsi non seulement
privés d’activités mais également contraints à un isolement de fait
qui peut également avoir des répercussions négatives sur leur état
de santé mentale. Ce type de situation a pu être observé par exemple
en République slovaque et en France
.
3.1.1. Défaut
d’accès aux soins, défaut d’assistance et de soutien
19. Le droit à la santé est un
droit fondamental pour toute personne. Or les détenus handicapés
sont particulièrement vulnérables à l’inadaptation voire au manque
de soins. Plusieurs difficultés peuvent être mentionnées:
- l’inadaptation, l'insuffisance
voire l’absence de soins;
- l’accès tardif aux soins;
- l’interruption des traitements;
- les défaillances dans la surveillance de la prise des
traitements.
Bien qu’examinées ici en lien avec
le handicap physique, il est à souligner que ces difficultés peuvent
toucher l’ensemble des détenus handicapés.
20. La Cour européenne des droits de l’homme a établi à maintes
reprises que le fait de détenir des personnes souffrant d’un handicap
physique grave dans des conditions incompatibles avec leur état
de santé ou de laisser aux codétenus le soin de s’occuper de ces
personnes équivaut à un traitement dégradant
.
Elle a souligné que l’obligation de l’État d’assurer des conditions
adéquates de détention comprend celle de répondre aux besoins spéciaux
des détenus ayant un handicap physique et que l’État ne peut pas
s’exonérer de cette obligation en en transférant la responsabilité
aux détenus. Parfois, des conditions de détention inadaptées présentent
en outre un risque déraisonnable de dégradation importante de la
santé du détenu ou risquent de lui infliger des souffrances psychologiques
et physiques qui diminuent sa dignité et constituent un traitement
inhumain
.
21. Pour les personnes ayant un handicap physique, le respect
de leur dignité et de leur intimité peut se poser avec une acuité
particulière. Cela est particulièrement le cas lorsqu’elles sont
dépendantes de l’aide, et par conséquent du bon vouloir, de leurs
codétenus pour accéder aux structures sanitaires, comme le CPT l’a signalé
dans le cas des
piantoni (les
détenus qui aident les détenus handicapés) en Italie. Une formation
et un encadrement adéquats sont indispensables dans ces cas
. Le cas échéant,
des intervenants assistent les détenus concernés dans les actes
de la vie quotidienne
.
De même, les fouilles intégrales au retour des parloirs peuvent
poser des problèmes spécifiques aux personnes à mobilité réduite
si elles ne sont pas à-même de se déshabiller seules. Lors de ma
visite en Belgique, les Médiateurs fédéraux m’ont signalé qu’ils étaient
en train de mener une étude importante sur les fouilles et que les
besoin des détenus handicapés devaient impérativement être pris
en compte dans ce contexte.
3.2. Handicap
sensoriel
22. Les principaux problèmes rencontrés
par les personnes ayant un handicap sensoriel sont la communication
et l’accès aux soins.
23. Pour un malvoyant, risquent de s’ajouter aux violences dont
sont victimes les détenus handicapés de la part des autres détenus
l’isolement, l’absence d’assistance et un accès très limité aux
activités culturelles ou à des livres dans des formats accessibles
. En Belgique, il m’a été signalé
lors de ma visite que seule une des 35 prisons du pays dispose d’un
marquage au sol pour les malvoyants. L’accès aux soins est par ailleurs crucial.
Au Monténégro, le CPT a constaté que deux détenus avec une vision
réduite étaient devenus complètement aveugles sans avoir pu consulter
un seul spécialiste de la vue
.
24. Concernant les sourds ou malentendants, les traducteurs en
langue des signes sont absents des prisons en Allemagne, alors qu’ils
sont présents dans les tribunaux
. En France également, les services gratuits
d’un interprète sont assurés pendant toute la phase de la procédure
pénale, mais une fois placé en détention c’est au détenu de payer
un interprète pour pouvoir communiquer avec le service médical,
le service d’insertion et de probation, son avocat, etc. L’accès
à l’interprétation en langue des signes dépend alors des ressources
financières du détenu. Cela est d’autant plus problématique que
certains sourds sont analphabètes et ne peuvent par conséquent pas
recourir à l’écrit pour communiquer. Au Royaume-Uni, un rapport
de 2016 a identifié environ 400 détenus sourds ou malentendants,
chiffre certainement sous-évalué en l’absence de statistiques officielles.
Ces détenus ne peuvent communiquer ou recevoir des informations
sur un pied d’égalité avec leurs codétenus du fait du nombre insuffisant
de fonctionnaires pénitentiaires formés à la langue des signes,
de l’absence de documents d’information dans un format accessible
pour les sourds ou encore de l’absence d’équipements tels que des
vidéophones qui leur permettraient de communiquer avec l’extérieur
et notamment avec leur famille. Il en découle pour les détenus sourds
ou malentendants un isolement et un manque d’interactions sociales
et de stimulation intellectuelle
. De plus, l’absence de
soutien à la communication a pour effet de priver ces détenus d’accès
à des cours de formation ou aux services de santé.
