1. 2011
– L’année la plus meurtrière en Méditerranée
1. Parler de la Méditerranée n’est
pas parler d’une mer déserte. Bien au contraire, c’est parler d’une
mer au trafic maritime dense et complexe, d’un réseau doté d’un
système sophistiqué permettant de contrôler la circulation et de
s’occuper des bateaux en détresse. Au cours et à la suite du Printemps
arabe, et dans le cadre de l’opération «Unified Protector» menée
par l’OTAN près des côtes de la Libye, le contrôle de la Méditerranée s’est
pour le moins intensifié. Durant cette période, la Méditerranée
a souvent été désignée comme la mer la plus surveillée au monde
et, comme l’a très bien exprimé un officiel italien, «je suppose
que naviguer de la Libye vers l’Italie, c’est un peu comme faire
un slalom entre des navires de guerre».
2. Paradoxalement, 2011 a établi un record en étant l’une des
années les plus meurtrières pour les «boat people» en Méditerranée.
3. Certes, nous avons connaissance de nombreux drames dans ces
eaux, mais un incident a particulièrement frappé l'Assemblée parlementaire
du Conseil de l’Europe au point qu’elle a jugé indispensable de
mener une enquête. En mai 2011, le journal britannique
The Guardian publiait un article
intitulé «Aircraft carrier left us to die, say migrants»

, révélant l’histoire d’un bateau
parti de Tripoli et à la dérive durant deux semaines avant d’être
rejeté sur les côtes libyennes de Zlitan, près de Misrata. L’article
relate comment 72 personnes ont tenté d’échapper au conflit qui
sévissait en Libye et d’atteindre l’Europe. Le bateau n’est jamais
arrivé en Europe et, lorsqu’il a échoué sur les côtes libyennes,
il ne restait que neuf survivants. Selon eux, leurs appels au secours
ont été ignorés par plusieurs navires, notamment au moins par un
hélicoptère militaire, divers bateaux de pêche et, même, par un
gros bâtiment militaire.
4. Le Président de l'Assemblée parlementaire a immédiatement
réagi à l’article, se déclarant bouleversé et profondément inquiet,
et ajoutant que si ces allégations étaient fondées, ce jour était
alors un jour noir pour toute l’Europe

. Le Président a alors demandé d’ouvrir
une enquête.
5. Ce rapport résulte de cette demande d’enquête et repose sur
une investigation approfondie de ce qui est arrivé au «bateau cercueil».
Le rapport montre les défaillances – humaines, institutionnelles
et juridiques – qui ont contribué à la mort de 63 personnes et il
fait des recommandations pour éviter que de tels drames ne se reproduisent
à l’avenir. Ces morts auraient pu être évitées, de même, à n’en
pas douter, que les centaines d’autres morts survenues en mer en
2011.
6. Cette histoire est singulière à double titre: nous savons
ce qui est arrivé au bateau grâce aux témoignages que les survivants
ont pu nous livrer, et nous savons que leur appel à l’aide avait
été enregistré par plusieurs autorités compétentes. Ils n’étaient
pas portés disparus, ils avaient été localisés et observés, ce qui
implique que leur mort aurait pu être évitée si l’un des acteurs
informés était venu à leur secours. Malheureusement, leur histoire
n'est en rien unique car un certain nombre de drames silencieux
surviennent tous les ans en Méditerranée. Au seul vu d’affaires
confirmées, l’on estime à plus de 1 500 le nombre de vies perdues
en Méditerranée pour l’année 2011

. Le nombre réel doit être bien supérieur.
2. Méthodologie – Etapes d’une
enquête encore en cours
7. Dès le départ, il est apparu
clairement qu’il était essentiel d’avoir des entretiens approfondis
avec les survivants. J’ai recueilli les témoignages directs de quatre
des survivants et obtenu, de différentes sources, des transcriptions
des témoignages des cinq autres survivants.
8. J’ai mené trois missions d’information. La première, les 6
et 7 septembre 2011 à Rome, où j’ai rencontré trois des survivants
ainsi que le père Zerai, le prêtre érythréen qui a lancé l’alerte
initiale auprès des gardes-côtes italiens après avoir reçu un appel
du bateau. Le 28 novembre 2011, à Bruxelles, j’ai rencontré des responsables
au siège de l’OTAN, ainsi que plusieurs officiels de l’Union européenne.
Enfin, les 15 et 16 décembre 2011, j’ai rencontré à Malte des représentants
des forces armées chargés des opérations de recherche et sauvetage
en mer. Dans le cadre de ces trois missions d’information, ont également
eu lieu des réunions avec des représentants d’organisations internationales
et de la société civile.
9. Pour mieux comprendre la législation internationale dans les
différents domaines concernés (maritime, humanitaire, droits de
l'homme et réfugiés), la commission des migrations, des réfugiés
et des personnes déplacées a organisé une audition en présence d’experts
et de spécialistes invités, le 29 novembre 2011 à Paris. Ce même
jour, une discussion en table ronde restreinte a réuni d’autres
parties enquêtant sur l’incident en question. Il s’agissait, notamment,
d’un journaliste d’investigation, Emiliano Bos, qui réalisait un documentaire
pour la télévision suisse sur le «bateau-cercueil»

, et de représentants d’un collectif d’associations
– dont Migreurop, la Fédération internationale des ligues des droits
de l'homme (FIDH) et Goldsmiths College (université de Londres) –
enquêtant sur cette affaire en vue de porter plainte contre des Etats
membres et/ou l’OTAN

.
10. J’ai également demandé des informations écrites à l’OTAN,
à FRONTEX, à l’Union européenne, à l’Organisation maritime internationale
et aux ministres de la Défense des pays participant à des opérations
de l’OTAN avec des navires équipés pour le transport d’avions et/ou
d’hélicoptères (Canada, Espagne, France, Grèce, Italie, Roumanie,
Royaume-Uni, Turquie et Etats-Unis). A ce jour et malgré des rappels,
certains de ces courriers sont restés sans réponse (voir paragraphes
136-137).
11. En dépit de l’absence décevante de réponse et d’information
de la part de certains, je suis reconnaissante de l’aide professionnelle
apportée par ceux que j’ai rencontrés et qui ont su entendre mes demandes
d’information. Certes, mon rapport n’est pas exempt de critiques,
mais cela ne doit rien enlever au respect que je porte aux personnes
qui ont œuvré et continuent d’œuvrer à sauver des vies dans des conditions
dangereuses en mer.
12. Je tiens également à remercier M. Neil Falzon pour son important
travail en qualité de consultant et son assistance dans la rédaction
et la recherche d’informations pour ce rapport

.
3. Le «bateau cercueil»: un
périple mortel de quinze jours
3.1. Début du printemps 2011:
des migrants, demandeurs d’asile et réfugiés sans autre choix que de
quitter la Libye
13. A la mi-février 2011, inspirées
par les soulèvements de la Tunisie et de l’Egypte voisines, de larges franges
de la population libyenne amorcent un mouvement radical de changement
social et politique qui, au bout du compte, conduit au retrait du
dirigeant libyen, le colonel Mouammar Kadhafi. En quelques semaines, la
situation dégénère en un violent conflit entre forces progouvernementales
et milices d’opposition. Le conflit est préjudiciable à un grand
nombre de réfugiés, de travailleurs immigrés et autres migrants
vivant en Libye. Laissées sans protection et sans quiconque vers
qui se tourner pour trouver de l’aide, des centaines de milliers de
personnes se voient contraintes de fuir le pays. Beaucoup s’en vont
par voie de terre mais nombreux sont ceux qui, piégés, ne peuvent
s’échapper que par la mer.
14. Au 19 mars, avec les premières frappes aériennes sur le territoire
libyen, la situation se détériore gravement. Dans sa Résolution 1973
du 17 mars, le Conseil de sécurité des Nations Unies se déclare préoccupé
par «le sort tragique des réfugiés et des travailleurs étrangers
forcés de fuir la violence» et, le 29 mars, le Haut-Commissariat
des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) craint que la violence
ne vise spécialement les importants groupes d’étrangers du pays,
notamment réfugiés et demandeurs d’asile

. Les Africains subsahariens sont
particulièrement visés car soupçonnés d’être des mercenaires prokadhafistes

.
15. Au 23 mars, le HCR estime qu’au total 351 673 personnes ont
fui la Libye pour se rendre en Tunisie (178 262), en Egypte (147 293),
au Niger (11 949) et en Algérie (9168)

