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Résolution 2293 (2019)
L’assassinat de Daphne Caruana Galizia et l’État de droit à Malte et ailleurs: veiller à ce que toute la lumière soit faite
1. Daphne Caruana Galizia, la journaliste
d’investigation la plus connue et la plus lue de Malte, qui s’était spécialisée
dans les faits de corruption des responsables politiques et publics
maltais, a été assassinée dans un attentat à la voiture piégée,
près de son domicile, le 16 octobre 2017. La communauté internationale
a immédiatement réagi. Au sein du Conseil de l’Europe, la Présidente
de l’Assemblée parlementaire, le Secrétaire Général et le Commissaire
aux droits de l’homme ont tous appelé à ce que soit menée une enquête approfondie
sur ce meurtre. Le meurtre de Mme Caruana
Galizia et le fait que les autorités maltaises n’aient toujours
pas traduit en justice les assassins présumés ou n’aient pas identifié
les commanditaires de son assassinat soulèvent de graves questions
à propos de l’État de droit à Malte.
2. Rappelant les récentes conclusions de la Commission européenne
pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) et du Groupe
d’États contre la corruption (GRECO) au sujet de Malte, l’Assemblée observe
ce qui suit:
2.1. les dispositions
constitutionnelles en vigueur à Malte confèrent au Premier ministre
une place prépondérante au cœur du pouvoir politique, ainsi que
des pouvoirs étendus de nomination;
2.2. le cabinet du Premier ministre a étendu sa compétence
à divers domaines d’activité particulièrement exposés au risque
de blanchiment de capitaux, dont les jeux en ligne, l’immigration
des investisseurs («passeports en or») et la régulation des services
financiers, notamment des cryptomonnaies;
2.3. les hauts responsables de la fonction publique sont nommés
par le Premier ministre, ce qui pose problème sur le plan des freins
et contre-pouvoirs. Un grand nombre de «personnes de confiance»
sont nommées à des postes publics selon une procédure dépourvue
de transparence qui fait exception au principe des nominations fondées
sur le mérite, ce qui peut être illicite et représente un danger
pour la qualité de la fonction publique;
2.4. le parlement monocaméral de Malte se compose de députés
qui ne travaillent qu’à temps partiel et sont faiblement rémunérés;
le gouvernement a confié à un grand nombre d’entre eux (notamment
aux membres du parti au pouvoir) des fonctions bien rémunérées de
manière contractuelle, en qualité de personne de confiance ou au
sein d’organismes publics, ce qui contribue – si on y ajoute le
fait que près de la moitié des membres du parti au pouvoir sont
également ministres – à ce que le parlement dans son ensemble n’exerce
pas de contrôle effectif sur l’exécutif;
2.5. les juges et les magistrats sont nommés par le Premier
ministre, qui les désigne de façon totalement discrétionnaire parmi
des candidats officiellement qualifiés et qui peut même s’abstenir
de suivre l’avis de l’instance mise en place pour déterminer la
qualification des candidats. Cette procédure permet l’exercice éventuel
d’une influence politique qui est incompatible avec l’indépendance
de la justice et l’État de droit;
2.6. le procureur général est nommé par le Premier ministre;
il dispense des conseils juridiques au gouvernement et engage des
poursuites pénales, ce qui pose problème au regard des freins et
contre-pouvoirs démocratiques, et de la séparation des pouvoirs;
2.7. le projet de loi récemment déposé relatif à l’avocat de
l’État ne répond pas à l’ensemble des recommandations de la Commission
de Venise et est insuffisant pour réformer la fonction de procureur général;
2.8. le chef de la police est nommé et peut être révoqué par
le Premier ministre, qui a révoqué ou vu démissionner quatre chefs
de la police entre 2013 et 2016. Cette situation contribue à susciter
dans l’opinion publique le sentiment que les forces de police au
service de l’État ne font pas preuve de neutralité politique lorsqu’elles
appliquent la loi et protègent les citoyens;
2.9. les enquêtes préliminaires menées par les magistrats sur
les infractions pénales permettent indûment aux victimes et aux
auteurs supposés de crimes ou de délits de choisir les modalités d’enquête.
