1. Introduction
1. Le 7 juillet 2009, l’Assemblée parlementaire a décidé
de saisir, pour rapport, la commission des questions juridiques
et des droits de l'homme de la proposition de résolution sur «Le
transfert de population: une violation des droits de l'homme» (
Doc. 11982) du 30 juin 2009. Lors de sa réunion du 16 novembre
2009, la commission a désigné M. Renato Farina (Italie, PPE/DC)
en qualité de rapporteur. A la suite du départ de l'Assemblée de
M. Farina, la commission m’a nommé rapporteur le 25 janvier 2011.
2. Le transfert de population est un phénomène complexe, dont
les principes et la pratique ont été très largement absents du débat
sur les droits de l'homme.
3. Les transferts involontaires de population n’ont pas seulement
eu lieu au cours de l’histoire; ils se sont également produits à
l’époque contemporaine et les conséquences des transferts récents
sont toujours très perceptibles dans des régions comme l’ouest des
Balkans, le Caucase et Chypre.
4. Je partage la profonde inquiétude qu’inspire aux signataires
de la proposition de résolution la pratique ancienne et toujours
d’actualité de ces violations des droits de l'homme commises par
des Etats avec lesquels les pays européens ont d’intenses relations
économiques et autres, voire, ce qui est plus regrettable encore, les
transferts de population effectués en Europe même. En mettant en
avant un certain nombre de cas de transfert de population qui se
sont produits en Europe et ailleurs dans le monde, l’Assemblée doit impérativement
adopter une position claire sur cette question des droits de l'homme
et condamner sans équivoque ces pratiques.
5. Jusqu’ici, l'Assemblée n’a traité qu’à de rares occasions
la question du transfert de population en tant que tel, sans jamais
aborder les aspects juridiques et relatifs aux droits de l'homme
de cette pratique.
6. Le 5 octobre 2006, l'Assemblée a adopté la
Résolution 1522 (2006) sur la création d’un centre européen en mémoire des
victimes des déplacements forcés de population et de nettoyage ethnique.
Elle y invite à créer un centre de commémoration des victimes de
déportations, d’expulsions massives et de transferts de population
sous les auspices du Conseil de l'Europe, pour sensibiliser le public
et promouvoir la recherche sur les déportations massives passées,
présentes et possibles à l’avenir dans les Etats membres du Conseil
de l'Europe. Dans son exposé des motifs, le rapporteur, M. Mats
Einarsson, a évoqué l’expulsion de plus de 16 millions d’Allemands
au sortir de la seconde guerre mondiale, dont 2 millions sont morts
au cours de cet exode, ainsi que les transferts forcés de Juifs,
Roms, Polonais, Finlandais, Hongrois, Italiens, Slovaques, Lituaniens,
Lettons, Ukrainiens, Biélorusses, Serbes, Croates et Estoniens.
7. Ce centre, que l'Assemblée appelait de ses vœux dans sa résolution,
n’a jamais vu le jour, car cette idée n’a eu aucune suite.
8. Les Nations Unies ont, par le passé, abordé la question du
transfert de population. L’ancienne Commission des droits de l'homme
de l’époque et le Conseil économique et social (ECOSOC) ont adopté
en 1998 un projet de déclaration sur le transfert de population
(ci-après
«déclaration sur le transfert de population»). Ce texte avait été
précédé par un rapport publié en 1997 par le rapporteur spécial, M. Al‑Khasawneh,
sur «Les droits de l'homme et les transferts de population»
.
Ce rapport, dont le cadre était étendu, portait sur le phénomène
du transfert de population en général, les droits de l'homme, les
droits économiques, sociaux et culturels, les modifications territoriales,
les successions d’Etats et la nationalité, les impératifs militaires
et les réparations, tout cela à échelle mondiale.
9. Nous nous emploierons à faire le bilan de la situation juridique
actuelle des transferts de population, en apportant tout d’abord
un certain nombre d’éclaircissements d’ordre terminologique, puis
en soulignant plusieurs exemples de transferts de population, avant
d’aborder enfin les aspects juridiques et relatifs aux droits de
l'homme de cette pratique.
2. Terminologie et formes
du transfert de population
10. Il n’existe aucune définition internationale juridiquement
contraignante du terme «transfert de population», mais une abondante
terminologie accompagne cette expression.
11. Le transfert de population suppose un déplacement de population.
Tous les transferts de population présentent la caractéristique
commune d’un déplacement à grande échelle de groupes de personnes.
