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Résolution 2263 (2019)
La déchéance de nationalité comme mesure de lutte contre le terrorisme: une approche compatible avec les droits de l’homme?
1. L’Assemblée parlementaire rappelle
sa Résolution 1989 (2014) sur
l’accès à la nationalité et la mise en œuvre effective de la Convention
européenne sur la nationalité, sa Résolution 1840 (2011) sur les droits
de l’homme et la lutte contre le terrorisme, sa Résolution 2091 (2016) sur
les combattants étrangers en Syrie et en Irak, sa Résolution 2090 (2016) «Combattre
le terrorisme international tout en protégeant les normes et les valeurs
du Conseil de l'Europe» et sa Résolution
2190 (2017) «Poursuivre et punir les crimes contre l'humanité,
voire l'éventuel génocide commis par Daech».
2. L’Assemblée souligne que les États membres du Conseil de l’Europe
jouissent d’un légitime droit souverain de garantir la sécurité
sur leur territoire, mais que nos sociétés démocratiques ne peuvent
être protégées efficacement qu’à condition que ces mesures antiterroristes
respectent l’État de droit. Étant donné que la privation de nationalité,
dans le contexte des stratégies de lutte contre le terrorisme, est
une mesure radicale qui peut être source de profondes fractures
sociales, cette mesure peut être en contradiction avec les droits
de l’homme. Dans tous les cas, la déchéance de nationalité ne devrait
pas être politiquement motivée.
3. L'Assemblée rappelle que le droit à une nationalité a été
reconnu comme «le droit d'être titulaire de droits» et est consacré
par des instruments juridiques internationaux comme la Déclaration
universelle des droits de l'homme, le Pacte international relatif
aux droits civils et politiques et la Convention européenne sur la
nationalité (STE no 166). Bien que la
Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5,
«la Convention») ne garantisse pas ce droit en tant que tel, la
jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme
montre que certains aspects de ce droit sont protégés au titre de
l’article 8 de la Convention, qui consacre le droit au respect de
la vie privée et familiale.
4. L’Assemblée observe que, si en droit international il convient
de prévenir et d’éradiquer l’apatridie, et d’interdire la privation
arbitraire de la nationalité, les États conservent une marge d’appréciation
étendue pour décider des personnes auxquelles ils peuvent octroyer
la nationalité ou auxquelles ils peuvent la retirer. La Convention
des Nations Unies de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie,
qui a été ratifiée à ce jour par 32 États membres du Conseil de
l’Europe, fixe les critères selon lesquels un État peut prévoir
la privation de nationalité. La Convention européenne sur la nationalité
de 1997 limite davantage les circonstances dans lesquelles la privation
de nationalité peut survenir; mais cette dernière convention n’a
jusqu’ici été ratifiée que par 21 États membres du Conseil de l’Europe.
5. L’Assemblée est préoccupée par le fait que certains États
considèrent la nationalité comme un privilège, et non comme un droit.
De nombreux États conservent la faculté de priver de nationalité,
notamment, les personnes dont le comportement est de nature à porter
gravement atteinte aux intérêts essentiels de l’État et/ou qui s’engagent
volontairement dans des forces militaires étrangères. Certains États
membres du Conseil de l’Europe disposent d’une législation qui autorise
la déchéance de nationalité d’individus condamnés pour des infractions
terroristes et/ou soupçonnés de mener des activités terroristes
(par exemple le Danemark, la France, les Pays-Bas, la Suisse ou
le Royaume-Uni), ainsi que pour des infractions moins graves. Certaines de
ces lois ont été adoptées assez récemment (par exemple en Belgique,
en Norvège ou en Turquie). Dans certains États membres, la décision
de retirer la nationalité peut même être prise sans condamnation
pénale. Une telle décision administrative peut faire l’objet d’un
appel, mais sans les garanties procédurales du droit pénal, et,
la plupart du temps, à l’insu et/ou en l’absence de la personne
concernée. De telles procédures violent les éléments constitutifs
de l’État de droit. L’Assemblée s’inquiète également du fait que
la privation de nationalité soit souvent utilisée dans le seul but
de permettre l’expulsion ou le refus de la réadmission d’une personne
qui a ou pourrait avoir pris part à des activités terroristes.
6. L’Assemblée estime que l’application des textes de loi tels
que ceux mentionnés ci-dessus peut poser problème au regard des
droits de l’homme à plus d’un titre. Premièrement, elle peut entraîner
l’apatridie. Deuxièmement, elle suppose souvent une discrimination
directe ou indirecte à l’égard des citoyens naturalisés, qui est
contraire à l’article 9 de la Convention sur la réduction des cas
d’apatridie et à l’article 5.2 de la Convention européenne sur la
nationalité. Troisièmement, la privation de nationalité peut survenir
sans garanties procédurales adéquates, surtout si elle est décidée
à la suite d’une procédure administrative, sans contrôle juridictionnel,
ce qui pose problème sous l’angle des articles 6 (droit à un procès
équitable) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention
européenne des droits de l’homme. Quatrièmement, dans certaines circonstances,
la privation de nationalité à la suite d’une condamnation pénale
peut porter atteinte au principe ne bis
in idem, selon lequel nul ne peut être jugé ou condamné
deux fois pour les mêmes faits (article 4 du Protocole no 7
à la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 117)),
dès lors qu’elle représente une peine supplémentaire.
