1. Introduction
1. La traite des êtres humains n’est pas un phénomène
nouveau; elle consiste dans une large mesure à exploiter des personnes
vulnérables, souvent des travailleurs, qu’il s’agisse de femmes,
d’enfants ou d’hommes. La traite des êtres humains est aujourd’hui
considérée comme la forme de criminalité organisée qui se développe
le plus rapidement et qui assure des profits considérables, alors
que la quasi-totalité des pays seraient touchés par ce phénomène.
Elle est généralement associée au commerce du sexe, mais la communauté
internationale a récemment mis l’accent sur une dimension nettement
plus large du problème: le travail forcé
.
2. Selon des estimations de l’Organisation internationale du
travail (OIT), au moins 20,9 millions de personnes – soit 3 sur
1000 – sont aujourd’hui réduites au travail forcé dans le monde
et 44% de ces personnes (environ 9,1 millions) sont des victimes
de la traite
.
3. La commission s’intéresse à cette question depuis quelques
années déjà. En septembre 2010, elle a organisé une audition sur
ce thème et a entendu les contributions de plusieurs experts. Convaincue
de l’importance du sujet, elle a décidé, à l’issue de cette audition,
de rédiger un rapport. J’étais été nommée à mon tour rapporteur
en juin 2012 et j’ai eu un échange de vues avec des experts lors
d’une réunion en septembre 2012.
4. Il faut reconnaître et combattre résolument ce phénomène de
grande ampleur qui sévit au cœur même de l’Europe. Le Président
du Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains
(GRETA) du Conseil de l’Europe a déclaré à ce sujet que «l’être
humain ne peut être une marchandise» et que «l’Europe doit être
la garante de cette règle de société civilisée»
.
5. Trop souvent, les autorités considèrent que les affaires de
traite de migrants à des fins de travail forcé relèvent essentiellement
du trafic illicite et de la violation du droit de l’immigration
ou du droit du travail. Cette approche erronée, qui place les victimes
en position de criminels, se trompe de cible et fait obstacle à
une lutte efficace contre les trafiquants et la traite.
2. Reconnaissance
de l’ampleur du problème
2.1. Le concept de
travail forcé
6. Il est primordial de bien reconnaître l’ampleur du
problème. Pendant plusieurs années, les études et travaux relatifs
à la traite des êtres humains se sont concentrés sur l’exploitation
sexuelle. Or, la traite des êtres humains à des fins de travail
forcé prend des formes variables, pas nécessairement de nature sexuelle.
Le GRETA insiste dans ses rapports sur la nécessité pour les Etats
de ne pas se concentrer uniquement sur la traite des êtres humains
à des fins d’exploitation sexuelle mais également sur la traite
à des fins d’exploitation par le travail
.
7. Le présent rapport examine le phénomène du trafic de travailleurs
migrants à des fins de travail forcé, concept qui est utilisé ici
au sens large. Cette approche (qui est aussi celle utilisée par
l’OIT) ne couvre pas tous les aspects de la traite des êtres humains
ou d’autres pratiques d’exploitation
, mais elle prend en compte tout l’éventail
de la traite des travailleurs migrants à des fins d’exploitation
par le travail et d’exploitation sexuelle, notamment l’esclavage
et la servitude domestiques.
8. Le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies
contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir,
réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes
et des enfants («Protocole de Palerme des Nations Unies») et la
Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des
êtres humains («Convention du Conseil de l’Europe contre la traite»)
ont une approche différente et utilisent le concept de «travail
forcé» dans un sens plus restrictif, le considérant comme une des
formes possibles d’exploitation
.
9. L’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme
(STE n° 5, «la Convention») interdit le travail forcé sans le définir.
Les auteurs de la Convention ont pris la Convention sur le travail
forcé comme modèle car elle décrit comme «travail forcé ou obligatoire»
«tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une
peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert
de plein gré»
.
La Cour européenne des droits de l’homme a fait sienne cette définition
dans l’affaire
Van der Mussele c. Belgique et l’a reprise
dans les arrêts qu’elle a prononcés dans les affaires
Siliadin c. France et
C.N.
et V. c. France .
2.2. Un phénomène d’une
ampleur considérable
10. La mondialisation et l’informatique ont profondément
changé l’économie et la société. Elles ont, d’une part, stimulé
la croissance économique, l’emploi et le développement et, d’autre
part, ouvert la voie à des problèmes considérables tels que des
disparités grandissantes entre les nantis et les démunis, l’aggravation des
inégalités de revenus, la misère, l’économie informelle et le travail
non protégé
. Dans ce contexte, la traite
des êtres humains continue de se développer et de devenir un phénomène
de grande ampleur que certains qualifient d’«esclavage des temps
modernes»
.
11. Il n’existe pas de données fiables sur le nombre de victimes
de la traite des êtres humains à des fins de travail forcé, notamment
les travailleurs migrants. Le manque de données statistiques précises
est essentiellement dû à la nature «cachée» du phénomène, car les
auteurs de la traite sont rarement identifiés, traduits en justice
et condamnés pour ce délit. En outre, les méthodes de collecte des
données varient selon les pays car certains Etats membres comptent
les victimes de toutes les affaires présumées de traite à des fins de
travail forcé, d’autres n’incluent que les affaires ayant fait l’objet
de poursuites pour ce délit, et d’autres enfin ne prennent en compte
que les affaires dans lesquelles les auteurs ont été condamnés.
Il existe néanmoins des estimations qui donnent une idée de l’ampleur
du phénomène.
12. Selon des estimations publiées en 2012 par l’OIT
,
au moins 20,9 millions de personnes – soit trois personnes sur 1 000
– sont aujourd’hui réduites au travail forcé dans le monde. Les
femmes et les jeunes filles sont de loin les victimes les plus nombreuses
(55 %). 90 % des victimes sont exploitées dans le secteur privé, par
des individus ou des entreprises (22 % à des fins d’exploitation
sexuelle forcée et 68 % dans des secteurs économiques tels que l’agriculture,
la construction, les travaux domestiques ou les usines). L’Union européenne
et les pays développés
compteraient
7 % des victimes de travail forcé (dont 76 % à des fins d’exploitation
sexuelle selon la Commission européenne). Il y en aurait 7 % aussi
dans les autres pays d’Europe et dans la Communauté des Etats indépendants
(CEI). La traite des citoyens de l’Union européenne au sein même
de l’Union serait en augmentation.
