1. Introduction:
nécessité d’une intervention plus forte des pouvoirs publics fondée
sur les données en matière d’inégalités socio-économiques
1. Préoccupée par la lenteur des
progrès dans la mise en œuvre des droits sociaux et par la vague
de protestation sociale qui déferle sur certains pays européens,
la commission des questions sociales, de la santé et du développement
durable a déposé une proposition de résolution intitulée « Les inégalités
socio-économiques en Europe: rétablir la confiance sociale en renforçant
les droits sociaux » en octobre 2019. En janvier 2020, j’ai été
nommée rapporteure et également élue présidente de la Sous-commission
sur la Charte sociale européenne. Cette double qualité a motivé
mes initiatives sur le sujet des inégalités, notamment celle de
l’audition « Surmonter la crise socio-économique déclenchée par
la pandémie de Covid-19 » organisée par la Sous-commission sur la
Charte sociale européenne le 7 octobre 2020.
2. En effet, comme l’a souligné le Président de l’Assemblée parlementaire,
lors de cette audition, « aucun paradis économique ne peut être
construit sur un marasme social ». Une mutation majeure dans l’élaboration des
politiques est nécessaire pour adopter une croissance véritablement
inclusive et durable. Nous devons nous assurer qu’une rupture ouvre
la voie aux changements qui correspondent aux attentes de la société,
aux droits sociaux et aux besoins économiques. Alors que la crise
financière de 2008-2009 a mis en lumière les inégalités socio-économiques
à la suite des mesures d’austérité, la récente pandémie de coronavirus
a montré à tous que notre société est loin d’en avoir fini avec
les inégalités qui ne cessent de se creuser et les vulnérabilités
socio-économiques qui ne cessent d’augmenter.
3. Les preuves de l’existence d’un fossé béant entre le 1 % de
la population le plus riche et le reste de la société s’accumulent
rapidement

. Malgré la diminution de l’extrême
pauvreté dans certaines régions du monde avant la pandémie, les
inégalités socio-économiques se sont accrues dans le monde entier,
depuis plusieurs décennies. Les tendances diffèrent cependant en
termes d’ampleur et de rapidité des changements tant au sein des
pays qu’entre eux, même à des niveaux de développement similaires

. Les faits montrent que les choix
de politique macroéconomique – allant du rôle que joue l’État par
rapport au secteur privé dans la prestation des services essentiels;
le choix entre nationalisation et privatisation; des réformes des
systèmes de retraite ou des politiques en matière de fiscalité;
de transferts sociaux et d’accumulation de capital aux stratégies
en matière de dette et d’investissement publics – sont tous cruciaux,
tout comme la capacité institutionnelle à mettre en œuvre ces politiques.
4. En outre, plusieurs dimensions montrent une intersectionalité
significative entre les inégalités de revenus et de richesse, en
termes d’accès aux soins de santé, au logement, à l’éducation et
aux services publics essentiels; comme celles-ci se combinent à
d’autres facteurs tels que l’origine et l’appartenance ethnique,
le genre, le statut de migrant et (pour les enfants) la situation
socio-économique des parents, l’inégalité des chances aggrave les
perspectives d’une vie dans la dignité toutes générations confondues

. Comme le note la Banque de développement
du Conseil de l’Europe, bien que « le continent européen soit de loin
le plus riche et, dans l’ensemble, le plus égalitaire du monde »,
il « voit les inégalités s’accroître progressivement, mais régulièrement
depuis 2000. » Les inégalités sont les plus grandes dans les régions
de l’Europe du Sud et du Centre-Est

.
5. Les inégalités n’affectent pas seulement les individus et
les communautés, elles freinent également le développement économique
global et nuisent au fonctionnement de notre société. Lorsque les
inégalités augmentent, l’endettement s’accroît tandis que les investissements
reculent, la performance des pays se détériore, l’innovation est
entravée et le développement durable ralentit. En fait, inégalités
et croissance non durable sont les deux facettes d’un même problème

.
6. Le niveau élevé des inégalités a également un impact négatif
sur la jouissance des droits sociaux et la mobilité sociale. Ainsi,
les conditions de leur naissance ou la position sociale de leurs
parents déterminent le bien-être actuel et futur des personnes

. Les inégalités provoquent une érosion
du contrat social et sapent la confiance dans la société, ce qui
affaiblit le soutien aux institutions démocratiques. Avec l’accroissement
des inégalités, les économies deviennent moins résistantes aux chocs
extérieurs, tandis que le mécontentement social peut nourrir la
protestation sociale et provoquer l’instabilité politique

. Certains donnent même aux racines
du populisme et à la plupart des troubles politiques dans le monde
cette seule explication: la montée en flèche des inégalités et la
rage d’être « laissé pour compte ».

Des preuves récentes suggèrent que
la montée des politiques populistes et du mécontentement à l'égard
de la démocratie se concentre surtout parmi les groupes à revenu
intermédiaire, qui se sentent laissés pour compte dans l'accès aux
opportunités économiques et anxieux en raison de la rareté relative
d'emplois de qualité et stables. Cela souligne la nécessité pour
les politiques d'égalité de se concentrer sur l'atténuation des
angoisses économiques et sociales des groupes tant à revenu intermédiaire
qu’à faible revenu

.
7. Des études ont montré que les inégalités socio-économiques
ont également des répercussions importantes sur la santé des individus.
L’étude de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) sur les déterminants
sociaux de la santé et le fossé sanitaire a montré que les groupes
socio-économiques moins aisés sont davantage enclins à l’obésité

. Les régimes alimentaires malsains
et les inégalités socio-économiques sont liés. L’obésité augmente
en Europe, plus particulièrement et plus rapidement parmi les populations
défavorisées sur le plan socio-économique, en particulier chez les
femmes, phénomène clairement lié aux inégalités en matière de niveau
d’éducation

. En outre, l’espérance
de vie est plus courte chez les adultes et les enfants des pays
à fort taux d’inégalité, car ils sont plus à risque de développer
un diabète de type 2 et des pathologies connexes telles que cardiopathies
ischémiques, accidents vasculaires cérébraux et autres maladies
chroniques. L’obésité et les maladies chroniques augmentent la vulnérabilité
aux maladies graves et le risque de décès dû à la covid-19, ce qui
contribue à expliquer les taux de mortalité et de morbidité plus
élevés parmi les populations défavorisées du monde entier. Outre
les méfaits sur la santé physique, les inégalités induisent également
d’importants problèmes de santé mentale, mais aussi un accroissement
du chômage.
8. Si la courbe des inégalités socio-économiques montre qu’elles
ne cessent de s’accentuer, les analystes divergent dans leurs points
de vue sur les inégalités. Certains chercheurs estiment qu’elles
encouragent parfois les gens à prendre des risques entrepreneuriaux
et à travailler ou à étudier davantage afin de grimper dans l’échelle
sociale. D’autres affirment que les fortes inégalités agissent comme
un « plafond de verre » et un frein à la mobilité sociale, et qu’elles
contribuent à la dégradation de la santé et de qualité de vie des
gens quels que soient les efforts qu’ils déploient. Le fait est
que de nombreuses inégalités se transmettent de génération en génération.
Il ne fait aucun doute que ce niveau est actuellement trop élevé
dans la plupart voire dans tous les États membres du Conseil de
l’Europe.
9. Ce rapport s’attache donc à jeter un regard neuf sur l’évolution
et l’impact des diverses inégalités socio-économiques sur le développement
humain et sociétal, alors les structures socio-économiques en Europe changent
sous la pression des défis mondiaux. Il examine les facteurs et
les politiques susceptibles d’aggraver les inégalités et tente de
déterminer quels ajustements politiques pourraient favoriser de
meilleures opportunités pour tous. Je pense que nous devons revisiter
les critères de référence établis par la Charte sociale européenne
(STE n°s 35 et 163, ci-après «la Charte»),
ainsi que les objectifs poursuivis par le socle européen des droits
sociaux, le cadre politique européen en faveur de la santé et du
bien-être Santé 2020 – OMS/Europe

