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Résolution 1738 (2010) Version finale

Recours juridiques en cas de violations des droits de l’homme dans la région du Caucase du Nord

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 22 juin 2010 (21e séance) (voir Doc. 12276, rapport de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur: M. Marty; et Doc. 12301, avis de la commission des questions politiques, rapporteur: Mme Brasseur). Texte adopté par l’Assemblée le 22 juin 2010 (21e séance). Voir également la Recommandation 1922 (2010).

1. L’Assemblée parlementaire prend acte, avec soulagement, de la fin des actions de guerre telles que les bombardements et les tirs d’artillerie sur des lieux habités, qui ont provoqué des effets dévastateurs pour la population civile lors des «deux guerres de Tchétchénie»; elle salue les efforts impressionnants mis en œuvre par les autorités de la Fédération de Russie et de la République tchétchène pour la reconstruction des villes, souvent réduites en un amas de ruines, ainsi que pour la remise en état et l’amélioration des infrastructures du pays, ce qui a indubitablement amélioré les conditions de vie des habitants, si durement éprouvés au cours de tant d’années.
2. L’Assemblée rappelle sa Résolution 1479 (2006) sur les violations des droits de l’homme en République tchétchène: la responsabilité du Comité des Ministres vis-à-vis des préoccupations de l’Assemblée, dans laquelle elle mettait en garde la Fédération de Russie contre le danger d’embrasement de toute la région du Caucase du Nord en raison de la violence généralisée qui régnait en République tchétchène; les violations systématiques des droits de l’homme ainsi que le climat de totale impunité ne pouvaient que favoriser la montée des extrémismes et leur propagation au-delà des frontières de la République tchétchène. Force est de constater aujourd’hui que ces craintes étaient, hélas, fondées.
3. L’Assemblée a déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, de condamner fermement les actes de terrorisme. Il ne peut exister aucune raison, de quelque nature que ce soit, qui puisse justifier le recours à des actes de violence indiscriminée contre la population civile. Ce sont des actes lâches et odieux. L’Assemblée exprime sa compassion et sa solidarité aux proches et aux familles de toutes les victimes de la violence, y inclus celles des attentats à la bombe survenus récemment dans le métro de Moscou, ainsi que des innombrables attaques qui frappent sans cesse la population des républiques caucasiennes.
4. L’Assemblée constate que la situation dans la région du Caucase du Nord, notamment en République tchétchène, en Ingouchie et au Daghestan, constitue à l’heure actuelle la situation la plus sérieuse et la plus délicate du point de vue de la protection des droits de l’homme et de l’affirmation de l’Etat de droit de toute la zone géographique couverte par le Conseil de l’Europe:
4.1. En République tchétchène, les autorités en place continuent d’entretenir un climat de peur généralisée, nonobstant les succès indéniables dans le domaine de la reconstruction et la sensible amélioration des infrastructures de cette région ravagée par deux guerres cruelles et dévastatrices. La situation des droits de l’homme, le fonctionnement de la justice et des institutions démocratiques continuent cependant à susciter les plus vives préoccupations: les disparitions d’opposants au gouvernement et de défenseurs des droits de l’homme restent largement impunies et ne sont pas élucidées avec la diligence requise, des représailles sont commises contre les familles de personnes suspectées d’appartenir aux formations armées illégales (on met le feu à leur habitation, les proches du ou des suspects sont victimes d’enlèvements ou font l’objet de graves menaces), il y règne un climat d’intimidation permanente des médias et de la société civile, et les organes judiciaires font preuve d’une inertie manifeste face aux exactions commises par les forces de sécurité. Tout cela se déroule dans un climat de personnalisation du pouvoir qui apparaît, au vu de sa démesure, choquant dans une démocratie.
