1. Le 14 janvier 2011, le Président de la Tunisie, M. Ben
Ali, s’est enfui du pays par avion pour Djeddah, en Arabie saoudite.
Son départ a été le point culminant de ce que les Tunisiens appellent
maintenant la «révolution de jasmin».
2. Dans le présent exposé des motifs, je fournirai tout d’abord
une rétrospective des événements qui, partis de troubles locaux
liés aux mauvaises conditions sociales et économiques, se sont transformés
en un mouvement de protestation d’ampleur nationale qui a mis fin
aux vingt-trois ans de pouvoir de M. Ben Ali en Tunisie:
- le 17 décembre 2010, un jeune
vendeur de fruits ambulant, Mohamed Bouazizi, s’est immolé par le
feu à Sidi Bouzid, une ville du centre de la Tunisie, pour protester
contre la saisie de sa marchandise par la police. Ce geste désespéré
a déclenché une vague de protestations parmi la jeunesse locale. M. Bouazizi
a été emmené à l’hôpital dans un état critique;
- le 19 décembre, les manifestations prenant de l’ampleur
à Sidi Bouzid, la police a utilisé des gaz lacrymogènes pour disperser
la foule;
- le 24 décembre, les manifestations ont gagné l’ensemble
du pays, et la police a ouvert le feu sur des manifestants à Bouziane
(centre de la Tunisie), faisant un mort;
- le 27 décembre, les manifestations massives se sont propagées
jusqu’à Tunis, la capitale du pays. La police a violemment dispersé
un rassemblement d’un millier de jeunes chômeurs diplômés;
- le 28 décembre, le Président Ben Ali a fait une première
intervention télévisée et a déclaré que les manifestants étaient
«une minorité d’extrémistes et d’agitateurs à la solde d’autrui
et contre les intérêts de leur pays»;
- le 29 décembre, le Premier ministre Ghannouchi a révoqué
quatre ministres, parmi lesquels le ministre de l’Information. Cependant,
le mouvement de protestation a continué de s’étendre à travers le
pays;
- le 31 décembre, le Président Ben Ali a fait une nouvelle
intervention télévisée et a promis «de mieux prendre en compte les
besoins des catégories de population vulnérables» et «d’entamer
en 2011 un nouveau cycle de négociations sociales». Entre-temps,
un autre manifestant a été tué dans un face-à-face entre la police
et les manifestants;
- le 4 janvier 2011, Mohamed Bouazizi est mort à l’hôpital;
- le 6 janvier, des milliers d’avocats se sont mis en grève
pour protester contre la répression policière. En plus de demander
des emplois, les manifestants ont commencé à scander des slogans
politiques, demandant des libertés publiques;
- les 9 et 10 janvier, les affrontements violents entre
la police et les manifestants se sont étendus à plusieurs régions
du pays, et des dizaines de morts ont été signalées. Le gouvernement
a fait état de 14 décès. Le Président Ben Ali s’est une nouvelle
fois exprimé à la télévision et a dénoncé des «actes terroristes
commis par des éléments étrangers», tout en promettant de créer
300 000 emplois dans les deux années à venir;
- le 11 janvier, alors que les manifestations touchaient
la banlieue de Tunis, le gouvernement a fait état de 21 décès depuis
le début des troubles;
- le 12 janvier, le Président Ben Ali a révoqué le ministre
de l’Intérieur et a instauré un couvre-feu à Tunis et dans sa banlieue;
- le 13 janvier, les manifestations continuant de gagner
du terrain, le Président Ben Ali est de nouveau intervenu à la télévision
et a promis de ne pas briguer un nouveau mandat après 2014. Il a
aussi ordonné à la police de ne pas ouvrir le feu sur les manifestants
et a promis de garantir la liberté des médias;
- le 14 janvier, contrairement aux attentes du Président,
une nouvelle manifestation de grande ampleur s’est tenue dans la
capitale, appelant M. Ben Ali à la démission. Celui-ci a révoqué
le gouvernement, dissous le parlement et annoncé la tenue d’élections
législatives anticipées dans les six mois à venir. Il a ensuite
proclamé l’état d’urgence et instauré un couvre-feu dans tout le
pays. En fin d’après-midi, le Premier ministre Ghannouchi a annoncé
que le Président Ben Ali était «dans l’incapacité d’exercer ses fonctions».
La rumeur s’est répandue dans la capitale que Ben Ali avait quitté
la Tunisie;
- le 15 janvier, le président du parlement Foued Mebazaa
a été proclamé Président par intérim et a demandé à l’ancien Premier
ministre Ghannouchi de former un «gouvernement d’union nationale». Plusieurs
membres de l’entourage de M. Ben Ali ont été arrêtés. Des heurts
ont éclaté entre l’armée et la garde présidentielle dans la banlieue
de Tunis. Des villas et des magasins ont par ailleurs été pillés;
- le 17 janvier, M. Ghannouchi a annoncé la composition
du nouveau gouvernement. Pour la première fois, des dirigeants de
trois grands partis d’opposition ont été invités à y participer.