Elles sont mal coordonnées avec les enquêtes policières, prennent
un temps anormalement long et sont sources de confusion, d’inefficience
et d’inefficacité;
2.10. la procédure de mise en accusation d’un prévenu devant
une juridiction pénale peut être extrêmement lente, ce qui a de
graves conséquences si elle aboutit à la libération sous caution
de l’intéressé à l’expiration du délai de détention provisoire;
2.11. l’efficacité des services du médiateur parlementaire est
compromise par le fait que le gouvernement ne lui communique pas
les informations nécessaires à son action et que le parlement n’agit
pas dans les situations où les pouvoirs publics écartent ses recommandations;
2.12. l’efficacité de la Cour des comptes est compromise par
son manque de moyens, qui entraîne des retards dans d’importantes
vérifications;
2.13. le rôle joué par la Cellule d’analyse du renseignement
financier – l’instance maltaise spécialisée dans la lutte contre
le blanchiment de capitaux – dans divers scandales récents a nui
à son autorité et à sa réputation. L’Autorité bancaire européenne
(ABE) a constaté que la Cellule d’analyse du renseignement financier
avait enfreint les normes de l’Union européenne en matière de lutte
contre le blanchiment de capitaux d’une manière qui met en évidence
des défaillances générales et systémiques;
2.14. le Commissariat aux normes de la vie publique, qui vise
à prévenir les conflits d’intérêts chez les responsables politiques
et les agents de la fonction publique, semble manquer des moyens
nécessaires à l’exercice efficace de sa mission, notamment de pouvoirs
d’enquête et de sanction;
2.15. la loi relative à la liberté de l’information est compromise
par les nombreuses exceptions au principe de l’accès aux documents
officiels, ce qui entraîne le fait que les pouvoirs publics font systématiquement
obstruction aux demandes de documents officiels et que la transparence
de l’administration n’est plus garantie;
2.16. la loi relative à la protection des lanceurs d’alerte,
pourtant digne d’éloges à plusieurs égards, est compromise par le
manque de protection des lanceurs d’alerte qui signalent des faits
aux médias, par le rôle joué par le procureur général et le chef
de la police dans l’octroi d’une immunité aux éventuels lanceurs
d’alerte, et par le fait que le dispositif de signalement prévu
pour les lanceurs d’alerte externes passe par le cabinet du Premier
ministre;
2.17. la Commission permanente de lutte contre la corruption
est structurellement biaisée, en pratique totalement inefficace,
et pourrait être supprimée, sous réserve que d’autres réformes nécessaires
soient mises en place.
3. L’Assemblée note que ces défaillances fondamentales ont permis
à de nombreux scandales majeurs de survenir et de rester sans contrôle
à Malte ces dernières années, notamment les faits suivants:
3.1. les révélations des Panama Papers
concernant plusieurs personnalités de haut rang du gouvernement
et leurs collaborateurs, qui n’ont toujours pas fait l’objet d’une
enquête, hormis une enquête préliminaire menée par un magistrat
principalement sur le Premier ministre, Joseph Muscat, et son épouse,
dont les conclusions complètes n’ont toujours pas été rendues publiques;
3.2. l’affaire Electrogas, dans laquelle Konrad Mizzi, ministre
de l’Énergie et des Eaux à cette époque, a supervisé une procédure
très irrégulière d’attribution d’un important marché public à un
consortium. Ce consortium comportait l’entreprise nationale azerbaïdjanaise
de l’énergie, qui a également réalisé d’importants bénéfices grâce
à un contrat connexe de fourniture de gaz naturel liquide à un prix nettement
supérieur au prix du marché. Un autre membre du consortium possédait
une société occulte à Dubaï, 17 Black, qui devait effectuer d’importants
versements mensuels à des sociétés occultes panaméennes appartenant
à M. Mizzi et à Keith Schembri, chef de cabinet du Premier ministre.