4.2. En Ingouchie, depuis l’installation du nouveau Président, un dialogue constructif s’est établi entre le pouvoir et la société civile. Il faut néanmoins constater une inquiétante recrudescence de la violence depuis 2009, notamment des assassinats et des disparitions d’opposants au gouvernement et de journalistes, restés à ce jour sans aucune suite judiciaire. Le Président lui-même a été victime d’un attentat dont les circonstances ne sont jusqu’à ce jour pas encore totalement élucidées. L’Assemblée l’encourage à continuer sa politique en vue de stabiliser la situation dans la république par le biais d’un dialogue avec la société civile.
4.3. Plus récemment, le Daghestan a également connu une recrudescence d’actes de terrorisme auxquels, hélas, les forces de sécurité ont répondu par des méthodes qui ne sont pas toujours légales et productives. L’admirable tradition séculaire de cohabitation paisible entre communautés musulmanes, chrétiennes et juives fondée sur la tolérance mutuelle – dont la ville de Derbent constitue un exemple remarquable – risque d’être mise en danger par la montée de l’extrémisme et les réactions inadaptées des autorités.
5. La souffrance des proches de milliers de personnes disparues dans la région et leur impossibilité de faire leur deuil constituent un obstacle majeur pour une véritable réconciliation et une paix durable. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), fort de son expérience reconnue en la matière, a fait des propositions concrètes et réalistes aux autorités russes pour élucider le sort du plus grand nombre possible de personnes disparues. La création d’une commission d’Etat de haut niveau sur les personnes disparues semble indispensable.
6. L’Assemblée prend acte des très nombreux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme («la Cour») – à ce jour plus de 150 – établissant des constats de violations graves et répétées des droits fondamentaux dans la région, notamment en République tchétchène. La Cour a été ainsi contrainte d’assumer un rôle de protection de dernier ressort pour un très grand nombre de victimes:
6.1. dans de nombreuses affaires, la Cour a constaté que les autorités russes étaient directement responsables des violations du droit à la vie (article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme («la Convention») (STE no 5)) et de l’interdiction de la torture (article 3);
6.2. elle a fréquemment constaté l’absence d’une enquête effective et efficace, en violation de la Convention, dans des affaires où des représentants des forces de sécurité étaient suspectés d’être responsables d’enlèvements et de tortures;
6.3. dans un grand nombre d’affaires, elle a également jugé que le traitement que les représentants des forces de sécurité ont infligé aux proches de personnes enlevées constituait un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention;
6.4. débordée par un flot incessant de requêtes, la Cour accorde la priorité aux affaires dans lesquelles son intervention rapide peut contribuer à la protection et au soulagement des victimes des violations les plus graves, dont de nombreux requérants de la région du Caucase du Nord.
7. En ce qui concerne l’exécution de ces arrêts de la Cour, l’Assemblée salue les efforts spécifiques fournis par les autorités russes qui visent non seulement à verser dans les meilleurs délais l’indemnité financière accordée par la Cour aux victimes – dont le montant est bien plus symbolique que substantiel – mais aussi à mettre véritablement en œuvre des enquêtes dans les affaires dans lesquelles la Cour a constaté un manquement à cet égard. L’Assemblée constate, cependant, que des résultats appréciables dans ce domaine se font toujours attendre et elle regrette que les départements spéciaux mis en place au sein des comités d’investigation n’aient pas encore réussi à résoudre les problèmes de collaboration et de coordination entre les divers services.
8. Le climat d’impunité illustré par les arrêts de la Cour ainsi que la passivité des autorités qui y est dénoncée, notamment dans de nombreux cas de crimes contre des personnalités emblématiques de la société civile, sapent gravement la confiance de la population envers les forces de sécurité et les institutions étatiques en général, et alimentent ainsi la spirale perverse de la violence.
