1. Introduction
1. Le dernier débat de l’Assemblée parlementaire sur
le fonctionnement des institutions démocratiques en Ukraine a eu
lieu dans le sillage des élections présidentielles de janvier 2010
– qui ont entraîné un changement de pouvoir – à l’occasion de l’adoption,
le 20 octobre 2010, de la
Résolution
1755 (2010). Depuis, nous nous sommes rendus en Ukraine
à intervalles réguliers pour nous tenir informés de l’évolution
de la situation politique locale, avec l'intention de produire un
rapport complet sur le respect des engagements et des obligations
de l’Ukraine au début de 2011.
2. Cependant, depuis l’adoption de la
Résolution 1755 (2010), de nombreux
rapports et allégations donnent à penser que les libertés individuelles
et les droits démocratiques ont été piétinés dans le pays. Ces informations
semblent malheureusement s’inscrire dans la continuité d’une tendance
que nous avons déjà commentée dans notre dernier rapport, dans lequel
nous nous inquiétions des comptes rendus et allégations faisant
état de pressions sur les droits et libertés démocratiques en Ukraine.
3. Les allégations relatives à une érosion du respect des droits
individuels et des libertés démocratiques en Ukraine ont été renforcées
par les procès intentés contre un certain nombre de responsables
de l’ancien gouvernement, notamment l’ancien Premier ministre Ioulia
Timochenko. Ces procès, qualifiés de politiques et de revanchards
par l’opposition, soulèvent un certain nombre de questions quant
à la sélectivité de la justice et la pénalisation des décisions
politiques.
4. Les procès intentés contre des membres de l’ancien gouvernement
ont été suivis par plusieurs observateurs nationaux et internationaux.
Leurs conclusions ont montré clairement que ces procès avaient été entachés
de nombreuses et graves irrégularités dues aux défaillances du système
de la justice pénale. Les problèmes liés au système et aux pouvoirs
judiciaires en Ukraine ont été signalés dans plusieurs rapports
de suivi de l’Assemblée et leur résolution fait partie des engagements
d’adhésion de l’Ukraine au Conseil de l’Europe. Toutefois, aucun
des gouvernements ukrainiens successifs n’a pris jusqu’ici de véritables
mesures pour corriger ces défaillances.
5. Le 4 octobre 2011, la commission de suivi a examiné la situation
en Ukraine du point de vue des procès intentés contre des membres
de l’ancien gouvernement. Lors de cette réunion, la commission a
exprimé ses préoccupations concernant les insuffisances apparentes
du système juridique ukrainien et les questions qu’elles soulèvent
quant au respect de l’Etat de droit dans le pays. La commission
a également fait part de son inquiétude face à l’impact négatif
de ces procès – et de leur issue – sur les relations de l’Ukraine
avec les autres pays d’Europe et notamment l’Union européenne. La
commission a donc décidé de demander au Bureau de l’Assemblée d’inscrire
le fonctionnement des institutions démocratiques en Ukraine à l’ordre
du jour de la première partie de session de 2012 de l’Assemblée.
6. Nous présenterons dans ce rapport les procès intentés contre
des membres de l’ancien gouvernement ainsi que les insuffisances,
parfois systémiques, que ces procès ont mises en évidence. En outre,
compte tenu de l’impact que ces procès pourraient avoir sur les
prochaines élections législatives
,
nous aborderons la question de la réforme électorale en cours dans
le pays.
2. Poursuites visant des membres de l’ancien
gouvernement
7. A la suite du changement de pouvoir en Ukraine après
l’élection présidentielle de 2010, des poursuites pénales ont été
engagées contre un certain nombre de membres et de responsables
du gouvernement précédent. Les affaires les plus en vue sont celles
qui visent M. Iouri Loutsenko, ancien ministre de l’Intérieur, M. Valeri
Ivachtchenko, ancien ministre de la Défense par intérim, M. Evgueni
Kornitchouk, ancien premier vice-ministre de la Justice, ainsi que
Mme Ioulia Timochenko, ancien Premier
ministre.
8. Une procédure pénale a été engagée le 2 novembre 2010 à l’encontre
de M. Loutsenko. Le 13 décembre 2010, il a été inculpé aux termes
de l’article 191 (Détournement de biens publics) et de l’article 365
(Outrepassement d’autorité ou de fonction) du Code pénal ukrainien.
Les motifs retenus contre M. Loutsenko étaient qu’il avait illégalement
promu son chauffeur au rang d’officier de police, autorisé des dépenses
pour les festivités organisées dans le cadre de la Journée de la
police, en violation d’une décision du gouvernement, et outrepassé
ses pouvoirs de ministre en ordonnant la surveillance policière
d’un chauffeur des services de sécurité soupçonné de complicité
dans l’empoisonnement présumé de l’ancien président Iouchtchenko
. Le 26 décembre 2010, M. Loutsenko
a été arrêté pour manque de coopération avec les enquêteurs. Il
est depuis en détention provisoire.
9. Les poursuites pénales visant M. Ivachtchenko ont commencé
le 20 août 2010. Le 27 août 2010, il a été inculpé aux termes des
articles 364 (Abus d’autorité) et 365 (Outrepassement d’autorité
ou de fonction) du Code pénal ukrainien pour avoir donné son accord
signé à une réorganisation d’un chantier naval qui aurait pu permettre
la vente illégale de biens de l’Etat. Arrêté le 21 août 2010, il
est en détention provisoire depuis cette date.
10. Kornitchouk est le beau-fils de M. Vasyl Onopenko, président
de la Cour suprême, qui est considéré comme un allié proche de Mme Timochenko.
Il a été premier vice-ministre de la Justice de 2007 à 2010. M. Kornitchouk
a été inculpé aux termes de l’article 365 (Outrepassement d’autorité
ou de fonction) du Code pénal pour avoir donné un avis juridique,
en tant que vice-ministre de la Justice, qui a permis au ministre
de l’Economie d’attribuer un contrat, sans appel d’offres, à un
cabinet d’avocats dont il était partenaire. Il a en outre été inculpé
aux termes de l’article 366 (Acte de falsification dans le service
public) pour ne pas avoir classé cet avis juridique dans les règles.
Arrêté le 22 décembre 2010, il est resté en détention provisoire jusqu’au
14 février 2011, date à laquelle il a été libéré à la suite d’une
réunion entre le Président Ianoukovitch et son beau-père. Son procès
est en cours.