et l’initiative Vivre Mieux

de l’Organisation de coopération
et de développement économiques (OCDE), à la lumière des objectifs
mondiaux de développement durable (ODD).
2. Recensement des inégalités socio-économiques
10. Le statut socio-économique
des individus est défini au sens large comme l’accès aux ressources
et est généralement mesuré par le revenu, la richesse, l’éducation
et la profession, tous ayant des implications importantes sur la
nutrition, la santé et les conditions de vie. Ainsi, les inégalités
sociales et économiques regroupent les disparités qui touchent à
de nombreux aspects de la vie – revenu, richesse, niveau d’éducation, santé,
nutrition, conditions de vie, parcours professionnel, identité sociale
et participation à la société; elles permettent de déterminer la
position qu’une personne occupe dans l’échelle sociale (classe sociale)
et sa qualité de vie. Chacune de ces inégalités peut être mesurée
pour tous les aspects de la vie des gens. Ainsi, l’indice de Gini

rend compte de l’étendue du niveau
d’inégalité de la répartition des revenus au sein d’une population,
alors que la courbe de Lorenz est une représentation graphique de
la distribution des revenus ou de la richesse dans un pays. Pour
mesurer les inégalités en matière de santé, on peut utiliser l’espérance
de vie en « bonne santé » des personnes en fonction de leur appartenance
à telle ou telle catégorie de revenus; certains voudront y ajouter
la prévalence des maladies chroniques et l’état de santé général
en fonction de l’accès aux soins. Toutes ces inégalités s’installent
très tôt dans la vie d’un enfant et dépendent de la condition sociale
et économique de ses parents. Elles ont un impact négatif sur la
jouissance des droits sociaux et la mobilité sociale, se manifestent
par de mauvaises conditions de logement et des difficultés d’accès
à certains établissements d’enseignement ou à certains emplois,
ce qui peut alimenter un cercle vicieux affectant la santé personnelle
et les résultats en matière d’éducation, entre autres facteurs.
11. Il y a une interaction importante entre les multiples dimensions
des inégalités socio-économiques. En Europe, par exemple, les étudiants
à faible revenu tirent moins profit du système éducatif que les
jeunes aisés et leurs acquis d’apprentissage sont nettement inférieurs.
La Banque de développement du Conseil de l’Europe souligne qu’en
matière d’acquis d’apprentissage, il existe des disparités tant
entre les États qu’à l’intérieur des États. Les résultats des tests
en Europe centrale et orientale sont les plus faibles pour tous
les quartiles de revenu en Europe, ce qui reflète les inégalités
dans de multiples dimensions entre les États. Tandis que c’est en
Europe occidentale que les disparités entre les étudiants riches
et pauvres sont les plus grandes, en Europe centrale et orientale
l’écart est le plus faible. Les chocs économiques frappent plus
durement les moins instruits et les rendent encore plus vulnérables

. Le travail à temps partiel (temps
de travail réduit) et la faiblesse des revenus des travailleurs
non qualifiés affectent l’éducation de leurs enfants, la qualité
des soins et de l’éducation pendant les cinq premières années de
la vie jouant un rôle déterminant dans leur capacité future à décrocher
un bon emploi et à obtenir un bon salaire

.L’inégalité
croissante des revenus semble toucher plus particulièrement les
personnes dont les parents ont un faible niveau d’instruction, alors
qu’elle n’a que peu d’influence lorsque le niveau d’instruction
parental est moyen

.
12. En effet, les circonstances au début de la vie jouent un rôle
essentiel dans la détermination du statut socio-économique et des
conditions de santé des individus, l’éducation et la richesse des
parents ayant un impact significatif

.
À l’adolescence, le statut socio-économique de la famille n’est
pas le seul facteur important pour comprendre les inégalités de
bien-être, il faut aussi tenir compte des moyens économiques des jeunes
et de leur statut auprès de leurs pairs

, d’où la nécessité d’accomplir davantage
de progrès pour améliorer l’égalité dans l’éducation et donner aux
enfants issus de milieux populaires les mêmes chances qu’à ceux
issus de familles aisées. La protection sociale de ces enfants semble
aussi limitée. En effet, en 2019, près de 22,2 % (18 millions environ)
d’enfants dans l’Union européenne vivaient dans des ménages exposés au
risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, tandis que quelque 60 %
des enfants roms subissaient des privations matérielles et 80 %
étaient menacés de pauvreté ou d’exclusion sociale

.
13. Les interventions qui encouragent le niveau d'instruction
des enfants des familles les plus pauvres réduiront les inégalités
entre les générations actuelles et futures. Des études révèlent
que les enfants de parents plus instruits peuvent accéder plus largement
aux possibilités d'éducation et obtenir de meilleurs résultats,
démontrant ainsi les avantages supplémentaires de l'amélioration
du niveau d'instruction. Cela justifie également l'investissement
dans l’amélioration des capacités parentales et dans le niveau d'instruction des
groupes les plus vulnérables et marginalisés. Les mêmes études soulignent
la nécessité d'un accès universel à l'éducation comme un instrument
d'amélioration de la mobilité sociale. Elles plaident également pour
des incitations plus fortes pour les étudiants des ménages à faible
revenu à entrer à l'université, à suivre une formation professionnelle
et/ou un apprentissage. En parallèle, plusieurs forces économiques,
y compris l'automatisation, la transition vers l'économie verte
et l'attention croissante portée aux services de soins, continuent
de modifier la demande de compétences. Assurer un renouvellement
continu des compétences tout au long du cycle de vie grâce à la
requalification et à l'amélioration des compétences de la main-d'œuvre
sera donc d'une grande importance pour éviter l'aggravation des
inégalités.

14. Rappelons à cet égard que le droit des enfants et des adolescents
à la protection sociale est prévu par l’article 17 de la Charte
sociale européenne, qui dispose que les Parties s’engagent « à assurer
aux enfants et aux adolescents […] les soins, l’assistance, l’éducation
et la formation dont ils ont besoin, notamment en prévoyant la création
ou le maintien d’institutions ou de services adéquats et suffisants
à cette fin ». De plus, l’article 10 de la Charte garantit le droit
à la formation professionnelle, tandis que l'article 15 souligne l'importance
de l'accès à l'éducation et à la formation professionnelle pour
l'autonomie et l'intégration sociale des personnes handicapées.
Le Socle européen des droits sociaux contient le principe 11 « Accueil
de l’enfance et aide à l’enfance » qui stipule que « les enfants
de milieux défavorisés ont le droit de bénéficier de mesures spécifiques
visant à renforcer l’égalité de chances ». La Garantie européenne
pour l’enfance vise à aider les États membres à apporter un soutien
accru aux enfants dans le besoin en assurant l’accueil de la petite
enfance, l’éducation, une alimentation saine (notamment dans le
cadre des repas servis à l’école), un logement convenable et des
soins de santé.
15. Le travail des enfants, en grande partie dû aux inégalités
et à la pauvreté, reste un problème persistant dans le monde d’aujourd’hui.
Selon un nouveau rapport de l’Organisation internationale du Travail
(OIT) et de l’UNICEF, 160 millions d’enfants (63 millions de filles
et 97 millions de garçons) travaillaient au début de 2020, représentant
près de 1 enfant sur 10 dans le monde (3,8 millions de ces enfants
se trouvent en Europe et en Amérique du Nord, 10,1 millions se trouvent
en l’Afrique du Nord et en Asie occidentale)