Ils entraînent le déplacement permanent d’une région à une autre
d’un groupe important de personnes, qui se définissent bien souvent
par leur origine ethnique ou leur religion. Il arrive que deux groupes
soient transférés en même temps dans des directions opposées; on
parle alors d’«échange de population». Pour bien distinguer le transfert
de population des autres processus migratoires, et aux fins de l’intitulé
du présent rapport, il convient d’intégrer dans le terme employé
le caractère involontaire ou forcé du transfert de population. Cette distinction
ne peut être faite de manière parfaitement claire, car les processus
migratoires «volontaires» sont parfois déclenchés par l’action ou
l’inaction des Etats, qui rendent les conditions de vie de certains
groupes de population si difficiles que ceux-ci préfèrent migrer
«volontairement».
12. Le plus souvent, les transferts de population sont initiés
par une politique gouvernementale. En règle générale, cette pratique
repose sur des motifs de composition ethnique de la population déplacée
ou de la population sur le territoire de laquelle sont réinstallées
les personnes déplacées. Les transferts forcés de population, qu’ils
prennent la forme d’une réinstallation ou d’un déplacement, s’inscrivent
bien souvent dans le cadre d’une politique plus vaste appliquée
à un groupe racial, ethnique ou religieux précis. Ils sont d’ordinaire motivés
par des considérations d’ordre politique et trouvent leur origine
dans le racisme. Il existe deux grandes catégories de personnes
touchées par les transferts forcés de population: les personnes
transférées (les personnes réinstallées ou déplacées) et les habitants
de la région dans laquelle est déplacée la première catégorie (les
habitants présents à l’origine; il arrive qu’ils soient eux aussi,
en tout ou partie, déplacés contre leur volonté).
13. Le transfert de population au sens du présent rapport implique
par conséquent une décision politique délibérée, d’ordre militaro-stratégique
ou politique. En d’autres termes, il existe toujours une «raison» sous‑jacente
aux transferts de population décidés par les gouvernements. Cela
signifie que tous les déplacements de population à grande échelle
ne constituent pas un transfert de population, qui se distingue de
la situation des réfugiés, comme nous l’avons indiqué plus haut.
Il arrive souvent que des justifications soient invoquées à l’appui
de cette décision, comme «la sécurité nationale», «le caractère
volontaire» du transfert ou son «caractère temporaire», mais il
convient de les considérer avec scepticisme, car il n’est pas rare
qu’elles dissimulent uniquement le souhait d’un gouvernement de
procéder à des changements démographiques en vue de consolider,
maîtriser, voire dans certains cas détruire, en tout ou partie une communauté
particulière.
14. Nous utiliserons, aux fins du présent rapport, l’article 3
de la Déclaration des Nations Unies (non contraignante) sur le transfert
de population, qui définit le transfert illicite de population comme
suit:
«Les transferts de population
illicites reposent sur une pratique ou une politique qui a pour
but ou pour effet de déplacer des personnes à l'intérieur de frontières
internationales ou au-delà de ces frontières ou à l'intérieur ou
à l'extérieur d'un territoire occupé, sans le libre et plein consentement
de la population qui fait l'objet du transfert et de la population
d'accueil quelle qu'elle soit.»
15. On peut déduire de cette définition que les transferts de
population librement consentis peuvent être licites
. Je traiterai, dans le présent rapport,
de ce que l’on qualifie habituellement de transfert de population obligatoire
ou involontaire.
16. Le transfert de population peut prendre plusieurs formes,
comme le soulignait également notre ancien collègue Mats Einarsson
dans son exposé des motifs sur la création d’un centre européen
en mémoire des victimes des déplacements forcés de population et
du nettoyage ethnique
. Il peut ainsi prendre
l’aspect d’une déportation massive, d’une expulsion massive ou d’autres
types de nettoyage ethnique. Ces diverses formes de transfert de
population ont toutes un point en commun: rendre un ou plusieurs
Etats plus homogènes d’un point de vue ethnique, religieux ou linguistique.
17. Historiquement, les transferts forcés de population poursuivaient
deux buts: l’acquisition de territoires sans leur population indigène
et la déportation à des fins d’esclavage
.
18. Comme nous le verrons plus loin, deux formes de transfert
de population ont pu être observées au XXe siècle:
le transfert de population classique et le transfert de population
non conventionnel.
3. Exemples de transfert de population
19. L’histoire fourmille d’exemples de transfert de population
.