25. La détention aggrave l’isolement et la vulnérabilité de ces
détenus et l’inadaptation des conditions de détention à ce type
de handicap ou la prise trop tardive des mesures requises pour tenir
compte de la situation particulière d’un détenu ayant un grave handicap
sensoriel peuvent aboutir à une violation de l’interdiction des traitements
inhumains ou dégradants, voire du droit de toute personne à être
informée dans une langue qu’elle comprend des raisons de son arrestation
et de toute accusation portée contre elle. Par ailleurs, conformément au
concept de l’aménagement raisonnable et aux dispositions de la Convention
des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées, les
autorités doivent prendre des «mesures raisonnables» pour tenir compte
de l’état d’un détenu gravement handicapé
.
26. Les difficultés de communication peuvent avoir des conséquences
graves lorsque les personnes ayant un handicap sensoriel se retrouvent
confrontées au système pénal. Cela pose d’importantes questions
sur leur accès effectif à la justice et leur droit à ne pas être
discriminé sur la base du handicap.
27. En France, le Défenseur des droits a considéré que «la détention
provisoire ne doit être envisagée, pour toute personne handicapée
mise en examen, qu’à titre exceptionnel en raison de sa vulnérabilité
particulière» et que «en tout état de cause, les mesures alternatives
à la détention provisoire doivent être mises en place, pour ce qui
les concerne, chaque fois que les conditions de détention ne permettent
pas de répondre aux exigences fixées par le droit international
et la loi pénitentiaire s’agissant d’un égal accès aux droits et
au respect de la dignité»
. Le Défenseur des droits avait
également observé que l’obligation générale d’accessibilité introduite
par une loi de 2005 pour tous les établissements publics avait fait
l’objet d’un texte d’application uniquement en ce qui concerne les
personnes à mobilité réduite. Faute de cadre réglementaire approprié,
les établissements pénitentiaires se trouvaient dans l’impossibilité
de répondre aux exigences d’accessibilité pour les autres types
de handicap, y compris les handicaps sensoriels.
3.3. Handicap
intellectuel et troubles de l’apprentissage
28. Dès 2010, la Cour européenne
des droits de l’homme avait reconnu que les personnes ayant un handicap
intellectuel sont un «groupe particulièrement vulnérable de la société
» et souffrent
d’exclusion sociale du fait des discriminations et des préjugés
à leur égard.
29. D’après des associations de défense des droits des personnes
ayant un handicap intellectuel, comme par exemple le
Mental Disability Advocacy Centre (MDAC),
ces personnes sont surreprésentées en prison. L’association britannique
Prison Reform Trust notait
en 2008 que 20 % à 30 % des délinquants présentaient des handicaps
ou troubles de l’apprentissage qui interféraient avec leur capacité
à faire face au système de justice pénal
. Toutefois, des chiffres précis ne peuvent
être avancés faute de données statistiques officielles.
30. La détection rapide du handicap intellectuel est cruciale.
À cet égard, je trouve particulièrement intéressants les efforts
mis en place dans le Centre de psychiatrie légale de Gand (Belgique),
pour évaluer dès leur arrivée non seulement le handicap psychosocial
des internés mais aussi leur éventuel handicap intellectuel, afin
de garantir aux internés des soins adaptés à leurs besoins. Cela
semble toutefois être une exception. En Espagne, 60 % à 70 % des
personnes ayant un handicap intellectuel qui entrent en prison n’auraient
pas fait l’objet d’une reconnaissance préalable de leur handicap
. Cela signifie
que ce handicap n’a pas été détecté tout au long de la procédure
policière et judiciaire et que la personne n’a pas reçu l’assistance nécessaire
pour garantir qu’elle comprenait le déroulement de cette procédure
engagée à son encontre. La question se pose de savoir si ces personnes
ont pu bénéficier d’un accès équitable à la justice.
31. L’incarcération de personnes ayant un handicap intellectuel
ou des troubles de l’apprentissage exige également de se poser la
question de leur compréhension de la peine qui leur est imposée,
des règles de fonctionnement en prison, de leur accès aux mécanismes
de plainte et à l’information sur leurs droits. Pour ce type de
handicap, il est crucial que les informations leur soient fournies
dans un format que les personnes sont en mesure de comprendre. Or,
la terminologie utilisée et les règles en place dans les prisons
sont souvent complexes pour des personnes ayant un handicap intellectuel
ou des troubles de l’apprentissage. Elles éprouveront des difficultés
à remplir un formulaire ou à respecter les règles de la prison avec
pour conséquence que leur comportement sera perçu comme perturbateur
et fera l’objet de sanctions
.
Ces problèmes nous ont été rappelés avec force par Mme Jenny
Talbot, directrice du programme
Care
not Custody du Prison Reform Trust, lors de notre audition
tenue le 7 décembre 2017 à Paris.