17 Black a reçu d’importantes sommes d’argent d’un ressortissant
azerbaïdjanais et d’une société détenue par un troisième membre
du consortium. Bien qu’elle ait été officiellement informée de l’affaire
par la Cellule d’analyse du renseignement financier, la police n’a
pris aucune mesure contre M. Mizzi ou M. Schembri;
3.3. l’affaire Egrant, dans laquelle, neuf mois après la présentation
d’un rapport censé disculper le Premier ministre, le magistrat chargé
de l’enquête – qui avait été nommé par le Premier ministre – a été promu
juge par ce même Premier ministre. L’Assemblée invite le Premier
ministre à tenir sa promesse de publier le rapport d’enquête complet,
sans plus tarder;
3.4. l’affaire Hillman, dans laquelle M. Schembri aurait été
impliqué dans des faits de blanchiment de capitaux avec Adrian Hillman,
à l’époque directeur général d’Allied Newspapers. La police n’a
pris aucune mesure, malgré un rapport de la Cellule d’analyse du
renseignement financier, et l’enquête judiciaire est toujours en
cours au bout de deux ans;
3.5. l’affaire des «passeports en or», dans laquelle M. Schembri
a reçu 100 000 euros de son vieil associé Brian Tonna, propriétaire
du cabinet d’expertise comptable Nexia BT, qui a agi pour le compte des
candidats à l’octroi de passeports en or. La Cellule d’analyse du
renseignement financier a constaté que M. Tonna avait reçu cet argent
de trois candidats à l’octroi de passeports en or. La police a refusé d’enquêter
et l’enquête préliminaire est toujours en cours depuis deux ans;
3.6. l’affaire Vitals Global Healthcare, dans laquelle M. Mizzi,
aussi ministre de la Santé à l’époque, a attribué un important contrat
hospitalier à un consortium dépourvu d’expérience antérieure dans
ce domaine et auquel le gouvernement aurait promis ce contrat avant
le début de la procédure d’appel d’offres. Vitals Global Healthcare
a peut-être reçu jusqu’à 150 millions d’euros du gouvernement, mais a
fait des progrès négligeables dans les hôpitaux au regard des investissements
promis, avant d’être vendu à une société de soins de santé des États-Unis
d’Amérique. La Cour des comptes enquête actuellement sur cette affaire;
3.7. le fait que M. Tonna et sa société Nexia BT, qui ont joué
un rôle essentiel dans l’affaire des Panama Papers, l’affaire Electrogas,
l’affaire Egrant, l’affaire Hillman et l’affaire des «passeports
en or», aient tous deux obtenu des contrats lucratifs du gouvernement,
y compris au moment où M. Tonna faisait l’objet d’une enquête. Le
Conseil des experts-comptables a refusé de prendre des mesures disciplinaires
à leur encontre;
3.8. le rôle joué par la Pilatus Bank, à laquelle l’Autorité
maltaise des services financiers a rapidement octroyé une licence,
ce qui a suscité de vives préoccupations de la part de l’Autorité
bancaire européenne; parmi les clients de cette banque figuraient
principalement des «personnalités politiques exposées», dont M. Schembri,
et des sociétés détenues par les filles du Président azerbaïdjanais.
Le propriétaire de cette banque, qui entretenait des liens avec
le Premier ministre et M. Schembri, a été arrêté par les autorités
des États-Unis et accusé d’avoir enfreint les sanctions prises contre
l’Iran. L’Autorité maltaise des services financiers et la Banque
centrale européenne ont par la suite mis fin aux activités de cette
banque.
4. L’Assemblée conclut que l’extrême faiblesse du système de
freins et contre-pouvoirs porte gravement atteinte à l’État de droit
à Malte. Constatant que des personnes comme MM. Mizzi, Schembri
et Tonna semblent jouir d’une impunité, sous la protection du Premier
ministre Muscat en personne, pour leur implication dans les affaires
susmentionnées, l’Assemblée estime que les événements récemment
survenus à Malte illustrent le préjudice considérable que peuvent
causer les dysfonctionnements de son système. Malgré la prise de
certaines mesures récentes, Malte doit encore procéder à une réforme
globale profonde, notamment en soumettant le Premier ministre à
un système efficace de freins et contre-pouvoirs en garantissant l’indépendance
de la justice et en renforçant les services répressifs et les autres
instances de l’État de droit. Les défaillances de Malte sont une
source de vulnérabilité pour l’ensemble de l’Europe: la nationalité
maltaise confère la citoyenneté de l’Union européenne; un visa maltais
est un visa Schengen, et une banque maltaise donne accès au système
bancaire européen. Si Malte ne peut pas ou ne veut pas corriger
ses défaillances, les institutions européennes doivent intervenir.