13. L’OIT estime que 44 % des personnes contraintes au travail
forcé sont des victimes de la traite, ce qui représente 9,1 millions
de personnes. Les migrants en situation irrégulière et les 42,5 millions
de personnes déplacées de force dans le monde sont une proie particulièrement
facile pour les trafiquants.
14. La traite des êtres humains constitue la forme de criminalité
organisée qui se développe le plus rapidement et la source de profit
la plus importante provenant de trafics transnationaux. Les profits
ainsi dégagés s’élèveraient à $US 32 milliards par an
.
2.3. Réaction internationale
et européenne: un encadrement juridique renforcé
15. Le travail forcé est aujourd’hui interdit par le
droit international, le droit européen mais aussi le droit constitutionnel,
le droit pénal, le droit du travail ou le droit administratif de
la quasi-totalité des pays. Néanmoins, il persiste. Malgré les efforts
des gouvernements, des organisations internationales et de la société
civile, la traite des êtres humains reste un problème mondial. Face
aux préoccupations grandissantes que le phénomène suscite, plusieurs
instruments juridiques, internationaux et européens sont venus compléter l’arsenal
existant.
16. Au niveau international, on peut citer notamment le Protocole
de Palerme des Nations Unies. Ce protocole contient la première
définition internationalement reconnue de ce qu’est la traite des
personnes. Le Protocole des Nations Unies contre le trafic illicite
de migrants par terre, air et mer (additionnel à la Convention des
Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée), entré
en vigueur le 28 janvier 2004, est également pertinent
.
17. La Convention du Conseil de l’Europe contre la traite, adoptée
en 2005, a été le premier texte complet et juridiquement contraignant
sur ce sujet au niveau européen. Cet instrument apporte une dimension
nouvelle en mettant l’accent sur les droits de l’homme et la protection
des victimes. Il est important de noter que la convention est également
ouverte à la ratification par des Etats non-membres du Conseil de
l’Europe et par l’Union européenne. A ce jour, elle a été ratifiée
par 37 Etats membres.
18. L’Union européenne a également adopté deux directives sur
la question, notamment la Directive 2004/81/CE relative au titre
de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes
de la traite des êtres humains
et
la Directive 2011/36/UE concernant la prévention de la traite des
êtres humains et la protection des victimes
. La deuxième directive adapte
le cadre juridique de l’Union européenne à la plupart des normes inscrites
dans la Convention du Conseil de l’Europe contre la traite. Les
Etats membres sont tenus de transposer cette directive dans leur
droit interne d’ici au 6 avril 2013. En juin 2012, la Commission
européenne a présenté la Stratégie de l’Union européenne en vue
de l’éradication de la traite des êtres humains (2012-2016)
. Parmi les grandes priorités figurent
notamment la mise en place d’unités de répression nationales spécialisées
dans la lutte contre la traite des êtres humains et la création
d’unités communes d’enquête sur des affaires revêtant une dimension
transfrontière.
3. Analyse de la traite
à des fins de travail forcé
3.1. Formes de traite
des êtres humains
19. La traite des êtres humains comprend trois éléments
de base: les actes de l’auteur (y compris le recrutement et le transport),
les moyens (tels que la menace, l’usage de la force ou d’autres
formes de coercition, ou l’abus d’autorité ou d’une situation de
vulnérabilité), et la finalité (qui est l’exploitation)
.
La Cour européenne des droits de l’homme a noté que la traite des
êtres humains, par sa nature même et son but, qui est l’exploitation,
considère les êtres humains comme des marchandises à acheter ou
à vendre, que l’on force à travailler, et implique l’usage de la
violence et de menaces contre les victimes, qui vivent et travaillent
dans des conditions déplorables
.
20. Ainsi, la traite des êtres humains ne se limite pas au déplacement
organisé de personnes à des fins de profit. Alors que l’objet du
trafic illicite de migrants est le transport volontaire et illégal
de personnes par-delà les frontières afin d’en tirer, directement
ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, le
but de la traite des êtres humains est leur exploitation.
Néanmoins,
de nombreuses victimes de la traite contactent des trafiquants tout
en connaissant la réalité de la vie ou du «travail» promis avant
d’atteindre une destination. Pour autant, de nombreux migrants faisant
l’objet d’un tel trafic se retrouvent dans des situations d’exploitation
aggravée sans avoir été attirés initialement par de fausses promesses.
En conséquence, «[u]n individu peut être l’objet d’un trafic illicite
un jour et d’une traite le jour suivant»
.
21. La traite des travailleurs migrants répond principalement
à un schéma en trois phases: le recrutement, le transport et l’exploitation.
22. Pendant la phase de recrutement, les trafiquants recourent
à la contrainte, à la tromperie et parfois même à l’enlèvement.
L’élément de tromperie, notamment, est important car c’est lui qui
permet de distinguer les victimes de la traite des êtres humains
à des fins de travail forcé des personnes qui travaillent simplement dans
de mauvaises conditions.
23. La phase de transport peut impliquer des infractions pénales
telles que la falsification de documents, la corruption de fonctionnaires,
la violation de la législation sur l’immigration et le contrôle
aux frontières, ainsi que des actes de coercition à l’encontre des
victimes, de détention illégale et la confiscation des papiers d’identité.
24. Bien qu’il n’y ait pas d’interprétation qui fasse autorité
du terme «exploitation» au niveau international, la phase d’exploitation
se caractérise généralement par les aspects suivants: rémunération
faible, voire inexistante; horaires de travail longs/excessifs;
absence de congés payés/de congés de maladie/de pauses; dispositifs
de sécurité quasi inexistants et conditions de travail dangereuses;
logements ne répondant pas aux normes; discrimination, menaces physiques
et psychologiques, intimidation, isolement, etc.