32. Les personnes ayant un handicap intellectuel ou des troubles
de l’apprentissage sont par ailleurs fréquemment victimes de harcèlement
de la part de leurs codétenus. Elles cherchent ainsi à cacher leur handicap
par peur du ridicule et pour ne pas montrer de signes de faiblesse
qui pourraient les exposer à des violences et des abus
.
3.4. Handicap
psychosocial
33. La part des personnes ayant
un handicap psychosocial (par exemple schizophrénie, troubles bipolaires, troubles
graves de la personnalité) est très élevée en prison, souvent bien
plus élevée que parmi la population générale
. En France, près d’un
quart des détenus seraient atteints de troubles psychotiques
.
34. La présence d’un nombre important de personnes ayant un handicap
psychosocial exige de la part des autorités pénitentiaires et judiciaires
une prise en charge adaptée. Dans son dernier rapport de visite
en Suisse, le CPT avait ainsi relevé que les autorités compétentes
doivent «veiller à ce que les détenus atteints de graves problèmes
de santé mentale soient pris en charge et traités dans un environnement
(hôpital psychiatrique, unité de psychiatrie légale d’un établissement
pénitentiaire ou établissement spécialisé dans l’exécution des mesures),
correctement équipé et doté d’un personnel qualifié suffisant pour
leur apporter l’assistance nécessaire»
. Or de nombreuses
prisons n’ont pas d’unité hospitalière ou spécialisée. Les détenus
ayant des troubles psychosociaux se retrouvent ainsi soumis à un
régime pénitentiaire ordinaire qui n’est pas adapté à leurs besoins
spécifiques.
35. La Cour européenne des droits de l’homme a statué que les
États ont l’obligation de dispenser aux détenus ayant des problèmes
de santé, y compris à ceux qui souffrent de troubles mentaux, les
soins médicaux appropriés
.
36. L’insuffisance voire l’absence de personnel qualifié a été
pointée par le CPT à plusieurs reprises dans ses rapports. En Turquie
et en Arménie, le CPT a constaté que certaines prisons ne reçoivent
pas la visite d’un psychiatre ou très rarement, laissant les détenus
sans le suivi psychiatrique dont ils ont besoin
.
37. Le risque de suicide des détenus ayant un handicap psychosocial
est élevé et il peut être aggravé par des soins et des conditions
de détention inadaptés, mais également par des mesures d’isolement
ou des sanctions disciplinaires incompatibles ou trop sévères compte
tenu de l’état de santé du détenu. Le suicide d’un détenu placé
en cellule disciplinaire en France a été condamné au motif que ce
placement était incompatible avec le niveau de traitement exigé
à l’égard d’une personne ayant des troubles mentaux
. En Espagne,
les détenus présentant des troubles mentaux sont automatiquement
placés à l’isolement. Le CPT considère cette pratique comme une
forme de traitement dégradant
.
38. Les personnes ayant un handicap psychosocial sont ainsi particulièrement
vulnérables en prison, au point que l’on peut se demander dans quelle
mesure celle-ci est le lieu approprié pour ces personnes. Des conditions
de détention inadaptées, l’absence ou l’insuffisance de soins appropriés
et de personnel formé, la surpopulation carcérale font peser de
graves risques pour l’état de santé de ces personnes et ne permettent aucunement
une future réinsertion. Même si la présence de médecins ou d’unités
psychiatriques dans les prisons peut donner l’impression que les
détenus ayant un handicap psychosocial vont être correctement pris en
charge, cela n’est souvent pas le cas, faute de moyens
.
39. Néanmoins, transférer les personnes ayant un handicap psychosocial
vers une structure hospitalière pose également d’importantes questions.
Le traitement involontaire des personnes handicapées est fortement condamné
par le CRPD et il convient dès lors que le détenu consente à son
transfert vers une unité de soins. De plus, le fait qu’une personne
présentant un handicap psychosocial soit «détournée» du système
pénal vers une structure psychiatrique entraîne de nombreuses violations
de ses droits. Cela signifie que cette personne n’aura pas accès
à un procès équitable puisque, déclarée «irresponsable» ou «inapte»,
elle ne pourra pas se défendre des faits qui lui sont reprochés,
en violation de son droit à la présomption d’innocence. Ainsi, une personne
sera privée de liberté sur la base de faits allégués mais pour lesquels
elle n’aura pas été condamnée par un tribunal à l’issue d’une procédure
contradictoire. Enfin, il a été constaté que les personnes placées
en hôpital psychiatrique ne bénéficient pas des mêmes garanties
juridiques qu’un détenu ordinaire et que ce placement peut parfois
durer beaucoup plus longtemps que ne l’aurait été une peine purgée
en prison, ce que le CRPD a condamné sans réserve
.
