1. Introduction
1. L’Assemblée parlementaire a décidé, dans sa
Résolution 1380 (2004) sur le respect des obligations et engagements de la
Turquie, de clore la procédure de suivi pour la Turquie, reconnaissant
les progrès réalisés dans le processus de réforme et exprimant sa
confiance aux autorités turques pour poursuivre et consolider ces
réformes, dont la mise en œuvre nécessitera un important travail
d’adaptation des lois et des réglementations dans les années à venir.
2. En juin 2008, l'Assemblée a adopté la
Résolution 1622 (2008) sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie: développements récents, sur la base d'un rapport présenté
par M. Luc van den Brande (Belgique, PPE/DC)
portant notamment sur la question
de la dissolution des partis politiques.
3. L’Assemblée a décidé de poursuivre, par le biais de sa commission
pour le respect des obligations et engagements des Etats membres
du Conseil de l’Europe (commission de suivi), le dialogue postsuivi
avec les autorités turques sur les 12 points que la Turquie était
invitée à prendre en compte dans le cadre du processus de réforme
engagé par ses autorités
.
4. Désignée rapporteure pour le dialogue postsuivi avec la Turquie
le 24 juin 2010, j'ai effectué une première visite d’information
du 8 au 13 janvier 2011 à Istanbul, Diyarbakir et Ankara. J’ai participé
à l’observation des élections législatives du 12 juin 2011 et me
suis rendue à Van et Diyarbakir à cette occasion. J’ai ensuite effectué
deux visites du 15 au 19 juin 2012 (au cours de laquelle je me suis
rendue à la prison de Silivri) puis du 5 au 9 novembre 2012, où
je me suis rendue dans la province d’Hatay à la frontière syrienne pour
visiter les camps de réfugiés d’Yayladağı et d’Altınözü. Au cours
de ces visites en Turquie, j’ai pu rencontrer les plus hautes autorités
du pays, y compris le Président de la République, M. Abdullah Gül.
Je me suis longuement entretenue avec le ministre de la Justice,
M. Sadullah Ergin, au cours de chacune de mes missions. Je tiens
ici à le remercier vivement pour avoir autorisé l’accès à la prison
de Silivri le 18 juin 2012 et facilité mes contacts avec certains
détenus importants. De même, il m’a permis d’avoir des entretiens
au plus haut niveau avec les représentants de la justice. J’ai aussi
rencontré de nombreux ministres, les présidents de la Cour constitutionnelle
et de la Cour suprême de cassation et les responsables des principaux
partis politiques, des chefs religieux, des responsables d'associations
et des médias. J’ai par ailleurs rencontré de nombreux acteurs de
la société civile.
5. Je remercie le précédent président de la délégation turque
auprès de l’Assemblée, M. Erol Aslan Cebeci, Mme Nursuna Memecan
qui lui a succédé, M. Haluk Koç, ainsi que les membres de la délégation
turque, pour leurs contributions utiles aux travaux et la préparation
de commentaires sur l’avant-projet de rapport.
6. Ces visites d'information visaient prioritairement à vérifier
la mise en œuvre des 12 points énoncés dans la
Résolution 1380 (2004), qui seront longuement développés dans ce rapport. Notons
cependant que la Turquie est aujourd’hui engagée dans un processus
de transition politique profond qui, à la fois, accélère le cours
des choses, mais surtout le modifie.
7. L’un des points majeurs est la rédaction d’une nouvelle constitution.
Elle consacrera les bases nouvelles de la démocratie turque mais
aussi d’un régime différent. La rédaction de la constitution aboutira
à la redéfinition des pouvoirs. Cependant nous attendons aussi des
précisions sur les contre-pouvoirs qui seront établis. Ce rapport
d’étape fera donc apparaître des progrès réels, mais aussi des lacunes
et des insuffisances nombreuses et majeures en termes de droits
de l’homme et d’Etat de droit. Il établira seulement un premier bilan
de la mise en œuvre des 12 points de la
Résolution 1380 (2004) – et insistera forcément sur le contexte dans lequel
s’opèrent ces développements.
8. Ce rapport d'étape intègre également les commentaires et observations
que M. Serhiy Holovaty (Ukraine, ADLE), alors président de la commission
de suivi, avait présentés à la commission en avril 2009 sur la base
de la visite d'information qu'il avait effectuée du 26 au 28 novembre
2008 en Turquie
. Par ailleurs, ce rapport tient compte
largement des commentaires abondants transmis par la délégation
turque dès novembre 2011 à mon avant-projet de rapport élaboré en
juin 2011 et à sa version révisée de janvier 2013
.
9. Il faut rappeler que nous avons effectué ces missions et préparé
ce rapport dans une phase de transition politique essentielle, qui
trouvera un premier terme en 2014 à l’occasion de l’élection présidentielle,
et en 2015 à l’occasion des élections législatives.
2. Situation
politique intérieure et identification des principaux problèmes
2.1. Enjeux et résultats
des élections législatives du 12 juin 2011
10. Les élections législatives se sont déroulées le 12
juin 2011. J'ai participé à la mission d'observation de ces élections
par une délégation de l'Assemblée. Etaient en lice les partis suivants:
- le Parti de la Justice et du
Développement (AKP), parti qualifié «d’islamo conservateur» ou «issu
de la mouvance islamique» par les opposants et de «conservateur
démocrate» par ses membres, au pouvoir depuis 2002. Le Premier ministre,
M. Erdoğan, s'engageait pour un 3e mandat.
Il est sorti conforté de la consultation référendaire. L'opinion
publique considère que des réformes importantes ont été réalisées par
l'AKP, qui a recueilli 50 % des voix aux élections du 12 juin 2011;
- le Parti de la Félicité (Saadet) se réclame officiellement
d'un «islamisme politique militant». Ce parti n'a toutefois jamais
atteint la barre des 5 %;
- le Parti Républicain du Peuple (CHP), parti laïc-nationaliste
et social-démocrate, se référant toujours au fondateur de la République
turque, Atatürk. Il s'agit du principal parti d'opposition. Son
nouveau président, Kemal Kılıçdaroğlu, espérait que le parti atteigne
les 30 % aux élections; celui-ci a recueilli près de 26 % des voix;
- le Parti d’Action Nationaliste (MHP) est un parti nationaliste
de droite. Il avait recueilli 14 % des voix en 2007, et en a obtenu
13 % en 2011;
- le Parti de la Paix et de la Démocratie (BDP) est un parti
d'opposition pro-kurde qui a succédé au Parti pour une Société Démocratique
(DTP), dissous le 11 décembre 2009 par la Cour constitutionnelle
au motif qu’il était le point de convergence d’activités portant
atteinte à l’indépendance de l’Etat et à son intégrité indivisible.
Quels sont ses liens réels et directs avec l'organisation terroriste
PKK et avec quel(s) parti(s) le BDP pouvait-il alors former une
coalition? A Diyarbakir, principale ville de la Turquie du sud-est,
beaucoup estimaient qu'une coalition ne pourrait pas être envisagée
avec l'AKP, ni avec le CHP qui était, en fait, très nationaliste.
Compte tenu du seuil électoral de 10 %, les candidats kurdes se
sont présentés comme candidats indépendants, certains sous l'étiquette
«Bloc pour le Travail, la Démocratie et la Liberté». Le BDP n'a
obtenu que 6,5 % des voix et, compte tenu du seuil de 10 %, n’est
représenté au parlement que par 35 élus indépendants dont Leyla
Zana, leur égérie, que j’ai rencontrée à Diyarbakir le jour des
élections.
11. Je note que pour ces élections législatives, les candidats
ont pu mener la campagne dans une langue autre que le turc, et c'est
une avancée qui mérite d'être soulignée.
12. La décision du 18 avril 2011 du Haut Conseil Electoral (YSK)
de la Turquie de rejeter la candidature de 12 candidats indépendants
– et notamment de figures emblématiques pour l'électorat kurde
–
en raison des condamnations antérieures liées à des activités terroristes
a suscité des réprobations. Suite aux vives réactions suscitées
parmi les électeurs kurdes (qui se sont traduites par de violentes
émeutes et la mort d'au moins une personne) mais aussi dans l'ensemble
de la classe politique, y compris le Président de la Grande Assemblée
nationale, M. Mehmet Ali Şahin, le Président du Haut Conseil Electoral,
M. Em, a décidé de reconsidérer cette décision (pourtant réputée
irrévocable) sous réserve que les candidats produisent une attestation
indiquant ne pas être privés de leurs droits civiques après avoir
purgé une peine de prison. Ce document produit, l'YSK a décidé,
le 21 avril 2011, d'autoriser sept candidats (y compris Mmes Zana,
Kışanak et Tuncel et M. Dicle) à concourir aux élections du 12 juin
2011.
13. Il faut noter que la Cour constitutionnelle avait précisé
le 21 avril 2011 que les condamnations passées n'empêchent pas,
de manière permanente, les individus de se présenter à des élections:
«Les peines de prison prononcées contre des individus par des cours
ne les privent pas pour le reste de leur vie de leurs droit de participer
à des élections.» Le Premier ministre Erdoğan a également réagi,
annonçant que le prochain parlement devrait examiner la structure
de l'YSK dans le cadre d'une réforme judiciaire majeure qui sera
lancée après les élections du 12 juin 2011.
14. La délégation préélectorale de l'Assemblée dépêchée en Turquie
les 18 et 19 mai 2011 a pour sa part noté avec satisfaction les
solides progrès économiques réalisés depuis 2007 et le fonctionnement
efficace du Haut Conseil Electoral. Elle a cependant fait part de
ses craintes sur le fonctionnement des médias qui «appliqueraient
l’autocensure par crainte d'être victimes d'une large interprétation
de la loi antiterroriste», et évoqué des «tensions croissantes,
de violences, de harcèlement, d'emprisonnement et d'arrestation
de militants kurdes de l'opposition, notamment des élus, et de décès
dans l'est et le sud-est du pays» qui ont suscité de vives préoccupations.
La délégation a aussi relevé que le seuil de 10 %, de loin le plus
élevé parmi les Etats membres du Conseil de l'Europe, demeure la
question centrale qui limite la représentativité de la législature.
Compte tenu des très vives polémiques suscitées par le rejet puis
la réadmission de certains candidats, la mission préélectorale a
souligné la nécessité d'améliorer davantage la base juridique en
vigueur
.
15. J’avais tiré quelques enseignements personnels de l'observation
que j'avais effectuée dans les bureaux de vote du sud-est de la
Turquie, à Van et à Diyarbakir (y compris la prison de Van), une
zone agitée, voire explosive:
- les
moyens des partis politiques et des candidats étaient inégaux: la
campagne du Premier ministre a été agressive et couvrait tout l’espace,
surtout télévisé;
- la liberté de la presse était restreinte, une cinquantaine
de journalistes étant en détention au moment des élections ;
- le pluralisme politique est bloqué par le seuil électoral
de 10 %;
- la police était omniprésente, jusque dans les bureaux
de vote.
16. La commission ad hoc d’observation de l’Assemblée lors des
élections du 12 juin 2011
a
conclu que les élections en Turquie étaient démocratiques, bien
menées et empreintes de pluralisme, conduites par des membres de
l’administration électorale professionnels et dévoués. Elle a cependant
invité la Turquie à renforcer la liberté de la presse, à abaisser
le seuil électoral actuellement fixé à 10 % – «le plus élevé d’Europe, [qui]
limite clairement le caractère représentatif de l'organe législatif
en Turquie [et] affecte également la diversité du discours politique
dans le pays» – afin d’éviter à l’avenir les distorsions du caractère
représentatif de l'organe législatif, à assurer l'exercice du droit
de vote des citoyens turcs résidant à l'étranger par l'organisation
du vote dans les représentations diplomatiques et consulaires, à
envisager l’adoption d’une nouvelle législation autorisant des observateurs
locaux non partisans à participer dans le processus, à renforcer
la participation et la représentation des femmes dans la vie politique,
tout en saluant l’amélioration intervenue au cours de ce scrutin,
avec 78 sièges détenus par des femmes contre 46 auparavant, et à améliorer
les conditions de vote pour les personnes handicapées.
17. La commission ad hoc a par ailleurs appelé le nouveau Parlement
turc à adopter, sans plus tarder, une législation susceptible d’améliorer
le système électoral. La procédure devrait être menée en consultation
avec l’ensemble des acteurs politiques et avec la contribution de
la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise).
18. La commission ad hoc s’est également penchée sur la question
de l’éligibilité des candidats et/ou l’exercice du mandat de parlementaires
sous le coup d’une inculpation.
19. La commission ad hoc a noté l’invalidation de l’élection d’un
candidat kurde de Diyarbakir, Hatip Dicle, une semaine après le
scrutin, par le Haut Conseil électoral qui a qualifié les faits
de «propagande en faveur d’une organisation terroriste» – une décision
confirmée par la Cour d’appel.
20. Il faut également relever que des membres du CHP, du MHP et
du BDP en détention provisoire ont été autorisés à se présenter
aux élections, ont été élus, mais leur demande de remise en liberté
ayant été refusée, ils n’ont pas pu prêter serment et ne peuvent
donc exercer leur mandat. Cette situation avait amené les membres
du CHP et du BDP à refuser de prêter serment le 28 juin 2011 et
à boycotter le parlement jusqu’à ce qu’une solution légale soit
trouvée pour ces députés. Les membres du CHP ont prêté serment le
11 juillet 2011 après la publication d’une déclaration conjointe
de l’AKP et du CHP réaffirmant que la place de tous les partis politiques
et les parlementaires devraient être dans la Grande Assemblée nationale
turque. Les députés du BDP ont prêté serment le 2 octobre 2011 après
une décision collective de leur parti. Je note cependant que la détention
provisoire de ces parlementaires n’a toujours pas trouvé d’issue
légale pour l’heure: deux députés du CHP et six députés du BDP sont
toujours en détention provisoire dans l’attente d’un jugement, le
député du MHP Engin Alan ayant été condamné en première instance
à 18 ans de réclusion dans la cadre de l’affaire Balyoz le 21 septembre
2012. Comme le soulignait la commission ad hoc d’observation des
élections, il est urgent que les autorités turques clarifient les
dispositions électorales, pour éviter des situations similaires
à l’avenir.
21. L'AKP étant quasi assuré de remporter les élections législatives
du 12 juin 2011, l'enjeu de cette élection résidait dans l'étendue
de cette victoire: serait-elle suffisante pour permettre à l'AKP
de disposer d'une majorité des deux tiers au parlement, soit 367
sièges, nécessaire pour réviser la Constitution, ou obligerait-elle
l'AKP à composer avec les partis d'opposition avant de soumettre
la réforme constitutionnelle à référendum? Une large victoire de
l'AKP conforterait-elle le Premier ministre Erdoğan dans sa volonté
d'établir un régime présidentiel? En remportant 327 sièges (soit
49,80 % des suffrages exprimés), l’AKP a conforté sa présence au
pouvoir, sans toutefois détenir la majorité qualifiée de 330 voix
(pour proposer un référendum) ou 367 voix (pour une révision constitutionnelle
par le parlement). Les résultats des élections obligeront donc l’AKP
à composer avec les partis d’opposition du CHP (135 parlementaires
pour 25,98 % des suffrages exprimés) et du MHP (53 parlementaires
ayant recueilli 13,02 % des voix) ainsi que les 35 parlementaires
indépendants (6,59 % des suffrages exprimés), affiliés aux BDP
.
2.2. Développements
récents en Turquie
2.2.1. Progrès économiques
22. Le pouvoir semble s'être consolidé autour du Parti
de la Justice et du Développement (AKP), au pouvoir depuis plus
de dix ans. La vie politique turque est ainsi marquée par une grande
stabilité, combinée à un essor économique particulièrement remarquable,
qui est indéniablement un succès pour l’AKP, comme cela a pu m’être
confirmé par la majorité de mes interlocuteurs; au cours de ces
dix dernières années, la Turquie a connu une croissance annuelle
moyenne de plus de 5,9 %. Le pays s’est hissé à la 17e place
mondiale, et le Premier ministre ambitionne d’en faire l’une des
10 premières puissances économiques au monde d’ici 2023 – date anniversaire
de la fondation de la République de Turquie.