L’exposé des motifs de notre ancien collègue Mats Einarsson donne
un solide aperçu d’un certain nombre de transferts de population
qui ont eu lieu au XXe siècle et depuis
.
20. D’importants transferts de population ont eu lieu dès l’époque
biblique, par exemple entre le IXe et
le VIIe siècle av. J.-C., lorsque l’Empire
néo-assyrien a réinstallé de force quelque 4,5 millions de personnes,
dont 10 des 12 tribus d’Israël. Au VIe avant
J.-C., Nabuchodonosor a déporté les dernières tribus de Juda à Babylone,
où elles sont restées en captivité pendant soixante-dix. Plusieurs
transferts ont été effectués à l’époque romaine et ont également
fait suite aux invasions d’Attila et de Gengis Khan. Aux Amériques,
les populations indigènes ont été déplacées et confinées dans des
réserves, tandis que les Acadiens français ont été déracinés par
le Gouvernement britannique de Nouvelle-Ecosse et dispersés dans
les autres colonies britanniques. Les Africains ont été transférés
en Amérique pour y travailler comme esclaves.
21. Au cours du XXe siècle, les Arméniens,
les Assyriens et les Grecs ont été déplacés et massacrés au sein
de l’Empire ottoman; des échanges forcés de populations ont eu lieu
en application du Traité de paix de Lausanne, signé avec la Turquie
; la population allemande de Prusse
orientale, de Poméranie et de Silésie a été intégralement expulsée
entre 1945 et 1948
.
22. En outre, le déplacement partiel de groupes ethniques susceptibles
d’être source de troubles a été constamment pratiqué par Joseph
Staline: ce fut le cas à l’égard des Polonais (1939-1941 et 1944-1945),
des Roumains (1941 et 1944-1953), des Lituaniens, des Lettons, des
Estoniens (1941 et 1945-1949), des Allemands de la Volga (1941-1945),
des Finlandais ingriens (1929-1931 et 1935-1939), des populations finlandaises
de Carélie (1940-1941, 1944), des Tatars de Crimée, des Grecs de
Crimée, des Kalmouks, des Balkars, des Karatchaïs, des Turcs meskhètes,
des Turcs karapapaks/terekeme, des Coréens d’Extrême-Orient (1937),
ainsi que des Tchéchènes et Ingouches (1944). Peu de temps avant,
pendant et immédiatement après la seconde guerre mondiale, Staline
a fait procéder à une série de déportations à grande échelle qui
ont profondément modifié la carte ethnique de l’Union soviétique.
On estime qu’entre 1941 et 1949, près de 3,3 millions de personnes
ont été déportées vers les républiques de Sibérie et d’Asie centrale.
23. Plus récemment, au cours des années 1990, la politique de
nettoyage ethnique appliquée en ex-Yougoslavie a entraîné d’importants
déplacements de population, tandis qu’au XXIe siècle
le conflit tribal et religieux du Soudan a occasionné un exode et
un déplacement massifs de population, notamment dans la région du
Darfour.
24. Enfin, les conflits récents ou actuels de la région du Caucase
ont eux aussi
entraîné des déplacements de populations.
4. Aspects juridiques et relatifs
aux droits de l’homme
25. Il n’existe à l’heure actuelle aucun code unique
qui interdise expressément et clairement le transfert forcé de population
ou qui règle ses répercussions; il reste encore à reconnaître l’existence
d’un droit distinct accordé aux personnes et aux groupes de ne pas
faire l’objet d’un transfert forcé de population. Il n’existe pas davantage
de principe juridique unique applicable à toutes les formes de transfert
forcé de population, compte tenu de la diversité de ce phénomène.
26. Plusieurs cas de transferts forcés de population enfreignent
néanmoins le droit international des droits de l’homme, le droit
international humanitaire et le droit international pénal.
27. Nous examinerons, dans les paragraphes suivants, le transfert
obligatoire de population. Compte tenu de leurs conséquences pour
chaque intéressé, il convient de ne faire aucune différence du point
de vue juridique entre le transfert de population (à sens unique)
et l’échange de population (à double sens).
4.1. Droit international des droits
de l’homme
4.1.1. La Convention européenne des
droits de l’homme et ses protocoles
28. La Convention européenne des droits de l’homme (STE
no 5, «la Convention») et ses protocoles comportent
un certain nombre de droits qui peuvent être invoqués en cas de
transfert de population. L’article 2 garantit le droit à la vie,
l’article 3 interdit les traitements inhumains et dégradants, l’article
5 consacre le droit à la liberté et à la sûreté, et l’article 8
garantit le respect de la vie privée et familiale et du domicile.
