1. Remarques
introductives: aperçu
1. Ce qui n’était auparavant que
des allégations est désormais une certitude: de nombreuses personnes ont
été enlevées de divers endroits un peu partout dans le monde pour
être remises à des pays où elles étaient persécutées et où il est
notoire que l’on pratique couramment la torture. D’autres ont été
détenues arbitrairement, sans accusations précises à leur encontre,
soustraites à tout contrôle judiciaire – dans l’impossibilité de
se défendre. D’autres encore ont tout simplement disparu de la circulation
pendant des périodes indéfinies et ont été enfermées dans des prisons
secrètes, y compris dans des Etats membres du Conseil de l’Europe,
dont l’existence et les activités ont été cachées depuis lors.
2. Des personnes ont été détenues pendant des périodes de plusieurs
années dans ces lieux de détention secrète, soumises à des traitements
dégradants et à des techniques d’interrogatoire qualifiées de «renforcées»
(en fait une manière pudique pour définir une forme de torture)
dans le but d’obtenir des informations – aussi peu fiables soient-elles
– qui, selon les Etats-Unis, ont protégé notre sécurité commune. Ailleurs,
d’autres personnes ont été transférées à des milliers de kilomètres
dans des prisons dont elles ne connaîtront peut-être jamais la situation
géographique, soumises à des interrogatoires incessants, abusées physiquement
et psychologiquement, avant d’être relâchées car elles ne correspondaient
tout simplement pas aux individus recherchés. Ces dernières, après
le calvaire subi, ont été libérées sans un mot d’excuse, ni aucune
indemnité – sauf une seule exception, remarquable, due à l’attitude
éthique et responsable des autorités du Canada –, et ont dû en plus
subir l’opprobre du doute quant à leur innocence et, ici même en Europe,
le harcèlement du racisme alimenté par une certaine presse. Ce sont
les terribles conséquences de ce que d’aucuns appellent la «guerre
contre le terrorisme».
3. La stratégie en question a été voulue et mise en place par
l’actuelle administration des Etats-Unis d’Amérique pour faire face
à la menace terroriste mondiale, mais n’a été rendue possible que
grâce à la collaboration, à divers échelons institutionnels, des
nombreux pays partenaires des Etats-Unis. Parmi ces partenaires,
comme nous l’avons déjà illustré dans le rapport du 12 juin 2006
(APCE,
Doc. 10957), figurent plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe.
C’est seulement dans des cas exceptionnels que certains de ces Etats
ont pleinement reconnu leur responsabilité – c’est le cas notamment
de la Bosnie-Herzégovine – alors que la majorité d’entre eux n’a
rien fait pour rechercher la vérité. En réalité, beaucoup de gouvernements ont
tout fait pour masquer la vraie nature et l’ampleur de leurs activités
et persistent dans leur attitude non coopérative. Très peu de pays,
d’autre part, ont répondu favorablement aux propositions du Secrétaire Général
du Conseil de l’Europe formulées au terme de la procédure ouverte
en vertu de l’article 52 de la Convention européenne des Droits
de l’Homme («CEDH») (voir document SG(2006)01).
4. Les «restitutions» et les enlèvements des présumés terroristes
et leur détention ont toujours eu lieu en dehors du territoire des
Etats-Unis, où de tels actes auraient été certainement jugés contraires
à la loi et à la Constitution. Il va sans dire que de tels actes
sont également inadmissibles aux yeux des lois des pays européens
qui, pourtant, les ont tolérés, voire ont activement collaboré à
leur mise en œuvre. Cette délocalisation d’activités illégales outre-Atlantique
a un aspect d’autant plus choquant car elle constitue fondamentalement
une expression de mépris envers les pays sur le territoire desquels
on décide de commettre ces actions. Le fait que ces mesures soient
prévues seulement pour des personnes non américaines est tout aussi
troublant: cela ressemble à une forme d’«apartheid juridique» et
témoigne d’une mentalité de supériorité exaspérée. Une fois encore,
la responsabilité n’est pas seulement du côté américain, mais aussi
et surtout des gouvernants politiques européens qui ont sciemment
accepté cet état des choses.
5. Certains gouvernements européens ont fait et continuent de
faire obstacle à la recherche de la vérité en invoquant la notion
de «secret d’Etat». Le secret est invoqué pour ne pas fournir d’explications
aux instances parlementaires ou pour empêcher les autorités judiciaires
d’établir les faits et de poursuivre les responsables d’actes délictueux.
Ces critiques sont notamment valables envers l’Allemagne et l’Italie.
En Allemagne, la notion de «privilège exécutif essentiel» semble
permettre au gouvernement de refuser certaines informations pertinentes
à la commission d’enquête parlementaire. Certains de ses membres
ont d’ailleurs saisi récemment la Cour constitutionnelle fédérale
pour obliger le gouvernement à dévoiler plus d’informations. En
ce qui concerne l’Italie, il est frappant de constater que la doctrine
du secret d’Etat est invoquée contre le procureur en charge de l’enquête
de l’affaire Abou Omar avec des justifications qui sont presque
identiques à celles qui sont avancées par les autorités de la Fédération
de Russie pour réprimer des scientifiques, des journalistes et des
avocats, dont un bon nombre a été poursuivi et condamné pour des
prétendues activités d’espionnage. La même démarche a incité les
autorités de «l’ex-République yougoslave de Macédoine» à cacher
la vérité et à donner une version manifestement fausse concernant
les agissements de ses propres agences nationales ainsi que ceux
de la CIA lorsqu’elles ont procédé à la détention secrète et à la
«restitution» de Khaled El-Masri.
6. Un recours à la doctrine du secret d’Etat, de telle manière
qu’elle s’applique même des années après les faits, apparaît inacceptable
dans une société démocratique fondée sur le principe de la prééminence
du droit. Cela devient franchement choquant lorsque l’instance même
qui s’en prévaut cherche à définir la notion et la portée du secret,
afin de se soustraire ainsi à ses responsabilités. L’invocation
du secret d’Etat ne devrait pas être autorisée lorsqu’elle sert
à couvrir des violations des droits de l’homme et son recours devrait,
en tous les cas, être soumis à une procédure rigoureuse de contrôle.
En ce sens aussi, le Canada semble indiquer la juste voie, comme
nous le verrons plus loin dans ce rapport.
7. Il subsiste aujourd’hui suffisamment d’éléments pour affirmer
que des centres secrets de détention gérés par la CIA ont bien existé
en Europe, entre 2003 et 2005, notamment en Pologne et en Roumanie.
Ces deux pays avaient déjà été nommés dans le contexte des détentions
secrètes par Human Rights Watch au début du mois de novembre 2005.
Le Washington Post, sur demande
expresse du Gouvernement américain, avait simplement indiqué génériquement
des «démocraties d’Europe orientale», tout en sachant de quels pays il
s’agissait en réalité. Rappelons, d’autre part, que la chaîne américaine
ABC avait également indiqué la Pologne et la Roumanie dans une information
sur son site web, mais l’indication des pays a été très rapidement effacée
dans les circonstances que nous avons indiquées dans notre précédent
rapport. Par nos propres sources, provenant aussi bien des services
de renseignements américains que des pays concernés, nous avons
eu la confirmation, claire et détaillée, que ces deux pays ont bien
abrité des centres secrets de détention dans le cadre d’un programme
spécial de la CIA, mis au point par l’administration américaine
au lendemain du 11 septembre 2001 pour «tuer, capturer ou mettre
en détention» des personnes soupçonnées de terrorisme considérées
de «grande importance». Nos conclusions sont par ailleurs corroborées
par des données de mouvements aériens que la Pologne, notamment,
prétendait ignorer et que nous sommes à même de prouver grâce à
différentes sources documentaires.
8. Ces centres de détention secrets en Europe ont été directement
et exclusivement gérés par la CIA. Le personnel local n’a eu, à
notre connaissance, aucun contact important avec les prisonniers,
mais avait des fonctions logistiques, comme, par exemple, celle
d’assurer la sécurité du périmètre externe. Les autorités locales
n’étaient pas sensées avoir connaissance du nombre exact, ni de
l’identité des détenus qui ont transité par ces centres – c’était
le genre d’informations qu’elles n’avaient «pas besoin de connaître».
S’il est vraisemblable que très peu de personnes dans les pays concernés,
y compris au sein même du gouvernement, aient eu connaissance de
l’existence de pareilles structures, nous avons suffisamment de motifs
pour affirmer que les plus hautes autorités de l’Etat étaient au
courant des activités illégales de la CIA sur leur territoire.
9. Nous ne sommes pas une autorité d’enquête: nous n’en avons
ni les pouvoirs ni les moyens. Il ne s’agit donc pas de prononcer
des jugements, encore moins des condamnations. Notre mandat est
cependant clair: vérifier, dans la mesure du possible, des allégations
faisant état de graves violations des droits de l’homme commises
sur le territoire des Etats membres du Conseil de l’Europe et qui
donc constituent une violation de la Convention européenne des Droits
de l’Homme. Nous estimons avoir démontré que la CIA a commis toute une
série d’actes illégaux en Europe, en enlevant des personnes, en
les maintenant en détention dans des lieux secrets et en les soumettant
à des techniques d’interrogatoire qui correspondent à des formes inadmissibles
de torture.
10. Dans la plupart des cas, ces actions ont eu lieu avec les
autorisations requises, les permissions ou la collaboration active
de services étatiques. Nous estimons que le cadre de ces collaborations
a été développé autour d’autorisations de l’OTAN du 4 octobre 2001,
certaines d’entre elles étant publiques, alors que d’autres restent
secrètes. Selon plusieurs sources concordantes, ces autorisations
ont servi de plate-forme pour des accords bilatéraux, tenus eux
aussi, bien entendu, secrets.
11. Nous sommes d’avis que les pays impliqués dans ces programmes
n’ont pas rempli leur devoir de vérité: les éléments qui démontrent
l’existence de violations des droits fondamentaux de l’homme sont
concrets, sérieux et concordants. Certainement, en tout cas, de
nature à imposer que les autorités intéressées ordonnent finalement
une véritable enquête, indépendante et approfondie, et qu’elles
ne fassent plus obstacle aux efforts en cours des instances judiciaires
et parlementaires pour rechercher la vérité. Les instances internationales
– notamment le Conseil de l’Europe, l’Union européenne et l’OTAN
– sont appelées à s’interroger sérieusement sur la façon d’éviter
à l’avenir de pareilles dérives et d’assurer le respect des engagements
formels et impératifs que les Etats ont souscrits en matière de
protection des droits et de la dignité de l’homme.
12. En l’absence de pouvoir d’enquête, et des moyens nécessaires,
nos recherches n’ont pu dès lors se fonder que sur un usage perspicace
des éléments existants – par exemple l’analyse de milliers de données concernant
le trafic aérien international – et sur un réseau de sources établies
dans de nombreux pays. En fait, avec des ressources très modestes,
nous avons dû procéder à un véritable travail d’«intelligence».
Il a été possible d’entrer en relation avec des personnes ayant
eu, ou ayant toujours, des fonctions auprès des autorités pertinentes,
notamment des services de renseignements. Nous ne nous sommes jamais
fondés sur une seule déclaration, nous n’avons utilisé que des informations
confirmées par d’autres sources totalement indépendantes. Dans la
mesure du possible, nous avons procédé à des vérifications croisées
de nos informations soit dans le pays européen intéressé, soit outre-Atlantique,
ou sur la base de documents ou de données objectives. Il est évident
que nos sources individuelles n’étaient disposées à nous parler
qu’à la condition que nous leur garantissions l’anonymat le plus
complet. Dès le début de nos recherches, nous avions obtenu de la
commission des questions juridiques et des droits de l’homme l’autorisation
de pouvoir assurer à nos interlocuteurs, si cela était exigé, la
plus stricte confidentialité. Cette disponibilité à assurer un régime
de confidentialité à d’éventuels «whistle-blowers» (donneurs d’alerte)
a été également communiquée à M. Franco Frattini, Vice-Président
de la Commission européenne et chargé du domaine relevant de la
«liberté, sécurité et justice», pour qu’il puisse aussi en informer
les ministres compétents des pays de l’UE. Les garanties de confidentialité
ont indiscutablement créé un climat de confiance et ont favorisé
la disponibilité de nombreuses sources à accepter de parler avec
nous. Ces personnes ne sont aujourd’hui pas prêtes à témoigner publiquement,
mais certaines d’entre elles pourraient l’être dans le futur si
les circonstances devaient changer.
13. Les autorités polonaises nous ont récemment critiqués pour
ne pas être allés dans leur pays afin de visiter l’installation
soupçonnée d’avoir abrité un centre de détention. En fait, nous
ne voyons aucune utilité à nous rendre sur place: nous ne sommes
pas des spécialistes de police scientifique et nous faisons pleine confiance
à ceux qui auraient éliminé les traces éventuelles du séjour des
prisonniers. D’autre part, une rencontre sur place n’aurait eu de
sens que si les autorités polonaises avaient tout d’abord répondu
aux questions que nous leur avons posées à de nombreuses reprises
et pour lesquelles nous attendons toujours les réponses.
14. Nous sommes pleinement conscients de la gravité de la menace
terroriste et du danger que cela représente pour nos sociétés. Nous
sommes toutefois convaincus que, en ce domaine non plus, la fin
ne justifie pas les moyens. Le recours systématique à des actes
illégaux, la violation massive des droits fondamentaux de la personne
et le mépris des règles de l’Etat fondé sur la prééminence du droit
ne peuvent être justifiés par la lutte contre le terrorisme. Non
seulement parce que de tels moyens sont contraires à l’ordre constitutionnel
de tout pays civilisé et sont éthiquement inadmissibles, mais aussi
parce qu’ils ne sont pas efficaces dans l’optique d’une véritable
réponse durable au phénomène du terrorisme.
15. Nous l’avons dit, d’autres l’ont dit bien mieux encore, mais
nous nous devons de le répéter ici: le recours à l’abus et à l’illégalité
constitue en réalité un échec cinglant de notre système et va exactement
dans le sens des agissements de ces criminels qui veulent, à travers
la terreur, détruire nos sociétés. En plus, ce faisant, nous conférons
à ces criminels une certaine légitimité – celle de combattre un
système injuste – et nous provoquons un mouvement de sympathie en
leur faveur, ce qu’ils ne peuvent ressentir que comme un encouragement
pour eux et pour ceux qui les soutiennent.
16. En fait, il manque une véritable stratégie internationale
contre le terrorisme et de ce point de vue l’Europe semble avoir
été dramatiquement passive. Le refus, en outre, de mettre sur pied
et de reconnaître un véritable système international judiciaire
et de poursuite constitue une faiblesse importante de notre lutte
contre le terrorisme international. Nous partageons aussi le point
de vue d’Amnesty International exposé dans son récent rapport annuel:
les gouvernements profitent de la peur suscitée par la menace terroriste
pour restreindre arbitrairement les libertés fondamentales. En même
temps, ils ignorent des phénomènes bien plus meurtriers dans d’autres
régions, ou font preuve d’une passivité déroutante. Pensons seulement
à la traite des êtres humains ou au trafic d’armes (comment est-ce
possible, par exemple, que des avions chargés d’armes continuent
d’atterrir régulièrement au Darfour où se déroule une tragédie humanitaire
qui a déjà fait des dizaines de milliers de victimes?).
17. Nous pensons aussi nécessaire d’attirer l’attention sur un
aspect que nous considérons comme très dangereux: la juste lutte
contre le terrorisme ne doit pas être un prétexte pour provoquer
dans l’opinion publique des réactions racistes et islamophobes.
Le Conseil de l’Europe a justement reconnu l’importance fondamentale
du dialogue interculturel et interreligieux. Il est hautement souhaitable
que les Etats membres et observateurs relayent cette initiative
et suivent le problème avec la plus grande attention. Des dérives
en cette matière pourraient avoir des conséquences désastreuses
sous la forme d’un renforcement de la menace terroriste future.
18. Dans le cours de nos recherches et à travers des circonstances
particulières, nous avons eu connaissance de certains mécanismes
particuliers, secrets pour la plupart, utilisés par les services
de renseignements dans leurs activités antiterrorisme. Il ne nous
appartient pas de juger ces méthodes, bien que dans ce cadre aussi
on prenne apparemment de grandes libertés avec la légalité. Bon
nombre de ces méthodes engendre des réactions en chaîne de chantages
et de mensonges entre différents services et entre institutions
à l’intérieur du pays et entre Etats. Cela peut aussi expliquer,
du moins en partie, l’opposition farouche de certains gouvernements
à révéler la vérité. Nous ne pouvons entrer dans les détails de
ce phénomène car cela mettrait en danger des vies humaines. Permettez-moi
de rappeler que nous sommes fermement convaincus de l’importance
stratégique du travail de renseignement dans la lutte contre le terrorisme.
Tout aussi fermement, nous croyons en la nécessité que ces services
soient soumis à des codes de conduite, assortis d’une supervision
énergique et rigoureuse.
19. Avec le mandat qui nous a été confié, nous estimons que l’Assemblée
a atteint la limite de ses possibilités. Les moyens mis à disposition
pour répondre aux questions qui nous ont été posées sont totalement
inadéquats par rapport à la tâche. Le Conseil de l’Europe devrait
sérieusement réfléchir à se doter d’instruments plus performants
et plus contraignants pour faire face à des phénomènes aussi redoutables
de violations massives et systématiques des droits de l’homme. Cela
est plus nécessaire que jamais, puisqu’il apparaît désormais clairement
que nous sommes en présence d’un inquiétant processus d’érosion
des libertés et des droits fondamentaux.
20. Nous devons déplorer l’attitude des nombreux pays qui n’ont
pas jugé nécessaire de répondre au questionnaire que nous leur avons
fait parvenir par les soins des délégations nationales. De même,
l’OTAN n’a jamais répondu à notre courrier.
21. En présentant ce rapport, le rapporteur exprime sa gratitude
aux collaborateurs et collaboratrices du secrétariat de la commission
pour leur engagement et leur dévouement hors du commun. Un grand remerciement
et une reconnaissance toute particulière vont au jeune collaborateur
qui a spécialement suivi ce dossier: il a fait preuve d’une capacité
d’analyse et d’une ténacité tout simplement extraordinaires.
2. La «dynamique de la vérité»
2.1. Comment
la divulgation, par le Président Bush, du programme de détentions
secrètes de la CIA (Central Intelligence Agency) a accéléré la «dynamique
de la vérité»
22. Lorsque le 6 septembre 2006
le Président Bush a décidé de révéler l’existence du programme secret mis
en œuvre par la CIA pour arrêter, détenir et interroger hors du
territoire des Etats-Unis des personnes soupçonnées de terrorisme
et considérées «de grande importance»
,
il a tout simplement glissé sur les aspects les plus délicats, aussi
bien au sujet des modalités d’application choisies que sur la (non-)obtention du
soutien préalable du Congrès des Etats-Unis de la politique de «guerre
contre le terrorisme» mise en œuvre par son administration.
23. Les termes des révélations du Président Bush ont été soigneusement
choisis de manière à ne livrer que très peu d’informations factuelles
qui auraient pu apporter des éléments réellement nouveaux ou inconnus auparavant.
Rédigé en des termes impératifs, ce discours fait apparaître le
Président Bush sous les traits d’un commandant en chef puissant,
qui s’efforce de prévenir les menaces pesant sur les Etats-Unis
par des méthodes – notamment les techniques d’interrogatoire employées
par la CIA – «dures» mais «sans danger, licites et nécessaires».
24. Seule la fin prime – «Nous obtenons des informations indispensables
pour mener à bien notre tâche, qui est de protéger le peuple américain
et nos alliés»; les moyens d’y parvenir étant secondaires – «Je
ne peux pas décrire les méthodes précises qui sont utilisées, et
vous comprenez bien pourquoi.»
25. Un peu moins de six semaines plus tard, le Congrès des Etats-Unis
répondait à l’appel du Président Bush
en
adoptant la loi de 2006 sur les commissions militaires. A la demande
expresse du Président Bush, la loi établit une distinction entre
les citoyens américains et les autres, supprime le droit traditionnel
de tout détenu de contester la légalité de sa détention
(habeas corpus) et protège le personnel
des services américains contre toute poursuite judiciaire pour violations
de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève. Ainsi, le système
prévu pour les personnes suspectées de terroristes et arrêtées était
explicité, tandis que l’administration s’efforçait de brouiller
les pistes.
26. Les semblants de révélations du 6 septembre 2006 ont permis
de recentrer le mandat de mon enquête. Une chose était désormais
certaine, personnellement reconnue par le Président des Etats-Unis:
l’existence de centres secrets de détention, ce que par ailleurs
j’avais déjà affirmé dans mon rapport du mois de juin 2006. Nous
sommes, cependant, confrontés à des allégations non encore élucidées
de collusion entre des Etats membres du Conseil de l’Europe et les
Etats-Unis dans de graves violations des droits de l’homme telles
que des disparitions forcées, des détentions secrètes, des actes
de torture ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants. L’affirmation
du Président Bush selon laquelle les Européens avaient également
tiré profit du programme
–
affirmation qui n’est par ailleurs étayée par aucun élément de preuve
– devrait être fortement relativisée s’il s’avérait que nos Etats
ont renoncé à nos valeurs démocratiques et à la prééminence du droit dans
le but de partager ces bénéfices.
27. A mes yeux, la protection des droits fondamentaux de l’homme
est tout aussi importante que celle de la sécurité nationale évoquée
par le Président Bush; je considère en effet que ces deux objectifs
sont complémentaires, qu’ils se renforcent mutuellement et qu’ils
ne sont nullement contradictoires.
28. Si nous voulons bien saisir la relation entre les droits de
l’homme et les impératifs de la sécurité nationale pour l’avenir,
nous ne pouvons nous contenter de vérités partielles sur la manière
dont les politiques concernées ont été élaborées et mises en œuvre
dans le passé. Il est donc de notre devoir de faire toute la lumière
sur le programme de détentions secrètes de la CIA, dans toutes ses
dimensions. Le programme, s’il entre dans l’histoire comme une mesure
politique qui eut pour effet de bafouer les droits de l’homme réputés inviolables,
ne doit pas y rester comme un épisode au sujet duquel la vérité
n’a jamais pu être établie et pour lequel nous n’avons jamais cherché
à déterminer les responsabilités politiques et juridiques. Nous
avons le droit et le devoir de savoir la vérité et de soumettre
à une analyse critique les moyens et les méthodes utilisés en notre
nom censément pour défendre notre sécurité commune. Il est donc
essentiel de tirer au clair le fondement juridique et opérationnel
précis du programme secret de la CIA, et, notamment, d’établir le
degré d’implication d’Etats membres du Conseil de l’Europe.
29. Partant du rapport intérimaire de juin 2006
, je me suis
efforcé de replacer le programme de la CIA dans la «toile d’araignée
mondiale» – image que j’ai utilisée pour décrire le système de détentions
secrètes et de transferts de détenus déployé dans le monde entier
par le gouvernement des Etats-Unis et ses alliés. A cet égard, je
me suis plus particulièrement intéressé au rôle des Etats membres
du Conseil de l’Europe qui ont «abrité» des détentions secrètes
de la CIA.
30. Comme ce rapport l’établira, le programme «Détenus de grande
importance» (HVD) a bénéficié d’autorisations extraordinaires –
de nature et de portée sans précédent – aux niveaux national et
international. Le secret de son existence même a pu être gardé pendant
plusieurs années, et aujourd’hui encore très peu d’informations
ont été rendues publiques, aussi bien au sujet des termes utilisés
pour désigner le programme qu’en ce qui concerne la manière dont
le système fonctionnait, les autorisations et arrangements sur lesquels il
reposait, ou même les raisons pour lesquelles le secret a pu être
si bien gardé.
31. L’an passé, le Président Bush a qualifié les questions concernant
la localisation des sites de détention et les conditions dans lesquelles
étaient détenues les personnes de trop sensibles pour qu’il puisse officiellement
y répondre. Il a invoqué comme motif que la révélation de tels détails
«reviendrait à fournir à nos ennemis des informations qu’ils pourraient
exploiter pour prendre des mesures de représailles»
.
32. D’ailleurs, même lorsque l’existence de détentions secrètes
dans «plusieurs démocraties d’Europe orientale» ont pour la première
fois été révélées en novembre 2005
, le journal qui a «sorti l’affaire»,
le
Washington Post, a décidé
de ne pas publier les noms des Etats qui avaient abrité des «sites
noirs» de la CIA, bien que cette information était à sa connaissance.
Cette décision du
Washington Post a
été prise à la suite d’une réunion à la Maison-Blanche et après
une demande expresse du gouvernement de ne pas citer les Etats en
question
. La journaliste
du
Washington Post, auteur
de l’article, Dana Priest, a expliqué de la manière suivante les
raisons de la décision du journal:
«L’embarras causé à des responsables politiques
n’a pas été un critère; ce qui a joué, ce sont les questions liées
à la sûreté et la coopération. Nous n’avons pas publié les noms
des pays impliqués parce que ces pays collaboraient à d’autres actions
qui n’étaient pas contestables, actions dont le Washington Post,
pour certaines d’entre elles, avait connaissance par des sources
indépendantes et que nous jugions positives. Sachant que ces actions
étaient vitales pour nos programmes internationaux, nous avons pensé
qu’elles pourraient être interrompues si les noms des pays étaient
publiés, et que cela n’était pas souhaitable.»
33. Si ce choix peut être respecté, j’ai cependant opté pour une
position différente de celle du Washington Post sur
cette question, en préservant par ailleurs une confidentialité stricte
concernant mes sources personnelles. Il convient par ailleurs de
rappeler que la très sérieuse ONG internationale Human Rights Watch avait
expressément cité la Pologne et la Roumanie parmi les pays ayant
abrité des centres secrets de détention. Il est en outre bien difficile
de croire que les motifs indiqués en son temps par le Washington Post aient conservé aujourd’hui
encore leur validité.
2.2. L’obligation
de présenter un compte rendu fidèle à la réalité, et l’importance
des sources confidentielles
34. Compte tenu en particulier
de sa réputation inégalée en matière de défense et de promotion
des droits de l’homme sur notre continent, le Conseil de l’Europe
a plus que toute autre organisation l’obligation de présenter une
version des faits conforme à la réalité. On a dit que le système
adopté par les Etats-Unis pour le traitement des détenus dans le
cadre de la «guerre contre le terrorisme» consistait à «exporter»
les actes les plus odieux hors du territoire national – notamment
en Europe –, les Etats-Unis étant conscients que de tels actes ne
pouvaient être accomplis sur leur territoire national en vertu de
leur législation et de leur Constitution. Ce système obéit donc
à une logique d’opportunité politique. Mais comment ne pas y voir
aussi une forme de mépris envers les autres pays, notamment Cuba
(Guantánamo!) et l’Europe: ce qui n’est pas bon pour les Etats-Unis
l’est pour d’autres!
35. Dans le présent rapport, nous lui opposons une logique fondée
sur des principes et des valeurs. Nous affirmons que pour conserver
l’autorité morale nécessaire pour vaincre la menace du terrorisme
international, nous devons veiller à ce que chacun des détenus dont
nous avons la charge – quels que soient les actes dont il est accusé,
et qu’il soit détenu en Europe ou ailleurs – jouisse des mêmes droits
fondamentaux que ceux dont nous entendons jouir nous-mêmes et que
nous reconnaissons d’ailleurs au pire des criminels. Même la guerre
n’autorise pas n’importe quel acte; ainsi, les Conventions de Genève,
pierre angulaire du droit international humanitaire fixant les limites
à la barbarie de la guerre, interdisent aussi les centres secrets
de détention.
36. Lorsque j’ai été désigné en tant que rapporteur sur cette
question, j’ai immédiatement affirmé que la transparence et la responsabilisation
seraient en réalité bénéfiques pour tous les Etats membres du Conseil de
l’Europe, et tout particulièrement pour les pays qui ont abrité
des «sites noirs» de la CIA.
37. Le cycle perpétuel des allégations et des rumeurs non fondées,
depuis novembre 2005, n’aura servi qu’à alimenter la suspicion et
la défiance réciproques entre nos gouvernements et nos peuples.
Cette incertitude n’a pas permis qu’ait lieu un débat politique
ouvert et elle a inopportunément détourné l’attention de la tâche la
plus urgente, à savoir la mise en place de stratégies démocratiques
plus viables pour lutter contre une menace terroriste croissante
dans le respect de la prééminence du droit.
38. Le choix que j’ai fait de citer les pays impliqués ne doit
donc pas être interprété comme une volonté de désigner des boucs
émissaires ou de semer la discorde entre les membres de la famille
européenne; au contraire, mes investigations font clairement apparaître
que les responsabilités sont largement partagées des deux côtés
de l’Atlantique et sur notre continent.
39. Dès les premiers pas de la «guerre contre le terrorisme» prônée
par les Etats-Unis, les gouvernements européens ne pouvaient pas
en ignorer la véritable nature; tous les membres et partenaires
de l’OTAN ont souscrit aux conditions «laxistes» – pour ne pas dire
illégales – qui ont permis que les opérations de la CIA se développent
sur l’ensemble du continent européen et au-delà; tous savaient que
les pratiques de la CIA en matière de détention, de transfert et
de traitement des personnes soupçonnées de terrorisme ouvraient largement
la voie à des abus et à des mesures contraires au droit; tous, pourtant,
se sont tus et ont tenu secrets les opérations, les pratiques, leurs
accords et leur participation.
40. L’heure est venue, pour les Etats membres du Conseil de l’Europe,
de reconnaître dans un esprit de responsabilité collective la vérité
sur ces faits et de se regrouper en vue des défis considérables
auxquels ils devront faire face à l’avenir. Les méthodes utilisées
non seulement se sont révélées d’une utilité douteuse, elle ont
surtout conféré une apparence de légitimité aux mouvements terroristes
et même suscité un mouvement de sympathie en leur faveur.
41. En tant que rapporteur du Conseil de l’Europe, je n’ai cessé
d’affirmer ma confiance dans la «dynamique de la vérité», c’est-à-dire
ma conviction que chaque parcelle de vérité en amène une autre,
et que cette réaction en chaîne entraîne finalement un processus
irréversible. Dans cette perspective, mon rapport de juin 2006,
qui décrivait la «toile d’araignée mondiale» et exposait pour la
première fois les «circuits de restitution» de la CIA, n’a représenté
qu’une modeste contribution à la somme exceptionnelle d’investigations
menées par des journalistes
et
des organisations non gouvernementales
,
qui se poursuivent aujourd’hui encore.