5. En conséquence, l’Assemblée:
5.1. appelle Malte à mettre en œuvre d’urgence la série de
réformes recommandées par la Commission de Venise et le GRECO, dans
son intégralité. Il importe que ces réformes soient conçues et mises
en œuvre comme un ensemble cohérent et coordonné, selon un processus
ouvert, largement inclusif et transparent;
5.2. se félicite de l’engagement initialement pris par le Premier
ministre de mettre en œuvre l’ensemble des recommandations de la
Commission de Venise et l’encourage à adopter la même approche positive
envers celles du GRECO;
5.3. appelle le Gouvernement maltais à publier une feuille
de route qui définisse les détails essentiels de toutes les propositions
de réforme pertinentes et à demander à la Commission de Venise de
rendre un avis sur cette feuille de route;
5.4. encourage le Premier ministre à s’abstenir de procéder
à de nouvelles nominations de juges jusqu’à ce que la procédure
soit réformée conformément aux recommandations de la Commission
de Venise;
5.5. se félicite de la coopération des autorités maltaises
avec le Conseil de l’Europe sur la réforme de la procédure de mise
en accusation;
5.6. invite instamment les services répressifs maltais à mettre
fin au climat ambiant d’impunité en procédant résolument à des enquêtes
et à l’engagement de poursuites à l’encontre des personnes soupçonnées
d’avoir participé aux scandales révélés par Daphne Caruana Galizia
et ses confrères, ou d’en avoir bénéficié;
5.7. rappelle que la preuve n’est pas une condition préalable
de l’ouverture d’une enquête judiciaire, mais qu’elle peut en être
le résultat. Afin de prévenir toute impunité, les enquêtes doivent
être ouvertes dès que des informations crédibles, comme les Panama
Papers, indiquent qu’une infraction pénale peut avoir été commise.
6. L’Assemblée estime que les défaillances de l’État de droit
en général et du système de justice pénale en particulier ont également
un lien direct avec son analyse de la réaction des autorités à l’assassinat
de Daphne Caruana Galizia. Elle rappelle que dix-huit mois après
avoir été inculpés, les trois hommes soupçonnés du meurtre de Mme Caruana
Galizia n’ont toujours pas été jugés. À l’expiration du délai de
leur détention provisoire, dans deux mois, ils devront être libérés.
Aucun commanditaire de l’assassinat n’a été arrêté. L’enquête préliminaire
est toujours en cours, sans qu’aucune information ne soit donnée
sur son état d’avancement.
7. L’Assemblée constate que l’enquête ouverte au sujet de cet
assassinat suscite une série de graves préoccupations, notamment:
7.1. la nécessité de récuser un certain
nombre de magistrats chargés de diverses tâches en raison de conflits
d’intérêts;
7.2. la nécessité de dessaisir le fonctionnaire de police chargé
de l’enquête en raison d’un conflit d’intérêts apparent;
7.3. la décision du Premier ministre de promouvoir à la fonction
de juge le magistrat chargé de l’enquête et, de ce fait, de le dessaisir
de cette enquête après des mois de travail;
7.4. le fait que les autorités n’aient pas demandé à la police
allemande d’éventuels éléments de preuve;
7.5. le fait que la police n’ait pas interrogé Chris Cardona,
le ministre de l’Économie, malgré les allégations selon lesquelles
il avait eu des contacts avec les suspects;
7.6. l’allégation selon laquelle un fonctionnaire de police
a averti les suspects avant leur arrestation;
7.7. les affirmations fallacieuses du ministre de l’Intérieur
au sujet des progrès de l’enquête;
7.8. les déclarations incendiaires et trompeuses de personnes
proches du Premier ministre;
7.9. le fait que les services de sécurité maltais puissent
avoir eu des renseignements préalables sur l’organisation de l’assassinat;
7.10. le fait que le directeur d’Europol se soit plaint au sujet
de la coopération de la police maltaise dans cette affaire.
8. Dans ces circonstances, l’Assemblée appelle Malte à mettre
en place dès que possible, dans un délai de trois mois, une enquête
publique indépendante, afin de garantir le respect des obligations
qui lui incombent en vertu de l’article 2 de la Convention européenne
des droits de l’homme (STE n° 5).
9. L’Assemblée décide de continuer à suivre l’évolution de la
situation à Malte sur les questions susmentionnées et encourage
sa commission pour le respect des obligations et engagements des
États membres du Conseil de l’Europe (commission de suivi) à les
aborder dans son examen périodique de Malte.