23. Une décennie marquée par les réformes et les succès économiques
ont transformé le pays: en matière économique, le gouvernement a
conduit à son terme un accord avec le Fonds monétaire international
(FMI), épuré le système bancaire et respecté une discipline budgétaire
stricte, permettant un retour de la confiance et un envol de la
croissance. A quatre reprises en 10 ans, elle affichera un taux
annuel supérieur à 8 %. Le produit intérieur brut (PIB) par habitant
a triplé en 10 ans (passant de 3 500 dollars en 2002 à 10 400 dollars en
2011).
24. La croissance de l’économie turque était de 8,5 %, en 2011.
La crise économique (qui frappe notamment l’Union européenne, principal
partenaire économique) oblige aujourd’hui la Turquie à revoir ses
prévisions de croissance à la baisse (3,2 % en 2012). L'expansion
économique s’est soldée par une baisse du chômage (de 11 % en 2011
à moins de 9 % en 2012) ainsi que la réduction du déficit courant
et de la dette publique (qui représentait 39 % du PIB à la mi-2012).
2.2.2. Redéfinition du
rôle de l’armée et procès relatifs aux coups d’état
25. Au-delà de ce succès économique, la Turquie s’est
engagée au cours des dernières années dans un processus de transition
et de mutation profonde à l’issue d’une période de 50 ans au cours
de laquelle se sont succédés les coups d’Etat liés à la tutelle
de l’armée. Le référendum constitutionnel du 12 septembre 2010 (voir
infra) a jeté de nouvelles bases pour le fonctionnement de la démocratie
turque, dans une période marquée par les grands procès, comme l’affaire
Ergenekon et la redéfinition du rôle de l’armée, etc. Cette période
de transition revisite le passé et comporte à l’évidence des excès
et l’engagement d’un processus sévère de «purge».
26. Parallèlement aux procédures judiciaires initiées au cours
de ces dernières années, le parlement a mis en place une commission
parlementaire chargée d'enquêter sur les coups d'Etat militaires
et les mémorandums. Les informations suivantes ont été transmises
par la délégation turque: «Au cours de son mandat de quatre mois,
la commission a entendu les témoignages de 165 personnes, dont des
journalistes, des propriétaires de médias, des victimes du coup
d'Etat, l’ancien chef d'état-major Yasar Büyükanit et a reçu une
réponse écrite du Premier ministre Erdoğan. Il a remis son rapport
de 1449 pages à la fin de l'année 2012 au président du Parlement,
Cemil Çiçek. Il explore les causes des coups d'Etat et se conclut
par 20 suggestions»
. La rapporteure indique qu’elle
n’avait pas eu connaissance de ce rapport lors de sa dernière visite
en novembre 2012.
27. Cette période récente a été marquée par le démantèlement de
l’
establishment militaire
kémaliste. De nombreux hauts dignitaires de l'armée et des centaines
d’officiers ont ainsi été arrêtés et condamnés depuis 2011 dans
le cadre des enquêtes sur les complots et les coups d’Etat – réels
ou supposés.
- Le 5 janvier
2012, l’ancien chef d'état-major (2008-2010), le Général İlker Başbuğ,
est arrêté, soupçonné d'avoir approuvé la création de 42 sites internet
visant à diffuser de la propagande contre l'AKP, mais aussi les
communautés grecque et arménienne. Sa mise en détention provisoire
suscitera l’étonnement du Président Gül et du Premier ministre Erdoğan
(le 5 août 2012), après un refus de remise en liberté en dépit des
nouvelles dispositions du Code pénal.
- En août 2012, le Conseil militaire suprême (YAŞ, Yüksek
Askeri Şura) renonce à promouvoir les officiers inculpés et décide
la mise à la retraite de 55 généraux, dont 40 alors sous le coup
d'une inculpation dans des affaires de complot (Ergeneka, Balyoz,
etc.). Des membres de l’état-major démissionnent en bloc pour protester
contre la non-promotion de ces généraux.
- Une procédure judiciaire est lancée contre les auteurs
du coup d'Etat du 12 septembre 1980, et conduit le procureur, en
janvier 2012, à demander l’arrestation des deux hauts militaires
responsables de ce coup d'Etat encore vivants, le Genéral Kenan
Evren (86 ans), alors chef d'état-major (et futur Président), et
le Général Tahsin Şahinkaya (94 ans), alors chef des forces aériennes,
qui ont été inculpés. Le procès a débuté le 4 avril 2012 et se poursuit.
Le 6 avril 2012, la cour a décidé de ne pas ordonner l’arrestation
des deux généraux, qui seront jugés sous contrôle judiciaire. Compte
tenu de leur état de santé, les deux inculpés ont été autorisés
à témoigner par vidéo-conférence.
- Concernant les poursuites récentes engagées dans le cadre
du procès concernant le coup d’Etat postmoderne de 1997 ,
un ancien chef d'état-major de l'armée turque, le général Ismail
Hakki Karadayi, a été arrêté le 3 janvier 2013 à Istanbul pour son
rôle présumé dans un coup d'Etat qui avait renversé en 1997 le premier
chef de gouvernement islamiste en Turquie (puis relâché, sous contrôle
judiciaire, en vertu des nouvelles dispositions du 3e paquet
de réformes judiciaires). Son interrogatoire fait suite à l’incarcération,
en avril 2012, de l’ancien numéro deux de l'état-major en 1997,
le général Çevik Bir, considéré comme «le cerveau» de ce putsch,
et de près d'une vingtaine d'autres officiers, poursuivis pour «tentative
de renversement du gouvernement ou d'empêcher partiellement ou totalement
son action». Çevik Bir a informé le tribunal de la création du Groupe
d’études occidentales (West Study Group, BÇG), qui dans le cadre
du processus du 28 février, aurait collecté illégalement des informations sur
les membres du gouvernement. Çevik Bir a soutenu que le général
Karadayi aurait eu connaissance du BÇG, alors que ce dernier l’avait
nié devant la commission parlementaire d’enquête sur les coups.
2.2.2.1. Le procès Balyoz
28. Le procès Balado («masse de forgeron»)
, ouvert
en décembre 2010, a vu la mise en accusation de 365 officiers de
l’armée, accusés de «tentative de renversement du gouvernement ou
utilisation de la force et de la violence pour l'empêcher d'accomplir
ses fonctions». Les 2 et 3 août 2012, le général Hilmi Özkök, chef d'état-major
de 2002 à 2006, a témoigné au cours du procès Ergenekon et expliqué
que le plan Balyoz avait été un exercice d’école qui serait allé
trop loin
. Le procès s'est conclu le 21 septembre
2012 par la condamnation de trois anciens généraux à 20 ans de prison
,
la condamnation à des peines de 16 à 18 ans de prison pour 214 suspects,
y compris Engin Alan, député du MHP que j’avais rencontré à la prison
de Silivri en juin 2012, et l’acquittement de 34 officiers. Il s'agit
du premier procès de militaires – garants jusque-là des fondements
de la République d'Atatürk – conduit par une juridiction civile.
Depuis le début de la période des coups d'Etat militaires en Turquie
en 1960, c'était la première fois qu'une telle tentative de putsch
a été jugée dans une affaire judiciaire et que leurs auteurs ont
été punis. Ce jugement est également hautement symbolique, y compris
eu égard au nombre d'officiers condamnés, et à la sévérité des peines
prononcées. Je note que la défense n'a cessé de contester l’équité
de la procédure, portant en particulier sur la présentation de preuves
électroniques à charge (des documents qui auraient été produits
en 2003 auraient été fabriqués dans l'environnement de Windows 2007;
des CD auraient été fabriqués par des entreprises qui n'existaient
pas à l'époque, etc.)
. Les condamnés auront la possibilité de
se pourvoir en appel auprès de la Cour suprême de Cassation, puis
de la Cour constitutionnelle, puis auprès de la Cour européenne
des droits de l'homme («la Cour»).
2.2.2.2. Le procès Ergenekon
29. Le procès Ergenekon portant sur la préparation d'un
coup d'Etat supposé en 2007 se poursuit à l’encontre de 275 inculpés,
parmi lesquels 66 sont en détention provisoire, et cible les auteurs
présumés de coups d'Etat et de complots contre l'ordre constitutionnel.
Il faut noter que de nombreuses sphères de la société sont aujourd'hui
touchées par ce procès, que ce soit des journalistes ou des universitaires
– accusés d'avoir été les complices des militaires –, parmi lesquels
le professeur Mehmet Haberal, parlementaire du CHP, Mustafa Balbay,
parlementaire du CHP et journaliste, et Fatik Hilmioglu, ancien
Recteur de l'Université Inönü de Malatya, que j’ai rencontrés dans
la prison de Silivri en juin 2012.
30. Ergenekon est une affaire particulièrement complexe, se rapportant
à une organisation clandestine ultranationaliste aux multiples ramifications,
qui en ont fait une «pieuvre» dans les filets de laquelle tombent systématiquement
de nombreuses personnalités. Cette affaire a été mise en lumière
par la découverte d’une cache d’armes (26 grenades d’assaut) lors
d’une perquisition effectuée en juin 2007 à Ümraniye, un quartier d’Istanbul,
et du recueil de plusieurs éléments de preuve mettant en lumière
la structure hiérarchique de l’organisation – les militaires étant
considérés comme les principaux acteurs de l’organisation, alors
que les civils étaient plutôt chargés de fournir des moyens logistiques
et financiers et de faire de la propagande – ainsi que ses plans
d’actions saisis lors de diverses perquisitions
tendant à renverser le gouvernement
.
31. Ergenekon est une affaire très controversée: «tentative d’élimination
des pro-laïcs par les islamo-conservateurs» selon les uns, «lutte
contre l’Etat profond» selon les autres, cette affaire a créé de
nombreux remous. Les inculpés n’ont cessé notamment de dénoncer
les preuves fabriquées, basées sur des preuves digitales, et des
détentions provisoires qualifiées d’abusives par les acteurs concernés.
32. Concernant les griefs relatifs aux preuves produites, une
plainte
a été
déposée devant la Cour européenne des droits de l’homme par
Ahmet Tuncay Özkan
, journaliste, propriétaire de la
chaîne de télévision Kanaltürk, et président du parti politique
«Nouveau Parti» concernant son arrestation et sa mise en détention
provisoire le 23 septembre 2008. La Cour s’est prononcée le 13 décembre
2011 sur la recevabilité de la requête. Elle rappelle qu'il «ne
lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation
des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour
évaluer les preuves produites devant elles». La Cour constate que
«le requérant a été privé de sa liberté car il était soupçonné d’être
l’un des membres
actifs
d’une organisation criminelle du
nom d’Ergenekon, qui se livrait à des activités en vue de renverser
par la violence le gouvernement». Elle observe que le requérant
était soupçonné en particulier de s’être procuré illégalement plusieurs
documents classés secrets provenant de certains services de l’administration
chargés de la sécurité nationale, d’avoir fondé et dirigé une chaîne
de télévision afin de diffuser des émissions conçues par l’organisation
Ergenekon et d’avoir détenu à son domicile des explosifs au nom
de l’organisation. La Cour note aussi que des éléments de preuve
tels que des comptes rendus d’écoutes téléphoniques suggérant que
le requérant avait agi ainsi sur instruction des militaires de l’organisation,
ainsi que des documents et du matériel saisis lors des diverses
perquisitions avaient été recueillis par le parquet avant l’arrestation
du requérant, sur la foi de soupçons selon lesquels celui-ci avait
commis l’infraction pénale reprochée, réprimée sévèrement par le
Code pénal. Il y a donc lieu de conclure que le requérant peut passer
pour avoir été arrêté et détenu sur la base de «raisons plausibles
de le soupçonner» d’avoir commis une infraction pénale. La Cour
a donc estimé que «rien ne montre qu’en l’espèce l’interprétation
et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités
internes aient été arbitraires ou déraisonnables au point de conférer
à l’arrestation du requérant un caractère irrégulier
».
33. La 270e audience du procès Ergenekon
s’est tenue le 14 décembre 2012. Des milliers de manifestants (membres
du CHP, de groupes radicaux de gauche ou d’organisations kémalistes
notamment) ont bruyamment manifesté à l’intérieur et à l’extérieur
de la prison de Silivri, conduisant à plusieurs interruptions de
séance; à l’extérieur, les manifestants ont été dispersés au gaz
lacrymogène. Le procureur n’a pas présenté son réquisitoire final
comme il l’avait annoncé, mais a présenté un nouvel acte d’accusation.
La procédure se poursuit donc.
34. Il appartient évidemment à chaque Etat de prendre les mesures
nécessaires pour lutter contre l’impunité et rendre justice aux
victimes des coups d’Etat. Nous pouvons comprendre que les autorités
turques entreprennent toutes les démarches nécessaires pour que
la justice puisse être rendue. Elles devraient prendre les mesures
pour s’attaquer aux délais de prescription fixés par la loi, aux
actes d’intimidation de témoins et aux autres obstacles entravant
les poursuites contre des membres des forces de sécurité et des agents
de l’Etat pour des meurtres, des disparitions et des actes de torture,
comme le soulignait l’organisation Human Rights Watch dans son rapport
de septembre 2012
. Mais, dans le même temps, compte
tenu de la complexité des grands procès menés par des juridictions
d’exception, il est fondamental que toutes les conditions soient
réunies pour assurer l’équité des procès et le respect des droits
de la défense. Notons le principe de l'abolition des tribunaux d’exception
par l’amendement des articles 250, 251 et 252 du Code de procédure
pénale dans le cadre du 3e paquet de
réformes judiciaires de juillet 2011. Nous constatons, cependant,
que les grands procès en cours, tels Ergenekon et KCK, continuent
d'être conduits par des tribunaux spéciaux.
35. Il faut aussi préciser que le recul de l’armée semble accueilli
positivement par l’opinion publique. Cette évolution tend vers le
renforcement du contrôle civil. Des observateurs et des médias s’interrogent
cependant sur la portée plus profonde de cette évolution – rapprochement
avec les standards des démocraties occidentales ou, a contrario,
nouvelle étape dans le renforcement de l’autorité du régime? Ils
relèvent aussi que l’ensemble des contre-pouvoirs traditionnels
se sont progressivement érodés; il en est ainsi de la presse et
de l’exercice du pouvoir judiciaire.
2.2.3. Religion et laïcité
36. Dans cette période historique marquée par la redéfinition
de certaines caractéristiques de la République turque fondée par
Atatürk, la défense de la laïcité reste une ligne de clivage importante
dans la société. Appuyée fortement par l'opposition kémaliste, une
partie de la population exprime la crainte que l’adoption de nouvelles
législations et mesures ne soit l'expression d'une volonté politique
de renforcer la place de l'islam dans la société. La défense de
la laïcité semble ainsi remise en question lorsque le Conseil de
l'enseignement supérieur (YÖK) demande aux professeurs de ne pas
exclure de l'université les femmes qui portent le voile (en dépit
de la décision de la Cour constitutionnelle de 2008 de ne pas autoriser
le port du voile à l'université, confortée par la décision de la
Cour européenne des droits de l'homme Leyla
Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005). La règlementation
nouvelle de janvier 2011 concernant les normes relatives à la vente
d’alcool et de tabac a aussi été perçue comme une nouvelle atteinte
à ces libertés.
37. Par ailleurs, la place de la religion dans le cadre de la
réforme de l’éducation a également suscité des craintes et des commentaires,
au-delà de l’opposition politique. Cette réforme a abouti à l’allongement
de la durée de l’éducation obligatoire, dorénavant divisée en trois
cycles de quatre ans (dit «4+4+4»
), ce qui est positif.
Mais elle donne aussi aux élèves turcs la possibilité d’entrer,
dès le collège, dans des sections dites «Imam Hatip». Si, comme
l’indique la délégation turque, «les écoles Imam Hatip sont des
écoles officielles, sous l’autorité du ministère de l'Education
(...), qui s’appuient sur le programme scolaire régulier établi
par le ministère (…), et offrent des heures supplémentaires de cours
d'éducation religieuse»
, dans ces conditions, comme
le dit l’opposition et le craint une partie de l’opinion publique,
un processus lent de renforcement de l'Islam pourrait remettre en
cause le principe de laïcité.
38. L'opposition et une partie de la société expriment la crainte
d’une mainmise croissante de l'Etat. Comme l’indique l’opposition
dans ses observations, une série de près de 40 décrets lois émis
en 2011 pourrait «transformer l'administration (…) vers une [administration]
partisane», à l’exemple du décret selon lequel «deux tiers des membres
de l'Académie des sciences sont maintenant nommés par des institutions
sous le contrôle direct du gouvernement»
. Force est de constater que certaines
rencontres au niveau des universités ont pu donner cette impression.