.
16. Au milieu de ce chaos, bloqués dans la ville de Tripoli, des
groupes d’hommes, de femmes et d’enfants subsahariens se trouvent
confrontés à un choix difficile: soit rester à Tripoli et risquer
de servir de boucs émissaires ou d’être pris dans les combats, soit
tenter la périlleuse et coûteuse traversée de la Méditerranée, la
fuite vers la Tunisie par voie de terre étant elle aussi très dangereuse.
Les trafiquants exploitent la situation et se font de l’argent en
«organisant» des traversées vers l’île italienne de Lampedusa.
3.2. Jour 1 – Départ de Tripoli
pour ce qui sera une traversée fatale pour presque tous
17. De nuit, aux petites heures
du matin ou tard le soir de ce qui est sans doute le samedi 26 mars,
un groupe de 72 hommes, femmes et enfants subsahariens s’embarquent
sur un petit canot pneumatique gonflable, sans doute guère plus
long que sept mètres, pour fuir la Libye. Ghirma Halefom, Bilal
Yacoub Idris, Abu Kurke Kebato et Dan Haile Gebre, les personnes
que j’ai interviewées, sont quatre des 50 hommes qui voyageaient
avec 20 femmes. Certaines des femmes sont enceintes, et il y a aussi
deux bébés entassés à bord du canot. Les 70 adultes ont entre 20
et 25 ans. Ils sont originaires d’Ethiopie (47), du Nigeria (7), d’Erythrée
(7), du Ghana (6) et du Soudan (5). Un Ghanéen, qui voyage avec
sa femme, est désigné «capitaine».
18. Des survivants racontent que, quelques jours avant leur voyage
fatidique, ils se sont rencontrés sur la côte avec l’intention de
partir. Mais ils ont été découverts par des militaires libyens qui
les ont empêchés de partir. En revanche, le jour du départ, les
soldats libyens ne les ont pas empêchés de s’en aller, les accompagnant
même jusqu’à leur canot pneumatique.
19. Lorsque les passagers embarquent, leurs provisions leur sont
enlevées par les trafiquants qui veulent tasser le plus de monde
possible sur le canot. Bilal explique: «Il était complètement surchargé.
On était tous assis les uns sur les autres. J’avais quelqu'un assis
sur moi, et cette personne avait quelqu'un assis sur elle. Combien
de gens peuvent tenir sur le bateau? Ce n’est pas vraiment ce qui
les intéresse; tout ce qu’ils veulent, c’est que chacun leur donne
l’argent.» Il semble qu’entre eux, les passagers ne disposent que
d’une boîte de biscuits et de quelques bouteilles d’eau. Une fois
le canot complètement gonflé, il s’éloigne dans l’obscurité de la
nuit.
20. Les trafiquants leur assurent qu'en dix-huit heures ils atteindront
Lampedusa. Malgré une mer agitée, le premier jour se passe sans
problème.
3.3. Jour 2 – Un petit avion
survole le canot
21. Le dimanche 27, après bien
plus de dix-huit heures de mer, Lampedusa n’est toujours pas en
vue. Des personnes commencent à souffrir de plus en plus du mal
de mer, l’humeur change, l’inquiétude s’installe.
22. Les passagers remarquent alors un avion qui les survole. Cela
leur donne un espoir d’être secourus. Selon Ghirma, l’avion était
blanc, ce n’était pas un hélicoptère mais plutôt un petit avion
de patrouille.
3.4. Le bateau appelle le père
Zerai – Le Centre de coordination de sauvetage maritime (MRCC) de
Rome est informé
23. Mais, sur l’embarcation, les
hommes et les femmes ne tardent pas à paniquer face à une mer mauvaise qui
les ballotte et aux nuages noirs qui menacent. Au vu de la situation,
ils décident d’utiliser un téléphone satellite pour appeler le père
Zerai, un prêtre érythréen résidant à Rome, dont le numéro leur
a été donné comme personne à contacter en cas d’urgence. Le téléphone
est entre les mains du «capitaine», mais personne ne sait d’où il
le tient ni comment a été ajouté le numéro du père Zerai. Au cours
d’une brève conversation, le prêtre est informé que l'embarcation
a des problèmes, qu’il y a des femmes et des enfants à bord, que
le carburant va manquer et que la mer devient de plus en plus mauvaise.
24. Le père Zerai les informe qu’il va contacter les autorités
italiennes pour demander de l’aide. Il contacte ensuite les gardes-côtes
italiens du Centre de coordination de sauvetage maritime de Rome
(MRCC de Rome) et leur explique les difficultés du bateau: il dérive,
il est en panne de carburant et il prend l’eau. Il leur fournit aussi
le numéro du téléphone satellite à bord de l’embarcation. L’appel
initial passé par le père Zerai, dûment consigné et enregistré par
le MRCC de Rome, a lieu le 27 mars à 18 h 28. Après d’autres contacts
avec le bateau, le prêtre tient le MRCC de Rome au courant, répétant
d’abord que le bateau a très peu de carburant mais qu’il ne prend
plus l’eau et, ultérieurement, après un nouveau contact avec le
bateau, informant le MRCC de Rome qu’il ne sait pas exactement ce
qui se passe mais que ceux qui se trouvent à bord de l’embarcation n’arrêtent
pas de crier au téléphone: «Il y a urgence, il y a urgence» et «Au
secours, au secours, faites vite, faites vite!»
25. Par SMS, le père Zerai et les gardes-côtes italiens envoient
au bateau des instructions pour régler le GPS du téléphone satellite
et permettre ainsi aux gardes-côtes d’établir la position précise
à partir des données satellite. La tentative de réglage du GPS échoue.
Après l’échange avec le père Zerai, le «capitaine» reçoit un appel
des gardes-côtes italiens lui demandant des précisions sur la position
du bateau. C’est le dernier échange téléphonique avec le bateau
car la batterie du téléphone expire au moment de la demande.
26. Néanmoins, les appels émis à partir du téléphone satellite
ont permis aux gardes-côtes italiens, via l’opérateur satellite
Thuraya, d’établir la position du bateau à environ 60 milles au
large de Tripoli.
3.5. Espoir de sauvetage: un
hélicoptère militaire largue des bouteilles d’eau et des biscuits
27. Sans moyen de communication,
les 72 passagers dérivent avec le courant, économisant le peu de carburant
qui reste dans le réservoir. Plusieurs heures après leur échange
avec le père Zerai, un hélicoptère militaire apparaît alors au-dessus
du bateau. L’hélicoptère est décrit comme relativement petit, vert-gris
foncé et, selon plusieurs survivants, avec l’inscription «ARMY»
sur le côté. Ils se rappellent qu’il y avait au moins deux personnes
à bord et qu’elles portaient un uniforme militaire et des armes.
28. De nombreux passagers se mettent à chanter et à applaudir
de joie, tenant les bébés au-dessus de la tête et implorant des
secours et de l’aide. L’hélicoptère quitte alors le bateau. Il (lui
ou un autre hélicoptère) revient peu de temps après et, au moyen
d’une corde, fait descendre de petites bouteilles d’eau (par packs
de six) et des paquets de biscuits.
29. Certains des survivants décrivent les bouteilles en plastique
comme portant l’inscription «ACQUA» («eau» en italien) – Dan Haile
insiste sur le fait que l’emballage des biscuits montrait qu’ils
venaient d’Italie. Ghirma ajoute que l’emballage des biscuits était
vert. Les biscuits et l’eau sont distribués aux femmes et aux enfants.
Elias, interviewé en Tunisie par le journaliste Emiliano Bos, se
rappelle avoir lu les chiffres «+39» (le préfixe téléphonique de
l’Italie) devant ce qui semblait être un numéro de téléphone ou
de fax.
30. Les militaires à bord de l’hélicoptère font signe qu’ils vont
revenir et intiment aux passagers de l’embarcation de ne pas changer
de position.
3.6. Le «capitaine» jette la
boussole à la mer et le bateau tombe en panne de carburant
31. Le «capitaine» rassure tout
le monde, affirmant qu’un navire va venir les sauver dans quelques
heures. Le moteur est éteint et, à bord, tout le monde commence
à prier et à attendre.
32. Au bout de plusieurs heures, une dispute éclate entre le «capitaine»
et d’autres passagers. Le capitaine insiste pour rester à la même
position alors que certains passagers, ayant perdu tout espoir de
sauvetage, veulent que le «capitaine» revienne aux instructions
initiales données par les trafiquants. Or, entre-temps, le «capitaine»
a jeté la boussole et le téléphone satellite à la mer, persuadé
que l’hélicoptère allait venir à leur secours. Il explique qu’il
ne voulait pas être arrêté pour détention d’un téléphone et d’une
boussole. Il craignait que ces objets ne soient utilisés pour prouver
son implication dans un réseau de trafiquants.
33. Après plusieurs heures sans aucun signe de secours, ils décident
de tenter de poursuivre la traversée, direction nord-ouest. Le «capitaine»
réussit à naviguer pendant quelques heures en s’orientant avec le
soleil.
34. Le bateau ne tarde pas à tomber en panne de carburant. Il
est maintenant perdu au milieu de la Méditerranée. Il ne reste plus
de nourriture et presque plus d’eau potable.
35. Ce moment, bien que la traversée ne soit pas encore très avancée,
marque un tournant radical dans l’atmosphère générale qui règne
sur le bateau. Des crises de panique éclatent. Le vent se lève et
les vagues se creusent. La tempête fait tanguer l’embarcation, la
remplissant d’eau. Des personnes sont projetées à la mer par le
mauvais temps et les tentatives pour les sauver échouent.
3.7. Rencontre de bateaux de
pêche
36. Les survivants se rappellent
aussi avoir croisé plusieurs bateaux de pêche à peu près au moment
de la panne de carburant. Ils ont vu au moins un bateau de pêche
battant pavillon italien et un autre, pavillon tunisien. Ils ont
essayé de s’approcher du bateau italien mais les pêcheurs ont tiré
leurs filets et sont partis.
37. Quant aux Tunisiens, ils leur ont indiqué qu’ils naviguaient
dans la mauvaise direction et leur ont donné de nouvelles indications
pour Lampedusa. Quand les passagers du bateau ont dit être en panne
de carburant, les pêcheurs ont rétorqué ne pas en avoir à leur donner.
Et aussitôt, ils «se sont éloignés de nous».
38. Rien n’indique qu’aucun des pêcheurs n’ait appelé ou n’ait
averti des gardes-côtes nationaux pour signaler le bateau en détresse
qu’ils avaient croisé. S’ils l’avaient fait, de nombreuses vies
auraient pu être sauvées.
3.8. «Les gens ont commencé à
mourir, les uns après les autres»
39. La situation à bord de l’embarcation
a vite fait de se détériorer. Certains ont des hallucinations et
tiennent des propos incohérents, peut-être après avoir bu de l’eau
de mer. Beaucoup ne peuvent pas dormir et, dans une crise de panique,
une jeune femme se jette à la mer