3.2. Secteurs d’activités
25. Plusieurs secteurs sont particulièrement affectés
par ce phénomène qui touche l’«industrie du sexe», le secteur agricole,
le bâtiment, l’industrie textile, l’hôtellerie et la restauration,
l’industrie manufacturière, l’esclavage et la servitude domestiques
(y compris dans des ménages de diplomates) et la mendicité forcée.
26. Ainsi que l’affirme Maria Grazia Giammarinaro, Représentante
spéciale et Coordinatrice à l’OSCE pour la lutte contre la traite
des êtres humains, à propos de l’esclavage et de la servitude domestique,
«La traite à des fins d’exploitation par le travail est communément
perçue comme moins intrusive et moins préjudiciable que la traite
à des fins d’exploitation sexuelle. Alors que dans certains cas
cela peut être vrai, la traite à des fins de servitude domestique
est une expérience tout aussi dévastatrice, et dont les conséquences
sont graves et se font sentir à long terme. (…) Cette exploitation
invisible doit devenir notre préoccupation à tous. Elle peut exister
juste à côté de chez nous, dans notre propre environnement social»
.
27. La traite à des fins d’exploitation domestique, qui existe
partout dans le monde, touche principalement des femmes et des jeunes
filles, migrantes ou au pair. Comme toutes les formes d’exploitation,
l’esclavage et la servitude domestiques sont difficiles à repérer.
Le fait que la personne exploitée se trouve généralement dans un
foyer privé rend la détection du crime encore plus improbable. La
victime vit généralement au domicile même de la famille qui l’exploite,
et se trouve ainsi à sa disposition et à sa merci jour et nuit et
dans un état de dépendance totale. Des faits troublants montrent
que des diplomates étrangers abusent de leur immunité pour maintenir
des travailleurs domestiques dans des conditions que l’on peut assimiler
à de l’esclavage
. Les victimes
doivent s’acquitter des corvées de ménage, de repassage ou de cuisine
ou encore s’occuper des enfants. La rémunération est souvent presque
nulle, voire inexistante et les horaires de travail indécents, les papiers
d’identité des victimes sont confisqués et les victimes n’ont, dans
le meilleur des cas, que très peu de liberté de mouvement. Beaucoup
d’entre elles subissent des pressions psychologiques, des critiques
et des humiliations incessantes et d’autres font l’objet de mauvais
traitements. Elles ne connaissent ni vacances, ni vie privée.
28. La lutte contre l’esclavage et la servitude domestiques doit
faire face à une difficulté particulière: l’absence de définition
commune du travail domestique et une acceptation variable de ce
phénomène en fonction du contexte culturel. Peu d’Etats ont régulé
ce secteur d’activité, souvent liée au contexte familial, qui est
habituellement exclu du cadre juridique existant. Le fait que le
travail domestique soit rarement reconnu comme un travail à part
entière contribue à rendre ce secteur d’activité particulièrement
vulnérable à l’exploitation. Par ailleurs, le travail domestique
se faisant chez des particuliers, les inspecteurs du travail n’y ont
de fait pas accès. Enfin, les rares cas d’esclavage domestique poursuivis
devant les tribunaux ne retiennent presque jamais la qualification
de traite des êtres humains, mais plutôt l’abus de vulnérabilité,
le travail au noir ou la confiscation de papiers d’identité.
29. La nouvelle Convention de l’OIT concernant le travail décent
pour les travailleuses et travailleurs domestiques (Convention de
l’OIT sur les travailleuses et travailleurs domestiques)
établit
les droits fondamentaux des travailleurs domestiques et les normes
de travail leur étant applicables, en particulier les périodes de
repos journalier et hebdomadaire, le droit à un salaire minimum
et celui de choisir le lieu où ils souhaitent habiter et passer
leurs congés. Les Etats parties doivent aussi prendre des mesures
de protection contre toutes les formes de violence et imposer un
âge minimum. Par ailleurs, les travailleurs ont droit à une information
claire sur les termes et conditions de leur embauche, information
qui en cas de recrutement à l’étranger, doit leur être communiquée
avant leur immigration. La convention a été adoptée en juin 2011
et entrera en vigueur en 2013 après avoir été ratifiée par les Philippines
en août 2012.
3.3. Pays européens
les plus touchés
Principaux
pays d’origine
|
Principaux
pays de transit
|
Principaux
pays de destination
|
Albanie
|
Albanie
|
Autriche
|
Arménie
|
Allemagne
|
Allemagne
|
Bélarus
|
Belgique
|
Belgique
|
Bulgarie
|
Bulgarie
|
Bosnie-Herzégovine
|
Estonie
|
France
|
Danemark
|
Fédération de Russie
|
Grèce
|
Espagne
|
Géorgie
|
Hongrie
|
France
|
Hongrie
|
Italie
|
Grèce
|
Lettonie
|
Pologne
|
Italie
|
Lituanie
|
République slovaque
|
Pays-Bas
|
Pologne
|
République tchèque
|
Pologne
|
République de Moldova
|
Turquie
|
République tchèque
|
Roumanie
|
Ukraine
|
Royaume-Uni
|
République slovaque
|
|
Suisse
|
République tchèque
|
|
Turquie
|
Ukraine
|
|
|
3.4. Itinéraires et
moyens de recrutement
30. Europol constate que les itinéraires empruntés par
les trafiquants sont extrêmement fluctuants et qu’ils s’adaptent
rapidement à l’évolution de la demande et aux nouveaux obstacles
éventuels.
31. Quand les victimes sont originaires de pays non européens,
les trafiquants semblent recourir de préférence au voyage par avion
en utilisant des papiers falsifiés. Europol indique que les organisations criminelles
chinoises et nigérianes sont expertes en falsification de papiers
d’identité. Les trafiquants font souvent rester les victimes au-delà
de la période autorisée par leur visa. Ils abusent parfois du système
d’asile pour faire entrer les victimes dans le pays. Les victimes
sont invitées à demander l’asile dès leur entrée sur le territoire,
puis à s’échapper des centres d’accueil pour les réfugiés et demandeurs
d’asile afin de rencontrer leur(s) exploitant(s) comme prévu
.