. 79 millions d’enfants – près de
la moitié de tous ceux qui travaillent – ont effectué des travaux
dangereux qui mettent directement en danger leur santé, leur sécurité
et leur développement moral, et des millions d’autres sont menacés
par les conséquences de la covid-19. La crise de la covid-19 menace
d’éroder davantage les progrès mondiaux contre le travail des enfants
si des mesures d’atténuation urgentes ne sont pas prises: 8,9 millions d’enfants
supplémentaires pourraient être contraints de travailler d’ici la
fin de 2022 en raison de la pauvreté croissante due à la pandémie.
Il est urgent d’agir pour mettre fin au travail des enfants, conformément
aux engagements et aux objectifs mondiaux, régionaux et nationaux.
16. Fait particulièrement préoccupant: l’inégalité des chances
compromet gravement les droits des enfants partout dans le monde
et contribue à l’exploitation des enfants par le travail. Il nous
appartient, dans ce contexte, de rappeler à nos États membres l’obligation
qui leur incombe, en vertu de la Convention des Nations Unies sur
les droits de l’enfant, de respecter le principe de l’intérêt supérieur
de l’enfant. La Convention européenne des droits de l’homme (STE
n° 5, ci-après «la Convention») (article 4 – Interdiction de l’esclavage et
du travail forcé), la Charte sociale européenne (article 7 – Droit
des enfants et des adolescents à la protection et âge minimum d’admission
à l’emploi fixé à 15 ans; et article 17 – Droit des enfants et des adolescents
à une protection sociale, juridique et économique), la Convention
du Conseil de l'Europe sur la protection des enfants contre l'exploitation
et les abus sexuels (STCE n° 201, Convention de Lanzarote) et la Convention
sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE n° 197), sont
les principaux instruments juridiques du Conseil de l’Europe qui
offrent un cadre essentiel pour traiter efficacement le problème
de l’exploitation des enfants

.
17. Les inégalités sont un frein à la mobilité sociale: en Espagne,
par exemple, il faudrait 120 ans pour qu’un enfant né dans une famille
à faible revenu atteigne le niveau de revenu moyen parce que l'ascenseur
social est très lent ou bloqué la plupart du temps

.Force
est de constater que le ralentissement de la mobilité sociale ne
fait que s’aggraver depuis dix ans: si, en 2008, 52 % des 40 % les
plus pauvres étaient restés dans l’un des déciles de revenus les
plus bas au cours des trois années suivantes, ils étaient 56 % en
2015. La plupart des pays européens – à l’exception de Chypre, de
l’Estonie, de l’Islande, de l’Irlande et du Royaume-Uni – n’ont pas
réussi à améliorer la situation des 40 % les plus pauvres

. Avec le recul des progrès sociaux
pendant la pandémie, la mobilité sociale est devenue une gageure.
Or, une mobilité sociale limitée conduit à l’exclusion sociale,
créant une méfiance envers la démocratie. Les Parties à la Charte
sociale européenne se sont engagées à supprimer les inégalités qui
font obstacle à la mobilité sociale, l’article 30 de la Charte soulignant «le
droit à la protection contre l’exclusion sociale».
18. La précarité est omniprésente dans les groupes à revenu moyen
et faible. Les économistes s'accordent désormais à dire que la désindustrialisation,
les changements technologiques axés sur les compétences, les règles
de la mondialisation, la flexibilité accrue des marchés du travail
et l'affaiblissement de l'État-providence ont contribué à cette
grande précarité et à l'écrasement de la classe moyenne. Ces analyses
soulignent la nécessité de repenser les politiques sociales et économiques
en mettant l'accent sur la création d'emplois de qualité et stables,
ce qui est conforme aux droits liés au travail inscrits dans la
Charte sociale européenne.
19. Pour la Banque de développement du Conseil de l’Europe, les
inégalités de logement sont à la fois un symptôme et une cause des
inégalités de revenus existantes

,et de
fait, la plupart des ménages pauvres n’ont pas les moyens d’accéder
à un meilleur logement et vivent dans des quartiers qui accentuent
les inégalités. Dans la plupart des cas, le coût élevé du logement
exerce une pression supplémentaire sur les revenus déjà limités
de ces ménages. Les personnes à faible revenu ayant moins de choix,
elles vivent souvent dans des logements surpeuplés, où les équipements
de base sont limités et dont la surface habitable est réduite. Les pauvres
vivant souvent dans des logements médiocres et dans des quartiers
défavorisés, ils ont plus difficilement accès à certains services
publics comme les soins médicaux de base, et on observe une ségrégation
spatiale entre les groupes de revenus. De plus, la plupart des pays
européens se sont désengagés de la fourniture directe de logements
aux groupes défavorisés. Les politiques de logement devraient être repensées,
afin d’offrir des solutions plus équitables pour que chacun puisse
exercer son droit à un logement d’un niveau suffisant et d’un coût
accessible, conformément à l’article 31 de la Charte sociale européenne

. Aujourd'hui, plus d'un an après le
début de la pandémie, alors que certaines personnes ont été aidées
à trouver un logement plus sûr, d'autres subissent de plein fouet
la propagation du virus.
20. En Europe, les groupes à faible revenu ont plus de risques
d’avoir des problèmes de santé de longue durée. Selon la Banque
de développement du Conseil de l’Europe, 15,2 % des 40 % des plus
pauvres ont déclaré être en mauvaise santé, contre seulement 4,7 %
des 20 % des plus riches. En moyenne, l’écart entre les 40 % les
plus pauvres et les 20 % les plus riches ayant déclaré être en mauvaise
santé est de 11 % dans tous les pays

. Les incidences des inégalités sur
la santé ne semblent pas avoir été corrigées – depuis 2010, par
exemple, l’espérance de vie, corrélée à la classe sociale, est au
point mort au Royaume-Uni et les écarts d’espérance de vie se sont
creusés ces dernières années: les populations des zones défavorisées
vivent plus longtemps en mauvaise santé que celles des zones moins
défavorisées

. Pourtant la Charte énonce que « toute
personne a le droit de bénéficier de toutes les mesures lui permettant
de jouir du meilleur état de santé qu’elle puisse atteindre » (principe 11).
21. Dans la plupart de pays européens, plus la situation socio-économique
est difficile, plus le risque de suicide est élevé, surtout chez
les hommes

. Pendant la pandémie de covid-19,
les inégalités sociales ont persisté, quels que soient la tranche
d’âge, le sexe, la zone géographique et la catégorie de revenus,
les familles monoparentales étant les plus exposées au risque de
pauvreté et d’exclusion sociale

. Il apparaît que les ménages à faible
revenu et les minorités ethniques risquent davantage de souffrir
de conditions de vie insatisfaisantes, comme de mauvaises conditions
de logement ou un risque plus élevé de criminalité dans leur quartier,
avec des répercussions sur leur état de santé et leur espérance
de vie. Cela dit, l’OCDE conclut que le niveau de capital social
dans le voisinage est un facteur important dans de telles situations
et que les réseaux sociaux de soutien mutuel dans les communautés
peuvent favoriser la diffusion d’informations sur la santé et des
modèles de comportement sain

.
22. La crise sanitaire liée à la covid-19 a produit des bouleversements
socio-économiques qui ont ruiné des millions de vies et favorisé
le retour de l’extrême pauvreté partout dans le monde. Une bonne
partie des progrès réalisés dans la mise en œuvre des ODD depuis
2015 ont été réduits à néant depuis le début de la pandémie: les
filets de sécurité sociale, les systèmes alimentaires, les structures
d’emploi et les entreprises ont été massivement touchés. La Banque
mondiale prévoit que, pour la première fois depuis plus de vingt
ans, le taux mondial d’extrême pauvreté devrait augmenter en 2020

.
Partout en Europe, la pauvreté et les inégalités se sont accentuées
pendant la pandémie, les pertes de salaire les plus importantes
touchant les travailleurs les plus pauvres, généralement moins susceptibles
de continuer à travailler pendant le confinement. Ces inégalités
se seraient creusées davantage dans les pays du sud et de l’est
de l’Europe

. Il est impératif de résoudre ce
problème, sachant que l’article 30 de la Charte sociale européenne
garantit le droit à la protection contre la pauvreté.
23. Au niveau mondial, comme le relève l’OCDE, le taux de participation
des femmes à l’emploi est stable depuis 20 ans – environ 50 % –,
tout comme l’écart de rémunération de 27 % entre les femmes et les hommes

.En 2019,
dans l’Union européenne, cet écart de rémunération s’élevait à 14,1 %

et
l’écart entre le taux d’emploi des femmes et celui des hommes était de
11,7 %

. Les femmes sont sur-représentées
dans les secteurs faiblement rémunérés et consacrent plus d’heures
que les hommes au travail non rémunéré. Elles ont moins de chances
d’être nommées à la tête d’une grande entreprise et, même dans ce
cas, les écarts de salaire horaire restent importants. Selon une
étude de l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et
les femmes (EIGE), « les inégalités entre les hommes et les femmes
au niveau des responsabilités familiales [non rémunérées] ont une
incidence directe sur les opportunités d’emploi des femmes » (notamment
en poussant les femmes vers des emplois précaires et à temps partiel),
ce qui contribue de manière significative à l’écart salarial entre
les femmes et les hommes