42. Toutefois, l’année dernière, alors que cette dynamique se
mettait en place, nous étions parfaitement conscients qu’il nous
faudrait encore franchir des obstacles considérables pour connaître
la vérité concernant le programme de détentions secrètes de la CIA
en Europe. Le secret d’Etat a été systématiquement invoqué au niveau
national devant diverses instances, aussi bien pour nous interdire
l’accès à des documents classifiés que pour contrecarrer des actions
ouvertes par les compétentes autorités judiciaires
et
parlementaires. En outre, comme je le montre plus loin dans ce rapport
,
les politiques de secret et de sécurité de l’information adoptées
par les Etats dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN) sont tout aussi opaques lorsqu’elles sont employées
pour empêcher la transparence qu’elles l’étaient quand elles servaient
à dissimuler les opérations clandestines de la CIA.
43. Nous savions donc qu’il faudrait une convergence exceptionnelle
de facteurs pour réussir à fissurer ce mur du silence, du secret
et de la dissimulation. Il faudrait ouvrir des brèches dans des
alliances d’une solidité jusqu’alors à toute épreuve. Il était probable
que certaines personnes intérieures au système, des deux côtés de
l’Atlantique, n’accepteraient de nous parler que par crainte d’être
trahis – par des collègues, par leur hiérarchie politique ou par
leurs partenaires transatlantiques.
44. Le catalyseur qui a poussé les personnes impliquées dans le
programme HVD à répondre sincèrement aux questions de notre équipe
semble en définitive être venu du côté américain, même si nous avons probablement
profité d’une certaine ambiguïté quant à ce que chacun était «autorisé»
à dire. Mon représentant, qui se trouvait à Washington lorsque le
Président Bush a révélé l’existence du programme secret de détentions
et d’interrogatoires de la CIA à l’étranger, a recueilli des informations
non officielles.
45. Par la suite, une des étapes les plus difficiles de nos investigations
a été d’accéder aux structures où se trouve l’information au sein
des différents Etats européens. A cette fin, notre équipe a entrepris
des visites et cherché des sources au sein des milieux politiques
et des services de renseignements de divers pays, cultivant parfois
des relations avec de multiples contacts pendant plusieurs mois
d’affilée.
46. Par conséquent, toutes les conclusions formulées dans ce rapport
s’appuient sur des sources multiples, qui s’authentifient et se
corroborent mutuellement. Au cours de notre enquête, notre équipe
a en effet parlé – souvent dans le cadre d’entretiens approfondis
– à plus de 30 personnes ayant à un moment ou l’autre appartenu
à des services de renseignements, aux Etats-Unis ou en Europe (qu’elles
soient encore en exercice, à la retraite, ou qu’elles y aient eu
une activité contractuelle).
47. Toutefois, par la force des choses, ces conversations se sont
pour la plupart déroulées dans des conditions de confidentialité
stricte, afin de permettre aux intéressés de s’exprimer librement
et sans crainte de conséquences.
48. J’ai la ferme conviction que les faits rendus publics dans
le présent rapport ne mettent en danger la sécurité individuelle
ou collective d’aucune de mes sources, dont certaines ont pris des
risques personnels considérables pour nous parler. Ainsi, les sources
des nombreuses citations spécifiques ou informations diverses ne
sont jamais identifiées nommément; de même, je n’indique jamais
trop précisément la fonction exercée par l’interlocuteur, afin que
le lecteur ne soit pas à même d’identifier les personnes qui se
sont confiées à nous et dont il est impératif – du moins pour le
moment – de préserver l’anonymat.
49. Ces règles de confidentialité – qui nous ont été en fait imposées
par l’absence de collaboration des Etats concernés – ne peuvent
et ne doivent pas nous empêcher de citer les noms de certaines personnes
ayant exercé des responsabilités importantes à l’époque des faits
et qui répondent à ce titre des décisions qu’elles ont prises alors
au nom de leur pays.
50. Dans les sections qui suivent, je me suis donc appuyé sur
de nombreuses sources issues des milieux du renseignement américains
et européens pour tenter de mettre à nu la structure de ce programme controversé.
De cette manière, je pense avoir fourni la présentation la plus
complète, à ce jour, du développement conceptuel du programme HVD,
du cadre essentiel au déroulement du programme offert par l’OTAN,
des modalités détaillées des accords bilatéraux conclus en vue des
opérations et, enfin, d’importants éléments de preuve qui infirment
les dénégations répétées de responsables de haut niveau – parmi
lesquels plusieurs présidents et premiers ministres – quant à ce
qui s’était passé et ce qu’ils savaient. Certes, nous sommes encore
bien loin de connaître toute la vérité. Les éléments recueillis
sont cependant suffisamment concrets – et inquiétants – pour inciter
les Etats finalement à mettre tout en œuvre afin de faire la pleine
lumière sur ce qui s’est passé dans leurs pays et à l’intérieur
de certaines de leurs institutions.
2.3. Le
concept: le développement du programme HVD «Détenus de grande importance»
mené par l’Agence centrale de renseignements (CIA)
51. Dans un souci de clarté, il
convient de faire référence au programme secret de la CIA en employant
la terminologie appropriée: dans les milieux bien informés, le programme
est connu sous l’appellation «Détenus de grande importance» ou «Programme
HVD» (High Value Detainees).
52. Le programme HVD constitue un volet très spécifique, circonscrit
et sans équivalent de la lutte contre le terrorisme menée par les
Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001. L’une des raisons pour lesquelles
il a été si aisément dissimulé est que l’on peut facilement perdre
ce programme de vue, tant le nombre de personnes placées en détention
au cours de la «guerre contre le terrorisme» est élevé et ne cesse
de croître.
53. Des milliers de personnes ont été détenues plus ou moins longtemps
sur une multitude de sites par une ou plusieurs agences du Gouvernement
américain ou au nom de ce dernier par des alliés étrangers.
54. Au nombre des sites de détention les plus connus et les plus
importants – et ayant accueilli à un moment ou un autre des détenus
de la CIA – figurent les divers «camps» d’internement de la base
navale américaine de Guantánamo, la base aérienne de Bagram à Kaboul
en Afghanistan et la prison d’Abou Graïb à Bagdad en Irak. Le public
a pu se faire une idée plus ou moins précise de ces sites, non pas
sur la base d’informations transparentes de la part des autorités
compétentes, mais bien plutôt grâce à des fuites, des témoignages d’anciens
détenus et des images prises clandestinement de prisonniers victimes
de mauvais traitements.
55. Même dans ce contexte, le programme HVD se différencie des
procédés habituels. Selon une source de haut rang du Centre antiterroriste
de la CIA: «Si un individu est capturé sur le champ de bataille
et envoyé à [Guantánamo], cela ne relève pas du programme HVD. Mais
je crois que les médias, en Europe comme aux Etats-Unis, ont tendance
à faire un amalgame entre ce que font le FBI, l’armée et la CIA
et à tout attribuer au même programme. Et franchement, on ne peut
pas faire ça. Le programme HVD est très structuré, très rigoureux.»
56. Le programme a, me semble-t-il, été largement appliqué sur
une période de cinq ans, c’est-à-dire de septembre 2001 à septembre
2006. Des personnes bien informées de la CIA nous ont fait part
de leur étonnement d’apprendre que le programme ait été finalement
maintenu et gardé secret pour une période aussi longue. A partir
de 2004, il avait été vivement conseillé au Président de fixer une
échéance au programme dans la mesure où il était considéré comme
quelque peu improvisé et ne pouvait de ce fait être maintenu dans
le temps: «Toute période de l’histoire a une fin.»
57. La conception du programme HVD remonte au lendemain du 11
septembre 2001, lorsque de hauts responsables de la CIA (dont son
directeur George Tenet) et les responsables politiques de l’administration Bush
(y compris le Président lui-même) ont commencé à échafauder, discuter
et formuler des stratégies afin «d’accroître la puissance de feu»
de ceux qui étaient «en première ligne» dans la lutte contre la
menace terroriste mondiale.
58. Le 17 septembre 2001, le Président Bush a signé un décret
présidentiel secret
accordant
à la CIA de nouvelles compétences d’envergure dans ses actions secrètes:
elle disposait ainsi d’options complémentaires et de nouveaux moyens
de riposte en cas de confrontation avec des membres d’Al-Qaida sur
le terrain. Le jour même de sa signature, le dimanche suivant les
attaques du 11 septembre, le document a été présenté aux membres
de haut rang du Centre antiterroriste de la CIA et à un certain
nombre d’homologues étrangers lors d’une réunion organisée à Washington,
DC
.
59. Notre équipe s’est entretenue avec plusieurs responsables
américains qui ont eu l’occasion de lire le texte du décret et de
participer aux opérations organisées dans le cadre de sa mise en
œuvre. Deux remarques particulièrement frappantes sont ressorties
de ces discussions. Premièrement, en accordant «beaucoup d’importance
à la Division Activités spéciales»
, le décret «a
redéfini la mission de l’agence», de l’avis même de certains de
ses hauts responsables plus conservateurs. Deuxièmement, le «champ
d’action vraiment très large et non spécifique» des actions secrètes
autorisées en vertu du décret signifie que la CIA a disposé immédiatement
d’une marge de manœuvre suffisante pour mettre sur pied un programme
de détentions secrètes à l’étranger
.
60. Un ancien responsable de haut rang du Centre antiterroriste
de la CIA estimait que l’élargissement et le renforcement des pouvoirs
paramilitaires de la CIA avaient été négociés au titre du décret
dans un esprit de «vengeance à la suite des attaques du 11 septembre».
Un autre ancien responsable de ce centre, chargé des zones géographiques
où opérait Al-Qaida, nous a déclaré:
«Le
gouvernement avait besoin de résultats à présenter à la population,
alors il nous a soumis à une pression beaucoup plus forte pour que
nous trouvions ces personnes, et il a décidé de les garder lui-même
en détention. Je pense que ce sont les deux principaux changements
intervenus après le 11 septembre.»
61. C’est ainsi qu’était née une catégorie de personnes suspectées
de terrorisme considérées de «grande importance» aux yeux de la
CIA et pour laquelle celle-ci entendait bien, à terme, consacrer
un programme secret spécifique permettant leur capture, leur détention,
leur transfert et leur interrogatoire. Les personnes relevant de
cette catégorie avaient d’ores et déjà été identifiées comme des
«cibles de grande importance» («High Value Targets» ou HVT
qui, une
fois détenues par la CIA, deviendraient des «détenus de grande importance»
ou HVD
).
62. Le profil des HVT était celui d’orchestrateurs, de planificateurs,
d’opérateurs d’élite et de pourvoyeurs logistiques de certains des
complots terroristes les plus dévastateurs attribués à Al-Qaida
et à ses associés. Au cours de nos discussions, les responsables
de la CIA – anciens ou en exercice – ont tenu à souligner, même
a posteriori, que leurs objectifs étaient extrêmement ciblés. L’un
d’eux a affirmé: «Si vous regardez la liste des personnes que nous
avons arrêtées depuis le 11 septembre, vous verrez que la CIA a
toujours conservé un niveau élevé de pertinence en termes d’objectifs.»
Un autre a confirmé: «Nous ne recherchions pas les insurgés, nous
nous intéressions aux dirigeants.»
63. Les dossiers compilés par la CIA sur ces hommes étaient très
documentés et actualisés en permanence. Comme Michael Scheuer, l’ancien
chef de l’Unité Ben Laden, l’a déclaré à mon représentant: «Le seul
problème dont nous n’avons jamais souffert a été le manque d’informations.»
Les renseignements sur
les HVT regorgeaient de références à leur implication dans les attentats
du 11 septembre et l’évolution de ses cellules de soutien, ou dans
d’autres événements majeurs liés à l’escalade du terrorisme dans
le monde tels que le double attentat contre des ambassades américaines
en Afrique de l’Est, l’attaque du destroyer américain
USS Cole ou les attentats à la bombe
contre un night-club de Bali.
64. De la même manière que le programme des «restitutions» de
la CIA – instauré dans les années 1990 et développé massivement
après le 11 septembre 2001 – a toujours conservé un «filet de sécurité»
en obtenant une autorisation légale pour chaque opération lancée
, le programme HVD
d’après le 11 septembre a été conçu et agréé en concertation avec
plusieurs juristes du ministère de la Justice, de la CIA et de l’administration
présidentielle. Les juristes issus de ces trois institutions, comme
l’ont confirmé nos sources, ont approuvé les ordres de «tuer, capturer
ou détenir» (KCD, Kill, Capture or Detain) les personnes dépistées par
la CIA qui constituaient des cibles de grande importance.
65. Le programme HVD n’a pas son origine dans le volet D («Détenir»)
des ordres K-C-D dont l’objectif, selon nos informations, était
plus général (et partagé avec l’armée et les homologues locaux)
puisqu’il visait les personnes arrêtées au cours d’activités antiterroristes
que l’unité de la CIA sur le terrain jugeait comme ayant une valeur
de renseignement plus douteuse.
«D
était notre option par défaut: détenir. Imaginons que nous interpellions
un individu lors d’un raid au cours duquel nous avons également
arrêté une des “cibles de grande importance” comme [Ramzi] bin Al-Shibh.
Il se peut que nous n’ayons rien sur cet individu mais de toute
évidence, nous allons l’emprisonner.»
66. Selon nos sources, le programme HVD, taillé sur mesure, dépassait
en fait la catégorie Capturer (C), qui portait sur des cibles que
la CIA avait la ferme intention de capturer, offrant même parfois
une prime de plusieurs millions de dollars financée par le Gouvernement
des Etats-Unis en contrepartie de renseignements intéressants. La
conception d’un programme spécial HVD a permis d’aborder la question
essentielle: «Que faire ensuite?» comme nous l’a expliqué une source
bien placée:
«Avec les ressources
que nous y avons consacrées et le soutien de nos amis des services
pakistanais, nous savions que nous rencontrerions un certain succès
lorsque nous aurions décidé d’aller capturer ces individus . Mais la véritable question
était: “Que faire d’eux une fois arrêtés?”»
67. La CIA a exclu toute perspective de transfert ou de partage
de ses HVT avec l’armée américaine ou le FBI, et à plus forte raison
avec des services étrangers («Ces cibles de grande importance ne
peuvent être transférées d’un organe ou d’un pays à l’autre»), estimant
notamment que la sécurité et l’intégrité des interrogatoires ne
pouvaient pas être garanties. Pour les mêmes motifs, Guantánamo
«n’offrait rien» qui puisse s’apparenter au secret et à l’isolement
que réclamait la CIA: «Un grand désordre régnait à Guantánamo. Les interrogatoires
étaient menés par le FBI et l’armée [qui] pensaient savoir ce qu’ils
cherchaient, mais ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire.
Les Etats-Unis disposaient avec Guantánamo, pour la première fois,
d’un laboratoire qui allait leur permettre de comprendre la branche
insurgée d’Al-Qaida [mais] nous avons tout gâché!»
68. D’où le concept des «sites noirs», une poignée d’infrastructures
de taille et de capacité limitées dans diverses parties du monde,
seuls lieux où la CIA pouvait être le geôlier exclusif.
2.4. L’évolution
des «sites noirs» spécifiques dans le programme HVD
69. La capture par la CIA d’Abou
Zubaida, en mars 2002, a été un événement déterminant, déclencheur
des opérations du programme HVD. L’importance particulière de M. Zubaida
du point de vue du Gouvernement américain est largement attestée
– en particulier dans le discours du Président Bush en date du 6
septembre 2006, dans lequel M. Zubaida était mentionné 12 fois,
y compris pour reconnaître l’emploi d’une «autre procédure»
spécialement
mise en place pour son interrogatoire. Dans la période de deux ans
et demi qui a suivi, les informations recueillies à partir des interrogatoires
des HVD menés selon cette procédure ont été décrites comme cruciales
dans la lutte contre les opérations terroristes d’Al-Qaida au plan
mondial
.
70. Nous devons encore mentionner deux endroits particuliers qui
entrent en considération comme «sites noirs» et au sujet desquels
nous avons reçu des informations suffisamment sérieuses pour exiger
des enquêtes supplémentaires; nous ne sommes toutefois pas en mesure
de procéder à des analyses suffisantes pour parvenir à des conclusions
définitives dans ce rapport. Premièrement, nous avons reçu des confirmations concordantes
selon lesquelles des organes des Etats-Unis ont fait usage de l’île
de Diego Garcia, sous la responsabilité internationale du Royaume-Uni,
dans «l’accueil» de détenus de grande importance. Il est vrai que
le gouvernement du Royaume-Uni s’est empressé d’accepter des «assurances»
contraires
de la part des autorités américaines, sans jamais avoir procédé
lui-même à des vérifications indépendantes et transparentes, ou
sans rendre compte au public de manière suffisamment approfondie.
Deuxièmement, nous avons été informés que la Thaïlande aurait abrité
le premier «site noir» de la CIA et que Abou Zubaida y a été détenu après
son arrestation, en 2002. Des sources de la CIA nous ont indiqué
que le recours à la Thaïlande s’explique par la facilité de faire
recours au réseau de connaissances locales et de relations bilatérales remontant
à la guerre du Viêt Nam
. Comme la plupart des autres Etats
partenaires des Etats-Unis, le Gouvernement thaïlandais a nié ces
allégations en bloc
.
71. Dans une certaine mesure, le programme HVD est né de la volonté
de la CIA d’affirmer son indépendance dans l’exercice de la «détention
exclusive» de ses prisonniers de grande importance, tant qu’elle
continue à les interroger. Néanmoins, comme le montrent les sections
suivantes, les opérations clandestines de la CIA en Europe – y compris
les transferts et les détentions secrètes de HVD – n’ont pu être poursuivies
et gardées secrètes que grâce à leur dépendance opérationnelle à
l’égard d’alliances et de partenariats dans ce qui est plus traditionnellement
la sphère militaire.
3. Les
détentions secrètes dans des Etats membres du Conseil de l’Europe
3.1. Le
cadre
3.1.1. Comment
les opérations clandestines de la CIA à l’étranger bénéficient de
la plate-forme de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
(OTAN)
72. En promulguant un décret présidentiel
dans le cadre de la législation nationale, qui accorde à la CIA l’autorisation
spéciale de mener ses actions secrètes, l’administration Bush a
fourni à l’agence la première partie du cadre opérationnel qui lui
était nécessaire pour devenir le fer de lance de la «guerre mondiale
contre le terrorisme» engagée par les Etats-Unis
. En résumé, des permissions
aussi larges que possible et des protections (contre toute ingérence
ou contrôle) aussi solides que possible formaient les éléments clés
de cette autorisation.
73. La seconde partie de l’équation consistait à identifier les
moyens d’intégrer les éléments clés de la politique nationale américaine
dans une approche internationale, intergouvernementale.
74. Selon nos sources, la CIA ne pouvait pas simplement engager
des actions secrètes sensibles pour démanteler les réseaux terroristes
et tuer, capturer ou détenir leurs membres à l’étranger sans que
les principaux alliés des Etats-Unis – notamment les alliés européens
–, en eussent expressément connaissance et les approuvent: «C’était
totalement impensable.»
Au
contraire, la CIA était dépendante du Gouvernement américain pour
que lui soient accordées par ses alliés étrangers et leurs agences
de renseignements respectives des autorisations tout aussi larges
et des protections tout aussi solides que celles dont elle bénéficiait
sur le territoire américain.
75. Selon nos sources, la nécessité d’obtenir des permissions
sans précédent est directement née de la résolution prise par la
CIA de mettre davantage l’accent sur les activités paramilitaires
de son Centre antiterroriste dans la poursuite des cibles de grande
importance ou HVT. C’est pourquoi le Gouvernement américain a cherché
les moyens de nouer des partenariats intergouvernementaux avec des
composantes militaires bien établies, plutôt que de s’en remettre
aux réseaux existants bâtis depuis des décennies par les agents
de la CIA.
76. Un ancien haut responsable de la CIA nous a déclaré que les
fonctionnaires de l’administration abordaient les négociations multilatérales
«comme s’ils cherchaient à élever la CIA au rang de superagence militaro-civile».
Le Gouvernement américain a expressément entrepris d’obtenir «du
plus grand nombre de pays alliés» des permissions autorisant les
agents de la CIA à collaborer directement avec les responsables militaires
étrangers, à opérer dans les installations militaires sans qu’il
leur soit posé de question, et à se déplacer sans aucun contrôle
dans des véhicules ou des avions civils ou militaires.
77. S’agissant de ce dernier point, comme je l’ai évoqué dans
mon rapport l’an passé
, la frontière
entre les classifications civiles et militaires dans le monde de
l’aviation allait devenir incroyablement floue. Les définitions
juridiques conventionnelles des vols civils et militaires
allaient
être totalement remises en cause, ou du moins la latitude avec laquelle
elles allaient être exploitées.
78. Les opérations de transfert de détenus menées par le Gouvernement
américain après le 11 septembre allaient fréquemment reposer sur
des pratiques auparavant considérées comme des «anomalies»
,
telles que l’atterrissage d’avions civils en mission officielle
sur des bases aériennes militaires; des avions-cargos militaires
enregistrés au nom d’opérateurs civils; et des agents ou contractants
civils se déplaçant avec des ordres de mission militaires. L’extension
et l’évolution du programme de «restitution» de la CIA, qui sera finalement
employé aussi pour le transport des «détenus de grande importance»,
nécessitaient le secret pour laisser dans l’ombre toutes ces anomalies
et bien d’autres.
79. En termes de protection, le Gouvernement américain a insisté
sur les niveaux de protection les plus rigoureux de la sécurité
physique de son personnel, ainsi que sur le secret et la sécurité
des informations au cours des opérations menées par la CIA dans
d’autres pays.
80. D’après ce que nos sources nous ont communiqué, j’estime que
la politique officielle des Etats-Unis a, en fait, au nom de la
garantie de la sécurité, créé intentionnellement un cadre qui permettait
de se soustraire à toute responsabilité. Il nous a été déclaré que
le Gouvernement américain cherchait le moyen «de protéger» les activités
de la CIA (et celles des agences de renseignements partenaires)
de tout contrôle démocratique conventionnel dans les pays étrangers
où elle opérait, sans parler de ce qu’elle considérait comme «des controverses
désagréables sur des questions juridictionnelles».
81. A mon sens, un système de freins et contrepoids par le biais
d’un contrôle judiciaire et parlementaire, ainsi qu’une législation
internationale acceptée régissant la souveraineté territoriale,
sont les véritables fondements sur lesquels reposent nos systèmes
de responsabilité démocratique. En période de crise, comme au lendemain
des attaques du 11 septembre, ces fondements doivent être renforcés
par des démonstrations de résolution commune et non pas affaiblis
par des actes de jusqu’au-boutisme unilatéral.
82. Il m’apparaît désormais clairement qu’en soumettant leurs
propositions à leurs alliés internationaux, les Etats-Unis insistaient
– non officiellement mais de manière explicite – sur un ensemble
clair de prérogatives unilatérales: seuls les responsables américains
choisiraient exactement ceux avec qui ils souhaitaient travailler;
seules les politiques américaines définiraient les termes exacts
des relations; et seules les interprétations américaines de la législation
applicable (y compris de son applicabilité ou non) seraient prises en
compte pour engager la responsabilité des actions américaines à
l’étranger.
83. Sur la base de mes investigations, confirmées par de multiples
sources issues des sphères gouvernementales et des services de renseignements
de plusieurs pays, j’estime pouvoir affirmer que les moyens de satisfaire
aux besoins opérationnels clés de la CIA au niveau multilatéral
ont été développés dans le cadre de l’Organisation du Traité de
l’Atlantique Nord (OTAN).
3.1.2. Invocation
de l’article V du Traité de l’Atlantique Nord
84. Il convient de rappeler que
les Etats-Unis se sont tournés vers la communauté internationale
à un moment sans précédent de leur histoire. Comme le remarquait
récemment un éminent représentant du Congrès américain, «dans le
sillage de l’horrible attentat contre les Etats-Unis du 11 septembre
[2001], nous avons été émus par l’extraordinaire soutien et les
manifestations de sympathie venant du monde entier»
. Ces
sentiments traduisaient une conviction partagée, unique et quasiment
universelle, selon laquelle les Etats-Unis devaient bénéficier d’un
large soutien pour leurs efforts internationaux de lutte contre
le terrorisme, y compris pour l’usage de la force militaire.
85. Cette conviction allait connaître son point culminant au sein
même de l’Alliance de l’OTAN. Le 12 septembre 2001, l’OTAN a ainsi
invoqué le principe de la défense collective selon l’article 5 du
Traité de l’Atlantique Nord
, et cela pour la première
fois au cours de ses cinquante-deux années d’existence. Au départ,
cette invocation était considérée comme provisoire car elle débutait
par une phrase conditionnelle:
«S’il
est établi que cette attaque était dirigée depuis l’étranger contre
les Etats-Unis, elle sera assimilée à une action relevant de l’article
5 du Traité de Washington.»
86. Au cours des semaines qui ont suivi, plusieurs des principaux
hauts responsables de l’administration Bush ont mené «une série
de réunions secrètes d’information pour des membres de l’OTAN en
présentant des preuves selon lesquelles Al-Qaida avait planifié
et exécuté les attentats»
et
en décrivant la riposte préconisée. Il est prouvé dans l’extrait
suivant d’une note du Secrétaire général adjoint de l’OTAN de l’époque que
certaines des «prérogatives unilatérales» des Etats-Unis décrites
par nos sources étaient formulées en termes parfaitement explicites
au cours de ces réunions:
«J’étais
présent au Conseil deux semaines après l’invocation par l’OTAN de
l’article 5, lorsque le secrétaire adjoint américain à la Défense
de l’époque, Paul Wolfowitz, a exposé sa doctrine de l’après-11
septembre stipulant que c’est la mission qui détermine la coalition.
Il a commis, à mon avis, une erreur de jugement fondamentale quant
à la nature de l’alliance, erreur qui a dévalué l’importance de
la solidarité stratégique.»
87. Les réunions d’information de l’administration américaine
ont eu l’effet désiré de lever la clause conditionnelle dans la
déclaration originale du Conseil de l’Atlantique Nord. Le 2 octobre
2001, les alliés de l’OTAN ont déclaré être unanimement d’avis que
les attaques du 11 septembre avaient été dirigées directement contre
les Etats-Unis depuis l’étranger et qu’il y avait de ce fait lieu
d’invoquer l’article 5
.
88. Les mesures collectives dans le contexte d’une intervention
militaire en Afghanistan ont été largement anticipées – bien sûr,
comme le note une étude, «beaucoup de membres de l’OTAN espéraient
que l’invocation de l’article 5 conduirait les Etats-Unis à engager
une réponse militaire contre Al-Qaida sous la bannière de l’OTAN,
ou du moins à coordonner leurs actions avec la structure militaire
intégrée et les institutions politiques»
.
89. Néanmoins, la mobilisation attendue des forces de l’OTAN en
vue d’une action multilatérale en Afghanistan ne s’est jamais concrétisée.
De fait, le recours à l’article 5 n’entraîne pas automatiquement
un soutien militaire de l’OTAN au sens classique du terme
. D’ailleurs, comme l’ont confirmé
nos sources, ce n’était pas là ce que recherchait le Gouvernement
américain
. C’est précisément sur ce scénario
inédit que repose ma thèse concernant le développement d’opérations
clandestines de la CIA dans le cadre de l’OTAN.
90. Début octobre 2001, le Gouvernement américain, dans sa position
à l’égard de l’Alliance de l’OTAN, s’est trouvé face à un choix
politique déterminant, presque paradoxal. L’invocation de l’article
5 aurait pu servir
de
fondement pour une campagne militaire de nature conventionnelle,
avec déploiement des troupes de l’armée de terre, de la marine et
des forces aériennes dans le cadre d’une opération conjointe de
l’OTAN. Au lieu de cela, l’OTAN est devenue une plate-forme à partir
de laquelle les Etats-Unis ont obtenu les permissions et protections
essentielles dont ils avaient besoin pour les actions secrètes de
la CIA dans la «guerre contre le terrorisme».
3.1.3. Autorisations
de l’OTAN pour les opérations américaines dans la «guerre contre
le terrorisme»
91. Pour ce qui est de l’OTAN,
la date clé est le 4 octobre 2001, date à laquelle les alliés de
l’OTAN se sont réunis lors d’une session du Conseil de l’Atlantique
Nord pour examiner un ensemble de propositions concrètes présentées
par les Etats-Unis. Dans un communiqué de presse publié à l’issue
de la réunion
, le Secrétaire
général de l’OTAN, Lord Robertson, annonçait que les alliés «ont
décidé aujourd’hui – à la demande des Etats-Unis – de prendre huit
mesures, à titre individuel et collectif, pour élargir les options
disponibles dans la campagne de lutte contre le terrorisme»
.
Les huit mesures spécifiques adoptées
étaient les suivantes:
- renforcer, tant sur le plan
bilatéral qu’au sein des instances appropriées de l’OTAN, le partage
des données du renseignement et la coopération dans ce domaine en
ce qui concerne les menaces que fait peser le terrorisme et les
mesures de lutte à prendre dans ce contexte;
- fournir une aide aux Etats qui font ou qui pourraient
faire l’objet de menaces terroristes accrues par suite de leur soutien
à la campagne menée contre le terrorisme;
- renforcer la sécurité des installations des Etats-Unis
et des autres alliés sur le territoire des pays de l’OTAN;
- assurer dans la zone de responsabilité de l’OTAN le remplacement
de certains moyens alliés donnés, qui sont nécessaires pour apporter
un soutien direct aux opérations contre le terrorisme;
- accorder des autorisations de survol générales pour les
aéronefs des Etats-Unis et d’autres alliés, pour les vols militaires
liés à des opérations contre le terrorisme;
- assurer aux Etats-Unis et à d’autres alliés l’accès aux
ports et aux aérodromes situés sur le territoire de pays de l’OTAN
pour des opérations de lutte contre le terrorisme, notamment pour
le ravitaillement;
- déployer des éléments des forces navales permanentes de
l’OTAN en Méditerranée orientale, si nécessaire;
- déployer des éléments de la force aéroportée de détection
lointaine de l’OTAN pour appuyer des opérations contre le terrorisme,
si nécessaire.
92. Le premier aspect extraordinaire de ces mesures tient à la
nature de leur conception. Selon un ancien haut responsable de l’OTAN,
«contrairement à beaucoup d’autres organisations internationales,
à l’OTAN, la responsabilité de l’élaboration des documents et résolutions
incombe au personnel international»
. Cela étant, comme l’a répété Lord Robertson
dans sa déclaration, ces mesures «ont été demandées par les Etats-Unis
lorsqu’il a été établi que l’attaque du 11 septembre avait été dirigée
depuis l’étranger»
. En fait, nos sources américaines nous ont
indiqué que même la formulation exacte des mesures convenues a été élaborée,
rédigée, re-rédigée et proposée unilatéralement par les Etats-Unis.
93. Deuxièmement et plus important encore, ces mesures ne constituent
pas un accord d’autodéfense collective
. Il m’apparaît,
dans mon analyse, que ces mesures comprennent plus précisément les
véritables permissions et protections que cherchaient les Etats-Unis
pour eux-mêmes lorsqu’ils ont engagé leurs propres opérations militaires,
paramilitaires et de renseignement pour lutter contre le terrorisme
. Comme l’a fait le Président Bush
le 17 septembre 2001, les alliés de l’OTAN ont confié le 4 octobre
2001 à la CIA le mandat de poursuivre sa «guerre contre le terrorisme»
sans qu’un texte ait été publié.