Cependant, plusieurs personnalités majeures de l’ancien pouvoir
dont les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères sont
restées en place. Pendant ce temps, les manifestations ont continué
à Tunis et dans d’autres villes, demandant la révocation des responsables
politiques liés à l’ancien pouvoir et le démantèlement de l’ancien
parti du pouvoir, le RCD.
3. Je tiens à rendre hommage au courage et à la détermination
du peuple tunisien qui, malgré une répression violente, a affirmé
clairement sa volonté de mettre fin à un régime autoritaire et de
faire de la Tunisie un pays libre, ouvert et démocratique. Je souhaite
aussi saluer l’attitude de l’armée tunisienne qui a offert sa protection
à la population pendant les troubles, sans ingérence dans les affaires
politiques. En revanche, le rôle joué par la police et la garde
présidentielle nécessite d’être minutieusement examiné.
4. Les premières mesures annoncées par le chef du gouvernement
provisoire incluaient la libération des prisonniers politiques,
la levée des restrictions sur les activités des partis politiques
et des associations de défense des droits de l’homme (telles que
la Ligue tunisienne des droits de l’homme) et l’engagement à garantir
la liberté des médias. La dissolution du ministère de l’Information,
qui combinait précédemment des fonctions de censure et de propagande,
a été annoncée.
5. A cet égard, nous devons insister sur l’importance d’une libre
circulation de l’information, y compris sur l’internet, et d’un
accès plein et sans entrave à l’information. L’internet a contribué
notablement à la mobilisation des Tunisiens dans tous les pays.
6. Le retour d’un certain nombre de personnalités politiques
et publiques qui s’étaient exilées est un signe encourageant du
changement que connaît la Tunisie.
7. Cela dit, depuis sa mise en place, il y a une certaine confusion
au sujet du gouvernement de transition du fait que plusieurs ministres
nouvellement nommés ayant déclaré qu’ils démissionnaient. Le gouvernement s’est
réuni pour la première fois il y a quelques jours et on ne sait
pas précisément si tous ses membres ont effectivement participé
à cette réunion.
8. Les autorités ont annoncé qu’au cours des quatre semaines
de troubles, 78 personnes au total avaient été tuées et elles ont
décrété un deuil national de trois jours en l’honneur des victimes.
Cependant, d’après le haut commissaire aux droits de l’homme des
Nations Unies, plus d’une centaine de personnes ont été tuées lors
de ces événements.
9. Nous devons condamner sans équivoque le recours à la violence
contre les manifestants. Nous regrettons que des dizaines de vies
aient été perdues et nous exprimons notre compassion aux familles
des victimes et aux personnes qui ont été blessées. L’utilisation
des armes contre des citoyens pacifiques devra faire l’objet d’enquêtes
approfondies et les responsables devront en rendre compte. Les incidents
de violence, de pillage et de destruction de biens de la part de
certains manifestants sont évidemment aussi à regretter, parce que
de tels actes desservent la cause du mouvement de protestation.
10. Les autorités provisoires doivent, à présent, œuvrer rapidement
à la libéralisation politique du pays afin de créer les conditions
d’un processus politique pluraliste associant tout le spectre de
la société tunisienne. Il convient notamment d’annoncer dans les
meilleurs délais une date pour les élections et d’organiser des élections
libres et équitables pleinement conformes aux normes internationales.
11. Nous devons encourager toutes les forces politiques à contribuer
de manière constructive à établir le programme de réformes. En me
basant sur notre expérience, et sans intention d’ingérence dans
les affaires tunisiennes, je suggère, dans le projet de résolution,
quelques éléments que les autorités tunisiennes pourraient envisager
dans le cadre des réformes.
12. Nous ne devons pas non plus perdre de vue le fait que la transformation
politique en cours en Tunisie pourrait déclencher des mouvements
similaires dans d’autres pays de la région.
13. Je dois souligner que, même si les causes premières des événements
de Tunisie trouvent leur origine dans la politique de M. Ben Ali,
l’Europe a également une part de responsabilité car elle n’est pas
arrivée à condamner la nature de ce régime et qu’elle a préféré
en utiliser l’apparente stabilité pour faire des affaires.
14. A cet égard, je rappelle que dans la
Résolution 1731 (2010), «Euro-Méditerranée:
pour une stratégie du Conseil de l’Europe», adoptée en avril 2010
(rapport de M. Badré, France, ADLE), l’Assemblée a déclaré que la
paix et la stabilité dans la région de la Méditerranée ne peuvent
être garanties que sur la base de la démocratie, du respect des
droits de l’homme et de la prééminence du droit, relevant que ces
aspects étaient pratiquement absents dans le cadre du processus
de Barcelone et de l’Union pour la Méditerranée.