.
24. L’article 20 de la Charte sociale européenne énonce le droit
à l’égalité des chances et de traitement en matière d’emploi et
de profession, sans discrimination fondée sur le sexe. En 2019,
le Comité européen des droits sociaux a adopté 15 décisions

relatives au respect,
par les États Parties, du droit à l’égalité de rémunération et du
droit à l’égalité des chances dans la vie professionnelle

. Il a demandé aux États concernés
de reconnaître le droit dans leur législation à une rémunération
égale pour un travail égal ou de valeur égale dans leur législation,
d’assurer aux victimes de discrimination salariale l’accès à des
voies de recours effectives, d’assurer et de garantir la transparence
salariale et permettre les comparaisons de rémunération, et d’assurer
l’existence d’organismes de promotion de l’égalité efficaces et
d’autres institutions compétentes afin de garantir en pratique l’égalité
de rémunération. Il a considéré que la quasi-totalité de ces pays
ne respectait pas un ou plusieurs des aspects de l’obligation de
garantir le droit à l’égalité de rémunération et le droit à l’égalité
des chances dans la vie professionnelle. Les mesures prises par
les États membres ont permis de réaliser de timides progrès, pas
de faire disparaître totalement les pratiques discriminatoires sur
le marché du travail. Le 17 mars 2021, le Comité des Ministres du
Conseil de l’Europe a adopté une déclaration sur l’égalité de rémunération
et des chances entre les femmes et les hommes afin de lutter contre
les inégalités de rémunération dans l’emploi

.
25. Un État-providence fort, tant au niveau national que local,
est essentiel pour combler l'écart de rémunération entre les genres
en fournissant des services sociaux universels et abordables, y
compris des services de garde d'enfants et de soins des personnes
âgées, afin d'améliorer les possibilités d'emploi pour les parents.
L'introduction de lois conçues pour éliminer l'écart de rémunération
entre les hommes et les femmes et pour exiger la transparence des
structures salariales des entreprises privées contribue également de
manière positive à réduire l'écart de rémunération entre les genres.
La pandémie de covid-19 semble compromettre les progrès réalisés
pour combler le fossé entre les femmes et les hommes: 70 % des professionnels
de santé en première ligne pour lutter contre la covid-19 sont des
femmes; celles-ci effectuent jusqu’à 10 fois plus de tâches non
rémunérées

et sont donc davantage exposées
au risque d’insécurité économique. Les femmes chefs d’entreprise
ont subi une perte de revenus plus importante que leurs homologues
masculins pendant la pandémie

.
26. L’étude du Réseau européen de lutte contre la pauvreté (EAPN)

a révélé
que, dans les pays étudiés, « l’inégalité entre les femmes et les
hommes a beaucoup progressé (Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Italie,
Pologne, Portugal, Serbie, République Slovaque, Slovénie et République
tchèque) » – soit dans un pays sur deux –, et qu’elle a « légèrement
augmenté (Finlande, France, Grèce, Hongrie, Lituanie, Norvège, Pays-Bas
et Royaume-Uni) » – soit dans un pays sur trois – en raison de la
pandémie de covid-19 et des mesures prises par les gouvernements.
Certains groupes de femmes subissent simultanément plusieurs formes d’inégalité
(inégalité intersectionnelle) en raison de leur statut migratoire,
de leur handicap physique ou mental, de leur race, de leur origine
ethnique et de leur classe sociale. En Europe, les femmes sont davantage exposées
au risque de pauvreté et d’exclusion, risquent davantage d’être
infectées par le coronavirus du fait qu’elles représentent la majorité
des travailleurs de première ligne, de rester dans des emplois précaires faiblement
rémunérés et d’être cantonnées à plein temps dans des activités
de soin. Elles sont plus touchées que les hommes par l’isolement
et la solitude imposés par la pandémie et souffrent davantage de
la violence fondée sur le genre pendant le confinement.
27. La réduction des inégalités dans et entre les pays fait partie
des ODD (ODD 10). Le Département des affaires économiques et sociales
des Nations Unies note que, malgré quelques évolutions positives concernant
la réduction des inégalités de revenus dans un certain nombre de
pays avant la pandémie de covid-19, les inégalités se creusent,
en particulier dans les pays les plus pauvres et les groupes de
population les plus vulnérables (personnes âgées, enfants, personnes
handicapées, femmes, migrants et réfugiés), en raison de la baisse
significative des niveaux d’investissement global et de la réduction
drastique de l’aide publique au développement (APD) en 2020

. Selon le Programme des Nations
Unies pour le développement (PNUD), la pandémie a déclenché une
crise du développement humain, soulignant la nécessité et l’importance
d’une action collective

. Bien que les pays européens comptent
parmi les mieux classés de l’indice des ODD

, ils progressent plus lentement
que d’autres pays pourtant moins bien placés

, notamment en ce qui concerne les
groupes vulnérables et marginalisés, les reculs les plus importants
concernant les personnes âgées et les personnes handicapées

.
3. Pourquoi devrions-nous nous préoccuper
des inégalités socio-économiques?
28. Comme le montre l’étude de
l’OCDE, les inégalités pèsent sur la croissance économique, alors
qu’une situation plus égalitaire contribuerait à faire progresser
le PIB par habitant

. Ainsi « [c’est la concentration
des] inégalités dans la partie inférieure de la distribution du
revenu qui entravent la croissance » et « les effets préjudiciables
des inégalités sur la croissance économique s’exercent en grande
partie par le biais d’une diminution des possibilités d’investissement
(en particulier dans l’éducation) des segments les plus pauvres
de la population

». L’analyse de la Banque de développement
du Conseil de l’Europe montre que les inégalités de revenus peuvent
peser sur la stabilité économique des pays en raison de périodes
de croissance plus courtes, d’une situation d’emploi ou de chômage
plus défavorable, de canaux de redistribution et de systèmes fiscaux
congestionnés, ainsi que de l’utilisation inefficace des ressources,
de l’effet dissuasif sur l’investissement et d’une moindre capacité
à gérer la dette publique.
29. De nombreuses études tendent en outre à démontrer que les
inégalités affaiblissent le développement humain et le capital social
en réduisant la mobilité sociale et limitant la réussite scolaire,
et en renforçant la méfiance et l’exclusion, les maladies mentales,
l’obésité, la violence et la criminalité. On sait aussi que les inégalités
socio-économiques jouent sur la participation démocratique: plus
le niveau d’éducation est élevé, plus la probabilité de l’engagement
politique pour voter et même protester est forte

. Les inégalités semblent réduire
le sentiment de confiance des individus envers les autres

. Des niveaux élevés d’inégalité
peuvent aussi favoriser les troubles sociaux, notamment dans une
situation de pandémie

: les disparités croissantes de revenus
et d’accès aux services publics de base dues à la covid-19 accentuent
la polarisation, érodent la confiance dans les autorités et aggravent
les tensions politiques et sociales

.
30. Par ailleurs, les inégalités contribueraient aux changements
climatiques et à la dégradation de l’environnement. De fait, les
pays riches les plus inégalitaires ont généralement une empreinte environnementale
plus forte due à la pollution, que les pays riches plus égalitaires
– il semble en effet que dans les pays économiquement inégalitaires,
les individus soient fortement poussés acheter des produits pour suivre
leurs pairs

. Non seulement la réduction des
inégalités socio-économiques peut soutenir le développement économique
et renforcer la confiance dans la démocratie, mais elle est aussi
un outil très puissant pour promouvoir un développement plus durable.
4. Facteurs favorisant les inégalités
31. Les facteurs qui contribuent
à la montée des inégalités sont tout aussi multiformes que les inégalités elles-mêmes
et incluent le changement technologique, la mondialisation, les
politiques macroéconomiques et les évolutions de la réglementation
(libéralisation des services financiers, droit du travail, affaiblissement
des syndicats, évolution des mécanismes de redistribution)