. «Chaque jour, il y avait de plus
en plus de gens qui mouraient.»
40. Les survivants racontent tous que, à ce stade, à peu près
le cinquième ou sixième jour en mer, beaucoup commencent à mourir,
y compris les enfants. Au dixième jour, environ la moitié des passagers
sont morts et doivent être jetés à la mer à cause de l’odeur. Le
fait de devoir agir ainsi aggrave encore le sentiment d’impuissance
et de désespoir des survivants.
3.9. Jour 10 environ – Un gros
bâtiment de la marine tout proche du bateau
41. Les survivants s’accordent
tous pour dire que, vers peut-être le dixième jour de la traversée,
ils ont dérivé tout près d'un très grand navire militaire – peut-être
un porte-avions ou, tout au moins, un vaisseau équipé d'installations
pour hélicoptères, avec des hélicoptères à bord et peut-être aussi
des avions de chasse. Le navire était de couleur blanc cassé ou
gris clair, et assez proche pour y distinguer à bord des personnes portant
des uniformes militaires de différentes couleurs.
42. «Certains regardaient avec des jumelles et d’autres prenaient
des photos de nous», m’a dit Ghirma. Le navire est resté à distance,
si bien que dans le bateau, des gens se sont mis à crier et à faire
des signes de la main. «Ils regardent juste qu’il y a des enfants
morts et d’autres cadavres.»
43. Certains des survivants sautent à la mer et se mettent à pousser
leur bateau en direction du navire pour tenter de s'en approcher.
Mais ces efforts demeurent vains. Aucun des survivants ne se rappelle
avoir vu le pavillon du navire. Ils soulèvent les cadavres des bébés
et les femmes malades, ainsi que les réservoirs vides. Rien ne vient
du navire, ni communication ni aide. Après un court moment, le bâtiment
militaire s'éloigne, abandonnant le bateau en perdition.
44. «Au lieu de cela, ils sont partis, leur navire s’est éloigné.
(…) Au début, on a cru que le navire se mettait en route pour prendre
la bonne direction, espérant qu’on allait suivre; ils essayaient
de nous montrer le chemin. Mais ensuite, ils ont continué à partir
et nous, à les suivre et, malgré tous nos gestes, ils ne répondaient
pas du tout. Et peu à peu, ils ont simplement disparu et nous avons
compris qu’ils ne réagissaient pas, qu’ils ne répondaient pas du
tout à nos appels de détresse», se souvient Ghirma.
3.10. Après le jour 10 – «Nous
attendions seulement notre heure ou notre tour de mourir»
45. Le bateau dérive au gré du
courant et du vent. Pour survivre, les naufragés boivent leur urine
mélangée au peu de dentifrice qu’ils ont réussi à emporter. Le bilan
des victimes s’alourdit et, vers le quinzième ou seizième jour de
traversée, il ne reste que 11 personnes encore en vie. «Nous attendions
seulement notre heure ou notre tour de mourir», se souvient Ghirma.
Bilal se rappelle comment le groupe fondait à vue d’œil. «Pendant
qu’on se parlait, quatre d’entre nous sont morts, quatre personnes
de ce groupe, qui parlaient, se sont éteintes, comme ça…»
46. Le 10 avril, leur embarcation est rejetée sur les rochers
tout près de Ziltan, ville côtière libyenne située à 160 kilomètres
à l’est de Tripoli et à 60 kilomètres à l’ouest de Misrata. Il reste
alors seulement 11 personnes du groupe de 72. Une femme meurt lorsqu’ils
touchent terre. Ils sont immédiatement arrêtés. Leurs biens sont confisqués,
y compris alliances, colliers, photos, papiers et cartes SIM. A
ce stade, les survivants sont tellement épuisés que la plupart perdent
conscience.
47. Les survivants sont emprisonnés pendant vingt-quatre heures
et nourris de thé et de pain. Faute de soins médicaux adéquats,
l’un des survivants meurt en prison. Ils sont ensuite transférés
d’une prison à une autre. Leur état de santé se détériore et les
blessures ouvertes dues au voyage s’infectent.
48. Finalement, avec une aide extérieure, ils réussissent à négocier
leur sortie de prison et se rendent à l’église catholique de Tripoli,
où ils reçoivent quelques soins médicaux. La situation en Libye
restant dangereuse, les survivants cherchent un moyen de fuir. Quelques-uns
trouvent refuge en Tunisie alors que d’autres, une fois encore,
décident de tenter la traversée jusqu’à Lampedusa. Ghirma, par exemple,
atteint l’île italienne le 11 juin 2011.
49. La crédibilité de l’histoire: je sais que les récits des survivants
contiennent de très légères variantes. Toutefois, je dois souligner
que rien dans ces variantes ne vient ébranler la crédibilité du
témoignage dans son ensemble. Presque toujours, les survivants ont
été interviewés séparément. Beaucoup d’entre eux ne s’étaient pas
vus depuis leur fuite de Libye et, pourtant, tous racontaient à
peu près la même histoire. Pour les besoins de l’enquête, les survivants
interviewés ont dû revivre des événements traumatisants. Les interviews
ont donc été des moments de forte intensité émotionnelle et je suis
reconnaissante aux survivants de m’avoir fait part de leurs histoires
en toute sincérité.
50. La crédibilité de leurs témoignages est également confirmée
par le compte rendu du père Zerai, ainsi que par des éléments recueillis
au cours de l’enquête. En outre, le MRCC de Rome m’a fourni des
informations et des preuves détaillées qui étayent les principaux
éléments du récit.
4. Problèmes en jeu – Sept
questions de responsabilité
51. Avant d’examiner la question
de la responsabilité, il est nécessaire de clarifier le cadre juridique
en place

.
Le principal instrument international de droit maritime, où figurent
des définitions fondamentales, des questions de juridiction ainsi
que les droits/devoirs des Etats et autres gens de mer, est la Convention
des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982

. L’article 98 («Obligation de prêter
assistance») de la convention impose aux Etats deux obligations,
l’une et l’autre pertinentes dans la présente affaire:
- tout Etat exige du capitaine
d'un navire battant son pavillon qu'il prête assistance à quiconque
est trouvé en péril en mer, se porte aussi vite que possible au
secours des personnes en détresse et prête assistance en cas de
collision. Cette obligation, non limitée aux Etats côtiers, exige
avant tout l'adoption, au niveau national, de lois obligeant les
capitaines de navires à se conformer aux dispositions de la CNUDM.
- les Etats côtiers «facilitent la création et le fonctionnement
d’un service permanent de recherche et de sauvetage adéquat et efficace».
52. Ces obligations sont renforcées dans deux instruments juridiques
internationaux: la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde
de la vie humaine en mer (SOLAS, International Convention for the Safety
of Life at Sea) et la Convention internationale de 1979 sur la recherche
et le sauvetage maritimes (SAR, International Convention on Search
and Rescue). Ces deux instruments complètent la CNUDM dans la mesure où
ils renforcent le devoir de porter assistance. Pour ce faire, entre
autres, ils établissent clairement que l’obligation doit être remplie
indifféremment de la nationalité, du statut ou de la situation des
personnes en détresse, et ils expliquent avec précision les modalités
à suivre par les Etats côtiers pour créer des services de recherche
et de sauvetage.
53. L’esprit des conventions SOLAS et SAR reflète aussi l’objectif
de la CNUDM, à savoir que les activités de recherche et de sauvetage
doivent être menées dans un cadre de coopération entre Etats voisins. Ensemble,
les conventions SOLAS et SAR créent le «régime SAR» (search and rescue regime), régime
de recherche et de sauvetage selon lequel les mers et océans du
globe se voient divisés en zones définies en deçà desquelles les
Etats côtiers fournissent leurs services de recherche et de sauvetage:
ce sont les zones SAR. La définition par un Etat côtier d’une zone
SAR déclenche des responsabilités SAR, notamment pour la création
de centres de coordination des secours (RCC) adéquats chargés d’assurer
l’exécution des obligations SAR.
54. En principe, le régime SAR n’impose pas aux Etats côtiers
d’assurer la direction des opérations de recherche et de sauvetage
pour tous les bateaux en détresse dans leur zone SAR, mais surtout
la coordination de ces opérations afin d'en garantir l’efficacité.
55. De plus, comme l’ont souligné les agents de l’OTAN que j’ai
rencontrés, l’obligation de sauvetage s’applique à tous les capitaines
de navire, sans distinction quant à la nature du navire ou au motif
de sa présence dans la région maritime concernée. Par conséquent,
le droit international exige tout autant d’un bâtiment militaire
qu’il «prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer;
qu’il se porte aussi vite que possible au secours des personnes
en détresse s’il est informé qu’elles ont besoin d’assistance, dans
la mesure où l’on peut raisonnablement s’attendre qu’il agisse de
la sorte»

.
4.1. Une défaillance dans la
coordination des opérations de recherche et de sauvetage?
4.1.1. Centre de coordination de
sauvetage maritime de Rome
56. Le 27 mars à 18 h 28, le père
Zerai fait au MRCC de Rome le premier de plusieurs appels pour l’informer de
la détresse du bateau.
57. A la suite de cette conversation téléphonique, le MRCC de
Rome prend plusieurs mesures.
58. Le MRCC de Rome tente d’abord de contacter le bateau. D’après
les enregistrements audio, il apparaît clairement que la conversation
est interrompue avant qu’aucun échange substantiel ne puisse avoir
lieu. Ce qui confirme le récit des survivants: leur téléphone satellite
est tombé en panne de batterie au moment où ils ont reçu un appel.
59. Le 27 mars, à 18 h 40, le MRCC de Rome contacte Thuraya, l’opérateur
satellite, lui demandant de fournir les coordonnées du bateau d’après
le dernier appel que celui-ci a émis depuis son téléphone satellite. Les
coordonnées obtenues sont les suivantes:
Latitude: 33°58’2’’N.
Longitude:
12°55’8’’E.
|
60. Le MRCC de Rome envoie alors
plusieurs messages, utilisant différents réseaux et satellites,
pour être sûr de toucher un nombre maximal de navires dans le secteur.
Le 27 mars à 19 h 54, le MRCC de Rome lance un appel de «Détresse»
sur le réseau Inmarsat-C