7. Le recours à la privation de nationalité doit dans tous les
cas être appliqué dans le respect des normes qui découlent de la
Convention européenne des droits de l’homme et des autres instruments
juridiques internationaux pertinents. Toute privation de nationalité
en raison d’activités terroristes doit être décidée et examinée
par un tribunal pénal, dans le respect scrupuleux de l’ensemble
des garanties procédurales, ne doit pas être discriminatoire et
ne doit pas entraîner l’apatridie; elle doit avoir un effet suspensif,
être proportionnée au but poursuivi et ne doit être appliquée que
si les autres mesures prévues par le droit interne s’avéraient inefficaces.
La non-application de ces garanties peut entraîner une privation
de nationalité arbitraire. La privation préventive de nationalité,
sans contrôle juridictionnel, doit être évitée. La privation de
nationalité d’un parent ne doit pas entraîner la privation de nationalité
de son enfant.
8. L’Assemblée observe par ailleurs que le fait de priver de
nationalité les personnes qui prennent part à des activités terroristes
(notamment les «combattants étrangers») ou qui sont soupçonnées
d’y prendre part peut conduire à une «exportation des risques»,
puisque ces personnes peuvent se rendre ou demeurer dans des zones
de conflit terroriste situées hors d’Europe. Cette pratique va à
l’encontre du principe de coopération internationale dans la lutte
contre le terrorisme, réaffirmé notamment dans la Résolution 2178 (2014) du Conseil
de sécurité des Nations Unies, qui vise à empêcher les combattants
étrangers de quitter leur État de résidence ou de nationalité, et
peut exposer les populations locales à des violations du droit international
des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Elle
compromet également la capacité des États de s’acquitter de leur
obligation d’enquêter sur les infractions terroristes et d’en poursuivre
les auteurs. Dans ce contexte, la privation de nationalité est une
mesure antiterroriste inefficace et peut même aller à l’encontre
des objectifs de la politique antiterroriste. En outre, elle peut
avoir une grande valeur symbolique, mais un faible effet dissuasif.
9. L’Assemblée appelle par conséquent les États membres du Conseil
de l’Europe:
9.1. à revoir leur
législation à la lumière des normes internationales qui interdisent
la privation arbitraire de nationalité et à abroger tout texte de
loi qui l’autoriserait;
9.2. à s’abstenir d’adopter de nouveaux textes de loi qui permettraient
la privation de nationalité arbitraire, notamment parce qu’elle
ne réaliserait pas un objectif légitime, serait discriminatoire
ou disproportionnée, ou manquerait de garanties procédurales ou
de fond;
9.3. à veiller à ce que tout critère similaire à celui du «comportement
de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de
l’État» applicable à la privation involontaire de nationalité utilise
une terminologie précise et soit accompagné d’indications écrites
(et accessibles au public) quant à leur portée et à leur interprétation.
Ces orientations doivent favoriser une interprétation restrictive
tenant compte des normes des droits de l’homme et du devoir de ne
pas discriminer ou être arbitraire;
9.4. à prévoir des garanties contre l’apatridie dans leur législation
nationale;
9.5. à ne pas faire de discrimination entre les citoyens en
fonction de leur mode d’acquisition de la nationalité, afin d’éviter
toute forme de discrimination indirecte à l’encontre des minorités;
9.6. dans la mesure où leur législation autorise la privation
de nationalité des individus reconnus coupables ou soupçonnés d’activités
terroristes, à réexaminer ces dispositions à la lumière des obligations
internationales en matière de droits de l’homme, à s’abstenir d’appliquer
cette mesure et à envisager et privilégier un recours plus large
aux autres mesures de lutte contre le terrorisme prévues par leur
droit pénal interne respectif et d’autres textes de loi (interdiction
de déplacement, mesures de surveillance ou ordonnance d’assignation
à résidence, par exemple), tout en respectant les normes des droits
de l’homme et de l’État de droit;
9.7. à abolir – ou à s’abstenir d’introduire – les procédures
administratives permettant une privation de nationalité non fondée
sur une condamnation pénale;
9.8. à s’abstenir de priver les mineurs de leur nationalité;
9.9. dans la mesure où ils ne l’ont pas encore fait, à signer
et/ou à ratifier la Convention des Nations Unies de 1954 relative
au statut des apatrides, la Convention des Nations Unies sur la
réduction des cas d’apatridie et la Convention européenne sur la
nationalité.