.
La généralisation des nouvelles technologies et de l’automatisation
a créé une « prime à la compétence » et a accentué la polarisation
des salaires entre les travailleurs très qualifiés et les travailleurs
peu qualifiés. La mondialisation a aussi renforcé la concurrence entre
les pays et exercé une pression sur les salaires, avec bien souvent
à la clé un nivellement par le bas – soit une déréglementation des
secteurs de l’économie nationale orientés vers l’exportation (le
commerce mondial avec ses règles serait pour 20 % responsable de
l’augmentation des inégalités). L’OCDE considère que les évolutions
technologiques, les réformes du travail et des pratiques de financement
déséquilibrées ont, ensemble, grandement contribué à l’aggravation
des inégalités dans le monde.
32. Depuis quelques dizaines d’années, les évolutions des réglementations
intervenues dans bon nombre de pays ont affaibli la protection des
droits du travail et conduit à une baisse des salaires minimaux
à mesure que les syndicats perdaient de leur pouvoir de négociation
et que des formes d’emploi non conventionnelles (généralement plus
précaires que les emplois standard et plus stables) se généralisaient.
Dans le même temps, les systèmes de redistribution ont continué
à évoluer: les transferts sociaux ont été revus à la baisse pour
équilibrer les budgets publics et tenir compte des nouvelles tendances
démographiques (notamment le vieillissement de la population dans
toute l’Europe), les systèmes fiscaux ont perdu de leur caractère
progressif et l’évasion fiscale des grandes entreprises multinationales
et des particuliers fortunés s’est emballée.
33. Dans les pays d’Europe centrale et orientale tout particulièrement,
la privatisation progressive des infrastructures et des services
de base (approvisionnement en électricité et en eau, systèmes de
chauffage urbain, transports ferroviaires, etc.) a entraîné une
hausse des tarifs, et ce, dans un contexte de stagnation des revenus.
La ligne floue entre la propriété privée et publique dans la fourniture
de services de base dans les domaines des droits sociaux protégés
par la loi a conduit à des intérêts de recherche de profit mettant
de côté la prémisse de maximiser l'intérêt public. Les services
qui devraient être fournis de manière égale pour tous selon le principe
d'universalité (y compris, mais sans s'y limiter, les soins de santé,
l'éducation, les transports, le logement) devraient être financés
par l'État. Cependant, la privatisation à grande échelle et l'utilisation
de partenariats public-privé non transparents et financièrement
mal gérés dans ces secteurs ont entraîné non seulement des hausses
de prix, mais aussi la perte de quantités importantes de ressources
publiques

.
34. Compte tenu du poids de l’économie informelle dans certains
pays, le niveau des recettes fiscales de l’État est bien inférieur
à ce qu’il pourrait être et les programmes de dépenses sociales
doivent logiquement être revus à la baisse, tandis que la fiscalité
qui pèse sur l’économie formelle est de plus en plus lourde (et entraîne
un glissement sensible de l’activité économique vers le secteur
informel). C’est ainsi que la fracture sociale s’est creusée entre
les groupes de population et entre les zones urbaines et rurales.
À travers l’Europe la financiarisation excessive des économies nationales
(recherche de la rentabilité au détriment de la production de biens
et d’avantages tangibles) et l’endettement des ménages, des entreprises
et de l’État ont augmenté de façon spectaculaire, de sorte que les
structures socio-économiques sont davantage exposées aux chocs extérieurs
(comme la crise financière de 2008-2009 ou la pandémie actuelle)
et continuent de limiter la sphère publique politique.
5. Défis
politiques
35. Si les modèles de développement
économique dominants comportent toujours un certain niveau d’inégalités
socio-économiques, ce n’est pas une raison pour que les États se
soustraient à leurs responsabilités – ils doivent utiliser les outils
politiques et les mécanismes de redistribution de manière à réduire
ces inégalités et à mieux protéger les plus défavorisés, les plus
vulnérables. Comme le souligne notre collègue Andrej Hunko dans
son rapport intitulé « Surmonter la crise socio-économique déclenchée
par la pandémie de covid-19 » (
Doc. 15310), les mesures d’austérité budgétaire prises par de nombreux
pays pour faire face à la crise financière ont fragilisé les systèmes
de protection sociale et, en fin de compte, les inégalités socio-économiques
ont continué de se creuser. Avec la pandémie, les effets dramatiques
de cette mauvaise gestion sur les catégories les plus vulnérables
de la population sont apparus au grand jour.
36. L’accroissement des inégalités socio-économiques a déplacé
le centre de gravité du débat parmi les économistes, qui ne se demandent
plus si les politiques de redistribution, axées sur l’égalité, ont
un effet négatif sur les incitations du marché, mais si cette inégalité
a conduit à conférer un pouvoir de marché excessif à une minorité,
avec des effets délétères sur le bien-être économique

. Cette évolution a également
renforcé l’accent mis sur l’ensemble des outils de politique économique
redistributive permettant de s’attaquer spécifiquement aux inégalités
socio-économiques. De nombreuses données empiriques montrent que
les écarts de revenus et de richesses se creusent beaucoup moins
lorsque les politiques budgétaires garantissent les droits sociaux
par une offre publique généreuse et l’accès facile à l’éducation
et aux services de santé, lorsque des transferts sociaux généreux
assurent une solide protection sociale, lorsque les régimes fiscaux
ont un caractère progressif et que de robustes institutions sont
en place sur le marché du travail. En bref, toutes ces politiques
vont dans le sens d’un État-providence fort et d’une limitation
des réflexes politiques d’austérité.
37. Les arrangements socio-économiques de la société définissent
nos conditions de travail et de vie et l’étendue de notre accès
aux biens sociaux tels que le revenu, le logement, l’éducation,
les soins de santé et les transports, qui à leur tour déterminent
nos réalités socio-économiques. La corrélation négative entre les inégalités
socio-économiques et les résultats en matière de santé, résultat
des inégalités structurelles enracinées, a été encore amplifiée
pendant la pandémie. Les inégalités dans l’accès au logement et
aux soins de santé reflètent la variation des taux d’infection et
les répercussions du virus entre les différents groupes socio-économiques.
Plusieurs études documentent ces inégalités; par exemple, au Royaume-Uni,
les données et les analyses de l’Office of National Statistics montrent
que les différences significatives dans les taux de mortalité dus
à la covid-19 entre les régions sont fortement corrélées avec la
privation socio-économique

.
Ces variations qui ont également été documentées pour d’autres pays
sont dues aux déterminants sociaux de notre santé et de nos moyens
de subsistance. Certains ont qualifié la covid-19 de «syndémie»,
compte tenu de la nature interdépendante des comorbidités où la
covid-19 interagit avec les inégalités existantes en termes de maladies
chroniques qui sont étroitement liées aux déterminants sociaux de
la santé

.
38. En outre, les effets économiques des mesures de confinement
contre la pandémie pèsent de manière disproportionnée sur les précaires
et les pauvres, laissant principalement les plus pauvres confrontés
au dilemme critique entre la santé et les moyens de subsistance,
surtout lorsque le soutien financier du gouvernement est insuffisant.
Le confinement impliquait que le travail à domicile ou le télétravail
augmentait, mais tout le monde n’avait pas la possibilité de rester
à la maison. Selon la «Réponse du public aux recommandations du
Gouvernement britannique sur la covid-19: enquête démographique»
de mars 2020, seulement 44% de la population a déclaré pouvoir travailler
à domicile avec une part nettement plus importante parmi les cadres
et les professionnels, tandis que ceux qui se trouvaient dans des
conditions d’emploi précaires ont eu plus de difficulté à travailler
à domicile

. Comme le montrent
les rapports de l’OCDE, les inégalités dans l’accès à la protection
sociale reflètent des résultats socio-économiques inégaux qui ont
été exacerbés pendant la pandémie