11. Mme Timochenko a été initialement
inculpée aux termes des articles 364 (Abus d’autorité) et 365 (Outrepassement
d’autorité ou de fonction) du Code pénal ukrainien pour avoir détourné
vers le budget général de l’Etat le produit de la vente de quotas
d’émission de gaz à effet de serre, retardé le paiement des droits
de douane relatifs à l’importation de mille ambulances commandées
par son administration, et signé illégalement un accord entre Naftogas
et Gazprom sur la vente de gaz russe, accord qui a débouché sur
une crise de l’énergie entre les deux pays en 2009. La procédure
judiciaire récemment engagée contre Mme Timochenko était
liée aux accusations concernant l’accord sur le gaz. Mme Timochenko
a été arrêtée et placée en détention provisoire pour outrage au
tribunal le 5 août 2010.
12. Le 11 octobre 2011, le tribunal a condamné Mme Timochenko
à sept ans de prison et lui a interdit d’exercer une fonction officielle
pendant trois ans à cause de l’accord sur le gaz. Elle a également
été condamnée à payer 150 millions d’euros pour rembourser les pertes
que l’Etat ukrainien aurait subies à la suite de cet accord. Des
dirigeants européens ont critiqué sévèrement ce verdict, considérant
qu’il était motivé par des considérations politiques.
13. Mme Timochenko a fait appel de
sa condamnation et son affaire sera jugée par une cour d’appel de
Kiev. Elle restera en détention pendant son appel.
14. A la suite des préoccupations exprimées par plusieurs dirigeants
européens à l’égard de la condamnation de Mme Timochenko,
le Président Ianoukovitch a indiqué initialement qu’il comprenait
les critiques formulées et qualifié de regrettable la procédure
engagée contre Mme Timochenko. Il a ajouté
qu’il était certain que le verdict ferait l’objet d’un recours et
que «la décision qu’elle [la cour d’appel] prendra, et dans quel
cadre législatif, a beaucoup d’importance». Pour beaucoup d’observateurs,
ces propos sous-entendaient que les autorités avaient l’intention
de modifier le Code pénal en vue de supprimer ou de dépénaliser
les articles 364 et 365. Des amendements au Code pénal ont été proposés
à cet effet et auraient été approuvés par la Commission des affaires
juridiques de la Verkhovna Rada, mais leur adoption en seconde lecture
a été reportée à une date ultérieure. Ils ont été rejetés en seconde
lecture le 15 novembre 2011.
15. Or, de nombreux observateurs qui semblaient convaincus que
les autorités avaient l’intention de dépénaliser les articles 364
et 365 ont été surpris d’apprendre que de nouveaux chefs d’accusation
avaient été retenus contre Mme Timochenko
pour un détournement de fonds présumé. Ces chefs d’accusation visent
la période pendant laquelle Mme Timochenko
était présidente et copropriétaire de la société United Energy Systems
of Ukraine (UESU), qui était un acteur de premier plan dans le commerce
du gaz entre la Russie et l’Ukraine et dans le transit du gaz russe
par l’Ukraine vers le reste de l’Europe. Selon les accusations retenues contre
elle aux termes des articles 191 paragraphe 2 (Malversations, détournement
de fonds ou transfert de biens par outrepassement de fonction) et
15 paragraphe 2 (Tentative d’infraction pénale), Mme Timochenko, agissant
de connivence avec M. Pavlo Lazarenko
, alors vice-Premier ministre, s’est
arrangée pour obtenir une garantie officielle du Gouvernement ukrainien
pour le paiement, en fournitures et services, du gaz fourni par
la Russie avant de procéder au virement des fonds prévus pour payer
ces fournitures et services sur le compte en banque de M. Lazarenko.
16. Le 14 novembre 2011, de nouvelles accusations ont été portées
contre elle concernant son rôle de présidente de la société UESU,
cette fois-ci pour évasion fiscale, vol et dissimulation de revenus
en devises. En outre, des enquêtes ont été rouvertes dans une série
d’affaires qui avaient été officiellement closes en 2005. Mme Timochenko
ferait également l’objet d’une enquête pour une éventuelle complicité
dans le meurtre de M. Evgueni Cherban, homme d’affaires et député.
Un certain nombre de questions ont été soulevées concernant ces
nouvelles accusations, qui seront de nouveau évoquées ci-dessous.
17. Nous voudrions au préalable souligner que ces procès ne devraient
pas être considérés comme un affrontement entre l’opposition et
la majorité au pouvoir, mais comme un conflit entre l’Etat de droit
et la garantie de l’accès à un procès équitable pour chaque citoyen
ukrainien. Nous ne sommes pas en mesure de juger ces affaires au
fond, ou la question de la culpabilité ou non des personnes inculpées.
Personne, en particulier les principaux responsables politiques,
ne doit être au-dessus des lois pour des délits ordinaires. Cependant,
les procès intentés à ces membres de l’ancien gouvernement soulèvent
des questions importantes concernant la pénalisation des décisions
politiques normales et, en conséquence, des accusations à caractère
politique. En outre, ces affaires ont mis en évidence un certain
nombre de défaillances et de lacunes systémiques du système juridique
ukrainien qui fragilisent le droit à un procès équitable et à l’Etat de
droit en Ukraine.
18. Les articles 364 (Abus d’autorité) et 365 (Outrepassement
d’autorité ou de fonction) du Code pénal ukrainien sont une survivance
du Code pénal soviétique puisqu’ils ont été rédigés à l’époque de
Joseph Staline. Les articles 364
et 365
laissent au procureur
une liberté d’interprétation beaucoup trop grande et un pouvoir
discrétionnaire considérable. En effet, comme le montrent les poursuites
engagées contre les membres de l’ancien gouvernement, ces articles
permettent la pénalisation
post facto de
décisions politiques normales prises par des responsables gouvernementaux,
lesquelles, avec le recul, peuvent être remises en cause ou avaient
été contestées par ceux qui étaient alors dans l’opposition et qui
sont désormais au pouvoir. La pénalisation de décisions politiques
ordinaires est une violation de l’Etat de droit et ouvre la voie
aux accusations à caractère politique. Cela est inacceptable dans
une société démocratique. En outre, l’évaluation des décisions politiques
et de leurs conséquences est une prérogative des parlements et,
en fin de compte, de l’électorat, et non des tribunaux. Etant donné
les appels, dans de nombreux pays, en faveur de la condamnation
de responsables politiques
ayant
pris des décisions macroéconomiques qui ont entraîné la crise financière
actuelle, nous recommandons que des normes internationales strictes
délimitant la responsabilité pénale et politique soient élaborées
par l’Assemblée.
19. Les poursuites judiciaires engagées contre Mme Timochenko
et d’autres anciens responsables gouvernementaux ont été, selon
certaines sources, chaotiques et entachées d’erreurs de procédure.
Elles montrent que le problème actuel du système judiciaire ukrainien
est son parti pris en faveur de l’accusation. En effet, l’Ukraine
présente un taux d’acquittement inférieur à 1%, ce qui signifie
qu’une personne qui est jugée par un tribunal n’a quasiment aucune
chance d’être acquittée. En outre, des liens fonctionnels étroits
existent entre le parquet et le pouvoir judiciaire. Les observateurs
de procès ont commenté le fait que les juges se rangent en général
du côté de l’accusation lorsqu’ils examinent les arguments de la
défense soumis au tribunal. Ce point soulève des questions importantes
concernant l’indépendance du pouvoir judiciaire ainsi que l’égalité
des armes entre l’accusation et la défense.