94. Des fonctionnaires du Conseil de l’Europe ont tenté à plusieurs
reprises d’obtenir des services juridiques de l’OTAN copie de «l’accord»
du 4 octobre 2001
. Dans une réponse
datée du 6 avril 2006
, le conseiller juridique de l’OTAN, M. Baldwin
De Vidts, a indiqué que «l’accord» en question était en fait plus
justement considéré comme un ensemble de «décisions» prises par
le Conseil de l’Atlantique Nord à cette date. Il a expliqué:
«Il est à noter que votre demande
n’a pas trait à un document officiel signé par les Etats membres,
mais à une décision interne rapportée dans un compte rendu de décisions
rédigé par le Secrétariat international pour refléter les décisions
prises par le Conseil à cette date.»
95. Dans le même courrier, M. De Vidts a déclaré qu’«en principe,
de tels documents ne sont pas rendus publics, ce qui est certainement
le cas s’ils sont classifiés»
.
Dans une réponse ultérieure envoyée en mon nom, j’ai indiqué aux
services juridiques de l’OTAN, conformément à mon autorisation en
qualité de rapporteur AS/Jur, que j’étais prêt à traiter ce document
de manière confidentielle
.
Néanmoins, M. De Vidts m’a répondu dans les termes suivants:
«Je ne peux que confirmer que le
compte rendu de décisions du Conseil de l’Atlantique Nord, daté
du 4 octobre 2001, est un document classifié. Je dois vous informer
que pour pouvoir accéder aux informations classifiées de l’OTAN,
le demandeur doit disposer d’un agrément des services de sécurité.»
96. Indépendamment de cette règle, reflétant à mon sens les problèmes
plus généraux de transparence de l’OTAN
, notre correspondance avec les services
juridiques de l’OTAN a mis en lumière une autre caractéristique
notable des mesures du 4 octobre 2001. Nuançant le point précédent,
M. De Vidts déclare:
«Néanmoins,
s’agissant de certaines décisions, elles font l’objet d’une communication
distincte au grand public. Cela a également été le cas pour certaines décisions prises le 4
octobre 2001 par le Conseil de l’Atlantique Nord» (soulignement
ajouté).
97. Manifestement, la version publique
ne
reflète pas pleinement les mesures convenues par les alliés de l’OTAN
et les considérations qui les sous-tendent. J’en conclus, à l’instar
de sources américaines, que l’autorisation de l’OTAN du 4 octobre
2001 comportait des éléments supplémentaires qui sont restés secrets.
98. Au cours de mon enquête, j’ai présenté de nombreuses demandes
d’information sur la portée de l’autorisation de l’OTAN, les éléments
précis de son application pratique et la validité actuelle de ses dispositions.
Malheureusement, l’OTAN ne s’est pas montrée disposée à répondre
à mes demandes
.
99. Néanmoins, un examen plus poussé du cadre de l’OTAN a révélé
que les autorisations du 4 octobre 2001 étaient indispensables pour
permettre aux Etats-Unis d’entretenir ses partenariats les plus
importants dans le contexte de la «lutte contre le terrorisme».
Plus précisément, la CIA allait exploiter tant les autorisations générales
de survol que l’accès aux aérodromes pour mener ses opérations clandestines
dans l’espace aérien et sur le territoire d’un grand nombre d’Etats
étrangers.
100. Les autorisations générales de survol accordées dans ce domaine
étaient particulièrement significatives. Le communiqué public de
l’OTAN disait qu’elles concernaient les «vols militaires liés aux opérations
contre le terrorisme» mais, même sans avoir accès aux parties classées
secrètes de l’autorisation, on voit que le caractère limitatif de
cette catégorie est de nature à induire en erreur.
101. L’expression «vols militaires» renvoie à la fonction des vols
et non au type d’aéronef utilisé. Dans le droit aérien international,
le statut d’un aéronef est déterminé par la fonction qu’il remplit
à un moment donné
et les
vols remplissant des fonctions «militaires» tombent nécessairement
dans la catégorie des «aéronefs d’Etat»
.
102. Les «aéronefs d’Etat» jouissent exactement, par rapport à
la juridiction des autres Etats, du type d’immunité que le Gouvernement
américain cherchait à obtenir pour les aéronefs utilisés au nom
de la CIA: «Les autorités étrangères, y compris les autorités d’Etat,
ne peuvent y avoir accès, le fouiller ou l’inspecter.»
L’obstacle
traditionnel à l’utilisation des aéronefs d’Etat est qu’en général
«aucun aéronef d’Etat ne peut survoler le territoire d’un autre
Etat ou y atterrir, sauf autorisation de l’Etat concerné»
.
Cependant, avec l’«autorisation générale de survol» donnée dans
le cadre de l’OTAN, cet obstacle pouvait facilement être surmonté
.
103. De même, les dispositions concernant l’accès aux aérodromes
pour les opérations de lutte contre le terrorisme accordaient des
droits d’atterrissage sur les bases militaires et les aéroports
civilo-militaires aux avions exploités par la CIA sous «couverture»
de l’OTAN
.
104. De ce fait, il ne restait que deux préalables à remplir pour
que les opérations clandestines de la CIA restent dans le cadre
de l’OTAN: le premier était que les aéronefs utilisés dans ces opérations
soient, dans leur fonction, qualifiés de «vols militaires» ou de
«vols d’Etat»; le second était que les Etats dont l’espace aérien
ou le territoire était concerné devaient avoir accepté les termes
des autorisations «générales» du 4 octobre 2001.
105. Il est donc d’autant plus pertinent de noter que le nombre
des pays qui avaient accepté ces autorisations dans le contexte
de la «guerre contre le terrorisme» lancée par les Etats-Unis était
de loin supérieur à celui des Etats membres de l’OTAN, puisqu’il
atteignait 40
. Un an après les
autorisations de l’OTAN, un porte-parole du Gouvernement américain
a déclaré: «Nos alliés ont rempli leurs obligations (au titre de
l’article 5) en prenant des mesures concrètes, individuellement
et collectivement: les 18 alliés de l’OTAN
et
les 9 “aspirants
” à l’OTAN ont accordé des
droits généraux de survol et d’accès aux ports/bases, une aide au ravitaillement
en combustible et une coopération accrue en termes de répression.»
3.1.4. Le système de l’OTAN, dans son ensemble,
et la «guerre contre le terrorisme»
106. En plus des autorisations spécifiques
décrites ci-dessus, le système de l’OTAN, dans son ensemble, comprend
d’autres éléments importants mis au point dans le cadre de «l’après
11-septembre» pour les opérations clandestines de la CIA, dont le
Programme des détenus de grande importance (HVD). Je les examinerai
dans la section suivante puisqu’ils ont été utilisés par les pays
avec lesquels les Etats-Unis avaient signé des accords bilatéraux
dans la «guerre contre le terrorisme». Pour l’instant, il suffit
de présenter les conventions ou politiques générales de l’OTAN sur
lesquelles ces accords se fondent.
107. La première est la «Convention entre les Etats parties au
Traité de l’Atlantique Nord sur le statut de leurs forces» (SOFA),
qui définit le statut de la force armée d’une des parties présente
sur le territoire d’une autre partie. Les règles générales de ces
rapports sont inscrites dans les conventions SOFA multilatérales
de tous les Etats membres de l’OTAN
; elles s’appliquent également aux
Etats aspirants par le biais de leur participation au «Partenariat
pour la paix»
.
108. Les Etats ne renoncent pas à leur souveraineté lorsqu’ils
signent une convention SOFA; au contraire, ces conventions reflètent
généralement les droits et les responsabilités juridiques qui incombent
à l’Etat d’origine et à celui de séjour
. La majorité des conventions SOFA
sont conclues de manière bilatérale et sont quelquefois complétées
par d’autres accords de défense plus limités qui couvrent les forces
étrangères stationnées sur une base ou une installation précise.
Plusieurs Etats membres du CdE ont reconnu l’existence d’accords
de type SOFA dans leurs rapports avec les Etats-Unis dans le contexte
de la «guerre contre le terrorisme»
.
109. Un autre élément important du réseau de l’OTAN réside dans
son régime du secret et de la sécurité des informations. La politique
de sécurité de l’OTAN
et
sa Directive sur la sécurité des informations
figurent parmi
les obstacles les plus formidables qu’on puisse rencontrer à la
divulgation de l’information. On comprend donc aisément pourquoi
une organisation ou une agence de l’Etat essayant de mener des opérations clandestines
choisirait de les placer sous la protection des modèles de l’OTAN.
110. En plus de ses propres règles, l’OTAN insiste pour que soient
mis en place dans les divers pays intéressés des régimes de protection
des informations classifiées. Le Plan d’action pour l’adhésion de
1999 demandait instamment aux «aspirants» à l’OTAN – plus particulièrement
à neuf pays d’Europe centrale et orientale – «d’introduire des sauvegardes
et des procédures suffisantes pour garantir la sécurité des informations
les plus sensibles conformément aux dispositions de la politique
de sécurité de l’OTAN»
. De fait, des commentateurs
ont manifesté des inquiétudes devant les strictes règles de sécurité
que certains pays ont introduites dans le cadre de leur adhésion
à l’OTAN
et ont
notamment posé la question de savoir «si les prescriptions de l’OTAN
ne sont pas excessivement orientées contre la transparence (…) (et)
abusivement favorables au secret»
. Il n’est pas étonnant qu’un tel régime
de sécurité de l’information convienne aux fins poursuivies par
la CIA.
111. Enfin, pour ce qui concerne la portée de mon enquête, il faut
aussi noter que les alliés et partenaires de l’OTAN ont élaboré
diverses formes de coopération dans le domaine de la défense aérienne
et de la gestion du trafic aérien
. Inévitablement,
ces initiatives prennent des dimensions et des complexités nouvelles
dans le monde de l’aviation civile et militaire, dont certaines
n’ont pas encore été réglementées et qui peuvent permettre des opérations
clandestines illégales utilisant des avions qui passent «sous le
radar». Lors de mon analyse des banques de données sur les mouvements
des aéronefs, j’ai aussi noté que l’OTAN avait coopéré avec Eurocontrol
afin d’établir des «procédures civilo-militaires pour la circulation
aérienne à la lumière du nouvel environnement de sécurité»
.
3.2. Les accords bilatéraux
3.2.1. Arriver à des accords avec des pays
précis pour installer des «sites noirs» pour les détenus de grande
importance
112. Si important qu’ait été le
cadre multilatéral de l’OTAN dans la création des autorisations
générales pour les opérations américaines de contre-terrorisme,
il faut aussi souligner que bien des dispositions clés pour les opérations
clandestines de la CIA en Europe ont été conclues sur une base bilatérale.
113. Selon des sources américaines, ces arrangements bilatéraux
prennent un grand nombre de formes différentes même dans la seule
Europe. Par exemple, au bas de l’échelle, ces accords bilatéraux
peuvent établir une collaboration ponctuelle en vue d’une opération
de capture, de détention ou de transfert d’une cible précise. Les
cas bien documentés de l’enlèvement d’Abou Omar à Milan
et des
23 jours d’épreuves endurées par Khaled El-Masri dans un hôtel de
Skopje avant d’être remis à une équipe de «restitution»
sont
des exemples de la collaboration entre la CIA et des services de
renseignements partenaires respectivement en Italie
et
dans «l’ex-République yougoslave de Macédoine»
.
114. Au milieu de l’échelle, des accords bilatéraux signés dans
le cadre multilatéral de l’OTAN et conformes aux normes de l’OTAN
comprenaient souvent des éléments de coopération en matière de renseignement.
Une autre solution consistait à accorder aux éléments «civils» –
expression couramment utilisée pour désigner des agents travaillant
au nom de la CIA – les privilèges et permissions normalement réservés
aux membres des forces armées. L’accord supplémentaire de la Convention
SOFA en date du 31 octobre 2001 entre la Roumanie et les Etats-Unis
(analysé plus loin dans ce chapitre) est un bon exemple d’accord
bilatéral de niveau intermédiaire. Il montre également que le potentiel
de partenariat et de coopération peut s’intensifier sur une période
de plusieurs années.
115. Les accords bilatéraux au sommet de l’échelle portent sur
des mandats, classifiés et protégés, de coopération «profonde»,
offrant, par exemple, des «infrastructures», un «soutien matériel»
et/ou une «sécurité opérationnelle» aux programmes clandestins de
la CIA. On nous a présenté cette catégorie «haut de gamme» comme
l’équivalent dans le secteur du renseignement des accords de défense
d’un «Etat de séjour», dans le cadre desquels un pays mène des opérations
qu’il juge vitales pour sa propre sécurité nationale sur le territoire d’un
autre pays.
116. Les accords classifiés de l’«Etat de séjour» conclus pour
recevoir les «sites noirs» de la CIA dans les Etats membres du Conseil
de l’Europe tombent dans cette dernière catégorie.
117. La CIA a négocié des «accords opérationnels» avec les Gouvernements
de la Pologne et de la Roumanie pour qu’ils incarcèrent ses détenus
de grande importance (HVD) dans des sites secrets sur leur territoire.
La Pologne et la Roumanie ont accepté de doter les installations
de ces sites des formes les plus avancées de sécurité et de secret
et ont donné des garanties absolues de non-ingérence.
118. Nous n’avons pas vu de texte d’un accord précis faisant allusion
à la détention de HVD en Pologne ou en Roumanie. De fait, il est
pratiquement impossible de voir les documents classés secrets en
question ou d’en lire le texte, du fait de la rigueur du régime
de sécurité des informations, lui-même secret, par lequel ces documents
sont protégés.
119. Nous avons cependant parlé du programme des HVD avec des sources
bien placées dans les milieux du gouvernement et du renseignement
de plusieurs pays, dont les Etats-Unis, la Pologne et la Roumanie. Plusieurs
de ces personnes occupaient des postes qui leur avaient permis de
jouer un rôle dans les négociations débouchant sur la ratification
de ces accords bilatéraux. Plusieurs d’entre elles étaient au courant,
à différents titres, des opérations du programme des HVD en Europe.
120. Ces personnes nous ont parlé sous condition du plus strict
anonymat, que j’ai pu leur garantir aux termes de l’autorisation
spéciale que j’avais reçue de ma commission l’an dernier
. Pour cette raison, pour protéger mes
sources et préserver l’intégrité de mon enquête, je ne peux citer
aucun nom. Je peux cependant dire sans aucune équivoque que ces
témoignages – dans la mesure où ils se recoupent et se corroborent
mutuellement – peuvent être considérés comme crédibles, plausibles
et dignes de foi.
121. Je suis convaincu que ces personnes ayant fait partie ou toujours
actives à l’intérieur du système à des postes hauts placés nous
ont dit la vérité. Ils ne l’ont pas toujours fait par amour de la
vérité. Dans la plupart des cas, ils ont dit ce qu’ils savaient
parce que, pour paraphraser un politicien que nous avons interviewé,
ils ne voulaient pas que la vérité sorte de manière différente de
la bouche de quelqu’un d’autre.
122. En bref, nous avons utilisé le réseau considérable de contacts
patiemment mis en place en Pologne, en Roumanie, aux Etats-Unis,
ainsi que notre propre forme de travail d’«intelligence» pour garantir
que, dans nos discussions avec nos sources, la «dynamique de la
vérité» soit toujours à l’œuvre.
3.2.2. Le choix par les Etats-Unis de leurs
partenaires européens
123. Il est intéressant de relever
que les Etats-Unis ont choisi, dans le cas de la Pologne et de la
Roumanie, de forger des partenariats particuliers avec des pays
économiquement vulnérables, qui sortaient de périodes difficiles
de transition et qui dépendaient du soutien américain pour leur
développement stratégique.
124. En termes de renseignement et de politique, plusieurs sources
m’ont confirmé qu’une grande partie du «bloc» de l’Europe de l’Est
était considérée comme «interdite» à la CIA qui cherchait des sites
pour son programme clandestin de HVD. Un agent de longue date de
la CIA partageait notre analyse de la situation:
«Dans beaucoup de ces pays, il subsiste une mentalité
héritée de la guerre froide selon laquelle nous ne sommes pas toujours
de leur côté. Ils semblent moins ouverts à nos propositions. Il
faut se souvenir que la plupart des services de l’Europe de l’Est
sont des services du KGB et qu’il faut du temps pour changer cela.
Je crois que la grande exception
est la Pologne; nous avons des relations extraordinaires avec la Pologne.
A mon avis, la Pologne nous aide chaque fois qu’elle le peut. Qu’il
s’agisse de renseignement, d’économie, de politique ou de diplomatie,
elle est notre alliée. Je pense que s’il existe des relations privilégiés
en dehors du groupe des “quatre yeux ”, c’est bien entre les Etats-Unis et la Pologne.»
125. Dans le cas précis de la Pologne, une incitation stratégique
précise avec le cadre de l’OTAN résidait dans l’appui indéfectible
des Etats-Unis à la mise en œuvre en Pologne du programme lucratif
«NATI-NADS» – système intégré de défense aérienne de l’OTAN. La
Pologne a participé aux coalitions militaires menées par les Etats-Unis
en Afghanistan et en Irak, contribuant de façon notable au déploiement
des forces spéciales dans l’opération Liberté de l’Irak
et, plus
tard, assumant le contrôle d’une des «zones» sous contrôle allié dans
le pays. L’actuel processus de réalignement et de réforme des structures
du renseignement vise avant tout à purger les services secrets des
«vestiges du communisme».
126. Les Etats-Unis ont négocié un accord avec la Pologne en vue
d’incarcérer sur son territoire des détenus de grande importance
de la CIA en 2002 et au début de 2003. Nous avons établi que les
premiers HVD ont été transférés en Pologne pendant le premier semestre
de 2003. Conformément aux accords opérationnels décrits ci-dessous,
la Pologne a accueilli les personnes que le Centre antiterroriste
de la CIA considérait comme ses HVD les plus sensibles, catégorie
qui incluait plusieurs individus dont le transfert à Guantánamo Bay
a été annoncé par le Président Bush le 6 septembre 2006.
127. Les noms de huit HVD qui avaient été détenus en Pologne entre
2003 et 2005 nous ont été confirmés respectivement par plusieurs
sources
.
Plus précisément, nos sources à la CIA ont nommé la Pologne comme
le «site noir» où Abou Zubaida et Khalid Sheikh Mohamed (KSM) ont
été détenus et questionnés avec des techniques d’interrogatoire
renforcées. Les informations concernant ces techniques ont fait
l’objet de vifs débats aux Etats-Unis et dans la communauté internationale,
débouchant dans le cas de Zubaida
sur des manœuvres
politiques et législatives à haut niveau et dans celui de KSM sur
la reconnaissance de certains précédents jurisprudentiels inquiétants
.
128. Pour des raisons de sécurité et de capacité, la CIA a décidé
que la partie polonaise du programme des HVD devait rester limitée.
Elle a donc cherché un «deuxième site européen» où elle pourrait
transférer ses détenus «sans remaniement logistique majeur». La
Roumanie, largement utilisée par les forces américaines pendant
l’opération Liberté de l’Irak au début du 2003, présentait à cet
égard un avantage majeur. Comme l’a fait remarquer un membre du
Centre antiterrorisme de la CIA au sujet du lieu de détention envisagé,
«nos gars connaissaient la région».
129. Nos sources auprès des deux parties de l’accord – Roumanie
et Etats-Unis – insistent sur l’importance du rôle joué par la confiance
et l’intérêt national dans les négociations. L’assistance militaire
– que l’on retrouve dans l’Accord de décembre 2005
–
a fortement influé sur la mise à disposition des installations et
des ressources, comme l’a noté une source américaine:
«Les accord bilatéraux se fondaient
sur deux choses: les relations personnelles et les investissements matériels.
Si vos hommes sur le terrain ont de bonnes relations personnelles
avec ceux du service partenaire, cela compte pour beaucoup. Et il
en est de même si les Roumains voient des améliorations sur leurs
pistes d’atterrissage, la construction de nouvelles casernes et
du nouveau matériel militaire. Ça compte pour beaucoup.»
130. La Roumanie a été transformée en un site où davantage de détenus
ont été transférés à mesure que le programme des HVD s’élargissait.
Je crois savoir que le «site noir» roumain a été incorporé dans
le programme en 2003, a atteint son maximum d’importance en 2004
et est resté ouvert jusqu’au premier trimestre de 2005. Les détenus
incarcérés en Roumanie appartenaient à une catégorie de HVD dont
la valeur était considérée comme inférieure en termes de renseignement,
mais pour lesquels la CIA pensait qu’il valait néanmoins la peine
de pousser plus loin les investigations.
131. Lorsque nous lui avons demandé les noms des personnes détenues
en Roumanie, un haut fonctionnaire du Centre antiterroriste de la
CIA, directement impliqué dans le fonctionnement du programme, nous
a déclaré: «Ecoutez, on ne parle pas de noms, d’accord? Il s’agit
d’un ensemble de cibles que nous connaissons moins bien. Dans ces
cas douteux, nous agissons en fonction de la valeur estimée de la
cible considérée en termes de renseignement.»
132. D’après nos sources, certaines cibles de cette catégorie de
niveau inférieur de HVD avaient en fait été identifiées et quelquefois
même appréhendées par un service étranger avant d’être mises à la
disposition de la CIA. Après avoir reçu des assurances de strict
anonymat, un agent de la CIA nous a donné quelques détails d’une
opération: un détenu «nous a été remis par nos contacts» puis transféré
en Roumanie. Il s’agissait d’une personne de nationalité afghane.
133. Des exemples concernant le profil de personnes détenues en
Roumanie nous ont été donnés par deux sources américaines distinctes.
Nous croyons savoir que ce profil couvrait des catégories telles
que:
- les associés ou les agents
des chefs talibans importants comme le mollah Omar;
- les combattants étrangers suspectés d’avoir joué divers
rôles pour les talibans en Afghanistan, notamment en termes de logistique;
- les chefs des branches des réseaux suspectés de soutenir
les insurgés en Irak et en Afghanistan; ou
- les chefs suspectés des factions terroristes au Proche-Orient.
134. La majorité des détenus transférés en Roumanie étaient, selon
nos sources, sortis du «théâtre du conflit», expression qui signifie
que le détenu avait été transféré d’Afghanistan et, plus tard, d’Irak.
135. Plus précisément, une installation de détention «hors du théâtre»
ressemble à une image inversée du type de prison «du théâtre» –
communément nommée par les forces armées américaines «installation d’internement
du théâtre», un exemple notable étant celui de l’«installation d’internement
du théâtre de Bagram»
.
On sait que des détenus de la CIA ont été incarcérés dans des installations
telles que celles de Bagram tant avant
qu’après
avoir
fait l’objet d’une «restitution» et avoir été tenus au secret dans
d’autres pays.
3.2.3. Les autorités politiques responsables
et la protection du secret en Pologne et en Roumanie
136. Afin de mettre en évidence
les voies par lesquelles des accords bilatéraux ont été mis en place
pour permettre les détentions de la CIA en Pologne et en Roumanie,
il est nécessaire de suivre le processus de renforcement de la coopération
avec les Etats-Unis qui s’est étendu sur plusieurs années. Pendant
la période ayant suivi immédiatement le 11 septembre 2001, alors
que l’Amérique s’efforçait d’identifier ses partenaires stratégiques
essentiels dans la «guerre contre le terrorisme», la Pologne et
la Roumanie étaient toutes deux en train d’effectuer un «réalignement
stratégique» et cherchaient à devenir membres de l’OTAN en s’assurant la
position d’amis indispensables des Etats-Unis.
137. Au cours d’une longue discussion sur le choix par la CIA de
ses partenaires en Europe orientale, un homme politique de haut
niveau d’un pays de la région qui a participé au programme nous
a déclaré:
«La
Pologne et la Roumanie; savez-vous pourquoi? (…) parce que nous
sommes les deux seuls pays vraiment pro-occidentaux. Nous risquons
maintenant d’être perçus comme des pays ayant servi de cobayes.
Cela est extrêmement regrettable.»
138. Lorsque l’Amérique a commencé à développer sa stratégie de
«guerre contre le terrorisme» dans le cadre de l’OTAN, la Pologne
était déjà membre de l’OTAN, alors que la Roumanie était un pays
«aspirant» à entrer dans l’OTAN ou candidat à l’adhésion. Cette
différence de statut, cependant, s’est révélée peu importante dans
la mesure où les deux pays ont suivi des voies étonnamment semblables
dans l’harmonisation de leur législation et de leurs structures
avec le cadre de l’OTAN. Les Etats-Unis ont joué un rôle essentiel
dans le processus de réforme mené dans les deux pays, en particulier
à propos des services de renseignements et des mécanismes chargés
d’en assurer la supervision et le contrôle.
3.2.3.1. Application du cadre de l’OTAN en
Pologne
139. La Pologne est devenue membre
de l’OTAN le 12 mars 1999 et l’accord multilatéral SOFA de l’OTAN (Convention
sur le statut des forces) est entré en vigueur dans ce pays en 2000
. Pendant les cinq années ayant
immédiatement précédé son adhésion, la Pologne a signé plusieurs
accords notables avec les Etats-Unis
dans
les domaines de la défense
,
de l’aviation
, de l’extradition
et
de l’entraide judiciaire
, accords qui ont
ouvert la voie à une coopération très étroite tant à l’intérieur
qu’à l’extérieur de l’alliance.
140. La Pologne a indiqué au Conseil de l’Europe que, outre ses
obligations au titre des traités multilatéraux, elle a conclu un
nombre non spécifié d’«accords régissant certaines formes spéciales
de coopération»
. Nous ignorons quelle est la portée précise
de ces accords mais l’exemple fourni par les autorités polonaises
– celui de la «surveillance transfrontière» – confirme qu’au moins
par certains de leurs aspects thématiques, ces accords se rapportent
directement aux activités des services de renseignements. Nous n’avons
pu obtenir de copie des «bilatéraux» avec les Etats-Unis, qui appartiennent
certainement à cette catégorie, parce que ces accords sont couverts
par le secret d’Etat.
141. La loi sur l’information couverte par le secret d’Etat, qui
est entrée en vigueur en Pologne en mars 1999
, fait partie d’une série
caractéristique de sensible soit traitée conformément à la politique
de sécurité de l’OTAN. Par exemple, la procédure mesures mises en
place dans les nouveaux Etats membres de l’OTAN
pour
assurer que l’information restrictive prévue par cette loi pour
accorder ou refuser une «habilitation de sécurité»
aux
personnes souhaitant accéder à des informations couvertes par le
secret d’Etat a été qualifiée d’inconstitutionnelle par le médiateur
polonais
. Cependant, l’adoption de
ces dispositions était obligatoire pour l’adhésion à l’OTAN et –
coïncidence non négligeable – celles-ci se sont révélées apparemment
déterminantes pour maintenir le secret autour des opérations menées
par la CIA dans le cadre du programme HVD en Pologne.
3.2.3.2. Application du cadre de l’OTAN en
Roumanie
142. Dans le cas de la Roumanie,
le processus d’accession à l’OTAN et le développement d’un cadre bilatéral
avec les Etats-Unis permettant à la CIA d’opérer sur le territoire
roumain se sont déroulés de façon presque simultanée.
143. Selon nos sources, la déclaration du Président Ion Iliescu
à
la suite des attentats du 11 septembre 2001 a représenté un «tournant
critique» pour la Roumanie. Dans cette déclaration, le Président
Iliescu signalait l’intention de la Roumanie «d’agir comme membre
de fait de l’Alliance atlantique», envoyant ainsi un message très
clair au moment même où d’autres pays de l’ancien bloc de l’Est
cherchaient eux aussi à manifester le plus rapidement possible leur
loyauté à l’égard des Etats-Unis.
144. On peut dire d’ailleurs que la Roumanie a devancé de nombreux
membres de l’OTAN, étant donné la rapidité de ses manifestations
de soutien à la «guerre contre le terrorisme». Lors de sa séance
du 19 septembre 2001, le Parlement roumain a «approuvé formellement»
la position adoptée par le Président Iliescu et «ratifié l’autorisation
d’utilisation et de survol du territoire roumain accordée à tous
les partenaires des Etats-Unis et de la coalition»
, anticipant ainsi de plus de deux
semaines les autorisations multilatérales décidées par le Conseil
nord-atlantique le 4 octobre 2001. Une source ayant participé à
la préparation de cette autorisation nous a confirmé que celle-ci
avait été délibérément conçue de façon à pouvoir couvrir les mouvements
des avions opérés par la CIA ou en son nom.
145. L’approbation par le Parlement roumain des positions proaméricaines
adoptées par le Président Iliescu a eu, en outre, pour conséquence
la plus importante d’avoir effectivement mandaté le Président à
établir, par le biais du Bureau de la sécurité nationale, des accords
du type de ceux de l’OTAN et des ordonnances opérationnelles bilatérales
avec les Etats-Unis.
146. Pendant son mandat, le Président Iliescu a négocié et signé
le 30 octobre 2001 ce que les autorités roumaines appellent une
«SOFA complémentaire»
,
portant le titre d’«Accord entre la Roumanie et les Etats-Unis d’Amérique
sur le statut des forces américaines en Roumanie»
.
Cet accord, conçu en parallèle à la SOFA de l’OTAN, est décrit par
les autorités roumaines comme un accord à caractère général visant
à «définir la juridiction, les compétences légales et d’autres aspects
relatifs au statut du personnel des forces armées de l’une des parties
(…) et des entreprises travaillant pour ces forces armées sur le
territoire de l’autre partie»
. En réalité,
cependant, cet accord contient des dispositions spécifiques à sens
unique autorisant une extension du volume et de la portée des activités
américaines sur le sol roumain.
147. Avec le bénéfice du recul, l’Accord de 2001 révèle une attitude
permissive de la part des autorités roumaines, d’une manière générale
à l’égard des opérations militaires ou quasi militaires des Etats-Unis
sur le territoire roumain et, en particulier, à l’égard des actions
du personnel des services américains. La SOFA complémentaire» a
créé un «régime d’accès spécial au territoire national»
en l’étendant
non seulement aux «membres des forces armées»
au
sens courant mais aussi aux «membres des compagnies aériennes civiles»
, ainsi qu’à toute autre personne
«déclarée par les autorités américaines comme faisant partie des forces
armées américaines et porteuse d’un ordre de mission délivré par
l’armée américaine». L’étendue des champs couverte par les termes
employés ici était parfaitement adaptée aux opérations clandestines
que la CIA allait mener dans le pays
.