. A ce titre, ces inégalités existantes
et croissantes sont une preuve d'une protection insuffisante des
droits sociaux.
39. Les droits sociaux jouent un rôle essentiel dans la protection
des plus pauvres et des plus vulnérables et dans la garantie de
l'égalité socio-économique. Cependant, alors que les droits sociaux
sont inscrits à la fois dans les conventions internationales et
les instruments relatifs aux droits de l'homme ainsi que dans les
lois nationales, il existe un écart grandissant entre la mise en
œuvre de ces droits et les empreintes juridiques. La mise en œuvre
effective des droits sociaux et économiques nécessite une allocation
suffisante de ressources économiques et financières pour assurer
une protection sociale adéquate et une fourniture suffisante de services
publics. En tant que tel, étant donné la nature prédéterminée de
la structure des conditions économiques et sociales, l'identification
de recours juridiques efficaces pour faire face aux violations potentielles
des droits sociaux devient une tâche ardue à court terme. La question
devient alors celle de s'attaquer à la source des inégalités et
des désavantages structurels qui entravent la mise en œuvre effective des
droits sociaux. Cependant, la charge de combler ce fossé toujours
croissant entre les droits sociaux légaux et leur mise en œuvre
effective incombe aux femmes et hommes politiques qui sont au pouvoir
et en charge des décisions.
40. Pendant les crises socio-économiques et les urgences, telles
que la pandémie en cours, les recours juridiques concernant les
libertés civiles se sont avérés beaucoup plus faciles à mettre en
œuvre que les droits sociaux. Par exemple, les blocages qui limitent
la liberté de mouvement, entravent la liberté de réunion et les systèmes
de traçage qui comportent le risque d'empiéter sur la vie privée
et la protection des données ont tous été possibles; tandis que
surmonter les profondes inégalités structurelles existantes grâce
à une protection plus forte des droits sociaux est facilement mis
en veilleuse sous prétexte de manque de ressources pour faire face
aux problèmes structurels. Cependant, même si surmonter les limitations
structurelles pour la mise en œuvre effective des droits sociaux
est plus un objectif à long terme, à court terme, c'est un devoir
et une responsabilité importants des décideurs politiques d'aborder
au moins les conséquences néfastes de ces limitations.
41. Il est donc tout à fait normal que les nouvelles politiques
ciblent mieux les disparités socio-économiques et compensent les
vulnérabilités des systèmes inégalitaires. Les plans de sauvetage
post-covid de l’Union européenne et de plusieurs États sont une
occasion concrète de stimuler l’investissement social et de rendre les
stratégies politiques plus réactives aux aspirations de la société.
Une volonté accrue d’investir dans les services publics et la stratégie
commune de recours à l’emprunt au sein de l’Union européenne sont
autant de signes d’un véritable revirement politique, en ce qu’ils
témoignent de la conviction qu’il faut repenser la société pour
garantir un développement solide de nos sociétés, en se concentrant
davantage sur la prospérité partagée, la durabilité et les besoins
à long terme.
42. Concrètement, je pense que nos États membres doivent intégrer
des objectifs sociaux dans leur processus d’élaboration des politiques,
en examinant systématiquement l’impact des changements politiques sur
la cohésion sociale. Les pouvoirs publics doivent revoir leurs politiques
budgétaires de telle sorte que l’égalité des chances soit prédistribuée
de façon plus équitable dans la société, puis corrigée par des mécanismes
de redistribution. Les politiques de «pré-distribution» doivent
prévoir une éducation de base plus égalitaire et de qualité pour
tous, ainsi que des possibilités de formation et de qualification
professionnelle tout au long de la vie pour soutenir le capital
humain, et répondre à l’évolution rapide des besoins du marché du travail
et des modèles d’emploi (en tenant compte des emplois atypiques,
de l’intelligence artificielle, de l’économie numérique/de plateforme,
de la pauvreté au travail). Les politiques de pré-production visant
à surmonter les inégalités socio-économiques sont celles qui garantissent
à chacun et chacune une dotation égale lors de leur entrée sur les
marchés. Les politiques d’égalité des chances concernent notamment
l’accès aux services publics tels que l’éducation et la santé, ainsi
qu’un minimum d’accès aux ressources financières, sous forme de
revenu ou de patrimoine. Ces droits sociaux sont inscrits dans la
Charte sociale européenne qui invite les États membres de l’Union
européenne à la ratifier et à mieux mettre en œuvre ses dispositions.
43. Les politiques de phase de production visent directement les
décisions des entreprises en matière d’emploi, d’investissement
et de technologie. Ces instruments politiques comprennent à la fois
des instruments financiers et des mesures réglementaires directes
qui modifient les prix relatifs ou déplacent le pouvoir de négociation
entre travailleurs/travailleuses et fournisseurs ; ils couvrent
aussi notamment les politiques salariales, les règles régissant
les relations de travail, ainsi que les politiques industrielles
et de concurrence. Les économistes s’accordent généralement à dire
que la déréglementation étendue du marché du travail, l’affaiblissement
de la négociation collective et la diminution du taux de syndicalisation,
ainsi que de la réduction des allocations de chômage contribuent
à affaiblir la voix des travailleurs et à accroître les inégalités socio-économiques.
La perte du pouvoir de négociation n’affecte pas seulement les salaires,
mais érode aussi considérablement la qualité des emplois. L’obsession
de la flexibilité a entraîné une perte de sécurité pour les travailleurs,
une augmentation de la précarité et une multiplication des emplois
atypiques. Des politiques visant à inverser cette tendance s’imposent.
Le renforcement du rôle des syndicats en tant qu’institutions du
marché du travail, l’application de politiques efficaces en matière
de salaire minimum garantissant une rémunération décente à tous
et l’élargissement de la couverture de la négociation collective
sont autant de changements institutionnels directs sur le marché
du travail qui contribueraient à surmonter les inégalités socio-économiques.
Des politiques globales comprenant à la fois l’activation du marché
du travail et des transferts sociaux importants peuvent limiter
la pauvreté au travail.
44. Dans le même temps, les secteurs public et privé pourraient
également modifier leurs stratégies d’emploi. Par exemple, le secteur
public pourrait montrer l’exemple et cesser d’externaliser les emplois
de service public et plutôt recourir à des politiques de marchés
publics pour encourager les emplois de qualité en mettant l’accent
sur les clauses sociales. En outre, le secteur public pourrait jouer
le rôle de stabilisateur automatique de l’offre d’emploi par le
biais d’un programme de garantie de l’emploi dans le secteur public.
Un tel programme aurait pour but d’équilibrer de manière non discrétionnaire
les fluctuations de l’emploi dans le secteur privé, puisque le réservoir
d’emplois du secteur public diminuerait ou augmenterait automatiquement en
fonction de la hausse ou de la baisse du cycle économique

. En ce qui
concerne le secteur privé, des règles visant à accroître la représentation
des salariés dans les conseils d’administration et la direction
des entreprises contribueraient non seulement à démocratiser la
gouvernance d’entreprise et, partant, la gouvernance économique,
mais aussi à lutter contre les écarts de rémunération excessifs,
entre autres avantages. Les politiques devraient également inclure
des mesures visant à combler l’écart de rémunération entre les hommes
et les femmes et à mettre fin à la marginalisation ou à la discrimination
des personnes handicapées et des travailleurs âgés. L’une des mesures
envisageables pour garantir des emplois de qualité à la population
vulnérable consiste à renforcer la création d’emplois dans le secteur
public. D’autres possibilités passent par la pénalisation des écarts
de rémunération importants et des rémunérations excessives dans
le secteur privé.
45. Le renforcement du pouvoir de négociation des travailleurs
par une refonte des institutions nationales du marché du travail
doit s’accompagner d’un renforcement des règles du commerce mondial
afin d’accroître ledit pouvoir des intéressés face aux entreprises
mobiles à l’échelle mondiale. S’entendre sur un ensemble de droits
minimaux internationaux du travail et les intégrer aux règles du
commerce mondial permettrait aux États-nations de mener des politiques
favorables au travail sans craindre de se faire couper l’herbe sous
le pied par d’autres, évitant ainsi un nivellement par le bas des
normes du travail et du bien-être. Pour y parvenir, il faudrait réformer
la structure de gouvernance mondiale qui repose sur le modèle économique
défini par les politiques néolibérales et sur un corpus de droit
international fragmenté qui crée un fossé entre les politiques économiques
et les droits humains. La législation relative aux droits humains
garantit les droits économiques et sociaux, lesquels jouent notamment
un rôle essentiel de redistribution et ont donc des répercussions importantes
sur les inégalités. Les politiques économiques néolibérales se concentrent
sur la limitation de l’intervention de l’État et, à ce titre, entrent
fréquemment en conflit avec la responsabilité de l’État de défendre la
dignité humaine par le biais de ses obligations positives et négatives
pour garantir les normes en matière de droits humains. Cet antagonisme
crée un fossé entre les clauses des traités mondiaux de commerce
et d’investissement, les transactions financières internationales
et les protections inscrites dans les conventions et traités relatifs
aux droits humains. Recadrer la structure de la gouvernance mondiale
pour renforcer la responsabilité partagée entre l’État et les agents
économiques du secteur privé passe par la mise en évidence de la
responsabilité des États de protéger les droits humains et celle
des entreprises de respecter pleinement ces droits. Nous devrions
favoriser le changement en recadrant nos débats dans tous les forums
afin de nous focaliser non seulement sur le rôle des politiques,
mais aussi sur l’obligation incombant à l’État de permettre la réalisation
des droits économiques et sociaux, pour laquelle il est tenu responsable.
46. Il convient également de rappeler aux agents économiques du
secteur privé leurs responsabilités en matière de respect des droits
socio-économiques consacrés par la législation nationale et les
conventions internationales, ainsi que les engagements socio-économiques
pris dans le cadre des ODD, et de les tenir comptables du respect
de ces obligations