L’article 1er du Protocole no 1
à la Convention garantit la protection de la propriété. L’article
1er du Protocole no 7
à la Convention énonce les garanties procédurales applicables en
cas d’expulsion d’étrangers, en accordant aux étrangers en situation
régulière un certain nombre de droits judiciaires. L’alinéa 2 de
cet article autorise toutefois leur expulsion lorsqu’elle s’avère
nécessaire dans l’intérêt de l’ordre public ou lorsqu’elle se fonde
sur des motifs de sécurité nationale. Il comporte de ce fait une
garantie procédurale applicable aux ressortissants étrangers menacés
d’expulsion, qui est comparable à celle de l’article 13 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques.
29. L’article 3 du Protocole no 4 à
la Convention est extrêmement clair. Intitulé «Interdiction de l’expulsion des
nationaux», il est libellé comme suit:
«Nul ne peut être expulsé, par voie de mesure individuelle
ou collective, du territoire de l’Etat dont il est le ressortissant.
Nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire
de l’Etat dont il est le ressortissant.»
30. Cet article interdit par conséquent expressément les expulsions
massives. L’article 4 du Protocole no 4 interdit
quant à lui l’expulsion collective des étrangers. Ces deux articles
ne comportent aucune clause restrictive.
31. L’article 2 du Protocole no 4 reconnaît
que «quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un Etat a
le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence»;
ce principe fait cependant l’objet de clauses générales d’exception
et de restriction aux alinéas 3 et 4 selon ces dispositions, certaines
formes de transfert de population pourraient apparemment se justifier
pour des motifs de sécurité ou d’ordre public.
32. La Commission européenne des droits de l’homme et la Cour
européenne des droits de l’homme ont conclu dans plusieurs rapports
et arrêts, à propos de l’expulsion de 180 000 Chypriotes grecs de
la partie nord de Chypre par la Turquie au cours de l’invasion de
cette partie de l’île en 1974, à la violation par la Turquie des dispositions
de la Convention (droit à la vie familiale, droit à la restitution
de son domicile et de ses biens, et droit à la protection de la
propriété)
.
33. La question de la réparation du préjudice subi a été soulevée
dans l’affaire de référence
Loizidou
c. Turquie , dans
laquelle la Cour européenne des droits de l'homme a conclu à la
violation de l’article premier du Protocole no 1
.
4.1.2. Le Pacte international relatif
aux droits civils et politiques
34. Le transfert obligatoire de population est très certainement
susceptible de porter atteinte à plusieurs dispositions du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques (PIRDCP)
,
notamment le droit de ne pas être soumis à la torture ni à des traitements
inhumains (article 7), l’interdiction du travail forcé (article
8), le droit de tout individu à la liberté et à la sécurité de sa
personne (article 9), le droit à la liberté de circulation et le
droit au retour dans son propre pays (article 12), le droit pour
les étrangers à une procédure judiciaire et administrative individuelle
en cas d’expulsion (article 13), le droit à un procès équitable
(article 14), le droit au respect de la vie privée (article 17),
le droit de fonder une famille (article 23), le droit de l’enfant
à une protection particulière (article 24), le droit de participation
à la vie politique (article 25), le droit à l’égalité devant la
loi (article 26), les droits des minorités (article 27) et l’interdiction
de l’incitation à la violence et à la haine raciale (article 20).
4.1.3. Les autres conventions du Conseil
de l'Europe et des Nations Unies
35. Les transferts forcés de population peuvent également
être contraires à d’autres conventions du Conseil de l'Europe (notamment
la Convention européenne pour la prévention de la torture et des
peines ou traitements inhumains ou dégradants et la Convention-cadre
pour la protection des minorités nationales) et des Nations Unies
que, faute de place, nous n’aborderons pas
.
4.2. Le droit à l’autodétermination
36. Le transfert obligatoire de population peut par ailleurs
porter atteinte au droit à l’autodétermination des groupes de populations
concernés, consacré aux articles 1er,
55, 73 et 76 de la Charte des Nations Unies, puisque nulle personne
ni communauté ne peut exercer ce droit si elle fait l’objet d’une
expulsion
.