AGA (Appel de groupe amélioré) adressé
à tous les navires transitant dans le canal de Sicile. Je souligne
que «Détresse» correspond à la phase d'urgence la plus élevée prévue
par la Convention SAR.
«PRIORITÉ: DÉTRESSE
FM
MRCC ROME – GARDES-CÔTES ITALIENS À TOUS LES NAVIRES TRANSITANT
DANS LE CANAL DE SICILE
BT
27 MARS 2011
CANAL DE SICILE EN POSITION LAT 33°58’2’’N – LONG 12°55’8’’E À 16:52
UTC BATEAU AVEC ENVIRON 68 PAB PROBABLEMENT EN DIFFICULTÉ. TOUS
LES NAVIRES PRÉSENTS DANS LE SECTEUR SONT INVITÉS À RESTER TRÈS
VIGILANTS ET À SIGNALER EN URGENCE TOUTE OBSERVATION AU CENTRE MRCC
ROME À CETTE ADRESSE (…)»
|
- Le MRCC de Rome informe
ensuite le MRCC de Malte par téléphone. L’appel est suivi d’une
alerte par fax à 20 h 40:
«DE: MRCC ROME
À:
RCC MALTE
OBJET: BATEAU AVEC ENVIRON 68 PAB PROBABLEMENT
EN DIFFICULTÉ
TEXTE: BONJOUR,
À TOUTES
FINS UTILES, À NOTER QU'AUJOURD’HUI, NOUS AVONS REÇU LES INFORMATIONS CONCERNANT
UN BATEAU AVEC 68 PAB PROBABLEMENT EN DIFFICULTÉ EN POSITION DE
LAT 33°58’2’’N – LONG 12°55’8’’E (16:52 UTC). À BORD, Il Y A UN
TÉLÉPHONE SATELLITE THURAYA (NUMÉRO 0088216 21256157). AUCUNE AUTRE
INFORMATION DISPONIBLE POUR LE MOMENT.»
|
- A 21 h 40, le MRCC de
Rome envoie un fax au siège du commandement allié de l’OTAN à Naples:
«DE: MRCC ROME
À:
SIÈGE COMMANDEMENT ALLIÉ DE L’OTAN – NAPLES
OBJET:
BATEAU AVEC ENVIRON 68 PAB PROBABLEMENT EN DIFFICULTÉ EN POSITION
DE LAT 33°58’2’’N – LONG 12°55’8’’E (16:52 UTC)
TEXTE:
BONJOUR,
À TOUTES FINS UTILES, À NOTER QU'AUJOURD’HUI,
NOUS AVONS REÇU DES INFORMATIONS CONCERNANT UN PETIT BATEAU AVEC
ENVIRON 68 PAB EN DIFFICULTÉ AU SUD DE LA MER MÉDITERRANÉE. À BORD,
IL Y A UN TÉLÉPHONE SATELLITE THURAYA, NUMÉRO 008821621256157.
NOUS
AVONS MENÉ UNE ENQUÊTE SUR CETTE AFFAIRE POUR LOCALISER LE DEMANDEUR.
LA SOCIÉTÉ «THURAYA» NOUS A INFORMÉS QUE LA POSITION DE L’APPAREIL
SATELLITE À 16:52 UTC ÉTAIT: LAT 33°58’2’’N – LONG 12°55’8’’E.
MERCI
DE NOUS TENIR INFORMÉS EN CAS DE REPÉRAGE DU BATEAU SUSMENTIONNÉ
PAR DES UNITÉS NAVALES DE L’OTAN.»
|
- FRONTEX, participant
alors à une opération à proximité de Lampedusa, est également informé.
- Le 28 mars à 6 h 6, le MRCC de Rome envoie à tous les
navires une autre forme de message d’alerte, un avertissement Hydrolant
(no 512/2011):
«EST MER MÉDITERRANÉE.
BATEAU,
68 PERSONNES À BORD, BESOIN D’ASSISTANCE EN 33°58’8’’N –12°55’’8’E
À 271652Z NAVIRES À PROXIMITÉ PRIÉS DE RESTER TRÈS VIGILANTS, D’AIDER
SI POSSIBLE, RAPPORTS À MRCC ROME,
INMARSAT-C: 424744220»
|
61. Tous les bateaux, qu’ils soient
privés, marchands ou militaires, sont censés être équipés pour recevoir ces
messages. Le message Inmarsat n’a pas été émis qu’une seule fois;
le MRCC de Rome – sans doute conscient de la gravité de la situation –
a continué d’envoyer ce message de «Détresse» toutes les quatre heures
pendant dix jours. De nombreux bateaux ont donc dû le recevoir.
62. Il est manifeste que tous les navires présents dans le secteur
ont été alertés sur la situation du bateau. Le message Hydrolant,
en particulier, ne présente pas d'équivoque sur le degré de détresse
du bateau: «besoin d’assistance» («in need of assistance»), «aider
si possible» («assist if possible»).
4.1.2. Absence de responsabilité
63. Le bateau se trouvait manifestement
dans la zone libyenne de recherche et de sauvetage (SAR). Le lancement
et la coordination des opérations SAR relevaient donc, en principe,
de la responsabilité du MRCC libyen. Les responsabilités d’un Etat
en ce qui concerne sa zone de recherche et sauvetage (SAR) est avant tout
d’assurer, via une coordination, que toutes les personnes en détresse
au sein de la zone sont rapidement secourues et débarquées en lieu
sûr.
64. Selon une procédure SAR standard, le MRCC de Rome aurait dû
passer la responsabilité de l’incident à Tripoli MRCC. La Libye,
nous le savons, se trouvait en situation de conflit armé et de soulèvement.
Tant que le bateau se trouvait en zone libyenne, il est clair que
personne du côté libyen n’était en mesure de coordonner des opérations
de recherche et de sauvetage.
65. A ce moment, deux centres MRCC étaient informés de la situation
du bateau: Rome et Malte. Pourtant, aucune mission de recherche
et de sauvetage n’a été lancée.
66. De fait, rien n'indique que le centre MRCC libyen ait vraiment
été informé de la détresse et de la position du bateau. Parmi les
40 enregistrements téléphoniques analysés fournis par le MRCC de
Rome, aucun ne fait état de cette notification à Tripoli. Au contraire,
dans ces appels, la référence au centre MRCC de Tripoli semble indiquer
qu'il était inutile, et plus vraisemblablement vain, de transmettre
l’alerte de détresse à la Libye. J'ai demandé des éclaircissements
sur ce point auprès du MRCC de Rome, qui m'a confirmé qu'au moment qui
nous intéresse le MRCC de Tripoli ne répondait pas aux tentatives
de celui de Rome pour communiquer ou échanger des informations avec
lui.
67. Bien que les centres MRCC de Rome et de Malte aient su, ou
auraient dû savoir, qu’aucune opération de recherche et de sauvetage
n’était possible en Libye, ni l’un ni l’autre ne s’est senti obligé
de déployer une telle opération, le bateau en détresse ne se trouvant
pas dans leur zone SAR. Ainsi le bateau en détresse est-il resté
à dériver dans une totale absence de responsabilité.
68. Lors de ma visite à Malte, le MRCC de Malte a fait remarquer
que ses hélicoptères étant des unités monomoteurs, ils ne pouvaient
pas réaliser de vol aller-retour sur d’aussi longues distances et
que ses bateaux mettaient généralement environ vingt à vingt-quatre
heures pour atteindre l’extrémité de sa zone SAR. Les autorités
maltaises de recherche et de sauvetage m’ont dit n'avoir jamais
envisagé d'opération SAR, considérant que le MRCC de Rome, le premier
centre informé, était responsable en vertu du droit maritime; d’autant
que le MRCC de Rome ne leur avait pas demandé une telle intervention.
Malte a cependant vérifié la position du bateau, qui différait légèrement
de celle indiquée par le MRCC de Rome, et a informé ce dernier en
conséquence. Il convient de noter que, selon l’analyse faite par
Goldsmiths de la reconstitution de la dérive du bateau, ce dernier
pourrait être entré dans la zone SAR maltaise avant de retourner
vers la zone SAR libyenne (voir annexe 1).
69. Le MRCC de Rome a déclaré que, durant la période en question,
leurs unités travaillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
enregistrant sur une seule journée entre 20 et 25 incidents nécessitant
une intervention. Entre le 26 et le 28 mars, les autorités italiennes
ont fait face à des incidents impliquant quelque 4 300 personnes
– dont plus de 2 200 ont été assistées en mer, et environ 2 000 sauvées
en situation de détresse. Du point de vue du MRCC de Rome, la priorité
allait au grand nombre d’incidents survenant dans la zone SAR de
l'Italie plutôt qu’à ceux se produisant ailleurs. Les autorités
italiennes ne se sont pas considérées comme l’autorité responsable,
le bateau ne se trouvant pas dans leur zone SAR. Si cela avait été
le cas, m’ont-elles dit explicitement, elles auraient certainement
coordonné l'opération SAR. Cependant, elles ont précisé n’avoir
pas interprété le message du père Zerai comme une demande explicite
de sauvetage, et avoir manqué d’informations précises sur la situation
du bateau. Pour bien montrer que cela avait influencé leur attitude,
les gardes-côtes m’ont parlé d’une action SAR qu’ils avaient menée
dans la zone SAR libyenne à la suite d’un appel provenant d’un remorqueur
donnant des informations détaillées, en août 2011.
70. De surcroît, d’après certaines des informations fournies aux
centres MRCC de Rome et de Malte, le bateau n’était pas à la dérive
mais avançait à l’aide de ses moteurs, ce qui a peut-être laissé
entendre qu’il ne s’agissait pas d’un appel de détresse urgent.
71. A cet égard, je suis préoccupée par cette interprétation étroite,
qui veut que tant que le navire avance il ne serait pas en détresse.
Permettez-moi de rappeler la définition de la détresse que donne
la Convention SAR: «Phase de détresse: situation dans laquelle il
y a lieu de penser qu'un navire ou une personne est menacé d'un
danger grave et imminent et qu'il a besoin d'un secours immédiat.»
72. Il me paraît évident que ce bateau se trouvait en situation
de détresse et déclenchait donc une obligation d’aide. Le «capitaine»
avait lancé un appel de détresse, le bateau était un canot pneumatique
surchargé perdu en pleine mer avec peu ou pas de nourriture, d'eau
ou de carburant à son bord. Je tiens aussi à souligner que le fait
que pratiquement tous les bateaux de migrants puissent, selon les
normes SAR, être considérés en détresse, n'implique nullement qu'il
faille leur appliquer un seuil supérieur.
73. D’après l’analyse des enregistrements téléphoniques fournis
par le MRCC de Rome, il semble que ce centre ait essayé de trouver
une solution mais n’ait pas été en mesure de demander de réelle
assistance aux unités militaires participant à des opérations de
l'OTAN. A l'inverse, le MRCC de Rome n’a pas explicitement demandé
d’intervention directe de Malte, de l’OTAN ou d'une autre partie;
ce que j’ai du mal à comprendre car le MRCC de Rome savait que personne
ne se chargerait des opérations de recherche et de sauvetage. Cette attitude
résulte peut-être de rapports sensibles avec les questions de défense
et d'une relation mal définie avec l’OTAN. Celle-ci aurait dû mettre
en place un dispositif permettant, pour les opérations SAR, de coordonner ses
unités en contact direct avec les centres MRCC concernés.
4.2. Une défaillance des normes
juridiques?
74. Alors que, selon une procédure
standard, le MRCC de Rome aurait transféré la responsabilité de l’incident
au MRCC de Tripoli, il est clair que la zone SAR libyenne n’était
pas contrôlée par la Libye. Or, si l’obligation de porter des secours
en mer ne fait aucun doute, les obligations institutionnelles des
pays voisins en cas de non-fonctionnement ou de mauvais fonctionnement
du SAR ne sont pas vraiment claires.
75. Apparemment, cette situation n’est pas prévue dans le cadre
juridique en place. La Convention SAR prévoit simplement que, lorsque
la position d’un bateau en détresse n’est pas connue, un centre
MRCC doit, sauf s’il sait que d’autres centres prennent des mesures,
assumer la responsabilité de lancer une action adéquate et se concerter
avec d’autres centres afin de désigner un centre qui endossera la
responsabilité (article 4.5.4).
76. Dans l’affaire en question, la position du bateau était connue
précisément. Selon le
Manuel international de
recherche et de sauvetage aéronautique et maritime (IAMSAR)