20. Le recours à la détention provisoire montre également le parti
pris en faveur de l’accusation dans toutes les affaires susmentionnées.
En effet, les juges ont acquiescé à la demande de l’accusation de
placer les prévenus en détention provisoire, souvent sans fournir
aucun motif juridique de leurs décisions et dans un contexte où
le risque de voir les accusés fuir la justice ou en entraver le
cours était apparemment faible. Les allégations selon lesquelles
le recours à la détention provisoire aussi bien que les pouvoirs
quasiment illimités de l’accusation de convoquer les accusés ont
été utilisés pour harceler ces personnes et les empêcher de jouer leur
rôle de responsables politiques sont crédibles et très préoccupantes.
21. En vertu de la législation ukrainienne, aucune personne condamnée
pour un délit grave ne peut plus se présenter à des élections locales
et nationales, sauf si son casier judiciaire est supprimé par un
tribunal. De l’avis de nombreux observateurs, les affaires actuelles
ont également, voire exclusivement, pour but d’empêcher ces personnes
de participer aux prochaines élections législatives, qui devraient
avoir lieu en octobre 2012. La nature polémique et problématique
des accusations portées contre ces personnes, ainsi que la manière
dont les procès ont eu lieu et les défaillances relevées, donnent
crédit à ces accusations. Il est clair que les références démocratiques
de l’Ukraine et ses relations avec l’Assemblée seraient gravement compromises
si ces personnes étaient empêchées de participer aux prochaines
élections sur la base d’une condamnation pour des motifs à connotation
politique prononcée lors d’un procès dont l’équité serait douteuse.
22. Comme mentionné précédemment, la nature des nouvelles accusations
portées par les procureurs contre Mme Timochenko
soulève un certain nombre de questions. Concernant l’accusation
de détournement de fonds, la période à laquelle le délit a été commis
n’est pas précisée clairement. Il l’a été soit en 1996, lorsque la
garantie de l’Etat pour l’achat de gaz a été donnée, soit en 2000,
lorsque le contrat a été annulé à la suite du non-remboursement
des dettes de la société UESU. Ce point est capital au regard du
délai de prescription concernant le détournement de fonds. Le Code
pénal actuel prévoit un délai de prescription de quinze ans pour le
type de détournement dont Mme Timochenko
est accusée. Ce Code pénal a été adopté en 2001. Dans le Code pénal
précédent, qui était en vigueur lorsque la garantie de l’Etat a
été accordée, le délai de prescription était de dix ans. Certains
interlocuteurs ont donc fait valoir que les délits pour lesquels
Mme Timochenko était accusée étaient
désormais prescrits. Il s’agit d’une question juridique complexe
qui fera sans doute l’objet d’un débat important pendant son procès.
Cela souligne également qu’il est essentiel que Mme Timochenko
puisse bénéficier d’un procès équitable qui respecte le principe
d’égalité des armes entre l’accusation et la défense.
23. L’accusation a demandé la relance de poursuites qui avaient
été abandonnées. Ces poursuites sont liées à des faits présumés
d’évasion fiscale, de dissimulation de revenus, de détournement
de biens d’Etat et de falsification, commis par Mme Timochenko,
son mari et son beau-père. La plupart de ces affaires avaient été
clôturées par le Bureau du procureur en 2005, lorsque Mme Timochenko
était Premier ministre. La décision de clôturer ces affaires a été
ensuite confirmée par la Cour suprême d’Ukraine. Le droit ukrainien,
comme dans d’autres pays, permet la réouverture d’enquêtes lorsque
de nouvelles preuves importantes sont versées au dossier. Plusieurs
interlocuteurs ont indiqué qu’ils doutaient que le Bureau du procureur
ait demandé de nouvelles preuves lorsqu’il a relancé les poursuites
pénales contre Mme Timochenko. Pour leur
part, les autorités ont fait savoir que la clôture des affaires
par le procureur général à l’époque était motivée politiquement
et qu’elle était donc illégale.
24. Nous ne tenons pas à commenter ou à faire des hypothèses sur
le bien-fondé des nouvelles accusations dont Mme Timochenko
fait l’objet. Nous soulignons cependant que ces accusations soulèvent
des problèmes juridiques graves qui doivent être examinés, et qu’elles
montrent la nécessité de mettre en place une procédure juridique
totalement transparente qui respecte toutes les exigences liées
à un procès équitable tel que garanti par la Convention européenne
des droits de l’homme.
25. Outre les préoccupations déjà mentionnées relatives à la pénalisation
de décisions politiques normales, les procès en cours intentés contre
des membres de l’ancien gouvernement ont fait ressortir une série
de défaillances systémiques dans le système juridique ukrainien.
Ces défaillances juridiques préoccupent depuis longtemps l’Assemblée
qui, dans ses nombreuses résolutions sur l’Ukraine, a exhorté les
gouvernements successifs de ce pays à les corriger et à mettre le
système judiciaire ukrainien en conformité avec les normes européennes.
Nous ne pouvons que déplorer qu’aucun de ces gouvernements et parlements
successifs n’ait montré la volonté politique suffisante, ou déployé
les efforts nécessaires, pour y remédier.
3. Questions juridiques
3.1. Manque d’indépendance du pouvoir judiciaire
26. L’indépendance du pouvoir judiciaire ukrainien continue
d’être une préoccupation principale. En effet, le pouvoir judiciaire
est largement considéré comme étant dépendant des intérêts politiques,
voire, dans une certaine mesure, à leur service. Ajoutons à cela
que ce système souffre d’un sous-financement notable, ce qui aggrave
sa dépendance à l’égard d’intérêts publics et privés et crée un
terrain fertile pour la corruption
.
Dans la
Résolution 1755
(2010), nous avons donc appelé les autorités actuelles
à faire en sorte que le système judiciaire soit financé suffisamment
par le budget de l’Etat
.
27. La manière dont les juges sont désignés est un problème systémique
qui nuit à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Comme nous l’avons
souligné dans notre dernier rapport à l’Assemblée, les juges sont désignés
par le Président sur recommandation du Conseil supérieur de la magistrature
et sur la base d’une proposition de la Haute Commission de qualification
des juges pour une période initiale de cinq ans. Après cette période
d’essai de cinq ans, les juges peuvent être élus à un poste à vie
par la Verkhovna Rada sur proposition de la Haute Commission de
qualification.