39. La nature du régime en place, qualifié de «conservateur démocrate»
par le Premier ministre, continue de susciter des questions, en
Europe en particulier
.
40. L’influence du Mouvement Gülen – une mouvance islamiste dirigée
par un imam et penseur auto-exilé aux Etats-Unis, Fethullah Gülen
– qui aurait infiltré des institutions publiques et chercherait
à s’exercer sur la société, a été évoquée par de nombreux interlocuteurs
que j’ai rencontrés au cours de ces deux dernières années.
2.2.4. Les perspectives
politiques
41. L’année 2013 sera par ailleurs une année charnière
pour la Turquie, dans la perspective de la préparation des élections
locales (2014), présidentielle (2014) et législatives (2015). Pour
l’AKP en particulier, il s’agira de donner une nouvelle impulsion
au parti: de nombreux parlementaires ne pourront pas se représenter
en 2015, touchés par la règle interne au fonctionnement de l’AKP
limitant le nombre de mandats parlementaires à trois.
42. Suite à la réforme constitutionnelle de 2007, les Turcs éliront
en 2014, pour la première fois, leur Président de la République
au suffrage universel direct, ce qui lui confèrera une légitimité
et une autorité renforcées, quels que soient les résultats des travaux
constitutionnels. La Cour constitutionnelle a statué, en juin 2012,
que le Président Gül, au terme de son mandat actuel de sept ans,
sera autorisé à se présenter à la prochaine élection et à briguer
un mandat de cinq ans. Au cours de ces derniers mois, le Président
Gül et le Premier ministre Erdoğan ont exprimé des visions différentes
sur plusieurs dossiers tels la levée de l’immunité parlementaire
de députés – des divergences de vue, voire une certaine rivalité,
qui reflètent peut-être les ambitions présidentielles de chacune
des deux personnalités.
43. L’année 2013 pourrait voir aboutir la rédaction d’un projet
de constitution, qui serait soumis au référendum populaire. C’est
une étape cruciale dans la poursuite de l’évolution politique et
démocratique de la Turquie et l’adoption d’une constitution d’inspiration
civile, et qui devra garantir le respect des droits et libertés fondamentales
découlant des obligations contractées par la Turquie en tant que
membre (fondateur) du Conseil de l’Europe. L’une des options discutées,
à l’initiative de l’AKP, serait la mise en place d’un «régime présidentiel»,
qui donnerait des pouvoirs accrus au Président de la République.
44. Il existe aujourd’hui de nouvelles perspectives de résolution
de la question kurde, avec la reprise des pourparlers entre les
services secrets et le leader du PKK, Abdullah Öcalan, depuis décembre
2012, qui semble être soutenu par les autres formations politiques,
à l’exception du parti nationaliste MHP. C’est une opportunité pour
jeter les bases d’un règlement de ce conflit qui a causé des dizaines
de milliers de morts de part et d’autre. Cette initiative politique,
maîtrisée par l’AKP, devrait aussi participer à un processus d’apaisement
avec les populations du sud et du sud-est, compte tenu d’une situation
compliquée après l’affaire d’Uludere
.
La levée éventuelle de l’immunité des parlementaires du BDP, suite
à leur rencontre avec des activistes du PKK en août 2011
, pourrait accroître les tensions.
45. Enfin, il existe peut-être des possibilités de relance du
processus d’intégration européenne de la Turquie, bloqué pour l’heure
par plusieurs Etats membres de l’Union européenne concernant l’ouverture
de nouveaux chapitres de négociation. Elles ont été stoppées durant
la présidence chypriote de l’Union européenne au cours du 2e semestre
2012, suite au boycott de la Turquie. Des avancées tangibles sont attendues
de part et d’autre pour relancer un processus d’intégration européenne
auquel la Turquie veut rester attachée, malgré les atermoiements
et les obstacles que ce rapprochement produit.
3. Relations internationales
46. Compte tenu de la situation géopolitique de la Turquie,
il me semble utile, à titre d'information, de rappeler les grands
axes de la politique extérieure du pays. La démarche est nécessaire
pour définir et comprendre le contexte global.
47. La Turquie est une puissance régionale qui opère un repositionnement.
L’axe central de la politique étrangère était la relation privilégiée
avec l’Occident (les Etats-Unis, l’OTAN, l’Union européenne) et
la Turquie est membre des principales institutions euro-atlantiques.
L’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002 et la nomination d’Ahmet Davutoğlu
au poste de ministre des Affaires étrangères en mai 2009 marquent
un tournant. La Turquie développe une activité intense sur plusieurs
fronts. Elle profite de sa situation géographique stratégique entre
pays producteurs et consommateurs d’énergie, de sa prospérité croissante
et de son statut d’Etat musulman laïc et démocratique pour s’affirmer
comme puissance régionale. Sa politique étrangère multilatérale
cible aussi bien l’Occident que l’Orient. La doctrine «zéro problème
avec les voisins» a été le centre de la nouvelle stratégie et l’axe
du rôle que la Turquie voulait jouer dans la sphère régionale. Elle élargit
aussi ses partenariats aux pays d’Afrique.
48. En mai 2010, Ahmet Davutoğlu, ministre des Affaires étrangères,
résumait ainsi les objectifs de la politique étrangère «zéro problème»
pour la Turquie pour la décennie à venir: remplir toutes les conditions d'adhésion
à l'Union européenne et devenir un membre influent de l'Union européenne
d'ici 2023; continuer à promouvoir l'intégration régionale par la
sécurité et la coopération économique; jouer un rôle d'influence
dans la résolution des conflits régionaux; participer activement
à tous les forums internationaux; jouer un rôle déterminant dans
les organisations internationales, devenir l'une des 10 plus grandes
économies du monde
.
3.1. L'ancrage à l'Ouest
évolue
49. Les relations privilégiées qu'entretenait la Turquie
avec les Etats-Unis se sont tendues en 2003 quand la Turquie a refusé
le passage des troupes américaines pour entrer en Irak. Au demeurant,
la visite du Président des Etats-Unis Barack Obama en avril 2009
a relancé les relations bilatérales. Cependant, en 2010, l’adoption
par la Chambre des Représentants d’un projet de «résolution sur
le génocide arménien» a de nouveau rendu les relations difficiles.
Elles ont également eu à souffrir de la position adoptée par la
Turquie sur la question nucléaire civile iranienne: les Etats-Unis
ont été gênés par la déclaration de Téhéran et déçus que la Turquie
vote au Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 11 juin 2010,
contre la résolution imposant de nouvelles sanctions au régime de
Téhéran. Aujourd’hui, les contacts sont intenses entre les Etats-Unis
et la Turquie, notamment sur les questions régionales, avec la Syrie
et l'Irak comme principales préoccupations communes.
50. La Turquie est le premier Etat avec une population majoritairement
musulmane qui a reconnu l’existence de l’Etat d’Israël en 1948.
En 1996, une série d’accords stratégiques ont été signés. Après
l’attaque de la bande de Gaza par Israël en 2008, les relations
se sont détériorées. L’affaire de Gaza fit l’objet de condamnations
publiques par le Premier ministre turc à Davos en janvier 2009.
L’incident le plus grave est l’opération lancée par l’armée israélienne
le 30 mai 2010 contre la flottille humanitaire du mouvement Free Gaza
et de la «Fondation pour les droits de l’homme, les libertés et
le secours humanitaire» (IHH) visant à forcer le blocus de Gaza.
La prise d’assaut s'est soldée par la mort de neuf ressortissants
turcs abattus par l'armée israélienne. Les autorités turques ont
réagi avec fermeté et condamné cette attaque. Il est évident que la
relation avec Israël en a été fortement altérée.
3.2. L’ancrage multilatéral
turc
51. La Turquie est fortement ancrée dans la coopération
multilatérale: membre fondateur des Nations Unies (1945), du Conseil
de l’Europe (1949), de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) (1960), elle est également membre de l'Organisation
du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) depuis 1952, de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) depuis 1973,
de la Coopération Economique de la Mer Noire depuis 1992, de l'Organisation
Mondiale du Commerce depuis 1995 et du G20 depuis 1999. Elle participe
à l'Union pour la Méditerranée.
52. La Turquie a exercé récemment une double présidence au Conseil
de l’Europe: celle de l’Assemblée parlementaire en 2011 et 2012
avec M. Mevlüt Çavuşoğlu, et la présidence du Comité des Ministres
de novembre 2010 à mai 2011. Le Président Gül fut membre de l’Assemblée
pendant près de dix ans.
53. La Turquie est également membre associé de l'Union européenne
depuis 1963. L'Union européenne a ouvert les négociations d'adhésion
de la Turquie en octobre 2005. Pour l'heure, seuls 13 des 35 chapitres thématiques
qui jalonnent ces négociations ont été ouverts et un seul a pu être
conclu. Le soutien que les Turcs expriment à l'entrée de la Turquie
dans l'Union européenne semble s'estomper: alors qu'ils étaient
73 % à considérer que l'entrée de la Turquie était une bonne chose
en 2004, ils n'étaient plus que 38 % en 2010
. En 2013, les discussions pourraient
cependant être relancées, avec l’ouverture possible du chapitre
22 des négociations d’adhésion portant sur la politique régionale
et la coordination des instruments structurels.
54. Au cours du second semestre 2012, la Turquie a décidé de geler
ses relations avec la présidence chypriote de l'Union européenne
et n’a pas participé notamment aux réunions présidées par ladite
présidence.
55. Le 16 mai 2012, le Commissaire à l'élargissement a lancé «l'Agenda
positif», mis en place huit groupes de travail pour faire avancer
les réformes dans les domaines où il existe un accord entre la Turquie
et l'Union européenne. La Turquie est le seul pays candidat à ne
pas avoir obtenu la libéralisation du régime des visas. Bruxelles
exige un meilleur contrôle des frontières et des migrants en situation
irrégulière.
56. Le rapport de progrès 2012 – particulièrement critique sur
les questions de libertés fondamentales – préparé par la Commission
européenne a été durement accueilli par la Turquie, qui y a vu un
rapport biaisé. Le ministre de l’Intégration européenne, M. Egemen
Bağiş a d’ailleurs produit son propre rapport de progrès pour l’année
2012.
3.3. Les relations avec
les pays voisins
57. La crise syrienne a marqué les développements récents
de la Turquie. Les effets de cette crise sont multiples pour la
Turquie, notamment parce qu’elle est confrontée à l’accueil de 184
585 réfugiés au 27 février 2013 (voir infra) mais aussi des militaires
qui ont déserté l’armée régulière syrienne pour rejoindre notamment le
camp d’Apadyn, devenu peut-être une base de repli de l’armée rebelle.
Il faut rappeler que les relations avec la Syrie ont été envenimées
à l’origine par le soutien que la Syrie a accordé aux rebelles kurdes
du PKK. En octobre 1998, déjà, les deux pays ont été au bord de
l’affrontement militaire. Les accords d'Adana (1998) ont permis
d’initier des rapprochements confortés en 2001 et 2002. La Turquie
devient alors l’un des premiers partenaires économiques de la Syrie,
qui offre un corridor essentiel à la Turquie pour accéder aux marchés orientaux.
Les deux pays présentent aussi des situations voisines dans la structure
de leur population, avec d’importantes communautés kurdes et alaouites/alévies.
Par ailleurs, la Syrie avait permis à la Turquie de jouer un rôle
d’intermédiaire dans les tentatives de négociations entre Israël
et la Syrie sur la question du Golan; l’épisode de Gaza 2008 les
a interrompues. L'instabilité et la répression en Syrie ont eu un
impact immédiat en Turquie. Alors que la contestation du régime
de Damas prenait de l’ampleur, le Premier ministre turc s’est employé
à convaincre le Président syrien de faire droit aux aspirations
réformatrices du peuple. La rupture est intervenue en août 2011.
Les critiques d’Ankara sont allées crescendo. La Turquie a ensuite
redoublé d’activisme sur la scène internationale, en accueillant
de multiples réunions multilatérales, ainsi que des opposants syriens,
civils et militaires, et les réfugiés qui arrivent en masse. La
destruction en juin 2012 près des côtes syriennes d’un avion de
chasse turc a fait monter la pression. Le 3 octobre 2012, cinq citoyens
turcs ont été tués à la suite de tirs d’artilleries sur la frontière
d’Akcakale par l'armée syrienne. Après ces deux incidents, le Conseil
de l'Atlantique Nord a été appelé par la Turquie pour des consultations,
conformément à l'article 4 du Traité de l'OTAN. En janvier 2013,
sur la base de la décision du Conseil de l'Atlantique Nord du 4 décembre
2012 et à la demande de la Turquie, l’OTAN a commencé à déployer
des missiles Patriot dans le sud du pays pour protéger le territoire
turc d’éventuels tirs de missiles syriens. Les Etats-Unis, l’Allemagne
et les Pays-Bas participent à cette opération et ont envoyé six
batteries Patriot au total, avec le personnel militaire correspondant.
La Turquie entend jouer un rôle central dans les pourparlers avec
l’opposition syrienne, mais aussi avec la Russie, pour trouver une
solution de transition et mettre ainsi un terme au conflit.
58. Depuis 2009, dans le cadre de sa politique de «zéro problème
avec les voisins», la Turquie a établi de nouveaux mécanismes, comme
des «conseils stratégiques de haut niveau de coopération» avec 12
pays (l'Azerbaïdjan, la Bulgarie, l'Egypte, la Grèce, l'Irak, le
Kazakhstan, le Kirghizistan, le Liban, le Pakistan, la Fédération
de Russie, la Tunisie et l'Ukraine). La Turquie a également levé
l'obligation de visa avec de nombreux pays, cherchant à assurer
davantage de contacts de personne à personne.
59. Le Printemps arabe a fait souffler en 2011 un vent démocratique
dans plusieurs pays de la région (Tunisie, Egypte, Libye, Syrie,
Yemen). Il offre à la Turquie – assurément une grande puissance
économique qui a développé de nombreuses relations politiques, diplomatiques
et commerciales avec ces pays
– une opportunité de se repositionner.
La Turquie était devenue une «source d'inspiration» pour les pays
arabes, en proposant un modèle politique conciliant croyance religieuse
et Etat démocratique. Sa position au Moyen- Orient est plus que
jamais celle d’une puissance régionale dont le rôle est essentiel.
60. A Chypre, la situation est dans l’impasse. La Turquie occupe,
depuis 1974, 37 % du territoire chypriote, au nord de la ligne verte,
et dispose sur place de 40 000 soldats. La partie nord de l’île
a été proclamée indépendante en 1983 et dénommée «République turque
de Chypre du Nord (RTCN)»
. Cette zone est totalement dépendante
de l’appui politique et des aides économiques d’Ankara (400 million
de dollars par an). Elle n’est reconnue que par la Turquie. La Turquie
souhaite séparer ce point du processus d’adhésion à l’Union européenne
et considère que la résolution de la question chypriote doit relever
des Nations Unies. Elle a soutenu le plan Annan de 2004 rejeté par
les Chypriotes grecs avec 76 % de non lors du référendum d’avril 2004.
La Turquie souhaite une solution globale à cette question sous les
auspices des Nations Unies. Toutefois, dans son rapport de novembre
2010, la Commission européenne note l'absence de progrès dans les
relations bilatérales avec Chypre, et rappelle que la Turquie n'a
pas mis en œuvre pleinement et de manière non discriminatoire le
protocole additionnel à l'accord d'association et n'a pas levé tous
les obstacles à la libre circulation des biens, y compris les restrictions
sur les transports directs avec Chypre
. En 2012,
la Commission européenne a regretté que la Turquie ait continué
«d'émettre des déclarations s'opposant à des opérations de forage
effectuées par la République de Chypre et des menaces de représailles
contre les compagnies pétrolières qui participeraient à l'exploration
chypriote»
.
La Turquie a indiqué s’être plainte de violations des eaux territoriales
turques en mer Egée par les bateaux grecs ou les garde-côtes
. La Grèce
et Chypre ont, pour leur part, émis un nombre substantiel de plaintes
officielles relatives à des violations constantes de leurs eaux
territoriales et de leur espace aérien, et notamment au survol des
îles grecques par des avions turcs
.