, copublié
par l’Organisation maritime internationale et par l’Organisation
de l’aviation civile internationale, le MRCC de Rome, étant le premier
centre informé, aurait dû conserver la responsabilité SAR sur l’incident
compte tenu de l’incapacité de Tripoli à intervenir et de son refus
d'assumer la responsabilité. Les directives de l'OMI sur le traitement
des personnes secourues en mer

confirment ce point. L'article 6.7
dispose ceci: «Selon les circonstances, le premier RCC contacté
devrait immédiatement s'efforcer de transférer la gestion de l'incident
au RCC responsable de la région dans laquelle l'assistance est fournie.
Lorsque le RCC responsable de la région SAR dans laquelle une assistance
est nécessaire est informé de la situation, celui-ci devrait accepter
immédiatement la responsabilité de la coordination des efforts de
sauvetage, du fait que les responsabilités connexes, y compris les
dispositions prises pour trouver un lieu sûr pour les survivants,
incombent principalement au gouvernement responsable de cette région.
Toutefois, le premier RCC est responsable de la coordination de
l'incident jusqu'à ce que le RCC responsable ou une autre autorité
compétente en assume la responsabilité.»
77. Ces normes contiennent des directives opérationnelles mais
elles n’ont pas un caractère contraignant. Dans la mesure où la
Convention SAR ne fournit pas de solution explicite à des cas de
figure impliquant des Etats SAR «absents» ou «inactifs», l’on serait
fondé à estimer qu’il existe un vide juridique nécessitant des dispositions
spécifiques pour éviter ce genre d’incidents à l’avenir.
78. L’un des objectifs mêmes de la législation internationale
applicable étant d’écarter la possibilité que des personnes se trouvent
dans un «no man’s land» juridique, l’obligation de prêter assistance
passe donc avant les relations contractuelles pouvant lier les différentes
parties. D’où l’on peut conclure que, même si un Etat n’est pas
tenu responsable conformément au système des zones SAR, cela ne
le relève pas pour autant, s’il est informé d’un incident en mer,
de sa responsabilité à assurer les opérations de sauvetage.
79. De surcroît, l’un des aspects négatifs du droit international
de la mer en l’état, c’est qu’il ne pénalise pas ceux qui manquent
à l’exercice de leur responsabilité.
80. Ce qui apparaît aussi avec cet incident, c’est un manque de
clarté sur ce qu’est au juste la détresse. Des directives claires
et simples s’imposent (qu’il suffira alors d’appliquer) sur ce qui
constitue exactement un signal de détresse, afin d’éviter toute
confusion quant à l’obligation de rechercher et de secourir un bateau
en détresse.
81. En 2004 a été adoptée une série d’amendements aux conventions
SAR et SOLAS, entrés en vigueur deux ans plus tard, en 2006. Ils
fournissent, entre autres, de nouvelles directives sur les lieux
où les personnes secourues doivent être débarquées.
82. Il faut savoir que les amendements de 2004 font l’objet de
désaccords permanents entre les autorités italiennes et maltaises,
ces dernières ayant exercé leur droit souverain d’objection, notamment
en refusant de les ratifier. Selon Malte, les amendements de 2004
l’obligeraient à accepter de débarquer dans ses ports toutes les
personnes secourues dans sa très vaste zone SAR

.
83. La principale conséquence de cette situation, où des Etats
côtiers voisins sont soumis à deux types différents d’obligations,
est le manque de certitude juridique quant au lieu adéquat pour
débarquer les personnes secourues en Méditerranée centrale.
84. Cette situation a entraîné un certain nombre d’incidents où
des migrants, des demandeurs d'asile ou des réfugiés secourus en
haute mer – que ce soit par des pêcheurs ou par des unités militaires –
ont dû attendre pendant plusieurs jours que les Etats concernés
conviennent d’un lieu de débarquement. Je crains que ce genre de
situations ne contribue de plus en plus à détourner les navires
privés, mais peut-être aussi militaires, de leur obligation juridique
à secourir les personnes en détresse, manquement également constaté
par les personnes à bord du «bateau cercueil».
4.3. Une défaillance dans l’intervention?
4.3.1. L’avion français
85. D’après les informations fournies
par le MRCC de Rome, un bateau chargé de migrants a été observé par
un avion français le 27 mars à 14 h 55, deux heures seulement avant
que les migrants ne lancent leur premier appel au père Zerai. Selon
cette observation aérienne, le bateau était un canot pneumatique
gonflable contenant environ 50 personnes à son bord, et il était
en route – et non à la dérive. Sur une photographie prise par l’avion
que m’a remise le MRCC de Rome, l’on distinguait nettement un bateau
bleu qui avançait avec une foule de personnes à son bord.
86. La position de l’embarcation à ce moment-là, telle qu’enregistrée
par l’avion français, n’était pas éloignée du point estimé par Thuraya
seulement quelques heures plus tard.
Latitude: 33°40’N.
Longitude:
13°5’E.
|
87. Le bateau photographié a été
identifié par l’un des survivants comme le bateau en question. Un
autre survivant se souvient qu’il était bleu. Compte tenu de ces
faits, je suis convaincue qu’il s’agit, en effet, d’une photographie
du «bateau cercueil».
88. Le nom de l’avion français ne m'a pas été communiqué.
89. J’ai écrit aux autorités françaises pour leur poser des questions
à propos de cette photo, en demandant notamment l'identité de l'appareil
à partir duquel elle a été prise et celle du navire à partir duquel
l'avion opérait ainsi que sa position. Je leur ai également demandé
de répondre à mes questions antérieures concernant la position et
les activités de leurs unités à ce moment-là.
90. Le 5 mars 2012, le ministre français de la Défense m'a répondu
que, d'après les informations communiquées par l'armée française,
ce cas de figure ne s'est pas présenté au large des côtes libyennes pendant
les opérations de l'OTAN. Le ministre a ajouté que le navire français Meuse avait rencontré une embarcation
de migrants le 28 mars 2011 à environ 12 milles nautiques au sud
de Malte, et qu'il ne pouvait pas s'agir du même bateau. Le ministre
a ajouté que toutes les autres unités opéraient dans le golfe de
Syrte et n'étaient donc pas dans le secteur concerné. Cette réponse
est certes intéressante, mais elle ne fournit aucune réponse concrète
sur l'identité de l'avion français qui a photographié le bateau
et l'a transmise au MRCC de Rome.
91. Concernant cet épisode particulier, dans sa réponse écrite
à mon courrier du 8 décembre, l’OTAN déclare que, d’après un examen
des dossiers existant au siège opérationnel de l’OTAN, il n’est
fait aucune mention d’un avion ou d’un navire sous commandement
de l’OTAN ayant vu ou contacté le petit bateau en question.
4.3.2. L’hélicoptère
92. L’hélicoptère militaire qui
a envoyé au bateau quelques bouteilles d’eau et biscuits l’a fait
après que le père Zerai a informé les gardes-côtes italiens sur
le bateau en détresse.
93. Il est probable, mais pas certain, que l’appel de détresse
et l’intervention de l’hélicoptère aient été liés.
94. L’hélicoptère a dû comprendre que la vie des personnes à bord
du bateau était en danger. Les survivants se sont rappelés que,
par gestes, les soldats à bord de l’hélicoptère leur ont fait signe
d’attendre. Ils ont alors eu la certitude que quelqu’un reviendrait
pour les secourir.
95. Pourquoi n’en a-t-il pas été ainsi? Difficile à comprendre.
Peut-être qu’alors le moteur fonctionnait et, donc, que le bateau
n’était pas à la dérive? Certes, cela pouvait indiquer que le bateau
ne se trouvait pas en situation immédiate de détresse, mais les
autres caractéristiques de l’embarcation (un simple bateau pneumatique,
surpeuplé, à des milles de la côte, avec à son bord des gens faisant
des signes manifestes de détresse) relevaient de l'évidence. De
plus, le message du MRCC était significatif, et même si l'hélicoptère
n'a pas estimé que l'embarcation était en détresse, il aurait dû
contacter le MRCC de Rome et le tenir informé de ses observations
et de son intervention.
96. J’en conclus donc qu’il y a eu défaillance manifeste de l’hélicoptère
et de son commandement: ils n’ont pas pris les mesures de suivi
adéquates relatives au bateau et aux personnes en détresse.
4.3.3. Le grand bâtiment de la
marine
97. Ayant établi la crédibilité
des survivants, je n’ai aucune raison de douter que, à un certain
moment au cours de leur traversée, ils aient bel et bien croisé
un grand bâtiment de la marine et que ce navire ne leur a prêté
aucune assistance. Au vu des déclarations de l’OTAN quant aux engagements
des Etats concernant leurs obligations internationales en mer et,
par le passé, d’un certain nombre d’activités SAR fructueuses auxquelles
ont participé des unités de l’OTAN, il est difficile de comprendre
pourquoi aucune assistance n’a été apportée au bateau, que le bâtiment
ait été ou non sous commandement de l’OTAN.
98. A noter qu’au moment de l’observation du grand bâtiment de
la marine – vers le dixième jour de la traversée du bateau et, donc,
bien après le 31 mars –, l’OTAN était seule à avoir le commandement
des actions militaires internationales concernant la Libye et, à
ce que je comprends, tous les navires militaires présents dans le
secteur étaient sous commandement de l’OTAN. La demande que j’ai
adressée à l’OTAN pour éclaircir ce point est, cependant, demeurée
sans réponse. La réponse du ministre français de la Défense m'a
informée du fait que le porte-avions Charles-de-Gaulle (qui
est explicitement mentionné dans l'article du Guardian)
n'a jamais opéré à moins de 150 milles nautiques de Tripoli pendant
la période qui nous intéresse, et qu'il ne pouvait donc pas s'agir
du grand navire rencontré par l'embarcation. J’ai également été
informée par l’OTAN que le porte-avions italien, l’ITS Garibaldi, se trouvait à environ
120-150 milles à ce moment-là.
99. Selon les récits des survivants, la situation à bord du bateau
lorsqu’ils ont croisé le navire était très différente de ce qu’elle
était lorsqu’ils ont vu l’hélicoptère. Lorsque le navire a croisé
le bateau, de nombreuses personnes avaient déjà péri et il ne restait
rien à manger ni à boire. Il aurait dû être clair pour les observateurs que
les survivants et le bateau se trouvaient en situation de détresse
et nécessitaient des secours immédiats. Etant donné ces circonstances,
il s'agit d'un cas manifeste de non-assistance.
4.3.4. La marine commerciale
100. Des questions se posent aussi
sérieusement quant à l’inaction des bateaux de pêche lorsqu’ils
sont entrés en contact avec le bateau en détresse.
101. Selon les survivants, les pêcheurs tunisiens leur ont indiqué
la direction de Lampedusa. Il est clair que les pêcheurs ne leur
sont pas venus en aide et n’ont apporté aucune forme matérielle
d’assistance. Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est qu’ils
n’ont informé aucune autorité maritime de la présence et de la détresse du
bateau.
102. Les navires de pêche sont équipés d’une radio. Il aurait été
simple de faire un appel indiquant le lieu où se trouvait le bateau
en détresse.
103. Autre élément à éclaircir: pourquoi le navire ravitailleur
chypriote Sea Cheetah n’est-il
pas intervenu? D’après l’analyse des enregistrements téléphoniques
fournis par le MRCC de Rome, le navire ne se trouvait pas loin de
la position du bateau le 27 mars 2011. Mais il semble que le Sea Cheetah n’ait rien fait, pas
plus que le MRCC de Rome ne le lui ait demandé.
104. Lors de notre réunion, des agents du HCR ont mis l’accent
sur les craintes que suscitent des mesures prises par des Etats
côtiers, mesures qui auraient tendance à décourager les bateaux
de pêche et autres navires marchands à s’acquitter de leur obligation
de sauvetage en mer. Parmi ces mesures, citons la pénalisation de
la migration clandestine et les problèmes liés au retard à convenir
d’un lieu de débarquement. Pour les navires marchands, cela peut
entraîner de graves pertes financières, sans compter la menace de sanctions
pénales pour aide et soutien à des migrants clandestins. A l’évidence,
les navires marchands, y compris les petits bateaux de pêche, semblent
de plus en plus réticents à secourir des flux mixtes de migrants en
situation de détresse en mer