.
Les États devraient renforcer les cadres réglementaires relatifs
à la responsabilité sociale des entreprises afin que les entreprises
et les marchés financiers s’alignent davantage sur les ODD et les
droits humains, comme l’a souligné l’Assemblée dans sa
Résolution 2311 (2019) «Droits de l’homme et entreprises: quelles suites donner
à la Recommandation CM/Rec(2016)3 du Comité des Ministres ?». En
outre, la concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns
sur les marchés, ainsi que le glissement d’activités économiques
axées sur la productivité vers des activités de recherche de rente,
met en évidence le rôle que les politiques de concurrence et les
politiques industrielles devraient jouer dans la lutte contre les
inégalités socio-économiques. La mise en place d’une structure incitative
adéquate permettant de réguler les récompenses accordées aux activités
non productives, l’augmentation des investissements axés sur la
productivité dans le capital physique et humain ainsi que la garantie
de marchés publics équitables et transparents sont autant d’instruments
politiques envisageables dans cette optique. Le rôle de la production publique
et des politiques de concurrence, notamment sur les marchés de l’énergie
et de l’électricité, est prépondérant pour déterminer les prix des
services essentiels, lesquels affectent de manière disproportionnée les
budgets des ménages vulnérables. Il importe d’empêcher les entreprises
du secteur privé de constituer des monopoles naturels enclins à
adopter des comportements de recherche de rente aux dépens de l’intérêt général,
de manière à garantir la justice fiscale et sociale.
47. La corruption et la mauvaise utilisation des ressources fiscales
privent la société de précieuses ressources publiques qui pourraient
avantageusement servir à garantir la jouissance des droits sociaux
et réduire les inégalités socio-économiques

. La corruption sape le fonctionnement
et la légitimité des institutions et de l’État de droit. La perte
de transparence et de responsabilité va de pair avec l’érosion des institutions
démocratiques. Dans les pays qui connaissent un recul des institutions
démocratiques censées garantir la responsabilité et la transparence,
il existe plusieurs mécanismes provoquant la dilapidation des précieux
deniers publics et l’occultation de l’intérêt général. Le financement
extrabudgétaire, l’absence de contrôle parlementaire des processus
budgétaires et l’abus de financement des partenariats public-privé
sont autant d’exemples de la manière dont les ressources publiques
peuvent être gaspillées au détriment de l’intérêt général et de
la protection des droits sociaux.
48. La lutte contre les inégalités de logement passe par un large
éventail de solutions sur le marché privé ou dans le secteur public.
Pour la plupart, les pays utilisent aujourd’hui un système d’allocation
de logement social au niveau des communes pour favoriser l’accessibilité
financière des personnes et des ménages défavorisés à un logement
convenable. Des investissements publics sont toutefois nécessaires
pour augmenter la disponibilité des solutions de logement. Des allocations
de logement social combinées à des investissements aideront à compenser
le coût élevé du logement et donc à améliorer la cohésion sociale. S’agissant
des transferts directs, les politiques fiscales ont leur utilité;
elles peuvent soutenir les emprunteurs à revenu modeste en leur
accordant des subventions d’intérêts ou des déductions fiscales;
des aides publiques sont parfois nécessaires pour améliorer la qualité
des logements – sous la forme, par exemple, de programmes de rénovation
énergétique et sanitaire destinés aux personnes en situation de
précarité ou d’instabilité financière. Repenser les droits de succession
peut aussi être important pour faciliter la transmission intergénérationnelle
du logement et du patrimoine des ménages, comme en Autriche qui
a allégé une imposition pesante il y a quelques années.
49. En matière de fiscalité, trouver le juste équilibre est un
exercice de politique intérieure très délicat et complexe, car tout
changement peut réduire ou creuser les inégalités. Dans une étude
intitulée « Indice de l’engagement à la réduction des inégalités 2020 »,
par exemple, Oxfam a pointé du doigt certains pays performants comme
la Norvège, le Danemark ou la Belgique, qui ont récemment adopté
des politiques fiscales qui ont accentué les inégalités

. Le document fait l’éloge de l’Irlande
et de la Géorgie comme étant les pays dont le régime fiscal est
le plus axé sur la réduction des inégalités; une fiscalité progressive
et un fort recouvrement de l’impôt leur ont permis de réduire efficacement
leurs coefficients de Gini uniquement grâce au régime fiscal. Les
pays d’Europe de l’Est, dont la Bulgarie, ont les régimes fiscaux
les moins progressifs. Le Danemark, la Hongrie et la Lituanie appliquent
des taux de TVA élevés, qui peuvent exacerber les inégalités. Les
pays européens les plus performants en matière de recouvrement de
l’impôt sont le Luxembourg et le Danemark, tandis que l’Ukraine
est citée en exemple comme étant un pays où les investissements
dans les services publics ont permis de multiplier par deux les
revenus disponibles des plus pauvres.
50. La justice fiscale revêt clairement une importance cruciale
dans la lutte contre les injustices sociales. Si, comme on a pu
le constater ces dernières décennies, les pays riches ont eu tendance
à alléger la fiscalité des particuliers et des entreprises les plus
riches, les inégalités socio-économiques toujours croissantes appellent l’inversion
de cette tendance. Les politiques de post-production, qui redistribuent
les résultats du marché par le biais de l’impôt et de transferts
sociaux, devraient tendre vers la justice fiscale. Les États doivent
investir davantage dans le capital humain et dans des services publics
de qualité s’ils veulent soutenir une croissance économique vertueuse
et un cycle de développement humain positif dans les décennies à
venir. Il faudrait aussi revoir la définition de la discipline fiscale
afin de se concentrer davantage sur les effets redistributifs sociaux
– tant intra- qu’intergénérationnels – des politiques fiscales et
de dépenses publiques.
51. Un consensus s’est dégagé en faveur d’un examen des politiques
fiscales sous l’angle des droits humains et d’une nouvelle définition
de la discipline fiscale allant au-delà des modèles fiscaux généraux
et qui porte sur la composition des politiques fiscales en mettant
l’accent sur la justice sociale et l’intérêt général. Pour promouvoir
l’égalité, l’OCDE recommande de combler les lacunes des codes fiscaux,
de renforcer la conformité fiscale, de supprimer ou de limiter les
déductions fiscales qui tendent à profiter de manière disproportionnée
aux hauts revenus, et de réévaluer la part de la fiscalité sur toutes
les formes de propriété et de richesse, y compris les transferts
d’actifs. Un consensus récent au niveau du G7, qui porte sur un
taux d’imposition minimum sur les sociétés à l’échelle mondiale,
permet d’espérer qu’un accord général sur un impôt mondial (y compris
sur l’économie numérique) pourra être conclu rapidement. En outre,
une coordination au niveau international s’impose pour éviter un
nivellement par le bas, non seulement en ce qui concerne les politiques
fiscales, mais aussi les normes de travail