61. Les relations avec la Grèce se sont améliorées avec l’arrivée
au pouvoir de George Papandreou en 2009. Le Premier ministre turc
Erdoğan s’est rendu en Grèce en mai 2010. Les discussions exploratoires
en vue de parvenir au règlement des différends en mer Egée, de la
question de la minorité grecque en Turquie et de la minorité turque
en Grèce ou de la lutte contre l’immigration illégale se poursuivent.
Les dernières discussions exploratoires ont eu lieu le 28 janvier
2012. La rencontre récente entre le Premier ministre turc, M. Erdoğan,
et le Premier ministre grec, M. Antonis Samaras, le 1er mars
2013 à Athènes, pourrait ouvrir la voie à un dialogue renforcé.
62. Le processus de réconciliation avec l’Arménie s’est ralenti.
«La diplomatie du football» a amené les Présidents Gül et Sarkissian
à se rendre visite en 2008. Des protocoles sur «l’établissement
des relations diplomatiques entre l’Arménie et la Turquie», et sur
«le développement des relations bilatérales entre la Turquie et
l’Arménie», ont été conclus et signés en octobre 2009 à Zürich.
La création d’une commission d’historiens turcs, arméniens et suisses
chargée d’étudier les «événements de 1915» («génocide arménien») avait
été proposée – sans toutefois aboutir. Mais le processus de ratification
des protocoles est aujourd’hui bloqué. La Turquie souhaite au préalable
des progrès sur le conflit gelé du Haut-Karabakh impliquant l’Arménie et
l’Azerbaïdjan
. Les progrès dans les relations
de la Turquie avec l’Arménie sont donc étroitement liés à l’état
des relations de la Turquie avec l’Azerbaïdjan. Notons que la question
historique des «événements de 1915» (et la reconnaissance du «génocide
arménien») reste un obstacle majeur au processus de réconciliation de
la Turquie avec l’Arménie.
63. Concernant les relations avec l’Irak, les visites bilatérales
de haut niveau se sont multipliées ces dernières années. Les échanges
commerciaux entre les deux pays sont en progression constante. Les autorités
turques et les autorités kurdes d’Irak du nord ont resserré leurs
liens au cours des dernières années. Alors qu’Ankara considérait,
avant 2009, qu’un gouvernement régional kurde au nord de l’Irak
pouvait renforcer les velléités autonomistes kurdes en Turquie,
l’autonomie des Kurdes d’Irak et l’existence d’une entité politique
autonome, inscrite dans la constitution irakienne, portant le nom
de Kurdistan, sont aujourd’hui définitivement reconnus par la diplomatie
turque.
64. Les relations entre la Turquie et l'Iran sont parfois complexes,
marquées par la compétition entre deux puissances régionales majeures
et l’interdépendance économique. A proximité se situent l’Afghanistan
et le Pakistan: l’approvisionnement en gaz naturel pour la Turquie
et l’accès à la mer Noire et l’Europe pour l’Iran. La relation de
la Turquie avec l’Iran est aujourd’hui une «coopération mesurée».
Le gouvernement AKP a adopté une attitude positive à l’égard de
l’Iran dont les résultats sont tangibles dans les échanges commerciaux (22
milliards de dollars en 2012) et humains (1,9 millions d’Iraniens
se sont rendus en Turquie en 2011). La diplomatie turque défend
le droit de l’Iran à développer un programme nucléaire et a consacré
beaucoup d’efforts à maintenir la perspective d’un accord avec la
communauté internationale. La déclaration turco-brésilienne du 17
mai 2010
et
les propositions d’enrichissement de l’uranium iranien ont créé
la surprise. La Turquie s’est opposée peu après au Conseil de sécurité
des Nations Unies à un renforcement des sanctions contre l’Iran.
Dans ses relations avec l’Iran, une donnée fondamentale pour la
Turquie est sans doute la question énergétique (30 % du pétrole
turc vient d'Iran, qui lui livre aussi le tiers de son gaz). Notons
cependant que le déploiement de missiles Patriot en janvier 2013
a été jugé comme une provocation par Téhéran, qui y voit une menace
dirigée contre l’Iran.
3.4. La stratégie régionale
de la Turquie
65. Les autorités ont exprimé la volonté de remettre
la Turquie au centre du jeu politique régional, que ce soit au Proche-Orient,
dans les Balkans, dans le Caucase ou en Asie Centrale, d’être un
«acteur global» et d’augmenter le nombre de ses représentations
diplomatiques dans le monde entier.
66. Au Proche-Orient, il s'agit de stabiliser une région aux multiples
problèmes (l’issue au conflit syrien, le positionnement du Hezbollah
au Liban), de favoriser le processus de paix entre Israël et les
Palestiniens, d'accéder à la mer Rouge et à l'Arabie, en renforçant
la coopération avec la Jordanie. La Turquie se tourne de nouveau
vers le monde musulman et tend à se positionner en leader de l’Islam
sunnite. La Turquie a cherché à activer une nouvelle dynamique de
coopération et de dialogue après le déclenchement des «printemps arabes».
67. Les Balkans représentent pour la Turquie une zone d'influence
importante: héritage historique partagé, présence de nombreuses
minorités d’origine turque (Bulgarie, Roumanie, «l'ex-République
yougoslave de Macédoine», Kosovo*
, Albanie, Bosnie-Herzégovine,
etc.). Elle y déploie donc une très forte présence diplomatique
et une volonté d'expansion économique (présence remarquable des
entreprises turques sur les grands projets de la région: BTP, construction
d’aéroports, de routes, etc.) et culturelle importants. Elle soutient,
directement ou indirectement, l’intégration des pays des Balkans
à l’Union européenne et à l’OTAN. Notons aussi, en ce qui concerne
cette zone, l’amélioration des relations avec la Grèce.
68. Dans le Caucase du Sud, la Turquie privilégie une politique
d’équilibre entre la Géorgie et la Russie et tente de favoriser
le règlement des «conflits gelés» de la région (le conflit du Haut-Karabakh
impliquant l’Arménie et l’Azerbaïdjan). La Turquie a des relations
très positives avec l’Azerbaïdjan («deux Etats, une nation»). L'énergie
constitue une composante importante des relations bilatérales, suite
à la mise en œuvre des deux projets de gazoduc de Bakou-Tbilissi-Ceyhan
et de l’oléoduc de Bakou-Tbilissi-Erzurum.
69. Concernant l’Iran, et la résolution de la question du programme
nucléaire, la Turquie a cherché à adopter une attitude conciliante
favorisant le dialogue (voir supra).
70. En Asie centrale, le bilan de l’administration politique turque
est plus nuancé. Les relations sont plutôt bilatérales avec ces
pays.
71. Pour ce qui concerne la mer Noire, la Turquie est à l’origine
de l’Organisation de Coopération économique de la mer Noire (CEMN)
en 1992 qui regroupe 11 pays.
3.5. Une nouvelle diplomatie
énergétique
72. La Turquie est une zone intense de transit énergétique
des ressources gazières et pétrolières d’est en ouest. Les projets
en cours concernent le gazoduc BTC (Bakou–Tbilissi–Ceyhan), l’oléoduc
BTE (Bakou–Tbilissi–Erzeroum), le gazoduc Nabucco (2009), le gazoduc
transanatolien TANAP (qui assurera le transit du gaz vers l’Europe
via le gazoduc West Nabucco ou le gazoduc transadriatique TAP (vers
l’Italie du sud par la Grèce)), l’interconnection pour le gaz naturel
entre la Turquie et la Grèce, la liaison entre la mer Caspienne
et l’Autriche, via la Turquie, la Grèce, la Bulgarie, la Hongrie,
la Roumanie, le projet South-Stream (concurrentiel de Nabucco),
dont la mise en œuvre est prévue en 2018, soutenu par les Italiens
et les Russes, qui assurera la liaison entre la Russie et la Bulgarie,
le gazoduc ITG (Turquie–Grèce–Italie) et le gazoduc TAP.
73. Des relations nouvelles se développent avec la Russie. Mais
les rivalités subsistent dans le Caucase, l’Asie centrale, la mer
Noire et même les Balkans. Les relations avec la Russie s’intensifient
dans le domaine de la coopération énergétique.
74. En conclusion de ces observations préliminaires, il semble
que la clôture de la procédure de suivi de la Turquie en 2004 ait
ouvert la voie à l'ouverture des négociations avec l'Union européenne,
et il faut s'en féliciter. Toutefois, la perspective d'adhésion
de la Turquie à l'Union européenne s'est quelque peu estompée au
cours de ces dernières années. Plusieurs facteurs peuvent l'expliquer:
résistance affichée de certains Etats membres de l'Union européenne,
«fatigue» de l'élargissement au sein de l'Union, crise économique,
impasse sur le dossier de Chypre, sentiment d'enlisement des négociations
avec l'Europe et lassitude d'une partie de l'opinion publique turque.
Il serait à craindre que l'absence de perspective d'intégration
de la Turquie dans l'Union européenne en tant que partenaire économique
et politique ne remette en question le désir d'Europe. Il faut espérer
que ce processus sera relancé en 2013 avec l’ouverture annoncée
d’un nouveau chapitre (le chapitre 22) de négociation d’adhésion
à l’Union européenne.
4. Fonctionnement
des institutions démocratiques
4.1. La révision constitutionnelle
75. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à procéder à une refonte
de la Constitution de 1982, avec l’assistance de la Commission de
Venise, afin d’achever son adaptation aux normes européennes en
vigueur».
4.1.1. Le référendum constitutionnel
du 12 septembre 2010
76. L'adoption du paquet d'amendements constitutionnels
le 12 septembre 2010 ouvre la voie:
- à la comparution des militaires, y compris les officiers,
et des personnes accusées de crimes contre la sécurité de l’Etat
ou l'ordre constitutionnel devant les tribunaux civils (le champ
des juridictions militaires se limitant dorénavant aux crimes et
délits commis dans l'exercice des fonctions militaires);
- à la possibilité pour les officiers renvoyés de l’armée
de faire appel;
- à l'ouverture du procès des responsables du coup d’Etat
du 12 septembre 1980;
- à l'élargissement de la composition de la Cour constitutionnelle
qui passera de 11 à 17 juges: trois membres sont nommés par le parlement,
et 14 par le Président de la République ;
- à l'élargissement de la composition du Conseil supérieur
des juges et des procureurs (qui représente le Conseil de surveillance
de la magistrature) qui passe de 7 à 21 membres: 4 membres du Conseil supérieur
des juges et des procureurs (sur 21) ainsi que son Secrétaire général
sont maintenant désignés par le Président de la République, et 10
membres (sur 21) sont élus par plus de 10 000 juges et procureurs
de premier degré;
- à l'octroi de nouveaux droits aux fonctionnaires (dont
celui de mener des négociations collectives);
- à la discrimination positive au bénéfice des personnes
qui nécessitent une protection sociale, comme les femmes, les enfants
et les personnes âgées;
- à la création de l'institution du médiateur;
- à la création d'un droit de recours individuel devant
la Cour constitutionnelle dans les matières relevant de la Convention
européenne des droits de l'homme (STE no 5,
«la Convention»);
- à la limitation de la juridiction militaire. Une garantie
constitutionnelle interdit aux tribunaux militaires de juger des
civils;
- à des garanties constitutionnelles relatives à la protection
des données à caractère personnel;
- à des garanties constitutionnelles relatives à la protection
des droits des enfants.
77. Ces amendements visaient à éliminer plusieurs des dysfonctionnements
évoqués dans les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
et à satisfaire à toute une série de recommandations formulées par le
Commissaire aux droits de l’homme, la Commission de Venise, la Commission
européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), la commission
de suivi de l’Assemblée, le Comité pour l'élimination de la discrimination
à l'égard des femmes, le Comité pour l'élimination de la discrimination
raciale des Nations Unies et plusieurs autres organismes de contrôle
internationaux, ainsi que celles mentionnées dans les rapports d’avancements
ou à d’autres occasions.
78. L’adoption de ces amendements a été suivie d’un plan d’action
couvrant les changements législatifs requis par le train d’amendements
constitutionnels, l’adoption de nouvelles lois ainsi que la modification
de certaines lois existantes, portant notamment sur la création,
les compétences et le fonctionnement de l’institution du médiateur,
la création de l’institution nationale des droits de l’homme, la
création d’un conseil pour l’égalité et la lutte contre la discrimination
(qui reste à constituer), la loi sur le Conseil supérieur des juges et
des procureurs (adoptée par le parlement le 11 décembre 2010, après
consultation de la Commission de Venise
), la protection des données à caractère
personnel, la loi sur les syndicats de fonctionnaires, la loi sur la
création et les méthodes de travail du Conseil économique et social
et la loi sur la mise en place et les règles de procédure de la
Cour constitutionnelle adoptée par le parlement le 30 mars 2011.
Le Premier ministre Erdoğan avait déclaré que les dispositions de
la nouvelle constitution ne peuvent pas revenir sur les améliorations
introduites par le référendum.
79. La révision constitutionnelle a été saluée par le Conseil
de l'Europe, l'Union européenne et la communauté internationale.
Cependant, ce référendum n'a pas fait l'objet de consultations préalables étendues
impliquant les partis politiques et la société civile au sens large,
ce qu'a également regretté la Commission européenne dans son rapport
de novembre 2010, soulignant que la mise en œuvre de ces réformes
d'une manière transparente et conforme aux standards européens sera
fondamentale, et que des efforts importants sont encore nécessaires
dans le domaine des droits fondamentaux.
80. Le référendum sur la réforme constitutionnelle du 12 septembre
2010 engagé par le gouvernement du Premier ministre Erdoğan a recueilli
58 % des votes. Le Parti Républicain du Peuple (CHP) de l’opposition
a rejeté la réforme en bloc en raison de son opposition de principe
à deux amendements (sur les 26 soumis à référendum) qui élargissaient
la composition et modifiaient le fonctionnement de la Cour constitutionnelle
et du Conseil supérieur des juges et des procureurs. Par ailleurs,
ce référendum n'était pas conforme aux recommandations de la Commission
de Venise en matière référendaire, dans la mesure où plusieurs amendements
étaient soumis à un vote qui n'appelait qu'une seule réponse
.
81. Les amendements constitutionnels du 12 septembre 2010 constituent
une première avancée positive – bien qu'il faille regretter les
réserves formulées sur le référendum. Une révision plus substantielle
de la Constitution est d'ores et déjà à l'ordre du jour des partis
politiques. A cet égard, il y a lieu de rappeler que dans sa
Résolution 1622 (2008) sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie: développements récents, l'Assemblée a souligné que l'élaboration
d'une nouvelle constitution s'avérait nécessaire, et devrait donner
lieu à un «vaste débat national impliquant les différents acteurs
de la société (…), garantir un système adéquat de freins et de contrepoids,
et accorder une place de choix à la protection des droits de l’homme
et des libertés fondamentales, conformément aux normes européennes,
afin d’assurer pleinement le fonctionnement démocratique des institutions
turques et de consolider son processus de modernisation et de réformes»
.
4.1.2. Rédaction d’une
nouvelle constitution: état d’avancement des travaux
82. La rédaction d’une nouvelle constitution a été l’une
des promesses phare de l’AKP durant la campagne électorale de 2011.
Une commission de «conciliation constitutionnelle», présidée par
le Président du Parlement, Cemil Çiçek, a commencé ses travaux le
19 octobre 2011. J’ai à plusieurs reprises souligné la composition
paritaire exemplaire (3 membres et 2 experts pour chacun des 4 groupes
politiques représentés au parlement) de cette commission, qui s’était
fixée pour objectif de rédiger un projet de constitution sur la
base de l’unanimité, et ce d’ici la fin de l’année 2012.
83. La commission de conciliation a réalisé un travail de consultation
remarquable de toutes les forces vives de la société turque. La
première étape des travaux de la commission et de ses trois sous-commissions thématiques,
qui s'est achevée le 30 avril 2012, a permis de recueillir des données
et des opinions d'un large public
.
Près de 65 000 contributions émanant de citoyens ou d’organisations
de la société civile ont été envoyées à la commission
.
84. Depuis le 10 mai 2012, la commission a initié la rédaction
du projet de nouvelle constitution. Le Premier ministre avait fixé
comme date limite le 31 décembre 2012. Fin 2012, le Président du
Parlement a précisé que la commission avait débattu de 71 articles
constitutionnels. Pour 23 d’entre eux, la commission avait pu dégager
un consensus. Dans les articles restant, les différentes options
ont été placées entre parenthèse et feront l’objet de renégociations.