148. Je considère donc qu’aux termes de l’accord bilatéral d’octobre
2001, ainsi que des éventuels addendums secrets convenus au même
moment ou ultérieurement, le personnel introduit dans le pays sous couvert
de l’armée des Etats-Unis a depuis pu, en pratique, opérer sur le
territoire roumain dans une complète liberté, sans aucun contrôle
ni ingérence de la part de ses homologues nationaux.
149. Il importe à cet égard d’examiner un «accord d’accès» plus
récent, signé entre la Roumanie et les Etats-Unis le 6 décembre
2005, qui porte principalement sur les activités des forces américaines
basées dans un certain nombre d’installations militaires roumaines
.
150. En vertu de ce nouvel accord, les forces américaines – y compris
leur «composante civile» – jouissent d’une extraordinaire liberté
d’utilisation de certaines bases aériennes et autres installations
roumaines à des fins de «formation, transit, (…) ravitaillement
des avions, logement du personnel, communications, préparation et
déploiement des forces et du matériel (…) ainsi que tout autre but
convenu entre les parties ou leurs autorités désignées»
.
151. S’agissant des autorisations, l’accord libère tous les avions
et véhicules du Gouvernement des Etats-Unis de toute obligation
d’inspection. En outre, une autorisation apparemment générale de
«survoler le territoire de la Roumanie, conduire des opérations
de ravitaillement en vol au-dessus du territoire roumain et atterrir
et décoller à partir de ce territoire» est accordée à la fois aux
avions du Gouvernement américain et «aux appareils civils (…) opérant
sous contrat exclusif du ministère de la Défense des Etats-Unis»
.
Une approche tout aussi permissive apparaît dans pratiquement tous
les aspects de l’accord, qu’il s’agisse des «activités de construction»
entreprises par les forces américaines
ou de
la reconnaissance apparemment automatique de la «validité» de «toutes
les licences professionnelles»
.
152. S’agissant des protections, la Roumanie semble avoir pour
obligations principales de prendre «dûment en compte les intérêts
opérationnels et de sécurité des Etats-Unis»
et d’«adopter
toutes les mesures raisonnablement à sa portée pour assurer la protection
et la sécurité des biens des forces des Etats-Unis»
.
153. L’accord d’accès signé par la Roumanie prend à mon avis tout
son sens à la lumière du témoignage des officiels roumains et américains
sur les «accords opérationnels» bilatéraux qui prévalaient auparavant.
Des sources des deux côtés m’ont confirmé que les modalités de l’accord
d’accès de décembre 2005 doivent être interprétées avant tout comme
l’officialisation récente de dispositions qui sont en fait appliquées
depuis plusieurs années.
154. La méthode consistant à officialiser progressivement les «bilatéraux»
a en fait été utilisée par les Etats-Unis dans d’autres pays où
ses forces ont mené d’importantes opérations de détention dans le
cadre de la «guerre contre le terrorisme». L’exemple le plus manifeste
est celui de l’Afghanistan: l’accord signé l’an dernier par ce pays
avec les Etats-Unis (Accommodation and Consignment Agreement for
Lands and Facilities at Bagram Airfield, 28 septembre 2006)
représente
l’application la plus étendue du modèle américain d’autorisations
et de protections que j’ai pu voir jusqu’ici
. Cet accord a été présenté
dans la déposition d’un témoin devant un tribunal américain comme
«faisant suite à d’autres accords semblables remontant au moins à
2003»
.
J’ai effectivement connaissance d’un document antérieur appelé «Note
no 202»
, qui indique que
les accords bilatéraux initiaux passés en Afghanistan – avec des
conditions étonnamment semblables à celles utilisées en Roumanie
– ont été approuvés essentiellement par des membres de l’exécutif
, sans qu’il y soit fait aucune
mention des mécanismes de contrôle parlementaires.
155. Les autorités roumaines nous ont déclaré à deux reprises que
le cadre de l’OTAN présenté ici a servi de base aux opérations de
la CIA en Roumanie. La première fois, ce fut en réponse à une question
posée par moi et demandant si le gouvernement «est systématiquement
informé des activités des services secrets étrangers (en particulier
la CIA) sur le territoire national»
. La Roumanie
a répondu
en
citant l’«Agreement on Classified Information», qui fait partie
du cadre de l’OTAN, et un instrument militaire bilatéral intitulé «Agreement
on the Protection of Military Classified Information»
,
indiquant ainsi sans la moindre ambiguïté que les activités de la
CIA sont clairement couvertes par le régime secret mis en place
au titre de la politique de sécurité de l’OTAN. Comme dans plusieurs
autres pays d’Europe orientale ayant adopté des politiques plus restrictives
de protection du secret dans le cadre du processus d’adhésion à
l’OTAN, la législation roumaine sur l’information secrète a été
adoptée à toute vitesse par le parlement
et critiquée par
la société civile pour sa partialité
.
156. La deuxième mention du cadre de l’OTAN a eu lieu en même temps
que la reconnaissance de principe que les agences et le personnel
des Etats-Unis ont effectué des opérations de transfert de détenus.
Pendant la discussion en plénière au sein de l’APCE sur mon rapport
de juin 2006, le président de la délégation roumaine auprès de l’APCE,
M. Gyorgy Frunda, a déclaré:
«En
ce qui concerne le transfert de détenus, nous avons dit dès le début
que la Roumanie collaborait avec les Etats-Unis et d’autres membres
de l’OTAN. Des avions ont atterri en Roumanie et transporté des
personnes. Nous ne savions pas alors et nous ne savons pas aujourd’hui
qui sont ces personnes parce que, ne l’oubliez pas, les avions sont
sous l’autorité de leur pays d’immatriculation. Les pays où se trouvent
les aéroports n’ont pas les moyens juridiques de contrôler ce qui
se passe à bord des appareils. C’est pourquoi les autorités des
Etats-Unis doivent répondre à la question non seulement politique
mais aussi juridique de savoir si des personnes ont été soumises
à des brimades ou à des mauvais traitements (…) à l’intérieur des
avions.»
157. Les enquêtes que nous menons depuis juin 2006 nous permettent
de replacer cette déclaration dans son contexte. La Roumanie a raison
de déclarer que le cadre multilatéral de l’OTAN a rendu possible
le transfert de détenus à travers de nombreux Etats membres du Conseil
de l’Europe, y compris de grands pays comme l’Allemagne, ce que
mentionnait mon rapport l’an passé. Cependant, la Roumanie, comme
la Pologne, est allée au-delà du cadre multilatéral en étendant
la portée et la finalité des autorisations qu’elle a accordées aux
Etats-Unis. Selon l’une de nos sources ayant participé à la préparation
des accords bilatéraux essentiels, la Roumanie «savait ce que les
Etats-Unis cherchaient à obtenir de ses alliés et dans quels domaines
elle pouvait les aider». Elle a considéré par conséquent qu’il était
dans l’intérêt national de passer à un niveau de soutien plus élevé:
«[ayant] travaillé sur les vols secrets (…) nous avons travaillé
directement avec des associés de la CIA à l’installation de prisons
ici».
3.2.3.3. Maintenir le secret en nouant des
partenariats avec des services de renseignements militaires
158. Au cours de nos entretiens
avec des représentants des services de renseignements des Etats-Unis,
un haut responsable du Centre antiterroriste de la CIA a fait part
des remarques suivantes à notre équipe:
«De nombreux pays européens ont plusieurs services de
sécurité. Et dans la plupart d’entre eux, l’agence traite avec l’ensemble
de ces services, notamment la police, la police antiterroriste,
les services de renseignements, d’autres unités et, bien entendu,
le renseignement militaire. En ce qui concerne le programme HVD
[prisonniers de grande importance], nous n’avons pas dérogé à la
règle stricte de la “connaissance nécessaire”.»
159. Cette déclaration comprend deux éléments d’information fondamentaux
qui ont contribué à nous faire comprendre le fonctionnement du programme
HVD en Europe: le premier, l’existence de partenariats dans le domaine
du renseignement militaire, concerne la manière dont la CIA a établi
ses relations; le second – le maintien du secret – fait apparaître
des facteurs structurels importants. J’étudierai en premier les
facteurs structurels.
3.2.3.4. Le maintien du secret et la politique
de sécurité de l’OTAN
160. Notre utilisation de l’expression
«nécessité de savoir» englobe l’un des moyens utilisés pour que
le programme HVD soit tenu secret en Europe
.
Des entretiens avec d’autres sources nous ont permis d’établir que
des informations confidentielles sur les arrangements bilatéraux
entre la CIA et ses partenaires en Pologne et en Roumanie ont été
traitées conformément aux normes strictes de sécurité relatives
à la diffusion d’informations découlant des conditions prévues par
la politique de sécurité de l’OTAN.
161. Selon les conditions de la politique de sécurité de l’OTAN
,
«les personnes appartenant aux pays membres de l’OTAN (…) n’accèdent
aux informations classifiées de l’OTAN que si elles sont habilitées
à en connaître la teneur. Aucune personne n’est autorisée en vertu
de son seul rang, nomination ou habilitation de sécurité à accéder
à des informations classifiées de l’OTAN»
.
Dans le cadre du programme HVD, selon un haut responsable de la
CIA, l’agence a classé ses informations opérationnelles en «minuscules
fragments». Chaque «fragment» pouvait être évalué séparément selon
le principe de la «nécessité de savoir», afin d’éviter qu’un haut
responsable étranger, quel qu’il soit, n’ait une vision globale
de ce qui se passait réellement:
«Les
informations opérationnelles confidentielles sont si compartimentées
que si l’agence transférait OBL [Oussama ben Laden] lui-même d’un
avion à une prison située dans votre pays vous n’en sauriez rien
si nous décidions que vous n’avez pas besoin de connaître cette
information.»
162. L’organe qui produit un élément d’information confidentiel
applique un «contrôle de l’origine»
.
Il s’agit d’un droit incontesté d’appliquer des critères de sélection
aux personnes pouvant recevoir des informations, de définir la manière
dont ces personnes sont informées, ce qu’elles sont autorisées à
faire avec les informations, et de déterminer si les informations
seront déclassifiées par la suite ou si leur niveau de confidentialité
sera abaissé
.
Il est généralement admis que le «principe du contrôle par l’originateur
prévaut par rapport au principe de la connaissance nécessaire»
. Autrement dit, sur la base de ce
principe, la CIA pouvait même exclure du circuit d’information les
personnes (en particulier certains hommes politiques) qui auraient
pu, selon elle, avoir vraiment besoin d’une «vision globale» de
la situation.
163. Enfin, la CIA choisissait ses «hommes de confiance» en Pologne
et en Roumanie – il s’agit de personnes clés de chaque pays qui
se sont engagées à respecter absolument et indéfectiblement les
règles établies par leurs propres services nationaux – selon les
mêmes valeurs de «loyauté, de confiance et de fiabilité»
définies
dans la politique de sécurité de l’OTAN s’appliquant au personnel.
Lorsque nous avons parlé des profils des «correspondants» choisis
par l’agence, nos sources internes à la CIA ont mentionné les «relations
de confiance développées pendant des décennies» et les interprétations
des questions de sécurité nationale qui étaient à «99 % en concordance
mutuelle».
164. En maintenant secret le programme HVD sur une base conforme
à l’OTAN, la CIA atteignait plusieurs de ses objectifs principaux:
elle s’attachait les services d’«hommes de confiance» avec lesquels
elle allait travailler dans les pays en question; elle limitait
au strict minimum le nombre d’homologues polonais et roumains connaissant
de «minuscules fragments» de ces opérations dans leurs pays et elle
restreignait la distribution d’informations confidentielles à ces
petits cercles, sauf si leur diffusion était expressément approuvée
par le Gouvernement américain lui-même.
165. Pour autant, aucune de ces règles restrictives ne peut faire
oublier le fait que la Pologne et la Roumanie, en tant que pays
d’hébergement, étaient sciemment complices du programme secret de
détention de la CIA. Lorsque nous avons demandé à l’une de nos sources
à l’intérieur de la CIA de confirmer qu’il s’agissait d’arrangements
bilatéraux (et non unilatéraux) et que chaque programme avait été
exécuté avec l’autorisation expresse de l’Etat partenaire concerné,
nous avons reçu cette réponse catégorique:
«L’une des grandes leçons de la guerre froide, toujours
d’actualité et transposée dans ces alliances, est que les pays membres
de l’OTAN n’effectuent pas d’opérations unilatérales dans d’autres
pays membres de l’OTAN. C’est une tradition qui est presque sacrée.
Nous [la CIA] n’empiétons pas sur le domaine des autres, notamment
en Europe.»
166. D’où l’importance de l’affirmation de notre informateur selon
laquelle la CIA noue des partenariats importants dans le domaine
du renseignement, non seulement avec des services civils mais également
dans la sphère militaire. Notre enquête progressant, nous nous sommes
rendu compte que les services de renseignements civils de la CIA
(sécurité intérieure et extérieure) n’étaient pas nécessairement
les partenaires ou les correspondants les plus judicieux dans des
opérations ultrasecrètes à cause de leurs mécanismes de contrôle
civils gênants. Notre stratégie d’investigation a donc notamment
consisté, en nous appuyant sur notre connaissance du cadre réglementaire
de l’OTAN, à analyser avec la même rigueur les partenariats de la
CIA avec les services de renseignements militaires.
4. Les opérations de détention secrète
en Pologne
4.1. Partenariat avec des services de renseignements
militaires en Pologne
167. Depuis la «quasi-réforme»
de
ses services secrets en mai 2002, la Pologne dispose de deux services de
renseignements civils: le Service de sécurité intérieur (Agencja
Bezpieczenstwa Wewnetrznego, ou ABW); et le Service de renseignements
extérieur (Agencja Wywiadu, ou AW). Aucun de ces services n’a été considéré
comme un partenaire approprié de la CIA pour les opérations sensibles
du programme HVD conduit en Pologne, précisément parce qu’ils étaient
«soumis à une supervision civile, par le parlement et le gouvernement»
. Depuis
leur création, les directeurs de ces deux services de renseignements
ont été nommés par le Premier ministre, qui a défini leurs missions.
Ils rendent directement des comptes aux Conseil des ministres, initialement
par l’intermédiaire d’un comité de cabinet présidé par le Premier
ministre (Kolegium do Spraw Sl/uzb Specjalnych)
puis, plus récemment, d’un ministre coordonnateur des services spéciaux
. Ces
deux services rendent également des comptes à la Commission parlementaire
polonaise sur les services spéciaux (Sejmowa Komisja do Spraw Sl/uzb
Specjalnych).
168. Selon nos sources, la CIA a estimé que les arrangements bilatéraux
concernant l’exécution du programme HVD devaient rester impérativement
en dehors de tout contrôle civil. Pour cette raison, le service de
renseignements choisi par la CIA pour être son partenaire en Pologne
a été le Service de renseignements militaires (Wojskowe S/luzby
Informacyjne, ou WSI), dont les responsables font partie des forces
armées polonaises et bénéficient à ce titre d’un «statut militaire»
dans les accords de défense signés dans le cadre de l’OTAN. Le WSI
pouvait assurer des niveaux de confidentialité bien plus élevés
que ceux des deux agences de sécurité civile, car il avait toujours
su rester «virtuellement indemne»
des
processus de réforme entrepris pendant la période postcommuniste
pour assurer une meilleure transparence démocratique.
169. Le WSI relevait formellement du ministère de la Défense mais,
selon nos sources, il fonctionnait plutôt comme une forme de «cartel»
servant les intérêts particuliers de certains groupes d’élite. Je
trouve particulièrement intéressant de noter que les Polonais à
qui nous avons parlé des processus de réforme du renseignement militaire
les aient
décrits comme des écrans de fumée visant à faire obstacle à la démarche de
transparence et à préserver l’accès corrompu aux ressources de l’Etat
. Il est incontestable
que le WSI est un service habitué à couvrir des agissements aux
limites de la légalité et de la moralité.
170. De nos entretiens avec certains responsables anciens ou actuels
du renseignement militaire polonais, il ressort que le rôle du WSI
dans le programme HVD comprenait deux niveaux de coopération. Au
premier niveau, les agents du renseignement militaire assuraient
des niveaux de sécurité physique extraordinaires en créant des «zones
tampon» de type militaire, temporaires ou permanentes, autour des
activités d’interrogatoire ou de transfert des détenus menées par
la CIA. Cette approche a été déployée surtout pour protéger les mouvements
(entrées et sorties) de la CIA ainsi que les activités de celle-ci
à l’intérieur du camp de formation militaire de Stare Kiejkuty.
Des documents classifiés, dont l’existence a été portée à la connaissance
de notre équipe, décrivent la manière dont les agents du WSI ont
exécuté ces tâches de sécurité en se faisant passer pour une unité
de l’armée polonaise (Jednostka Wojskowa) désignée par le code JW-2669
et qui était l’occupant formel du centre de Stare Kiejkuty
.
171. Au second niveau, l’aide du WSI dépendait dans une large mesure
de son degré de pénétration dans les institutions étatiques et paraétatiques,
assuré par sa collaboration avec des «fonctionnaires» infiltrés
de ces administrations. Nos sources nous ont indiqué que des collaborateurs
du WSI étaient présents dans ces institutions, notamment l’Agence
polonaise des services de navigation aérienne (Polska Agencja Zeglugi Powietrznej)
et ont contribué à dissimuler l’existence et les mouvements exacts
des vols entrants de la CIA
, la
Police des frontières polonaise (Straz Graniczna), où ils ont veillé
à ce que les procédures normales d’entrée des passagers étrangers
ne soient pas strictement appliquées lors de l’arrivée des vols
de la CIA, et le Service national des douanes (Gl/ówny
Urzad Celny), où ils ont réglé les irrégularités concernant le non-paiement
des frais liés aux opérations de la CIA. Le partenariat avec le
renseignement militaire a donc eu une influence non négligeable
en s’appuyant sur une «communauté secrète» s’étendant à l’ensemble
de la société
, dont aucun agissement n’a pu être contrôlé
par les mécanismes de supervision civile conventionnels prévus à
cet effet.
172. Plusieurs sources polonaises à qui l’on avait demandé de donner
un exemple de collaborateur du WSI occupant une position importante
dans le programme secret de la CIA ont cité M. Jerzy Kos, ancien
président du conseil d’administration de la société aéroportuaire
Mazury-Szczytno (Porty Lotnicze «Mazury Szczytno») et directeur
de l’aéroport de Szymany de 2003 à 2004
. Une source
du renseignement militaire polonais nous a déclaré: «Tout homme
qui a un contact avec les Américains est notre homme. Le directeur
[Kos] est notre homme.» Un autre haut responsable polonais connaissant
bien les arrangements nous a expliqué:
«Les agents du renseignement militaire polonais ont été
nommés à ces postes. Nous les avons placés là où ils étaient importants
pour l’exécution de ce programme. Vous savez désormais pourquoi
M. Kos est directeur de l’aéroport Szymany.»
173. Jerzy Kos est ensuite devenu directeur de l’entreprise privée
de bâtiment Jedynka Wroclawska SA. Il a été pris en otage en juin
2004 en Irak, où il supervisait des projets de sa société. M. Kos
a été libéré peu après à la suite d’une intervention – rare – des
services spéciaux américains
. A cette occasion, les médias ont signalé
que l’opération de sauvetage démontrait les liens de M. Kos avec
les services de renseignements
. Mon enquête montre également que
M. Kos entretenait des «liens avec les services de renseignements polonais»
dans le cadre de ses affaires commerciales et que ces liens avaient
été «confirmés sans ambiguïté»
pendant
les procédures judiciaires
liées
à la faillite ultérieure de la société Jedynka Wroclawska. Agent
du renseignement militaire ayant contribué à faciliter l’exécution
de missions secrètes de la CIA en Pologne, M. Kos était un maillon
de la chaîne opérationnelle conduisant tout droit à la tête du Gouvernement
polonais.
4.2. Les autorités politiques responsables
en Pologne
174. Au cours de plusieurs mois
d’investigation, notre équipe a interrogé différentes sources polonaises, notamment
des agents de renseignements militaires et civils, des représentants
de l’Etat ou des autorités municipales, et des hauts fonctionnaires
ayant une connaissance de première main des activités du programme
HVD en Pologne. Sur la base de ces entretiens, concordants quant
à leurs conclusions, mon enquête permet d’affirmer que quelques
personnes occupant des fonctions hiérarchiques élevées connaissaient
et ont approuvé le rôle de la Pologne dans les activités secrètes
de détention de détenus de grande importance exercées par la CIA
sur le territoire polonais de 2002 à 2005. Il s’agit des personnes suivantes,
qui pourraient être en conséquence tenues responsables de ces activités:
le Président de la République de Pologne, Aleksander Kwasniewski,
le chef du Bureau de la sécurité nationale (également secrétaire
du Comité de sécurité nationale), Marek Siwiec, ministre de la Défense
nationale (Supervision ministérielle du renseignement militaire),
Jerzy Szmajdzinski, et le chef du renseignement militaire, Marek Dukaczewski.
175. Mon analyse montre que la hiérarchie des services de renseignements
militaires polonais, ou WSI, n’a pas fait l’objet d’un suivi ou
d’un contrôle indépendant suffisant. La structure existant entre
2002 et 2005 et décrite dans le présent document a donc reposé dans
une large mesure sur des liens étroits de confiance mutuelle et
de solidarité professionnelle, entre les hauts responsables polonais
et entre les Polonais et leurs homologues américains. Plusieurs
de nos sources ont décrit les liens entre les quatre personnes susmentionnées
comme un mélange d’esprit de corps et de loyauté («un pour tous,
tous pour un»), et de sentiment affirmé du service de la nation
(«mais nous sommes d’abord au service de la Pologne»).
176. Toutes nos sources les plus fiables s’accordent à dire que
le Président Kwasniewski était la principale autorité nationale
en ce qui concerne le programme HVD. Une source provenant du renseignement
militaire nous a déclaré: «Ecoutez, dans cette affaire la Pologne
a donné son autorisation à tous les niveaux hiérarchiques (…) y
compris le niveau présidentiel – c’est certain (…) pour que l’on
fournisse à la CIA ce dont elle avait besoin.» A la question de
savoir si le Premier ministre et son cabinet étaient informés de
la teneur du programme HVD, notre source a répondu: «Même l’ABW
(Service de sécurité interne) et l’AW (Service de renseignements
extérieur) n’ont pas accès à tous nos documents confidentiels. Oubliez
le Premier ministre, il prenait ses ordres directement du Président.»
177. Nos enquêtes ont révélé que l’organe d’Etat à l’origine d’une
grande partie du pouvoir de cette structure de responsabilité polonaise
était le Bureau de la sécurité nationale (Biuro Bezpieczenstwa Narodowego,
ou BBN), localisé dans la chancellerie du Président Kwasniewski.
Nos sources nous ont confirmé que les arrangements opérationnels
bilatéraux concernant le programme HVD en Pologne étaient «négociés
par le Bureau de la sécurité nationale [BBN] pour le compte du Bureau
du Président».
178. Marek Dukaczewski, remarquable officier du renseignement militaire
promu par la suite au rang de général, a travaillé pour le Bureau
de la sécurité nationale dans la chancellerie de son ami Aleksander Kwasniewski
pendant les cinq premières années de sa présidence, de 1996 à 2001.
M. Dukaczewski a collaboré directement avec Marek Siwiec pendant
cette période, alors que celui-ci était secrétaire d’Etat à la chancellerie
présidentielle, avant de devenir le chef du Bureau de la sécurité
nationale. Jerzy Szmajdzinski a été nommé ministre de la Défense
nationale en octobre 2001 pendant le second mandat de M. Kwasniewski. Peu
de temps après, M. Dukaczewski a été nommé chef du Service de renseignements
militaires, le WSI, à partir de décembre 2001.
179. Outre cette structure de responsabilité, qui est restée en
place après les événements du 11 septembre 2001 jusqu’à l’engagement
de la Pologne dans le programme HVD conduit secrètement par la CIA,
aucun autre Polonais n’a vraisemblablement eu connaissance de ce
programme. En fait, le «niveau de classification le plus élevé»
aux échelons national et intergouvernemental, censé correspondre
à la catégorie «cosmic très secret» de l’OTAN
,
s’applique encore aux informations relatives aux opérations en Pologne.
Le fait d’avoir percé ce secret afin de montrer la participation
polonaise dans la détention illégale et le transfert de détenus est
peut-être la meilleure démonstration de la «dynamique de la vérité»
en marche. Cependant, une autre interprétation, qui a sans doute
stimulé ma motivation au cours de cette enquête, confrontée au secret systématique,
a trouvé sa source dans l’un de nos plus mémorables entretiens avec
un informateur polonais de haut niveau. Celui-ci a déclaré simplement:
«Ecoutez, il n’y a pas de secrets
en temps de guerre. Il n’y a pas de renseignements en temps de guerre. Il
est difficile de garder un secret pendant un conflit.»
4.3. Anatomie des détentions et des transferts
secrets de la CIA en Pologne
180. Malgré l’attitude des autorités
polonaises à l’égard de cette enquête
,
notre équipe a pu se procurer de nouveaux documents auprès de deux
sources polonaises distinctes montrant que des aéronefs affrétés
par la CIA ont bien atterri en Pologne.
181. Ces sources se recoupent et fournissent les premiers enregistrements
tangibles et vérifiables de l’atterrissage d’un certain nombre d’«avions
de “restitution”». Ces enregistrements sont suffisants pour prouver que
des détenus de la CIA ont été transférés en Pologne. Je peux désormais
confirmer l’existence d’au moins dix vols effectués par au moins
quatre aéronefs affrétés par la CIA pour son programme de détentions
secrètes en Pologne entre 2002 et 2005. Au moins six d’entre eux
provenaient directement de Kaboul (Afghanistan), pendant précisément
la période au cours de laquelle nos sources nous ont déclaré que
des détenus de grande importance (HVD) avaient été transférés en
Pologne. L’aéroport de destination de ces vols était Szymany, que j’ai
désigné comme point d’escale dans mon rapport de 2006.
182. Les plus importants de ces vols, incluant le numéro d’identification
de l’aéronef, l’aéroport de départ (ADEP), ainsi que la date et
l’heure d’arrivée à Szymany, sont les suivants:
- N63MU de Dubaï, arrivée à Szymany
à 14 h 56 le 5 décembre 2002;
- N379P de Rabat, arrivée à Szymany à 2 h 23 le 8 février
2003;
- N379P de Kaboul, arrivée à Szymany à 16 h le 7 mars 2003;
- N379P de Kaboul, arrivée à Szymany à 18 h 3 le 25 mars
2003;
- N379P de Kaboul, arrivée à Szymany à 1 h le 5 juin 2003;
- N379P de Kaboul, arrivée à Szymany à 2 h 58 le 30 juillet
2003;
- N313P de Kaboul, arrivée à Szymany à 21 h le 22 septembre
2003;
- N63MU de Kaboul, arrivée à Szymany à une heure non enregistrée
le 28 juillet 2005.
183. Ma première remarque au sujet des dates de ces vols est que
plusieurs d’entre elles correspondent de près à des dates auxquelles
certains «détenus de grande importance» (HVD) ont été transférés
vers des «sites noirs» de la CIA, notamment en provenance de Kaboul
en Afghanistan. L’exemple le plus patent est celui du prétendu «cerveau»
des attaques du 11 septembre, Khalid Sheikh Mohamed (KSM), qui a
été capturé à Rawalpindi, au Pakistan, le 1er mars
2003
. Nos sources internes nous ont indiqué
que KSM a été transféré dans une installation secrète de la CIA
«dans les jours qui ont suivi» son arrestation; et l’analyse de
certains documents fondant le rapport de la commission du 11 septembre
confirme
que ses interrogatoires ont débuté peu après
et
continué pendant toute l’année 2003. Il est intéressant de noter
que l’avion des «restitutions», le bien connu N379P, a entrepris
un vol clandestin de Kaboul à Szymany le 7 mars 2003, moins d’une
semaine après l’arrestation de KSM. Bien que nous ne puissions affirmer
ce fait de manière définitive, il est probable que le transfert
de KSM et de plusieurs autres HVD vers la Pologne pendant l’année
2003 ait été effectué par les vols dévoilés dans ce rapport.
184. Mais mes preuves ne se limitent pas au nombre de vols confirmés
à destination de Szymany et à leur concordance avec des dates suspectées
de transferts de HVD. A l’issue d’une analyse approfondie de centaines
de pages de «chaînes de données» aéronautiques brutes («data strings»
),
nous pouvons démontrer que dans la majorité des cas, ces vols de
la CIA ont été délibérément camouflés afin que leurs itinéraires
ne puissent pas être identifiés ou enregistrés – en direct ou après
les faits – par Eurocontrol, qui est l’agence supranationale de
la sécurité aérienne. Le système de camouflage comprenait plusieurs
étapes dans lesquelles étaient impliqués des collaborateurs polonais
et américains.
185. Le fournisseur de services de navigation aérienne couramment
utilisé par la CIA
, Jeppesen International
Trip Planning
, prévoyait des plans de vols «fictifs»
pour un grand nombre de ces vols. Les plans de vol fictifs prévus
par Jeppesen, notamment pour l’aéronef N379P – incluaient souvent
un aéroport de départ (ADEP) et/ou un aéroport de destination (ADES)
où l’aéronef ne se rendait jamais. Si la Pologne était mentionnée
dans tous ces plans, c’était uniquement parce que Varsovie y apparaissait
comme une solution de rechange, ou un aéroport de sauvegarde, sur
un itinéraire comprenant, par exemple, Prague ou Budapest. Les itinéraires
du N379P enregistrés dans les fichiers d’Eurocontrol étaient faux
et souvent incohérents, peu en rapport avec les véritables itinéraires
empruntés, et ne mentionnaient presque jamais le nom de l’aéroport polonais
où l’aéronef atterrissait vraiment, celui de Szymany.
186. L’Agence polonaise de services de navigation aérienne (Polska
Agencja Zeglugi Powietrznej), connue sous le nom de PANSA, a également
joué un rôle crucial dans ce camouflage systématique. Le service
de contrôle du trafic aérien de PANSA, basé à Varsovie
, a guidé l’ensemble de ces vols
dans l’espace aérien polonais, effectuant un contrôle de l’avion
à chacune de ses phases de vol
jusqu’à
la dernière phase, lorsque le contrôle était transféré à l’autorité
supervisant l’aérodrome de Szymany
,
immédiatement avant l’atterrissage de l’aéronef. PANSA a guidé l’aéronef
dans la majorité de ces cas sans qu’un plan de vol complet et autorisé
ait été enregistré pour l’itinéraire parcouru.
187. En outre, dans certains cas, PANSA a pris la responsabilité
d’enregistrer le plan de vol correspondant à la prochaine étape
du circuit, après Szymany. Nous savons que PANSA a enregistré de
tels vols car, dans certains cas, Szymany a été complètement omis
des plans de vols originaux de Jeppesen, et l’aéronef a dû s’envoler
de Szymany vers une destination en dehors de la Pologne. De même,
il existe au moins un cas où l’aéronef a effectué un vol de Szymany
à Varsovie – ce qui ne l’obligeait pas initialement à quitter l’espace aérien
polonais – et pour lequel PANSA n’a fait que guider l’aéronef sans
plan de vol.