32. On constate une augmentation rapide de l’usage d’internet
pour recruter les victimes.
3.5. Exemples de cas
33. La liste ci-après d’exemples de cas où des travailleurs
migrants ont été victimes de la traite à des fins de travail forcé
est loin d’être exhaustive. La plupart des cas ne sont pas signalés,
les victimes, muselées par des conditions indignes, n’ont pas accès
à la justice ou ont peur de représailles.
34. En 2009, un réseau exploitant plus de 700 travailleurs migrants
originaires de Bosnie-Herzégovine, de Serbie et de «l’ex-République
yougoslave de Macédoine» sur des chantiers de construction a été
démantelé en Azerbaïdjan.
35. Plusieurs rapports décrivent les abus massifs commis à l’encontre
de travailleurs slovaques et asiatiques dans des exploitations forestières
de la République tchèque en 2009 et 2010. Là encore, les contrats
de travail étaient mensongers, les conditions de logement déplorables,
la faim omniprésente et les salaires insignifiants voire inexistants
.
36. Selon le rapport du GRETA de 2011, la traite des êtres humains
à des fins de travail forcé s’aggrave aussi à Chypre, notamment
dans les secteurs de l’agriculture et du travail domestique.
37. Jusqu’en août 2009, plus de 1 000 travailleurs chinois ont
été victimes d’un réseau de traite qui les faisait passer en Allemagne
en tant que «cuisiniers spécialisés». Les travailleurs devaient
payer des frais de recrutement pouvant atteindre 10 000 € pour obtenir
un visa. Dès leur arrivée en Allemagne, leurs passeports étaient
confisqués et ils étaient placés dans une situation de servitude
qui les empêchait de partir tant qu’ils n’avaient pas remboursé
cette lourde dette. Par ailleurs, des déductions étaient illégalement
faites pour payer leur logement insalubre, la nourriture et le transport,
sans compter que les salaires étaient bien inférieurs à ce qui était
spécifié dans leurs contrats
.
38. Aux Pays-Bas, une productrice d’asperges a été arrêtée en
2010 pour la traite et l’exploitation économique de 40 personnes,
principalement des Roumains, qui travaillaient dans des conditions
déplorables sur son exploitation. La confédération néerlandaise
de syndicats FNV a souligné que cette affaire n’avait rien d’exceptionnel
.
39. En 2007, plus d’une soixantaine de migrants tadjiks ont été
recrutés par une agence locale pour l’emploi afin de travailler
pour une société du bâtiment en Pologne. Une fois arrivés à destination,
les ouvriers ont dû réaliser un travail bien différent de celui
pour lequel ils avaient été embauchés et ils n’ont jamais été payés.
La plainte que le Bureau des droits de l’homme a déposée contre
l’agence auprès du procureur n’a pas donné de résultats
.
40. Selon un rapport de l’OIT, une étude menée en 2008 en République
de Moldova a révélé que 40% des Moldaves migrants ont été victimes
d’exploitation dans le pays de destination, et près de 8% de l’ensemble des
migrants ont été victimes de la traite des êtres humains à des fins
de travail forcé
.
41. Même si ce phénomène y est moins accentué, les pays scandinaves
n’en sont pas exempts. Plusieurs secteurs ont été identifiés comme
présentant un risque d’exploitation de travailleurs migrants en
situation irrégulière, notamment la construction, la restauration,
le travail domestique ou la cueillette des baies
.
42. Dans son rapport 2011 sur la République slovaque, le GRETA
a relevé que la plupart des 57 et 41 victimes repérées en 2008 et
en 2009 avaient fait l’objet de la traite transnationale à des fins
de travail forcé, en particulier l’exploitation sexuelle, l’esclavage
domestique et la mendicité forcée.
43. Au cours du premier semestre de 2011, six ressortissants étrangers
ont été recensés comme victimes d’exploitation sexuelle et de travail
forcé dans le secteur agricole en Roumanie. Le rapport 2012 du GRETA sur
ce pays souligne que les ressortissants roumains, y compris des
mineurs, ont représenté la plupart des victimes et ont fait l’objet
d’une traite transnationale vers d’autres pays européens.
44. En octobre 2012, plus de 30 travailleurs lituaniens qui auraient
fait l’objet d’un trafic à destination du Royaume-Uni ont été libérés.
Selon certaines informations, une bande organisée les obligeait
à travailler dans des fermes avicoles du pays pour payer leurs dettes.
Transportés jusqu’aux exploitations situées partout dans le pays,
ils étaient contraints d’y travailler jusqu’à 17 heures par jour
et ne couchaient souvent que dans des camionnettes. Certaines semaines,
ils n’étaient pas payés et des «hommes de main» lituaniens les maintenaient
sous contrôle en les menaçant de violence et parfois en les agressant
physiquement
.
45. En Fédération de Russie et en Ukraine, l’OIT a constaté une
augmentation des cas de traite à des fins d’exploitation par le
travail
. En 2008,
la police russe avait libéré 49 migrants ouzbeks en situation irrégulière et
exploités dans un centre de triage d’oignons situé dans un village
à l’extérieur de Moscou. Ils n’étaient pas payés, travaillaient
14 heures par jour et leurs passeports avaient été confisqués.
4. Prévention de la
traite et protection des victimes
4.1. Qui sont les victimes?
46. Comme nous l’avons constaté plus haut, les trafiquants
utilisent des méthodes et des réseaux variés pour tromper leurs
victimes. Cependant, nous ne sommes pas sans défense face à cette
activité criminelle. Nous avons le devoir, en tant que législateurs,
de mettre en place des mesures et des mécanismes qui permettront
de prévenir la traite des êtres humains et d’en protéger les victimes.
47. En premier lieu, il est absolument essentiel d’identifier
les victimes, qui forment un groupe complexe et hétérogène. Il est
clair que la nature même du crime ne rend pas la tâche facile. C’est
d’autant plus vrai que selon Interpol, les autorités n’ont connaissance
que de 5 à 10% des cas et que la proportion des victimes de la traite
qui sont identifiées est encore plus faible.