9. Comme elle l’a exprimé dans sa Résolution 1539 (2007) concernant les violations des droits de l’homme commises au nom de la lutte contre le terrorisme par les Etats-Unis et ses alliés, l’Assemblée réaffirme avec force sa condamnation sans équivoque de tout acte de terrorisme et reste persuadée que celui-ci ne peut être combattu efficacement que dans le respect des droits fondamentaux et des règles de la prééminence du droit:
9.1. dans tout Etat de droit, et à plus forte raison dans tout Etat membre du Conseil de l’Europe, les disparitions forcées, les tortures, les exécutions extrajudiciaires et les détentions secrètes commises par des représentants des autorités étatiques, tolérées ou pas empêchées, ni même combattues par celles-ci, constituent des actes inacceptables qu’il faut condamner sans réserve;
9.2. ces exactions et ces omissions sapent la coexistence même au sein de la société, car elles détruisent la confiance de la population dans les institutions, ce qui voue à l’échec toute tentative de faire face efficacement à la menace terroriste et favorise au contraire la montée de l’extrémisme;
9.3. les violations des droits de l’homme commises par les autorités finissent par conférer aux terroristes un statut de martyr, alors qu’ils ne sont en réalité que des criminels qui doivent être traités comme tels;
9.4. l’emploi, contre les terroristes, de moyens illégaux, voire franchement criminels, risque fortement de susciter un mouvement de sympathie à leur égard, ce qui ne peut que les renforcer dans leur motivation et leur donner un sentiment de légitimité, celui de combattre un Etat qui recourt à des moyens contraires à la loi;
9.5. l’élimination physique des suspects qui n’opposent pas de résistance armée est une tactique non seulement illégale, mais également contre-productive. Une arrestation régulière, conformément aux règles de procédure, ainsi que l’application des dispositions qui permettent d’encourager la collaboration avec la justice, permettent en revanche de combattre et de neutraliser plus efficacement les organisations criminelles et les réseaux terroristes;
9.6. la criminalisation et la victimisation de nombreuses personnes innocentes n’ont fait que contribuer à alimenter davantage la spirale de la violence, cela d’autant plus si l’on considère que la région du Caucase du Nord est encore caractérisée par de solides traditions claniques, y compris celles de la coutume de la vengeance.
10. L’Assemblée rend hommage aux défenseurs des droits de l’homme, aux avocats et aux journalistes qui œuvrent, dans des circonstances difficiles et souvent au péril de leur vie, pour aider les victimes à obtenir justice et dénoncer les abus. Elle est profondément attristée par la mort violente ou la disparition de personnalités telles qu’Anna Politkovskaïa, Natalia Estemirova, Stanislav Markelov, Magomed Yevloyev, Makcharip Aouchev, Zarema Gaïsanova, Zarema Sadoulayeva, Rachid Ozdoyev et beaucoup d’autres, et exprime son incompréhension et son émoi face au fait qu’à ce jour aucune de ces affaires n’a pu être élucidée par les autorités judiciaires.
11. L’Assemblée exprime également sa préoccupation en ce qui concerne la détérioration de la situation des femmes en République tchétchène. A la différence d’autres républiques caucasiennes, on impose, parfois de manière humiliante, une interprétation rigide des normes religieuses, qui semble par ailleurs se trouver en contradiction avec les traditions religieuses et culturelles de la région.
12. Elle s’inquiète, en outre, du fait que de nombreux exilés tchétchènes dans plusieurs pays européens ont été l’objet de pressions de la part d’émissaires des dirigeants tchétchènes afin de rentrer au pays et de se soumettre à leur pouvoir. De forts indices subsistent à l’encontre du pouvoir tchétchène, ou du moins à l’encontre des cercles qui lui sont proches, d’être directement impliqué dans l’assassinat d’Oumar Israïlov, en pleine rue à Vienne. A cet égard, l’Assemblée invite les autorités autrichiennes et russes à coopérer afin de faire toute la lumière sur cette affaire.
