1. Introduction
1. La proposition de résolution
à l’origine du présent rapport a été motivée par le système international
de blanchiment de capitaux, la «lessiveuse internationale», dénoncé
par les journalistes d’investigation travaillant pour le Projet
de rapport sur le crime organisé et la corruption (OCCRP) et utilisé
pour transférer, entre 2010 et 2014, au moins 21 milliards $ US
depuis la Fédération de Russie par le biais de sociétés-écrans vers
les banques de 96 pays du monde
.
La proposition de résolution fait également état du système de blanchiment azerbaïdjanais
désormais connu sous le nom de «lessiveuse azerbaïdjanaise», également
dénoncé par l’OCCRP, notamment, qui y voit «une opération de blanchiment
de capitaux complexe et une caisse noire qui a servi à distribuer
2,9 milliards $US sur une période de deux ans via quatre sociétés-écrans
enregistrées au Royaume-Uni»
.
2. Comme l’indique la proposition de résolution, la corruption,
le crime organisé et le blanchiment des capitaux constituent une
grave menace pour l’État de droit et entravent le développement
de la démocratie et de l’économie. L’ampleur, la durée et l’étendue
des systèmes de blanchiment de «la lessiveuse internationale» et
de «la lessiveuse azerbaïdjanaise» laissent supposer l’existence
d’éventuelles failles dans les mécanismes nationaux, régionaux et/ou
internationaux de lutte contre le blanchiment de capitaux auquel
se livrent les groupes du crime organisé et d’autres acteurs. En
conséquence, la proposition demande à l’Assemblée parlementaire
d’enquêter sur ces questions en vue de formuler d’éventuelles recommandations
susceptibles d’améliorer les mécanismes nationaux de lutte contre
le blanchiment de capitaux et la coopération internationale en la
matière.
3. À l’occasion de l’établissement du présent rapport, je me
suis rendu à Londres (Royaume-Uni) où j’ai rencontré les responsables
de l’Agence de lutte contre la criminalité (National Crime Agency)
et les représentants de Transparency International UK. La commission
des questions juridiques et des droits de l'homme a par ailleurs
procédé à deux auditions d’experts. Elle a tout d’abord auditionné,
lors de sa réunion du 26 juin 2018, M. Paul Radu, Directeur exécutif
du Projet de rapport sur le crime organisé et la corruption (OCCRP),
et Mme Maira Martini, Coordinatrice de
la connaissance et de la politique, Transparency International.
Elle a ensuite auditionné, lors de sa réunion du 13 décembre 2018,
M. Daniel Thelesklaf, Président du Comité d'experts du Conseil de
l’Europe sur l'évaluation des mesures de lutte contre le blanchiment
des capitaux et le financement du terrorisme (MONEYVAL), Mme Khadija
Ismayilova, rédactrice régionale (OCCRP), M. Howard Wilkinson, ancien
chef des marchés baltiques, Danske Bank Estonie (lanceur d’alerte
au sujet de la Danske Bank), et M. Steve Kohn, associé du cabinet
d’avocats Kohn, Kohn et Colapinto (avocat de M. Wilkinson). J’aimerais
remercier toutes ces personnes de leur précieuse contribution à l’élaboration
du présent rapport.
2. La «lessiveuse internationale»
2.1. Le
fonctionnement de la «lessiveuse internationale»
4. La lessiveuse internationale
a fonctionné comme suit. Des sociétés-écrans secrètement détenues
par des blanchisseurs de capitaux russes ont été créées à l’étranger;
elles n’existaient que sur le papier et n’avaient aucune activité
commerciale réelle. L’une de ces sociétés «prêtait» une somme d’argent
à une autre, qui s’engageait par contrat à rembourser cette somme
– sans qu’il y ait eu réellement transfert d’argent. La dette était
garantie par une société russe dans le cadre d’une opération à laquelle
participait un ressortissant moldave. La société débitrice ne faisant
pas face à ses engagements, la société créditrice exigeait de la
société russe garante qu’elle honore le prêt. La participation d’un
ressortissant moldave permettait d’obtenir le remboursement de la
dette par un tribunal moldave, où un juge corrompu ordonnait à la
société russe d’honorer sa caution en remboursant la dette à la
société créditrice. Le tribunal moldave désignait un exécuteur judiciaire
– également complice – pour faire procéder au transfert. La société
russe garante effectuait alors le transfert d’une banque russe vers
un compte ouvert à la Moldincoinbank, ce qui permettait de blanchir
cette somme sous forme de remboursement d’une dette ordonné par
un tribunal.
5. 8 milliards $ US ont été directement retirés de comptes de
la Moldincoinbank et 13 autres milliards $ US ont été transférés
vers la Trasta Komercbanka en Lettonie et, à partir de là, dans
le monde entier
(les
services de détection et de répression moldaves et lettons pensent
que le montant total pourrait s’élever à 80 milliards $ US
). Ces transactions
ont commencé en 2010, même si la plupart d’entre elles ont eu lieu
en 2013 et 2014. Au cours de cette période, les 21 sociétés-écrans
ont effectué 26 746 paiements, auxquels ont pris part 732 banques
étrangères, dont un grand nombre ont leur siège dans des États membres
du Conseil de l’Europe, tels que l’Ukraine, le Danemark, le Royaume-Uni,
Chypre, la Suisse, l’Estonie, la Suède, la Lituanie, les Pays-Bas,
l’Allemagne, la Hongrie et la Turquie
.
6. Selon les articles de presse, 19 banques russes et plus de
90 sociétés russes ont été mêlées à cette opération de blanchiment.
C’est notamment le cas de la Russian Land Bank (RZB), qui, à partir
de 2011, a été détenue par six sociétés sises à Chypre. La part
la plus importante était celle de la Boaden Ltd, propriété d’Alexandre
Grigoriev, de Saint-Petersbourg, qui a pris la tête du conseil d’administration
de la RZB. Une nouvelle équipe de direction a été mise en place,
dont faisait partie Igor Poutine, cousin du président russe
. En
mars 2014, la Banque centrale russe a annulé l’agrément de la RZB
pour infraction à la législation sur la lutte contre le blanchiment
des capitaux sous la forme de transferts d’un montant approximatif
de 500 millions $US; les enquêteurs moldaves affirment que la RZB
a en fait transféré quelque cinq milliards de dollars vers la Moldincoinbank.
En mars 2013, Grigoriev a acquis une autre banque russe, la Zapadny,
qui a également transféré de l’argent vers la Moldincoinbank. Ilya
Lomakine-Roumiantsev, qui a été à la tête de la Direction des services
d’experts de l’Administration présidentielle russe jusqu’en 2011
,
présidait le conseil d’administration de la Zapadny. Cette banque
s’est également vue retirer son agrément en avril 2014.
7. Entre décembre 2013 et mai 2014, plus de 21 millions $ US
ont été déposés sur des comptes détenus par Grigoriev à la Moldincoinbank.
Cet argent avait été transféré depuis une société moldave et une
société sud-africaine, la première étant enregistrée à la même adresse
que celle du siège d’une société liée à Vyacheslav Platon. Cet ancien
parlementaire moldave détenait officiellement 4,5 % du capital de
la Moldincoinbank et il est soupçonné de s’être dissimulé derrière
d’autres actionnaires fictifs. Ces deux sociétés avaient elles-mêmes
reçu l’argent de deux sociétés britanniques, dont l’une était la
Westburn Properties Ltd. Lorsque l’OCCRP a pris contact avec Grigoriev
avant octobre 2014, celui-ci a nié détenir des comptes à la Moldincoinbank
et a indiqué qu’il appartenait aux autorités russes de prouver l’irrégularité
de ses virements bancaires à l’étranger. Il a été arrêté à Moscou
en octobre 2015 pour des faits relatifs à une autre banque, Doninvest,
qui s’était également vue retirer son agrément. Les médias l’ont
présenté comme le «chef de l’un des groupes criminels organisés
les plus importants de Russie»
. Un autre actionnaire de
la RZB, Beslan Boulgouchev, a reçu sur son compte à la Moldincoinbank 1,4
million $US de la même société sud-africaine.
8. L’argent était souvent transféré vers des hommes d’affaires
russes extrêmement riches proches du centre du pouvoir. Alexeï Krapivine,
par exemple, aurait reçu 277 millions $US sur des comptes bancaires suisses
via ce système de blanchiment
.
Krapivine est le fils d’un conseiller du directeur des chemins de
fer russes, qui avait été un proche collaborateur du Président Poutine
depuis les années 90. L’empire commercial de Krapivine, constitué
d’un grand nombre de sociétés-écrans dont les véritables propriétaires
étaient dissimulés
, reposait sur les contrats
passés avec les Chemins de fer russes pour une valeur de plusieurs centaines
de millions de dollars, dont un grand nombre auraient été exécutés
de manière frauduleuse. D’autres utilisateurs russes du système
de blanchiment avaient passé des contrats de marchés publics avec
l’État russe: Georgy Gens, par exemple, propriétaire d’une société
enregistrée aux îles Vierges britanniques qui a reçu 27 millions
$US via ce système de blanchiment, possède également le groupe Lanit,
une société informatique à laquelle les marchés publics ont rapporté 890
millions $US entre 2010 et 2016. Sergueï Guirdine, bénéficiaire
effectif d’une autre société enregistrée aux îles Vierges britanniques,
qui a reçu près de 96 millions $US via le système de blanchiment,
détient également une société informatique titulaire de contrats
d’une valeur de 246 millions $US passés avec la banque publique
Sberbank. Ruslan Rostovtsev, ancien adjoint au maire de Sotchi et
magnat du charbon russe, serait impliqué dans un trafic organisé
depuis la région séparatiste de Donetsk en Ukraine
et aurait transféré plus de 400
millions $US hors de Russie
.
9. Les actionnaires ou administrateurs d’un certain nombre de
sociétés russes étaient des ressortissants moldaves ou ukrainiens.
Les enquêtes menées par l’OCCRP montrent que ces personnes, souvent
de condition modeste, servaient de prête-noms. Ainsi, par exemple,
Ruslan Siloci, propriétaire d’une petite entreprise à Căuşeni, qui
vivait chez ses parents, était mentionné comme actionnaire majoritaire
d’une société censée devoir 500 millions $US à la Westburn Properties.
Siloci a effectivement admis devant les journalistes de l’OCCRP
qu’il avait servi d’homme de paille. Căuşeni est la ville natale
de Vyacheslav Platon, dont le père dirige l’agence locale de la
Moldincoinbank.
10. Le premier transfert lié au système de lessiveuse internationale
a été effectué le 22 octobre 2010, lorsqu’une société britannique,
Valemont Properties Ltd, a intenté à Chisinau une action en justice
contre les garants d’un prêt qu’elle avait consenti à une autre
société britannique. Les garants étaient un Moldave et deux sociétés
russes. Le juge a certifié la dette et ordonné au ressortissant
moldave et aux sociétés russes d’exécuter la garantie; les sociétés
russes ont alors transféré plusieurs milliards de roubles de deux
banques russes, EB Transinvestbank OOO et KB Inkredbank, vers un
compte ouvert à la Moldincoinbank et contrôlé par un exécuteur judiciaire
moldave. Cet argent a ensuite été converti en livres et viré à Valemont.
Comme nous l’avons indiqué plus haut, d’autres transferts liés au
système de blanchiment russe ont suivi le même schéma. En mai 2014,
le Conseil supérieur de la magistrature moldave a indiqué qu’un
grand nombre de décisions de justice rendues dans des affaires de
recouvrement de dettes de ce type l’avaient été de façon illégale,
sur la foi de documents qui n’avaient pas été dûment authentifiés
ou certifiés. Valemont Properties a continué à jouer un rôle essentiel
dans la lessiveuse internationale: par exemple, le jour même où
elle a reçu un virement de 5,9 millions $ US via la Moldincoinbank,
Valemont a réglé à une société allemande 250 000 $US pour deux voitures
Bentley, dont l’une a été remise à la femme qui était alors l’épouse
de Vyacheslav Platon et l’autre à un employé de l’une des sociétés
de ce dernier.