4.3. Le droit international pénal
37. La première mention explicite du transfert de population
dans un document juridique international a été celle de la reconnaissance
des expulsions massives, qualifiées de crimes de guerre dans la
Résolution des Alliés sur les crimes de guerre de l’Allemagne, adoptée
par les représentants de neuf pays occupés, en exil à Londres en
1942
.
38. L’Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands
criminels de guerre des puissances européennes de l’Axe, et le Statut
du Tribunal international militaire (Tribunal de Nuremberg)
qualifie
la déportation, dans l’article 6, alinéa
c,
de ce dernier, de crime contre l’humanité.
39. Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale
qualifie la déportation ou le transfert
forcé de population, c'est-à-dire le déplacement forcé des personnes
concernées par l’expulsion ou les autres actes coercitifs depuis
la région dans laquelle elles sont présentes en toute légalité,
sans motif autorisé par le droit international, de crime contre
l’humanité
et, en se
référant aux Conventions de Genève, de crime de guerre
. En outre,
lorsqu’il est commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie,
un groupe national, ethnique, racial ou religieux, le transfert
forcé d’enfants est expressément qualifié de forme de génocide
.
40. De même, le Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie
(TPIY)
qualifie la déportation de crime
contre l’humanité
et
mentionne expressément le transfert forcé d’enfants dans le cadre
d’un génocide
.
41. Le crime de transfert forcé de population conçu comme une
composante de la politique de nettoyage ethnique en ex-Yougoslavie
dans les années 1990 a ainsi fait l’objet de plusieurs actes d’accusation
du TPIY, y compris ceux de Slobodan Milošević
, Radovan Karadžić et Ratko Mladić
.
42. Dans certains cas, le TPIY a conclu que certains aspects du
nettoyage ethnique, comme le massacre de Srebrenica en 1995, constituait
un génocide
.
43. Les affaires susmentionnées illustrent le fait que les transferts
forcés de population constituent non seulement des actes illicites,
mais également des crimes internationaux passibles de sanctions
pénales.
4.4. Le droit international humanitaire
44. Le droit international humanitaire est un ensemble
de dispositions qui visent, à des fins humanitaires, à limiter les
effets des conflits armés. Il protège les personnes qui ne prennent
pas ou plus part aux hostilités et restreint les moyens et les méthodes
de la guerre
. Cet ensemble législatif est particulièrement
pertinent pour les transferts de population qui ont lieu au cours
ou à l’occasion d’un conflit armé.
4.4.1. La Quatrième Convention de
La Haye (1899, révisée en 1907)
45. La Quatrième Convention de La Haye concernant «les
lois et coutumes de la guerre sur terre»
, adoptée
en 1899 et révisée en 1907, codifie en détail la conduite à adopter
en temps de guerre. Elle ne porte pas expressément sur le transfert
de population, mais ses articles 42 à 56, qui traitent de l’autorité
militaire sur le territoire de l’Etat ennemi, prévoient une protection
implicite contre les transferts de population. Selon l’article 43,
l’occupant a l’obligation de prendre toutes les mesures qui dépendent
de lui en vue de rétablir et d’assurer, autant qu’il est possible,
l’ordre et la sécurité publics en respectant, sauf empêchement absolu,
les lois en vigueur dans le pays. L’article 46 précise que l’honneur
et les droits de la famille, la vie des individus et la propriété
privée, ainsi que les convictions religieuses et l’exercice des
cultes, doivent être respectés et que la propriété privée ne peut
être confisquée.
4.4.2. La Quatrième Convention de
Genève (1949) et ses Protocoles additionnels I et II (1977)
46. Conformément à l’article 49 de la Convention (IV)
de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps
de guerre (1949)
,
les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de
personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire
de la puissance occupante ou dans celui de tout autre Etat, occupé
ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif. Cette interdiction
est pratiquement absolue, la seule exception prévue au paragraphe 2
étant que la puissance occupante peut procéder à l’évacuation totale
ou partielle d’une région occupée déterminée si la sécurité de la
population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent. En outre,
l’article 49 précise que la puissance occupante ne peut procéder
à la déportation ou au transfert d’une partie de sa propre population
civile dans le territoire occupé par elle. Il convient de souligner,
une fois encore, que l’article 49 est uniquement applicable en cas
de conflit armé international.
48. L’article 147, qui traite des infractions graves, englobe
la déportation ou le transfert illégal ou la détention illégale
d’une personne protégée.