13. L’Assemblée appelle par conséquent:
13.1. les autorités exécutives et judiciaires russes, centrales et régionales:
13.1.1. à combattre le terrorisme en recourant aux instruments prévus par l’Etat de droit et à rechercher les causes de la radicalisation en cours et de l’emprise grandissante de l’extrémisme religieux;
13.1.2. à poursuivre et à juger conformément à la loi tous les auteurs de violations des droits de l’homme, y compris les membres des forces de sécurité, et à élucider les nombreux crimes restés impunis, notamment ceux commis contre les personnalités énumérées ci-dessus (paragraphe 10);
13.1.3. à mettre en œuvre toutes les conditions nécessaires pour que les victimes de violations des droits de l’homme aient accès à la justice et exercent librement leur droit à un recours effectif devant les autorités judiciaires, et bénéficient d’une protection adéquate;
13.1.4. à intensifier la coopération avec le Conseil de l’Europe dans le cadre de la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, tout particulièrement en ce qui concerne le renforcement des mesures individuelles visant à élucider les affaires, notamment d’enlèvements, de meurtres et d’actes de torture dans lesquelles la Cour a constaté une absence d’enquête effective;
13.1.5. à s’inspirer des exemples d’autres pays qui ont dû faire face au terrorisme, notamment en ce qui concerne la mise en œuvre de mesures favorisant la collaboration des prévenus avec la justice pour démanteler les réseaux terroristes et les structures criminelles existantes au sein des forces de sécurité, ainsi qu’à prévenir d’autres actes de violence, et à prendre les mesures générales qui s’imposent pour assurer une prévention effective de telles violations à l’avenir;
13.1.6. à coopérer de manière plus étroite avec les organisations œuvrant sur le terrain pour la défense des droits de l’homme et de la société civile en général, et à protéger leurs collaborateurs de manière efficace contre d’éventuelles représailles;
13.1.7. à mettre en œuvre les propositions du CICR visant à résoudre, dans la mesure du possible, le grave problème des personnes disparues, et à créer des conditions favorables à la reprise des visites du CICR aux détenus arrêtés en rapport avec la situation dans le Caucase du Nord;
13.1.8. à poursuivre les efforts pour renforcer l’économie de la région d’une façon équitable entre les républiques, avec une attention particulière à la création d’emplois stables pour les jeunes, dont le taux de chômage est très haut, ce qui constitue d’ailleurs un facteur parmi d’autres du malaise social, de la radicalisation en cours et de la criminalité;
13.1.9. à donner dans les meilleurs délais leur consentement à la publication des rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) concernant la région du Caucase du Nord;
13.1.10. à promouvoir des initiatives à tous les niveaux pour renforcer le dialogue interculturel et interreligieux afin d’améliorer sensiblement la connaissance des populations caucasiennes et leur intégration dans la Fédération de Russie;
13.2. les deux chambres du Parlement russe à consacrer la plus haute attention à la situation dans le Caucase du Nord, à exiger des autorités exécutives et judiciaires des explications exhaustives concernant les dysfonctionnements constatés dans la région et signalés dans la présente résolution, ainsi qu’à exiger la mise en œuvre des mesures nécessaires;
13.3. tous les autres pays membres du Conseil de l’Europe:
13.3.1. à coopérer avec les autorités russes dans le cadre de la lutte contre le terrorisme en insistant sur le respect, en toutes circonstances, de la Convention européenne des droits de l’homme et des arrêts de la Cour;
13.3.2. à assurer une protection adéquate aux réfugiés du Caucase du Nord qui ont été accueillis sur leur territoire, et à examiner avec le plus grand soin et la plus grande prudence les demandes d’extradition les concernant, conformément à la Convention européenne des droits de l’homme.
14. L’Assemblée demande à sa commission pour le respect des obligations et engagements des Etats membres du Conseil de l’Europe (commission de suivi) de prêter une attention particulière à l’évolution de la situation des droits de l’homme dans le Caucase du Nord. Elle rend hommage à l’action du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et du CPT dans le Caucase du Nord, et les invite à poursuivre et à intensifier davantage leur engagement. Elle demande instamment que les ressources nécessaires leur soient mises à disposition.