188. Il convient de noter également que Jeppesen semble avoir suivi
très étroitement les contributions de PANSA à ces opérations, leur
système de gestion de vol réagissant en quelques minutes aux communications de
PANSA. En outre, Jeppesen et PANSA ont coordonné leurs actions avec
les communications en vol du pilote commandant de bord
.
189. Nous avons donc analysé plusieurs circuits montrant la «chaîne»
des responsabilités pour la navigation qui concerne un itinéraire
de vol typique d’un aéronef N379P incluant un atterrissage à Szymany,
ce qui démontre un camouflage calculé des déplacements de l’aéronef:
- Jeppesen enregistre les plans
de vol de chaque élément du circuit, jusqu’au retour du N379P en
Europe en provenance de Kaboul; en général, le ou les plans de vol
de Jeppesen en partance de Kaboul présentent des itinéraires fictifs,
des faux aéroports de destination et de départ qui sont enregistrés
dans le système de gestion des vols d’Eurocontrol;
- le pilote commandant de bord du N379P fait décoller l’aéronef
de Kaboul, lequel pénètre dans l’espace aérien polonais après quelques
heures de vol. Les autorités polonaises (PANSA) prennent alors le
relais et guident l’aéronef vers l’aéroport de Szymany sans plan
de vol correspondant, mais en coordination avec les autorités militaires
polonaises de Varsovie et au sol;
- PANSA prend également en charge la planification du vol
du N379P au départ de Szymany, soit en guidant l’aéronef jusqu’à
un point d’escale à Varsovie, soit en enregistrant un plan de vol
pour sa prochaine destination internationale, comme Prague ou Lárnaka;
- Jeppesen reprend son rôle de planification dès que le
N379P quitte Szymany, enregistrant les plans de vol pour les autres
destinations du circuit, à commencer par Varsovie ou le premier
aéroport international après Szymany, et assurant le suivi de l’aéronef
jusqu’à son retour à sa base aux Etats-Unis.
190. L’analyse des «chaînes de données» m’a également permis de
confirmer d’autres détails complexes de l’«anatomie» de ces opérations
clandestines de la CIA. Par exemple, chacun de ces vols était effectué
dans le cadre d’un «statut spécial» ou désignation STS
.
A ce titre, l’aéronef n’était pas tenu d’adhérer aux règles normales
de la gestion du trafic aérien (AFTM) et n’avait pas à attendre
de créneaux de décollage approuvés. Ces exemptions, uniquement accordées
lorsqu’elles «sont spécifiquement autorisées par l’autorité nationale compétente»
, fournissent une preuve
supplémentaire de la complicité de la Pologne dans les opérations. La
preuve la plus évidente que la Pologne était au courant et autorisait
de tels atterrissages est démontrée par le message de deux lignes
qui suit, contenu dans plusieurs «chaînes de caractères» relatives
à des vols de l’aéronef N379P en 2003:
STS/ATFM exempt approved [exemption
de procédure STS/ATFM approuvée]
Poland landing approved [atterrissage
en Pologne approuvé]
191. Les «chaînes de données» nous
ont également permis d’identifier les permis officiels d’atterrissage
et de survol accordés par d’autres pays pour ces vols, les horaires
et les «points de cheminement» par lesquels l’aéronef est entré
ou a quitté l’espace national de chaque pays, ainsi que les itinéraires
réels empruntés entre Szymany et la «toile d’araignée mondiale».
J’ai également utilisé toutes ces informations pour créer les représentations
graphiques des «vols camouflés de la CIA à destination de l’aéroport
de Szymany en Pologne»
qui figurent en annexe au présent
rapport.
192. En concluant cette section, je me dois de noter ici, à mon
grand regret, que la dissimulation des vols de la CIA à Szymany
semble avoir influencé l’attitude adoptée par les autorités polonaises
à l’égard de mon enquête sur la question spécifique des registres
de vol nationaux. En plus de dix-huit mois de correspondance, la
Pologne n’a fourni à mon enquête aucune information tirée de ses
propres registres confirmant la présence de vols liés à la CIA dans
son espace aérien ou dans ses aéroports. Les justifications avancées
à ce propos par les autorités polonaises n’apparaissent, hélas,
pas crédibles.
193. Dans mon rapport de 2006, je remarquais que l’absence d’enregistrement
des vols par la Pologne était pour le moins «inhabituelle»
. M. Karol
Karski, président de la délégation polonaise à l’APCE, a déclaré
que je n’avais «pas utilisé honnêtement l’information reçue de Pologne»
et
a indiqué, dans sa correspondance ultérieure avec moi, qu’il espérait
«répondre à [ma] requête de manière détaillée», s’étant «adressé
une nouvelle fois aux autorités polonaises concernées en leur demandant
une information adéquate». Il a ensuite réitéré la promesse formulée
plusieurs fois déjà auparavant:
«Je
vous assure de mon intention de vous transmettre la totalité des
données dès que celles-ci m’auront été fournies.»
194. Au bout de plusieurs mois
,
M. Karski a fini par me communiquer les trois informations suivantes
:
- «le
Gouvernement polonais a définitivement clos l’enquête sur l’existence
alléguée de prisons secrètes de la CIA et rejette une nouvelle fois
explicitement toutes les spéculations diffusées à ce propos dans les
médias»;
- «la commission temporaire du Parlement européen [TDIP]
(…) dispose de toute l’information disponible du côté polonais au
sujet des aéronefs énumérés dans [votre] lettre»;
- «les mouvements aériens au-dessus du territoire de la
Pologne de 2001 à 2005 sont enregistrés dans les bases de données
d’Eurocontrol».
195. Cette réponse des autorités polonaises est manifestement insatisfaisante.
La troisième information est contredite par les conclusions présentées
plus haut et par le graphique et les données correspondantes reproduits
en annexe à ce rapport. En outre, la seconde déclaration semble
indiquer que le Gouvernement polonais cherche à induire en erreur
à la fois le Conseil de l’Europe et le Parlement européen en jouant
d’une institution contre l’autre
.
196. D’une manière générale, la réponse de M. Karski place l’attitude
des autorités polonaises sous un jour extrêmement défavorable, et
cela quelle que soit la réponse que l’on donne aux deux questions
suivantes: le Gouvernement polonais est-il incapable de mettre la
main sur les informations officielles polonaises que notre équipe
a réussi à mettre à jour, alors qu’il a été révélé publiquement
qu’au
moins un directeur d’aéroport détient de telles informations? Ou
bien les autorités polonaises ont-elles délibérément soustrait des informations
utiles à mon enquête? Je souhaite vivement que les autorités polonaises
prennent maintenant en main la situation et soient à même de retracer
le déroulement complet des faits et d’en établir les responsabilités.
4.3.1. Transfert de détenus de grande importance
dans des lieux de détention de la CIA en Pologne
197. Notre enquête concernant la
Pologne comportait des entretiens avec des employés d’aéroports,
des fonctionnaires, des agents de sécurité, des gardes-frontière
et des membres des services de renseignements militaires polonais
qui avaient directement connaissance d’un ou de plusieurs des vols
non déclarés à l’aéroport de Szymany. Leurs témoignages ont été
essentiels pour établir ce qui se passait après l’atterrissage des
aéronefs liés à la CIA à Szymany. Le compte rendu suivant est une
compilation des témoignages recueillis auprès de sources confidentielles
sur ces événements.
4.3.2. Arrivées et «débarquements» à l’aéroport
de Szymany
- Avant chaque atterrissage,
généralement douze heures auparavant, la direction générale des
gardes-frontière (Straz Graniczna) ou
un membre des services de renseignements militaires appelait par téléphone
l’aéroport de Szymany pour informer son directeur, M. Jerzy Kos,
de l’arrivée d’un «avion américain».
- Le directeur de l’aéroport, qui pensait que les vols arrivaient
des Etats-Unis, recevait l’ordre d’appliquer «strictement les protocoles»
prévus pour recevoir ces vols, notamment en libérant la piste de
tout appareil ou véhicule et en faisant rentrer à l’intérieur du
terminal l’ensemble du personnel polonais présent à proximité de
la piste, y compris les agents de sécurité locaux et les employés
de l’aéroport.
- Le périmètre et le terrain de l’aéroport étaient placés
sous la surveillance de militaires et de gardes-frontière; ces derniers
ont été enregistrés sur une liste d’appel portant les noms des présents
à plus de cinq dates différentes entre 2002 et 2005.
- Lors des dates en question, des officiels américains de
la base voisine de formation au renseignement de Stare Kiejkuty
prenaient le «contrôle». Ils arrivaient un peu avant l’atterrissage
dans plusieurs camionnettes de transport de passagers; «Tout [était
pris en charge par des] Américains», a déclaré une source polonaise
qui était présente lors de plusieurs atterrissages, «même les chauffeurs
[des camionnettes] étaient américains».
- Une «équipe d’atterrissage» composée d’officiels américains
attendait au bord de la piste dans deux ou trois camionnettes, en
laissant souvent tourner le moteur; l’avion atterrissait à Szymany
et venait se placer à l’extrémité de la piste, à plusieurs centaines
de mètres (et hors du champ de vision) de la tour de contrôle de
quatre étages du terminal.
- Les camionnettes roulaient vers l’extrémité de la piste
et se garaient tout près de l’avion; des officiels présents dans
les camionnettes seraient montés dans l’avion «à chaque fois» mais
on ignore si certains d’entre eux sont ensuite restés à bord.
- Tous les agents chargés du «traitement» des passagers
dans ces avions étaient américains; aucun témoin polonais ne s’est
encore présenté pour indiquer si oui ou non des détenus ont été
débarqués de l’avion lors de l’un de ces atterrissages – il se peut
en effet qu’aucun Polonais n’ait été témoin du fait.
- Cependant, en réponse à la question de savoir par où les
prisonniers considérés de haut niveau entraient en Pologne, l’une
de nos sources à l’intérieur des renseignements militaires polonais
nous a confirmé que «c’était sur la piste de Szczytno-Szymany»;
une autre a déclaré: «Ils arrivaient par avion et entraient à cet
aéroport.»
- Un document en langue polonaise atteste que des personnes
ont été «prélevées» [traduction orale] à Szczytno-Szymany en relation
avec au moins deux atterrissages d’avions en 2003; ce document mentionne
aussi l’envoi à l’aéroport de véhicules de l’unité militaire stationnée
sur la base de Stare Kiejkuty.
- Après être restées un temps assez court à côté de l’avion
après chaque atterrissage, les camionnettes repartaient en longeant
l’un des côtés du terminal, sans s’arrêter, puis sortaient de l’aéroport
par la porte de sécurité de devant; les phares des camionnettes
étaient «allumés à pleine puissance», forçant les officiels de l’aéroport
à «détourner les yeux».
- Les camionnettes roulaient ensuite pendant moins de deux
kilomètres sur une petite route goudronnée, bordée des deux côtés
par une épaisse forêt de pins et traversant une zone inaccessible
à tout véhicule pendant ces procédures, ayant été mise hors d’accès
pour «opérations militaires»; au bout de cette route goudronnée,
les camionnettes continuaient à rouler vers le nord-est au-delà
de Szczytno pendant environ quinze à vingt minutes avant d’emprunter
une voie d’accès sans revêtement près d’un lac .
- Cette voie aboutit à l’entrée de la base de formation
au renseignement de Stare Kiejkuty dans laquelle, comme me l’ont
confirmé de multiples sources, la CIA détenait des prisonniers considérés
de grande importance (High Value Detainees,
HVD) en Pologne.
4.3.3. Opérations de détention secrètes à
Stare Kiejkuty
198. Les restrictions imposées à
l’information concernant ce qui arrivait aux détenus «débarqués»
à Szymany sont sans doute la meilleure illustration de l’application
du principe de la «nécessité de savoir». Les officiels polonais
ne participaient pas aux interrogatoires et aux transferts de détenus
et n’avaient aucun contact personnel avec eux. Pour expliquer ce
qu’elle savait de la manière dont étaient traités les prisonniers ou
de leurs conditions de détention, une source polonaise a déclaré:
«Je ne sais pas comment étaient
traités les détenus. Nous ne nous occupions pas du “traitement”
des détenus. Les Américains en avaient la responsabilité.»
199. Nous avons appris que des dirigeants des renseignements militaires
polonais qui visitaient la base de Stare Kiejkuty ont reçu l’ordre
de «réduire la rotation des agents polonais et leurs tâches opérationnelles
afin d’assurer le bon fonctionnement du programme HVD». Hormis ce
maigre indice, cependant, aucune des sources polonaises ou américaines
ayant discuté du programme HVD avec nous n’a accepté de parler des «détails
opérationnels» précis des détentions secrètes à Stare Kiejkuty,
ni de confirmer pendant combien de temps celles-ci ont eu lieu,
quelles autres installations ont été utilisées dans le cadre de
ce programme en Pologne, ni comment et quand exactement les détenus
ont quitté le pays.
200. Les effets du programme HVD en Pologne sont perceptibles dans
l’attitude personnelle des officiels polonais qui ont participé
à ses opérations. Les membres des services de renseignements militaires
avec qui nous avons parlé semblaient, d’un côté, nier que des détentions
secrètes contraires aux obligations de la Pologne en matière de
droits de l’homme aient eu lieu dans leur pays; d’un autre côté,
cependant, ils laissaient transparaître un certain ressentiment,
principalement à propos du fait que leurs alliés américains aient
trahi leur confiance en révélant certains aspects du programme.
Cette attitude contradictoire, souvent difficile à apprécier exactement,
apparaît assez bien dans la déclaration suivante:
«La base [Stare Kiejkuty] a été
choisie par les Américains; notre travail était d’assurer leur sécurité. Lorsqu’un
Américain arrive ici, l’Amérique est responsable de lui mais la
responsabilité de la Pologne est aussi engagée. Je suis donc responsable
(…)»
5. Les opérations de détention secrète
en Roumanie
5.1. Partenariat avec des services de renseignements
militaires en Roumanie
201. En Roumanie, après la révolution
de décembre 1989 et le démantèlement de la Securitate en tant qu’organe
répressif en 1990, la réforme des services de renseignements a naturellement
cherché à prévenir la politisation et l’utilisation abusive des
structures de sécurité intérieure de l’Etat. Les discussions ultérieures sur
le contrôle démocratique ont aussi été en grande partie consacrées
aux moyens de contrôler «les acteurs institutionnels et les hommes
politiques de haut niveau disposant d’un pouvoir sur les organes
de sécurité et de renseignement qui ne respecteraient pas les dispositions
légales visant à assurer la neutralité politique de ces organes»
.
202. En analysant le système complexe d’agences et de structures
subsidiaires chargées de la collecte du renseignement pour l’Etat
en Roumanie
,
j’ai compris que la neutralité politique n’est que l’un des facteurs à
prendre en compte conjointement afin de préserver l’objectivité
et l’efficacité des structures de contrôle de ces services
.
Pour ce qui concerne mon enquête, il me semble que, bien que la
Roumanie ait, superficiellement au moins, engagé des efforts pour
empêcher la réapparition dans les services de renseignements civils
des terribles abus commis par la Securitate dans le passé, les mécanismes
de contrôle mis en place dans ce pays sont incapables d’empêcher
l’exercice par le président de ce que l’on peut appeler un «pouvoir
exécutif unitaire» sur les services de renseignements militaires
et le secteur de la défense en général.
203. Cette analyse concorde avec le témoignage de nos sources roumaines,
qui ont déclaré que les Américains ont choisi de travailler avec
les services de renseignements militaires parce que la «couverture» militaire
assurait à la CIA une flexibilité en termes d’options de déploiement
et des garanties de secret dans le cadre de l’OTAN. Comme on le
verra ci-dessous, il existe d’importantes différences entre les mécanismes
de contrôle s’appliquant respectivement au secteur civil et au secteur
militaire.
204. Dans le secteur civil, tout d’abord, les deux agences principales
de l’ère postcommuniste en Roumanie, les services roumains de renseignements
[internes] (Serviciul roman de informatii, SRI) et les services
de renseignements externes (Serviciul de informatii externe, SIE),
ont été créées par des textes de loi spécifiques
prévoyant
une structure de contrôle à plusieurs niveaux afin de les immuniser
contre toute manipulation par un parti politique. Le SRI et le SIE
opèrent indépendamment du gouvernement et ne sont pas subordonnés
à l’exécutif en place. Ils sont soumis à un contrôle parlementaire
qui est confié à des commissions parlementaires spécifiques
. Le Conseil suprême
de la défense nationale (Consiliul Suprem de Aparare a Tarii, CSAT),
instance administrative autonome présidée par l’Office présidentiel
, un organe
non partisan, dirige et suit en permanence les activités du SRI
et du SIE, conformément à son mandat de coordination de l’ensemble
des activités de sécurité nationale et de défense du pays. De ce
fait, la possibilité pour un petit groupe de personnes à l’intérieur
du gouvernement d’utiliser le SRI ou le SIE à des fins personnelles
ou à des fins politiques ou stratégiques particulières est extrêmement
réduite.
205. Les activités de collecte de renseignement dans le domaine
militaire, par contre, sont formellement placées sous le contrôle
du ministère de la Défense nationale
, par l’intermédiaire
de la Direction générale du renseignement militaire (Directia Generala
de informatii a Apararei, DGIA). Le contrôle parlementaire du renseignement
de défense qui est prévu par la loi
ne couvre certainement pas ses aspects
organisationnels, opérationnels ou de planification. Au contraire,
la stricte compatibilité avec les structures de l’OTAN, exigée comme
critère d’adhésion à l’OTAN, signifie que la majorité des activités
roumaines de renseignement militaire sont tenues entièrement secrètes,
sauf pour les personnes pouvant se prévaloir du «besoin de savoir».
206. Selon nos sources, la sous-unité pertinente de la DGIA ayant
travaillé avec la CIA dans le cadre de ses opérations clandestines
est la Direction militaire du renseignement et de la représentation
(Directia Informatii si Reprezentare Militara, DIRM), également
appelée Unité «J2». Cette unité n’a pas participé au transport,
à la détention ou à l’interrogation de prisonniers – puisque ces
tâches étaient effectuées uniquement par des Américains – mais,
selon un officier roumain, les agents de l’Unité «J2» ont «coopéré
et se sont adaptés» pour répondre aux besoins du personnel de la
CIA.
207. Lors de la restructuration générale de la DGIA en 2003
, l’Unité «J2» a vu son champ d’action
et son importance s’accroître. Il s’est agi là d’un moment décisif
dans la coopération de la Roumanie avec les Etats-Unis puisque les
forces américaines étaient alors déployées en grand nombre dans
le pays afin de préparer des missions aériennes au-dessus de l’Irak
dans le cadre de l’opération «Iraqi Freedom»
. Le lieu
de stationnement des forces américaines, la 86e base
aérienne ou aéroport Mihail Kogalniceanu
, est devenu le point focal dans
le pays pour toute une gamme d’activités de collaboration dans le
cadre du «partenariat» entre les personnels roumain et américain.
208. Un aspect notable de ce partenariat est que toutes les activités
étaient menées dans le cadre de l’OTAN. Le déploiement à l’aéroport
MK en février 2003 avait été autorisé dans un mémorandum d’accord
signé par le Président Ion Iliescu à la fin 2002, lequel fait expressément
mention de la SOFA de l’OTAN et de la SOFA complémentaire bilatérale.
Les «concepts de l’OTAN» ont été appliqués pendant le déploiement,
y compris la désignation de l’aéroport MK comme APOD/APOE
et
le fait que la phase opérationnelle était dite de «regroupement».
Et, ce qui est le plus important, un Centre opérationnel conjoint
a été créé au sein duquel les personnels américain et roumain «de
toutes les branches» des forces armées et services des deux pays
ont travaillé côte à côte tout au long de l’opération, partageant
les informations opérationnelles en appliquant strictement la politique
de sécurité de l’OTAN.
209. Des membres de la Direction militaire du renseignement, l’Unité
«J2», ont participé au Centre opérationnel conjoint
qui
– comme l’ont confirmé nos sources américaines – a reçu aussi plusieurs «visites»
des
agents du Centre de lutte contre le terrorisme (Counterterrorist
Centre, CTC) de la CIA entre février et juin 2003. La période de
quatre mois de l’opération «Iraqi Freedom» à l’aéroport MK a été
présentée comme une «activité militaire de soutien à une opération
militaire» mais les liens qui ont pu être établis et consolidés
entre les membres des services de renseignements respectifs – tant
au niveau individuel qu’organisationnel – étaient aussi très utiles
dans le contexte plus général de la «guerre contre le terrorisme»
. L’opération était envisagée comme
un «galop d’essai» pour la Roumanie à l’intérieur de l’OTAN, utile
aussi aux fins d’éventuelles futures actions bilatérales entre les
partenaires.
210. La continuité et l’évolution des relations entre les services
américains et roumains ressortent clairement des fonctions occupées
successivement par l’ancien chef de la Direction militaire du renseignement
et de la représentation (Sef al Directiei de Informatii si Reprezentare
Militara), Sergiu Tudor Medar. Au cours des années 1990, le général
lieutenant Medar a servi pendant sept ans aux Etats-Unis où il était
chef du bureau de l’attaché militaire roumain à Washington jusqu’en
1999. De 2000 à 2003, il a dirigé la Direction du renseignement
militaire – sous sa première mouture – au sein de la DGIA; puis
de 2003 à la fin 2005, il a pris la tête de l’Unité «J2» restructurée.
Le choix par la CIA du général lieutenant Medar pour assurer la
liaison des opérations secrètes de détention en Roumanie était particulièrement
judicieux: cet officier, en effet, était non seulement considéré
comme entièrement fiable aux Etats-Unis et dans les cercles militaires
de l’OTAN, il était aussi, comme le montre l’extrait ci-dessous
d’un document dont il est l’auteur, conscient des risques que pouvait
entraîner l’établissement d’un partenariat avec les services de
renseignements militaires pour atteindre un but essentiellement
politique:
«La tendance des dirigeants
civils à se servir du contrôle qu’ils exercent sur les services
de renseignements à des fins politiques sera sans doute plus forte
que leur volonté de maintenir l’élément militaire fermement sous
contrôle. Un équilibre doit être trouvé entre l’expérience professionnelle
du renseignement militaire et le pouvoir civil.»
5.2. Les autorités politiques responsables
en Roumanie
211. Pendant plusieurs mois d’enquête,
les membres de notre équipe se sont entretenus avec de nombreuses
sources roumaines, notamment des agents du renseignement civil et
militaire, des représentants des autorités de l’Etat et des autorités
municipales, ainsi que des officiels de haut niveau ayant une connaissance
de première main des opérations de la CIA sur le territoire de la
Roumanie. Sur la base de ces entretiens, je suis parvenu à la conclusion
que les personnes occupant les fonctions publiques suivantes avaient
connaissance du rôle de la Roumanie dans la mise en œuvre par la
CIA d’installations secrètes de détention «hors théâtre opérationnel»
sur le territoire roumain de 2003 à 2005, qu’elles ont autorisé
ce rôle et en sont responsables: l’ancien Président de la Roumanie
(jusqu’au 20 décembre 2004), Ion Iliescu, le Président actuel de
la Roumanie (à partir du 20 décembre 2004), Traian Basescu, le conseiller
présidentiel pour la sécurité nationale (jusqu’au 20 décembre 2004),
Ioan Talpes, le ministre de la Défense nationale (supervision ministérielle
jusqu’au 20 décembre 2004), Ioan Mircea Pascu, et le chef de la
Direction du renseignement militaire, Sergiu Tudor Medar.
212. En collaborant avec la CIA dans un cercle de confiance très
étroit, les dirigeants de la Roumanie dans le domaine de la sécurité
nationale et du renseignement militaire ont effectivement court-circuité
les mécanismes traditionnels de contrôle démocratique. Les deux
principales personnalités politiques, le président Iliescu et le
conseiller présidentiel pour la sécurité nationale Talpes, qui faisaient
partie du CSAT – le Conseil suprême de la défense nationale (qu’ils
présidaient le plus souvent) – tout au long de la période concernée, ont
soustrait le «partenariat» avec la CIA à la connaissance des autres
membres de cet organe qui n’avaient pas «besoin de savoir». Ce critère
excluait la majorité des titulaires de postes officiels au sein
du Gouvernement roumain de l’époque. D’autre part, les directeurs
des deux agences civiles de renseignements, le SRI et le SIE, n’ont
pas été informés des modalités opérationnelles afin de leur permettre
de conserver une capacité de «déni plausible».
213. Nous avons appris que les personnes de confiance du côté militaire,
le ministre de la Défense Pascu et le général lieutenant Medar,
ont dissimulé d’importantes activités opérationnelles à certaines
personnalités de haut rang de l’armée ainsi qu’aux instances supérieures
auxquelles ils étaient soumis. Selon nos sources, la «coopération
avec l’Amérique à l’intérieur du cadre de l’OTAN» a servi généralement
de rideau de fumée pour dissimuler les opérations du programme de
la CIA.
214. Le rôle de Sergiu Medar mérite ici une attention particulière.
Parmi les responsables des quatre hautes fonctions publiques qui
ont été nommés plus haut comme ayant connaissance du programme de
la CIA, Medar est le seul à être resté en fonction lors du passage
de la présidence de Ion Iliescu à celle de Traian Basescu. Medar
est resté à la tête de l’Unité «J2» pendant un an après le transfert
du pouvoir au Président Basescu le 20 décembre 2004; il apparaît
en effet qu’il est resté en poste jusqu’au démantèlement des «sites
clandestins» en Europe, qui est intervenu à notre avis en novembre
ou début décembre 2005.
215. Il convient aussi de souligner les liens étroits entre le
général lieutenant Medar et l’actuel Président, Traian Basescu.
Lors de son entrée en fonction en décembre 2004, le tout premier
décret présidentiel de Basescu a eu pour objet d’accorder à Sergiu
Tudor Medar le grade de général à trois étoiles. En 2005, Basescu a
nommé Medar au poste de conseiller présidentiel pour la sécurité
nationale et, en 2006, il l’a choisi comme chef de la nouvelle Direction
générale du renseignement. Les liens de confiance, de loyauté et
de familiarité sont essentiels au maintien du secret, comme l’indique
clairement la politique de sécurité de l’OTAN.
216. Ioan Talpes, qui était alors conseiller présidentiel pour
la sécurité nationale (Consilierul prezidential pentru
securitate nationala), a aussi contribué au lancement
du programme de la CIA. Selon nos sources, Talpes a joué un rôle
déterminant dans toutes les décisions du Président Iliescu concernant
l’harmonisation avec l’OTAN et les relations bilatérales avec les
Etats-Unis; on a même suggéré que ce serait Talpes lui-même qui
aurait proposé de mettre certaines installations du territoire roumain
à la disposition des agences des Etats-Unis aux fins de leurs activités
de «guerre contre le terrorisme». Après décembre 2004, bien qu’il
ait cessé d’occuper le poste de conseiller présidentiel pour la
sécurité nationale, Talpes a rapidement été nommé président de la
Commission de la défense, de l’ordre public et de la sécurité nationale
du Sénat, ce qui veut dire qu’il a exercé au moins de manière théorique
un rôle de «contrôle parlementaire» sur son propre successeur au
poste de conseiller du président.
217. Plusieurs de nos sources roumaines nous ont déclaré être fières
d’avoir aidé les Etats-Unis à détenir des terroristes de «grande
importance», non seulement parce que cela leur permettait de montrer
leurs sentiments proaméricains mais aussi parce qu’elles considèrent
que cela servait «au mieux l’intérêt de la Roumanie».
218. Des participants au programme nous ont aussi rapporté avec
émotion comment, au fil des années, les Etats-Unis ont reconnu leur
contribution individuelle: certains officiels roumains ont été invités
au siège de la CIA à Langley (Virginie) où leur ont été décernées
des récompenses officielles; la plupart ont eu la possibilité de
rencontrer des figures de premier plan de l’administration Bush,
tant en Roumanie qu’à l’étranger; et les membres d’au moins une
délégation de haut niveau de Bucarest ont été remerciés en personne
par le Président Bush dans le bureau ovale de la Maison-Blanche.
5.3. Anatomie des détentions et des transferts
secrets de la CIA en Roumanie
5.3.1. Création d’une zone sécurisée pour
les transferts et les détentions de la CIA
219. Lorsque le Gouvernement des
Etats-Unis a fait les premiers pas en vue de la mise en place d’un
«site clandestin» en Roumanie – en offrant en échange le soutien
déterminé des Etats-Unis à l’entrée de la Roumanie dans l’OTAN –
il s’est appuyé très fortement sur ses contacts les plus importants
dans le pays pour convaincre le Président Iliescu. Comme nous l’a
dit un officiel roumain de haut niveau ayant effectivement participé
aux négociations à ce sujet, il était «proposé au Président que
nous assurions une entière protection aux Etats-Unis sous l’angle
du renseignement. Personne du côté roumain ne devait s’ingérer dans
ces activités [de la CIA]».
220. En vertu de sa politique affirmée de soutien dans le cadre
de l’OTAN, la Roumanie a signé un «accord technique» bilatéral dans
l’intention d’accorder aux Etats-Unis l’ensemble des autorisations
et des protections qu’ils cherchaient à obtenir. Selon l’une de
nos sources, familière des dispositions prises alors:
«ordre [a été donné] à nos services
de renseignements [militaires], au nom du Président, de fournir
à la CIA toute l’aide matérielle qu’elle demanderait et de protéger
ses opérations de quelque façon qu’elle le souhaiterait (...)»
221. Il ressort des entretiens approfondis menés avec les sources
roumaines que le type de protection demandé par la CIA était l’établissement
par les agents des services de renseignements militaires roumains sur
le terrain d’une «zone» à l’intérieur de laquelle la sécurité physique
des membres de la CIA – et le secret – seraient protégés de manière
totale, y compris à l’égard d’une «intrusion» éventuelle de leurs
homologues des services roumains. Une source appartenant aux services
de renseignements militaires roumains a décrit la notion de «zone
de sécurité» dans les termes suivants:
«C’est nous qui étions responsables
de la sécurité effective des opérations de la CIA. Nous les Roumains
n’avons pas la possibilité d’entrer ou de voir ce qui se passe à
l’intérieur de la zone. Les Américains peuvent aller et venir, sans
ingérence, sans restrictions – tout est possible. C’est normal puisqu’ils
sont nos alliés, les Américains.»