Après avoir consulté les chefs des groupes politiques, M. Çiçek
a annoncé que les travaux de la commission de conciliation se prolongeraient
au-delà du 31 décembre 2012, pour une période «raisonnable» – certains
évoquant le mois de mars ou avril 2013. Le projet de constitution
devrait alors être soumis à consultation publique, révisé par le
parlement et soumis à référendum pour adoption. Le 19 février 2013,
la commission a décidé d’accroître ses heures de travail à sept
heures par jour, et cinq jours par semaine pour accélérer le processus
de rédaction.
85. Mes contacts avec le président de la commission (et de la
Grande Assemblée de la Turquie) et plusieurs membres de la commission
m’ont permis de mesurer la détermination de l’ensemble de ses membres
à poursuivre les travaux, malgré d’évidents blocages et divergences
de vues. La commission peine, et cela est fort compréhensible, à
trouver un consensus sur les questions essentielles qui peuvent
être des lignes de fractures entre les partis politiques, ou dans
la société. Il en est ainsi de la définition de la citoyenneté,
de la place de la famille dans la constitution, de la laïcité, et
surtout du régime que la Turquie souhaiterait adopter:
- On note que le parti pro kurde
BDP a avancé la proposition d’un Etat basé sur «l’autonomie démocratique»
et l’organisation du territoire en 25 «régions autonomes», selon
un système inspiré du modèle de l’Ecosse.
- Par ailleurs, la proposition de «régime présidentiel»
présentée par l’AKP en novembre 2012, et inspirée des systèmes américain
et français, a suscité de fortes réactions et bloqué les discussions
au sein de la commission. Tous les partis d’opposition ont marqué
leur désaccord. Les contours de ce «régime présidentiel», qui a
la faveur du Premier ministre Erdoğan, devront encore être définis
et précisés. Les déclarations du Premier ministre le 17 décembre
2012 sur la séparation des pouvoirs – qui constituerait une entrave
à l’action du gouvernement pour apporter de meilleurs services aux
citoyens – ont suscité quelques craintes.
86. Il appartient à la Turquie de préciser les contours de son
futur système démocratique tout en garantissant l’équilibre institutionnel
des pouvoirs, la définition de contre-pouvoirs, et le respect des
droits fondamentaux et des libertés individuelles de tous. Je ne
peux que féliciter l'ensemble des forces politiques en Turquie pour
leurs efforts en faveur de l'élaboration d'une nouvelle constitution
démocratique et encourager le Parlement turc à poursuivre ses travaux
constitutionnels et ses consultations, et à travailler étroitement
avec la Commission de Venise pour s’assurer que le projet de constitution
qui sera soumis au Parlement turc pour approbation soit en conformité
avec les normes démocratiques.
4.2. Elections
87. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à modifier le Code électoral
pour abaisser le seuil de 10 % et permettre aux citoyens turcs vivant
à l’étranger de voter sans avoir à se présenter à la frontière».
88. Je note que le seuil de 10 % de suffrages requis au niveau
national pour qu’un parti entre au parlement n'a pas été modifié.
J'en avais fait la remarque en janvier 2011 au Président de la Cour
constitutionnelle ainsi qu'au ministre de la Justice, qui a indiqué
qu'aucune modification n'interviendra pour l'échéance électorale
de juin 2011. Le Premier ministre Erdoğan, lors de son allocution
devant l’Assemblée le 13 avril 2011, a estimé que l'abaissement
du seuil de 10 %, «n’est pas une question de démocratie» et que
ce seuil continuait à être appliqué «pour la stabilité et la sécurité
de la Turquie». M. Erdoğan a précisé que «le moment venu, si nous sentons
s’exprimer un réel besoin d’abaisser ce seuil, nous consulterons
notre peuple»
.
89. Le seuil requis de 10 %, de loin le plus élevé de ceux pratiqués
par les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, a en effet été
introduit pour garantir la stabilité, en évitant une fragmentation
excessive au sein du parlement. De fait, il limite la représentation
des partis politiques au parlement. Pour beaucoup, ce seuil aurait toutefois
été introduit en pensant au Parti pour une société démocratique
(DTP) – avec son électorat principalement kurde – et pour empêcher
son élection au parlement
.
90. Dans sa
Résolution
1705 (2010), tout en reconnaissant qu'il existe «tout un éventail
de types de systèmes électoraux dans les Etats membres du Conseil
de l’Europe, chacun avec ses avantages et ses inconvénients», l'Assemblée
demandait aux Etats membres «d'examiner la possibilité d’abaisser
les seuils légaux supérieurs à 3 %, et de supprimer d’autres obstacles,
y compris les cautions électorales élevées, qui empêchent la représentation
des petits partis ou des candidats indépendants aux organes élus»
.
91. Dans son arrêt du 8 juillet 2008, Yumak
et Sadak c. Turquie, la Cour européenne des droits de
l'homme a examiné la conformité du seuil électoral de 10 % avec
le droit à des élections libres (article 3 du protocole no 1)
lors des élections de 2002. La Cour estime que «d'une manière générale,
un seuil électoral de 10 % apparaît excessif et souscrit aux considérations
des organes du Conseil de l'Europe qui soulignent le caractère exceptionnel
et élevé du seuil litigieux et en préconisent l'abaissement (…).
Ce seuil contraint les partis politiques à recourir à des stratagèmes
qui ne contribuent pas à la transparence du processus électoral».
92. La Cour toutefois n'était pas convaincue en l'espèce que,
«considéré
dans le contexte politique
propre aux élections en question» et assorti des correctifs
et autres garanties qui en ont circonscrit les effets en pratique,
[ce seuil ait] eu pour effet d'entraver dans leur substance les
droits des requérants garantis par l'article 3 du Protocole n° 1
(souligné par moi) et a conclu à la non violation de cet article.
En l'espèce donc, la Cour, a reconnu une marge d’appréciation pour
les Etats
et accepté
que le seuil de 10 % de la législation turque poursuivait un but
légitime (éviter une dispersion parlementaire excessive et favoriser
ainsi l’émergence d’une majorité gouvernementale), assorti de quelques
garanties et correctifs (possibles candidatures indépendantes qui
permettent l’élection de quelques députés kurdes)
.
93. En tant que membre du Conseil des élections démocratiques
de la Commission de Venise, je fais observer qu'un positionnement
autour d'un seuil de 6 % est recommandé. Je considère pour ma part
qu’il est essentiel, dans une société démocratique, de respecter
la volonté des électeurs et donc de garantir la participation effective
des partis politiques légaux qui les représentent. Je rappelle aussi
que le Président Abdullah Gül s'était engagé, en 2007, devant l'Assemblée
parlementaire, à abaisser le seuil des 10 % et je regrette qu'aucune
avancée n'ait été faite depuis lors. Lors de mes contacts avec le
parti majoritaire, il ne me semble pas que des modifications soient
envisagées dans ce domaine, alors qu’elles sont souhaitées par les partis
d’opposition dans le cadre des discussions sur la future constitution
. Je relève que 95 % des suffrages exprimés
aux élections parlementaires de juin 2011 (pour un taux de participation
de 87 %) se traduisent par une représentation parlementaire, et
que le seuil des 10 % ne s’applique pas aux candidats indépendants.
De plus, selon la Constitution, les membres du parlement ne représentent
pas la province ou le district électoral où ils ont été élus, mais
la société dans son ensemble. Il reviendra à la Turquie de déterminer
son système électoral. Je note toutefois une stabilisation réelle
de la représentation politique en Turquie depuis ces 10 dernières
années, ce qui devrait permettre à ses autorités d’envisager d’abaisser
le seuil électoral, comme d’autres pays ont pu le faire
, et
d’élargir ainsi la participation des partis politiques majeurs –
qui jouent un rôle essentiel dans les démocraties – au sein du parlement.
Cela traduirait une démarche politique forte, et manifestement un
signal important vis-à-vis de la population kurde. J’invite donc
les autorités turques à se conformer aux recommandations de la Commission
de Venise et à abaisser le seuil électoral lors de la prochaine
révision constitutionnelle.
94. Pour ce qui concerne le vote des ressortissants turcs vivant
à l'étranger, je note tout d'abord avec satisfaction que cette possibilité
existe: l’article 67 de la Constitution, et le décret subséquent
4121 du 23 juillet 1995, mettent en place les bases légales de mesures
concrètes en ce sens
. Comme je l'ai
souligné dans le rapport que j’ai présenté au Conseil des élections
démocratiques le 16 juin 2011, l'octroi de ce droit de vote contribue
à l'expansion de la citoyenneté nationale et européenne
quand bien même le droit de vote à l’étranger
n’est pas garanti
ipso facto par
le Protocole no 1 à la Convention européenne
des droits de l’homme
.
95. Lors des dernières élections du 12 juin 2011, j’avais constaté,
avec regret, que l'exercice du droit de vote octroyé aux ressortissants
turcs vivant à l'étranger était, dans les faits, restreint parce
qu’il est nécessaire de se présenter à la frontière pour pouvoir
voter. L'organisation d'un vote par correspondance a été écarté
par la Cour constitutionnelle en mai 2008, au motif que le vote
d'un tel amendement à la loi sur les élections et les listes électorales
en mars 2008 était anticonstitutionnel
. En 2011, les autorités turques
avaient dû renoncer à organiser les élections dans les représentations
diplomatiques à la suite de la décision du Haut Conseil Electoral
fin février 2011 motivée par le fait que les infrastructures ne
seraient pas en place dans les délais impartis. Cette décision a
été critiquée par l'AKP, le CHP et la société civile. Je note aussi
que, en janvier 2011, le ministère de l'Intérieur avait invoqué
des conditions de sécurité insuffisantes pour assurer le bon déroulement
du vote dans les représentations diplomatiques en Allemagne.
96. En mai 2012, le Parlement turc a adopté les amendements à
la loi sur les élections, permettant ainsi à plus de deux millions
d’électeurs turcs (soit 5 % du nombre total des électeurs) vivant
à l’étranger de voter lors de la prochaine élection présidentielle
en 2014. C’est une mesure dont je me réjouis, et que je salue.
4.3. Démocratie locale
97. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à mettre en œuvre la
réforme de l’administration locale et régionale ainsi que la décentralisation,
en respectant les principes de la Charte européenne de l’autonomie
locale (STE no 122); dans le cadre de
cette réforme, à mettre à disposition des
autorités
compétentes les moyens institutionnels et humains nécessaires et
à procéder à une péréquation équitable des ressources pour pallier
le sous-développement de certaines régions, notamment le sud-est
de la Turquie».
98. Pour ce qui concerne le développement de la démocratie locale
et régionale, je me réfère à la Recommandation 301 (2011) adoptée
par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux le 24 mars 2011
qui souligne de nombreux aspects problématiques, en particulier:
«c. la manière dont la législation
pénale et antiterroriste en vigueur est appliquée a un effet destructeur disproportionné
sur le fonctionnement de la démocratie territoriale en Turquie et
sur les droits fondamentaux des élus locaux et régionaux;
...
f. la nouvelle loi relative aux villages n’a pas encore
été définitivement arrêtée, bien que de nombreuses anciennes communes
aient perdu leur statut et soient devenues des villages en vertu
de la récente loi n° 5747 de 2008 sur la création de districts dans
les périmètres des communautés urbaines, portant amendement à certaines
législations;
g. la loi sur les revenus des municipalités prévue pour
2005 n’a toujours pas été promulguée, et la promulgation de la loi
n° 5779, de portée plus limitée, sur les affectations des recettes
fiscales, au titre du budget général, aux administrations provinciales
spéciales et aux communes, a laissé les communes encore plus tributaires
des subventions décidées au niveau central, et a introduit de nouvelles
règles financières;
h. les administrations provinciales spéciales n’ont toujours
pas accès à des «ressources propres» pour leur financement, qui
varie considérablement selon les provinces;
i. bien que le gouverneur ait été démis de ses fonctions
à la présidence du Conseil général, sa position reste très inhabituelle
en qualité de président du Comité exécutif des administrations provinciales spéciales,
et remet en cause l’autonomie de la gestion provinciale étant donné
que le président de ces administrations est, dans les faits, un
responsable nommé par le gouvernement central ;
j. compte tenu de la participation élevée des gouverneurs
aux travaux des administrations provinciales spéciales, il s’avère
qu’ils en sont les représentants auprès de l’Union des administrations
provinciales spéciales;
k. le chevauchement des rôles des agents qui exercent
(ou ont exercé) des fonctions au ministère et qui sont également
au service de l’Union et/ou de la délégation turque du Congrès des
pouvoirs locaux et régionaux de l'Europe], est susceptible de réduire
la distance institutionnelle entre le ministère et les communes
et d’influencer ainsi (négativement) les relations entre eux;
l. bien que les organes de décision de l'Union nationale
des communes turques soient élus démocratiquement et permettent
à différents partis politiques d'être représentés, la prescription
selon laquelle toutes les communes sont tenues d’être membres de
l’Union a été maintenue. Cela étant, cette prescription est antidémocratique
car elle prive les communes de leur liberté de choix et génère un mécontentement
légitime dans les communes, pour qui les intérêts et les préoccupations
ne sont pas représentés de manière appropriée par la majorité des
communes membres, dont elles ne partagent pas les points de vue.»
99. En matière de démocratie locale, en dépit des réformes
entreprises depuis 2005 et des projets mis en place avec l’Union
européenne pour leur mise en œuvre
, les avancées semblent limitées pour
le moment. Je ne peux qu'encourager les autorités turques à mettre
en œuvre, dans les meilleurs délais, les recommandations formulées
par le Congrès et à considérer, dans le cadre de la prochaine réforme constitutionnelle,
l'abolition les dispositions relatives à la tutelle administrative
(article 127 de la Constitution turque actuelle) et dans d’autres
actes législatifs qui, comme le souligne le Congrès, restent un
obstacle au projet général de décentralisation en Turquie. Aussi
je ne peux souscrire aux observations formulées par la délégation
turque dans ses commentaires, selon lesquelles l’article 127 de
la Constitution dans son ensemble, qui régit également l’exercice
par l’administration centrale du
droit
de tutelle administrative [c’est moi qui souligne] sur
les administrations locales, constituerait une garantie et non un
frein à la décentralisation, en cela qu’il accorde une garantie
constitutionnelle aux pouvoirs locaux.
100. Je suis également convaincue que la poursuite et le renforcement
de la décentralisation seront un élément essentiel de la stratégie
de développement de la Turquie, et aussi de la résolution de la
question kurde.
101. Les prochaines élections locales se tiendront au printemps
2014 – au moment où la Turquie sera appelée à élire directement
son président de la République. L’AKP avait proposé d’avancer la
tenue des élections locales à l’automne 2013 – invoquant les conditions
météorologiques hivernales qui compliquent le déroulement de la
campagne électorale. Cette décision supposait un amendement à la
Constitution. L’opposition n’était pas opposée à cette idée, tout
en objectant sur la date proposée. Malgré l’accord du MHP, l’AKP
n’a pas réussi à réunir la majorité qualifiée nécessaire pour faire
adopter l’amendement constitutionnel un an avant les prochaines
élections.
102. Alors que j’effectuais une dernière visite en Turquie en novembre
2012, le parlement examinait le projet de loi sur les métropoles,
adopté le 6 décembre 2012. Le nombre de métropoles est ainsi passé
de 16 à 29
, pour permettre l’augmentation
des budgets de ces municipalités, atteindre un système de gouvernance municipal
plus efficace, étendre la couverture des municipalités métropolitaines
à 70 % de la population et renforcer les revenus municipaux, selon
l’objectif précisé par l’AKP. Cette loi implique une restructuration importante
des collectivités territoriales concernées: abolition de la personnalité
juridique des municipalités (belde) et villages dans les provinces,
qui deviennent des districts (mahalleler) des métropoles. Celles-ci administreront
également leur province, dont les assemblées provinciales sont abolies.
Dans les provinces qui ne comptent pas de métropoles, les municipalités
de moins de 2 000 habitants sont abolies et deviennent des arrondissements
de municipalités. Dans les «Départements pour le contrôle des investissements
et de la coordination» (Yatırım İzleme ve Koordinasyon Başkanlığı)
crées par la loi sur les métropoles, les gouverneurs seront chargés
d’administrer les fonds transférés par l’Etat.