49. En vertu de l’article 85, paragraphe 4, du Protocole I, le
transfert volontaire par la puissance occupante d’une partie de
sa population civile dans le territoire qu’elle occupe ou la déportation
ou le transfert à l’intérieur ou hors du territoire occupé de la
totalité ou d’une partie de la population de ce territoire, en violation
de l’article 49 de la Quatrième Convention, constitue une infraction
grave au protocole. En outre, l’article 85 précise que «sous réserve
de l’application des conventions et du présent protocole, les infractions
graves à ces instruments sont considérées comme des crimes de guerre».
50. L’article 17 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève
du 12 août 1949, relatif à la protection des victimes des conflits
armés non internationaux (Protocole II) précise que le déplacement
de la population civile ne peut être ordonné pour des raisons ayant
trait au conflit, sauf dans les cas où la sécurité des personnes
civiles ou des raisons militaires impératives l’exigent; si un tel
déplacement doit être effectué, toutes les mesures possibles seront
prises pour que la population civile soit accueillie dans des conditions satisfaisantes
de logement, de salubrité, d’hygiène, de sécurité et d’alimentation.
Les personnes civiles ne pourront pas être forcées de quitter leur
propre territoire pour des raisons ayant trait au conflit.
4.4.3. La Convention sur l’imprescriptibilité
des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité
51. La Convention sur l’imprescriptibilité des crimes
de guerre et des crimes contre l’humanité
étend
la notion de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité définie
par le Statut du Tribunal de Nuremberg. Elle consacre également
le principe en vertu duquel les crimes visés par la Convention sont
imprescriptibles, «quelle que soit la date à laquelle ils ont été
commis». En outre, l’article 1er, alinéa
b, précise que les crimes contre
l’humanité peuvent être commis «en temps de guerre ou en temps de
paix». L’article 2 souligne que l’inaction des autorités de l’Etat
qui ne préviennent pas la commission de crimes internationaux, qu’il
distingue du fait de prendre une part active à la commission de
ces crimes, suffit pour que les intéressés relèvent du champ d’application
de la convention.
5. Conclusion
52. Les transferts de population ont lieu dans diverses
circonstances, depuis les situations de guerre et d’après-guerre
jusqu’aux conflits internes, et même en temps de paix. Ils peuvent
consister en un déplacement ou une installation de personnes, à
l’intérieur ou au-delà des frontières d’un Etat. Les transferts
de population étaient autrefois admis comme moyen de règlement des
conflits politiques, ethniques et religieux. Ils sont aujourd'hui
considérés à juste titre comme de graves violations du droit international.
53. Aucun principe juridique unique n’est applicable à l’ensemble
des transferts de population. Selon les circonstances propres à
chaque transfert et les divers groupes de population qu’il touche,
des normes et des principes juridiques différents sont applicables.
54. L’absence d’instrument international unique consacré au transfert
de population entraîne le chevauchement, l’inaccessibilité et la
disparité du degré de protection dont disposent les victimes des différentes
formes de transfert forcé de population
.
55. Le transfert forcé de population n’est pas compatible avec
le droit international public. Comme nous l’avons vu, il est contraire
aux principes du jus cogens,
et notamment au droit à l’autodétermination. En temps de paix, ces
transferts portent atteinte aux droits civils, politiques, socio-économiques
et culturels. En temps de guerre, ils portent également atteinte
au droit international humanitaire. A cet égard, le droit international public
interdit l’annexion de territoires occupés, les manipulations démographiques
et le travail forcé.
56. L’Etat peut voir sa responsabilité engagée en cas de transfert
forcé de population et être tenu au versement de réparations. Comme
il est contraire au droit international pénal, la responsabilité
pénale des auteurs de tels actes peut être engagée.
57. J’aimerais conclure sur une citation d’Alfred de Zayas, tirée
de l’
Encyclopédie Max Planck de droit international
public, à laquelle je souscris pleinement: «Le "transfert"
est un euphémisme employé pour masquer le traumatisme vécu par des
personnes séparées de force de leur pays d’origine et la dislocation conséquente
de leur identité et de leurs traditions, qui s’accompagnent de la
destruction des liens historiques et émotionnels avec la terre natale,
les paysages ancestraux, le patrimoine culturel, les lieux de culte
et les cimetières. Les analystes politiques tentent parfois de camoufler
les expulsions massives au nom de l’établissement d’une paix durable,
qui n’a pourtant jamais été le véritable motif des transferts de
population. Le seul moyen de garantir la paix consiste à respecter
les droits de l'homme des populations concernées.»