.
52. Les économistes discutent depuis longtemps du rôle que pourrait
jouer une dotation universelle en ressources financières dans la
lutte contre les inégalités de revenus. Plusieurs pays se sont intéressés
à la question de savoir si un revenu de base universel ou un patrimoine/capital
de base universel pourrait constituer la réponse aux inégalités
socio-économiques croissantes et au malaise social. D’aucuns soutiennent
qu’un revenu de base universel sans conditions, pourrait contribuer
à surmonter l’érosion de la confiance sociale. D’autres affirment
que sa simplicité, sa transparence et ses coûts administratifs relativement
faibles renforcent son attrait sur le plan administratif, tandis
que les résultats de certaines études expérimentales – suggérant qu’il
pourrait avoir des effets positifs sur l’offre de travail, l’investissement
dans le capital humain et la responsabilité sociale – renforcent
son attrait sur le plan économique. D’autres considèrent que l’ampleur
de l’inégalité des richesses ne saurait être corrigée par une simple
politique de revenu de base universel, mais nécessiterait plutôt
une politique universelle de distribution des richesses qui garantisse
à chacun un certain patrimoine de base. Dans ce contexte, les économistes
discutent du rôle possible des politiques de loyers équitables pour
accompagner l’augmentation de l’offre de logements sociaux de haute
qualité et l’égalisation de la distribution des actifs, de la propriété
et du capital par le truchement de «baby bonds» [obligations d’une faible
valeur nominale] financés par les impôts sur la fortune et les successions.
Qu’il s’agisse d’une politique de revenus ou de patrimoine universel,
il est clair que de tels programmes de dotation généralisée en ressources
nécessiteraient des systèmes d’imposition progressifs plus forts
pour garantir leur viabilité fiscale.
53. Seule l’analyse critique de la nature des inégalités existantes
permettrait de déterminer s’il convient de concevoir des politiques
visant à redistribuer les richesses des groupes à hauts revenus
par le biais d’un instrument d’imposition progressive ou de transferts
directs vers les groupes à faibles revenus. Une vaste collecte de
données est essentielle pour trois raisons: tout d’abord, une collecte
complète – comprenant des informations provenant des comptes nationaux,
des enquêtes et de l’administration fiscale – permettrait de dresser
un bilan sérieux de la répartition actuelle des revenus et des richesses.
Deuxièmement, elle permettrait d’évaluer l’impact des politiques
sur la redistribution et les droits économiques et sociaux (ou,
en termes plus généraux, l’impact sur les droits humains) et garantirait
l’efficacité des politiques. Troisièmement, elle permettrait d’asseoir
sur une base solide les tests de ressources ou d’actifs utilisés
dans la conception des politiques sociales et garantirait un cadre
de politique sociale équitable et efficace.
54. Globalement, nos États membres doivent mieux utiliser les
outils du Conseil de l’Europe, notamment la Charte sociale européenne,
et les mettre en œuvre pour réduire les principales inégalités socio-économiques. Du
fait de la pandémie de covid-19, l’absence de résultats en la matière
aura des incidences beaucoup plus graves sur les groupes de population
vulnérables. Il existe un fossé entre les droits protégés par la
Charte et les politiques socio-économiques menées au niveau national.
Comme le souligne le Comité européen des droits sociaux dans sa
déclaration sur la covid-19 et les droits sociaux (adoptée le 24 mars
2021), l’application de la Charte implique que les États parties
prennent non seulement des mesures juridiques, mais aussi des mesures
pratiques en mettant à disposition «les ressources nécessaires pour
donner plein effet aux droits reconnus dans la Charte » et qu’ils
« [prennent] des mesures qui [leur] permettent d’atteindre les objectifs
de la Charte dans un délai raisonnable, avec des progrès mesurables
et dans une mesure compatible avec l’utilisation maximale des ressources
disponibles »

.
55. En cette année qui marque le 60e anniversaire
de la Charte sociale européenne, la situation reste complexe s’agissant
de sa ratification: si tous les États membres ont signé soit la
Charte de 1961, soit la Charte révisée (de 1996), le Liechtenstein,
Monaco, Saint-Marin et la Suisse n’ont ratifié aucune des deux versions. La
Croatie, le Danemark, l’Islande, le Luxembourg, la Pologne, le Royaume-Uni
et la République tchèque, qui sont parties à la Charte de 1961,
n’ont pas ratifié la Charte révisée. L’Allemagne a ratifié la Charte
révisée le 29 mars 2021. Seize États membres seulement ont ratifié
le Protocole additionnel de 1995 prévoyant un système de réclamations
collectives (STE no 158).
56. Les conclusions du Comité européen des droits sociaux ont
posé un constat de conformité dans 48,9 % des situations examinées
au cours des quatre derniers cycles de supervision et un constat
de non-conformité dans près de 34,4 % des cas

, ce qui montre bien que le respect
des droits sociaux est un combat difficile qui exige une attention
soutenue et une volonté de progrès dans les États membres. Dans
le même temps, il est légitime de renforcer la portée de la Charte
et son interprétation au vu de l’évolution des situations sociales
et économiques en Europe. Je soutiens pleinement les propositions
formulées par notre collègue, Andrej Hunko dans son rapport intitulé
« Surmonter la crise socio-économique déclenchée par la pandémie
de covid-19 », notamment en ce qui concerne « la possibilité d’ajouter
de nouveaux droits à l’ensemble des droits déjà protégés par la
Charte et d’étendre la portée de ceux en vigueur à toutes les personnes
qui relèvent de la juridiction des États parties »

; ce dernier point est particulièrement
important pour les travailleurs migrants originaires de pays non
couverts par la Charte comme pour les travailleurs « invisibles »
et indépendants de l’économie de plateforme. Un autre rapport intitulé
«Ancrer le droit à un environnement sain: la nécessité d’une action
renforcée du Conseil de l’Europe» et rédigé par M. Simon Moutquin
propose en outre d’élaborer un protocole additionnel à la Charte
consacrant le droit à un environnement sûr, propre, sain et durable.
Ce processus pourrait également déboucher sur d’autres propositions
visant à améliorer la protection des travailleurs exerçant des formes
de travail atypiques.
57. La Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe a récemment
proposé de réformer la mise en œuvre de la Charte sociale européenne
en associant un soutien politique de haut niveau à l’engagement
de mettre en place des règles du jeu équitables en matière de droits
sociaux dans toute l’Europe, en améliorant la capacité des organes
de la Charte à répondre efficacement aux besoins de retour d’information
et d’orientation, et en promouvant la ratification de la Charte
sociale européenne révisée par tous les États membres. Elle a également
proposé des améliorations à la procédure établie au titre de la
Charte sociale européenne et des mesures visant à renforcer l’efficacité
et l’impact de la Charte, ainsi que des développements prospectifs
de fond et de procédure qui nécessitent un examen plus approfondi
par les États membres du Conseil de l’Europe et par les Parties
à la Charte

.
58. En mai 2021, les ministres des Affaires étrangères des 47 États
membres du Conseil de l’Europe se sont mis d’accord sur un cadre
stratégique pour les quatre années à venir, soulignant le rôle et
la responsabilité de l’Organisation pour garantir la mise en œuvre
de ses conventions, élaborer de nouvelles normes juridiquement contraignantes
en réponse aux nouveaux défis et aider les États membres par le
biais de ses programmes de coopération

. Dans le cadre de cette stratégie,
ils se sont donné pour objectif l’adhésion de l’Union européenne
à la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que la poursuite
de « la réflexion en cours sur le système de la Charte sociale européenne ».
Les droits sociaux étant appelés à jouer un rôle important dans
le contexte de l’après-pandémie, il est essentiel de réitérer les
propositions en vue d’une adhésion de l’Union européenne à la Charte,
ce qui favoriserait une plus grande complémentarité entre cet instrument
et le socle européen des droits sociaux, ainsi qu’une protection
renforcée des droits sociaux au niveau européen.