103. Cette nouvelle loi, qui implique des fusions de municipalités
et le redécoupage des circonscriptions électorales à un an des élections
locales, a suscité des réactions fortes. Cette question sera très
certainement examinée par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux
du Conseil de l’Europe. Je note qu’un recours constitutionnel a
été introduit par le maire de la commune de Şişli, contestant l’intégration
de trois de ses quartiers dans le district voisin de Sarıyer.
5. Prééminence du
droit
5.1. La réforme du système
judiciaire
104. L'Assemblée note avec satisfaction la coopération
engagée par la Turquie avec la Commission de Venise pour modifier
le système judiciaire à la suite de la réforme constitutionnelle
et adapter ainsi sa législation aux normes européennes en vigueur,
conformément à la
Résolution
1380 (2004), paragraphe 23. i.
105. Les rencontres avec les présidents de la Cour constitutionnelle
et de la Cour suprême de Cassation et avec le ministre de la Justice
en 2011 m’avaient permis d'évaluer la réforme constitutionnelle
approuvée par référendum le 12 septembre 2010, et en particulier
la réforme de la Cour constitutionnelle et du Conseil supérieur
des juges et des procureurs (HSYK) (que préside le ministre de la
Justice). La Commission de Venise avait émis un certain nombre de
réserves sur le projet de loi sur le Conseil supérieur (adopté le
11 décembre 2010 par le parlement) mais aussi sur l'article 159
de la Constitution qui fixe sa composition et son fonctionnement.
Le mode de désignation retenu pour la Cour constitutionnelle et
le Conseil supérieur fait craindre à l'opposition une mainmise du
parti AKP sur ces instances et une menace pour leur indépendance. Le
fonctionnement du système judiciaire a également été évoqué, et
en particulier les délais excessifs des détentions provisoires et
des procès, l'engorgement des juridictions et la création des cours
régionales d'appel. Concernant ces deux derniers points, le ministre
de la Justice, M. Ergin, a annoncé le 12 janvier 2011 la création
de neuf cours régionales d'appel en 2011, en plus des trois cours
régionales d'appel qui seront financées avec l'aide de l'Union européenne.
106. Pour ce qui concerne le Conseil supérieur des juges et des
procureurs, la Commission de Venise, dans son avis intérimaire
, reconnaît
que le transfert de compétences du ministère de la Justice au Conseil supérieur,
l'élargissement de la composition et l'indépendance accrue de cette
instance constituent une amélioration considérable. Toutefois, un
certain nombre de recommandations sont formulées pour réviser le projet
de loi, ainsi que certaines dispositions constitutionnelles. Ces
recommandations visent à assurer la séparation des pouvoirs entre
le judiciaire et l'exécutif, en préconisant de remplacer la désignation
des quatre représentants par le président par une désignation par
le parlement, de garantir la distinction des fonctions de juges
et de procureurs au sein du Conseil supérieur et de mettre en place
un système d'élection des membres du Conseil supérieur assurant
une participation large et pluraliste, d’assurer l'exercice impartial
et objectif des fonctions du Conseil supérieur pour éviter tout
soupçon de contrôle politique de l'institution, et de revoir les pouvoirs
d'inspection et de supervision (inscrit dans l'article 159 de la
Constitution) jugés trop étendus et trop centralisés
.
107. Pour ce qui concerne la loi sur les juges et les procureurs
de la Turquie
:
- La Commission de Venise a souligné
que le transfert des compétences de supervision du ministère de la
Justice au Conseil supérieur des juges et des procureurs (même si
l'amendement reste modeste) et le renforcement des droits de la
défense des juges et des procureurs visés par des procédures et
des plaintes disciplinaires constituent «un pas dans la bonne direction».
Cependant, la Commission de Venise note que le projet de loi devrait
davantage préciser les conditions préalables aux sanctions disciplinaires,
car celles-ci peuvent être détournées pour sanctionner indirectement
des activités judiciaires. L'absence de voie de recours contre une
sanction disciplinaire est une lacune importante dans l’article
159 de la Constitution, ainsi que dans le projet de loi. L’article
33 de la loi n° 6087 sur le Conseil supérieur des juges et des procureurs,
adoptée et entrée en vigueur le 18 décembre 2010, régit à présent
l’enquête, l’objection et le recours relatifs aux procédures disciplinaires.
Il prévoit maintenant les possibilités d’objection et de révision
des procédures disciplinaires, mais uniquement dans les cas de radiation : c’est une limitation que la Commission de
Venise avait soulignée .
- Par ailleurs, la Commission de Venise a exprimé ses réserves
quant au caractère indépendant de la justice: la relation entre
l'exécutif, sous la forme du ministère de la Justice, et le corps
judiciaire et les procureurs reste une question préoccupante qui,
par certains aspects, semble trop étroite et susceptible de compromettre
l'indépendance de la justice, en particulier en permettant l’affectation
de juges et de procureurs au ministère de la Justice . Certains
aspects du système d'évaluation des performances sont également
source de préoccupation . La fonction de
supervision et de contrôle des juges n'est pas clairement définie
et sa portée est floue; on peut se demander si cette fonction ne
risque pas d’être utilisée pour mettre à mal l'indépendance des
juges et des procureurs.
108. Au demeurant, le problème de l’indépendance de la justice
est systématiquement posé par des interlocuteurs représentatifs
du monde socio-professionnel dans sa diversité, parmi lesquels le
vice-président de l’Association des juges et des procureurs (Yarsav)
rencontré en juin 2012. Notons aussi que, dans ses commentaires
officiels, le parti du CHP dit que «deux clauses essentielles du
référendum ont rendu le Conseil supérieur des juges et des procureurs
dépendant du gouvernement, et la Cour constitutionnelle progressivement
[dépendante]. Tout examen objectif de ces nouvelles règles relatives
à la composition du Conseil supérieur et de la Cour constitutionnelle
confirmera que les attentes fondées sur des promesses d'amélioration
de la pratique étaient vouées à l'échec, et l’ont été». Par ailleurs,
«le Medel (Magistrats Européens pour la Démocratie et les Libertés),
dans son rapport de juillet 2012, reflète certains des problèmes critiques
en ce qui concerne le fonctionnement indépendant du système de justice»
.
109. Des mesures ont par ailleurs été adoptées pour améliorer l’efficacité
du système judiciaire: recrutement de juges; création de cours régionales
opérationnelles en 2013 dans 15 provinces; création d’un réseau judiciaire
électronique permettant de connecter toutes les juridictions, bureaux
de procureurs, agences de mise en œuvre de la loi et ministère de
la Justice ainsi qu’aux citoyens qui peuvent ainsi suivre en ligne
le traitement de leur affaire, etc. L’efficacité de ces mesures
restera à vérifier.
5.2. L’adoption du 3e
paquet de réformes judiciaires en juillet 2012
110. Le ministre de la Justice, Sadullah Ergin, avait
annoncé le 18 janvier 2012 un paquet de réformes judiciaires (une
centaine d'amendements portant notamment sur le Code pénal, le Code
de procédure pénale et à la Loi anti-terrorisme) visant à limiter
les détentions provisoires ordonnées par les tribunaux pour les suspects
avant les procès, harmoniser la législation avec le Convention européenne
des droits de l'homme et désencombrer le système judiciaire. Il
a été adopté en juin 2012. La loi prévoit l'obligation de présenter
une motivation concrète pour légitimer la nécessité de la détention.
En 2011, on comptait environ 57 000 détenus en attente de jugement
ou d'un jugement final par la Cour suprême d'appel. Les amendements
portent également sur les articles 6 et 174 de la loi anti-terrorisme,
requalifient les cocktails Molotov comme armes à feu et réduisent
de moitié les peines encourues par celles et ceux condamné/es pour
avoir commis un crime au nom d'une organisation terroriste sans
en être membres. Ces réformes ont toutefois été considérées comme
inefficaces par l'opposition.
111. Un train de réformes (appelé «troisième paquet des réformes
judiciaires») a donc été adopté par le parlement le 30 juin 2012
et promulgué en juillet 2012
. Ces réformes visaient aussi à réduire
la charge de travail des tribunaux en accélérant et en raccourcissant
en conséquence les procédures judiciaires. Il a donc été procédé
à la révision du Code pénal, du Code de procédure pénale, de la
loi antiterroriste, de la loi relative aux exécutions forcées et
aux faillites, de la loi sur la presse, de la loi relative au Conseil
d'Etat, du Code de procédure administrative, de la loi relative
à l'institut de médecine légale, de la loi relative à la Cour de Cassation,
la loi relative aux juges et aux procureurs, de la loi relative
aux délits et la loi relative au casier judiciaire, entre autres.
112. Enumérons ici quelques-unes des grandes lignes de ce train
de réformes et des nouvelles mesures présentées par les autorités
– il restera
toutefois à apprécier, dans l’immédiat et le court terme, la réalité
de leur application:
- s’agissant
de la liberté d'expression et des médias, l'article 6.5 de la loi
antiterroriste, qui était largement critiqué, a été supprimé. Selon
la nouvelle législation, aucune décision de suspension ne pourra
être prononcée à l’encontre de publications qui incluent de la propagande
d’une organisation terroriste, louent les infractions ou les auteurs
de crimes ou incitent publiquement les gens à commettre un crime dans
le cadre des activités d’une organisation terroriste. L'accès des
suspects aux dossiers d'instruction sera élargi. Des délais plus
longs seront prévus pour rétablir l'équilibre entre les droits des
victimes et pour garantir la liberté de la presse. Les dispositions
prévoyant des pénalités accrues lorsqu’une infraction était commise
par voie de presse ou de publication ont été annulées. Les peines
seront réduites pour les personnes qui ne sont pas membres de l'organisation
criminelle mais qui commettent une infraction pénale au nom de celle-ci.
Pour l'infraction de «violation de secret», le champ d'application de
l'expression «secret de l'instruction» sera réduit avec la définition
explicite des critères qui déterminent la violation du secret de
l'instruction. La communication d'informations concernant une enquête
et des poursuites ne constituera pas une infraction sauf si les
limites de la mission d'information sont franchies, et la peine
d'emprisonnement sera remplacée par une amende judiciaire. Pour
les infractions pénales liées à l'expression d'une pensée ou d'une
opinion, ou par voie de presse ou de publications, commises avant
le 31 décembre 2011 (et passibles d’une amende ou d’une peine de prison
de moins de 5 ans), l'enquête, les poursuites ou l'exécution d'une
sanction déjà prononcée, selon l’état de la procédure, seront suspendues;
si les journalistes soupçonnés ne récidivent pas durant une période
de trois ans, leur casier judiciaire redeviendra vierge. Dans le
cas contraire, la peine sera prononcée ou l'enquête reprendra là
où elle s'était arrêtée.
- En matière de recours à la détention et au contrôle judiciaire,
pour les décisions de placement en détention, de maintien en détention
ou de rejet d'une demande de remise en liberté, les juges seront tenus
de souligner l'existence d'une forte suspicion d'infraction pénale,
et l'existence de motifs de placement en détention et la proportionnalité
de la détention doivent être clairement indiquées et s'appuyer sur
un raisonnement concret au cas par cas. Les possibilités d'application
du contrôle judiciaire ont été élargies à tout type de crimes, quelle
que soit la limite supérieure des peines imposées .
- En matière de lutte contre la corruption, la loi prévoit le respect intégral des recommandations
du Groupe d'Etats contre la corruption (GRECO) et la redéfinition
de la corruption de manière exhaustive afin que les actes considérés
comme un abus de pouvoir passible d'une sanction inférieure soient
désormais considérés comme des actes de corruption.
113. Selon le ministère de la Justice, près de 2 millions de dossiers
étaient susceptibles de bénéficier des nouvelles dispositions prévues
par la loi n° 6352. Le 3e paquet de réformes
judiciaires a produit certains résultats notables, comme la remise
en liberté, entre juillet 2012 et janvier 2013, de 30 953 détenus
en détention provisoire
, parmi lesquels, en juillet
2012, le professeur de droit constitutionnel, Mme Büşra Ersanlı (experte
dans la commission constitutionnelle du parti BDP), après plus de
huit mois de détention provisoire dans le cadre du procès KCK, l’éditeur,
Ragıp Zarakolu, ou l’ancien coordinateur du journal
Atilim, Sedat Senoglu, le 6 septembre
2012, soupçonné de liens avec le MLKP (parti communiste marxiste-léniniste), emprisonné
depuis six ans dans l'attente de son jugement
.
114. Le 3e paquet visait aussi à renforcer
la présomption d’innocence et à restreindre les motifs de détention provisoire.
Les autorités ont précisé que «dans 1 % des 3 millions d’affaires
initiées chaque année, les inculpés sont placés en détention provisoire».
Avec le 3e paquet judiciaire, les détentions
provisoires représenteront 23,5 % des incarcérations en décembre
2012.
115. L’adoption de la loi n° 6291 sur les peines alternatives le
11 avril 2012 – qui a permis de mettre en place des peines alternatives
à la prison ou la remise en liberté sous contrôle électronique de
certains détenus en fin de peine, a conduit à la libération de près
de 34 000 personnes placées en liberté conditionnelle, selon les informations
transmises par les autorités en novembre 2012.
116. Toutefois, le 3e paquet de réforme
n'a pas eu l'impact escompté: de nombreuses personnalités qui contestent
le fondement de leur incarcération et de leur détention provisoire
(notamment dans le cas des grands procès) n'ont pas obtenu leur
remise en liberté. Il faut ainsi noter que des parlementaires sont
restés en prison.
117. Le ministre de la Justice a tenu à nous informer de la préparation
d’un 4e paquet de réformes judiciaires qui
a été soumis au parlement en mars 2013. L’objectif est de remédier
aux violations de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ce paquet devrait notamment inclure des amendements au Code pénal
et permettre de renforcer la distinction entre liberté d’expression/des
médias et propagande terroriste. C’est un paquet qui est donc très
attendu et qui sera, espérons-le, à la hauteur des attentes suscitées.
Dans l’intervalle, j’ai été informée qu’un «plan d’action pour prévenir
les violations des droits de l’homme» est actuellement préparé par
le ministère de la Justice et devrait être soumis au Conseil des
ministres prochainement
.
118. En matière de justice pénale, les réformes ont conduit à la
fermeture de 268 institutions non conformes avec les standards internationaux,
à la création de 68 nouvelles institutions pénales (pour une capacité
de 14 500 places) dont 13 en 2012, au recours plus fréquent aux
peines conditionnelles
, à l’introduction
de bracelets électroniques ou au report des peines prononcées à
l’encontre des personnes handicapées ou gravement malades. Cependant,
les incidents survenus en 2012 dans plusieurs prisons
rappellent
que le surpeuplement carcéral reste un problème en Turquie, y compris
notamment dans la prison d’Urfa. Les autorités ont indiqué que la
question de l’accroissement de la capacité carcérale serait une
priorité pour le budget 2013. Cette question sera probablement examinée
cette année par le Comité européen pour la prévention de la torture
et des peines oui traitements inhumains ou dégradants (CPT), qui
effectuera une visite périodique en Turquie en 2013.
119. L’exercice des droits fondamentaux, et notamment de la liberté
d’expression et de manifestation, est donc une préoccupation majeure,
malgré les avancées effectives enregistrées depuis l’entrée en vigueur
du 3e paquet. Je m’en suis longuement
entretenue avec le ministre de la Justice, M. Sadullah Ergin dont,
au demeurant, je salue la détermination à mener les réformes nécessaires
et à intégrer les normes et la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme
. Rappelons que la détention provisoire
de parlementaires et d’élus locaux n’a toujours pas trouvé d’issue
légale. Elle entrave à l’évidence l’exercice des mandats confiés
à ces élus par les citoyens et appelle une solution législative.
120. Je note également que la révision de la Constitution approuvée
le 12 septembre 2010 ouvre la voie aux recours individuels devant
la Cour constitutionnelle pour la violation des droits couverts
par la Convention européenne des droits de l'homme. Cette possibilité
est ouverte depuis le 24 septembre 2012 pour les matières couvertes
par la Convention, et concerne les décisions rendues par les juridictions
turques après le 23 septembre 2012. Au 28 février 2013, la Cour
constitutionnelle avait reçu 2 967 plaintes: 261 ont été déclarées irrecevables,
165 ont fait l’objet d’un rejet administratif et 11 ont été fusionnées.
Aucune décision finale n’a été prononcée pour l’heure par la Cour
constitutionnelle sur les autres requêtes introduites
.