222. La nature et l’emplacement précis du «site clandestin» n’étaient
pas, dans l’état actuel des mes connaissances, précisés dans les
premiers accords bilatéraux secrets signés entre la Roumanie et
les Etats-Unis. Les membres de notre équipe ont discuté de cette
question avec de nombreuses sources et nous pensons que le fait
de nommer explicitement une localité irait au-delà de ce dont nous
pouvons avoir confirmation par le côté roumain. Une source de haut
niveau appartenant aux services de renseignements militaires a objecté
à l’idée que les Américains ne devaient pas être les seuls à avoir
«besoin de connaître» cette information:
«Mais je vous dis que les agents roumains ne savent pas
ce qui se passait à l’intérieur de ces zones parce que nous les
avions isolées et en assurions le contrôle. Des Américains y opéraient
sans aucune interférence – seuls eux voyaient, seuls eux entendaient
– en ce qui concerne les prisonniers.»
223. Néanmoins, nous sommes parvenus à établir de façon approximative
le «pourtour extérieur» de la zone de sécurité de la CIA en Roumanie.
Nous avons eu l’aide pour ce faire d’une source des services de renseignements
militaires, d’une carte détaillée et d’une annexe à l’Accord d’accès
de 2005 dans laquelle il est fait mention d’«installations»
en
général et d’une «zone de manœuvre» en particulier
. Notre source a tracé
avec l’index de la main droite les contours d’une zone non marquée
sur la carte, qui englobait un axe vertical reliant les villes de
Tulcea (au nord) et Constant,a (au sud), ainsi qu’une large zone
d’une cinquantaine de kilomètres s’étendant vers l’intérieur du
pays (à l’ouest) et, dans la direction opposée, vers le littoral
de la mer Noire (à l’est)
. Se
référant au rôle de l’Unité roumaine «J2» dans la mise en œuvre
des accords bilatéraux avec la CIA, notre source a déclaré: «Nous
devons isoler [cette] zone entière et y limiter l’accès.»
224. La zone de sécurité en question comprend plusieurs installations
militaires récentes et anciennes, y compris l’ensemble des installations
figurant dans l’Accord d’accès de 2005 qui sont utilisées par les
Etats-Unis au titre d’un «régime d’accès spécial» depuis la fin
2001
.
Cependant, la raison principale pour laquelle l’une de nos sources
à l’intérieur de la CIA a déclaré que ses «hommes connaissent bien
la zone» est le fait qu’elle incluait le terrain d’aviation où des
douzaines de vols civils et militaires transportant le personnel américain
ont atterri tout au long de la «guerre contre le terrorisme»: l’aéroport
Mihail Kogalniceanu.
225. Compte tenu des éléments présentés plus haut à propos de l’aéroport
MK, je voudrais simplement attirer ici l’attention sur un facteur
supplémentaire qui rendait cette installation particulièrement intéressante
dans l’optique d’un «partenariat» avec la CIA: sa nature «double
casquette» d’aéroport militaire et civil
. Le personnel militaire
y travaillait en effet déjà couramment avec les contrôleurs aériens
civils à la gestion des vols civils et militaires, selon les règles
d’aviation applicables à chaque type de vol. Le système utilisé
à l’aéroport MK présente de grandes similitudes, à une échelle bien
plus réduite cependant, avec celui utilisé à l’aéroport de Kaboul
(OAKB)
,
qui est devenu une véritable plaque tournante en relation avec les
activités militaires de la coalition en Afghanistan et, simultanément,
un point de débarquement et d’embarquement dans de nombreux cas
connus de «restitution» de détenus par la CIA à bord d’appareils
civils depuis le début de la «guerre contre le terrorisme».
226. Pendant la période qui intéresse notre enquête (de 2002 à
2005), à la tête du secteur civil de l’aérodrome de MK se trouvait
un directeur général disposant lui-même d’une impressionnante «double» casquette
civile et militaire. Le colonel à la retraite Mircea Dionisie était
l’ancien commandant de contrôle de la base aérienne militaire à
l’aérodrome de MK pendant l’époque communiste, avant 1989. Il est
retourné à l’aérodrome en 2002 pour assumer la fonction de directeur
général de l’aéroport civil, connu sous le nom de Aeroportul International
Mihail Kogalniceanu Constant,a (AIMKC)
. Le colonel
à la retraite Dionisie a occupé cette fonction jusqu’au 12 juillet
2005 et a donc surveillé la plus grande partie des vols à destination
ou au départ de l’aérodrome de MK, dont mon enquête a tenté de tracer
les mouvements exacts et les liens avec des transferts de détenus
de la CIA.
5.3.2. Transfert de détenus en Roumanie:
les dissimulations continuent
227. Nos efforts visant à obtenir
des enregistrements précis des vols effectifs concernant les mouvements des
avions associés à la CIA en Roumanie se sont heurtés à des tentatives
de dissimulation, à un manque de consistance et à une véritable
confusion. Mais je dois commencer mon évaluation en remerciant mes
collègues de la délégation roumaine à l’Assemblée parlementaire
et leur assistante, et notamment le président de la délégation Gyorgy
Frunda, d’avoir fait preuve d’un professionnalisme et d’une bonne
foi exemplaires, et d’avoir accordé la meilleure coopération et
assistance à mon enquête. Il est regrettable que les autorités roumaines plus
généralement n’aient pas égalé la minutie et la transparence dont
cette délégation a fait preuve.
228. Plus spécifiquement, j’ai trois soucis principaux par rapport
à l’approche des autorités roumaines vis-à-vis des allégations répétées
de détentions secrètes en Roumanie, et vis-à-vis de ma propre enquête
en particulier. En résumé, mes soucis sont les suivants: de vastes
inconsistances non expliquées dans les données roumaines concernant
les vols et les aéroports; la posture défensive de l’enquête parlementaire nationale
visant surtout à donner des réponses aux allégations, plutôt que
de mener d’authentiques investigations; et l’insistance de la Roumanie
sur une position de déni généralisé et catégorique des allégations,
passant outre les preuves extensives du contraire, provenant de
sources valables et crédibles.
229. J’ai d’abord été interpellé par les incohérences évidentes
dans les données concernant les vols fournies à notre équipe par
plusieurs sources roumaines différentes. Pour mon analyse, j’ai
en effet examiné des données soumises directement par l’Autorité
roumaine de l’aviation civile (RCAA)
,
des données communiquées par la Commission du Sénat roumain
et
des données recueillies par notre équipe auprès de sources indépendantes
au cours de l’enquête. J’ai comparé les données de ces sources roumaines
avec les registres tenus par Eurocontrol, les séries de données
aéronautiques exhaustives produites par le système intégré de traitement
des plans de vols et l’ensemble des données contenues dans ma propre
base (base Marty). Les contradictions entre ces sources sont trop
importantes et trop nombreuses
pour
qu’elles soient explicables par de simples erreurs administratives
ou même par des changements de destination qui auraient été décidés
par les pilotes en cours de vol mais n’auraient pas été communiqués
à toutes les autorités. Il n’existe à l’heure actuelle aucun compte
rendu exact des vols utilisés pour le transfert de détenus à destination de
la Roumanie, et la raison en est que les autorités roumaines ne
souhaitent vraisemblablement pas que la vérité éclate.
230. J’ai été particulièrement déçu par la décision de la Commission
d’enquête du Sénat d’interpréter son mandat de manière assez restrictive,
à savoir défendre la Roumanie contre ce qu’elle a appelé de «graves accusations
portées contre notre pays, fondées uniquement sur des “indications”,
des “opinions”, des “probabilités”, des “extrapolations” [et] des
“déductions logiques”»
. En particulier,
les conclusions de la commission ne sont pas présentées comme des
constats cohérents reposant sur des investigations objectives, mais
comme des «réponses claires aux questions précises soulevées par
M. Dick Marty»
, faisant ainsi référence à mon rapport
de 2006 et aux courriers subséquents. Aussi le caractère péremptoire des
«conclusions générales»
de la commission,
de ses «conclusions fondées sur les investigations sur le terrain
et les visites de sites»
et
de ses «conclusions finales»
n’a-t-il pas
lieu d’être. Les travaux de la commission apparaissent ainsi comme
un exercice de dénégation et de réfutation, omettant d’examiner
les faits de manière impartiale. A la lumière des données et des
témoignages que j’ai reçus de sources en Roumanie, il m’apparaît
que la commission n’a pas procédé à une enquête transparente et
approfondie.
231. La délégation roumaine auprès de l’APCE avait exclu dans sa
réponse l’existence d’activités illégales de la CIA en termes prudents
et
avait laissé entrevoir des possibilités de coopération constructive
et transparente dans notre quête de la vérité. Mais le Gouvernement
et le Parlement roumains ont préféré garder la maîtrise des informations
en faisant tout transiter par la Commission du Sénat
et
ils sont en définitive revenus à leur position initiale consistant
à nier en bloc les faits
.
6. Les violations des droits de l’homme
liées au programme de détentions secrètes de la CIA
6.1. Réhumanisation des personnes placées
en détention secrète
232. La politique de détention secrète
et de «restitution mise en œuvre par l’actuelle administration américaine»
a créé un dangereux précédent de déshumanisation. Les personnes
prises dans la toile d’araignée mondiale
de la
CIA ont été qualifiées, non sans raison, de «prisonniers fantômes»
après
avoir été rendus «invisibles» pendant de longues années
.
233. La façon dont sont systématiquement désignés par l’administration
américaine les prisonniers dans le cadre de la «guerre contre le
terrorisme» ne peut qu’exacerber l’effet de déshumanisation. L’administration parle
régulièrement «d’aliens», «d’ennemis mortels» et de «terroristes
sans visage», avec la claire intention de déshumaniser ses détenus
aux yeux de la population américaine. La communauté des ONG, quant
à elle, les qualifie de «prisonniers fantômes».
234. En caractérisant les personnes placées en détention secrète
comme des êtres différents de nous – ce ne sont pas des êtres humains,
mais des fantômes, des «aliens» ou des terroristes – on veut faire
passer le message qu’il ne s’agit pas de sujets de droit et qu’ils
ne sauraient donc bénéficier des droits de l’homme.
235. Le Président Bush a recouru à ce piège à de multiples reprises
pour détourner l’attention des conditions abusives de détention
de certaines personnes dans les prisons américaines
.
Notre équipe a été témoin des distinctions faites dans l’esprit
des gardes et des interrogateurs: lors d’un entretien avec l’une
de nos sources de la CIA parfaitement informée du traitement infligé
aux détenus, nous avons demandé s’il convenait de considérer une
forme connue de traitement des détenus comme abusive. «La vraie
question est celle-ci», a répondu la source: «S’agit-il d’un terroriste?
Car si c’est un terroriste, je me dis qu’il n’a que ce qu’il mérite.
J’en ai rencontré beaucoup et je suis certain d’une chose: ils ne
sont pas humains – ils ne sont pas comme vous et moi.»
236. Or, en examinant les dossiers des innombrables personnes –
j’en ai même rencontré quelques-unes – placées en détention secrète,
j’ai en fait ressenti un sentiment inverse: les épreuves endurées
par ces prisonniers m’ont profondément touché car ils me sont toujours
apparus comme des êtres humains. Le pire des criminels, même celui
qui mérite la sanction la plus sévère, doit bénéficier d’un traitement
humain et d’un procès équitable. C’est cela d’ailleurs qui fait
de nous une société civile.
237. C’est pour ces raisons qu’il faut s’opposer à la qualification
de «prisonniers fantômes» en rappelant sans cesse que les personnes
détenues dans le cadre d’opérations antiterroristes sont et restent
des êtres humains et, à ce titre, doivent jouir des droits de l’homme
et bénéficier d’un traitement humain comme prescrit par la CEDH.
Dans cette section du rapport, j’ai voulu mettre l’accent sur les
aspects humains des personnes placées en détention secrète.
6.2. Reconstitution des conditions d’une
cellule de détention secrète de la CIA
238. Pour pouvoir pleinement se
rendre compte des conditions physiques et psychologiques endurées
par les personnes arrêtées, je tente dans cette section de reconstituer
dans la mesure du possible les conditions de détention dans une
cellule de la CIA.
239. Une reconstitution de cette nature est la première étape pour
restaurer le respect des droits fondamentaux de l’homme, car elle
nous oblige à nous poser la question: «Qu’en serait-il si les rôles
étaient inversés?» C’est le fondement même des Conventions de Genève.
240. Dans ce contexte, le débat politique aux Etats-Unis à propos
du traitement des détenus a suscité des contributions intéressantes,
dont bon nombre affirment à juste titre que «les problèmes liés
au traitement des détenus soulèvent des questions graves quant aux
valeurs américaines»
. Dans les sphères politiques américaines,
l’Amendement McCain
à
la loi sur le traitement des détenus semble fixer la limite des
actes spécifiques autorisés ou interdits lors de la détention, du
transfert et de l’interrogatoire de prisonniers étrangers. Cette
limite peut être résumée dans les termes suivants:
Si ne serait-ce qu’un Américain était détenu dans ces conditions
ou traité de cette manière et que la population américaine estime
que ce traitement est odieux ou inacceptable, alors l’Amérique ne
devrait pas agir de même avec des prisonniers d’autres nationalités
qu’elle garde en détention.
241. Le fait d’être détenu en dehors
de tout contrôle judiciaire ou de la part du CICR, dans un lieu
inconnu, constitue déjà une forme de torture, comme l’a d’ailleurs
déjà rappelé Louise Arbour, haut-commissaire des droits de l’homme
des Nations Unies. C’est un devoir précis de tous les Etats du Conseil
de l’Europe de ne pas tolérer ce genre de traitements ni sur leur
territoire, ni ailleurs.
242. Dans les paragraphes suivants, j’essaie de traduire au mieux
l’expérience la plus intime et toujours indéniablement humaine de
la détention et de l’interrogatoire dans ces conditions. Cet essai
de reconstitution est subdivisé en cinq titres thématiques: confinement,
isolement et dénuement; conditionnement physique minutieux des prisonniers
et des cellules; surveillance permanente; du prosaïsme aux souvenirs
indélébiles; et pratiques systématiques de stress physique et psychologique.
243. Les témoignages sur lesquels repose ce texte ont été gardés
strictement anonymes – principalement à la demande de ceux qui les
ont livrés – afin de protéger les sources dont ils émanent. Ces
sources sont le plus souvent d’anciens prisonniers ou des personnes
actuellement détenues, des défenseurs des droits de l’homme, ou
des personnes qui ont travaillé à la création ou au fonctionnement
des prisons secrètes de la CIA.
244. L’anonymat des personnes qui ont enduré ces épreuves est également
préservé. Les conditions et les caractéristiques décrites ci-dessous
ont, dans tous les cas, été celles de plusieurs personnes, jamais spécifiquement
celles d’un seul individu.
6.2.1. Confinement, isolement et dénuement
245. Des détenus ont été amenés
dans leurs cellules par des hommes baraqués habillés en noir, portant
des masques qui recouvraient totalement leur visage, et des visières
sombres sur les yeux. Leurs vêtements ont été lacérés et arrachés
et beaucoup de détenus sont restés nus durant plusieurs semaines.
246. Des détenus ne disposaient que d’un seau pour uriner, d’un
bol pour le petit déjeuner et le dîner (servis épisodiquement et
en silence), et d’une couverture.
247. Des détenus ont passé plusieurs mois d’isolement et d’extrême
privation sensorielle dans de minuscules cellules, enchaînés et
menottés en permanence.
248. Des détenus ont reçu de vieilles couvertures noires trop petites
pour qu’ils puissent à la fois s’étendre dessus et s’en couvrir.
249. Des détenus ont reçu de la nourriture inhabituelle, telle
que du bœuf et du riz en boîte, beaucoup d’entre eux ne mangeaient
que pour trouver un peu de chaleur et lutter contre le froid perçant.
250. La nourriture était crue, insipide et souvent versée sans
soin dans un plat peu profond, de sorte qu’il en tombait une partie
à côté. Hormis un mince matelas en mousse pour s’allonger ou se
reposer, les cellules se résumaient à un sol nu et des murs nus.
251. A un certain moment, en 2004, huit personnes étaient détenues
dans les mêmes locaux de la CIA en Europe, mais toutes soumises
à un strict régime d’isolement. Tout contact visuel ou auditif entre
eux était interdit (…) et empêché sauf en cas de décision expresse
de créer des conditions limitées dans lesquelles ils pouvaient se
voir ou entrer en contact parce que cela pouvait servir les objectifs
de recueil d’informations [de la CIA].
252. Une caractéristique commune pour beaucoup de détenus était
le régime d’isolement de quatre mois. Au cours de cette période
de plus de cent vingt jours, absolument aucun contact humain n’était
autorisé, sauf avec des gardes masqués et silencieux. Il ne devait
rien y avoir à quoi l’on puisse se raccrocher. Aucune familiarité, aucun
confort, personne à qui parler, pas d’issue. C’est très long quand
on est seul face à ses pensées.
6.2.2. Conditionnement physique minutieux
des détenus et cellules
253. Au cours du transfert en détention
secrète, tous les prisonniers sont physiquement examinés afin d’évaluer
leur conditionnement et leur état de santé, repérer les éventuelles
blessures ou cicatrices, et en dresser un portrait complet qui servira
d’élément de comparaison une fois en détention. Pour ces examens, pour
lesquels le sujet est totalement déshabillé, il semble qu’ait été
utilisée une carte du corps similaire aux formulaires employés par
les entreprises de location de véhicules lors de la remise des clés
pour relever toutes les marques spécifiques sur la voiture. Dans
tous les cas, avant le transfert, le sujet est filmé ou au moins photographié
nu.
254. L’air de nombreuses cellules provenait d’un orifice de ventilation
situé au plafond, fréquemment réglé de manière à produire des températures
extrêmes: parfois chaudes au point de suffoquer, parfois froides
au point d’être frigorifié.
255. De nombreux détenus ont déclaré que l’air conditionné était
délibérément réglé de manière à rendre la situation inconfortable.
256. Des détenus étaient exposés à certains moments à une surchauffe
de leurs cellules; à d’autres moments, à des courants d’air glacé.
257. Des détenus n’ont jamais bénéficié de la lumière ni de l’obscurité
naturelles, d’autant qu’ayant les yeux souvent bandés ils ne voyaient
rien.
6.2.3. Surveillance permanente
258. Des détenus parlent avec haine
des caméras de surveillance, placées de manière à balayer chaque centimètre
carré de la cellule.
259. Des détenus étaient écoutés par leurs interrogateurs au moyen
de micros cachés dans les murs.
260. Outre la présence de caméras dans les cellules, des gardes
masqués regardaient sans cesse dans la cellule et frappaient à la
porte, intimant aux détenus de se réveiller et de lever les bras
pour montrer qu’ils étaient toujours en vie.
6.2.4. De la banalité aux souvenirs indélébiles
261. Le petit déjeuner était servi
le matin, puis un déjeuner en début d’après-midi. La nourriture
du matin se composait habituellement de deux ou trois portions triangulaires
de fromage non emballées, deux rondelles de tomates, quelques pommes
de terre bouillies, du pain et des olives. L’après-midi, le repas
comprenait habituellement du riz blanc bouilli et des tranches de
viande en conserve.
262. Lors de certaines occasions, dont les fêtes religieuses, des
repas spéciaux comportant de la viande cuite en sauce, des noix
et des dates, des fruits et légumes frais, ou encore des morceaux
de chocolat, étaient servis dans les cellules. Parfois même de petits
extras, tels que des confiseries ou des gâteaux, étaient distribués
dans les cellules.
263. Une vraie routine s’est développée autour de la distribution
des repas. L’ampoule électrique, qui était allumée en permanence,
était brièvement éteinte; la nourriture était distribuée puis la
lumière était rallumée. La porte de la cellule était équipée d’une
trappe pour la distribution des repas mais il était totalement impossible de
prévoir si les gardes allaient introduire le repas par la trappe
ou si la porte serait ouverte et le repas déposé dans la cellule.
264. Des détenus disposaient en guise de toilettes d’un seau de
30 cm de profondeur et 25 cm de diamètre.
265. Par moments, l’alimentation électrique tombait en panne. La
musique s’arrêtait et la lumière s’éteignait. Pendant de courts
moments, on pouvait entendre crier plusieurs personnes, certaines
plus lointaines que d’autres mais tenant toutes des propos incohérents.
6.2.5. Pratiques systématiques de stress
physique et psychologique
266. Les murs des cellules étaient
équipés, à environ 50 centimètres du sol, d’un anneau permettant d’enchaîner
les détenus. Ils portaient des menottes et des fers aux pieds. Ils
étaient régulièrement contraints de se contorsionner et restaient
enchaînés à l’anneau durant des périodes longues et pénibles.
267. La majorité des prisonniers de la CIA a tenté tôt ou tard
de résister ou de protester contre les traitements infligés et les
interrogatoires. Ces efforts se sont pour la plupart avérés vains.
Selon une source ayant participé aux interrogatoires de la CIA:
«Vous savez qu’ils commencent à capituler lorsqu’ils reviennent
vers vous; quand ils se montrent loquaces ou tentent de contester
votre autorité. Alors vous tenez bon (…) et vous les faites craquer.»
268. Le fond sonore le plus courant dans les cellules était un
bourdonnement faible mais constant de bruit blanc diffusé par des
haut-parleurs. D’autres reconstitutions font état d’un vrombissement
extérieur, ressemblant au bruit d’un avion, d’un moteur ou d’un
générateur. Le bruit permanent était ponctué de braillements de
musique occidentale à pleine puissance – rock, rap et battements
assourdissants –, de versets déformés du Coran, ou de bruits irritants
– tonnerre, décollage d’avions, rires tonitruants, cris de femmes
et d’enfants.
269. Des détenus ont été soumis à des bruits et des dérangements
permanents anéantissant toute chance de trouver le sommeil.
270. La musique de torture était mise en route, ou du moins le
volume était considérablement augmenté en punition de prétendues
infractions, telles qu’élever la voix, appeler ou ne pas faire signe
assez vite lorsque les gardes attendaient une réponse des détenus.
271. L’escalade progressive des efforts physiques et psychologiques
imposés, associée dans certains cas à des périodes de pression intense
aux fins de l’interrogatoire, a occasionné chez bon nombre des personnes détenues
par la CIA l’apparition de problèmes psychiatriques et mentaux.
7. Secret et dissimulation: comment les
Etats-Unis et leurs partenaires européens éludent toute responsabilité
pour les opérations clandestines de la CIA
7.1. Etude du cas de M. Khaled El-Masri
272. Les circonstances de l’enlèvement
du citoyen allemand Khaled El-Masri sont exposées en détail dans mon
premier rapport de juin 2006
.
Les circonstances exactes du retour de K. El-Masri en Europe n’ont
pas encore pu être établies à cette occasion.
273. Nous estimons désormais avoir réussi à retracer en détail
l’odyssée de M. El-Masri et à faire toute la lumière aussi sur son
retour en Europe: si nous avons pu le faire, sans pouvoirs ni moyens,
pourquoi les autorités compétentes ne l’ont-elles pas fait? Une
seule explication est possible: elles n’ont aucun intérêt à ce que
soit faite la vérité.
7.1.1. Mise au jour de la «restitution» secrète
«vers son pays d’origine» de M. El-Masri
274. En plus de décrire le système
de détentions secrètes dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, mon
enquête a pour but de faire la lumière sur l’un des mystères non
éclaircis de la «toile d’araignée mondiale», résumé par la question
suivante: au cours de ses opérations occultes, comment la CIA renvoie-t-elle
chez lui un détenu dont elle admet qu’il a été, à la suite d’une
erreur, l’innocente victime d’une «restitution» et d’une détention
secrètes?
275. Notre étude de cas porte sur M. Khaled El-Masri, un citoyen
allemand dont les épreuves subies entre les mains de l’UBK
dans
«l’ex-République yougoslave de Macédoine» et de la CIA en Afghanistan,
du 1er janvier au 28 mai 2004, ont été
documentées en détail dans mon rapport de l’année dernière
. Nous avons pu prouver
l’implication de la CIA dans le transfert de M. El-Masri vers l’Afghanistan
en établissant le lien entre le vol qui l’a amené là-bas – dans
l’appareil N313P au départ de Skopje («l’ex-République yougoslave
de Macédoine») vers Bagdad (Irak) puis Kaboul (Afghanistan), le
24 janvier 2004 – et le transfert connu d’un autre détenu auquel
avait procédé la CIA à bord du même avion deux jours plus tôt, révélant
ainsi l’existence du premier «circuit de restitution»
.
276. A son arrivée en Afghanistan, M. El-Masri a été conduit dans
un lieu de détention secrète de la CIA près de Kaboul et emprisonné
dans une «petite cellule en béton, d’une saleté répugnante»
durant
plus de quatre mois. Dans ce laps de temps, la CIA a découvert que
rien ne pouvait être retenu contre lui et que son passeport était
authentique
mais,
pour une raison inexplicable, a retenu M. El-Masri au secret dans
sa cellule sordide pendant plusieurs semaines encore.
277. M. El-Masri nous a parlé de sa libération tardive du 28 mai
2004, donnant tous les détails dont il pouvait se souvenir
. Cependant, plusieurs questions importantes
restaient bien entendu sans réponse dans sa description des faits,
précisément parce que la CIA ne voulait pas qu’il sache ce qui lui
arrivait. M. El-Masri a eu les yeux bandés tout au long de son vol
de retour pour l’Europe, puis a été aussitôt embarqué sans ménagement
à l’arrière d’une fourgonnette à son arrivée et conduit pendant
plusieurs heures «sur des routes pavées et non pavées, en montagnes
russes». Les hommes qui l’ont transporté parlaient une langue qu’il
ne reconnaissait pas. Lorsqu’on lui a finalement enlevé le bandeau
qu’il avait sur les yeux, M. El-Masri s’est retrouvé dans un lieu
montagneux inconnu, dans l’obscurité, et on lui a donné l’ordre
de suivre un chemin isolé sans se retourner. Il a dit qu’il craignait
«de se faire tirer dans le dos et d’être laissé pour mort», sans
que personne sache comment il était arrivé là.
278. Au cours des trois années suivantes, le cas de M. El-Masri
a fait l’objet de nombreuses enquêtes et rapports, notamment d’une
commission parlementaire d’enquête du Bundestag et de procureurs
allemands, sur lesquels je reviendrai plus bas. Toutefois, à ce
jour, une pièce du puzzle échappait encore aux enquêteurs, à savoir
comment M. El-Masri était revenu d’Afghanistan vers un point inconnu
en Europe
.
279. Aujourd’hui, j’estime être à même de reconstruire les circonstances
du retour d’Afghanistan de Khaled El-Masri: il a quitté Kaboul (Afghanistan)
le 28 mai 2004 à bord d’un avion Gulfstream affrété par la CIA, immatriculé
N982RK, vers une base aérienne militaire en Albanie appelée «Aérodrome
Bezat-Kuçova»
. Nous
avons obtenu de trois sources distinctes de premières informations
sur cette «restitution» extraordinaire vers le pays d’origine et
sommes en mesure de publier les registres de vols de la base de
données Marty en annexe au présent rapport
.
280. Notre équipe a tout d’abord été alertée de l’existence d’un
«circuit de vol» inhabituel dans l’espace aérien européen à la date
en question par un document soumis par les autorités nationales
de l’aviation de la Bosnie-Herzégovine
. Ce
document cite trois «autorisations diplomatiques pour un aéronef
d’Etat», qui auraient été délivrées en relation avec des «mouvements
aériens pour les besoins de la CIA, Etats-Unis». L’autorisation
la plus intéressante, dont j’ai par la suite obtenu copie
, était décrite comme
suit:
«Le
26 mai 2006, une autorisation [a été] délivrée à la compagnie “Richmon
Aviation” [sic] pour un vol charter de voyageurs le jour du 28 mai
2004. Ligne: Auki/Gwaunaru’u – Sarajevo – Prag. Type de l’aéronef:
Gulsstrim III [sic], immatriculation et indicatif N982RK qui est
aussi son signal d’appel.»
281. Trois éléments de cette autorisation ont attiré notre attention:
le rôle de la société d’affrètement Richmor Aviation
; l’idée
étrange qu’un Gulfstream III puisse voler de l’aéroport d’Auki/Gwaunaru’u,
dans les îles Salomon, jusqu’à Sarajevo
;
et la mention du 28 mai 2004, que nous savions être la date où Khaled
El-Masri a été relâché. Le premier de ces trois éléments était la
clé qui devait nous permettre de localiser les registres de vol
de l’appareil N982RK; le deuxième était la preuve d’une diversion
de la part de la CIA pour dissimuler la provenance réelle de l’appareil,
à savoir l’aérodrome de Bezat-Kuçova; et le troisième était la concordance que
nous recherchions pour résoudre le mystère des circonstances du
retour de M. El-Masri vers l’Europe.
282. Depuis lors, des personnes intérieures à la CIA nous ont confirmé
que l’Albanie était bien le pays vers lequel l’agence avait choisi
d’envoyer M. El-Masri depuis l’Afghanistan. Ces sources américaines
nous ont informés que la CIA avait tout d’abord demandé à «l’ex-République
yougoslave de Macédoine» si elle accepterait une «restitution» «en
sens inverse» de celle de janvier 2004, mais qu’elle s’était heurtée
à une fin de non-recevoir: «Vous imaginez bien que c’est la dernière
chose que voulaient les Macédoniens! Ils n’avaient aucune raison
de récupérer le problème.»
283. Le deuxième choix de la CIA, l’Albanie, était favorable d’un
point de vue géographique puisqu’il permettait de conduire M. El-Masri
à la frontière macédonienne dès son arrivée, et ainsi de le relâcher
dans un état de désorientation pouvant nuire à sa crédibilité s’il
rendait son histoire publique. D’un point de vue politique, l’Albanie
s’est également avérée un partenaire bilatéral disposé à servir
de «dépotoir»
(«dumping ground» ) aux Etats-Unis pour se débarrasser
des détenus indésirables de la «guerre contre le terrorisme». Au
moins huit anciens prisonniers de Guantánamo restent bloqués en
Albanie
parce
que leur statut de réfugié ne leur permet pas de rentrer chez eux
auprès de leurs familles.
284. A la fin des épreuves qu’il a subies, M. El-Masri n’a pas
reçu une balle dans le dos mais s’est trouvé face aux policiers
d’un poste de contrôle qui s’est révélé être situé à la frontière
entre «l’ex-République yougoslave de Macédoine» et l’Albanie. De
là, il a effectué un trajet en voiture de près de six heures vers
Tirana, capitale de l’Albanie, et a été renvoyé chez lui en Allemagne
sur un vol commercial reliant l’aéroport Mère-Teresa à Francfort.
Il a reçu une carte d’embarquement pour son vol final et son passeport
a été tamponné d’un visa de sortie albanais, le 29 mai 2004.
285. En plus de l’élucidation de l’énigme du retour de K. El-Masri
en Europe, cette affaire connaît de nouveaux développements liés
en particulier aux activités du parquet de Munich, aux débats de
la commission parlementaire d’enquête du Bundestag allemand (Untersuchungsausschuss), à l’action
civile engagée par M. El-Masri contre la CIA devant les tribunaux
américains, et, enfin et surtout, à la situation personnelle de l’intéressé.