2.2. La
situation dans des pays précis impliqués dans le système de lessiveuse
internationale
11. La République de Moldova a
progressé dans l’enquête qu’elle a ouverte sur la lessiveuse internationale. À
l’automne 2016, 14 juges en exercice ou anciens juges et deux huissiers
de justice ont été arrêtés; des mandats d’arrêt internationaux ont
été émis contre un autre juge et un huissier de justice, tandis
qu’un autre juge a fait l’objet d’une enquête avant son décès. Le
8 février 2017, les 14 juges et deux procureurs ont été officiellement
accusés de complicité de blanchiment de capitaux et d’avoir délibérément
rendu des décisions illégales
.
Le 10 mars 2017, le parquet anticorruption a mis en examen quatre
cadres supérieurs, en exercice ou non, de la Banque nationale de
Moldavie, à savoir l’ex-vice-gouverneure Emma Tăbârță, le directeur
du Département du contrôle des opérations bancaires Matei Dohotaru,
et le directeur du Département de la réglementation et de la délivrance
des autorisations Vladimir Țurcan, ainsi que son directeur adjoint.
Ces quatre personnes ont été inculpées de manquement à leur obligation
de contrôle de la Moldincoinbank, situation qui a rendu possibles
des virements suspects portant sur plus de 22 milliards $US
. Vyacheslav Platon
a été arrêté en juillet 2016 à Kiev (Ukraine) et extradé vers la
République de Moldova sous le chef d’accusation de participation
à l’organisation du système de blanchiment russe. En avril 2017,
Platon a été condamné à une peine de 18 ans d’emprisonnement pour
d’autres infractions de blanchiment de capitaux et de détournement
de fonds, qualifiées en République de Moldova de «vol du siècle»
(Ilan
Shor, qui a été arrêté en mars 2015 pour sa participation au «vol
du siècle», aurait reçu environ 22 millions $ US par l’intermédiaire
du système de lessiveuse internationale
). D’autres
personnes apparemment impliquées ne semblent pas avoir fait l’objet
d’une enquête: par exemple, 130 000 $ US passés par le système de blanchiment
ont servi à payer le logement londonien de la fille de Ion Muruianu,
ancien président de la Cour suprême de la République de Moldova
et, depuis 2012, juge à la Cour d’appel de Chisinau. Muruianu a
déclaré que cette situation était conforme à un accord passé avec
un «actionnaire de plusieurs banques» qu’il n’a pas nommé, mais
cette qualification irait comme un gant à Platon.
12. La tournure prise plus récemment par les événements en République
de Moldova est cependant moins encourageante. Moldinconbank est
toujours en activité et a été récemment acquise par deux hommes d’affaires
bulgares: Ognian Donev, accusé de blanchiment de capitaux en 2012
et d’évasion fiscale en 2015
, et Radosvet Radev, propriétaire
de médias et ancien collaborateur du Comité de la sécurité d’État
à l’époque communiste
. Une «amnistie fiscale» mise en
place en juillet 2018 permet aux ressortissants moldaves d’enregistrer
des actifs sans démontrer les modalités de leur acquisition en s’acquittant
d’une taxe de 3 %. Le dirigeant de l’opposition Andrei Nastase –
dont la victoire aux élections municipales de Chisinau en juin 2018 a
été annulée par les juridictions moldaves – a qualifié cette mesure
de «légalisation de sommes frauduleusement acquises»
. En novembre, en raison des préoccupations
suscitées à l’égard de l’État de droit par la situation, et notamment
par «l’amnistie fiscale», les élections municipales de Chisinau
de 2018 et le «vol du siècle» d’un milliard de dollars, la Commission
européenne a réduit son assistance financière annuelle à la République
de Moldova de 20 millions d’euros et a suspendu son programme d’assistance macrofinancière
de 100 millions d’euros
. Cette décision peut être mise en parallèle
avec le nouveau système de «passeport en or» de la République de
Moldova, auquel il a été reproché de faciliter le blanchiment de capitaux
et qui permettra aux nouveaux ressortissants moldaves d’accéder
sans visa à l’espace Schengen et à d’autres États membres du Conseil
de l’Europe, notamment la Russie et la Turquie
.
13. Dans son rapport de 2016 sur la République de Moldova, le
Groupe d'États contre la corruption (GRECO) a noté que «[l]a corruption
constitue l’un des défis majeurs auxquels est confrontée la République de
Moldova. La mise en œuvre effective du cadre législatif et des politiques
de lutte contre la corruption demeure problématique et les principales
institutions chargées de combattre ce phénomène pâtissent de capacités
insuffisantes et du manque d’indépendance». En ce qui concerne l’appareil
judiciaire, le rapport relève que «la composition et le fonctionnement
du Conseil supérieur de la magistrature sont fortement critiqués
(…). La sensibilisation des juges aux normes d’éthique et d’intégrité
devrait être renforcée et les règles relatives aux cadeaux et à
d’autres avantages effectivement appliquées. (…) Le cadre juridique
et opérationnel concernant la responsabilité disciplinaire des juges
devrait être réexaminé afin de renforcer leur imputabilité»
.
En 2018, la République de Moldova se situait au 117e rang
sur 180 États, selon l’Indice de perception de la corruption de
Transparency International, soit une progression de cinq places
par rapport à 2017, et obtenait la note de 33/100 (0 étant attribué
à l’État le plus corrompu), soit deux points de mieux, ce qui reste
cependant inférieur à la moyenne des États d’Europe orientale et
d’Asie centrale. Le dernier rapport de MONEYVAL sur la République
de Moldova, qui remonte à 2012, a fait état d’une série de défaillances, notamment
dans la poursuite des infractions de blanchiment de capitaux, le
régime de confiscation des biens blanchis, l’identification des
bénéficiaires effectifs et la compréhension des structures de propriété
et de contrôle des clients qui sont des personnes morales, la déclaration
des opérations suspectes et l’utilisation de sociétés-écrans ou
«fantômes» pour blanchir des capitaux par le biais d’opérations
bancaires fictives
.
14. Comme nous l’avons indiqué plus haut, au moins deux des banques
russes impliquées dans la lessiveuse internationale, à savoir la
RZB et la Zapadny, ont vu leur agrément annulé en 2014, peu de temps avant
que l’OCCRP ne publie les résultats de ses investigations. En dehors
de ces sanctions administratives prises à l’encontre de personnes
morales, il existe toutefois peu d’informations sur les enquêtes
menées par les autorités russes au sujet du système de lessiveuse
internationale. Grigoriev a été arrêté en octobre 2015 sous les
chefs d’accusation de crime organisé et de fraude bancaire, mais
il n’a pas encore été jugé
. En juillet 2018,
Boris Fomin, ancien administrateur de Promsperbank – qui comptait
notamment parmi ses actionnaires Igor Poutine et Grigoriev et dont
la Banque centrale russe a procédé à la fermeture en 2015 – a fourni
des éléments de preuve au sujet d’un réseau de banquiers russes
corrompus baptisé «Miaso» («la viande»), qui avait organisé le système
de lessiveuse internationale
.
Les éléments fournis par M. Fomin impliqueraient Ivan Myazin, qualifié
de «banquier de l’ombre no 1», qui a
lui-même été détenu par le FSB dans le cadre d’un détournement de
fonds de Promsperbank
et qui avait «d’importants
contacts avec les forces de l’ordre, ainsi qu’avec la Banque centrale
de la Fédération de Russie et le Service fédéral des marchés financiers»;
Myazin aurait utilisé des fonds de Promsperbank pour corrompre des
responsables de la Banque centrale russe
. D’après les informations
disponibles, on ignore toutefois si les autorités russes mènent
véritablement des enquêtes sur le système de lessiveuse internationale
ou sur d’autres activités criminelles exercées par des personnes
qui ont participé à ce système de lessiveuse. Quant à Igor Poutine,
il semble n’avoir toujours pas été inquiété
.
15. Les deux autres pays ayant joué un rôle particulièrement important
dans la lessiveuse internationale sont la Lettonie et le Royaume-Uni,
y compris des territoires britanniques d’outre-mer tels que les
îles Vierges britanniques. La Lettonie a été qualifiée de pays exposé
au blanchiment de capitaux originaires de Russie pour plusieurs
raisons: sa relative stabilité par rapport à un grand nombre de
ses voisins d’Europe orientale; sa faible fiscalité et ses professionnels
de la finance russophones; et son accès au marché occidental plus
large, qui lui permet de se soustraire à la réglementation plus
stricte en vigueur dans d’autres pays. D’après les informations
dont on dispose, la plupart des 16 banques de Lettonie n’auraient
pratiquement que des clients étrangers, dont les dépôts, détenus
principalement sous une forme immédiatement transférable, représentent 43 %
du système bancaire letton
.
Le président de la commission parlementaire de la défense, des affaires intérieures
et de la prévention de la corruption a qualifié la Lettonie de «Suisse
des États baltes»
. L’Autorité lettone
de surveillance financière a elle-même fait savoir que les banques
qui détiennent des fonds appartenant à des non-résidents avaient
plus de risque d’être associées à des opérations de blanchiment
de capitaux
.
En février 2018, le Premier ministre letton a promis de réduire
le montant des dépôts étrangers dans les banques du pays, à la suite
des accusations de «blanchiment de capitaux institutionnalisé» lancées par
le Département du Trésor des États-Unis contre la banque ABLV, troisième
plus important prêteur de fonds du pays
, soupçonnée
d’être indirectement liée au programme d’armement de la Corée du
Nord. Dans sa dernière évaluation de la Lettonie, en 2012, MONEYVAL
a constaté que ce pays n’avait appliqué que partiellement les recommandations
du Groupe d’action financière (GAFI) concernant le devoir de vigilance relatif
à la clientèle, la déclaration des opérations suspectes et l’attention
particulière à accorder aux pays présentant un risque plus élevé,
entre autres problèmes évoqués
.
Le prochain rapport de MONEYVAL sur la Lettonie est attendu prochainement.
L’Autorité lettone des services financiers a réduit les activités
de la Trasta Komercbanka en janvier 2016 et la Banque centrale européenne
a annulé son agrément en mars de la même année (l’autorisation d’exercer
son activité à Chypre a par ailleurs été annulée par la banque centrale de
ce pays; quatre des huit banques ayant reçu le plus d’argent via
la lessiveuse internationale exerçaient leurs activités à Chypre).
Un audit national du système bancaire letton effectué après la mise
au jour de la lessiveuse internationale n’a abouti qu’à infliger
€ 640 000 d’amende à trois banques
. En 2017,
la Lettonie a ouvert uniquement 85 enquêtes dans des affaires de
blanchiment, alors que ses banques avaient fait 17 900 déclarations
d’opération suspecte
.
16. Dans un rapport de 2015, le Gouvernement britannique a reconnu
que «[l]es facteurs qui attirent au Royaume-Uni les activités financières
légitimes sont également ceux qui attirent les activités de blanchiment des
produits du crime». Un rapport équivalent établi en 2017 indiquait
que «le principal risque de blanchiment de capitaux en rapport avec
la Russie est de voir le produit du crime et de la corruption transiter
par l’économie britannique, qu’il s’agisse du secteur réglementé
ou du secteur non réglementé»
. Ownership Transparency a fait observer
que «[d]es “sociétés de complaisance” britanniques légalement constituées
pour en dissimuler les bénéficiaires effectifs ont contribué à accumuler
et à légitimer les entreprises criminelles de blanchiment de fonds
illicites»
. Les 21 sociétés-écrans impliquées
comprenaient les deux sociétés mentionnées plus haut, à savoir la
Westburn Properties LLP et la Valemont Properties LLP; 19 d’entre
elles étaient britanniques et la plupart ont depuis été dissoutes
. 113 «sociétés
écossaises en commandite simple», qualifiées de «système de confidentialité
fait-maison du Royaume-Uni», ont également été impliquées dans le
transfert de fonds
. Les banques ayant leur siège au Royaume-Uni
ont également participé au blanchiment de quelque 740 millions $US
de la lessiveuse
.