121. Le ministère de la Justice a élaboré une «Stratégie de réforme
judiciaire» qui chercher à renforcer l’efficacité du système et
l’accessibilité de la justice. Le nombre de juges et procureurs
a augmenté depuis 2002. C’est une étape importante pour résoudre
les problèmes d’engorgement des juridictions et la durée excessive
des détentions provisoires et des procès. L’Assemblée parlementaire
insiste cependant sur une notion essentielle de la nouvelle stratégie,
qui doit savoir «replacer l’individu et non l’Etat au cœur de la justice»
.
5.3. Objection de conscience
et service civil alternatif
122. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à reconnaître le droit
à l’objection de conscience et à créer un service civil alternatif».
En 2009, l'Assemblée constatait que «la législation sur le service
civil alternatif n’a toujours pas été introduite (…) et que les
mises en détention d’objecteurs de conscience qui se poursuivent
(…) en Turquie constituent un sujet de grave préoccupation
».
123. Dans son droit national, la Turquie ne reconnaît pas le droit
à l'objection de conscience et ne prévoit pas un service civil alternatif
au service militaire. Les objecteurs de conscience sont soumis à
des procédures pénales, encourent jusqu'à trois ans d'emprisonnement
et risquent des condamnations répétées, ou des détentions dans des
cellules isolées
.
124. Aux termes de l'article 10 de la Constitution, «[t]ous les
individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de
race, de couleur, de sexe, d'opinion politique, de croyance philosophique,
de religion ou de secte, ou distinction fondée sur des considérations
similaires. On ne peut accorder de privilège à un individu, une
famille, un groupe ou une classe quelconques.» L'article 72 de la
Constitution dispose: «Le service patriotique est un droit et un
devoir pour chaque Turc. La loi réglemente les modalités suivant
lesquelles ce service sera effectué, ou considéré comme effectué
au sein des Forces armées ou dans le secteur public.»
125. Dans son arrêt
Ülke c. Turquie , la Cour européenne
des droits de l'homme a pourtant conclu que les multiples condamnations
et peines d'emprisonnement dont avait fait l'objet le requérant
pour avoir refusé d'effectuer son service militaire constituaient
un traitement dégradant en violation de l'article 3 de la Convention.
La Cour a ainsi constaté que le droit turc ne contenait aucune disposition
spécifique réglementant les sanctions prévues pour les personnes
refusant de faire leur service militaire pour des motifs de conscience ou
de religion, et que les seules règles applicables en la matière
semblaient être les dispositions du Code pénal militaire, réprimant
de manière générale la désobéissance aux ordres d’un supérieur hiérarchique
.
126. Il est rappelé que l’obligation de tout Etat, en vertu de
l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, de se conformer aux
arrêts de la Cour, implique l’adoption de mesures individuelles
pour mettre un terme aux violations constatées et effacer, dans
la mesure du possible, leurs conséquences pour le requérant, ainsi
que l’adoption de mesures générales afin, notamment, de prévenir
de nouvelles violations similaires. De plus, en vertu de l’article
90 de la Constitution turque, la Convention européenne des droits
de l’homme prime sur la loi turque.
127. Dans sa Résolution CM/ResDH(2007)109, le Comité des Ministres
a prié instamment les autorités turques de prendre, sans plus de
retard, toutes les mesures nécessaires en vue de mettre un terme
à la violation du droit du requérant en vertu de la Convention et
d’adopter rapidement la réforme législative nécessaire pour prévenir
des violations similaires de la Convention
. Le Comité des Ministres,
chargé du contrôle de l’exécution des arrêts de la Cour, a noté
en septembre 2012 que, «du fait de la législation en vigueur, une
enquête à l’encontre du requérant pour désertion est toujours pendante
et qu’il existe une possibilité théorique que le requérant encoure
d’autres poursuites et condamnations» et invité «instamment les
autorités turques à adopter les mesures législatives nécessaires
en vue de prévenir les poursuites et condamnations répétitives des
objecteurs de conscience afin non seulement d’exclure toute possibilité d’autres
poursuites et condamnations du requérant mais aussi de prévenir
des violations semblables à l’avenir»
, en
dépit des mesures individuelles prises à l’encontre de M. Ülke
.
128. Une évolution rapide de la législation sur la question de
l’objection de conscience ne semblait cependant pas envisageable
lors de ma dernière visite en novembre 2012, compte tenu des circonstances
particulières concernant le service militaire obligatoire, et le
contexte d’un pays confronté à la lutte contre le terrorisme et des
opérations de terrain. Je note cependant que les autorités indiquent,
en mars 2013, que des «consultations entre les autorités concernées
se poursuivent concernant les mesures générales à prendre afin d’exécuter ainsi
pleinement les arrêts de la Cour»
. La jurisprudence récente de la Cour européenne
des droits de l’homme pourrait au demeurant amener les autorités
turques à reconsidérer la question de l’objection de conscience
– je renvoie ici à l’arrêt
Bayatyan c.
Arménie du
7 juillet 2011 – et du service civil alternatif. A cet égard, il
faut noter que la Cour a conclu, dans l’arrêt
Erçep
contre Turquie du 22 novembre
2011, à la violation de l'article 9 (droit à la liberté de pensée,
de conscience et de religion) de la Convention européenne des droits
de l’homme, et a conclu que l'absence en Turquie d'un service de
remplacement au service militaire porte atteinte au respect de l'objection
de conscience. Je note qu’une modification législative est intervenue permettant
aux hommes diplômés de pouvoir bénéficier d’une exemption du service
militaire, moyennant le paiement d’une somme d’argent. Cela ne règle
pas le problème de fond.
129. Compte tenu de ces évolutions jurisprudentielles et malgré
les impératifs de sécurité nationale, je forme le vœu que la Turquie,
dans ses efforts de mise en conformité avec la Convention européenne
des droits de l’homme, progresse sur ce dossier, introduise le droit
à l’objection de conscience et prévoie un service civil alternatif.
5.4. Ratification des
conventions du Conseil de l'Europe
130. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à ratifier la Convention
relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation
des produits du crime, la Convention-cadre pour la protection des
minorités nationales, la Charte des langues régionales et minoritaires,
la Charte sociale européenne révisée, et à accepter les dispositions
de la Charte sociale qui ne le sont pas encore».
131. L'Assemblée salue la ratification par la Turquie de la Convention
relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation
des produits du crime le 6 octobre 2004 et de la Charte sociale
européenne révisée (STE n° 163) le 27 juin 2007, des réserves ayant
été faites aux articles 2.3, 4.1, 5 et 6. Les représentants du ministère
du Travail que j’ai rencontrés en novembre 2012 m’indiquaient que
la Turquie travaille à la levée de ces réserves, mais que cela s’avérerait
toutefois difficile, notamment pour ce qui concerne les droits syndicaux
des militaires.
132. La Turquie a par ailleurs ratifié la Convention du Conseil
de l'Europe pour la prévention du terrorisme (STCE n° 196) le 23
mars 2012, entrée en vigueur le 1er juillet
2012.
133. Pour l'heure, la Turquie n'a ni signé, ni ratifié la Convention-cadre
pour la protection des minorités nationales (STE no 157)
et la Charte
des langues régionales ou minoritaires (STE no 148)
et cette question ne
semble pas à l'ordre du jour. Il faut rappeler que la définition
des minorités (religieuses, en l’espèce) a été fixée par le Traité
de Lausanne du 24 juillet 1923 et leurs droits sont garantis dans
les articles 10 et 24 de la Constitution turque. Ces communautés
peuvent administrer des écoles, des fondations religieuses et des organismes
de bienfaisance appartenant à leurs communautés respectives. Les
langues des communautés non musulmanes peuvent être enseignées dans
leurs écoles.
134. La Turquie rappelle régulièrement que sa situation est proche
de celle de la France pour ce qui concerne les langues régionales
ou minoritaires
, compte tenu de la
structure centralisée de son Etat. Si la Turquie, tout comme la
France, ne reconnaît pas les minorités nationales au sens de la
Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, des
aménagements dans les domaines de l'accès à l'éducation des langues
permettraient toutefois une meilleure prise en compte de l'identité
culturelle des minorités. Je salue à ce titre les progrès réalisés
ces dernières années pour l’utilisation d’autres langues que le
turc dans l’enseignement ou la justice (voir infra). Je note que
la revendication des Kurdes porte aujourd’hui sur un enseignement
en kurde, et non du kurde, une demande qui, pour l’heure, n’est
pas satisfaite.
5.5. Forces de maintien
de l’ordre et système judiciaire
135. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à poursuivre, avec l’assistance
du Conseil de l’Europe, la formation des juges et procureurs ainsi
que de la police et de la gendarmerie».
5.5.1. Les forces de maintien
de l’ordre
136. En 2009, le précédent rapporteur notait la quatrième
Résolution intérimaire
du
Comité des Ministres sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme concernant les progrès accomplis et les questions
en suspens eu égard aux 175 arrêts et décisions de la Cour concernant
la Turquie rendus entre 1996 et 2008
.
Le Comité des Ministres avait alors décidé de clore l’examen de
ces points au vu des mesures prises, notamment: l’amélioration des
garanties procédurales pendant la garde à vue; l’amélioration de
la formation professionnelle des membres des forces de sécurité;
l’effet direct de la Convention; l’application rapide et efficace
de la «loi sur l’indemnisation des dommages résultant d’actes de
terrorisme et de mesures de lutte contre le terrorisme» et la formation
des juges et des procureurs
. Dans le même temps,
eu égard au renforcement de la responsabilité pénale des membres
des forces de sécurité, le Comité des Ministres notait que la législation
turque demeure ambiguë quant à l’exigence d’obtenir une autorisation
administrative pour poursuivre les membres des forces de sécurité
en cas d’allégations d’infractions graves autres que les allégations
de torture et de mauvais traitements.
137. Le rapporteur précédent avait toutefois noté une contradiction
patente entre la politique de «tolérance zéro» visant à une éradication
totale de la torture et des autres formes de mauvais traitements
annoncée par le gouvernement et les différents témoignages. A ma
demande, les autorités m'ont fourni des informations à jour sur
les mesures prises depuis 2009, qui incluent l'installation de systèmes
d'enregistrement visuel et sonore dans 217 cellules de détention
et 100 salles d’interrogatoires entre 2007 et 2013, et l'organisation
de formations continues des forces de sécurité et la normalisation
des méthodes d'intervention (en coopération avec les autorités compétentes
en Allemagne et en Autriche). Les autorités ont tenu à préciser
que le nombre de procès contre les personnes soupçonnées d’actes
de torture a diminué, tout comme le nombre de décisions disciplinaires
prononcées à l’encontre de personnes soupçonnées d’actes de torture
.
138. Dans son rapport publié le 31 mars 2011 suite à sa 5e visite
périodique (4-17 juin 2009), le CPT note que la tendance à la baisse
amorcée ces dernières années quant à la fréquence et à la gravité
des mauvais traitements par des membres des forces de l’ordre semble
se poursuivre. Toutefois, un certain nombre d’allégations crédibles
de mauvais traitements physiques récents ont été recueillies, concernant essentiellement
le recours excessif à la force pendant les interpellations. Le CPT
s'est aussi déclaré sérieusement préoccupé par l’administration
défaillante des soins médicaux aux détenus et par la grave pénurie
de médecins dans les prisons. S'agissant des conditions matérielles,
un grand nombre de prisons visitées étaient surpeuplées et arrivaient
à peine à faire face à la hausse constante de la population carcérale. En
outre, les possibilités d’activités organisées (comme le travail,
l’éducation, la formation professionnelle ou le sport) étaient limitées
pour la grande majorité des détenus, y compris pour les mineurs.
139. Dans leur réponse aux recommandations du CPT, les autorités
turques ont indiqué avoir émis une circulaire à l’intention de tous
les services de police au niveau central et provincial, mettant
notamment l’accent sur la nécessité d’éviter les mauvais traitements
et le recours excessif à la force. Les autorités turques ont informé
le CPT que l’unité pour hommes adultes d’Edirne avait été mise hors
service.
140. Dans leur réponse, les autorités turques ont également fourni
des informations sur les diverses mesures prises pour mettre en
œuvre les recommandations du Comité concernant les points mentionnés
ci-dessus
, y compris «des formations sur les
droits de l’homme aux gendarmes (...) et l’installation de caméras
de surveillance dans les centres de détention, en cours d’achèvement»
.
141. Sur ce point, il convient de mentionner qu’à la suite du référendum
constitutionnel du 12 septembre 2010, la Turquie a adopté le Protocole
facultatif à la Convention des Nations Unies contre la torture (OPCAT) en
février 2011. Ratifiée en septembre 2011, la convention requiert
la mise en place d’un mécanisme national de prévention de la torture
ainsi que des rapports réguliers sur les mesures visant à appliquer
le protocole. C’est bien la mise en œuvre des mesures prises qui
requière beaucoup de vigilance.
142. Il faut noter que dans son arrêt de chambre
Erol Arikanet
autres c. Turquie du 20 novembre 2012 (non encore définitif)
concernant l’affaire des détenus de la prison de Bayrampaşa (Istanbul)
qui s’est déroulée en l’an 2000
, la
Cour a conclu à la violation de l’article 2 (droit à la vie). L’affaire
concernait les blessures subies par les requérants lors de l’opération
«Retour à la vie» menée par les forces de l’ordre le 19 décembre
2000 dans une vingtaine de prisons turques, dont celle de Bayrampaşa,
pour mettre fin aux grèves de la faim de détenus en protestation
contre le projet de prisons de type F, qui prévoyait des unités
de vie plus petites pour les détenus. Les requérants se plaignaient
de la manière dont les autorités avaient préparé et conduit l’opération
et soutenaient que la force employée à cette occasion avait été
disproportionnée. Ils reprochaient en outre à l’Etat d’avoir manqué
à son obligation de protéger la vie des personnes placées sous son
contrôle.
5.5.2. Formation des magistrats
et application de la Convention européenne des droits de l'homme
par les juges
143. Rappelons au préalable que depuis sa révision en
avril 2004, l’article 90 de la Constitution turque prévoit désormais
que les conventions internationales relatives aux droits de l’homme
priment sur toute législation nationale incompatible avec leurs
dispositions.
144. Les autorités ont indiqué que le processus de réforme a donné
lieu à la mise en route de programmes de formation
pour les fonctionnaires chargés
d’appliquer ces lois, les agents des forces de l’ordre (police et gendarmerie),
et l’appareil judiciaire à tous les échelons. Il nous a été dit
que quelque 8 500 juges et procureurs auraient été formés dans le
cadre de séminaires.
145. La non-exécution des arrêts de la Cour européenne des droits
de l'homme par la Turquie reste préoccupante, comme l'a souligné
Christos Pourgourides (Chypre, PPE/DC) dans son dernier rapport
: 1 232 affaires environ sont pendantes
devant le Comité des Ministres, ce qui représente 15 % de la charge
de travail du Comité. Ces affaires portent, pour les plus anciennes,
sur l'impossibilité de rouvrir une procédure pour les arrêts de
la Cour rendus avant le 4 février 2003
(suite
à l'arrêt
Hulki Günes c. Turquie du
19 juin 2003), l'emprisonnement répété de M. Osman Murat Ülke pour
objection de conscience au service militaire (arrêt du 24 janvier
2006)
, la liberté d'expression, la durée excessive
de la détention préventive et l'action des forces de sécurité ou
les questions concernant Chypre. Avec la nouvelle législation introduite
en matière de droits de l’homme (voir ci-dessus), le gouvernement
espère réduire considérablement le nombre d'affaires contre la Turquie
devant la Cour et le Comité des Ministres. En ce qui concerne l'exécution
de l'arrêt
Hulki Güneş c. Turquie,
un projet de loi permettant la réouverture de la procédure dans
les affaires des requérants devrait être soumis au parlement dans
le cadre du 4e paquet de réformes.
146. Soulignons à cet égard qu'en vertu de la législation entrée
en vigueur le 1er janvier 2011, les personnes placées
en détention provisoire devront être relâchées au bout de cinq ans
(10 ans dans les cas de terrorisme) si leur procès n'a pas eu lieu.
Le ministre de la Justice, Sadullah Ergin, a fait remarquer que
14 % des plaintes devant la Cour européenne des droits de l'homme
concernent la durée excessive de la procédure, qui fait par ailleurs
l'objet de demandes d'indemnisations par les plaignants
.