286. L’action en justice engagée à l’encontre des kidnappeurs de
M. El-Masri devant le parquet de Munich est toujours en cours. A
l’initiative du procureur, des mandats d’arrêts internationaux ont
été délivrés contre 13 agents de la CIA suspects en janvier 2007
. Les autorités
judiciaires bavaroises n’ont interféré en aucune manière dans l’émission
de ces mandats d’arrêt, mais aucun progrès n’a pour l’instant été
réalisé en ce qui concerne l’arrestation des personnes concernées
ni même leur identification sous leur nom véritable.
287. En Allemagne – contrairement à l’Italie – il n’est pas possible
de juger des prévenus par contumace. En réponse à la demande officielle
d’entraide judiciaire adressée aux autorités macédoniennes début
2006, les procureurs n’ont obtenu que la «version officielle» des
événements telle qu’elle avait déjà été publiée par les autorités
.
288. Par ailleurs, aucun progrès n’a été réalisé dans l’identification
de «Sam», l’agent germanophone qui aurait accompagné M. El-Masri
lors de son retour d’Afghanistan
.
Il a récemment été révélé
que
le ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Schily, était personnellement
présent à Kaboul au moment où «Sam» a annoncé à M. El-Masri son
rapatriement prochain. Cependant, le procureur ne voit aucune relation
entre la présence de M. Schily et les allégations de M. El-Masri
lui-même selon lesquelles «Sam» serait en fait un agent fédéral
allemand.
289. Il a été révélé que les lignes téléphoniques de l’avocat de
M. El-Masri, M. Gnjidic, ont été placées sur écoute de janvier à
mai 2006 sur ordre du parquet. A l’époque, de longues conversations
téléphoniques avaient eu lieu entre M. Gnjidic et mon collaborateur
dans le cadre du mandat qui m’a été confié par l’Assemblée parlementaire.
Le procureur en charge de l’affaire
m’a
informé que les écoutes téléphoniques, autorisées par le tribunal
comme le prévoit la loi
, avaient pour but de documenter
les éventuelles tentatives des auteurs suspectés de l’enlèvement
de contacter M. Gnjidic afin de proposer un arrangement à M. El-Masri. Ces
contacts n’ayant pas eu lieu, il a été mis fin aux écoutes téléphoniques.
M. Gnjidic, qui n’avait pas été averti au préalable de sa mise sur
écoute, a présenté un recours contre la décision autorisant la procédure
de mise sous surveillance. Sa prolongation au-delà du mois de mars
a été jugée illégale en appel, mais la légalité des écoutes initiales
a été confirmée. M. Gnjidic a par la suite déposé une plainte
(Verfassungsbeschwerde) contre l’autorisation
des écoutes initiales devant la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht).
Dans l’argumentation qu’il a soumise à cette cour
,
le ministère fédéral de l’Intérieur a indiqué qu’il estimait ces
écoutes justifiées. Le 17 mai 2007, la Cour constitutionnelle fédérale
a jugé que les écoutes avaient violé le droit constitutionnel de
M. Gnjidic au respect de sa vie privée.
290. Bien que la commission parlementaire d’enquête du Bundestag
(UA) n’ait pas encore achevé ses travaux, les membres de cet organe
sont aujourd’hui persuadés de la véracité du récit de M. El-Masri
. En d’autres termes, il ne fait plus
aucun doute que la version officielle des autorités macédoniennes
est erronée
.
Cela confirme notre conviction que ces dernières ont sciemment caché
la vérité.
291. Des désaccords subsistent entre les représentants du Gouvernement
allemand et ceux des partis d’oppo- sition au sein de la commission
d’enquête du Bundestag sur la question de savoir dans quelle mesure les
différentes autorités allemandes ont été impliquées ou du moins
ont eu connaissance de l’affaire El-Masri, et à partir de quel moment.
Les témoignages d’un employé des Télécoms et d’un collaborateur
subalterne des services de renseignements allemands – selon lesquels
l’ambassade allemande à Skopje aurait été informée de la détention
de M. El-Masri avant son transfert en Afghanistan – n’ont pas été
jugés suffisamment concluants par la majorité de la commission pour
engager la responsabilité des dirigeants politiques
.
292. Sur un plan plus général, les membres de l’opposition de la
commission d’enquête ont fait part de leur frustration, estimant
que l’exécutif limitait les possibilités offertes à la commission
d’élucider cette affaire en invoquant le secret d’Etat et en refusant
à ce titre l’accès à des dossiers ou des témoignages clés. Les informations
relevant du «domaine essentiel de la responsabilité propre de l’exécutif»
ainsi que celles nécessitant d’être tenu secrètes dans l’intérêt
supérieur de l’Etat
(Staatswohl) ne
sont pas accessibles à l’UA même en réunion à huis clos. C’est l’exécutif
qui décide lui-même quelles informations relèvent de ce domaine privilégié,
a priori soustrait à tout contrôle parlementaire; la tendance en
cours est d’étendre cette notion de sphère réservée à l’exécutif,
ce que les membres de l’opposition de l’UA ne manquent pas de dénoncer.
Ceux-ci viennent de décider de saisir la Cour constitutionnelle
fédérale sur ce point
. Même
les informations classées qui ne relèvent pas de ce domaine privilégié
doivent être traitées à huis clos au sein de la commission parlementaire,
ce qui signifie que les membres de l’UA ne peuvent pas en informer
le public; cela aussi a été déploré par certains parlementaires
.
293. Le procureur Hofmann, qui a également témoigné devant l’UA,
avait transmis le dossier complet à cette dernière, y compris les
éléments classés «secrets». Mais au cours de son témoignage public,
il s’est vu contraint de taire certaines informations portant sur
les documents classés secrets. Sa proposition de discuter des documents
classifiés à l’occasion d’une session à huis clos n’a pas été retenue,
bien que cette procédure ait été appliquée pour d’autres témoins.
294. Le travail de l’UA a déjà eu pour conséquence de sensibiliser
davantage le Gouvernement allemand et son administration quant aux
aspects relevant des droits de l’homme et de la prééminence du droit
. Récemment, l’UA s’est mis d’accord
pour faire usage, pour la première fois, de la possibilité prévue
dans la loi régissant les commissions d’enquête de nommer un
«enquêteur spécial» à compter de la pause parlementaire d’été
2007, chargé de procéder à une enquête pour le compte de l’UA sur
les vols de la CIA et les «restitutions» .
295. Entre-temps, l’action civile intentée par M. El-Masri aux
Etats-Unis contre la CIA est entrée dans sa phase finale: après
le rejet de la plainte en première instance pour cause de secret
d’Etat, confirmé en appel
,
M. Gnjidic a annoncé le 30 mai 2007 son intention de saisir la Cour
suprême américaine.
296. Face à cette situation, M. El-Masri continue de souffrir des
conséquences psychologiques graves engendrées par les épreuves endurées.
Il a été à plusieurs reprises victime d’attaques personnelles dans
les médias locaux et a été dans l’impossibilité de trouver un emploi
au cours des trois dernières années. En janvier 2007, il s’en est
pris violemment à un responsable de la formation professionnelle
qui, à son avis, l’avait traité de manière injuste. Le 17 mai 2007,
il a été arrêté à Neu-Ulm, soupçonné d’être à l’origine d’un incendie volontaire,
puis placé en hôpital psychiatrique
.
Ce développement dramatique de la situation personnelle de K. El-Masri
ne fait que confirmer la pertinence des appels réitérés de son avocat,
Me Gnjidic, selon lequel M. El-Masri
avait désespérément besoin d’une immédiate prise en charge psycho-sociale
post-traumatique assurée par des professionnels
. Selon sa thérapeute
actuelle
,
les tiraillements entre sa prise en charge post-traumatique et la
pression exercée par les différentes procédures en cours chargées
d’établir les faits n’ont fait qu’aggraver les problèmes de K. El-Masri.
297. Il est donc d’autant plus regrettable que M. El-Masri n’ait
pas encore reçu des excuses officielles pour les exactions dont
il a été victime, alors même que M. Schily a déclaré devant le Untersuchungsausschuss
que M. El-Masri était innocent et que les Américains ont présenté
des excuses au Gouvernement allemand depuis fort longtemps.
298. Les développements dans l’affaire El-Masri suscitent un certain
nombre de commentaires.
7.1.2. Le «vide juridique»: déni de toute
responsabilité envers M. El-Masri en Allemagne et aux Etats-Unis
299. Dans l’état actuel de l’affaire,
M. El-Masri est dans l’incapacité de demander des comptes aux responsables
pour les épreuves qu’il a endurées, que ce soit en Allemagne ou
aux Etats-Unis. Le cœur du problème est la doctrine du «secret d’Etat»,
qui à l’heure actuelle constitue un obstacle absolu aussi bien à
la poursuite effective des kidnappeurs de M. El-Masri en Allemagne
qu’à l’établissement complet des responsabilités de la part la commission
parlementaire et à l’action civile contre la CIA aux Etats-Unis.
300. Comme Me Gnjidic l’a fort justement
remarqué dans le cadre de sa plainte contre les écoutes téléphoniques
mises en place à son encontre, alors que la sphère du secret professionnel
– la relation traditionnellement protégée entre un avocat ou un
médecin et son client ou entre un journaliste et ses sources – se
réduit progressivement, celui du secret d’Etat prend de plus en
plus d’ampleur. Dans ces conditions, «l’égalité des armes» – qui
fait partie des exigences d’un «procès équitable» en vertu de l’article
6 de la CEDH – devient un principe privé de tout contenu
.
301. La Cour suprême des Etats-Unis, si elle décide de se pencher
sur le dossier de M. El-Masri, ainsi que la Cour constitutionnelle
fédérale allemande, saisie par les membres de la minorité de la
commission parlementaire du Bundestag, devront prendre position
sur la mesure dans laquelle l’exécutif est autorisé à agir dans
le secret le plus total, sans possibilité de contrôle judiciaire
ni parlementaire de ses actions. Dans ce domaine, nous avons d’un
côté les avocats et les magistrats – favorables à un contrôle judiciaire
et/ou parlementaire –, de l’autre l’administration, notamment les
agences de renseignements et autres services spéciaux, revendiquant
la liberté d’agir dans le secret au nom de prétendus intérêts supérieurs
de l’Etat. La plainte constitutionnelle de Me Gnjidic
contre les écoutes téléphoniques a par contre eu le mérite de contribuer à
définir plus clairement la sphère du secret professionnel.
302. Il s’agit indiscutablement de questions essentielles aussi
bien dans une optique de la défense des droits de l’homme que dans
une perspective de la lutte contre le terrorisme. Le fait de court-circuiter
les mécanismes de contrôle judiciaire et parlementaire ne rend pas
plus efficace la lutte contre le terrorisme. Au contraire, ce vide
ne peut que favoriser l’arbitraire et des dérives de toutes sortes.
Si certaines modalités opérationnelles doivent nécessairement rester
très confidentielles, rien ne s’oppose à que soient mises en place
des procédures transparentes de surveillance a posteriori. Continuer
à opposer le secret d’Etat des années après les faits apparaît inadmissible
dans une société démocratique.
303. Le secret d’Etat ne peut, d’autre part, en aucun cas justifier
ou couvrir des activités criminelles et des violations graves des
droits de l’homme. Du point de vue du principe de la prééminence
du droit, l’arrêt de la Cour d’appel américaine (4e circuit)
dans l’affaire de K. El-Masri
est
décevante et regrettable: certes, elle reconnaît qu’il appartient
aux tribunaux de décider de l’étendue à donner au secret d’Etat
, mais
en même temps elle adopte une position extrêmement restrictive quant
au rôle du contrôle judiciaire; la Cour insiste ainsi sur l’obligation
pour le tribunal de considérer avec «les plus grands égards» les
responsabilités de l’exécutif
. Ces
«égards» vont jusqu’au point que, «dans certaines circonstances,
un tribunal peut estimer que le fait même que l’exécutif explique
pourquoi il ne peut être répondu à une question créerait un danger
inacceptable de divulgation préjudiciable. (…) En pareille situation,
un tribunal est tenu d’agréer la demande de protection par le secret
d’Etat sans autre exigence»
.
304. On est en droit de se demander si de pareils raisonnements
sont encore compatibles avec les principes fondamentaux d’un Etat
fondé sur la prééminence du droit. La jurisprudence de la Cour suprême
américaine citée à l’appui de cette très généreuse interprétation
de la doctrine du secret d’Etat
remonte
au XIXe siècle et aux pires périodes
de la guerre froide, lorsqu’il existait une confiance quasi aveugle
dans l’infaillibilité et l’incorruptibilité de ses propres services
secrets. Il est à espérer que la Cour suprême des Etats-Unis saisira l’occasion
de l’affaire El-Masri pour une nouvelle analyse et une mise à jour
de la «doctrine du secret d’Etat» pour la mettre en conformité avec
l’évolution qui a eu lieu aussi bien dans la mise en œuvre du principe
de la séparation des pouvoirs que de celui de la transparence exigée
dans une société véritablement démocratique.
305. Dans l’affaire Fitzgerald
,
une autre cour d’appel des Etats-Unis fait observer à juste titre
que, «[quand] le secret d’Etat est dûment justifié, il en résulte
une injustice pour les individus parties à un procès – du fait de
la perte d’importants éléments de preuve ou du classement de l’affaire
– dans le but de protéger un intérêt public supérieur». Comment
peut-on sérieusement soutenir que des informations établissant la responsabilité
d’agents de l’Etat dans le cadre de violations graves des droits
de l’homme présentent un «intérêt public supérieur» digne d’être
protégé dans une société démocratique?
306. Le principe de retenue de la part du pouvoir judiciaire (judicial self-restraint) est certainement
une bonne chose, mais cela devient une véritable perversion lorsque
cela a pour résultat que la justice va jusqu’à renier sa propre
mission et implique l’impunité pour des auteurs de violations graves
des droits de l’homme.
307. Les juges, les procureurs et les avocats ne peuvent pas être
considérés a priori comme des risques pour la sécurité nationale,
pas plus que d’autres agents de l’Etat eux-mêmes. S’il est nécessaire
de sauvegarder des secrets d’Etat légitimes qui peuvent fort bien
être enchevêtrés avec des secrets illégitimes, le personnel judiciaire
participant aux procédures dans lesquelles interviennent des secrets
d’Etat peut être soumis à une procédure spécifique de contrôle ou
d’habilitation, comme il est de mise dans certaines juridictions,
et placés dans l’obligation de garder confidentielles les données
auxquelles ils ont accès
.
308. Pour que les responsabilités soient établies, il ne faut pas
permettre – et rien n’oblige à le faire – que des informations relatives
à des violations graves des droits de l’homme commises par des agents
de l’Etat soient protégées par la notion de secret d’Etat ou de
sécurité nationale.
309. Ce qui s’applique aux tribunaux doit également s’appliquer
aux commissions d’enquête parlementaires: l’exécutif ne doit pas
être autorisé à faire obstacle aux enquêtes sur ses propres infractions
éventuelles en classifiant les informations pertinentes.
7.1.3. La Commission d’enquête parlementaire
allemande et le travail des procureurs à Munich
7.1.3.1. La Commission d’enquête parlementaire
du Bundestag
310. La Commission d’enquête parlementaire
allemande chargée d’établir les faits dans l’affaire El-Masri est un
cas emblématique. Certes, il faut se féliciter que le Bundestag
ait pris la décision de vouloir procéder à une enquête sérieuse
au sujet de l’affaire El-Masri et des agissements éventuellement
répréhensibles des services spéciaux allemands. On ne peut cependant
que déplorer que la majorité des membres de la commission se soit
jusqu’à présent contentée de recevoir une documentation très incomplète
car censurée par le gouvernement. La commission s’est d’autre part
souvent empressée d’accepter les motivations avancées par des témoins
pour refuser de témoigner: à chaque fois il s’agissait du «secret
d’Etat» ou de la doctrine de l’activité et de la responsabilité
propre à l’exécutif
(exekutive Eigenverantwortung).
Il convient également de préciser que la commission permanente chargée
de superviser les activités des services secrets (Parlamentarisches
Kontrollgremium (PKG)) a accès aux informations secrètes
,
et que la Commission d’enquête parlementaire a pu prendre connaissance
à huis clos de certains documents classés secrets et de dépositions
de témoins portant sur des informations classées secrètes. L’objet
de la controverse entre les représentants de la majorité et ceux
de la minorité concerne la mesure dans laquelle les parlementaires peuvent
exiger d’avoir accès aux documents classés secrets et l’usage public
qu’ils peuvent en faire s’ils estiment que leurs électeurs doivent
être informés de l’affaire en question. Une clarification s’impose
sur un plan général, aussi pour l’avenir. La Commission d’enquête
parlementaire remplit un mandat de contrôle dans l’intérêt du parlement
dans son ensemble, et son travail ne doit pas être influencé en
premier lieu par des considérations de confrontation politique à
court terme
.
Dans un système démocratique, toute majorité peut devenir minorité
lors des élections suivantes et a donc intérêt à protéger le contrôle
parlementaire des actions de l’exécutif. C’est pourquoi je me félicite
de la décision des membres de l’opposition de la Commission d’enquête
parlementaire de saisir la Cour constitutionnelle fédérale afin
qu’elle définisse plus clairement le champ d’application de la doctrine
du domaine de responsabilité propre de l’exécutif (
«exekutive Eigenverantwortung» ).
311. Ma dernière remarque concernant la Commission d’enquête parlementaire
du Bundestag a trait à l’accueil de ses travaux par l’opinion publique.
Les travaux de la commission ont révélé des aspects fort contestables
de certaines décisions de l’ancien ministre chargé de la coordination
des services spéciaux (aujourd’hui ministre des Affaires étrangères),
notamment dans l’affaire Kurnaz; ce dernier, détenu à Guantánamo,
aurait pu apparemment être libéré bien avant par les Etats-Unis
si seulement les autorités allemandes avaient été d’accord pour
le rapatrier
. Si certains médias
ont soulevé la question du maintien au gouvernement de ce ministre,
sa popularité, selon des sondages d’opinion, n’en a nullement souffert,
bien au contraire. Les affaires El-Masri et Kurnaz, contre lesquels
aucune responsabilité n’a pu être retenue et qui sont passés par
des épreuves extrêmement dures – des mois et des années de détention
illégale sans aucun mot d’excuse ni le versement d’aucune indemnité
– ont déclenché des commentaires déplaisants de la part de la presse
tabloïde à l’égard de ces deux personnes d’origine arabe et de religion
musulmane
.
Le succès apparent de cette stratégie médiatique peut également
être le symptôme d’une islamophobie latente
, qui est inquiétante et
devrait inquiéter les responsables politiques et les acteurs de
la société civile.
7.1.3.2. Le parquet de Munich
312. Les procureurs de Munich continuent
à rencontrer des difficultés en raison du refus des autorités américaines
et de celles de «l’ex-République yougoslave de Macédoine» de collaborer
à la recherche de la vérité. L’assistance des autorités de ces pays
est indispensable pour prouver les faits et établir les responsabilités.
Il est désormais établi que les réponses données par les autorités
macédoniennes ne correspondaient nullement à la vérité. Une nouvelle
requête d’assistance avec des questions très précises semblerait
devoir s’imposer.
7.1.4. «L’ex-République yougoslave de Macédoine»:
tromperie et refus de sa responsabilité
313. Une commission parlementaire
macédonienne est parvenue le 18 mai dernier à la conclusion que
les services secrets du pays «n’avaient pas outrepassé leurs pouvoirs»
dans l’affaire El-Masri
.
Selon les médias, le président de cette commission, M. Rahic, aurait
déclaré que «tant que le récit de M. El-Masri n’aurait pas été confirmé
et que l’on ne nous aurait pas présenté des preuves formelles, nous
nous fierions au ministère de l’Intérieur». De tels propos paraissent
assez téméraires, même en tenant compte du fait que lorsqu’ils ont
été prononcés le présent rapport n’était pas encore publié; cependant,
les faits nouveaux rendus maintenant publics devraient finalement
activer la «volonté de cette commission et du Parlement de la République
de Macédoine de mener une enquête approfondie et d’élucider entièrement
cette affaire», comme l’aurait assuré M. Rahic.
314. La «version officielle» du séjour involontaire de M. El-Masri
dans «l’ex-République yougoslave de Macédoine» est indéniablement
devenue insoutenable, à la lumière aussi bien des travaux de la
Commission d’enquête parlementaire du Bundestag que des informations
que nous estimons être à même de fournir au sujet des modalités
du retour secret de M. El-Masri en Europe. Il est désormais grand
temps pour les responsables de cette tromperie – vis-à-vis du Bundestag
allemand, des procureurs de Munich, du Parlement européen et du
Conseil de l’Europe – de présenter des excuses au malheureux protagoniste
de cette affaire et de dévoiler une fois pour toutes la vérité complète.
On a le sentiment que la responsabilité de ce refus de dire la vérité
incombe aux plus hauts représentants de l’Etat, qui ont vraisemblablement
orchestré la présentation de cette version officielle
. Dans l’intérêt de la restauration
de la confiance mutuelle indispensable à la coopération européenne
dans ce domaine sensible, j’invite instamment le Président et le Parlement
macédoniens à collaborer dans la recherche de la vérité sans plus
attendre.
315. L’exemple positif de la Bosnie-Herzégovine, qui a pleinement
reconnu les faits relatifs à «son» affaire de «restitution»
, mérite d’être rappelé ici.
Les autorités de ce pays ont fait preuve de responsabilité et de sincérité
et il convient aussi de les féliciter pour la récente élection de
la Bosnie-Herzégovine, par l’Assemblée générale des Nations Unies,
comme membre du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies
.
7.2. Complicité et responsabilité dans
d’autres affaires de «restitution»
7.2.1. Le rôle des autorités italiennes dans
l’affaire Abou Omar
316. Les nouveaux développements
dans cette affaire, évoqués en détail dans le rapport de juin 2006
, incluent de nouveaux mandats
d’arrêt délivrés le 3 juillet 2006 contre quatre autres citoyens
américains, dont Jeffrey Castelli, le directeur du bureau italien
de la CIA au moment de l’enlèvement, portant ainsi à 26 le nombre
total de mandats d’arrêt contre des agents américains. En juillet
2006, deux mandats ont également été délivrés contre des agents
italiens travaillant pour le SISMI, le Service de renseignements
militaires (MM. Pignero et Mancini). En novembre 2006, le parquet
de Milan avait rempli toutes les formalités techniques permettant
la transmission des demandes d’extradition concernées aux autorités
américaines par le ministre italien de la Justice. Mais, à ce jour,
le ministre n’a toujours pas transmis ces demandes. Il n’est pas
inutile de rappeler que le traité d’assistance judiciaire entre
les Etats-Unis et l’Italie prévoit expressément l’extradition des propres
ressortissants.
317. En novembre 2006, M. Pollari a été relevé de ses fonctions
de directeur du SISMI «dans le cadre d’une réorganisation des services
secrets»
.
318. Dans un courrier qu’il a pu faire sortir clandestinement de
sa prison en Egypte (publié par le
Chicago Tribune et
le
Corriere della Sera le
7 janvier 2007), Abou Omar décrit en détail son enlèvement en Italie
et les abominables tortures auxquelles il a été soumis en Egypte,
qui vont bien au-delà des méthodes déshumanisantes employées par
la CIA dans son propre réseau de prisons secrètes
.
319. En février 2007, 26 citoyens américains et sept italiens,
dont M. Pollari, ont été officiellement inculpés, le procès devant
s’ouvrir le 8 juin 2007
. M. Pollari, seul accusé à comparaître
au cours de l’audience préliminaire, a souligné que les services
de renseignements italiens n’avaient joué aucun rôle dans l’enlèvement
allégué. Il a également indiqué au juge ne pas être en mesure d’assurer
correctement sa défense car les documents clarifiant sa position
ne pouvaient être utilisés au cours des débats, en raison des secrets d’Etat
qu’ils contenaient
.
En fait, les preuves recueillies par le parquet sont écrasantes:
le SISMI avait été informé de l’opération Omar et des agents italiens
ont bel et bien pris part à l’opération.
320. En février et en mars, le Gouvernement italien a demandé à
la Cour constitutionnelle, d’annuler l’ordonnance de renvoi des
33 prévenus dans l’affaire d’Abou Omar, le parquet ayant outrepassé
ses compétences en utilisant des documents classés secrets et en
procédant à des écoutes téléphoniques des conversations d’agents
des services secrets italiens dans le cadre de la poursuite des
personnes suspectées. La Cour constitutionnelle a déclaré admissibles
les deux recours du gouvernement, mais ne s’est pas encore, jusqu’à
ce jour, prononcée sur le fond
. Le Premier ministre italien, Romano
Prodi, a déclaré
que
les informations importantes concernant la coopération entre la
CIA et les services de renseignements militaires italiens relevaient
du secret d’Etat et que sur l’affaire Abou Omar «il suivait la ligne
de Berlusconi»
. Pire encore: le gouvernement
précédent n’avait pas soulevé expressément le secret d’Etat, alors
que le ministre de la Justice actuel n’a pas hésité à saisir la
Cour constitutionnelle, estimant que les magistrats milanais avaient
empiété dans le domaine réservé de l’exécutif.
321. Mais comment oublier qu’un haut fonctionnaire italien – le
général Pollari, responsable des services de renseignements militaires
– a menti d’une façon éhontée devant le Parlement européen? Comment
expliquer le silence assourdissant des gouvernements Berlusconi
et Prodi face à l’enlèvement d’Abou Omar – bénéficiant du statut
de réfugié – par un commando américain et au sabotage que cette
opération a constitué pour une importante enquête antiterrorisme
conduite par le parquet de Milan?
322. Dans mon précédent rapport j’avais déjà eu l’occasion de rendre
hommage à la compétence et à la grande qualité du travail de magistrats
et des services de police de Milan. Il est affligeant de voir aujourd’hui
à quel genre de traitement sont soumis des magistrats de la valeur
d’Armando Spataro et de Ferdinando Pomarici, des procureurs engagés
depuis des années, non sans encourir de grands risques personnels,
dans la répression du terrorisme, une lutte qu’ils ont toujours
menée avec efficacité et dans le strict respect des règles d’un
Etat fondé sur la primauté du droit. On est arrivé maintenant au
point de dénoncer ces magistrats pour violation du secret d’Etat!
323. En Italie, comme en Allemagne, indépendamment de l’alternance
des forces politiques au pouvoir, on a apparemment choisi la même
ligne de conduite: préserver à tout prix les relations (et surtout
les intérêts) avec le puissant allié en invoquant le «secret d’Etat»
chaque fois qu’une vérité désagréable pourrait éclater au grand jour.
Cela permet aussi de couvrir des comportements contraires à la loi
et permet aux services du gouvernement d’échapper à leurs responsabilités.
Il s’agit également d’une très grave entrave à l’indépendance du
système judiciaire.
324. Notre collègue, Christos Pourgourides, a démontré dans son
rapport adopté par l’Assemblée en avril 2007 sur l’«équité des procédures
judiciaires dans les affaires d’espionnage ou de divulgation de
secrets d’Etat»
comment
des législations vagues et trop larges sur le secret d’Etat ont
été contournées pour emprisonner et réduire au silence des scientifiques,
des journalistes et des avocats indépendants ainsi que des personnes
qui avaient dénoncé des abus
(«whistle-blowers»).
La présente enquête montre que les concepts vagues et trop larges
de secret d’Etat font également obstacle à la responsabilité de
l’exécutif pour des violations flagrantes des droits de l’homme.
A l’instar de M. Pourgourides, qui a fort justement constaté qu’une
information se trouvant déjà dans le domaine public ne peut être
un «secret d’Etat»
, nous devons parvenir à faire admettre
que les informations concernant des violations graves des droits
de l’homme commises par les autorités exécutives ne soient pas tues
au motif qu’il s’agit de secrets d’Etat. Je ne peux que souhaiter
le succès à mon ami Armando Spataro dans sa lutte pour ces principes
en Italie.
7.2.2. Le rôle des autorités canadiennes
dans l’affaire Maher Arar
325. Après le tableau plutôt sombre
que nous ont offert les attitudes de plusieurs gouvernements européens, il
est réconfortant de mentionner un exemple positif, celui du Canada,
membre observateur auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil
de l’Europe.
326. Le cas de Maher Arar, citoyen canadien enlevé à New York et
soumis à la torture dans une prison syrienne, doit servir d’exemple
aux Etats européens pour démontrer que ce genre d’affaires peut
être appréhendé d’une façon plus digne et plus conforme à un Etat
de droit.
327. Une commission spéciale
a mené
une enquête séparée et procédé à un examen approfondi des différents
aspects politiques dans le but d’établir les faits et de tirer les
conséquences des lacunes qui sont apparues dans cette affaire. Le
«Rapport sur les événements concernant Maher Arar – Analyse et recommandations»
(364 pages) – a été publié en juillet 2006. Le site web officiel
de la commission fournit d’amples informations sur le mandat de
l’enquête, le rôle du commissaire et celui des avocats de la commission,
et les règles de procédure. Il contient également des documents
très détaillés relatifs à l’enquête sur les faits menée par la commission
(y compris des transcriptions des audiences publiques, des résumés des
audiences à huis clos, des rapports des témoins experts et le «Rapport
de l’enquêteur spécial»). Des informations similaires ont été publiées
en ce qui concerne l’examen des aspects politiques.
328. Dans le cadre de ce rapport, je ne dispose malheureusement
pas des ressources pour analyser et commenter en détail ces importants
travaux. C’est très regrettable. Il est toutefois hautement souhaitable
que l’on s’inspire des travaux de la commission d’enquête canadienne
dans le processus de suivi des recommandations de l’Assemblée par
le Comité des Ministres, pour garantir que des abus et des erreurs similaires
ne puissent se reproduire dans nos Etats membres.
329. Il n’est pas surprenant que, dans l’affaire de Maher Arar,
la commission ait une nouvelle fois été confrontée à la question
du secret d’Etat et de la sécurité nationale. Mais contrairement
à l’Europe et aux Etats-Unis, le Canada semble avoir trouvé une
solution viable permettant de sauvegarder à la fois le devoir de
rendre compte et les intérêts véritables de la sécurité nationale.
Pour simplifier, le commissaire, un magistrat expérimenté, a pu
accéder à l’ensemble des informations requises. Certains documents
considérés comme secrets par le gouvernement dans l’intérêt de la
sécurité nationale, de la défense nationale ou des relations internationales
ont été examinés dans le cadre d’une procédure contradictoire et
n’ont pas été reproduits dans la version publique du rapport (tout
en signalant cependant les omissions). De cette façon ce n’est pas
le gouvernement qui est le seul juge pour décider ce qui doit être
considéré comme secret d’Etat. Une telle procédure mérite la plus
grande attention pour la préparation du mandat du nouveau mécanisme d’investigation
du Conseil de l’Europe que nous proposons de créer.