.
4.4. Une défaillance de l’OTAN?
105. Comme il est expliqué plus
haut, l’OTAN a été informée de la situation du bateau par un fax
provenant du «centre de coordination de sauvetage maritime» (MRCC):
«À TOUTES FINS UTILES, À NOTER
QU'AUJOURD’HUI, NOUS AVONS REÇU LES INFORMATIONS CONCERNANT UN PETIT
BATEAU AVEC ENVIRON 68 PAB EN DIFFICULTÉ AU SUD DE LA MER MÉDITERRANÉE.
À BORD, IL Y A LE TÉLÉPHONE SATELLITE NUMÉRO 008821621256157. NOUS AVONS
MENÉ UNE ENQUÊTE SUR CETTE AFFAIRE POUR LOCALISER LE DEMANDEUR.
LA SOCIÉTÉ «THURAYA» NOUS A INFORMÉS QUE LA POSITION DE L’APPAREIL
SATELLITE À 16:52 UTC ÉTAIT: LAT 33°58’2’’N – LONG 12°55’8’’E. VEUILLEZ
NOUS TENIR INFORMÉS EN CAS D’OBSERVATION DU BATEAU SUSMENTIONNÉ
PAR DES UNITÉS NAVALES DE L’OTAN.»
106. L’OTAN n’a pas répondu au fax
du MRCC de Rome. Certes, aucune réponse n’était à attendre sauf
si des unités maritimes se trouvaient à proximité du navire objet
de l’alerte. Néanmoins, il est intéressant de voir que, le 28 mars
à 11 h 58, l’OTAN a répondu à une autre alerte diffusée par le MRCC
de Rome, informant ce centre qu’aucune unité de l’organisation internationale
ne se trouvait dans les parages du navire. Alors, pourquoi l’OTAN
a-t-elle répondu à cette alerte-là et pas à celle concernant le
«bateau cercueil»?
108. Lors de ma réunion avec des agents de l’OTAN, à Bruxelles,
l’on m’a affirmé que l’unité de l’OTAN la plus proche du bateau
s’en trouvait à 24 milles. Malgré ma demande officielle et renouvelée,
l’OTAN n’a pas divulgué le nom de l’unité en question.
109. Néanmoins, j’ai recueilli des témoignages affirmant que des
unités de l’OTAN se trouvaient bien à proximité du bateau à ce moment-là:
une unité à seulement 11 milles du bateau.
110. Le 27 mars à 20 h 7, le commandement en chef de la flotte
italienne (CINCNAV) a appelé le MRCC de Rome et discuté du bateau
en détresse. Chose importante, l’officier de la CINCNAV confirme
qu’un navire militaire sous commandement de l’OTAN se trouvait à
environ 11 milles du bateau en détresse: le navire espagnol Méndez Núñez.
111. Etant donné sa distance du bateau, il semble que le Méndez Núñez aurait pu atteindre
le bateau en détresse en moins de deux heures. Pourquoi l’OTAN,
ou le Méndez Núñez lui-même,
n’ont-ils pas fourni cette information au MRCC de Rome après le
lancement de l’alerte de détresse? Mystère. Ce qui est clair, c’est
que le navire espagnol n’a rien tenté pour se rapprocher du bateau.
En outre, le Méndez Núñez est
un navire de guerre pouvant transporter un hélicoptère. S’il avait
un hélicoptère à bord, aller voir le bateau en détresse aurait été
une opération encore plus simple.
112. Au cours de la conversation téléphonique ci-dessus mentionnée
entre le CINCNAV et le MRCC de Rome, peu après l’évocation du Méndez Núñez, il est fait état de
la présence du navire italien ITS Etna dans le
secteur spécifié ainsi que de l’ITS Borsini.
Selon des informations fournies par l’OTAN, la présence de l’ITS Borsini à 37 milles nautiques
du bateau est confirmée, mais l’ITS Etna était
beaucoup plus loin (155 milles nautiques). La présence d’un navire
italien dans le secteur spécifié pourrait fournir un lien avec l’origine
de l’eau et des biscuits lancés par l'hélicoptère au bateau en détresse.
L’ITS Borsini peut disposer
d'un hélicoptère. Il est nécessaire d’obtenir un complément d’information
des autorités pour pouvoir établir si, oui ou non, ce navire a eu
connaissance de l’incident ou est intervenu.
113. Il ressort également de la conversation entre le MRCC de Rome
et l’officier de la CINCNAV susmentionnée que l’officier de la CINCNAV
aurait laissé l’OTAN s’en charger avec ses propres unités, qui étaient
«les plus proches en termes absolus».
114. Quel était le navire de l’OTAN situé à 24 milles du bateau
en détresse: le Méndez Núñez,
ou un autre bâtiment de la marine? Ce n’est pas clair. A noter que
24 milles est une distance de navigation relativement courte. De
fait, le MRCC de Malte m’a affirmé que, lorsqu’il organise une opération
SAR, celle-ci couvre un rayon de 100 milles. Et, à en croire un
agent de l’OTAN, «ça aurait été du gâteau» de naviguer jusqu'au
bateau.
115. Des agents de l’OTAN ont confirmé à plusieurs occasions – lors
d’une réunion, dans des notes de suivi écrites ainsi que dans plusieurs
points de presse – que les opérations de l’OTAN sont parfaitement
au fait de leurs responsabilités en matière de droit maritime international.
Leur participation active à un certain nombre d’opérations SAR durant
cette période a permis de sauver des centaines de vies, preuve manifeste
de leur constante détermination à prêter assistance dès lors qu’il
y a lieu