40. La situation des internés en Belgique est très parlante à
cet égard. Il s’agit de personnes ayant commis des actes réprimés
par le droit pénal, mais qui ont été déclarés non responsables de
ces actes (en raison notamment d’un handicap psychosocial). Elles
sont internées pour une durée indéterminée, leur libération dépendant
de l’évaluation du risque de récidive. Recevoir des soins adéquats
est pour elles crucial. Or, du fait du manque de place dans des
structures adaptées, les internés sont souvent orientés vers des
prisons et y restent parfois longtemps, mêlés occasionnellement
aux détenus de droit commun. Dans ces cas leur état risque de s’aggraver
plutôt que de s’améliorer et ils ont ainsi très peu de chances d’être
libérés. Certains internés se voient privés de liberté pendant des
années, alors que les faits qu’ils avaient commis étaient peu graves
et que la peine qu’ils auraient eu à purger en tant que détenus
aurait été courte. Grâce à une modification récente de la loi, il
ne sera heureusement plus possible d’interner quelqu’un pour une
infraction commise sur des biens mais uniquement pour des crimes
ou délits commis sur des personnes. Par ailleurs, le Centre de psychiatrie
légale de Gand propose aux internés un véritable parcours de soins
visant à la fois à réduire les risques de récidive et à préparer
les internés à se réinsérer dans une société dont certains vivent coupés
depuis avant la mise en circulation de l’euro.
41. Des cas ont également été signalés au Danemark dans lesquels
une personne ayant un handicap psychosocial se voit privée de liberté
pendant une durée disproportionnée eu égard aux faits commis. De nombreuses
condamnations concerneraient des patients psychiatriques qui auraient
résisté à un traitement involontaire ou à une mesure d’immobilisation
ou qui auraient connu un épisode psychotique survenu au moment d’un
changement de médicaments mal géré. Dans les cas où la sentence
impose à la personne condamnée de suivre un traitement et laisse
ouverte la possibilité de son internement ultérieur, la privation
de liberté peut être décidée plus tard par un seul médecin et en
l’absence de tout mécanisme de plainte
. Le CPT a par ailleurs critiqué l’utilisation
excessive à l’égard de personnes ayant un handicap psychosocial
de mesures d’immobilisation, et a souligné que ces mesures ne doivent
pas se substituer à un traitement adéquat ni être employées afin
de combler un manque de personnel
.
42. La situation des détenus ayant un handicap psychosocial est
très complexe et mériterait à elle seule un rapport séparé. Il s’agit
toutefois d’un sujet sur lequel l’opinion publique réagit souvent
de manière négative et qui est de ce fait rarement jugé prioritaire
par les pouvoirs publics. Dans ce contexte, je tiens à saluer les
efforts en cours en Belgique depuis plusieurs années pour remédier
aux problèmes relevés ci-dessus, par le biais à la fois de la construction
de structures adaptées aux besoins des internés et de modifications
législatives visant à introduire des mesures plus appropriées.
4. Problèmes
spécifiques rencontrés en prison par certains groupes de personnes
handicapées
43. Certains groupes de personnes
handicapées sont particulièrement vulnérables en prison. Il s’agit notamment
des femmes et des personnes âgées handicapées.
4.1. Femmes
handicapées
44. L’article 6 de la Convention
des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées souligne
que les femmes handicapées sont exposées à de multiples discriminations
et que les États doivent prendre «les mesures voulues pour leur
permettre de jouir pleinement et dans des conditions d’égalité de
tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales».
Les Règles des Nations Unies concernant le traitement des détenues
et l’imposition de mesures non privatives de liberté aux délinquantes
(Règles dites de Bangkok) soulignent par ailleurs l’importance d’identifier
les besoins en termes de santé mentale, de garantir l’accès à des
soins ou encore de placer des détenues ayant des troubles mentaux
dans des quartiers à l’environnement non restrictif
.
45. De même, dans sa
Résolution
1663 (2009) sur les femmes en prison, l’Assemblée avait appelé les États,
d’une part, «à veiller à ce que les femmes détenues qui sont handicapées
ou qui souffrent de maladies chroniques bénéficient de l’aide et
de l’assistance indispensables (comme des interprètes en langue
des signes, des documents en braille, des soins médicaux, etc.)
dont elles peuvent avoir besoin en raison de leur handicap lors
de la période préalable au procès et au moment du procès et de la
condamnation; et à veiller à ce qu’elles ne soient pas séparées
des autres détenus lors des activités sociales et éducatives organisées
en prison en mettant à leur disposition des programmes et des services
appropriés» et, d’autre part, «à garantir que davantage de recherches
sont menées sur la nature et la fréquence des troubles mentaux qui
touchent les femmes détenues, et que des moyens de traitement sont
proposés dans chaque prison pour femmes»
.
46. L’Assemblée avait noté avec inquiétude que les femmes emprisonnées
présentent souvent des troubles mentaux et ce dans des proportions
plus élevées que les hommes emprisonnés et que l’ensemble de la population
.
Des études récentes tendent à montrer que cette situation perdure.