48. Le Département d’Etat américain estime qu’en 2011, les autorités
ont identifié 41 210 victimes de la traite des êtres humains dans
le monde et 10 185 victimes en Europe
.
49. Selon Europol, au sein de l’Union européenne le travail forcé
est liée en grande partie au marché du travail au noir et aux communautés
de migrants. Les migrants en situation irrégulière et les personnes déplacées
sont particulièrement vulnérables à l’exploitation. La majorité
des victimes sont des femmes et des enfants.
50. Le grand public et les autorités sont de plus en plus sensibilisés
à ce phénomène, mais la crise économique et les mesures d’austérité
appliquées dans les pays d’Europe ont créé des conditions favorables à
la traite à des fins de travail forcé, qui semble se développer
au sein de l’Union européenne elle-même. Europol constate que les
affaires dans ce domaine concernent non seulement des Polonais,
des Lituaniens et des Bulgares, mais aussi des ressortissants britanniques
et portugais
.
51. Les Roms, essentiellement les femmes et les enfants, sont
particulièrement vulnérables à l’exploitation, notamment du fait
que les pouvoirs publics se désintéressent souvent de leur sort
dans plusieurs Etats européens. Les enfants roms exploités sont
souvent contraints de mendier. J’ai déjà abordé cette question dans
mon rapport sur les migrants Roms en Europe (
Doc. 12950). Dans la
Recommandation
2003 (2012) adoptée sur la base de ce rapport, l’Assemblée
a appelé le Comité des Ministres à «analyser la législation et les
pratiques des Etats membres qui visent à criminaliser la mendicité
et d’en évaluer les conséquences sur les Roms et les implications
au titre de la Convention européenne des droits de l’homme, de la
Charte sociale européenne révisée et d’autres normes du Conseil
de l’Europe». Il est regrettable que les pouvoirs publics considèrent
souvent les mendiants plus comme un problème que comme des personnes
qui ont besoin d’aide
.
52. Un nombre inconnu de Chinois sont victimes de travail forcé
en Europe. Ils travaillent pour l’essentiel dans la restauration
ou dans des «boutiques» ou petites usines de textile. Les Nigérians
représentent également un groupe de victimes de la traite à des
fins de travail forcé, souvent pour payer leurs dettes pour l’organisation
de leur entrée en Europe.
53. Dans beaucoup d’affaires de traite potentielle de migrants
à des fins de travail forcé, les mesures de contrôle des migrations
prévalent sur les mesures visant à restreindre l’exploitation par
le travail. Bien que les victimes de la traite ne soient pas nécessairement
des migrants sans papiers, celles qui sont exploitées rechignent
souvent à s’identifier, de peur d’être renvoyées dans leur pays
d’origine. Ainsi, lorsque des conducteurs de cars néerlandais contactèrent
la police parce qu’ils suspectaient de transporter des victimes de
la traite, un certain nombre de migrantes furent arrêtées avant
d’être expulsées. La question du travail forcé ne donna jamais lieu
à des investigations
.
54. Pourtant, dans la plupart des pays européens, les travailleurs
sans papiers peuvent avoir accès aux tribunaux et ces derniers ne
sont pas tenus de dénoncer les migrants en situation irrégulière.
Mais le risque qu’une telle démarche puisse conduire à l’expulsion
de la victime n’est que trop réel. La Convention sur la lutte contre
la traite prévoit d’ailleurs qu’un délai de rétablissement et de
réflexion d’au moins 30 jours doit être introduit dans la législation
nationale pour permettre aux victimes de récupérer et d’échapper
à l’influence des trafiquants. La victime peut ainsi prendre, en
connaissance de cause, une décision quant à sa coopération avec
les autorités compétentes. La convention précise que, pendant ce
délai, aucune mesure d’éloignement ne peut être exécutée à son égard.
55. En ce qui concerne la protection des victimes, très souvent
des migrants en situation irrégulière, la question se pose de savoir
si le statut de victimes de la traite peut leur ouvrir un droit
légitime à rester sur le territoire du pays d’accueil. Alors que
la coopération des victimes dans les enquêtes contre les trafiquants
leur donne généralement un droit de résidence temporaire dans le
pays d’accueil, ce droit n’a plus lieu d’être à l’issue de l’enquête
et elles risquent alors la déportation. Il est important de prendre
en compte les multiples raisons qui font que les victimes peuvent
avoir des raisons légitimes de craindre de retourner dans leur pays d’origine,
notamment la peur de représailles de la part de membres des groupes
criminels de trafiquants.
56. La coopération des victimes est indispensable à l’efficacité
de la lutte contre la traite des êtres humains aux fins de travail
forcé. C’est pourquoi il faut tout mettre en œuvre pour que les
victimes soient bien considérées comme telles et avec respect et
non comme des migrants en situation irrégulière. Leur accès à la justice
doit être facilité et non conditionné par la coopération avec les
enquêtes criminelles.
4.2. Politique de l’emploi
57. La réglementation, la mise en place de permis, le
suivi et l’établissement de dispositifs de contrôle de l’activité
de recrutement sont indispensables pour protéger les travailleurs
contre les pratiques frauduleuses et abusives pouvant mener à la
traite. Le fait de sanctionner le seul employeur en cas de pratiques
de travaux forcés laisse le réseau de la traite, composé de recruteurs
et d’auxiliaires, intact.
58. Une législation et d’autres mesures appropriées sont requises
pour que tous les types de recruteurs et d’auxiliaires puissent
être surveillés et poursuivis en justice.
59. Il convient bien évidemment de promouvoir le travail décent,
mais aussi l’auto-organisation et la représentation des travailleurs.
A cet effet, il faut fournir des informations sur les droits des
travailleurs, ainsi que des mécanismes permettant de faire état
des abus et des cas suspects de travail forcé. Un engagement beaucoup
plus ferme et actif est requis pour garantir la pleine liberté d’association,
et faciliter l’établissement de procédures de plainte disponibles
et accessibles pour tous les travailleurs, quel que soit leur statut.