28. La période d’essai de cinq ans est préoccupante car elle peut
exercer une influence injustifiée sur la décision des juges pendant
cette période, d’autant que la décision d’accorder un poste à vie
est prise par la Verkhovna Rada en séance plénière. Comme l’a déclaré
la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise), «[l]e Parlement [Verkhovna Rada] est sans doute beaucoup
plus concerné par les enjeux politiques: les nominations des juges
pourraient donner lieu à des tractations entre les députés venant
de différents districts et souhaitant chacun avoir son propre juge
». Malheureusement, le rôle de
la Verkhovna Rada dans la nomination des juges ainsi que la période
d’essai de cinq ans sont inscrits dans la Constitution. L’Assemblée,
dans la
Résolution 1755
(2010), a déjà réaffirmé sa position et indiqué qu’il
était impossible de réformer le système et le pouvoir judiciaires
en Ukraine afin de l’aligner sur les normes et standards européens
sans modifier la Constitution elle-même.
29. Compte tenu de la vulnérabilité des juges en période d’essai,
la nomination des juges qui auront à juger des affaires sensibles
du point de vue politique est contestable
. Le fait que la majorité des juges,
dans les affaires susmentionnées, y compris celle concernant Mme Timochenko,
soient encore dans leur période d’essai soulève des questions quant
à l’indépendance de ces tribunaux et de ces procédures à l’égard
des intérêts politiques de la majorité au pouvoir.
30. Ce n’est pas uniquement la longueur excessive de la période
d’essai et le rôle de la Verkhovna Rada dans la procédure de nomination
qui fragilisent l’indépendance du pouvoir judiciaire mais également
le rôle et la composition du Conseil supérieur de la magistrature
et de la Haute Commission de qualification des juges.
31. Le ministre de la Justice, contrairement au principe de séparation
des pouvoirs, est représenté à la Haute Commission de qualification
des juges, qui a, notamment, une influence considérable sur la nomination des
juges et sur les procédures disciplinaires à leur encontre. En outre,
la procédure de nomination des juges à des postes judiciaires permanents
prévoit que la Haute Commission de qualification porte les résultats
du travail judiciaire d’un candidat à la connaissance du grand public.
Il est clair que cela nuit à l’indépendance des juges pendant la
période d’essai et risque de politiser le processus de nomination.
32. Selon l’article 5 de la loi de l’Ukraine sur le Conseil supérieur
de la magistrature, celui-ci est composé de 20 membres, comme suit:
«La Verkhovna Rada de l’Ukraine, le Président de la République,
le Congrès des juges, le Congrès des avocats, le Congrès des représentants
des facultés et instituts de droit nomment chacun trois membres,
et la Conférence panukrainienne des magistrats du parquet en désigne
deux. Le président de la Cour suprême, le ministre de la Justice
et le procureur de la République sont membres d’office du Conseil supérieur
de la magistrature.» Cette composition viole clairement le principe
de séparation des pouvoirs ainsi que la norme européenne selon laquelle,
dans les organes judiciaires autonomes, les juges élus par leurs
pairs doivent occuper une position dominante, voire disposer d’une
majorité des votes.
33. La présence de représentants de l’accusation, y compris celle
du procureur général
, au Conseil supérieur de la magistrature
défie le principe de séparation des pouvoirs et souligne le lien
fonctionnel étroit qui existe entre le pouvoir judiciaire et l’accusation.
Elle explique dans une large mesure le parti pris en faveur de l’accusation
dans les procédures judiciaires, point que nous avons déjà mentionné.
Dans ce contexte, nous sommes extrêmement préoccupés par les nombreux
rapports, notamment ceux de l’Association des juges ukrainiens,
qui confirment que des mesures disciplinaires ont été engagées et
que des juges ont été révoqués par le Conseil supérieur de la magistrature
parce que le ministère public s’est plaint que les juges en question se
sont prononcés contre l’accusation dans une certaine affaire. Cela
est inacceptable dans un Etat qui reconnaît la primauté du droit.
3.2. Usage abusif et durée de la détention provisoire
34. La détention provisoire, selon les normes européennes,
ne doit être utilisée que comme une mesure en dernier ressort, lorsqu’il
existe un risque d’instrumentalisation de la justice. Le Code de
procédure pénale actuellement en vigueur en Ukraine donne un pouvoir
discrétionnaire considérable au procureur, qui peut demander une
détention provisoire sans avoir à motiver sa demande. Il a déjà
été noté que les tribunaux répondent généralement aux demandes des
procureurs sans juger leur bien-fondé, notamment en ce qui concerne
la détention préventive.
35. La question de l’illégalité et de la durée excessive de la
détention provisoire est un des thèmes principaux des arrêts de
la Cour européenne des droits de l’homme contre l’Ukraine. En effet,
plus de 50 décisions sur cette question ont été prononcées contre
l’Ukraine depuis 2005. La Cour a noté le fait que les autorités
judiciaires n’ont aucune obligation juridique de motiver leur décision
de placer une personne en détention provisoire ou de fixer une date
limite à une telle détention. Il n’existe pas non plus dans le droit ukrainien
de procédure claire permettant d’examiner la légalité ou la durée
d’une détention provisoire, et les décisions judiciaires autorisant
la détention pendant la phase préalable au procès ne peuvent pas
faire l’objet d’un recours.
36. Les préoccupations concernant la durée et l’usage excessifs
de la détention provisoire ont déjà été soulignées dans de précédents
rapports et résolutions. En outre, les procès intentés contre les
membres de l’ancien gouvernement montrent également qu’il est possible
d’en faire un usage abusif. Le recours à des détentions provisoires
prolongées de personnalités publiques lorsqu’il n’y a pas de risque
de fuite ou de détournement des enquêtes n’est pas justifiable du
point de vue juridique; des allégations crédibles portent à croire
que ces personnes ont été détenues en attendant les conclusions
des enquêtes et leur procès afin de les empêcher d’exercer leurs
fonctions de responsables politiques et de dirigeants d’un parti.
37. Le recours à la détention provisoire sans justification juridique
suffisante pose également des questions de nature humanitaire. MM. Loutsenko
et Ivachtchenko seraient dans un état grave et auraient besoin de
toute urgence de soins médicaux spécialisés qui ne peuvent pas être
fournis, au niveau de qualité requis, par les services de santé
de la prison où ils sont en détention. Ne pouvant pas bénéficier
d’une assistance médicale appropriée, leur santé se détériorerait
rapidement, à tel point qu’ils pourraient ne pas survivre à leur
épreuve. Compte tenu de l’absence d’un motif légal justifiant leur
détention provisoire et de la très faible probabilité qu’elles puissent
s’enfuir, ces personnes devraient être libérées dans les plus brefs
délais pour des raisons humanitaires. En outre, Mme Timochenko
connaît de graves problèmes de santé car elle s’est blessée au dos après
une chute. Selon le Médiateur ukrainien, Mme Nina
Karpatcheva, qui lui a rendu visite en prison, Mme Timochenko
a besoin d’examens médicaux et d’un traitement en dehors du système
carcéral. Elle a vivement condamné le fait que, à la suite de son
état de santé, les enquêteurs aient commencé à interroger Mme Timochenko
dans sa cellule au sujet des nouvelles accusations portées contre
elle. En réponse, le Président Ianoutchenko a annoncé le 22 septembre
que Mme Timochenko serait autorisée à
suivre un traitement médical en dehors de la prison. Après un examen
médical qui a eu lieu dans un hôpital de Kiev, elle a finalement
été transférée, le 29 novembre 2011, à l’infirmerie de sa prison
pour y recevoir le traitement recommandé. Le 30 novembre, Mme Timochenko
a reçu la visite d’une délégation du Comité européen pour la prévention
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(CPT).