Au Royaume-Uni, 65 % de femmes en prison souffrent de dépression
(contre 37 % d’hommes) et près d’un tiers des femmes détenues ont
un antécédent psychiatrique au moment de leur entrée en prison.
Les femmes en prison présentent également un risque élevé de suicide
et d’automutilation, dû à un passé de victime d’abus sexuels, de
détresse causée par la séparation avec leurs enfants ou encore de
maladie mentale. En 2014, alors qu’elles ne représentaient que 5 %
de la population carcérale en Angleterre et au Pays de Galles, 26 %
des suicides et actes d’automutilation avaient été commis par des
femmes
. Le risque de suicide et
d’automutilation doit ainsi être précisément évalué par les autorités
pénitentiaires lorsqu’elles déterminent le régime de détention qui
sera appliqué à ces femmes.
47. En France, les conditions de détention sont particulièrement
dures pour les femmes ayant un handicap psychosocial. Les femmes,
minoritaires en prison, sont davantage limitées dans leurs mouvements
que les hommes et ont moins accès aux soins réservés aux pathologies
mentales. Elles ne bénéficient pas non plus d’un accès égal aux
produits et aux activités proposés. Des femmes détenues dans une
prison avec des quartiers séparés pour les hommes et les femmes
se trouvent obligées d’être accompagnées dans tous leurs mouvements,
à la différence des hommes détenus dans le même établissement. Cela
crée un sentiment d'isolement ainsi que l’impression d’être traitées
plus sévèrement en raison de leur sexe. Par ailleurs, un seul des
26 services médico-psychologiques régionaux dans les prisons françaises
dispensant des soins de santé mentale et proposant des lits pour
la nuit, offre des lits pour les femmes
.
48. En Suisse, les femmes représentent moins de 5 % de la population
carcérale. Comme dans les autres pays, de nombreuses femmes détenues
présentent des troubles psychosociaux. Pourtant, en 2015, il n’existait pas
d’unité de soins réservée aux femmes
.
Un manque général de places pour les femmes doit également être
signalé. En Suisse romande et en Suisse alémanique, il n’existe
qu’un seul établissement pour femmes, réservé aux longues peines.
Dans les autres prisons, les femmes sont placées dans des sections
séparées des hommes. Toutefois, la surpopulation carcérale affecte
particulièrement les femmes. Ainsi, dans le canton de Fribourg,
aucune prison n’accueille de femmes
.
Les femmes doivent ainsi purger leur peine dans un autre canton,
ce qui contribue à les éloigner de leur famille. Par ailleurs, comme
les femmes détenues sont minoritaires, leurs besoins spécifiques
sont difficilement pris en compte et les dépenses d’aménagement
qui seraient nécessaires à leur prise en charge ne sont pas estimées
prioritaires.
49. Une attention plus systématique devrait être portée à la situation
des femmes en détention et en particulier à celles qui ont un handicap
psychosocial. Cela vaut aussi bien pour les décideurs politiques
que pour les organismes de défense des droits de l’homme. La situation
de ces femmes est largement ignorée, comme en témoigne la difficulté
à recueillir des informations précises et récentes.
4.2. Personnes
âgées handicapées
50. Les personnes âgées constituent
un autre groupe vulnérable dans les prisons et les handicaps qu’elles peuvent
développer avec les années (surdité, cécité, mobilité réduite, etc.)
accroissent encore leur vulnérabilité. Dans la
Résolution 2082 (2015) sur le sort des détenus gravement malades en Europe, l’Assemblée
avait constaté une tendance au vieillissement de la population carcérale
et souligné la nécessité de prendre en compte les besoins en équipements
gériatriques qui en découle
. A titre d’exemple, le maintien en
prison d’un octogénaire paraplégique et invalide au point qu’il
ne pouvait pas accomplir la plupart des actes élémentaires de la
vie quotidienne sans l’assistance d’autrui a été jugé incompatible
avec l’interdiction des traitements dégradants énoncée à l’article
3 de la Convention européenne des droits de l’homme
.
51. Au Royaume-Uni, le nombre de détenus de plus de 60 ans a triplé
en 15 ans et le nombre d’octogénaires a doublé en deux ans; la personne
incarcérée la plus âgée a aujourd’hui 101 ans
. Pourtant aucun programme
dédié aux besoins de ces détenus n’existe au Royaume-Uni dont les
autorités préfèrent adopter une approche au cas par cas. Le vieillissement
de la population carcérale est notamment dû au fait que des sanctions
plus sévères sont prononcées pour certaines infractions, mais est
également le résultat de l’introduction en 2005 des peines d’emprisonnement
aux fins de protection publique (
IPP)
qui permettent de maintenir en prison des personnes jusqu’à ce qu’elles
prouvent au service de probation qu’elles ne commettront plus d’infractions
.
Ce mécanisme – abandonné en 2012 en raison des effets négatifs sur
la santé mentale des personnes concernées – continue de s’appliquer
à environ 4 000 détenus
.