330. Le commissaire de l’enquête, le juge Dennis O’Connor, s’est
déclaré «en mesure d’affirmer catégoriquement qu’aucune preuve n’indique
que M. Arar a commis quelque infraction que ce soit ou que ses activités
constituent une menace pour la sécurité du Canada»
–
disculpant ainsi sans équivoque M. Arar. Il a précisé qu’il était
«convaincu d’avoir été capable d’examiner toute l’information canadienne
pertinente dans le cadre du mandat», qu’il avait «entendu une partie
de la preuve lors d’audiences à huis clos, et [que] dans la version
publique du présent rapport, [il n’était] pas en mesure de faire
référence à toute la preuve entendue lors de ces audiences. Toutefois,
[il était] heureux d’indiquer qu’[il était] capable de publier toutes
[s]es conclusions et recommandations, y compris celles qui sont
fondées sur la preuve entendue durant les audiences à huis clos»
.
331. Je souhaiterais conclure en citant M. Arar lui-même
, qui
a parfaitement décrit le rôle et la fonction du principe de responsabilité:
«Le but n’est pas ici de chercher une quelconque revanche; il s’agit
d’améliorer nos institutions et de servir de modèle au reste du
monde. La responsabilité est au cœur de notre démocratie. Elle est
le pilier fondamental qui distingue notre société des Etats policiers.»
332. Expliquant comment il avait été en mesure de surmonter la
torture, l’incapacité de trouver un emploi et le stress lié à l’enquête,
il écrit: «Je tire ma force de ma foi, de l’amour, de la sollicitude
et de l’énergie de mon épouse, et du soutien et de la générosité
des Canadiens. J’ai redécouvert le Canada au travers de son peuple, un
peuple qui m’a rendu fier d’être canadien.»
333. Ces mots sont impressionnants dans la bouche d’un homme détenu
durant un an dans les conditions les plus abjectes et ayant subi
la torture dans une prison des services secrets syriens, remis à
ces derniers par la CIA qui a pu compter sur la collaboration de
leurs collègues canadiens, lesquels ont fourni des informations totalement
infondées sur ses prétendus liens avec Al-Qaida. L’épreuve de M. Arar
s’est poursuivie aussi lors de son retour au Canada, retardé par
toutes sortes de pannes, et caractérisé par des fuites organisées d’informations
tendant à le discréditer et à essayer de justifier le comportement
des services responsables de cet enlèvement.
334. L’attitude du Canada mérite d’être soulignée pour la façon
dont les institutions ont su traiter cette affaire grave et délicate.
La société canadienne a su aussi rester imperméable aux tentatives
de conditionnement d’une certaine presse et n’a pas hésité à manifester
sa solidarité envers celui qui avait subi une telle injustice
. M. Arar a également bénéficié
d’une assistance psychosociale et a reçu une indemnité substantielle
du gouvernement en réparation du préjudice subi
.
L’opinion publique canadienne est, d’autre part, dans l’attente
que soient mises en œuvre les recommandations postulées par le rapport
et que les responsables soient appelés à rendre compte de leurs
comportements
. Les différences
sont frappantes à tout point de vue entre la manière d’affronter
l’affaire Arar et la façon dont on a appréhendé le cas El-Masri. Enfin
et surtout, il convient de rappeler que ni les Etats-Unis, ni la
Syrie n’ont jugé bon de coopérer avec la commission d’enquête canadienne.
L’action civile de M. Arar à l’encontre des autorités des Etats-Unis
a rencontré les mêmes difficultés que celle de M. El-Masri en raison
de la doctrine du secret d’Etat.
7.2.3. Proposition du «All Party Parliamentary
Group on Extraordinary Rendition» (APPG) pour améliorer les mécanismes
du Royaume-Uni destinés à traiter les demandes de «restitution»
335. Bien que l’APPG n’ait réalisé
aucun progrès concernant les affaires des résidents britanniques
enlevés en Gambie et finalement transférés à Guantánamo Bay
, son président, M. Andrew Tyrie, a soumis récemment
au Gouvernement du Royaume-Uni une proposition visant à améliorer
les mécanismes nationaux de contrôle en ce domaine, afin de mieux
protéger les détenus transportés via le Royaume-Uni, d’accroître
la transparence et de mieux définir les responsabilités
. L’APPG a également exprimé
son soutien aux propositions du Secrétaire Général du Conseil de
l’Europe à la suite de la procédure ouverte en vertu de l’article
52 de la CEDH ainsi qu’aux travaux de l’Assemblée parlementaire,
notamment à la résolution et à la recommandation proposées avec
le rapport de juin 2006. Pour l’APPG l’existence de «restitutions extraordinaires»
ne peut faire l’objet d’aucun doute: elles ont bel et bien eu lieu.
336. La Commission du renseignement et de la sécurité de la Chambre
des communes n’a cependant pas encore publié son rapport sur les
«restitutions» extraordinaires
.
8. Détentions secrètes et «restitutions»:
une érosion contagieuse du respect des droits de l’homme à l’échelle
mondiale
8.1. Les dommages collatéraux de la guerre
contre le terrorisme: l’érosion du respect des droits de l’homme
337. La politique mise en œuvre
par l’actuelle administration américaine a incontestablement contribué
à ternir l’image des Etats-Unis, pays considéré comme un modèle
de démocratie et de respect des libertés individuelles. L’énorme
mouvement de sympathie dont le peuple américain a fait l’objet après
la tragédie du 11 septembre s’est rapidement transformé en incompréhension,
en irritation, voire en hostilité ouverte. Le recours à des actes
illégaux – enlèvements, délocalisation de la torture vers des pays
pourtant considérés comme «voyous», création de centres de détention
en dehors de tout contrôle judiciaire – a fortement atteint l’autorité
morale des Etats-Unis. Pire encore, la plus grande puissance du
monde devient un modèle négatif de référence pour d’autres pays,
qui se sentent ainsi légitimés à suivre la même voie et à bafouer
les droits de l’homme. L’exportation systématique de ces activités
en dehors du territoire américain constitue aussi une forme de mépris
pour le reste du monde et le fait que ces méthodes soient réservées
exclusivement à des non-Américains est l’expression d’une mentalité
d’«apartheid» juridique. Un sentiment par ailleurs renforcé par
le refus systématique de l’administration américaine de se soumettre
à une juridiction internationale alors qu’elle est toujours prête
à l’imposer aux autres
.
Cette attitude ne fait qu’alimenter un anti-américanisme déplorable et
dommageable, car il crée un mouvement de sympathie pour l’extrémisme
islamiste et confère ainsi un sentiment de légitimité aux groupes
criminels qui recourent à la terreur. Les dommages collatéraux de
la «guerre contre le terrorisme» mise en œuvre par l’actuelle administration
américaine sont très graves. Mais plus grave encore, plus intolérable,
est l’attitude de maints gouvernements européens qui ont toléré
– lorsqu’ils n’y ont pas directement collaboré – toute une série
d’actes illégaux sur leur propre territoire que l’administration américaine
elle-même refusait de commettre dans son pays.
8.2. Poursuite des détentions secrètes
dans la République tchétchène et refus de coopération avec le Comité
européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants (CPT): dommages collatéraux inacceptables
au regard des valeurs du Conseil de l’Europe
8.2.1. Troisième déclaration publique du
CPT et détentions dans le village de Tsentoroï
338. Le rapport de juin 2006 faisait
état de graves allégations concernant des disparitions forcées,
ainsi que de l’existence de centres secrets de détention et du recours
systématique à la torture en Tchétchénie. Entretemps, le CPT a émis
de nouvelles conclusions concrètes concernant cette région, dans
la 3e déclaration publique publiée récemment.
339. En vertu de l’article 10.2 de la Convention européenne pour
la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants, le comité peut décider, à la majorité des deux tiers
de ses membres, de faire une déclaration publique si un Etat partie
à la Convention «ne coopère pas ou refuse d’améliorer la situation
à la lumière des recommandations du Comité». Selon la déclaration
susmentionnée, le CPT reste «extrêmement préoccupé» par le fait
que «le recours à la torture et aux autres formes de mauvais traitements par
les membres des forces de l’ordre et des forces de sécurité persiste,
tout comme la pratique, étroitement liée, des détentions illégales»
et que
les enquêtes sur ces affaires restent le plus souvent sans résultat
. Cette
déclaration fait suite à deux autres déclarations publiques concernant
également la République de Tchétchénie en juillet 2001 et juillet
2003, ce qui montre l’extrême gravité de la situation. L’obligation
des Etats membres de coopérer avec le CPT et le suivi donné aux
déclarations publiques du CPT par le Conseil de l’Europe en général
mériteraient de faire l’objet d’un rapport séparé de la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme.
340. Dans le cadre de mon mandat concernant les allégations de
détentions secrètes dans les Etats membres du Conseil de l’Europe,
j’ai invité le président de la délégation russe auprès de l’APCE,
M. Konstantin Kosachev, à commenter la 3e déclaration
publique du CPT et les allégations de détentions secrètes dans le village
de Tsentoroï. Dans sa réponse en date du 15 mai 2007, M. Kosachev
écrit ce qui suit:
«Selon le ministère
de l’Intérieur de la Fédération de Russie, la délégation du Comité
de prévention de la torture du Conseil de l’Europe (CPT), conduite
par M. Palma, s’est rendue dans le village de Tsentoroï (région
de Kourtchaloïevski de la République tchétchène) et a inspecté tous
les lieux qui présentaient à ses yeux un intérêt. Elle n’a trouvé
aucun local de détention secrète ni aucun fait susceptible de corroborer
les rumeurs de leur existence. Aucune demande ou plainte de la part
des résidents n’a été enregistrée par les organes des forces de
l’ordre de la République tchétchène quant à d’éventuelles détentions
illégales de personnes et à leur séjour subséquent dans le village
de Tsentoroï (région de Kourtchaloïevski de la République tchétchène).
Le rapport du CPT de novembre 2006 sur les résultats des deux
visites du comité fait état de lieux de détention illégaux dans
le village de Tsentoroï (région de Kourtchaloïevski de la République
tchétchène). En réponse, le ministère de l’Intérieur de la Fédération
de Russie a mené des inspections complémentaires. Les informations portées
à la connaissance de la Communauté européenne et de l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe n’ont pas été confirmées.
Le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie
ne dispose d’aucune information sur l’existence d’un quelconque
centre de détention secret dans le village de Tsentoroï (région
de Kourtchaloïevski de la République tchétchène)» (traduction non
officielle).
341. En vertu de la convention antitorture,
le CPT est dans l’obligation de garantir le caractère confidentiel
de ses travaux et, de ce fait, ne peut pas commenter publiquement
cette réponse. Mais les autorités russes n’ont pas apporté de réponse
spécifique au point soulevé dans mon courrier, à savoir qu’il ressort
d’une réponse officielle des autorités russes au CPT, rendue publique
en partie par le CPT (dans la déclaration publique susmentionnée
), qu’au moins
un lieu de détention secrète – non déclaré comme tel au CPT – avait
existé dans les locaux du Service de sécurité du Président tchétchène
dans le village de Tsentoroï
.
Je ne considère pas les propos tenus – un déni général – comme une
réponse suffisante à la question précise soulevée dans mon courrier.
La déclaration écrite de M. Kosachev, selon laquelle la délégation
du CPT qui s’est rendue à Tsentoroï n’a trouvé aucun lieu de détention
secret ni aucun fait prouvant les rumeurs de leur existence selon
laquelle aucune demande ou plainte pour détention illégale dans
cette localité n’a été reçue par les forces de l’ordre locales,
est clairement contredite par le CPT dans ses conclusions:
«Au cours de ses visites en 2006,
la délégation du CPT s’est à nouveau entretenue avec un certain nombre
de personnes qui ont rapporté de manière crédible et détaillée avoir
été détenues illégalement – parfois pendant des périodes prolongées
– en République tchétchène. Il a fréquemment été fait référence
à des locaux situés dans le village de Tsentoroï dans le district
de Kourtchaloï (…). Dans certains cas, des plaintes officielles
ont été déposées auprès du parquet pour détention illégale et mauvais
traitements à Tsentoroï. (…) la délégation du CPT a pu se rendre
à Tsentoroï le 2 mai 2006 (…). La disposition de l’enceinte et,
plus spécifiquement, l’emplacement et les équipements des salles de
sécurité et des locaux adjacents correspondaient trait pour trait
aux descriptions faites à la délégation par les personnes qui affirmaient
y avoir été détenues (et soumises à diverses formes de mauvais traitements)»
(traduction non officielle).
8.3. Allégations de détentions secrètes
à Groznyï
342. L’existence alléguée d’une
autre prison illégale en République tchétchène – à Groznyï, la capitale
de la République tchétchène – est en cours d’examen par la sous-commission
des droits de l’homme de l’Assemblée. A la suite d’une publication
du groupe russe de défense des droits de l’homme «Memorial»
alléguant
que des preuves d’actes de torture et de disparitions forcées avaient
disparu lors de la destruction d’une ancienne école qui abritait
récemment encore un centre notoire de détention du ministère de
l’Intérieur de la République tchétchène, la sous-commission des
droits de l’homme a demandé des explications au parquet général
de Russie. L’immeuble a été rasé dans les heures qui ont suivi la
révélation par Memorial de la découverte d’inscriptions accablantes
sur les murs des cellules et d’autres preuves recueillies dans les
locaux, que Memorial a, dans toute la mesure du possible, documentées
par vidéo. La sous-commission n’a pas jugé satisfaisantes les explications
fournies dans la réponse du procureur général datée du 11 septembre
2006. Des réponses ont été apportées le 21 mai 2007 à ses questions complémentaires
du 12 octobre 2006. Je préfère ne pas commenter ici ces réponses,
car elles n’ont pas encore été examinées par la sous-commission
.
343. Si je ne suis pas en mesure de tirer des conclusions définitives
à partir des informations encore incomplètes présentées ci-dessus
concernant le centre de détention qui a été rasé à Groznyï, il ne
semble plus faire aucun doute, à la lumière de la déclaration publique
du CPT, que des personnes ont été détenues secrètement à Tsentoroï
. De
plus, je ne peux que constater le manque général de transparence
entourant les détentions dans le Caucase du Nord, caractérisées
par des milliers de disparitions restant non élucidées, notamment
dans des affaires laissant entrevoir l’implication de l’une ou l’autre
des institutions de l’Etat chargées de l’application de la loi.
Dans plusieurs décisions publiées récemment, la Cour européenne
des Droits de l’Homme a condamné la Fédération de Russie pour ne
pas avoir enquêté de manière sérieuse et efficace sur certaines
affaires
.
344. En guise de mesure de restauration de la confiance, je propose
que l’Assemblée invite la Fédération de Russie à publier intégralement
les rapports du CPT et à collaborer étroitement avec cet organe
pour éradiquer la pratique des détentions secrètes de son territoire,
y compris dans le Caucase du Nord.
9. La nécessité
de trouver des solutions de consensus pour mettre en œuvre le programme
HVD tout en assurant le respect des droits de l’homme
345. Les critiques qui sont opposées
à la façon dont est conduite la «guerre contre le terrorisme» suscitent de
la part de représentants de l’administration américaine une double
objection: d’une part, ils estiment que ces critiques sont exagérées
et contre-productives
; d’autre part, ils
font valoir que les auteurs de ces critiques ne font guère d’efforts
pour proposer des solutions viables à ce qu’ils considèrent comme
un problème inextricable: comment identifier, capturer, placer en
détention et «livrer à la justice» les personnes soupçonnées d’être
des terroristes «de grande importance»? John Bellinger pose une
question simple à ses homologues européens:
«Je vous le demande: quelle est la solution à ce problème?»
346. Face à l’importance et à la complexité du phénomène du terrorisme,
il apparaît indispensable de rechercher un consensus international
sur sa nature et sa portée précises ainsi que sur les moyens de
le combattre. Le Gouvernement américain ne manque aucune occasion
de rappeler qu’il mène cette «guerre contre le terrorisme» pour
le bien des citoyens du monde libre en général, et des Européens
en particulier; c’est pourquoi il est impératif de s’accorder sur
les principes et sur les normes juridiques qui la régissent
.
347. Qui plus est, nous devons veiller à ce que des questions comme
celle du traitement des détenus, que j’ai abordées ici du point
de vue des techniques d’interrogatoire, n’altèrent pas notre vision
et notre jugement collectifs.
348. Au terme de ces recherches, je suis convaincu qu’une lutte
efficace contre le terrorisme n’est possible que si l’on parvient
à un consensus, clair et transparent, sur les moyens auxquels il
convient de recourir. Tout aussi indispensable est une approche
qui prenne en compte les conditions politiques qui favorisent le terrorisme
et la façon de les modifier.
9.1. Vers des définitions consensuelles
des termes employés dans la «guerre contre le terrorisme»
349. De mon point de vue, il est
urgent, en particulier, de clarifier trois définitions. La première
est la notion de «guerre» contre les terroristes internationaux.
L’administration américaine a pour stratégie de définir la «guerre»
en des termes extrêmement larges. On voit bien que la métaphore
de la «guerre» joue un rôle politique redoutable pour rallier le
soutien de la population américaine autour de la politique étrangère
des Etats-Unis, mais aussi qu’elle contribue à affaiblir et à déstabiliser
le cadre fondamental du «droit de la guerre».
350. Dans le cadre de mon enquête, j’ai analysé des «programmes»
américains qui, pour le Président Bush, relèvent sans ambiguïté
de sa métaphore de la «guerre contre le terrorisme»: il s’agit principalement
du programme «Détenus de grande importance» (HVD) et du programme
des «restitutions». Or ces activités ne s’apparentent que de très
loin à la guerre telle qu’on l’entend au sens militaire classique.
C’est pourquoi je partage le point de vue de deux éminents commentateurs
américains lorsqu’ils déclarent:
«Dans
la mesure où la politique de contre-terrorisme exige que l’ensemble
des instruments à la disposition du gouvernement soient mis en œuvre,
la plupart de ces instruments ne seront pas des instruments de guerre
au sens strict de conflit armé. En effet, ils feront intervenir
la surveillance, l’interdiction du financement du terrorisme, l’obtention
de renseignements, la diplomatie et d’autres méthodes. Le langage
de la guerre à l’échelle mondiale est donc nécessairement métaphorique.»
351. La deuxième notion dont la définition actuelle est à revoir,
car elle est contraire aux droits de l’homme internationalement
reconnus et, en particulier, à nos principes d’égalité devant la
loi, est celle d’«ennemi». Depuis le décret militaire édicté par
le Président Bush le 13 novembre 2001
jusqu’à
la récente loi sur les commissions militaires de 2006
,
les catégories liées à l’«altérité» – notamment la nationalité étrangère
– sont au cœur de la politique des Etats-Unis en matière de détention
des personnes soupçonnées d’actes terroristes.
352. Je suis fermement convaincu que les normes fondamentales des
droits de l’homme doivent êtres appliquées de la même façon à tout
détenu, qu’il soit américain ou non, qu’il soit allié ou adversaire,
qu’il soit de la plus grande ou de la plus faible «importance»,
qu’il soit la cible de la CIA, du ministère américain de la Défense
ou du FBI, et qu’il soit détenu sur le territoire des Etats-Unis
ou à l’étranger. En ne respectant pas ce principe dans ses activités
et sa législation, le Gouvernement américain a instauré une forme
d’apartheid juridique, où les droits de l’homme et les protections
de la loi sont appliqués aux détenus à des degrés divers, de manière
absolument discriminatoire.
353. Cet apartheid juridique n’est nulle part plus apparent que
dans les agissements dont traite le présent rapport – le programme
occulte de la CIA consistant à placer des HVD étrangers «ennemis»
dans des lieux de détention secrets à l’étranger, y compris sur
le territoire d’Etats membres du Conseil de l’Europe. Il est grand temps
que nous mettions fin à cette discrimination inadmissible et, en
même temps, que nous bannissions pour toujours la conception de
l’administration américaine, qui revient à dire: «Si nous ne pouvons
employer légalement ce type de pratique chez nous ou pour nos propres
citoyens, nous allons l’exporter ou l’externaliser afin de ne pas
avoir à rendre de comptes.»
354. La troisième définition qu’il importe de clarifier est celle
de la notion de «combattant». Le choix stratégique de l’administration
américaine de persister dans la métaphore de la «guerre contre le
terrorisme» a finalement eu pour effet «d’élever les présumés terroristes
au statut de combattants»
, alors qu’ils devraient
être traités de la même manière que les autres membres de réseaux
criminels internationaux tels que les marchands d’armes, les trafiquants
de drogue ou les personnes impliquées dans la traite des êtres humains.
Je suis persuadé que le fait de donner un tel statut aux membres
d’Al-Qaida n’a servi qu’à galvaniser ses chefs de file et à les
conforter dans leur conviction d’appartenir à une «armée du peuple»
révolutionnaire. Khalid Cheikh Mohammed et d’autres HVD ont profité
de leur statut pour adresser des messages «politiques» lors de leurs
audiences devant le CSRT à Guantánamo
. Je suis également d’accord
avec l’analyse de l’armée américaine elle-même selon laquelle les
«insurgés» à qui l’on reconnaît une certaine légitimité deviennent
à coup sûr des adversaires plus coriaces, et en particulier résistent
davantage aux interrogatoires
.
9.2. Vers un consensus en matière de normes
concernant les techniques d’interrogatoire
355. Il est désormais largement
admis en Amérique et à l’échelle internationale que les «techniques renforcées
d’interrogatoire»
utilisées
sur les personnes «de grande importance» maintenues en détention secrète
par la CIA ont dépassé les bornes en termes de légalité, de morale
et d’efficacité. Deux commentaires très récents sur le sujet – l’un
émanant d’un rapporteur spécial de l’ONU
, l’autre
d’un groupe d’experts de «scientifiques du renseignement» américains
–
fournissent des arguments en faveur de la révision et de la stricte
réglementation des techniques d’interrogatoire.
356. Martin Scheinin, le rapporteur de l’ONU, a de nouveau attiré
l’attention sur le fait que bon nombre de ces techniques auxquelles
«la CIA a effectivement eu recours et continue d’avoir recours»
donnent lieu, selon lui, à «des pratiques assimilables à une violation
du droit inaliénable à ne pas subir de torture, ni aucune forme
de traitement cruel, inhumain ou dégradant»
.
357. L’étude américaine effectuée par l’Intelligence Science Board
est axée sur des considérations pratiques et pose essentiellement
la question de savoir si les techniques d’interrogatoire comme celles
pratiquées par la CIA sont efficaces pour recueillir des renseignements
exacts. Dans l’ensemble, ce rapport conclut que bon nombre des méthodes
employées après le 11 septembre sont «dépassées, peu fiables et
relèvent de l’amateurisme»
; dans le détail, il tente d’expliquer
selon quel engrenage les interrogatoires ont si souvent pris un
tour aussi violent:
«Trop souvent,
les interrogateurs poursuivent de façon intensive et agressive leurs
objectifs sans être suffisamment conscients que la source a elle
aussi des objectifs (…) Ne pas tenir compte des intérêts de la source
peut entraîner des désaccords dans des domaines inattendus et apparemment inexplicables
et même à une véritable attitude de défi (…) Au cours de cette guerre
[contre le terrorisme mondial], des preuves de l’emploi de méthodes
coercitives par les interrogateurs américains sont apparues à une
fréquence alarmante.»
358. De mon point de vue, l’autorisation même de recourir à des
méthodes coercitives fondées sur la douleur ou la contrainte physiques
et psychologiques est un cadeau empoisonné pour les interrogateurs
de la CIA. La nécessité, dictée par la sécurité nationale, de recueillir
des renseignements concrets pouvant déboucher sur des poursuites
est tellement impérieuse – sans parler du sentiment de profonde
indignation faisant suite aux attentats du 11 septembre dont sont
accusés les HVD, sentiment qui se transforme souvent en un désir irrationnel
de vengeance – que les interrogateurs de la CIA ont recouru et continueront
à recourir aux mesures les plus coercitives qu’on les a autorisés
à employer.
359. Je suis partisan de règles sans ambiguïté, transparentes et
strictement appliquées pour les interrogatoires des détenus de la
CIA. Le décret que le Président Bush «doit promulguer» très prochainement
devra
être publié dans son intégralité et déclarer expressément illégales
non seulement la pratique odieuse du «waterboarding», mais aussi
les techniques telles que les gifles, les positions douloureuses,
la privation de sommeil et l’exposition à des températures extrêmes.
Je note que même l’Army Field Manual de septembre 2006 laisse planer
le doute sur le fait que ce type de méthodes soit ou non interdit; ce
manuel ne me paraît donc pas constituer un ensemble de normes minimales
suffisamment solide. Lorsque les dispositions réglementant la CIA
seront enfin établies, il faudra qu’elles fixent des seuils plus
élevés et plus explicites pour garantir que ces interrogatoires
importants se déroulent de manière parfaitement intègre.
9.3. Perceptions du programme HVD et sa
probable réactivation
360. Lors de son discours du 6 septembre
2006, le Président Bush a loué le programme HVD comme étant une
politique qui «a été et demeure l’un des outils les plus importants
de la guerre que nous menons contre le terrorisme». Comme a pu le
constater notre équipe au cours de cette enquête, l’avis du Président
est largement partagé par les agents qui avaient connaissance de
ce programme. A quelques très rares exceptions près, la majorité
de nos sources au sein de la CIA et des milieux du renseignement
au sens large ont décrit le programme HVD comme un succès ou, dans
un cas, comme «à peu près aussi bon que ce qu’on pouvait en espérer».
361. Voici un extrait de notre entretien avec une source de haut
rang des services de renseignements américains:
«Il faut que vous compreniez que le programme que nous
avons mené tout au long de l’année 2005, jusqu’en 2006, pour traiter
les détenus de grande importance était guidé à la fois par les besoins
et par les résultats. Il nous fallait démontrer que nous étions
en mesure de capturer les responsables du 11 septembre et de démanteler
les principales cellules d’Al-Qaida à la source, tout en éloignant
autant que faire se peut la menace d’attentats terroristes contre
la population américaine. Nous devions travailler avec nos alliés
les plus dignes de confiance afin d’éviter toute fuite susceptible
de mettre en danger la sécurité nationale – la nôtre ou la leur.
Les résultats parlent d’eux-mêmes.
En examinant la situation actuelle, vous constaterez que les
besoins sont différents de ceux du lendemain du 11 septembre. Transférer
ces 14 HVD à Guantánamo – les Zubaida et les KSM – revenait à tirer
un trait sur le mode de fonctionnement du programme, car beaucoup
de personnes étaient opposées à sa poursuite. Bien sûr, quelque
chose d’autre le remplacera, mais nous ne savons pas encore à quoi
cela ressemblera.»
362. Nos sources nous ont déclaré
catégoriquement que, du point de vue des responsables de la CIA
qui travaillaient au programme HVD, les aspects spécifiques de ce
programme auxquels s’intéresse plus particulièrement ce rapport
– y compris les «sites noirs» européens – appartiennent à une page
de l’histoire de l’après-11 septembre qui, pour l’essentiel, est
désormais tournée.
363. A première vue, cette affirmation apparaît exacte. Les 14
HVD dont nos sources ont accepté de nous parler (du moins dans certaines
limites) ont été transférés et sont désormais tous détenus à Guantánamo.
Ils ont reçu la visite de représentants du Comité international
de la Croix-Rouge (CICR), ce qui indique que leur situation de prisonniers
a enfin été régularisée, du moins sous cet aspect, particulier.
La CIA ou le Gouvernement américain ne les considèrent plus comme
ayant une grande et «brûlante» valeur en matière de renseignement
et
ils ont été ainsi déférés devant les juridictions chargées de réexaminer
leur statut de combattant (CSRT, Combatant Status Review Tribunal)
au début de l’année 2006 pour entériner leur statut «de combattants
ennemis illégaux». En définitive, ces HVD seront les premiers prisonniers
condamnés pour des infractions spécifiques lors de procédures individuelles
menées par des commissions militaires.
364. D’autre part, il ne fait aucun doute que l’administration
Bush est prête à recourir de nouveau à certaines formes du régime
de détention et d’interrogatoire de la CIA. Si la déclaration du
Président Bush le 6 septembre 2006, selon laquelle «il n’y a à présent
aucun terroriste au programme de la CIA», voulait signifier que
cette page était tournée, la phrase suivante annonçait l’ouverture
d’un nouveau chapitre: «Mais à mesure que de nouveaux terroristes
de haut rang seront capturés, le besoin d’obtenir d’eux des renseignements
demeurera crucial, et le fait de disposer d’un programme de la CIA
pour interroger les terroristes continuera d’être essentiel pour
obtenir des informations vitales.»
365. En fait, tout laisse à penser que le programme HVD a déjà
été réactivé au cours des derniers mois. Le transfert d’Abd Al-Iraqi
à Guantánamo en avril 2007
présentait
de toute évidence les mêmes caractéristiques que les 14 transferts
de septembre 2006: durant les quelques mois de détention par la
CIA qui ont précédé son transfert sur l’île de Cuba, il semble qu’il
ait été tenu au secret et soumis à des interrogatoires en un lieu
inconnu.
366. La remise d’Al-Iraqi au département de la Défense uniquement
après que les renseignements qu’il était susceptible de fournir
eurent été totalement exploités par la CIA semble confirmer la déclaration
de l’une de nos sources du milieu du renseignement: «Alors que la
CIA ne prenait auparavant aucune part aux interrogatoires, elle
est devenue l’agence de choix en la matière. Nous ne les remettrons
au DoD qu’après en avoir tiré tout ce que nous pouvons.»
9.4. Considérations en guise de conclusion
367. Je souhaite sincèrement que
mon rapport de cette année serve de catalyseur pour prendre la pleine mesure
du bourbier juridique et moral dans lequel nous nous sommes enfoncés
collectivement à la suite de la «guerre contre le terrorisme» menée
par les Etats-Unis. Près de six ans plus tard, il semble que nous
soyons toujours aussi loin de sortir de ce bourbier, en partie par
manque d’informations précises sur les pratiques auxquelles se livrent
exactement les Etats-Unis et leurs alliés – une opacité entretenue
par le secret, la dissimulation et la manque d’honnêteté –, en partie
parce que l’absence de volonté politique et la méconnaissance de
l’urgence du problème, de part et d’autre de l’Atlantique, empêchent
de s’unir autour de solutions de consensus.
368. En faisant la lumière sur certaines des vérités qui ont jusqu’à
présent été tues et nous empêchaient d’avancer, j’espère avoir incité
les personnes intègres, qu’elles soient américaines ou européennes,
à prendre conscience que nos valeurs communes, ainsi que notre sécurité
commune, dépendent de notre capacité à nous entendre pour mettre
un terme aux pratiques abusives inhérentes aux politiques américaines
telles que le programme «Détenus de grande importance».