Les inspecteurs du travail jouent un rôle essentiel dans la détection
des cas de traite et d’exploitation. Ils ont d’ailleurs à leur disposition
des moyens qui dépassent ceux des forces de police, notamment parce
qu’ils peuvent accéder à tout moment et sans notification préalable
à tous les lieux de travail en vue d’une inspection. Par ailleurs,
les agences pour l’emploi doivent être associées aux mesures et
actions visant à lutter contre la traite des êtres humains. Les
syndicats sont également des acteurs clés de la détection et des
poursuites judiciaires dans les cas de traite de migrants à des
fins d’exploitation du travail.
4.3. Politique migratoire
60. Si les politiques migratoires en place sont restrictives
et que les candidats à l’immigration ne sont pas bien informés sur
les voies légales d’immigration et les possibilités de travailler
à l’étranger, ils deviennent des proies faciles pour les trafiquants.
Les migrants, notamment les femmes, occupent souvent des emplois
peu qualifiés dans des secteurs peu réglementés, particulièrement
vulnérables aux abus et à l’exploitation.
61. Par ailleurs, la politique qui consiste à ériger en infraction
pénale l’immigration clandestine en Europe dissuade les victimes
de coopérer avec les autorités car, outre la peur d’une expulsion,
elles craignent d’être poursuivies en justice. Le Commissaire aux
droits de l’homme du Conseil de l’Europe a exprimé ses préoccupations
concernant la tendance à utiliser une «terminologie de la criminalisation»
et des sanctions pénales infligées aux personnes physiques et morales
qui s’engagent en faveur de migrants en situation irrégulière
. Cela valide et renforce
l’image négative des immigrés clandestins, qui sont considérés comme des
délinquants du simple fait d’être en situation irrégulière.
62. Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de
l’homme des migrants va plus loin en dénonçant le fait que les politiques
de prévention de l’immigration irrégulière peuvent avoir pour effet
collatéral d’encourager l’expansion des réseaux de traite et de
trafiquants.
4.4. Aide et inclusion
sociales des victimes
63. Pour l’heure, la disposition de la Convention sur
la lutte contre la traite des êtres humains aux termes de laquelle
«l’assistance à une victime n’est pas subordonnée à sa volonté de
témoigner» n’est que rarement appliquée lorsque le statut migratoire
est en jeu. Les rapports d’évaluation du GRETA exhortent généralement les
autorités à s’assurer que les mesures d’assistance prévues par la
loi ne sont pas subordonnées, dans la pratique, à la volonté des
victimes de coopérer avec les organismes chargés de faire appliquer
la loi
.
64. Le rapatriement de la victime à l’issue du procès pénal (même
dans les cas où la victime a entrepris une procédure ou une réinsertion
et a coopéré avec les autorités judiciaires) n’encourage pas les
victimes à se présenter et à dénoncer leurs exploiteurs, et peut
donc entraîner au final la reprise de la traite.
65. Dans la plupart des pays, les victimes de la traite ne sont
quasiment pas prises en charge, qu’il s’agisse de soins médicaux,
de logement, de transport, d’interprètes ou d’activités de conseils
et d’aide juridique. Lorsque de tels services existent, ils sont
généralement adaptés aux victimes de la traite à des fins d’exploitation
sexuelle.
66. Dans de nombreux pays, l’inspection du travail est limitée,
voire inexistante, dans le secteur agricole. Même lorsque des lieux
de travail font l’objet de visites régulières, les inspecteurs ne
parlent pas toujours la langue appropriée pour communiquer avec
les travailleurs ou ces derniers n’ont à aucun moment la possibilité de
parler en privé avec l’inspecteur. Dans le cadre de leurs activités,
les inspecteurs du travail sont bien placés pour identifier les
victimes et pour leur apporter une aide directe ou indirecte.
4.5. Exemples de bonnes
pratiques en matière de prévention de la traite des êtres humains
et de protection des victimes
67. Les exemples ci-après, qui présentent des mesures
prises par les autorités, les syndicats et les ONG peuvent être
qualifiés de bonnes pratiques en matière de prévention de la traite
des êtres humains et de protection des victimes
.
68. La Belgique et l’Italie sont des modèles dans ce domaine,
car ces deux pays reconnaissent le statut de victimes aux migrants
qui ont subi la traite des êtres humains et ils leur délivrent des
permis de séjour temporaires afin de leur permettre de porter plainte
contre ceux qui les ont exploités
. Les migrants peuvent aussi
obtenir un permis de séjour à long terme – qui n’est pas subordonné
à leur coopération avec les autorités judiciaires – si leur sécurité
en tant que victimes est menacée.
69. L’agence nationale contre la traite des êtres humains a publié
un guide pratique sur la conduite des campagnes de prévention et
organisé en 2011 plus de 1 250 manifestations dans des établissements éducatifs
de Roumanie pour sensibiliser la population à la traite des êtres
humains
.
70. La Confédération arménienne des syndicats a réalisé une brochure
sur le thème: «Méfiez-vous des propositions tentantes», contenant
des renseignements de base pour ceux qui envisagent de migrer afin
de trouver du travail
. La Confédération espagnole des syndicats
a pris plusieurs mesures pour défendre les droits des migrants,
en particulier en ouvrant des centres d’information où les travailleurs
migrants peuvent notamment recevoir des conseils juridiques et des
cours de langue. Les travailleurs sans papiers peuvent également
se rendre dans ces centres et avoir accès à leurs services. Au Royaume-Uni,
le syndicat Trades Union Congress (TUC) informe les travailleurs
migrants de leurs droits dans une brochure intitulée: «Travailler au
Royaume-Uni, vos droits», disponible en plusieurs langues
. Il a lancé un site internet en polonais,
où figurent ces renseignements pour les migrants potentiels au Royaume-Uni
. La Confédération internationale des
syndicats a publié à l’intention des syndicats un manuel de bonnes
pratiques intitulé: «Comment combattre le travail forcé et la traite»
.