. Reste que, malgré cette connaissance
des règles du droit maritime international et une bonne volonté
de sauver des vies en mer, aucune unité se trouvant, on le sait,
à proximité du bateau n'a fait route pour se porter à son secours.
116. L’OTAN assure que le message qu’elle a reçu du MRCC de Rome
le soir du 27 mars manquait de clarté: il n’était pas envoyé au
format requis (normalisé pour faciliter la compréhension) et, par
conséquent, il ne correspondait pas à un appel de détresse clair
et net demandant une action spécifique. L’OTAN a précisé que le
texte du message n’exprimait pas un sentiment de gravité ou d'urgence.
117. Si l’indication que le bateau se trouvait en difficulté semble
claire, en revanche le message n’appelle à aucune action spécifique
immédiate et le mot «Détresse» n’est pas employé. A propos du caractère
de l’alerte, le MRCC de Malte a ajouté qu’elle ne contenait aucune
demande spécifique concernant la disponibilité d’unités.
118. Ce possible manque de clarté sur le niveau d’alerte n’apparaît
pas dans l’appel de groupe amélioré (AGA) Inmarsat-C lancé par Rome
(27 mars 2011 à 19 h 54), message qui indiquait clairement la priorité
de l’alerte: «Détresse». Quant au message Hydrolant lancé le 28 mars
à 6 h 6, il indiquait précisément que des personnes avaient besoin
d’aide, demandant à tous les navires se trouvant à proximité de
redoubler de vigilance et d’«Aider si possible».
119. Ces messages me paraissent suffisamment clairs pour indiquer
qu’il fallait agir et qu’ils ne devaient pas être ignorés. Si les
autorités jugeaient bon de ne pas intervenir au motif du manque
de clarté, demander des éclaircissements aux gardes-côtes italiens
aurait été la mesure la plus judicieuse.
120. Pour mieux comprendre la situation, dans un courrier adressé
au ministère espagnol de la Défense à propos du
Méndez Núñez et à l’OTAN à propos
de l’
ITS Etna (lequel, comme
je l’ai appris, se trouvait sous commandement de l’OTAN), j’ai demandé
les informations suivantes:
- la
position exacte du Méndez Núñez et
de l’ITS Etna au moment où
le MRCC de Rome a envoyé un fax d’alerte à l’OTAN, ainsi que le
journal de bord de chacun de leurs avions/hélicoptères respectifs;
- le nom et la nationalité du navire militaire se trouvant
à environ 24 milles du bateau en détresse;
- les informations relatives à toute communication entre,
d’une part, le siège de l’OTAN à Naples et, d’autre part, le Méndez Núñez et l’ITS Etna, ainsi que le navire se
trouvant à 24 milles de là. Avant toute chose, j’essaie d’établir
les considérations et les processus décisionnels spécifiques qui
ont conduit ces navires à ne pas prendre de mesures.
121. Le 8 mars 2012, le ministre espagnol de la Défense a répondu
en m'assurant que le Méndez Núñez n'avait
jamais eu le moindre contact avec l'embarcation à la dérive et qu'il
ne s'était jamais trouvé à la distance de 11 milles nautiques mentionnée
dans ma lettre. En outre, le ministère a ajouté que cette frégate
n'a jamais reçu de fax du MRCC de Rome, ni aucune autre communication
relative aux faits mentionnés dans ma lettre. Pour terminer, le
ministère a insisté sur le fait que l'hélicoptère de la frégate
n'a jamais survolé l'embarcation et n'a donc pas eu l'occasion de
lui porter secours.
122. Je savais certes que le MRCC de Rome n’avait pas contacté
directement les navires militaires, mais je suis amenée à conclure
que le quartier général de l'OTAN à Naples a reçu le fax relatif
à l'appel de détresse. La question de savoir s’il l’a transmis aux
navires opérant sous son commandement n’est pas clarifiée et est contradictoire.
L’OTAN m’a confirmé avoir transmis le message de détresse, ce que
les autorités espagnoles contredisent en disant n’avoir pas reçu
le message en question. J'ai également du mal à comprendre comment le Méndez Núñez, ainsi que d'autres
navires, aurait pu ne pas recevoir les messages généraux de détresse d'Inmarsat
et de Hydrolant, qui ont été envoyés à tous les navires du secteur.
123. La lettre du ministre espagnol de la Défense déclare que le Méndez Núñez ne s'est jamais trouvé
à 11 milles nautiques de l'embarcation, mais ne fournit pas sa position
exacte. Il est pourtant hautement probable qu'il se soit trouvé
tout près de l'embarcation.
124. Sans informations complètes sur cette affaire, il est difficile
de conclure à une responsabilité de l’OTAN ou de bateaux se trouvant
dans le secteur sous commandement national. Néanmoins, il me semble
clair que l’OTAN n’a pas su réagir aux signaux de détresse. Si l’on
garde à l’esprit que le MRCC italien ne peut pas, par lui-même,
identifier des navires militaires dans le secteur ni établir de
contact direct avec eux, c’est à l’OTAN qu’il revenait de prendre
le relais. Sans compter que l’hélicoptère qui est venu en aide au
bateau, puis qui a disparu, devait bien être rattaché à un navire
militaire. Sur le rôle de l’hélicoptère ou l’absence de suivi à
sa mission, y compris l’absence de communication avec le MRCC au
sujet de ce vol, aucune des parties n’a encore fourni d’explication.
4.5. Une défaillance des Nations
Unies et de l’OTAN à se préparer aux conséquences du conflit libyen?
125. «Avant d’entamer une guerre,
il faut savoir où mettre les prisonniers, où mettre les morts, quoi
faire des réfugiés.»