3.3. Absence d’égalité des armes entre l’accusation
et la défense
38. L’égalité des armes entre l’accusation et la défense
est une condition essentielle d’un procès équitable et du respect
de l’Etat de droit. Malheureusement, les procès contre les responsables
du précédent gouvernement montrent clairement que cette égalité
n’est pas garantie par le système juridique en Ukraine.
39. Le parti pris en faveur de l’accusation ne concerne pas uniquement
le système judiciaire; il est également profondément enraciné dans
le système d’administration de la justice. La défense ne dispose d’aucune
copie du dossier de l’affaire et ne peut le consulter qu’au bureau
du procureur aux dates et heures fixées par celui-ci. Le procureur
est libre de fixer celles qui lui semblent appropriées et quasiment
sans préavis, et les accusés et leurs avocats sont tenus de s’y
présenter. Cela signifie que le procureur peut de fait les convoquer
sans restriction. Il n’est pas permis non plus de faire des copies
du dossier de l’affaire. Cette procédure permet également au procureur
d’influer directement sur la qualité de la défense en ne donnant
à celle-ci que des délais irréalistes pour se familiariser avec
le dossier. Dans le procès intenté à M. Loutsenko, le procureur
général a ordonné son arrestation au bout de treize jours aux motifs
que l’intéressé ne prenait pas connaissance assez vite des 6 000
pages du dossier.
40. La façon dont le procureur présente son dossier à la défense
et son pouvoir d’indiquer à celle-ci le temps dont elle dispose
pour se familiariser avec son contenu nuisent clairement aux principes
d’égalité des armes et, au bout du compte, à la conduite d’un procès
équitable. En outre, le fait que le procureur puisse convoquer à
volonté les accusés et leurs avocats, souvent sans préavis et sans
recours possible, ouvre la voie à des possibilités d’abus ou de
harcèlement de la part de l’accusation. Durant nos réunions avec
les avocats de la défense, nous avons reçu plusieurs rapports qui
indiquent qu’un tel harcèlement avait effectivement lieu en vue
d’empêcher les accusés d’exercer leurs fonctions de responsables
politiques ou de parti. L’arrestation susmentionnée de M. Loutsenko
semble significative à cet égard.
3.4. Motivation et justification juridiques inappropriées
des accusations
41. Dans les précédents rapports, nous avons déjà exprimé
nos préoccupations concernant le fait que les arguments juridiques
exposés dans les documents d’accusation et d’autres documents liés
au procès sont insuffisants ou inappropriés. Nos interlocuteurs
nous ont indiqué que les actes d’accusation décrivaient souvent
de manière floue les infractions pénales que les accusés étaient
censés avoir commis et faisaient rarement référence aux articles
de loi qu’ils auraient violés en commettant ces infractions.
Si les
accusations portées ne sont pas claires, il est difficile, voire
impossible, d’assurer la défense des accusés et l’équité de la procédure
judiciaire s’en ressent. C’est également le cas dans les accusations
portées contre les quatre membres du gouvernement précédent mentionnées
dans le présent rapport.
4. Réforme constitutionnelle
42. Nous voudrions souligner que ces défaillances et
ces lacunes du système judiciaire sont depuis longtemps une source
de préoccupation. Les gouvernements ukrainiens successifs ont à
plusieurs reprises reconnu les défaillances de ce système et exprimé
leur intention de les corriger, mais ces vœux sont restés pieux
jusqu’à présent. Les événements liés aux procès récents montrent
qu’il est urgent que les autorités réforment le système judiciaire
pour le mettre en conformité avec les normes et standards européens, conformément
aux engagements d’adhésion pris il y a près de dix-sept ans.
43. Les autorités actuelles, pour leur part, ont indiqué qu’un
certain nombre de défaillances mentionnées dans le présent rapport
seront résolues par le nouveau Code de procédure pénale. Elles espéraient
que ce code serait adopté par le parlement au début de 2012. Un
projet de code de procédure pénale a été élaboré par l’administration
présidentielle et envoyé au Conseil de l’Europe pour avis. L’avis
devrait être publié au début de 2012. Nous avons l’intention d’examiner
ses conclusions dans un futur rapport.
44. Comme nous l’avons indiqué dans notre rapport précédent, il
ne sera pas possible de réformer le système et le pouvoir judiciaire
afin de les mettre en conformité avec les normes et standards européens
sans modifier profondément la Constitution. Nos arguments restent
valables, d’autant que la Cour constitutionnelle a déclaré le 1er octobre
2010 que les amendements constitutionnels de 2004 étaient nuls et
non avenus. Par exemple, le rôle de la Verkhovna Rada dans la nomination
des juges et la période d’essai de cinq ans pour les nouveaux juges,
deux points qui font problème, sont inscrits dans la Constitution.
En outre, des dispositions constitutionnelles empêchent de modifier
la composition du Conseil supérieur de la magistrature afin d’éviter sa
politisation et sa dépendance à l’égard des intérêts politiques
de la majorité au pouvoir.
45. De l’avis de l’Assemblée, tel qu’il est exprimé dans la
Résolution 1755 (2010),
la décision de la Cour constitutionnelle du 1er octobre
2010 devrait à présent constituer le point de départ d’un processus
de réforme constitutionnelle. Cette question est plus que jamais
d’actualité. Le pays doit entreprendre des réformes constitutionnelles
profondes afin d’honorer les engagements et les obligations qu’il
a contractés vis-à-vis du Conseil de l’Europe lors de son adhésion.
Le Président Ianoukovitch, ainsi que plusieurs ministres de son administration,
ont exprimé leur intention d’engager une réforme complète de la
Constitution, et promis qu’une telle réforme serait menée en étroite
concertation avec la Commission de Venise.