52. Une attention accrue devrait être apportée à cette catégorie
de détenus et à leurs besoins spécifiques. Leur présence dans les
prisons pose des défis indéniables aux autorités pénitentiaires
qui doivent adapter non seulement leurs structures à cette population
mais également leur approche globale pour ce qui est de l’accès aux
soins, de l’assistance ou encore des activités proposées.
5. Autres
facteurs ayant un impact spécifique sur la situation des détenus
handicapés
53. Il ressort clairement de l’analyse
qui précède que l’absence d’accessibilité et d’aménagement raisonnable
des besoins spécifiques des détenus handicapés peuvent constituer
des traitements inhumains ou dégradants et avoir des conséquences
graves sur la vie de ces détenus, les isolant et les privant d’une insertion
sociale au sein de la prison. Un mauvais accès aux soins provoque
une détérioration de l’état de santé et peut mener au suicide. D’autres
éléments sont également susceptibles d’aggraver la situation des détenus
handicapés: l’absence de données concernant ces personnes, la surpopulation
carcérale, le mauvais état des prisons, le dysfonctionnement du
système pénitentiaire, le manque de personnel et les transferts incessants.
5.1. Identification
des détenus en situation de handicap
54. Comme nous l’avons vu plus
haut, si cela n’a pas déjà été fait, l’identification des personnes
en situation de handicap doit se faire dès l’entrée en détention.
Une attention toute particulière doit également être portée à la
détection de handicaps moins visibles tels que les handicaps intellectuels
ou psychosociaux, ainsi que des handicaps qui se déclarent pendant
la période de détention.
5.2. Surpopulation
carcérale et tendance au «tout incarcérer»
55. La surpopulation carcérale
a des conséquences sur les conditions
de détention de l’ensemble des personnes incarcérées mais elle affecte
tout particulièrement celles en situation de handicap ou de dépendance.
Cet état de fait est aggravé lorsqu’il existe une tendance au «tout
incarcérer».
56. La réponse à la surpopulation carcérale et à des conditions
de détention dégradées est souvent la construction de nouvelles
places de prison. Or, plus on crée de places de prison, plus on
incarcère. L’illustration est encore une fois fournie par la France
où le nombre de places en prison a presque doublé entre 1990 et
2017 sans pour autant réduire drastiquement le taux de surpopulation
carcérale (118 % en moyenne) et ce alors même que l’on constate
une tendance à la baisse du taux global de la criminalité.
5.3. Inadaptation
et défaut d’accès aux soins
57. S’agissant de l’insuffisance
des soins, le fait pour un État de ne pas prendre les mesures nécessaires en
raison de l’état de santé d’un détenu peut constituer un traitement
dégradant. La jurisprudence de la Cour contient de nombreux exemples
d’insuffisance des soins qui concernent tout particulièrement les
détenus ayant un handicap psychosocial (voir chapitre 3.4) mais
aussi ceux ayant un handicap physique
.
58. La responsabilité des autorités pénitentiaires ne se limite
pas à la prescription de médicaments: elles doivent aussi s’assurer
de leur bonne prise. Par ailleurs, dans le cas notamment des détenus
ayant un handicap psychosocial, les soins doivent également comprendre
d’autres formes de thérapies (psychothérapie, etc). Une défaillance
des autorités pénitentiaires en la matière peut mener à une violation
du droit à la vie (suicide d’un détenu)
.
59. L’accès tardif aux soins – les détenus devant parfois attendre
des années avant de recevoir un traitement adapté – implique que
ces personnes n’ont pas accès à un traitement adapté, en violation
de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme
.
Ce retard peut être le signe d’un dysfonctionnement de la coordination
entre les services judiciaires et pénitentiaires. Il résulte souvent
d’un manque d’identification des besoins des détenus handicapés
préalable à leur entrée en prison.
5.4. Manque
de médecins et d’autre personnel soignant prêts à travailler en
milieu carcéral
60. Le manque de personnel médical
dans les établissements pénitentiaires et/ou sa formation insuffisante sont
un problème récurrent, identifié à maintes reprises par le CPT ou
par le Commissaire aux droits de l’homme
.
La difficulté de recruter des médecins en prison a été soulignée
lors de mes visites en France et en Belgique, en particulier s’agissant
de certaines spécialités telles que la kinésithérapie, l’ophtalmologie
ou l’imagerie (en France) ou la psychiatrie (en Belgique). La médecine
en prison apparaît en effet peu attractive puisque mal payée et
réalisée dans des conditions particulièrement stressantes. Ceci
a bien entendu des conséquences sur la prise en charge des personnes
détenues handicapées.
61. Le manque de personnel aboutit dans certains pays à ce que
l’assistance aux détenus handicapés soit dispensée par les codétenus.
Or, comme nous l’avons relevé plus haut, dans le contexte particulier
de l’univers carcéral, cela présente des risques d’abus si les aidants
ne sont pas encadrés et surveillés.
62. De plus, il a été observé que le manque de personnel adéquat
peut amener à une application excessive de mesures d’immobilisation
ou à une surmédication des détenus handicapés
.