15. Après la chute de M. Ben Ali, l’Union européenne s’est déclarée
prête à assister la Tunisie dans le processus de réforme et, en
particulier, à l’aider à organiser des élections. Au vu de cette
offre, nous devrions rappeler l’appel figurant dans la Résolution
1731 (2010) pour que les activités de l’Union pour la Méditerranée soient
élargies de manière à inclure la promotion de la démocratie, des
droits de l’homme et de la prééminence du droit. Nous devrions en
outre appeler l’Union européenne et ses Etats membres ainsi que
les Etats membres du Conseil de l’Europe qui participent à l’Union
pour la Méditerranée à faire participer le Conseil de l’Europe aux
activités de cette dernière.
16. Il est utile de rappeler que la Tunisie coopère avec le Conseil
de l’Europe dans plusieurs domaines et qu’elle est partie à quatre
conventions du Conseil de l’Europe. Elle est membre de la Commission
de Venise et participe au réseau méditerranéen de coopération sur
les drogues et les addictions (MedNET) mis en place dans le cadre
du Groupe Pompidou.
17. Pour sa part, l’Assemblée a appelé à maintes reprises à la
transformation démocratique des pays voisins, dont la Tunisie, et
exprimé son soutien à cette transformation. Le statut récemment
créé de «partenaire pour la démocratie» offre un cadre concret qui
permet à notre Assemblée de partager avec les parlements des pays
voisins de l’Europe son expérience unique de l’accompagnement de
pays en transition et de jeunes démocraties sur la voie de la réforme.
18. Dans le projet de résolution, je suggère d’encourager les
autorités tunisiennes à intensifier et à élargir la coopération
avec le Conseil de l’Europe, et à mettre à profit l’expérience de
l’Organisation dans la transition de leur pays vers la démocratie
et en particulier:
- à adhérer
aux instruments juridiques du Conseil de l’Europe qui sont ouverts
aux pays non membres, en particulier dans les domaines de la démocratie,
des droits de l’homme et de la prééminence du droit;
- à exploiter pleinement l’adhésion de la Tunisie à la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
dans le processus de réforme constitutionnelle à venir;
- à adhérer aux accords partiels élargis du Conseil de l’Europe
tels que le Centre Nord-Sud et l’Accord européen et méditerranéen
sur les risques majeurs (EUR-OPA);
- à établir des contacts entre le Conseil de l’Europe et
les autorités tunisiennes chargées des questions de justice, de
développement durable, de culture, d’éducation et d’enseignement
supérieur, de jeunesse et de sport, d’égalité entre les sexes et
de droits des enfants;
- à étudier et utiliser, dans leurs activités respectives,
l’expérience des institutions des droits de l’homme et les mécanismes
de suivi du Conseil de l’Europe, notamment de la Cour européenne
des droits de l’homme et du Commissaire aux droits de l’homme, du
Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou
traitements inhumains ou dégradants, de la Commission européenne
contre le racisme et l’intolérance, du Comité consultatif de la
Convention-cadre pour la protection des minorités nationales et
du Comité européen des Droits sociaux;
- à favoriser les contacts entre représentants de la société
civile tunisiens et européens.
19. Je rappelle aussi que le Parlement tunisien a engagé un dialogue
avec l’Assemblée sur plusieurs sujets d’intérêt mutuel, en particulier
par l’intermédiaire de sa commission des questions politiques. Ce
dialogue est devenu plus ou moins régulier depuis l’adoption, en
janvier 2008, de la
Résolution
1598 (2008) de l’Assemblée, «Renforcer la coopération
avec les pays du Maghreb», présentée par cette commission (rapporteur:
Mme Josette Durrieu, France, SOC). Depuis, les députés du Parlement
tunisien sont systématiquement invités aux sessions de l’Assemblée
et participent aussi à des réunions de commission. Il est à noter
que le Président de notre Assemblée était en visite officielle en
Tunisie il y a seulement deux semaines, du 10 au 12 janvier 2011.
20. Au vu des derniers développements, je crois néanmoins que
ces contacts devraient être renforcés. C’est pourquoi je suggère
que nous continuions à suivre de près l’évolution politique en Tunisie,
que nous renforcions notre dialogue avec le parlement de ce pays
et, en particulier, avec les nouvelles institutions qui suivront
les élections à venir, élections que nous espérons libres et équitables.
21. Nous devrions aussi trouver des moyens appropriés pour assister
la Tunisie dans sa progression vers la démocratie. A cette fin,
je pense que la commission des questions politiques devrait organiser,
à l’une de ses prochaines réunions, une audition à laquelle participeraient,
entre autres, des représentants de la société civile et des militants
des droits de l’homme de Tunisie, dans le but de définir des actions
prioritaires pour les mois à venir.