46. En janvier 2011, le Président Ianoukovitch a promulgué le
décret 224/2011, dans lequel il demandait au Groupe d’experts scientifiques
sur la préparation de l’Assemblée constitutionnelle, conduit par
l’ancien Président Kravtchouk, de préparer les grandes lignes du
processus de réforme constitutionnelle. Il a nommé également Mme Marina
Stavniychuk, ancien chef adjoint de l’Administration présidentielle
chargée des réformes constitutionnelles pendant le mandat de M. Iouchtchenko,
au même poste et avec les mêmes responsabilités, dans son administration.
Mme Stavniychuk est aussi membre de la
Commission de Venise, ce qui devrait faciliter la coopération avec
l’administration présidentielle pour les réformes à venir.
47. La Commission ukrainienne pour le renforcement de la démocratie,
instituée par le Président Ianoukovitch pour qu’elle le conseille
sur les réformes qui sont nécessaires pour que l’Ukraine respecte
ses engagements vis-à-vis du Conseil de l’Europe, a élaboré un projet
d’Assemblée constitutionnelle à la demande du Président. Le projet
d’Assemblée constitutionnelle, qui jouerait un rôle consultatif
dans le processus d’élaboration des amendements à la Constitution,
a été chaleureusement accueilli dans l’avis
de
la Commission de Venise demandé par les autorités.
48. Cela étant, les efforts des autorités pour réformer le cadre
constitutionnel semblent s’essouffler. Nous avons été informés que
les réformes constitutionnelles ne seront lancées qu’après les prochaines
élections législatives, qui sont prévues en octobre 2012. Les autorités
espèrent ostensiblement que la coalition au pouvoir aura une majorité
constitutionnelle après ces élections, ce qui leur permettrait d’adopter
une Constitution sans devoir négocier avec l’opposition.
49. Sachant que l’ensemble du processus de réforme est actuellement
bloqué par la Constitution actuelle, nous demandons instamment aux
autorités de ne pas attendre le résultat des élections législatives
pour commencer à rédiger la nouvelle Constitution. En outre, nous
tenons à souligner que la réforme constitutionnelle devra s’appuyer
sur un consensus aussi large que possible de toutes les forces politiques d’Ukraine
et non sur un diktat de la majorité au pouvoir, même disposant d’une
majorité constitutionnelle.
5. Réforme électorale
50. Les prochaines élections législatives, prévues en
octobre 2012, seront cruciales pour l’évolution démocratique de
l’Ukraine. D’un côté, la coalition au pouvoir espère renforcer son
mandat et obtenir la majorité nécessaire pour mettre en œuvre la
réforme constitutionnelle, de l’autre, les principaux partis d’opposition tiennent
à prouver qu’ils restent une alternative politique viable à cette
coalition, d’autant qu’ils se sont remis de leur défaite aux élections
présidentielles de 2010. En outre, un certain nombre de nouveaux
partis politiques, qui comprennent néanmoins des personnalités politiques
déjà connues, sont apparus dans l’espoir d’entrer au parlement après
les élections. Ces nouveaux partis ont commencé à se structurer
dans l’ensemble du pays. Leur élection au parlement pourrait entraîner
un élargissement salutaire du pluralisme dans un environnement ukrainien
actuellement très polarisé.
51. Après la révolution orange, l’Ukraine, et c’est là un point
positif à souligner, a constamment conduit des élections qui étaient
globalement conformes aux normes et standards européens en matière
d’élections démocratiques. Cette tendance a été confirmée lors de
l'élection présidentielle de 2010, qui a porté le Président Ianoukovitch
au pouvoir. Tout recul dans ce domaine serait inacceptable.
52. Malheureusement, les graves défaillances notées pendant les
élections locales d’octobre 2010 ont constitué un retour en arrière
par rapport à l'élection présidentielle et à l’évolution positive
observée depuis 2004. La conduite des prochaines élections législatives
sera donc un test décisif qui permettra de vérifier la sincérité
des engagements de l’administration actuelle envers les valeurs
et normes démocratiques.
53. Une certain nombre des défaillances constatées provenaient
des changements apportés à la dernière minute aux règles électorales,
ce qui indique que les vieilles habitudes consistant à jouer avec
les règles du jeu au lieu de les appliquer n’ont pas disparu et
souligne, par voie de conséquence, qu’il est important que la loi
électorale relative aux prochaines élections soit adoptée en temps
utile et repose sur un consensus des parties prenantes aux élections.
54. Nous avons indiqué dans notre rapport précédent à l’Assemblée
que la Verkhovna Rada avait institué en
2009 un groupe de travail spécial chargé de rédiger un nouveau code
électoral unifié. Ce groupe de travail multipartite, composé de
représentants de la plupart des forces politiques ainsi que d’experts
et de représentants de la société civile, a collaboré étroitement
avec la Commission de Venise ainsi qu’avec d'autres acteurs internationaux
comme le BIDDH/OSCE. Malheureusement, les travaux de ce groupe ont
été, en grande partie, boycottés par le Parti des régions. Le groupe
de travail a déposé un projet de code électoral unifié fin 2010.
Toutefois, ce projet de code électoral unifié n’a pas été mis à
l’ordre du jour de la Verkhovna Rada, et le Président Ianoukovitch
a annoncé que son administration élaborerait son propre projet de
code électoral et le soumettrait au parlement. Il a ensuite institué
un groupe de travail présidentiel spécial pour la réforme électorale
dirigé par le ministère de la Justice et constitué d’un large éventail
de représentants et d’experts aux fins de rédiger le projet de code
électoral de son administration.
55. La communauté internationale a d’abord apporté son soutien
au groupe de travail présidentiel. Toutefois, ses méthodes de travail
ont commencé à susciter de profondes inquiétudes. Plusieurs organisations nous
ont fait part de l’absence de transparence et de responsabilisation
au sein du groupe de travail présidentiel et de leur nette impression
qu’en réalité, la rédaction du nouveau code électoral, et toutes
les décisions y afférentes, avaient lieu à huis clos, hors du cadre
du groupe de travail. Elles nous ont également signalé le manque
d’équilibre entre les diverses forces politiques au sein de ce groupe. Cela
est d’autant plus regrettable que le nouveau code électoral doit
absolument recueillir un large consensus parmi les forces politiques
et susciter leur confiance si l’on veut que des élections véritablement
démocratiques aient lieu en 2012 en Ukraine.
56. L’adoption d’un cadre juridique adéquat pour la tenue des
élections en Ukraine est une demande de longue date de l’Assemblée.
Les recommandations de l’Assemblée concernant ce code ont constamment insisté
sur deux points: la nécessité d’adopter un code électoral unifié
qui réglementerait toutes les élections en Ukraine et la nécessité
d’adopter un système électoral reposant sur un large consensus de
toutes les parties prenantes aux élections. Ces deux conditions,
si elles sont remplies, permettraient de conduire des élections
démocratiques et déboucheraient sur un parlement représentatif et
responsable.