71. Le centre irlandais des droits des migrants (IMRC) a publié
une brochure sur les «Faits concernant les travailleurs migrants
en Irlande» afin de donner des renseignements précis à la société
et de combattre les préjugés. L’association ORCA (organisation pour
des migrants en situation irrégulière) publie un guide en plusieurs
langues sur les droits des travailleurs migrants en Belgique
. L’ONG belge Payoke contribue à aider les
victimes de la traite. De même que les ONG Pag-asa et Sürya, elle
informe les victimes sur leur statut et elle est autorisée à demander
des permis de séjour pour les victimes et à les assister dans la
procédure judiciaire
.
5. Poursuites judiciaires
5.1. Qui sont les auteurs?
72. Selon Europol, la traite étant l’une des activités
criminelles les plus lucratives, les groupes criminels qui s’y adonnent
sont variés. On trouve des criminels de petite envergure mais aussi
de grands réseaux internationaux du crime organisé. Certaines activités
liées à la traite en Europe impliquent en grande partie des gangs
russes et albanais, ou encore la mafia italienne
,
mais aussi des Roms, des Nigérians, des Roumains, des Chinois, des
Hongrois, des Bulgares et des Turcs
. De plus, un nombre croissant de
femmes interviennent au sein des réseaux pratiquant la traite.
73. La plupart du temps, la traite des êtres humains n’est pas
l’activité exclusive de ces groupes qui ont tendance à diversifier
leurs activités criminelles, y compris dans le trafic d’armes et
de stupéfiants
.
Les groupes criminels organisés qui se livrent à la traite des êtres
humains collaborent avec des bandes d’autres pays.
74. Les criminels, ou groupes de criminels, ont des rôles diversifiés.
Certains assurent le recrutement, d’autres le transport, la falsification
des documents, la corruption des autorités en charge des contrôles,
la gestion des «logements», ou encore la collecte et la distribution
des gains. Selon Europol, leurs méthodes sont devenues moins violentes
que par le passé.
75. Ces réseaux criminels, ou ces individus, abusent des lacunes
des politiques migratoires nationales, mêlant les activités légales
et illégales. Malgré une prise de conscience accrue de la réalité
de la traite à des fins de travail forcé, cette activité reste une
entreprise criminelle peu risquée avec de juteux profits à la clé.
76. Outre la nécessité de durcir les poursuites et les peines
pour les trafiquants, il importe de toucher les utilisateurs finaux
de la traite qui emploient et exploitent les travailleurs migrants.
La traite ne prospérerait pas s’il n’y avait pas de demande. Il
arrive que les auteurs de crime de traite et d’exploitation soient
des individus isolés, comme c’est souvent le cas pour l’esclavage
et la servitude domestiques.
77. Il est important de souligner que les trafiquants ne seraient
pas aussi «efficaces» dans leur entreprise sans l’appui systématique
de fonctionnaires corrompus (par exemple au contrôle des frontières,
mais aussi dans le contexte des programmes de protection des victimes
pendant les enquêtes criminelles). La Représentante spéciale et
coordinatrice de l’OSCE pour la lutte contre la traite des êtres
humains considère à juste titre dans son rapport annuel de 2010
que cet aspect a été sous-estimé et fait clairement le lien entre
les pays les plus corrompus (sur l’échelle publiée par Transparency
International) et les pays les plus pourvoyeurs de victimes de la
traite. Le lien entre la corruption et la traite devrait faire l’objet
d’études afin d’appréhender l’importance du rôle qu’il joue dans
cette activité criminelle. Des mesures doivent en outre être prises
à l’encontre des fonctionnaires impliqués.
5.2. L’obligation positive
d’enquêter et de poursuivre en justice
78. La Convention contre la traite vise à ériger en infractions
pénales la traite des êtres humains, le recours en connaissance
de cause aux services d’une victime de la traite ainsi que les actes
relatifs aux documents de voyage ou aux pièces d’identité. Elle
prévoit également des sanctions qui soient «efficaces, proportionnées et
dissuasives»
.
79. Il importe de noter que la convention contient une obligation
de prévoir la possibilité de ne pas infliger de sanctions aux victimes
pour avoir pris part à des activités illicites (disposition de non-sanction)
et permet aux autorités d’enquêter sur les infractions et de poursuivre
leurs auteurs, conformément à ladite convention, en l’absence de
plainte officielle de la part de la victime. En outre, les autorités
doivent prendre les mesures nécessaires pour assurer une protection
effective et appropriée aux victimes (notamment au cours des poursuites
judiciaires), aux personnes qui collaborent avec les autorités judiciaires,
aux témoins et aux membres des familles de ces personnes
. Ces principes
ont été également inscrits dans la Directive de l’Union européenne
contre la traite, qui déclare clairement que les victimes de la
traite ne doivent pas être poursuivies
.
80. La Cour européenne des droits de l’homme, dans sa jurisprudence,
va un cran plus loin et ses décisions dans ce domaine jouent un
rôle crucial dans la mise en œuvre d’une stratégie globale de lutte
contre la traite en Europe. Dans les arrêts qu’elle a prononcés
dans les affaires
Siliadin c. France et
Rantsev c. Chypre et la Russie,
la Cour a estimé que les Etats membres avaient en vertu de l’article
4 une obligation positive de mettre en place un cadre législatif
et administratif pour sanctionner et poursuivre efficacement la
servitude et le travail forcé, et mener une enquête effective dans
les cas d’exploitation potentielle une fois que la question a été portée
à l’attention des autorités
.
Cette approche a été confirmée dans le récent jugement prononcé
dans l’affaire
C.N. et V. c. France .
5.3. Statistiques sur
les poursuites judiciaires
81. Alors que les profits retirés de la traite des êtres
humains sont considérables, il est rare que les auteurs soient identifiés
et donc condamnés.
82. Le Département d’Etat américain estime que 7 206 poursuites
ont été engagées et 4 239 condamnations ont été prononcées dans
le monde en 2011 pour traite d’êtres humains, contre 508 poursuites
et 320 condamnations pour traite d’êtres humains à des fins de travail
forcé. En Europe, les chiffres étaient respectivement de 3 162 poursuites
et 1 601 condamnations pour traite d’êtres humains, et de 271 poursuites
et 81 condamnations pour traite d’êtres humains à des fins de travail
forcé
.