En mars 2017, le ministre chargé de la réglementation des services bancaires
et financiers a annoncé au Parlement que l’autorité de surveillance
des pratiques des établissements financiers (la Financial Conduct
Authority – et l’Agence nationale de lutte contre la criminalité (NCA)
allaient enquêter sur les faits relatifs au système de blanchiment
de la lessiveuse internationale
. Ces enquêtes sont toujours en cours. En
revanche, il a été indiqué que la direction supérieure de l’Agence
nationale de lutte contre la criminalité avait demandé au responsable
de son unité Corruption internationale d’interrompre l’enquête ouverte
sur le blanchiment de capitaux russes lié à l’affaire Magnitski;
la NCA a nié que cette décision ait été dictée par une quelconque
influence politique
.
17. Une coopération internationale efficace entre les organismes
nationaux d’enquête et de contrôle sera indispensable si l’on veut
faire la lumière sur toutes les ramifications du système de blanchiment
de la lessiveuse internationale et sanctionner les auteurs d’agissements
criminels. En novembre 2014, les agents de la Agence nationale britannique
de lutte contre la criminalité ont coopéré avec la police moldave
pour tenter d’identifier les itinéraires empruntés par les capitaux
blanchis et déterminer le rôle que des sociétés britanniques ont
pu jouer. De leur côté, les autorités moldaves se sont plaintes
du manque de coopération de la part des autorités russes, quand
celles-ci ne faisaient pas obstacle à leur action: selon une déclaration publiée
en mars 2017, «les actes de maltraitance et de harcèlement à l’encontre
des fonctionnaires moldaves à leur entrée sur le territoire de la
Fédération de Russie et l’application à ceux-ci de mécanismes de surveillance
à l’échelle internationale se sont multipliés à mesure que l’enquête
[sur la lessiveuse internationale] progressait». Les autorités moldaves
seraient convaincues que ces actes de harcèlement ont été ordonnés
par le ministère de l’Intérieur et le FSB, dont les agents «ont
utilisé une partie des fonds blanchis pour servir les intérêts de
l’État russe»
.
3. La
«lessiveuse azerbaïdjanaise»
3.1. Le
fonctionnement de la «lessiveuse azerbaïdjanaise»
18. Le système de la «lessiveuse
azerbaïdjanaise», qui a été révélé à la suite d’une fuite de documents bancaires,
présente avec la lessiveuse internationale de nombreuses analogies,
comme l’implication de personnes proches du cœur du pouvoir politique
et le transfert de fonds par des sociétés-écrans. Il s’agissait de
quatre sociétés principales enregistrées au Royaume-Uni, l’identité
de leurs bénéficiaires effectifs étant tenue secrète: Hilux Services
et Polux Management, sociétés écossaises en commandite simple (voir
plus haut) sises en Écosse, et Metastar Invest LLP et LCM Alliance
LLP, dont le siège était en Angleterre, ainsi que de nombreuses
entités qui avaient leur siège dans des juridictions «offshore»
(extraterritoriales). Au moins 33 des sociétés impliquées dans la
lessiveuse internationale ont également joué un rôle dans la lessiveuse azerbaïdjanaise
. La Trasta Komercbanka
lettone, dont le rôle a été essentiel dans la lessiveuse internationale,
a également pris part à la lessiveuse azerbaïdjanaise
. La principale banque étrangère impliquée
dans ce système, la Danske Bank Estonie, avait également son siège
dans un État balte; cette banque avait par ailleurs reçu près de 1,2 milliard
$ US de la Trasta Komercbanka par l’intermédiaire de la lessiveuse
internationale
.
Là encore, l’existence de liens avec l’affaire Magnitski a été relevée:
la Metastar Invest était contrôlée par deux sociétés sises au Belize
qui contrôlaient également une société enregistrée au Royaume-Uni,
Armut Services, laquelle aurait aidé à transférer hors de Russie
les 230 millions $US de l’affaire Magnitski
; ces fonds
ont transité par la Danske Bank Estonie. À la différence de la lessiveuse
internationale, la lessiveuse azerbaïdjanaise n’a toutefois pas
eu recours à la corruption des juges ou au remboursement de dettes
fictives pour masquer les transferts, qui ont représenté un montant
de 2,9 milliards $US et ont donné lieu à plus de 16 000 opérations.
19. Sur ce total, 1,4 milliard $US provenaient d’un compte ouvert
dans un établissement public, la Banque internationale de l’Azerbaïdjan
(IBA), au nom de la Baktelekom MMC. Baktelekom a été créée par Rasim Asadov,
fils d’un ancien ministre de l’Intérieur et partenaire commercial
de membres de la famille de la femme du Président Aliev. L’IBA est
également soupçonnée d’avoir accordé sciemment des prêts douteux
pour un montant de plusieurs milliards de dollars à des sociétés-écrans
sises à l’étranger, dont certaines sont impliquées dans la lessiveuse
azerbaïdjanaise. Au début de 2017, cet établissement s’est déclaré
en faillite au Royaume-Uni et aux États-Unis. Après l’IBA, les deux
principaux contributeurs ont été des sociétés offshore «ayant des
liens directs avec le régime azerbaïdjanais et impliquées dans une
grave affaire de corruption à laquelle était mêlé [l’ancien membre
de l’APCE Luca Volonte]», à savoir la Faberlex LP (sise en Écosse),
qui a transféré plus de 169 millions $US, et la Jetfield Networks
Ltd (sise en Nouvelle-Zélande), qui a transféré 105 millions $US.
La société publique russe d’exportation d’armes Rosoboronexport,
qui fournit des équipements militaires au Gouvernement azerbaïdjanais,
a transféré plus de 29 millions $US vers la Metastar Invest
.
20. Comme dans le cas de la lessiveuse internationale, on a parfois
fait appel à des membres de la population locale de condition modeste
pour dissimuler l’identité des véritables bénéficiaires ayant le
contrôle effectif des sociétés-écrans. Faberlex, Hilux et Polux
«appartenaient» à un chauffeur au service d’une banque de Bakou,
qui vivait au milieu de petits élevages de volaille dans la banlieue
de cette ville. L’identité des autres personnes impliquées en dit
peut-être plus long: les documents bancaires de la LCM Alliance
désignent comme signataire Zamina Zamanova, sous-directrice de la
Kapital Bank, qui appartient à la famille du Président Aliev. Les
quatre sociétés-écrans de base étaient enregistrées au Royaume-Uni,
mais les adresses indiquées pour leurs comptes à la Danske Bank
se trouvaient toutes à Bakou.
21. Les fonds blanchis ont été versés à un large éventail de bénéficiaires,
parmi lesquels des membres de la famille de plusieurs hauts fonctionnaires,
comme Yaqoub Eyyoubov, premier Vice-Premier ministre de l’Azerbaïdjan
(nommé directement par le Président) depuis 2003, exerçant des fonctions
importantes dans l’industrie énergétique et les relations internationales,
auquel le Président russe Poutine a décerné l’Ordre de l’amitié
en 2016. Plus de 9 millions $US ont été transférés depuis la société
Rosoboronexport, avec laquelle Eyyoubov avait négocié un contrat
de vente d’armes, vers des comptes bancaires hongrois détenus par
une société sise aux îles Vierges britanniques, Velasco International
Inc., qui avait été créée par le cabinet juridique Mossack Fonseca
et appartenait à l’un des fils d’Eyyoubov. Plus de 1,2 million $US
ont été reçus par l’AME Holdings S.R.O., sise en République tchèque,
qui était contrôlée par une société sise aux îles Vierges britanniques,
la Nettle Stone Investments Ltd; cette dernière société appartenait
aux fils du chef adjoint de l’agence azerbaïdjanaise de lutte contre
la corruption, Ali Naguiev, lesquels ont des intérêts économiques
et financiers importants en République tchèque. La Metastar Invest
a effectué des paiements mensuels d’un montant total de plus de 1,3
million $US aux filles de Fizouli Alakbarov, ministre du Travail
et de la Protection sociale. Azer Gasimov, attaché de presse du
Président Aliyev, a bénéficié de quatre versements d’un montant total
de 130 400 $US, soi-disant pour financer un «voyage à but éducatif».
22. Le recours à des sociétés-écrans offshore par des personnes
proches du pouvoir politique en Azerbaïdjan a également été mis
en évidence dans les enquêtes sur l’affaire des «Panama Papers»
en 2016
. Le fils et les deux filles du Président
Aliev, ainsi que le fils du ministre des Finances, Fazil Mammadov, étaient
les bénéficiaires effectifs de 80 % d’une fondation sise au Panama,
gérée par la femme du Président (et à présent Vice-Présidente),
Mehriban Alieva, et Mammadov, qui contrôlait une société sise au
Panama dont les administrateurs en titre étaient fournis par le
cabinet juridique panaméen Mossack Fonseca. Cette société possédait
elle-même des parts sociales d’une société sise au Royaume-Uni qui
détenait 51 % de l’AtaHolding, l’un des plus grands conglomérats
d’Azerbaïdjan, d’une valeur de 490 millions $US en 2014, lequel
avait des intérêts dans le secteur bancaire, les télécommunications,
le bâtiment et le génie civil, l’industrie minière, et le secteur
pétrolier et gazier du pays. Cette structure devait permettre de
transférer de manière occulte les bénéfices de l’AtaHolding aux
enfants du Président Aliev et de Mammadov. De plus, les filles du
Président Aliev contrôlaient en partie trois sociétés panaméennes
qui détenaient 56 % d’un consortium qui s’était vu accorder une
concession minière de 30 ans en Azerbaïdjan
.
3.2. La
situation dans des pays précis impliqués dans la lessiveuse azerbaïdjanaise
23. Les 2,9 milliards $US ont transité
par les comptes des quatre principales sociétés-écrans ouverts à
la Danske Bank Estonie. À la suite des révélations concernant la
participation de cette banque au blanchiment de plus d’un milliard
de dollars de fonds de la lessiveuse internationale, son PDG a déclaré
que la banque n’avait découvert la situation que lorsque les transferts
avaient pris fin; son juriste principal a réagi d’une façon similaire
aux reportages relatifs à la lessiveuse azerbaïdjanaise. Un spécialiste
danois du blanchiment de capitaux a indiqué que «la Danske Bank
[avait enfreint] presque toutes les dispositions antiblanchiment possibles
dans cette affaire»; le président de l’American Anti-Corruption
Institute a déclaré qu’il n’aurait pas dû être possible que la Danske
Bank ne remarque pas l’importance et la nature des opérations. Le
cas de la Danske Bank et de son antenne estonienne est d’une telle
importance que je l’aborderai séparément dans la partie 4 du présent
rapport.
24. Comme indiqué plus haut, le Royaume-Uni a également été fortement
impliqué dans la lessiveuse azerbaïdjanaise, puisque quatre sociétés-écrans
enregistrées dans ce pays ont joué un rôle essentiel. Au total, plus
de 20 sociétés écossaises en commandite simple ont effectué des
transferts de fonds; l’une d’elles, la Westburn Enterprises, a également
été impliquée dans le système de lessiveuse internationale
.
Comme l’implication du Royaume-Uni dans ces deux systèmes a été
si considérable, nous l’examinerons séparément dans la partie 6
plus loin.