57. Depuis un certain temps déjà, l'Assemblée et la Commission
de Venise recommandent à l’Ukraine d’adopter un code électoral unifié
pour mettre fin à la situation actuelle où chaque type d’élection
est régi par un cadre juridique distinct. Les dispositions de ces
cadres juridiques sont souvent incompatibles et se contredisent.
Au début, les autorités ont pleinement et publiquement soutenu la
recommandation de l’Assemblée. Toutefois, à notre grand regret,
le ministre de la Justice nous a informés lors de la visite que
nous avons effectuée en avril 2011 que les activités du groupe de
travail se bornaient à la rédaction d’un nouveau code électoral
pour les élections législatives. Nous rappelons que ce code électoral
est considéré comme la moins problématique des différentes lois
qui réglementent les élections en Ukraine.
58. Avant 1998, tous les membres de la Verkhovna Rada étaient
élus dans le cadre d’un scrutin majoritaire uninominal. En 1998,
un système mixte a été mis en place comprenant un scrutin proportionnel
basé sur des listes fermées pour la moitié des députés et un scrutin
majoritaire uninominal pour l’autre moitié. Aucune des élections
qui ont été organisées pendant la période 1998-2004 n’a été considérée
pleinement conforme aux normes européennes et un certain nombre
de défaillances ont été relevées, qui étaient directement liées
au système électoral en vigueur.
59. A la suite des amendements constitutionnels de 2004, un système
entièrement proportionnel reposant sur des listes fermées assorti
d’un seuil de 3% de scrutin majoritaire a été adopté. Ce système
a été utilisé lors des élections de 2006 et du début 2007. Ces deux
élections ont été considérées comme globalement démocratiques par
les observateurs internationaux. Cependant, le système des listes
fermées a empêché la consolidation de la démocratie en Ukraine car
il permet de fait la concentration du pouvoir politique dans les mains
de quelques personnes et limite la démocratie des partis et la transparence.
60. En principe, chaque pays a le droit de choisir le système
électoral qui convient le mieux à ses besoins et à ses spécificités
tant que ce système est conforme aux standards européens et à condition
qu’il produise des résultats démocratiques. Comme le système à scrutin
majoritaire, le système entièrement proportionnel et le système
mixte n’ont pas produit les résultats démocratiques attendus, l’Assemblée
a recommandé l’adoption d’un scrutin proportionnel régional basé
sur des listes ouvertes et des circonscriptions régionales multiples.
De l’avis de l’Assemblée, un tel système garantit la démocratie
des partis et la transparence pour l’électorat, tout en assurant
une représentation régionale et en augmentant la responsabilisation.
61. Du fait de la décision de la Cour constitutionnelle d’annuler
les amendements constitutionnels de 2004, le système électoral est
revenu au système mixte qui avait cours avant 2004. Le ministre
de la Justice nous a informés lors de la visite que nous avons effectuée
en avril 2011 que les autorités avaient l’intention de maintenir
ce système mixte pour les prochaines élections législatives de 2012.
En outre, le choix du système électoral ne faisait pas partie du
mandat du groupe de travail présidentiel sur la réforme électorale.
Nous regrettons que le système mixte qui prévalait avant 2004 soit
maintenu, même si le système proportionnel régional bénéficie du
soutien de la plupart des organisations internationales, de la Commission
de Venise et, surtout, de la plupart des partis politiques en Ukraine.
62. Le 23 janvier 2011, le ministre de la Justice d’Ukraine a
demandé un avis de la Commission de Venise sur le projet de loi
relative à l’élection des députés du peuple de l’Ukraine. Dans son
avis conjoint
avec
le BIDDH/OSCE, la Commission de Venise regrette que cette recommandation,
formulée depuis longtemps, d’adopter un code électoral unifié n’ait
pas été appliquée, d’autant qu’un projet de code avait déjà été
soumis à la Verkhovna Rada et pouvait être examiné par le groupe
de travail présidentiel sur la réforme électorale.
63. La Commission de Venise a souligné qu’en règle générale la
loi électorale devrait être adoptée sur la base d’un consensus entre
les principales parties prenantes de l’électorat afin de susciter
la confiance dans le processus électoral et son résultat. Elle a
regretté le manque de transparence du processus d’élaboration du projet
ainsi que les nombreuses décisions relatives à des points essentiels
du processus électoral, comme le choix du système électoral, le
relèvement à 5% du seuil d’entrée au parlement et l’interdiction
des blocs électoraux, qui ont été prises unilatéralement, presque
sans débat, par la majorité au pouvoir, contre la volonté des partis
d’opposition.
64. Dans son avis, la Commission de Venise s’est félicitée que
les changements positifs introduits dans la loi soient conformes
à ses recommandations précédentes, notamment:
- le fait que des candidatures individuelles soient désormais
possibles pour les scrutins majoritaires;
- le fait que des électeurs ne puissent plus être ajoutés
à la liste électorale le jour du scrutin par les commissions électorales
elles-mêmes mais uniquement par une ordonnance du tribunal;
- la suppression des dispositions qui permettaient aux partis
de changer leurs représentants aux commissions électorales sans
motif jusqu’au jour du scrutin;
- la simplification des procédures de dépôt de plaintes.
Parallèlement, la Commission a noté avec regret qu’un certain
nombre de défaillances soulignées dans des avis et rapports précédents
sur l’observation des élections n’aient pas été corrigées comme
il convient, notamment:
- les
dispositions qui limitent ou suppriment les droits de vote passifs
des personnes condamnées pour un délit, quelle que soit sa gravité.
Ce point est particulièrement pertinent dans le contexte des procès en
cours contre les membres de l’ancien gouvernement;
- le manque de critères et de délais pour le découpage des
circonscriptions électorales;
- l’interdiction pour les partis de former des blocs électoraux;
- le fait que les dispositions sur la base desquelles les
commissions électorales de bureau de vote peuvent annuler les résultats
électoraux sont arbitraires et augmentent le risque de fraude.
65. Le projet de code électoral a relevé le seuil pour
entrer au parlement de 3% à 5%. L’augmentation de ce seuil ainsi
que l’interdiction pour les partis politiques de former des blocs
ou des listes conjointes limitent considérablement les possibilités
pour les petits ou nouveaux partis d’entrer au parlement. Par voie
de conséquence, ces mesures réduisent le pluralisme politique au
nouveau parlement et pourraient accentuer la polarisation de la
Verkhovna Rada. Cette question est très préoccupante.
66. Il doit être noté que les autorités ont indiqué que les dispositions
qui limitent ou suppriment les droits de vote passifs des personnes
condamnées pour un délit ne peuvent pas être retirées du Code électoral
sans un amendement constitutionnel.
67. Le Président a le droit d’exiger que les projets de lois qu’il
propose soient inscrits à l’ordre du jour de la Verkhovna Rada.