Pour le dire simplement, il s’agit d’abrutir les détenus de médicaments
pour que le calme règne et que le personnel présent puisse faire face.
5.5. Transferts
répétés et absence de continuité des soins
63. Les transferts incessants constituent
un obstacle à un traitement approprié pour les détenus handicapés.
De tels transferts peuvent empêcher le suivi médical ou psychologique
nécessaire et entraîner une dégradation de l’état de santé du détenu,
en violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de
l’homme
.
64. L’administration pénitentiaire française m’a indiqué que,
dans la pratique, la détention ne permet pas un suivi médical ou
médico-social des personnes handicapées ou malades équivalent à
celui dispensé en milieu libre, et cela malgré l’approche consistant
à faire entrer la médecine en prison. En Belgique, où des problèmes d’interruption
de soins ont pu être constatés lors de transferts d’une structure
à une autre, la numérisation des dossiers médicaux des détenus ou
internés est considérée comme une piste utile pour remédier à ce problème.
65. En Belgique, les grèves à répétition du personnel pénitentiaire
et l’incapacité des autorités à y faire face suscitent depuis de
nombreuses années les mises en garde du CPT en raison de leurs effets
inacceptables sur les conditions de détention, en particulier sur
les détenus les plus vulnérables tels que ceux ayant des troubles
psychosociaux. Le CPT a récemment exhorté les autorités belges à
prendre les mesures nécessaires pour assurer en toutes circonstances
la sécurité de l’ensemble des personnes détenues, y compris celles faisant
l’objet d’une mesure d’internement, mais également la continuité
des soins dispensés aux personnes internées en attente de placement
en structure adaptée et à toute autre personne souffrant de troubles psychiatriques
en détention
.
5.6. Application
de peines aménagées ou alternatives
66. Lors de ma visite en France,
il m’a été dit à plusieurs reprises que l’existence de structures
de soins dans les prisons tend à encourager les magistrats à placer
en détention des personnes malades ou handicapées au motif qu’elles
pourront y accéder aux soins dont elles ont besoin. Or, cela a surtout
pour effet de légitimer l’incarcération de personnes qui ne devraient
pas y être en raison de leur handicap ou de leur état de santé.
67. Il existe dans de nombreux pays un dispositif qui permet de
suspendre une peine pour raisons médicales. Pourtant, ces dispositifs
sont peu mis en œuvre alors qu’ils pourraient être une réponse adaptée pour
des personnes reconnues responsables pénalement mais dont l’état
de santé est incompatible avec une incarcération. En France, il
m’a été indiqué lors de ma visite que les critères d’octroi d’une
suspension de peine sont interprétés de manière trop restrictive.
Il faut en effet, soit que le pronostic vital de la personne soit
engagé, soit que l’état de la personne soit durablement incompatible
avec le maintien en détention. Un guide méthodologique à destination
des magistrats a été élaboré récemment pour leur permettre de faire
un usage plus fréquent des procédures d’aménagement de peine pour
raisons médicales.
68. Il m’a également été dit en France que les magistrats sont
parfois réticents à libérer des personnes en situation de handicap
ou malades au motif qu’en milieu ouvert ces personnes ne pourraient
pas accéder aux mêmes soins et structures qu’en milieu fermé. Les
suspensions de peine sont ainsi parfois retardées en raison des
recherches de structures d’hébergement. Ces préoccupations posent
la question de la sortie de prison et de la continuité des soins.
Toutefois, la prison ne devrait pas être considérée comme un lieu
de prise en charge des personnes pour lesquelles les places manquent
dans les structures adaptées, tels que les hôpitaux psychiatriques
ou les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.
5.7. Offre
d’activités pour les détenus handicapés
69. L’offre d’activités pour les
personnes handicapées privées de liberté est souvent très limitée
voire inexistante, la priorité étant donnée à d’autres groupes de
détenus plus nombreux tels que les jeunes adultes. A cet égard je
souhaiterais signaler deux bonnes pratiques. En Belgique, le centre
de psychiatrie légale de Gand (qui n’est pas considéré comme une
prison mais se veut un centre de soins) propose des ateliers de couture,
de menuiserie et de métallurgie permettant aux internés de développer
des compétences utiles. Certains internés ayant travaillé dans les
cuisines du centre pourraient par ailleurs être embauchés par l’entreprise
de restauration après leur libération. En France, une convention
a été signée avec le ministère du Sport et plusieurs fédérations
sportives pour développer des activités à destination des détenus
âgés ou en situation de dépendance. Par ailleurs, un ESAT (établissement
et service d’aide par le travail) a ouvert en 2014 au centre de
détention de Val-de-Reuil et permet à 10 personnes ayant un handicap,
et notamment un handicap intellectuel, d’accéder à des activités
de travail. Toutefois, ces activités ont dans la pratique plus un objectif
occupationnel que de réinsertion sociale.