25. En 2018, selon l’Indice de perception de la corruption de
Transparency International, l’Azerbaïdjan a obtenu la note de 25/100,
soit 6 points de moins qu’en 2007 et 10 points de moins que la moyenne
des pays d’Europe orientale et d’Asie centrale; il se classait au
152e rang sur 180 États analysés, ce
qui représente un recul de 30 places par rapport à l’année précédente.
Dans son rapport de 2014 sur l’Azerbaïdjan, MONEYVAL a, dans ses
principales conclusions, relevé une série de défaillances
,
telles que la limitation excessive du périmètre des infractions
pénales; la non-extension aux personnes morales de la responsabilité
pénale en matière de blanchiment de capitaux; l’incrimination inopérante
du blanchiment de capitaux, du fait de la rareté des condamnations
et de l’absence de procédures engagées du seul chef d’accusation
de blanchiment; la non-présentation de déclarations d’opérations
suspectes par les entreprises et professions non financières désignées
et la présentation d’une seule déclaration par un établissement
financier non bancaire; le fait que les sanctions applicables aux
infractions au régime de lutte contre le blanchiment de capitaux
ne soient pas efficaces, proportionnées ni dissuasives, qu’elles
aient rarement été appliquées en pratique et n’aient jamais concerné
les cadres supérieurs; et l’absence d’obligation pour les autorités
de l’État de recueillir ou de mettre à disposition des informations
sur les bénéficiaires effectifs. En juin 2012, le Parlement azerbaïdjanais
a voté la restriction de l’accès du public à l’information sur l’enregistrement,
la structure de propriété et les actionnaires des sociétés azerbaïdjanaises
et a accordé au Président Aliev et à sa femme l’immunité de poursuites
à vie
.
26. L’Assemblée a déjà examiné cette situation à titre provisoire.
Dans sa
Résolution 2185
(2017) «Présidence azerbaïdjanaise du Conseil de l’Europe:
quelles sont les suites à donner en matière de respect des droits
de l’homme?», elle a indiqué qu’elle était «gravement préoccupée
par des rapports faisant état d’un lien entre le Gouvernement azerbaïdjanais
et un système de blanchiment de capitaux à grande échelle, qui a fonctionné
dans les années 2012 à 2014 et a notamment servi à influencer l’action
de membres de l’Assemblée à l’égard de la situation des droits de
l’homme en Azerbaïdjan. L’Assemblée invite instamment les autorités azerbaïdjanaises
à ouvrir sans tarder une enquête indépendante et impartiale sur
ces allégations, et, en outre, à coopérer pleinement avec les autorités
et les organes internationaux compétents sur cette question». Malheureusement,
les autorités azerbaïdjanaises semblent n’avoir fourni aucun effort
ni fait preuve de la moindre volonté politique pour donner suite
à la demande de l’Assemblée. Examinons à présent plus en détail cette
question.
3.3. La
lessiveuse azerbaïdjanaise et les activités de corruption au sein
de l’Assemblée parlementaire
27. La lessiveuse azerbaïdjanaise
a également servi à corrompre certains membres de l’Assemblée parlementaire,
comme le montre le rapport du Groupe d’enquête indépendant concernant
les allégations de corruption au sein de l’Assemblée parlementaire
(GIAC). D’après les sources citées dans ce document, Luca Volontè,
membre de la délégation italienne auprès de l’Assemblée (de 2008
à 2013) et ancien président du groupe politique PPE/DC de l’Assemblée,
a reçu plus de 2 millions d’euros de diverses sources azerbaïdjanaises,
notamment de deux membres de la délégation azerbaïdjanaise auprès
de l’Assemblée
. La
plus grande partie de cette somme a été transférée, au travers de
sociétés impliquées dans la lessiveuse azerbaïdjanaise, dont Metastar
et Jetfield, par le biais de diverses banques, situées notamment
en Lettonie et en Estonie, à la fondation «Novae Terrae» de M. Volontè
et à la société LGV, constituée pendant cette période au nom de
sa femme. Deux transferts effectués à LGV ont éveillé les soupçons
de la banque destinataire et ont finalement conduit à l’ouverture
d’une enquête judiciaire sur M. Volontè pour corruption et blanchiment
de capitaux. Dans les courriers électroniques qu’il a échangés à
cette époque avec Elkhan Suleymanov, membre de la délégation azerbaïdjanaise,
M. Volontè a clairement indiqué qu’il comptait être récompensé du
tristement célèbre rejet, par l’Assemblée, du «rapport Strässer»
consacré aux prisonniers politiques en Azerbaïdjan, auquel il est
censé avoir pris une part considérable; M. Suleymanov lui répondait
par l’affirmative. Dans un message antérieur, M. Volontè avait précisé
à Muslum Mammadov, autre membre de la délégation azerbaïdjanaise,
que ses désirs étaient des ordres.
28. Eduard Lintner (membre de la délégation allemande, 1999-2010;
ancien président de la commission des questions juridiques et des
droits de l’homme et de la commission de suivi) a également été
le bénéficiaire d’importantes sommes d’argent remises par l’intermédiaire
de la lessiveuse azerbaïdjanaise. En 2009, M. Lintner a créé l’Association
pour la promotion des relations germano-azerbaïdjanaises (GEFDAB).
En 2013, la GEFDAB a organisé une mission d’observation qui a rendu
une appréciation très positive des élections présidentielles azerbaïdjanaises,
alors même que l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe (OSCE) avait constaté de nombreuses et graves défaillances.
De 2012 à 2014, M. Lintner aurait reçu au total € 819 500 de l’Azerbaïdjan,
via les sociétés Polux, Metastar et Hilux de la lessiveuse azerbaïdjanaise; les
documents remis au GIAC par les procureurs italiens chargés du dossier
Volontè montrent que des virements d’un montant de € 799 500 ont
été effectués sur les comptes personnels de M. Lintner par les sociétés
Hilux, Jetfield et Metastar. Mentionnons également M. Zmago Jelinčič
Plemeniti (membre de la délégation slovène, 2009-2012), président
du Parti national slovène, qui a reçu en juillet 2012 € 25 000 de sociétés
britanniques impliquées dans la lessiveuse azerbaïdjanaise. M. Jelinčič
Plemeniti avait agi en qualité d’observateur de trois élections
azerbaïdjanaises, en 2005, 2010 et 2013, pour lesquelles il avait
rendu une appréciation positive.
29. M. Lintner a également transféré des sommes provenant d’Azerbaïdjan
à d’autres membres de l’Assemblée qui ont pris part à des activités
relatives à l’Azerbaïdjan. Karin Strenz (membre de la délégation allemande
2010-2018) a par exemple reçu de l’argent de la société Line-M,
constituée par M. Lintner soi-disant dans le seul but de transférer
les sommes provenant d’Azerbaïdjan à des fins de lobbying en Allemagne,
en rémunération de «services de consultant». Mme Strenz
a pris part au suivi des élections azerbaïdjanaises de 2010 organisé
par M. Lintner. Le rapport du GIAC comporte également des précisions
sur son comportement suspect lors de l’observation par l’Assemblée
des élections législatives azerbaïdjanaises de 2015. Deux membres
de la délégation belge auprès de l’Assemblée, Alain Destexhe (2014-2017,
ancien président de la commission des questions juridiques et des
droits de l’homme et rapporteur pour celle-ci sur l’Azerbaïdjan)
et Stef Goris (membre de l’Assemblée en 1999-2007), ont fondé l’Académie
européenne de l’observation des élections (EAEO), qui a bénéficié
du financement de l’une des organisations de M. Lintner financées
par l’Azerbaïdjan. Le rapport du GIAC fait remarquer que l’EAEO
a évalué positivement les élections azerbaïdjanaises qu’elle a observées,
alors même que celles-ci ont été généralement critiquées par la communauté
internationale. La mission confiée à l’EAEO à l’occasion du référendum
constitutionnel azerbaïdjanais en 2016 se composait par exemple
de membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (dont
Thierry Mariani de la délégation française (2012-2017), ancien président
de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées
de l’Assemblée), en dépit de l’existence parallèle d’une mission
d’observation officielle de l’Assemblée
.
30. Le 18 janvier 2019, le Parlement allemand a conclu que Mme Strenz
avait enfreint les dispositions du
règlement du
Bundestag relatives
à la déclaration des sources de revenus externes en ne déclarant
pas les sommes et les cadeaux remis par des lobbyistes azerbaïdjanais.
Elle encourt une amende maximale de € 60 000. «Espérons que les
responsables politiques de (…) Belgique et les autres parlements
touchés par ce scandale suivront rapidement l’exemple du Bundestag»,
a déclaré Human Rights Watch dans une
déclaration qui se félicitait de cette décision. Mais, à ma connaissance,
aucun autre membre de l’Assemblée n’a encore fait l’objet de la
moindre forme de sanction de la part de ses autorités nationales.
31. Bien que le parti Ecolo ait appelé le Sénat belge à conclure
que M. Destexhe avait enfreint son code de déontologie
, les
dirigeants du Sénat, qui auraient examiné le cas de M. Destexhe
à huis clos, ont décidé de ne prendre aucune mesure
. Cette décision semble reposer
sur le fait qu’en 2017 un procureur belge avait ouvert une enquête
judiciaire à l’encontre de M. Destexhe au sujet du financement de
l’EAEO et que cette procédure avait prétendument posé problème au
regard de la séparation des pouvoirs. Cet argument ne me paraît
guère convaincant. Je n’ai pas connaissance des progrès ultérieurs
de l’enquête judiciaire, mais si ceux-ci s’avéraient peu concluants,
le Sénat belge n’aurait plus aucune excuse pour ne pas agir.
32. Les procureurs italiens chargés du cas de M. Volontè ont approfondi
leurs investigations sur le blanchiment de capitaux azerbaïdjanais,
en examinant attentivement le rôle joué par la Danske Bank Estonie et
quatre sociétés sises au Royaume-Uni. Ils ont adressé des commissions
rogatoires aux autorités danoises, estoniennes, lettonnes et britanniques
pour leur demander des informations supplémentaires. Les médias italiens
supputent que ces enquêtes pourraient s’étendre à Malte, puisque
Hilux aurait eu un compte à la Pilatus Bank, où sont également titulaires
de comptes de nombreuses «personnalités politiques exposées» (PPE)
azerbaïdjanaises, c’est-à-dire des individus dont le profil impose
particulièrement de procéder à des vérifications anti-blanchiment.
Rappelons que la Pilatus Bank était au cœur des reportages d’investigation
de Daphne Caruana Galizia avant son assassinat en novembre 2017
.
33. En octobre 2018, Transparency International, constatant que
l’Assemblée avait appelé les autorités nationales à donner suite
au rapport du GIAC
,
qui «présentait suffisamment d’éléments de preuve pour que 18 pays
européens ouvrent leurs propres enquêtes sur les activités de corruption»,
«a cherché à déterminer quel pays concerné avait entrepris une action
judiciaire. Les services répressifs de 12 pays européens n’ont donné
aucune suite officielle, tandis que des enquêtes sont en cours dans
les quatre autres. Un pays, l’Italie, a engagé une procédure devant
la justice pénale sous le chef d’accusation de corruption. Deux
autres pays, l’Azerbaïdjan et la Hongrie, ont refusé d’ouvrir une
enquête»
.
Cette situation est extrêmement décevante, surtout si l’on considère
la demande distincte faite directement par l’Assemblée à l’Azerbaïdjan
dans sa
Résolution 2185 (voir plus haut). J’espère que l’Assemblée continuera
à exercer des pressions pour que les États donnent suite à ses demandes.
4. La
Danske Bank Estonie
34. Bien qu’elle soit loin d’être
la seule banque ou institution financière concernée par les systèmes
de lessiveuse, la Danske Bank Estonie mérite une attention particulière,
car elle illustre les défaillances aiguës et prolongées de la réglementation
en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux. La Danske
Bank, fondée en 1871, est la plus importante banque du Danemark.