Il a toutefois transmis son projet à celle-ci en lui demandant de
l’harmoniser avec d’autres projets avant qu’il soit inscrit à l’ordre
du jour. Cette initiative, prise pour s’assurer que tous les projets
de code électoral peuvent être examinés par la Verkhovna Rada, doit
être saluée.
68. Le 3 septembre 2011, la Verkhovna Rada a décidé d’instituer
une commission composée de représentants de tous les partis et groupes
qui y sont représentés afin d’harmoniser les différents projets
de loi et d’aboutir à un projet commun. Le 17 novembre 2010, la
Verkhovna Rada a adopté le nouveau Code électoral pour les élections
législatives avec, semble-t-il, le soutien des principaux groupes
de l’opposition au parlement. A notre grand regret, la plupart des
sujets qui nous préoccupent, ainsi que la Commission de Venise,
comme le système d’élection mixte, le relèvement du seuil de 3%
à 5% ainsi que l’interdiction des blocs de partis, ont été maintenus.
69. Le nouveau Code électoral adopté aura une incidence importante
sur l’environnement préélectoral. Il faudra tout particulièrement
veiller à ce que les dispositions qui concernent le seuil et l’interdiction
pour les partis de former des blocs ne portent pas préjudice aux
forces politiques plus petites et récentes. Nous recommandons que
l’Assemblée observe les prochaines élections législatives en Ukraine
en s’appuyant sur une délégation importante.
70. Le 30 novembre 2011, le Groupe d’Etats contre la corruption
(GRECO) a adopté son troisième rapport sur l’Ukraine, dans lequel
il a insisté, entre autres, sur le fait qu’une action ferme était
nécessaire dans le domaine du financement de campagne afin de réduire
la dépendance des partis et des députés envers les puissants groupes
d’intérêt économiques.
6. Remarques finales
71. Les procès intentés contre les responsables du précédent
gouvernement ont pesé sur les relations de l’Ukraine avec ses partenaires
et nui à ses aspirations européennes. Bien que les réactions de
l’Union européenne et de certains de ses Etats membres soient compréhensibles,
il est important de garder un œil sur le tableau stratégique plus
général et de s’assurer que l’intégration future de l’Ukraine dans
la famille européenne n’est pas bloquée. Seule l’intégration dans
la famille européenne permettra la consolidation à long terme de
la démocratie et du respect des droits de l’homme et de l’Etat de
droit. Cet objectif constituait en substance le message de Mme Timochenko
dans sa lettre récente aux responsables européens, dans laquelle elle
les exhortait à ne pas annuler l’accord de libre-échange approfondi
et complet.
72. Parallèlement, il est également clair que l’utilisation abusive
du système judiciaire à des fins politiques ne peut pas être tolérée
de la part d’un membre du Conseil de l’Europe. Un pays a le droit
de condamner une personne pour un délit ordinaire, mais il a également
l’obligation de s’assurer que cette personne bénéficie d’un procès
équitable et que les procédures juridiques, notamment les accusations
et les condamnations, ne sont pas soumises à des considérations
ou à une influence politiques. Ce point est particulièrement important lorsque
des poursuites sont engagées contre des responsables politiques
de l’opposition.
73. Nous demandons donc instamment aux autorités ukrainiennes
de dépénaliser les décisions politiques ordinaires dans les plus
brefs délais et de s’assurer que personne ne sera, ou ne restera,
condamné pour de tels motifs. En outre, les autorités ukrainiennes
doivent veiller à ce que tous les procès, surtout ceux qui visent des
responsables politiques, soient pleinement conformes aux normes
les plus élevées en matière de procès équitable, et que le principe
de la présomption d’innocence soit respecté. La détention provisoire,
surtout s’il n’y a pas de risque de fuite ou de détournement de
la justice, est injustifiée et inacceptable. Les membres du gouvernement
précédent qui sont actuellement en détention provisoire doivent
être libérés immédiatement en attendant leur procès. L’application
de ces mesures serait un signal clair de l’engagement des autorités actuelles
envers les normes et valeurs du Conseil de l’Europe. En revanche,
leur non-application dans un délai raisonnable ferait naître des
doutes sérieux sur l’engagement des autorités envers les principes
de la démocratie et de l’Etat de droit. Si tel était le cas, nous
recommanderions à l’Assemblée d’envisager des sanctions appropriées.
74. Dans notre rapport précédent, nous avons présenté le programme
de réforme ambitieux qui avait été lancé par les autorités actuelles
et qui avait été accueilli avec satisfaction par l’Assemblée. Au
départ, plusieurs résultats importants ont été atteints, notamment
dans le domaine d’une plus grande intégration européenne de l’économie
ukrainienne dans l’espace économique européen. Cela souligne l’importance
donnée par les autorités à une plus grande intégration européenne
du pays. Malheureusement, il semble que la dynamique de ce processus
de réforme se soit essouflée, car seules quelques réalisations marquantes
ont abouti dans le cadre du programme de réforme annoncé par les
autorités. La mise en œuvre de ces réformes aurait permis de corriger,
entre autres, un certain nombre de défaillances et de lacunes signalées
de longue date et qui sont à l’origine des critiques visant les
procès en cours intentés contre des membres de l’ancien gouvernement.
Les amendements promis pour répondre aux préoccupations liées à
la loi sur le système judiciaire et le statut des juges, notamment
en ce qui concerne l’indépendance du pouvoir judiciaire, n’ont pas
encore été mis à l’ordre du jour de la Verkhovna Rada. Nous demandons
donc instamment aux autorités de poursuivre leur programme de réforme
sans hésitation ou retard et d’élever la réforme constitutionnelle
au rang des priorités principales.
75. Depuis 2004, l’Ukraine a organisé des élections qui étaient
globalement conformes aux normes européennes. Malheureusement, les
élections locales de 2010 n’ont pas continué dans cette voie. Si
elles ne sont pas conduites conformément aux normes européennes,
les élections législatives de 2012 constitueraient un net recul
du développement démocratique du pays. Une telle situation serait
inacceptable. Les prochaines élections législatives constituent,
par conséquent, un test décisif de l’engagement de l’Ukraine envers
les principes de la démocratie.
76. L’Ukraine a adhéré au Conseil de l’Europe en 1995 en s’engageant
à mettre ses institutions démocratiques en conformité avec les normes
du Conseil de l’Europe. Les gouvernements successifs du pays n’ont
pas, à ce jour, honoré les engagements qui avaient été formulés
pour atteindre cet objectif. Toutes les forces politiques, ainsi
que la Verkhovna Rada en tant qu’institution, en partagent la responsabilité.
Les autorités actuelles, ainsi que toutes les forces politiques
du pays, devraient désormais redoubler d’efforts pour enfin honorer
les engagements pris lors de l’adhésion et instaurer une démocratie
solide dans le pays.