83. Le nombre assez faible de poursuites et de condamnations pour
traite d’êtres humains à des fins de travail forcé semble en contradiction
avec le nombre considérable de victimes estimées. L’un des problèmes vient
du fait que la traite des êtres humains est souvent «cachée» derrière
d’autres activités criminelles, telles que la prostitution, l’immigration
clandestine, etc. qui font que beaucoup de cas, même identifiés,
ne font pas l’objet de poursuites judiciaires sous la qualification
de traite.
84. En revanche, en l’absence de lignes directrices normalisées
concernant la collecte des données aux niveaux européen et international,
il n’existe pas de statistiques mondiales sur les poursuites pour
cause de traite de migrants
.
5.4. Exemples de bonnes
pratiques dans le domaine des poursuites judiciaires
85. Les exemples de bonnes pratiques ci-après montrent
des actions réalisées par les autorités et les ONG pour poursuivre
les auteurs d’infractions liées à la traite et assurer l’accès des
victimes à une indemnisation.
86. On peut citer, à titre d’exemple, la condamnation d’un couple
de chinois par les tribunaux belges pour l’exploitation et la traite
de deux travailleurs migrants chinois sur le site de construction
de leur futur restaurant et de deux personnes pour avoir exploité
économiquement dans leur boulangerie un migrant turc en situation irrégulière
.
87. L’opération GOLF, menée conjointement par Europol, la police
britannique et la police roumaine entre fin 2007 et fin 2010 et
cofinancée par l’Union européenne, a abouti à l’arrestation de 126 personnes
pour traite et exploitation d’enfants roumains roms. 272 victimes
ont été identifiées.
88. En Russie, suite à une révision du Code pénal pour y interdire
la traite tant pour l’exploitation dans le commerce sexuel que pour
le travail forcé, on a constaté une augmentation des poursuites
et des condamnations (en 2007, 139 investigations ont été menées
sur des cas de traite, dont 35 sur des cas de travail forcé). On
note la même tendance en Ukraine (trois enquêtes en 2006, 23 en
2007).
89. En Roumanie, un système national intégré de surveillance et
d’évaluation de la traite des personnes a été mis en place. L’Agence
nationale de lutte contre la traite des personnes a créé à l’intention
des forces de police une base de données contenant des informations
sur les victimes. De plus, les trafiquants ont davantage été condamnés
en 2011, ce qui montre aux victimes et aux auteurs que ces derniers
ne sont pas intouchables.
90. En 2010, les ONG Strada International et Anti-Slavery International
ont lancé dans 14 Etats européens un projet qui vise à améliorer
l’accès des victimes de la traite à une indemnisation
.
6. Conclusion
91. La traite des êtres humains est devenue une véritable
pandémie qui affecte quasiment tous les pays dans le monde, que
ce soit comme pays d’origine, de transit ou de destination.
92. La communauté internationale et les Etats ont reconnu ces
dernières années l’ampleur du problème de la traite à des fins de
travail forcé. De nombreux textes législatifs ont été adoptés et
les juges et procureurs se sont familiarisés avec ce crime.
93. Mais le problème persiste et s’aggrave. Les profits considérables
engrangés par les trafiquants et les exploitants sont en soi une
motivation suffisante pour courir le risque et faire preuve de flexibilité
pour s’adapter aux nouveaux obstacles. Les acteurs, les sources
et les victimes sont nombreux et variés et la demande est forte.
94. L’abolition effective du travail forcé reste un défi pour
l’Europe. La crise économique renforce la vulnérabilité déjà considérable
des migrants en situation irrégulière et génère encore plus de candidats
à ce type de migration. Ils sont la proie idéale de trafiquants
sans scrupules qui les font payer pour entrer illégalement en Europe
et les livrent, à leur arrivée, à des exploiteurs.
95. Nous ne devons pas être naïfs, ni nier la réalité. Nos propres
Etats sont concernés. Les exemples cités dans ce rapport, qui sont
loin d’être exhaustifs, en attestent.
96. La lutte contre la traite des êtres humains ne pourra être
gagnée que collectivement, et pas seulement en Europe, en faisant
preuve d’une approche holistique et volontariste. Le président du
GRETA a souligné l’importance des stratégies de renforcement de
l’autonomie des victimes pour gagner la guerre contre la traite
. La clé réside aussi dans une réelle
capacité à constamment évaluer et réévaluer les défis auxquels nous
devons faire face, notamment en évaluant l’impact des politiques
migratoires et du travail sur la protection des victimes de la traite
et sur la prévention de ce phénomène.
97. Alors que de nombreux Etats ont adopté des plans d’action
contre la traite et ont mis en place des unités spécialisées à cet
effet, il existe des failles évidentes dans cette lutte. On manque
encore cruellement d’informations sur la nature de la traite, sur
ses victimes, sur ses auteurs et sur leurs modes opératoires qui sont
en évolution perpétuelle. Une meilleure compréhension nous permettrait
de développer des méthodes nouvelles et plus adaptées de prévention,
de poursuites et de protection.
98. Il faut aussi que nous prenions des mesures afin de promouvoir
un travail décent pour tous et de renforcer les droits des travailleurs,
tant dans les pays d’origine que dans les pays de destination. Un
travailleur migrant est trop souvent en situation de vulnérabilité
et dépendant de son employeur. Plus il est dépendant, plus il est
exposé à l’exploitation. C’est le cas en particulier des victimes
d’esclavage et de servitude domestiques.
99. Notre principal défi est de gérer les migrations de façon
humaine de sorte à empêcher l’exploitation. A cette fin, nous devons
prendre les actions suivantes: continuer de nous attaquer aux principales
causes de la migration, y compris la migration en situation irrégulière,
que sont la pauvreté, la guerre ou les situations de conflit armé
et de violence généralisée; informer correctement les migrants potentiels;
prendre en compte la dimension hommes/femmes dans l’assistance aux
victimes; renforcer le rôle des inspecteurs du travail et des syndicats
dans les secteurs susceptibles de recourir au travail forcé; et
intensifier la coopération, y compris transfrontalière, entre les
forces de l’ordre.