En 2006, elle a fait l’acquisition de la banque finlandaise Sampo
Bank, ainsi que de ses activités en Estonie, qui est devenue la
Danske Bank Estonie. Une bonne part des clients de la Sampo Bank
ne résidaient pas en Estonie, mais étaient surtout des ressortissants russes
et des autres anciennes républiques soviétiques, notamment l’Ukraine
et l’Azerbaïdjan. Les premières préoccupations sont apparues dès
2007, au moment où l’autorité estonienne de surveillance financière
a publié un rapport d’inspection critique et la Banque centrale
russe a averti l’autorité danoise de surveillance financière que
les clients de la Sampo Bank «participaient constamment à des transactions
financières d’origine douteuse». Pourtant, en 2008, la Danske Bank
a décidé de ne pas transférer ses activités bancaires baltes vers
la plate-forme informatique du groupe; cela signifie que la filiale
estonienne du groupe n’appliquait pas la procédure générale et les
contrôles de la lutte contre le blanchiment et que le siège du groupe
avait moins connaissance de ses activités, problème d’ailleurs aggravé
par le fait que de nombreux documents de la filiale estonienne étaient
rédigés en estonien ou en russe. En 2010, Danske Bank a même envisagé d’accroître
ses activités auprès de ses clients non-résidents en Estonie, le
Conseil de direction n’étant pas «gêné par le montant considérable
des dépôts russes». M. Wilkinson a qualifié la filiale estonienne
de «banque dont les services proposés aux clients résidents n’étaient
pas rentables, mais dissimulaient des activités extrêmement rentables
auprès des clients non-résidents». En 2011, la filiale a réalisé
11 % des bénéfices de Danske Bank, alors qu’elle ne détenait que
0,5 % des actifs du groupe; entre 2012 et 2014, plus de 90 % des bénéfices
de la filiale provenaient de ses clients non-résidents. De janvier
à novembre 2013, le siège social de Danske Bank était même dépourvu
d’un agent chargé de la lutte contre le blanchiment, ce qui était
contraire à la réglementation en la matière. Cette même année, une
banque correspondante de Danske Bank, JPMorgan, a été si préoccupée
par les risques de blanchiment de capitaux qu’elle a cessé d’autoriser
les transactions en dollars de Danske Bank Estonie. Lorsqu’au même
moment le nouvel administrateur de Danske Bank pour l’Estonie a
laissé entendre que les activités menées par la filiale avec les
clients non-résidents devaient être «réexaminées et éventuellement
diminuées», le chef des opérations bancaires internationales du
groupe, Thomas Borgen, a répondu qu’il «fallait trouver un juste
milieu». Quelques mois plus tard, cette même année, un lanceur d’alerte
– qui s'est par la suite révélé être M. Wilkinson, auditionné par
notre commission – a remis en interne un rapport intitulé «Déclaration
d’un lanceur d’alerte: les rapports sciemment entretenus par la
filiale estonienne avec des clients délinquants». Il a diffusé auprès
de diverses structures de direction et de contrôle ce rapport, qui
a été suivi début 2014 par d’autres rapports consacrés à des «irrégularités
similaires». Ce lanceur d’alerte a notamment informé la direction
de Danske Bank que la filiale estonienne n’avait découvert que tardivement
la présence, parmi ses clients, d’une société à responsabilité limitée
sise au Royaume-Uni liée à la famille Poutine et au FSB russe. Au
cours de cette période, le groupe a eu de plus en plus conscience
de l’insuffisance des procédures appliquées pour lutter contre le
blanchiment de capitaux et un audit interne a conclu qu’il était
«impossible d’identifier la véritable origine des fonds ou leurs bénéficiaires
effectifs». Cette situation a conduit certaines personnes au sein
de la Danske Bank à proposer de se retirer des «activités offshore».
En 2015, l’autorité estonienne de surveillance financière et les
banques correspondantes ont fait état de nouvelles préoccupations,
ce qui a conduit la Danske Bank à commencer à fermer les comptes
de clients non-résidents ouverts auprès de la filiale estonienne,
processus qui s’est achevé début 2016. M. Borgen, qui était à l’époque
le directeur exécutif du groupe, était opposé à cette décision, jugeant
«déraisonnable d’accélérer une stratégie de sortie qui risquait
d’avoir des conséquences considérables sur le prix des transactions».
35. En septembre 2018, un rapport spécialement commandé a révélé
qu'entre 2007 et 2015, 200 milliards d’euros avaient transité par
le portefeuille non-résidents de la Danske Bank Estonie, qui comptait
environ 10 000 clients. La grande majorité des 6 200 clients examinés
ont été jugés suspects et on s'attend à ce qu'une grande partie
de leurs transactions, voire dans certains cas la totalité d'entre
elles, soient suspectes. Quarante-deux employés et agents de la
filiale sont considérés comme ayant été mêlés à des activités suspectes; Danske
Bank a signalé huit anciens employés à la police estonienne
. Lars Mørch, directeur des
opérations de la Baltique, a démissionné en avril 2018; M. Borgen,
directeur général, a démissionné en septembre 2018; enfin, en novembre,
le président de la Danske Bank a été démis de ses fonctions par
son actionnaire principal et le président du comité d'audit a démissionné.
L’autorité danoise de surveillance financière a ordonné à deux reprises
à Danske Bank de rehausser ses exigences de fonds propres en raison
d'une augmentation substantielle du risque de non-conformité et
de mauvaise réputation de la banque: de 5 milliards DKK à la suite du
rapport de l’autorité de surveillance financière en mai 2018 et
de 10 milliards DKK supplémentaires en octobre 2018, en raison du
non-respect d’une mesure essentielle ordonnée par ce rapport du
mois de mai. Dans son rapport annuel publié le 1er février 2019,
la Danske Bank a annoncé qu'elle consacrerait 2 milliards DKK à
l’amélioration de ses contrôles anti-blanchiment. La Danske Bank
et son personnel ont clairement payé les conséquences du scandale
survenu dans la succursale estonienne: reste à savoir si le prix
payé est suffisamment élevé, mais c’est une autre affaire; certes,
il est trop tard pour prévenir le grave préjudice causé par cette
situation.
36. Le fait que le blanchiment de capitaux réalisé par l'intermédiaire
de Danske Bank Estonie se soit poursuivi en dépit des préoccupations
exprimées par plusieurs autorités nationales de surveillance illustre
la faiblesse du système général de lutte contre le blanchiment.
Comme nous l’avons indiqué plus haut, en 2007, l’autorité estonienne
de surveillance financière a publié un rapport critique et la Banque
centrale russe a fait part de ses préoccupations à l’autorité danoise
de surveillance financière. Un deuxième rapport publié par l’autorité
estonienne de surveillance financière en 2009 a été moins sévère,
mais une inspection effectuée sur place à la mi-2014 a révélé l’existence
de violations systémiques à grande échelle et depuis longtemps du système
de lutte contre le blanchiment de capitaux et a conduit l’autorité
de surveillance financière à ordonner à la banque de remédier aux
violations constatées et de mettre ses activités en conformité avec
les dispositions essentielles de la réglementation en matière de
lutte contre le blanchiment. Entre 2015 et 2018, l’autorité danoise
de surveillance financière a effectué trois autres inspections de
lutte contre le blanchiment de capitaux, mais à cette époque le
mal était déjà fait.
37. Un rapport d'évaluation mutuelle d’août 2017 du GAFI a révélé
que le Danemark n'avait qu'un «niveau de compréhension modéré de
ses risques de blanchiment de capitaux». Il a tout particulièrement
constaté l’existence de problèmes posés par l'évaluation nationale
des risques, l'absence de stratégie ou de politique nationale de
lutte contre le blanchiment de capitaux, l'absence de coordination
des objectifs et des activités des différentes autorités compétentes,
le fonctionnement inefficace de la cellule de renseignement financier, faute
d’effectifs suffisants et d'autonomie opérationnelle, la compréhension
insuffisante des risques et la faible application des mesures de
lutte contre le blanchiment de capitaux dans la quasi-totalité du
secteur financier, ainsi que l'application de peines pénales légères
dans la pratique, ce qui limite le caractère dissuasif des peines
plus lourdes théoriquement prévues. Le Danemark ne s’était conformé
que partiellement à 19 des 40 recommandations du GAFI. Il ne s’agit
là que de quelques-unes des principales conclusions, mais la lecture plus
détaillée du rapport est encore plus alarmante.
38. Le 28 novembre 2018, le ministère public danois chargé de
la grande criminalité économique et internationale a provisoirement
inculpé la banque de quatre infractions à la législation danoise
contre le blanchiment de capitaux. Plusieurs autres pays ont également
engagé des poursuites pénales à l'encontre de la Danske Bank. En
octobre 2018, la banque a annoncé qu'elle «dialoguait avec les autorités
américaines» et qu'elle avait reçu des demandes d'information du
Département américain de la Justice dans le cadre d'une enquête
judiciaire sur sa succursale estonienne. En janvier 2019, Danske
Bank a reçu une convocation du juge d'instruction du tribunal de
grande instance de Paris pour discuter de l'enquête en cours, qui
indiquait que le juge envisageait d’ouvrir une enquête officielle
à son sujet. Toujours en janvier dernier, un fonds de pension a intenté
une action au civil contre Danske Bank devant un tribunal de New
York; il l’accusait de gonfler artificiellement le cours de ses
actions en dissimulant des activités de blanchiment de capitaux
dans sa filiale estonienne sans y mettre un terme.
5. Les
points faibles communs aux régimes nationaux de surveillance de
la lutte contre le blanchiment de capitaux
39. Dans son examen plus général
des régimes nationaux de surveillance de la lutte contre le blanchiment de
capitaux, Transparency International souligne l'inadéquation des
cadres juridiques nationaux et la mauvaise application de la législation.
À l’occasion de l’enquête qu’il a menée au sujet de 23 pays du G20
et pays invités, Transparency International a constaté que 11 d'entre
eux disposaient d'un cadre juridique insuffisant ou de qualité moyenne
pour identifier la propriété effective des entreprises et des sociétés
fiduciaires. Quinze pays se sont appuyés sur les informations relatives
à la propriété effective recueillies par les institutions financières et
d'autres professionnels soumis à obligation (avocats, comptables,
etc.), malgré les faits constatés de négligence et de complicité
dans des affaires comme celles de Mossack Fonseca et Danske Bank.
C'est la raison pour laquelle Transparency International demande
depuis longtemps la création de registres publics centraux de la
propriété effective et se félicite de la récente 5e Directive
relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux
fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme
(Directive (EU) 2018/843, «Directive sur la lutte contre le blanchiment
de capitaux»), ainsi que de l'obligation faite aux territoires britanniques
d'outre-mer d'établir des registres publics de la propriété effective,
ce qui établit une nouvelle norme, tout en soulignant que les autres
pays doivent faire de même pour éviter que les blanchisseurs de
capitaux ne se contentent de se tourner vers d'autres pays. TI a
mis en lumière un autre problème: l’application de la lutte contre
le blanchiment de capitaux à partir d’une évaluation des risques.
Bien qu’elle soit essentielle à une allocation efficace des ressources,
l’évaluation des risques doit être entreprise de manière satisfaisante.