5.8. Isolement
70. Il ressort de ce qui précède
que les détenus handicapés sont particulièrement exposés à l’isolement
en prison. La difficulté voire l’impossibilité de se rendre seul
aux activités ou formations proposées et le harcèlement et les violences
commises par d’autres détenus à l’encontre de détenus handicapés
sont autant de facteurs qui empêchent leur participation à la vie
carcérale. Pour les détenus ayant un handicap psychosocial, l’isolement
inhérent à l’incarcération peut aggraver leur santé mentale. Par
ailleurs, lorsqu’un détenu présentant un handicap intellectuel ou
psychosocial n’obéit pas à une instruction cela peut entraîner l’imposition
d’une sanction disciplinaire – en général sous la forme d’un placement
temporaire en isolement, ce qui aggrave encore son état de santé
mental.
6. Conclusions
71. Le fait que les personnes handicapées
constituent un groupe minoritaire au sein des prisons tend à ce que
leur situation ne soit pas jugée prioritaire. Or, la prise en charge
des personnes ayant un handicap constitue un défi important pour
les administrations pénitentiaires et l’examen de leur situation
montre de graves dysfonctionnements dans de nombreux pays européens,
y compris des problèmes structurels. Il apparaît toutefois que les
administrations pénitentiaires disposent rarement de données chiffrées,
à jour, relatives au nombre de détenus présentant un handicap et
aux types de handicap en question. Cela rend difficile la mise en
place de moyens adéquats pour remédier aux problèmes rencontrés.
72. Les besoins des personnes condamnées et en détention provisoire
en termes d’accessibilité et d’aménagement raisonnable devraient
être déterminés dès l’incarcération et faire l’objet d’un suivi
tout au long de leur détention. Il est en effet inadmissible que
des personnes soient privées de soins ou d’assistance pendant des
semaines voire des mois ou des années comme l’a trop souvent constaté
la Cour européenne des droits de l’homme. Il appartient à l’État
de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir que les conditions
de détention dans leurs prisons ne violent pas les droits fondamentaux
des personnes incarcérées, conformément aux obligations découlant
de différents instruments internationaux tels que la Convention européenne
des droits de l’homme ou la Convention des Nations Unies sur les
droits des personnes handicapées.
73. Des conditions de détention inadaptées à l’état de santé ou
au handicap d’une personne constituent une double peine, équivalant
parfois à un traitement inhumain ou dégradant. L’on sait par ailleurs
que la détention aggrave l’état de santé, surtout mentale, des personnes
détenues. Le risque de suicide et les estimations du nombre de personnes
détenues ayant un trouble psychique en sont les tristes illustrations.
De plus, la prison est un lieu où règne souvent une grande violence
et les personnes vulnérables sont particulièrement exposées au risque
de violence et d’abus.
74. Je suis convaincu que les personnes ayant un handicap grave
ne devraient pas être détenues dans les mêmes conditions que les
autres prisonniers. Sans remettre en cause le fait que ces personnes
sont placées en détention sur décision d’un tribunal et pour des
faits qu’elles ont commis, il convient néanmoins de s’interroger
sur l’opportunité d’une incarcération lorsque des conditions de
détention humaines et dignes ne peuvent pas être garanties. En effet,
rien ne peut justifier des conditions de détention dégradantes et discriminatoires.
Si les établissements pénitentiaires ne sont pas en mesure d’offrir
aux personnes handicapées des conditions de détention adaptées à
leur situation, elles devraient alors bénéficier d’aménagement ou
de suspension de peine. Une sensibilisation obligatoire et régulière
des magistrats au milieu pénitentiaire et au handicap devrait être
proposée. Les alternatives à l’emprisonnement, tels que l’assignation
à résidence ou les sanctions et mesures appliquées dans la communauté,
devraient être encouragées en particulier pour les personnes dont
l’état de santé n’est pas compatible avec une incarcération. J’estime
par ailleurs que la question de l’accès équitable à la justice des
personnes handicapées mériterait de faire l’objet d’un examen plus
approfondi par l’Assemblée.
75. Les prisons sont un immense chantier et je suis bien conscient
que la détention de personnes handicapées n’est qu’un aspect d’une
multitude de problèmes auxquels les autorités publiques sont confrontées
(surpopulation carcérale, violence, manque de moyens, difficulté
de recruter du personnel tant pénitentiaire que médical, etc.).
Toutefois, l’état des prisons relève d’un choix de société et les
solutions possibles doivent être envisagées dans toute leur complexité
et leur globalité. Il importe également de faire preuve de volonté
et de courage politique, l’amélioration des conditions de détention
étant rarement perçue comme une priorité par l’opinion publique.
76. Beaucoup d’efforts restent à faire pour atteindre cet objectif
dans l’ensemble de nos États membres. Il est de notre devoir de
nous attaquer à ces problèmes. Nous ne pouvons nous permettre de
laisser perdurer des situations où, pour les personnes handicapées,
privation de liberté correspond à privation de dignité.