126. Cette déclaration résume mon inquiétude sur la manière dont,
dans l’ensemble, l'exode des migrants, des demandeurs d’asile et
des réfugiés en provenance de Libye a été géré par la communauté
internationale.
127. La Résolution 1970 du Conseil de sécurité des Nations Unies,
adoptée le 26 février 2011, suivie de la Résolution 1973 du Conseil
de sécurité du 17 mars 2011, ont servi de base à l’accord de lancement
de l’opération «Unified Protector» de l’OTAN. Etonnamment, ces résolutions
contiennent peu de références aux personnes forcées de quitter la
Libye en raison du conflit et des violences.
128. Des années durant, la Libye a été connue comme principal point
de départ de milliers de réfugiés, de demandeurs d’asile et de migrants
essayant de se rendre en Europe. Sans oublier que le colonel Kadhafi
avait lancé des menaces publiques selon lesquelles l’Europe serait
envahie d’immigrants. L’exode n’était donc pas une surprise et aurait
dû être préparé, notamment en termes de sauvetage en mer, en particulier
dans la zone SAR de la Libye. Les choses auraient dû être plus explicites
en termes de responsabilités de coordination et de coopération,
particulièrement entre les centres MRCC, l’OTAN et les Etats possédant
des navires militaires dans le secteur. Des ressources adéquates
auraient dû être prévues pour les opérations de sauvetage en mer et
pour l’accueil de flux mixtes de migrants, demandeurs d’asile et
réfugiés.
129. Il semble que la présence importante de l’OTAN dans le secteur
ait été planifiée et mise en œuvre sans tenir suffisamment compte
de structures de recherche et de sauvetage. A ce que j’ai compris,
le MRCC de Rome n’estimait pas que ses responsabilités SAR couvraient
les navires militaires opérant sous commandement de l’OTAN. Lorsqu’il
a été informé de la position du Méndez
Núñez, le MRCC de Rome a conclu qu’il avait dû recevoir
l’alerte Inmarsat-C, s’abstenant de prendre aucune autre mesure
particulière.
4.6. Une défaillance du côté
des autorités libyennes?
130. Même en temps de guerre, un
Etat demeure responsable de la sécurité des civils, tant à terre
qu’en mer. Aussi la Libye ne peut-elle pas être exonérée de toute
responsabilité dans cette affaire.
131. Au surplus, la Libye a enfreint toutes les obligations internationales
en encourageant et même en forçant les migrants, les demandeurs
d’asile et les réfugiés à emprunter la dangereuse voie maritime.
Non seulement le colonel Kadhafi a menacé l’Europe de mettre ces
gens à la mer, mais cela s’est produit. Dans l’affaire en question,
les survivants m’ont rapporté comment les militaires les ont accompagnés
jusqu’au bateau. En d’autres occasions, j’ai écouté les témoignages
de personnes forcées, sous la menace d’un fusil, d’embarquer sur
des bateaux inaptes à la mer à destination de Lampedusa. Il ne fait
aucun doute qu'une énorme défaillance pèse du côté des autorités
libyennes du colonel Kadhafi et que, par conséquent, elles aussi
portent une lourde part de responsabilité pour la mort des passagers
de ce bateau. En même temps, en les forçant à soutenir son régime,
Kadhafi a menacé les réfugiés en Libye. Soupçonnés par les rebelles
de soutenir Kadhafi, beaucoup de réfugiés subsahariens ont décidé
de fuir.
4.7. Une défaillance du côté
des trafiquants?
132. Ici, la conclusion est simple.
Les trafiquants étaient totalement indifférents au sort des migrants.
Pour se faire de l’argent, ils ont surchargé le bateau, ils ont
pris l’eau et la nourriture, ils n’ont pas fourni assez de carburant
et n’ont pas prévu de moyens de communication adéquats en cas de
détresse. En outre, le prétendu «capitaine» du bateau n’était manifestement
pas qualifié pour mener l'embarcation jusqu’à Lampedusa.
5. Qui est responsable?
5.1. Une défaillance collective
133. Comme le montrent les réponses
apportées aux sept questions posées, des défaillances ont été commises
à toutes les étapes et par tous les principaux acteurs. Il y a eu
défaillance collective au niveau de l’OTAN, des Nations Unies et
de certains Etats pour planifier les opérations militaires libyennes
et pour préparer un exode maritime attendu. Il y a eu défaillance
dans la coordination du sauvetage même du bateau, et ce malgré l'envoi
d'un signal de détresse et l’enregistrement des coordonnées du bateau.
Cette défaillance a une double cause: d’une part, le manque de clarté
des responsabilités stipulées par le droit maritime et, d’autre
part, le manque de coordination entre les centres MRCC italien/maltais
et d’autres acteurs présents dans le secteur en l'absence d’un centre
MRCC libyen opérationnel. Le MRCC de Rome a diffusé un appel d’urgence
pendant un long laps de temps, mais sans vérifier si le bateau était
secouru. Pourtant, en tant que première autorité à être informée
des difficultés du bateau, et compte tenu de l'inefficacité manifeste
des autorités SAR libyennes, le MRCC de Rome peut être considéré
comme la première autorité responsable de ce sauvetage. Le Méndez Núñez et l’ITS Borsini, bien que se trouvant
dans les proches parages du bateau, ne se sont pas portés à son
secours, engageant ainsi la responsabilité de l’OTAN mais aussi
de leurs pays respectifs (l’Espagne et l’Italie). Les autorités
libyennes sont responsables non seulement de ce qu’elles n’ont pas
fait (maintenir la responsabilité de leur zone SAR) mais, chose
plus grave, de ce qu’elles ont bel et bien fait (directement ou
indirectement forcer des personnes à monter sur des bateaux et à
fuir la Libye). Les trafiquants se sont clairement montrés indifférents
au sort des personnes qui s'embarquaient sur le bateau. Le bateau
a été repéré et photographié par un avion. L’existence d’un canot
pneumatique bondé au beau milieu de la Méditerranée, même équipé
d’un moteur, aurait dû être un signal d’alerte élevée.
134. Ce qui me choque le plus, cependant, ce sont les accusations
affirmant qu’un hélicoptère et un bâtiment militaire ont ignoré
le bateau. Un hélicoptère a fourni de l’eau et de la nourriture,
puis a disparu. Ni l’OTAN ni aucun Etat n’ont communiqué d’informations
sur l’identité de l’hélicoptère, sur les mesures qu’il a prises
et sur son commandement. De même, personne n’a fourni la possible
identité du navire militaire qui n’a pas répondu aux appels à l’aide
lancés par les survivants du bateau en détresse vers le dixième
jour de la traversée.
135. A l’heure où j’écris, des informations restent manquantes
et des questions sans réponse.
136. Certaines informations ne sont pas disponibles en raison du
temps écoulé et du manque de données. Dans d’autres cas, il manque
des informations du fait que des questions spécifiques posées à
certaines agences et autorités demeurent sans réponse, et ce malgré
la gravité de l’incident. A l’origine de ces lacunes, il y a trois
des questions les plus fondamentales de l'enquête: premièrement,
quel est l’Etat responsable de l’hélicoptère qui a apporté la première
aide au bateau en détresse? Deuxièmement, quel est l’Etat responsable du
navire militaire qui a ignoré la situation critique des survivants?
Enfin, troisièmement, une question qui devrait être simple à résoudre:
les navires et les avions militaires concernés étaient-ils sous
commandement national ou sous commandement de l’OTAN?
5.2. Quel hélicoptère a laissé
le bateau périr?
137. Tous les survivants, y compris
ceux interviewés par d’autres agences et d’autres personnes, confirment le
récit selon lequel un hélicoptère militaire s’est approché du bateau
et a fait descendre de l’eau et des biscuits sur le bateau au moyen
d’une corde. Bien que, d’après leur récit, les survivants se rappellent
pratiquement tous avoir vu une inscription en italien sur les bouteilles
d’eau, voire sur l’emballage des biscuits, et bien que cette information
désigne un navire italien, elle n’est pas probante – par exemple,
l’eau et les biscuits auraient pu être chargés sur un navire étranger
dans un port italien. En principe, tous les navires militaires doivent consigner
dans un journal le détail de tout le matériel embarqué, transporté
et distribué. Je suis certaine que, si un hélicoptère militaire
a distribué de l’eau et des biscuits, le journal le mentionne. En
conséquence, l’accès à ces journaux pourrait aider à déterminer
si des hélicoptères opérant dans ce secteur ont oui ou non quelque chose
à voir avec l’incident.
138. Il est très probable que l’hélicoptère soit venu d’un navire.
D’après les informations que j’ai recueillies, je peux affirmer
qu'au moins deux navires militaires sous commandement de l’OTAN
ou sous commandement national se trouvaient dans les proches parages
du bateau au moment de l’appel de détresse. Il s’agissait du navire
espagnol Méndez Núñez et du
navire italien ITS Borsini,
tous deux équipés d’installations aériennes, c’est-à-dire en mesure
d’envoyer des hélicoptères.
139. Comme indiqué plus haut, dans sa réponse écrite à mon courrier
du 8 décembre, l’OTAN déclare que, d’après un examen des dossiers
existant au siège opérationnel de l’OTAN, il n’est fait aucune mention
d’un avion ou d’un navire sous commandement de l’OTAN ayant vu ou
contacté le petit bateau en question.
140. Au vu des informations que j’ai reçues concernant la localisation
du Méndez Núñez et de l’ITS Etna, j’ai adressé un nouveau
courrier à l’OTAN et aux autorités espagnoles pour en savoir davantage
sur la position précise de ces navires et sur les journaux de bord
détaillés de leurs hélicoptères respectifs. Comme je l'ai déclaré
plus haut, le ministre espagnol de la Défense a insisté sur le fait
que l'hélicoptère du Méndez Núñez n'a
jamais survolé l'embarcation et n'a donc pas eu l'occasion de lui
porter secours. Comme indiqué plus haut, l’OTAN a répondu que l’ITS Etna n’était pas dans les environs
mais que l’ITS Borsini se
trouvait à une distance de 37 milles nautiques. Cette réponse ne
fait état ni des activités de l’hélicoptère de l’ITS Borsini, ni de ses activités
de sauvetage.
5.3. Quel navire militaire a
ignoré les appels au secours?
141. Pour essayer d’identifier le
grand navire militaire, j’ai sollicité la coopération de l’Union
européenne, dont le Centre satellitaire (CSUE) collecte de nombreuses
données et images dans le monde entier. Une lettre a donc été adressée
à Mme Ashton, Haute Représentante de
l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique
de sécurité et Vice-Présidente de la Commission européenne.
142. La réponse de Mme Ashton, reçue
le 19 mars, déclare que le Centre satellitaire de l'Union européenne ne
dispose d'aucun produit archivé pour le secteur et la période indiqués.
Elle poursuit en déclarant: «Etant donné que le secteur qui concerne
l'imagerie qui vous intéresse se situe à moins de 130 kilomètres
des côtes libyennes, et que la période considérée coïncide avec
l'opération de l'OTAN "Unified Protector", l'enquête envisagée pourrait
concerner des informations classées confidentielles par l'OTAN.
Je suggère, par conséquent, que la commission demande l'assistance
de l'OTAN, notamment par l'intermédiaire de son Assemblée parlementaire»
(traduction non officielle). Cette déclaration implique que les
images et données satellitaires pourraient être disponibles, mais
uniquement pour l'OTAN.
143. L’accès à l’imagerie satellitaire du secteur serait un outil
inestimable pour identifier l’emplacement des navires et des unités
à ce moment-là. Les bâtiments de la marine sont assurément assez
gros pour être repérés, voire identifiés, à partir de ce type de
données. Il serait invraisemblable qu'une région où l'OTAN menait
des opérations militaires n'ait pas été surveillée par satellite,
l'OTAN doit avoir accès à ces informations.
144. J’ai sollicité l’assistance des MRCC de Rome et de Malte pour
tenter de reconstituer avec exactitude l’itinéraire de dérive du
bateau. Rome m’a indiqué que le calcul à l’envers de l’itinéraire
de la dérive serait extrêmement difficile du fait du grand nombre
de variables et d’éléments inconnus. Malte n’a pas répondu à ma
demande.
145. Cependant, le Centre Goldsmiths, Centre for Research Architecture,
m’a fourni un modèle de la dérive du bateau (voir annexe 1). Ce
modèle donne une indication assez précise du positionnement du bateau
au cours de sa dérive vers la Libye.
146. Un certain nombre d’Etats (Canada, France, Grèce, Italie,
Roumanie et Turquie) ont répondu, indiquant ne pas avoir eu de navire
militaire dans le secteur durant la période spécifique en question.
En revanche, la réponse du ministère italien de la Défense m'invite
à contacter l’OTAN en ce qui concerne les unités italiennes sous
commandement de cette organisation. C’était le cas de l’ITS Etna et je me suis adressée
à l’OTAN pour obtenir des éclaircissements à ce sujet. J’ai reçu
des clarifications concernant l’ITS Etna,
mais un certain nombre de questions se posent désormais concernant
l’ITS Borsini. Ce fait illustre
à quel point il est facile de se renvoyer les responsabilités entre
le niveau national et le niveau supranational.
147. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis n’ont pas encore répondu
à mes lettres.
148. Les réponses qui me sont déjà parvenues ne me permettent pas
d'identifier le navire. Je suis pourtant certaine que ces informations
existent. L'OTAN a certainement accès aux journaux de bord détaillés
des vaisseaux qui ont participé à ses opérations. Jusqu’à réception
de réponses suffisantes, je n’ai d’autre choix que de conclure qu’un
navire appartenant à ces Etats pourrait avoir ignoré les appels
au secours du bateau en détresse. Quelle que soit la nationalité
du navire, il devait être sous le commandement de l’OTAN de même que,
durant cette période, tous les vaisseaux présents dans le secteur.
L’OTAN doit donc endosser la responsabilité pour le navire qui n'a
pas répondu aux appels au secours du «bateau cercueil».
149. Là encore, l’OTAN déclare dans sa réponse qu’il n’est consigné
nulle part qu’un bateau sous son commandement ait vu ou contacté
le bateau.
6. Conclusions
150. Je l’ai dit au début de ce
rapport, j’ai un immense respect pour les personnes qui œuvrent
au sauvetage de vies en mer dans des conditions dangereuses. Des
milliers de vies ont été sauvées et continueront de l’être grâce
à leur courage et à leur dévouement.
151. Jamais au cours de la préparation de mon enquête et de mon
rapport quelqu’un n’a remis en question l’obligation fondamentale
de porter secours en mer. Cette obligation est connue de tout capitaine, professionnel
ou amateur.
152. Reste que trop de personnes ont perdu la vie dans des circonstances
semblables à celles des 63 personnes du «bateau cercueil». L’enquête
mise sur cet exemple frappant pour également attirer l'attention sur
les nombreux autres drames de ce genre.
153. Les choses ont affreusement mal tourné pour les passagers
du bateau objet de cette enquête. Ils n’auraient pas dû mourir.
Si différents acteurs étaient intervenus ou l’avaient fait correctement,
ces personnes auraient pu être secourues à plusieurs occasions.
Il faut faire davantage pour éviter que des gens ne meurent dans
leurs tentatives désespérées d’atteindre l’Europe.
154. Dans l’affaire qui nous occupe, je continuerai de chercher
des réponses. Les responsables doivent rendre des comptes et cet
incident doit servir de rappel: la législation et les pratiques
relatives aux secours en mer comportent toutes deux des lacunes
auxquelles il faut remédier.
155. La Méditerranée est une des mers les plus fréquentées et les
mieux surveillées du globe. Pourtant, en 2011, la Méditerranée a
également été la mer dans laquelle le plus grand nombre de personnes
ont disparu. Je ne parle pas d’un endroit perdu au milieu du Pacifique
mais du canal de Sicile, qui grouille de navires et qui dispose
de nombreux radars et d’imagerie satellitaire. Ce bateau aurait
pu et aurait assurément dû être secouru et non laissé aller s’échouer
sur les côtes libyennes avec seulement une poignée de survivants
à son bord.
7. A
propos des survivants
156. Sans le consentement des survivants
à raconter leur histoire, cette enquête serait sans fondement. Certains
d’entre eux ont perdu des êtres chers dans cette traversée, tous
doivent vivre avec des cicatrices physiques et psychologiques dues
à un voyage traumatisant et construire de nouvelles vies:
- Bilal Yacoub Idris, 30 ans,
est éthiopien. Il a repris un bateau et a atteint l’Italie, où il
vit aujourd’hui dans un Centre pour demandeurs d’asile. Sa demande
d’asile est toujours en attente;
- Ghirma Halefom est érythréen. Il est arrivé à Lampedusa
en juin 2011 et vit aujourd’hui dans un centre pour demandeurs d’asile
près de Turin. Sa demande d’asile est toujours en attente;
- Dain Haile Gebre est érythréen. Il vit aujourd’hui en
Italie, où il a obtenu l’asile;
- Abu Kurke Kebato, 23 ans, a demandé l’asile en Italie.
Par la suite, il est parti aux Pays-Bas avec son épouse, où il a
introduit une nouvelle demande d'asile, qui est encore en attente.
- Mahmmd Ahmed Ibrhaim, 23 ans, Kabbadi Asfao Dadi, 19 ans
et Elias Mohammed Kadi, 23 ans, sont éthiopiens. Tous trois vivent
dans le camp de réfugiés de Choucha, en Tunisie, ont obtenu l'asile
et attendent d'être réinstallés en Australie;
- Filmon Weldemichail Teklegergis, qui se faisait appeler
Johannes, est éthiopien. Il vit en Norvège où sa première demande
d’asile a été rejetée. La procédure d’appel est en attente;
- Mariam Moussa Jamal, 22 ans, est éthiopienne, et la seule
survivante du drame. Après avoir passé plusieurs mois dans le camp
de réfugiés de Choucha, en Tunisie, elle a été réinstallée en Norvège
par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).