40. Les recommandations formulées par TI pour remédier à cette
situation et à d’autres problèmes comportent une approche stratégique
de l’action des organes de surveillance de la lutte contre le blanchiment de
capitaux. Ceux-ci devraient faire un meilleur usage de la technologie
pour recouper les informations, rechercher des modèles et orienter
les inspections sur le terrain, ce qui permettrait une utilisation
plus efficace des informations détaillées sur les transactions,
notamment sur la concentration de la propriété des banques, la part
des non-résidents parmi la clientèle, la part des dépôts en devises
étrangères – les entités surveillées devant partager tous ces éléments
avec les organes de surveillance. Il importe que les entités surveillées améliorent
la qualité et la quantité de leurs déclarations d'opérations douteuses
et maintiennent une piste d’audit claire de l’évaluation des risques
que représentent leurs clients. Elles devraient également communiquer
rapidement toute preuve d'acte répréhensible aux services répressifs.
Les entités surveillées et leurs cadres dirigeants et cadres supérieurs
devraient faire l'objet de sanctions proportionnées et dissuasives en
cas de non-respect des exigences en matière de lutte contre le blanchiment
de capitaux.
41. L'affaire Danske Bank a également révélé les incertitudes
qui accompagnent la répartition des compétences entre les autorités
nationales de surveillance lorsqu’il est question de banques multinationales. Le
29 janvier 2019, l’autorité danoise de surveillance financière a
publié une déclaration dans laquelle elle indiquait que, «en sa
qualité d’autorité de surveillance du pays d'accueil, l'autorité
de surveillance estonienne (EFSA) a été et reste compétente en matière
de surveillance de la lutte contre le blanchiment de capitaux de la
filiale estonienne. Cette situation découle de la législation de
l'UE, et cette répartition des compétences a également été appliquée
dans la pratique (...). L’autorité danoise de surveillance financière
a coordonné la surveillance générale de la Danske Bank, y compris
dans le domaine de la lutte contre le blanchiment de capitaux»
.
Le lendemain, l’autorité estonienne de surveillance financière a
fait la déclaration suivante: «Nous nous félicitons de ce que nos
collègues danois aient à présent clairement indiqué que [l’autorité
estonienne de surveillance financière] devait prendre résolument
la tête de la surveillance de la Danske Bank en Estonie, car nous
attendions cette précision de l’autorité danoise de surveillance
financière depuis plusieurs années (…). L'autorité danoise de surveillance
financière était et reste compétente en matière de surveillance
de la gouvernance de Danske Bank, y compris de ses filiales. [L’autorité
estonienne de surveillance financière] se tient prête à assurer
la surveillance de la Danske Bank dans son ensemble
.»
Plus tard dans la journée, l’autorité danoise a répondu que «cette
répartition des compétences figurait également dans la déclaration conjointe
publiée par l’autorité danoise et [l’autorité estonienne] le 28
mai 2018 (...). La répartition des compétences qui y est décrite
a également été suivie dans la pratique (...). [L’autorité estonienne
de surveillance financière] avait le pouvoir de mettre un terme
aux infractions lorsqu’elle en a eu connaissance à l’occasion des
inspections réalisées en 2014». J’ignore ce qui se cache derrière
ces échanges et je suis incapable de dire quelle déclaration est
la plus conforme à la réalité, mais l’existence même de cette incertitude est
extrêmement préoccupante. Si des éclaircissements s’avèrent indispensables,
il importe d’y procéder de toute urgence.
42. Mme Ismayilova a rappelé à la commission
l'importance de l’existence de solides mécanismes indépendants hors
du cadre immédiat de la lutte contre le blanchiment de capitaux.
Soulignant la corruption importante qui règne tout au long de la
chaîne du blanchiment de capitaux – ce que M. Thelesklaf a également mentionné
– Mme Ismayilova a appelé au renforcement
des mécanismes anti-corruption, notamment en Russie et en Azerbaïdjan,
au moyen non seulement des autorités nationales, mais aussi des
médias indépendants et des organes de la société civile. La corruption
pourrait également être évitée en obligeant certaines personnes,
comme les agents publics, les candidats à la présidence et les parlementaires,
à rendre publiques leurs déclarations de patrimoine et de revenus.
43. La possibilité de lancer l’alerte et la protection des lanceurs
d’alerte représentent d’autres points faibles. M. Wilkinson a déclaré
qu'il n'avait pu identifier aucune procédure prévue pour lancer
l’alerte au sein de la Danske Bank et que ni lui ni d'autres membres
de son équipe n’avaient été informés de l'existence de procédures
internes pour signaler des soupçons de blanchiment de capitaux.
L'avocat de M. Wilkinson, M. Kohn, fait valoir que la protection
européenne des lanceurs d’alerte devrait imiter celle des États-Unis,
où l'on considère qu'un employeur fait obstruction à la justice
lorsqu'il menace de poursuivre en justice un employé qui révèle
un acte pénalement répréhensible. À cet égard, je voudrais rappeler
les travaux antérieurs de l'Assemblée sur les lanceurs d’alerte,
notamment sa
Résolution
1729 (2010) sur la protection des «donneurs d’alerte»», et les activités
actuelles du rapporteur de notre commission, M. Sylvain Waserman.
J’encourage M. Waserman à tenir compte de l’expérience de M. Wilkinson
et de la recommandation de M. Kohn lors de l’élaboration de son
rapport.
44. Il convient de noter que nombre des recommandations mentionnées
ci-dessus transparaissent dans la position exprimée par l’autorité
danoise de surveillance financière en janvier 2019, qui demandait
aux banques d’améliorer leur ligne de défense et d’en renforcer
l’efficacité, et proposait de prévoir une obligation d'information
et de responsabilité pénale, ainsi qu'une meilleure protection des
lanceurs d’alerte, d’assortir le refus des cadres dirigeants et
cadres supérieurs de reconnaître leur responsabilité de conséquences
plus graves et de mettre en place une surveillance européenne d’excellente
qualité du blanchiment de capitaux (voir plus loin la partie 7)
.
6. La
situation au Royaume-Uni et dans ses territoires d’outre-mer
45. Le Royaume-Uni a joué un rôle
de premier plan dans les deux systèmes de lessiveuse, en grande
partie grâce au recours à des sociétés fictives implantées dans
ses territoires d'outre-mer ou sous la forme de divers types de
sociétés en commandite simple, établies au Royaume-Uni même. L’Agence
nationale de lutte contre la criminalité (NCA) estime que «plusieurs
centaines de milliards de livres sterling» sont blanchis par les banques
britanniques chaque année
.
Transparency International a constaté que 766 sociétés enregistrées au
Royaume-Uni, créées par des prestataires de services fiduciaires
et de services aux entreprises, avaient été directement impliquées
dans 52 affaires de corruption et de blanchiment d'argent d'une
valeur de £ 80 milliards
. Global Witness a calculé qu'entre
2008 et 2018, les sommes qui ont afflué de la Russie vers les territoires
d'outre-mer du Royaume-Uni ont été plus de sept fois plus importantes
que celles qui sont passées de la Russie vers le Royaume-Uni proprement
dit: 68 milliards de livres au total, dont 34 milliards investis
en 2018; les îles Vierges britanniques sont à elles seules la deuxième
destination la plus prisée des fonds russes, après Chypre. En plus
d'être impliquées dans les systèmes de lessiveuse internationale
et azerbaïdjanaise, les sociétés établies dans les territoires d’outre-mer
ont pris part au blanchiment de capitaux auquel ont participé les
membres du crime organisé russe, notamment des trafiquants d'armes,
de drogues et d'êtres humains, ainsi qu’un homme d'affaires lié
au programme d'armes chimiques et biologiques de la Syrie
.
46. Lors de ma visite à Londres, le Centre commun d’analyse financière
(Joint Financial Analysis Centre – JFAC) a présenté son analyse
des «caractéristiques générales des systèmes de lessiveuse»: le
blanchiment d'argent par le commerce est fréquent; les sociétés-écrans
britanniques y sont très présentes, généralement sous forme de sociétés
à responsabilité limitée (voir ci-dessus); les sociétés-écrans sont
presque toujours mises sur pied par des prestataires de services
aux sociétés et fiducies; de gros volumes de fonds sont transférés
par plusieurs sociétés-écrans; les infractions principales sont
souvent mal définies; des réseaux sont utilisés par divers criminels
et les liens qui existent entre eux sont inconnus; enfin, les systèmes
de blanchiment sont répartis entre plusieurs pays.
47. Ces caractéristiques permettent de comprendre les points de
vulnerabilité du Royaume-Uni. Le JFAC a fait preuve d’une franchise
admirable à ce sujet, en les décrivant comme suit, les trois premiers
éléments se rapportant davantage aux compétences des autorités réglementaires,
tandis que les trois autres concernent les activités des entités
réglementées:
- le droit britannique
permet à des personnes morales établies n’importe où dans le monde
de détenir des sociétés à responsabilité limitée;
- le registre britannique des «personnes exerçant un contrôle
significatif» (PCS), destiné à identifier les bénéficiaires effectifs
finaux, «est inefficace»: plus précisément, les sociétés peuvent
légalement déclarer ne pas avoir de PCS si aucune entité ne détient
à elle seule plus de 25% des parts de la société, ce qui est facile
à organiser en amont;
- le Registre des sociétés (qui procède à la constitution
et à la dissolution des sociétés et tient un registre public d'informations
sur les sociétés) dispose de ressources très limitées pour enquêter
sur les sociétés enregistrées frauduleusement ou engager des poursuites
à leur encontre: de fait, il se considère uniquement comme un registre
et non comme un organisme de contrôle de conformité ou destiné à
faire respecter la loi;
- la plupart des processus de lutte contre le blanchiment
de capitaux mis en place par les banques pour «connaître leurs clients»
ne posent pas suffisamment de questions sur les raisons pour lesquelles
une société britannique utilise un compte bancaire étranger et ne
vérifient pas davantage la réponse obtenue;
- les prestataires de services aux sociétés et fiducies
fournissent des structures d'entreprise à l'échelle industrielle,
en vendant des entreprises prêtes à l'emploi;
- les prestataires de services aux sociétés et fiducies
se contentent bien souvent des vérifications effectuées dans le
cadre de la lutte contre le blanchiment dans les autres pays européens
et procèdent eux-mêmes à des vérifications supplémentaires limitées,
voire ne procèdent à aucune autre vérification.
48. D'autres commentateurs ont identifié des problèmes supplémentaires.
L’un d’eux est le manque de ressources: le budget de l’Agence de
lutte contre la criminalité diminuera de £ 10 millions en 2018-2019
et elle dispose d’un nombre bien inférieur d’enquêteurs qualifiés
que, par exemple, les États-Unis ou l'Italie; ceux qu'elle emploie
sont moins bien payés et souvent débauchés par le secteur privé.
Les activités de lutte contre le blanchiment de capitaux sont fragmentées
entre plusieurs instances et bien souvent exercées non seulement
par l’Agence de lutte contre la criminalité, mais aussi par le Service
de répression des activités frauduleuses graves, la police municipale
de Londres, le Service des impôts et des douanes et d'autres encore. Le
nouveau Centre national de lutte contre la criminalité économique
créé au sein de l’Agence de lutte contre la criminalité est censé
traiter les affaires importantes et coordonner le travail d'autres
services, mais il ne disposera que d'un budget de £ 4 à 5 millions
en 2018-2019 et dépendra du personnel et des ressources des organismes
existants
.
49. En 2016, à la suite du sommet du G8 de 2013 en Écosse et du
sommet anti-corruption de 2016 à Londres, le Royaume-Uni a mis en
place un registre des «personnes exerçant un contrôle significatif»
(PCS), l'un des premiers registres publics des bénéficiaires effectifs
des entreprises
. L'efficacité de ce registre a toutefois
été critiquée, notamment comme moyen de régulation des sociétés
écossaises en commandite simple: une étude a en effet démontré que
seules 30 % d’entre elles avaient déclaré une PCS
.
50. En décembre 2018, le Gouvernement du Royaume-Uni a annoncé
une série de propositions sur la réglementation des sociétés en
commandite simple, y compris les sociétés écossaises en commandite
simple. À l’avenir, seuls les professionnels inscrits auprès d'un
organisme de surveillance de la lutte contre le blanchiment de capitaux
pourront créer des sociétés en commandite simple. Les demandes de
création de sociétés en commandite simple provenant de l'étranger
pourraient être limitées aux pays de l'Espace économique européen.
Les sociétés en commandite simple devront confirmer annuellement
certains renseignements clés, notamment sur les personnes qui exercent
un contrôle significatif. En outre, le Registre des sociétés aura
le pouvoir de radier les sociétés en commandite simple qui ont cessé
leurs activités, ce qui simplifiera le travail de réglementation
et d'enquête
.
Le gouvernement s'est également engagé à revoir le rôle joué par
le Registre des sociétés dans la protection contre les abus des
entreprises enregistrées au Royaume-Uni.
51. Ces mesures, dont l'entrée en vigueur passera par l'adoption
d'une loi, pourraient permettre de remédier à certains des points
faibles décrits par le JFAC (voir ci-dessus). Leur impact sera toutefois
limité, dans la mesure où elles ne concernent pas les sociétés à
responsabilité limitée ou les sociétés en commandite par actions.
Une analyse du Royal United Services Institute indique que les sociétés
à responsabilité limitée et les sociétés en commandite par actions
«ne présentent pas moins de risques de blanchiment de capitaux (...).
Il semble toutefois que les réformes proposées privilégient de manière
trop étroite la lutte contre l'utilisation apparemment abusive des
sociétés écossaises en commandite simple». L'analyse du l’Institut
admet que «la modification des exigences d'inscription des sociétés
à responsabilité limitée et des sociétés en commandite par actions
présente plus de difficultés que leur modification pour les sociétés
en commandite simple, mais en renonçant à la possibilité d'examiner
la question, le gouvernement risque d’être accusé de rechercher
une solution de facilité, plutôt que la solution la plus indispensable.
En somme, au lieu de se réjouir des réformes récemment dévoilées,
ceux qui souhaitent que le Royaume-Uni réussisse dans sa lutte contre
le blanchiment de capitaux feraient bien d'en demander davantage
au gouvernement dans les années à venir». Compte tenu du rôle joué
par les sociétés en commandite par actions britanniques dans les
systèmes de lessiveuse, je partage l’idée qu’il importe de rendre
leur propriété effective totalement transparente.
52. La mise en place, par la loi relative aux activités financières
pénalement répréhensibles de 2017, des «ordonnances sur l’enrichissement
illicite» représente un autre fait nouveau récent; cette mesure
impose à une personne soupçonnée d'avoir participé à la commission
d’une grave infraction d’expliquer comment elle se trouve propriétaire
d’un bien précis lorsqu’on estime que ses revenus licites connus
ne devraient pas suffire à lui permettre d’acquérir ce bien; les
informations ainsi obtenues pourront être utilisées dans des procédures ultérieures,
notamment pour le gel et la saisie des avoirs
. Les premières ordonnances pour enrichissement sans
cause ont été rendues en octobre 2018 au sujet de biens d’une valeur
de £ 22 millions détenus par Zamira Hajiyeva, épouse de l’ancien
président de la Banque internationale d’Azerbaïdjan, qui a été placé
en détention en 2016 pour détournement de fonds et d’autres infractions;
elles ont ensuite servi à procéder à la saisie de bijoux d’une valeur
de £ 400 000
.
53. L'article 51 de la loi britannique de 2018 relative aux sanctions
et à la lutte contre le blanchiment de capitaux impose aux autorités
des territoires britanniques d'outre-mer d'instaurer un registre
accessible au public de la propriété effective des sociétés dans
leur juridiction
. Les autorités des îles Caïmans,
des Bermudes, des îles Vierges britanniques et de Gibraltar auraient
réagi avec colère, affirmant que cette disposition porte atteinte
à une autonomie établie de longue date et menace leurs importants
secteurs financiers. Elles sont essentiellement préoccupées par
le fait que l’existence d’un registre public pousserait les entreprises
et les investisseurs à quitter leur secteur financier au profit
de territoires dotés d’une «législation plus rigoureuse en matière
de protection de la vie privée»; elles estiment en outre que leurs
registres de bénéficiaires effectifs existants, accessibles aux
services répressifs britanniques (mais non publics), étaient déjà
suffisants
. En revanche, Global Witness
a qualifié cette évolution «d’énorme victoire remportée dans la lutte
contre la corruption, l'évasion fiscale et le blanchiment de capitaux.
Les paradis fiscaux du Royaume-Uni ont fait l'objet d'innombrables
affaires de corruption et de blanchiment de capitaux; le fait de
mettre fin au secret qui entoure les entreprises portera un rude
coup aux manœuvres des dictateurs corrompus, des fraudeurs du fisc
et des membres du crime organisé»
.
J’ai tendance à partager le point de vue de Global Witness et à
me féliciter de la loi de 2018.
54. La loi de 2018 transpose les normes de la 5e directive
de l’Union européenne sur la lutte contre le blanchiment de capitaux
(voir plus loin) en droit interne et continuera à faire partie de
la législation nationale du Royaume-Uni après le Brexit. Le fait
de quitter l’Union européenne entraîne néanmoins une inévitable incertitude
au sujet de la future réglementation de la lutte contre le blanchiment
de capitaux au Royaume-Uni, qui demeurera un important centre international
de services financiers, de services juridiques et de services aux
entreprises. L’ONG Tax Justice Network estime que «dans ce domaine
au moins, le Royaume-Uni ne poursuivra pas après le Brexit une course
aux exigences les moins contraignantes en matière de secret des activités
financières. Cette décision [de transposer la 5e directive
de l’Union européenne sur la lutte contre le blanchiment de capitaux]
contribuera à faire de la cinquième directive et de la position
qu’elle adopte sur les registres publics la norme internationale».
D'autres commentateurs se montrent moins optimistes. L’un d’eux a
fait remarquer que «la réponse la plus efficace à la [criminalité
mondialisée] a été l'action de coopération communément organisée
au niveau européen. Le Brexit pousse le Royaume-Uni dans la direction
opposée, en l'isolant de ses États voisins et affaiblit par là-même
ses moyens de défense contre les transactions illicites. Cette faiblesse
attirera les criminels, et le Royaume-Uni risque de devenir le lieu
privilégié de ces activités criminelles (...). Face à l'organisation
internationale du blanchiment d'argent, le SIE [système d'information Europol]
s'est révélé être un outil efficace pour les enquêteurs. Toutefois,
le Royaume-Uni pourrait ne pas continuer à bénéficier de ses avantages
après le Brexit. Il est très fort probable que le processus de retrait conduira
le Royaume-Uni à quitter Europol et, même si le gouvernement signait
un nouvel accord de sécurité bilatéral avec l'Union européenne,
les indications données par Bruxelles laissent penser que le Royaume-Uni ne
sera plus en mesure d'accéder au SIE sans restriction. Cette perte
de renseignements partagés entravera considérablement sa capacité
à lutter contre les flux illicites, car les responsables britanniques
seront incapables de suivre le cheminement des opérations financières
une fois que ces sommes auront quitté leur territoire
».
Ces perspectives sont alarmantes.
7. La
situation au sein de l’Union européenne
55. La 5e Directive
sur la lutte contre le blanchiment de capitaux – qui a été adoptée
en avril 2018, est entrée en vigueur le 9 juillet 2018 et doit être
transposée en droit interne d’ici au 10 janvier 2020 – s’inscrit
dans le cadre de la ligne de conduite adoptée par l’Union européenne
face à l’évolution de la situation, notamment les récents attentats
terroristes et les révélations des Panama Papers. La nouvelle directive
poursuit cinq objectifs principaux:
- renforcer la transparence en établissant des registres
publiquement accessibles de la propriété effective des entreprises
et des fiducies, qui comportent des informations qui devront être
vérifiées par les autorités nationales, afin de prévenir le blanchiment
de capitaux et le financement du terrorisme au moyen de structures
opaques. Les registres nationaux de propriété effective seront interconnectés
pour faciliter l’échange d’informations;
- élargir les critères d’appréciation des pays tiers à haut
risque et assurer l’existence d’un niveau commun élevé de garanties
pour les flux financiers provenant de ces pays;
- améliorer l’action des cellules de renseignement financier
en améliorant l’accès aux informations grâce à des registres centralisés
de comptes bancaires et à une coopération mutuelle intensifiée;
- améliorer la coopération et l’échange d’informations entre
les services de surveillance de la lutte contre le blanchiment de
capitaux et les services de surveillance des activités financières
d’une part et la Banque centrale européenne d’autre part;
- lutter contre le risque de financement du terrorisme associé
à l’utilisation anonyme de monnaies virtuelles et de cartes prépayées .
56. On a cependant reproché à la 5e Directive
sur la lutte contre le blanchiment de capitaux un certain nombre
de défauts. Son recours fondamental aux autorités nationales décentralisées
pour traiter un problème international se serait déjà révélé inefficace,
notamment en ce qui concerne les scandales de blanchiment de capitaux
en Lettonie et en Estonie, et il n'existe aucun organe de l'Union
européenne pour coordonner les initiatives prises en vue de combler
les lacunes d’une réglementation pour la rendre efficace
.
Son efficacité dépendra également de sa mise en œuvre au niveau
national. À cet égard, il convient de noter que de nombreux États
membres de l'Union européenne n'ont toujours pas transposé intégralement
en droit interne la 4e Directive sur
la lutte contre le blanchiment de capitaux de 2015, ce qui aurait
dû être fait avant le 26 juin 2017. Depuis juillet 2017, la Commission
européenne a engagé des procédures en manquement au sujet de la
4e Directive contre un grand nombre d'États
membres de l'Union européenne, dont l'Allemagne, la Belgique, la
Bulgarie, Chypre, l'Estonie, la Finlande, la France, la Grèce, la
Hongrie, l'Irlande, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte,
les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Roumanie et la République
slovaque. La Grèce, l'Irlande et la Roumanie ont été déférées devant
la Cour de justice de l'Union européennele 19 juillet 2018 et le
Luxembourg le 8 novembre 2018. Les mesures les plus récentes ont
été prises le 24 janvier 2019 à propos de l'Allemagne, la Belgique,
la Bulgarie, Chypre, la Finlande, la France, la Lituanie, la Pologne,
du Portugal et de la République slovaque.
57. Certaines préoccupations suscitées par l'absence d'une surveillance
centrale rigoureuse au niveau de l'Union européenne pourraient être
apaisées par la proposition de nouveau règlement sur la surveillance bancaire,
qui renforcerait le rôle de l'Autorité bancaire européenne (ABE).
Cette proposition permettrait à l'ABE:
- de recueillir des informations auprès des autorités nationales
compétentes sur les points faibles recensés de leurs initiatives
de lutte contre le blanchiment de capitaux;
- d’intensifier la surveillance en élaborant des normes
communes et en coordonnant les autorités nationales de surveillance;
- de procéder à des évaluations des risques auprès des autorités
nationales compétentes afin d'évaluer leurs stratégies et les ressources
dont elles disposent pour faire face aux nouveaux risques de la
lutte contre le blanchiment;
- de faciliter la coopération internationale avec les pays
non membres de l’Union européenne;
- d’adresser ses décisions directement aux banques concernées
si les autorités s’abstenaient d’agir .
58. Il convient également d’envisager ces évolutions dans le cadre
de l’approche plus générale retenue par l’Union européenne en matière
de blanchiment de capitaux. En décembre 2018, le Conseil de l’Union européenne
a adopté un Plan d’action en faveur de la lutte contre le blanchiment
de capitaux, dont les huit objectifs portent sur une série de mesures
à court terme et concernent de nombreux acteurs européens et nationaux.
L’échéancier prévu pour la réalisation de ces objectifs s’étale
entre une exécution immédiate et le mois de janvier 2020.
8. Le
régime de suivi international
59. Le Groupe d'action financière
(GAFI) assure le suivi international par les États eux-mêmes des systèmes
nationaux de lutte contre le blanchiment de capitaux. Les 40 recommandations
de 2012 du GAFI établissent les normes internationales. Il existe
neuf organismes régionaux de type GAFI qui supervisent la mise en
œuvre des normes du GAFI pour les États qui ne sont pas membres
de l'OCDE. Le MONEYVAL du Conseil de l’Europe en est un exemple.
MONEYVAL ne mène pas d'enquêtes et ne traite pas de cas individuels,
mais se penche plutôt sur les problèmes systémiques.
60. MONEYVAL travaille actuellement à son cinquième cycle d'évaluation,
dont la principale composante sera d'évaluer l'efficacité: la meilleure
loi du monde est inutile si elle n’est pas appliquée concrètement.
Pour le GAFI, qui adopte la même approche, aucun des 50 pays évalués
depuis 2014 n'a été jugé très efficace en matière d'application
de la législation; 85 % d'entre eux présentaient une efficacité
moyenne ou faible. MONEYVAL a achevé à ce jour environ un tiers
des évaluations du cinquième cycle, qui ont révélé certains problèmes
récurrents:
- les condamnations
prononcées pour infraction autonome ou accessoire de blanchiment
de capitaux restent rares, le blanchiment de capitaux étant considéré
comme le complément d’une infraction principale. L’éventail des
condamnations pour blanchiment de capitaux reflète par conséquent imparfaitement
la réalité des risques;
- les prestataires de services aux sociétés et fiducies des
centres financiers internationaux sont rarement poursuivis, alors
qu’il est prouvé qu’ils incitent sciemment les criminels à mettre
en place des structures complexes et opaques qui servent ensuite
à dissimuler les produits du crime;
- l’identification et la recherche des produits du crime
au premier stade de l’enquête ont peu progressé, souvent en raison
d’un manque d’expertise dans les enquêtes financières qui sont menées
en parallèle;
- la confiscation des sommes en espèces qui passent les
frontières est souvent mise en œuvre de manière inefficace.
61. L’analyse faite par MONEYVAL des systèmes de lessiveuse confirme
que ceux-ci exploitent les divers points faibles et les fragilités
de la lutte contre le blanchiment de capitaux: ils profitent dans
certains pays de la faiblesse du système judiciaire et dans d’autres
des défaillances des autorités de surveillance. Cette situation
reflète les obstacles habituels constatés dans les pays évalués
par MONEYVAL: la corruption, à commencer par celle des autorités
judiciaires ou de surveillance; les dispositions légales qui facilitent
la création de structures souvent utilisées pour le blanchiment
de capitaux, comme les sociétés-écrans; et, enfin, l’absence de
volonté de fournir une coopération internationale.
9. Recouvrement,
transfert et disposition des avoirs blanchis
62. Une deuxième proposition de
résolution relative à la lessiveuse azerbaïdjanaise a été renvoyée
à la commission des questions juridiques et des droits de l’homme
. Bien que l’Assemblée
n’ait pas proposé de tenir compte de cette proposition dans l’élaboration
du présent rapport, ne pas le faire n’aurait aucun sens. L’idée
que «les profits réalisés par la Danske Bank en se faisant l’instrument
de la «lessiveuse» soient transférés à la société civile azerbaïdjanaise
aux fins de la lutte contre la corruption et de la promotion des droits
de l’homme et de la démocratie en Azerbaïdjan»
est particulièrement pertinente dans
le contexte actuel.
63. L’idée avancée dans cette nouvelle proposition de résolution
soulève cependant de nombreuses questions techniques et pratiques.
Par exemple, peut-on isoler et quantifier «les profits réalisés
par la Danske Bank en se faisant l’instrument de la «lessiveuse»»?
Quel serait le fondement juridique de la saisie de ces profits?
Qu’en est-il des avoirs blanchis eux-mêmes? Devraient-ils être épargnés?
Pourquoi ne songer qu’à la Danske Bank, alors que de nombreux autres
acteurs étaient impliqués dans la lessiveuse azerbaïdjanaise? Comment
identifier les organisations appropriées de la société civile en
Azerbaïdjan, un pays notoirement connu pour le nombre de ses organisations
non gouvernementales organisées par le gouvernement (ONGOG) et veiller
à ce que seules les premières bénéficient des avoirs recouvrés?
Pourquoi ces profits devraient-ils être utilisés uniquement pour
lutter contre la corruption et promouvoir les droits de l’homme
et la démocratie? Peut-on concilier cette proposition avec le désir
du Gouvernement danois de quantifier et de confisquer les profits
réalisés par la Danske Bank grâce aux transactions illicites effectuées
en Estonie
et
avec l’engagement pris par la Danske Bank elle-même de «mettre le
produit brut de ces opérations à la disposition de la société, par
exemple en soutenant la lutte contre la criminalité financière»
?
64. De fait, la communauté internationale élabore depuis des années
des mécanismes destinés à atteindre les mêmes objectifs. La Convention
des Nations Unies contre la corruption (CNUCC) de 2003, en particulier, comporte
un chapitre V consacré au recouvrement d’avoirs, dont l’article
51 précise que «la restitution d’avoirs est un principe fondamental
de la présente Convention» et l’article 57 prévoit des dispositions
particulières pour la restitution et la disposition des avoirs.
En 2007, l’Initiative pour le recouvrement des avoirs volés (StAR), un
partenariat établi entre la Banque mondiale et l’Office des Nations
Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), qui tient lieu de secrétariat
de la Conférence des États parties à la CNUCC, a été lancée pour soutenir
l’action internationale menée pour mettre fin aux paradis fiscaux
qui servent de refuge aux fonds issus de la corruption. L’initiative
StAR agit avec les pays en voie de développement et les centres
financiers pour prévenir le blanchiment des produits de la corruption
et faciliter la restitution plus systématique en temps utile des
avoirs volés. Tout nouveau mécanisme devrait être compatible avec
le droit international en vigueur et la pratique en la matière ou
avoir une raison impérieuse de ne pas l’être.
65. En décembre 2017, le Royaume-Uni et les États-Unis, avec l'appui
du StAR, ont organisé conjointement un Forum mondial sur le recouvrement
d'avoirs (GFAR). Le GFAR a adopté les «Principes pour la disposition et
le transfert des avoirs volés confisqués en cas de corruption»,
dont les suivants sont particulièrement pertinents:
«la réussite de la restitution
des avoirs volés repose essentiellement sur l'existence d'un partenariat solide
entre les pays de transfert et les pays de destination»;
«les pays devraient travailler ensemble à l'établissement
d'accords de transfert convenus d'un commun accord»;
«dans la mesure du possible, et sans préjudice des victimes
recensées, les avoirs volés recouvrés auprès de fonctionnaires corrompus
devraient profiter aux populations des pays touchés par les actes de
corruption dont ils sont le produit»;
«dans la mesure du possible, lors de l'utilisation finale
des produits confisqués, il conviendrait également d'envisager d'encourager
les mesures qui respectent les principes de la CNUCC en matière
de lutte contre la corruption, de réparation des dommages causés
par la corruption et de réalisation des objectifs de développement»;
«la disposition des produits du crime confisqués devrait
être examinée au cas par cas»;
«des accords ou arrangements devraient (…) être conclus
au cas par cas [en vertu de l'article 57(5) de la CNUCC] pour permettre
de garantir l'utilisation, l'administration et le contrôle transparents
et efficaces des produits restitués. Le ou les mécanismes de transfert
devraient, dans la mesure du possible, utiliser les cadres politiques
et institutionnels existants et être conformes à la stratégie de
développement du pays, afin d'assurer leur cohérence, d'éviter les
doubles emplois et d'optimiser leur efficacité»;
«toutes les mesures devraient être prises pour faire en
sorte que la disposition des produits du crime confisqués ne profite
pas aux personnes impliquées dans la commission de l'infraction
ou des infractions»;
«dans la mesure où la loi l'autorise et le permet, les
individus et les groupes extérieurs au secteur public, tels que
la société civile, les organisations non gouvernementales et les
organisations communautaires, devraient être encouragés à participer
au processus de restitution des avoirs, notamment en aidant à déterminer
comment réparer les préjudices subis, en contribuant aux décisions
relatives à la restitution et à la disposition et en favorisant
la transparence et la responsabilisation dans le transfert, la disposition et
la gestion des avoirs recouvrés».
66. La Fondation BOTA, fondée en 2008 par les gouvernements du
Kazakhstan, des États-Unis et de la Suisse et cinq ressortissants
kazakhs, offre un exemple de programme de recouvrement et de disposition d'avoirs
comparable à la proposition figurant dans la nouvelle proposition
de résolution. La Fondation a travaillé avec des partenaires internationaux
sélectionnés par la Banque mondiale, IREX (ONG internationale de développement
et d'éducation) et Save the Children, pendant cinq ans jusqu'à fin
2014. La Fondation BOTA, qui était à l'époque la plus grande fondation
de protection de l'enfance et de la jeunesse au Kazakhstan, a utilisé 115 millions
$US d'actifs recouvrés pour améliorer la vie de plus de 208 000 enfants
et jeunes défavorisés. Oxford Policy Management (OPM) indique que
«dans l'ensemble, l'évaluation qualitative a confirmé que les programmes
BOTA ont été mis en œuvre dans les trois activités avec une grande
efficacité pour ceux qui en bénéficient et que BOTA a eu un impact
positif sur ses bénéficiaires dans les trois activités». L'expérience
et les enseignements de la Fondation ont été présentés comme «un
modèle pour les futurs cas de restitution d'actifs dans le monde
entier».
67. Il est selon moi trop tôt pour formuler la proposition qui
figure dans la nouvelle proposition de résolution destinée à réagir
au système de lessiveuse azerbaïdjanaise, car il convient tout d'abord
de répondre à plusieurs questions essentielles et d’établir des
principes généraux. Mais d’un autre côté, l'idée qui sous-tend cette
proposition est sans aucun doute intéressante, y compris d'un point
de vue général. Les bases en ont déjà été jetées dans la
Résolution 2218 (2018) «Lutter contre le crime organisé en facilitant la confiscation
des avoirs illicites», qui fait remarquer que la confiscation «génère
des ressources qui permettent d’indemniser les victimes et de reconstruire
les communautés auxquelles la criminalité cause un préjudice» et
appelle les États à définir «clairement les dispositions applicables
au partage des avoirs confisqués avec succès entre les pays concernés».
J’encourage par conséquent la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme à se saisir de la question dans un rapport
distinct.
10. Conclusions
et recommandations
68. Les systèmes de lessiveuse
internationale et de lessiveuse azerbaïdjanaise ne constituent bien
entendu pas les seuls exemples de blanchiment de capitaux de ces
dernières années. Ils présentent néanmoins une importance et un
intérêt particuliers. L’une de leurs caractéristiques évidentes
est leur échelle, en particulier celle du système de lessiveuse
internationale. Leur similitude et la double présence frappante
de certains des acteurs qui y sont impliqués ou associés, coïncidence
ou non, sont également dignes d’intérêt. Mais l’élément le plus
important est peut-être le fait que leurs rouages internes ont été
rendus publics, grâce aux fuites d'informations par ailleurs confidentielles
et au travail d'enquête scrupuleux des journalistes.
69. Je vous renvoie aux projets de résolution et de recommandation
ci-joints pour la présentation de mes conclusions sur les problèmes
qui ont permis, à différents niveaux, aux systèmes de lessiveuse
de fonctionner et de mes recommandations sur les mesures à prendre
par certains États membres, par tous les États membres, par l'Union
européenne et par le Comité des Ministres.