147. Lors de sa visite en Turquie en janvier 2012, le Président
de l'Assemblée, M. Mevlüt Çavuşoğlu, a rappelé qu'il reste néanmoins
des efforts à faire pour mener à bien la réforme judiciaire et réduire
le nombre des affaires portées devant la Cour européenne des droits
de l'homme
. A cet égard, il a invité les autorités à
recourir largement aux compétences juridiques et techniques du Conseil
de l'Europe, notamment celles de la Commission de Venise et d'autres
organes spécialisés du Conseil de l'Europe. La réforme du système judiciaire,
l'amendement de plusieurs dispositions du Code pénal et de la loi
anti-terrorisme (voir ci-dessous) et la formation des juges et des
procureurs sont autant d’éléments cruciaux pour mettre la pratique juridictionnelle
de la Turquie en conformité avec les normes européennes.
148. Plusieurs dispositifs ont été mis en place pour assurer une
meilleure prise en compte de la Convention européenne des droits
de l’homme et un contrôle de la mise en œuvre des arrêts: création
d’une Direction des droits de l’homme en août 2011 au sein du ministère
de la Justice pour préparer, en coopération avec le ministère des
Affaires étrangères, les affaires présentées devant la Cour et prendre
les mesures nécessaires à l’exécution des arrêts de la Cour; préparation
d’un «plan d’action pour la prévention des abus dans le domaine
des droits de l’homme» par le ministère de la Justice pour diminuer
le nombre d’affaires portées devant la Cour; création d’un site
internet (
http://inhak.adalet.gov.tr) en mars 2012 permettant d’accéder aux arrêts de la
Cour traduits en turc concernant la Turquie et d’autres pays; et
adoption de la loi sur la «résolution de certaines requêtes soumises
à la Cour par un mécanisme de compensation» entrée en vigueur le
19 janvier 2013, qui devrait permettre de proposer, dans un délai
de neuf mois, une compensation dans les affaires de durée excessive
des détentions et des procès déposées à la Cour avant le 23 septembre
2012 avant qu’elles ne soient jugées à Strasbourg
.
149. Des formations ont également été organisées par le Conseil
de l’Europe pour les juridictions militaires: ces derniers mois,
370 magistrats civils et 50 juges, procureurs et conseillers militaires
ont suivi des séminaires de sensibilisation à la Cour européenne
des droits de l’homme et à sa jurisprudence. Des échanges de bonnes pratiques
ont été organisés dans des pays européens et 24 membres de la Cour
d’appel militaire et 24 membres de la Cour administrative suprême
militaire (AYİM) ont participé à un séminaire de formation.
150. Suite à la mission de l’envoyé du Secrétaire général du Conseil
de l’Europe, M. Gérard Stoudmann, le «Projet sur la liberté d’expression
et les médias» a été lancé par le Conseil de l’Europe et financé
par le Fonds fiduciaire pour les droits de l’homme du Conseil de
l’Europe. Il s’est conclu par une conférence de haut niveau sur
la liberté d’expression, le 5 février 2013, en présence du ministre
de la Justice, M. Ergin, des hautes autorités judiciaires turques
et du Secrétaire général du Conseil de l’Europe, M. Thorbjørn Jagland.
Le projet «augmenter le respect pour la liberté d’expression au
sein du judiciaire» (janvier 2012-décembre 2013) inclut des visites
d’études en Allemagne, au Royaume-Uni et en Espagne pour 120 magistrats,
des programmes de formation des juges et des procureurs en matière
de liberté d’expression, y compris au sein de l’Académie de la justice,
et des détachements à la Cour européenne des droits de l’homme.
6. Droits de l'homme
6.1. Révision du Code
pénal, liberté d'expression et d'association
151. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à achever la révision
du Code pénal, avec l’assistance du Conseil de l’Europe, en tenant
compte des observations de l’Assemblée concernant la définition
des délits d’insulte ou de diffamation, de viol, de crimes d’honneur
et, plus généralement, des impératifs de proportionnalité posés
par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme
en matière de liberté d’expression et d’association».
152. Les autorités soulignent que le nouveau Code pénal turc promulgué
en 2005 a introduit une conception plus libérale de la liberté d’expression.
L’application de son article 301 relatif au dénigrement public de
la nation turque, de l’Etat, du gouvernement, de la magistrature,
du parlement, de l’armée ou des organismes de sécurité, a toutefois
soulevé des difficultés qui ont amené à le modifier en mai 2008
pour y remédier. Cette modification récente de l’article 301 en
a assujetti l’application à une double garantie: une enquête pénale
ne peut être ouverte qu’avec l’autorisation du ministre de la Justice;
même si elle est accordée, le procureur a le pouvoir discrétionnaire
de décider de ne pas poursuivre. En 2009, toutefois, l'Assemblée
constatait que «la réforme de l’article 301 du Code pénal n’a en
aucune manière levé toutes les restrictions posées à la liberté d’expression
:
selon les autorités turques, l’article 301 du nouveau Code pénal
a été utilisé pour engager 1 072 poursuites entre juin 2005 et avril
2008, lesquelles ont donné lieu à la condamnation de 192 personnes
. Entre 2008 et 2012, 2 115 demandes
d’autorisation de poursuites ont été introduites: 114 ont obtenu
une autorisation, 66 dossiers ont été classés sans suite, 78 dossiers
sont encore en cours, et 10 personnes ont été condamnées pour violation
de l’article 301
.
153. Les nombreuses pressions exercées sur la presse par les autorités
(magistrats, militaires, fonctionnaires de police) l'ont été en
vertu de l'article 301 du Code pénal qui punit les atteintes à «l'identité
et la nation turques», les peines allant jusqu'à trois ans de prison.
Les modifications introduites en 2008 n'ont pas apporté d’améliorations
suffisantes. Par ailleurs, les articles 285 (relatif à la «violation
du secret») et 288 (relatif à «l'influence d'un procès équitable»)
du Code pénal complétaient cette large panoplie législative qui
restreint la liberté d'expression – et devaient être revus. Le respect
strict des droits de l'homme fondamentaux et universels affirmés
dans la Convention européenne des droits de l'homme s'impose à tous
les Etats membres du Conseil de l'Europe, et donc aussi à la Turquie.
154. Le 3e paquet de réformes judiciaires
a amendé les articles 285 et 288 du Code pénal, qui sont les articles invoqués
dans la plupart des affaires de détention de journalistes qui couvrent
des affaires sensibles, et des peines pécuniaires peuvent être dorénavant
appliquées, au lieu des peines de prison. Les publications ne peuvent
plus être interdites. Par ailleurs, les peines de prison de trois
à cinq ans, prononcées dans des affaires de délit des médias et
d’opinion commis avant le 31 décembre 2011, ont été suspendues,
et seront annulées, sous réserve que les journalistes ne récidivent
pas durant cette période. Selon les autorités turques, cette disposition
pourrait affecter 5 000 affaires concernant des journalistes.
155. Concernant l’article 301 du Code pénal, malgré les amendements
adoptés en 2008 qui ont limité le recours effectif à cette disposition
, la Cour européenne
des droits de l'homme a condamné la Turquie dans son arrêt
Altug Taner Akvam c. Turquie rendu
le 25 octobre 2011. Elle a estimé que «le libellé de l’article 301 du
Code pénal, tel qu’interprété par la justice, est excessivement
large et vague et ne permet pas aux individus de régler leur conduite
ou de prévoir les conséquences de leurs actes. Bien que les autorités
turques aient substitué l’expression “nation turque” au terme “turcité”,
il n’y a apparemment pas eu de changement dans l’interprétation
de ces notions»
.
Cette jurisprudence nous conduit à demander l’abolition de l’article
301.
156. Notons que le 3e paquet de réformes
judiciaires a permis la levée de l’interdiction de 453 des 645 livres, journaux,
brochures qui avaient été censurés par les tribunaux ou le gouvernement
avant le 31 décembre 2011. C’est un développement positif à souligner,
qui élargira la liberté d’expression.
157. Les autorités ont précisé que de nombreux séminaires sur la
liberté d’expression à l’intention des juges et des procureurs se
sont tenus depuis 2004 et des cours de formation approfondie sur
l’application du Code pénal dans l’optique de la Convention européenne
des droits de l’homme sont organisés en coopération avec l’Union
européenne et le Conseil de l’Europe.
158. Il semblerait néanmoins que la liberté de manifestation et
d'expression rencontre de sérieux obstacles. Selon le rapport 2010
de l'Observatoire de la protection des droits de l'homme, fin 2009,
1 415 personnes étaient détenues et 369 avaient été arrêtées puis
relâchées en raison de leur participation à une manifestation. Des
membres de l'opposition, des journalistes, des acteurs de la société
civile, y compris des défenseurs des droits de l'homme, subissent
des poursuites et des condamnations (355 personnes ont été condamnées
en 2009 pour usage du droit à la liberté d'expression, et 18 journaux
ont été suspendus temporairement). L'interdiction de sites internet
(comme celle du site YouTube durant une période) et le blocage de
4 662 d'entre eux avaient aussi été préoccupants
.
159. Plusieurs mesures concernant l'accès à internet ont suscité
de nombreuses réactions: en avril 2011, le Conseil des technologies
de l'information et de la communication (BTK) a décidé la mise en
place de filtres qui obligera les détenteurs d'une ligne internet
à choisir un niveau de protection. Cette décision fait l'objet d'un recours
devant le Conseil d'Etat à l'initiative de la Fondation IPS Communication,
une filière du site internet alternatif Bianet. Cette mesure s'appliquera
à partir du 22 août 2011. De plus, l'autorité administrative TIB
a demandé en avril 2011 aux fournisseurs d'accès à internet de suspendre
les sites internet dont les noms de domaines utiliseraient l’un
des 138 mots
qui, «généralement, suggèrent
que ce site web est en violation avec les huit crimes listés dans
la loi n° 5651», selon les autorités
.
Ces mesures s'ajoutaient aux blocages de sites internet en vertu
de cette même loi, déjà évoqués plus haut
;
perçues, en Turquie, comme des mesures de censure, elles avaient
suscité, parmi une partie de la population turque et notamment les
jeunes, de vives réactions.
160. Les autorités m’ont précisé qu’en ce qui concerne la question
des filtres internet, les inquiétudes exprimées par le public ont
été prises en compte et le Conseil des technologies de l’information
et de la communication a modifié le règlement de février 2011. Une
nouvelle version a été adoptée en août 2011. Des modifications ont
été apportées de sorte que les filtres soit totalement facultatifs
et seules les personnes souhaitant souscrire à un service particulier
devront en faire la demande. Si les usagers veulent conserver leur abonnement
standard actuel, ils n’auront rien à faire. La version initiale
du règlement, qui prévoyait quatre types de filtres (standard, familial,
sécurité enfant ou national) a été réduite à deux types de filtres
– profils sécurité enfants et familial. La phase d’essai a été repoussée
et devait prendre fin en novembre 2011, date à laquelle le système
devenait accessible à tous les usagers.
161. La Cour européenne des droits de l’homme a conclu, dans son
arrêt de chambre (non définitif) rendu le 18 décembre 2012 dans
l’affaire
Ahmet Yildirim c. Turquie à
la violation de l’article 10
(liberté
d’expression) de la Convention. Elle a estimé qu’une mesure de restriction
de l’accès à internet qui ne s’inscrit pas dans un cadre légal strict
délimitant l’interdiction et offrant la garantie d’un contrôle juridictionnel
contre d’éventuels abus constitue une violation de la liberté d’expression.
162. L'application de la législation anti-terroriste vise notamment,
et essentiellement, les personnes d'origine kurde et les personnes
exprimant leur sympathie aux Kurdes. Il s'avère nécessaire de revoir
certains articles imprécis (l'article 7.2 de la loi 37/3) qui ne
font pas de distinction entre le fait d'exprimer son accord avec certains
objectifs politiques (ceux d'une organisation, le PKK, reconnue
comme une organisation terroriste par la Turquie, l’Union européenne,
les Etats-Unis) et le fait de défendre cette organisation et ses
méthodes violentes.
163. Le cas de l’écrivain Pinar Selek est emblématique; sociologue
et féministe engagée, Pinar Selek avait notamment effectué des recherches
sur le PKK. Arrêtée et torturée pour révéler ses sources, elle a
été inculpée pour complicité d'attentat lors de l'explosion sur
la marché égyptien d'Istanbul en juillet 1998 (qui, selon des rapports
d'experts, s’avérera être un accident), et a été acquittée trois
fois (en 2000, 2006 et 2011). Le parquet a fait à chaque fois appel
de cette décision. Le procès, qui devait reprendre le 1er août
2012 devant la 12e Haute Cour d'assise,
a été ajourné au 22 novembre 2012. Cette procédure, qui dure depuis
15 ans, relève de l'acharnement judiciaire contre Pinar Selek. Le
24 janvier 2013, la 12e Haute cour d’assises, s’appuyant
sur certains rapports d’experts, a condamné, par 2 voix contre 1,
Pinar Selek à la prison à perpétuité. Les motivations de la cour,
y compris l’avis divergent du juge principal, ont été publiées le
6 mars 2013
.
Pinar Selek a fait appel. La procédure se poursuit.
164. Les responsables des associations des droits de l’homme que
nous avons rencontrés, à savoir la Plateforme des droits de l’homme
(IHOP), l’Association des droits de l’homme (à Diyarbakir, Ankara
et Antakya), Amnesty international, Helsinki Citizens Assembly,
les associations Mazlumder et Tum–Bel–San à Diyarbakir et l’association
LGBT Kaos GL, ont apporté des précisions sur la nature des procès
engagés, les organisations et les personnes visées, comme les «Mères
pour la paix», des objecteurs de conscience, des avocats, et des
syndicalistes... L'association de défense des droits des gays, lesbiennes
et transgenres Lambaistanbul, interdite en mai 2008, a été autorisée
à poursuivre ses activités en avril 2009 après un nouveau procès.
Notons, au regard de toutes ces déclarations, que des situations
récurrentes perdurent: perquisitions, arrestations et détentions
de défenseurs des droits de l'homme. Il nous appartient d'y être
très attentifs.
165. Les informations concernant la situation des journalistes
obtenues au cours de mes visites m’avaient également interpellée:
- Le 30 septembre 2010, la Plateforme
pour la Liberté des Journalistes (regroupant 14 associations de médias)
créée en 2010, faisait état de 50 journalistes emprisonnés . Les responsables de la Plateforme
indiquaient qu'un nombre croissant d'enquêtes, de procès, d'agressions
physiques et de menaces contre les journalistes, ainsi que les préoccupations
liées aux procès en cours des meurtres des journalistes Hrant Dink
et Cihan Hayırsever, ainsi que l'interdiction ou la confiscation
des publications, laissaient craindre une intensification de la
répression contre les médias à l’avenir .
- En février/mars 2011, 10 journalistes et écrivains, y
compris Ahmet Şık and Nedim Şener, ont été arrêtés et leur domicile
perquisitionné. Trois autres journalistes seront arrêtés plus tard.
Tous sont connus pour être critiques envers l'AKP. MM. Şık and Şener
sont soupçonnés d'appartenir au réseau Ergenekon, alors qu'ils ont
toujours dénoncé l'existence d'un «Etat profond» et d'éléments anti-démocratiques
dans l'armée. Des copies du manuscrit non publié du livre d'Ahmet
Şık sur la communauté religieuse Gülen ont été confisquées par la
police.
- Devant l'Assemblée parlementaire le 13 avril 2011, le
Premier ministre Erdoğan a évoqué le cas de 26 journalistes et précisé
que leur incarcération n'était pas dû à leur activité journalistique
mais à «leur implication dans une tentative de coup d'Etat». Pour
ce qui concerne la confiscation du manuscrit de M. Şener, le Premier
ministre a expliqué que «lorsqu’on lance une bombe et que l’on commet
un crime, la situation est claire, mais faire l’inventaire de tout
ce qui est indispensable pour construire une bombe, qu’il s’agisse
des explosifs ou du montage, c’est aussi un crime. Dès lors que
des informations laissent apparaître un risque, les forces de sécurité
ne sont-elles pas appelées à intervenir pour prévenir le crime?» .
- L’acte d’accusation de 14 suspects dans l’affaire Ergenekon,
y compris Ahmet Şık et Nedim Şener, a été établi le 9 septembre
2011. Sik et Şener sont accusés «d’aide à une organisation terroriste
armée»; ils seront jugés et encourent 7,5 à 15 ans de prison. L’acte
d’accusation contre M. Ahmet Sik stipule que le document confisqué,
intitulé «L’armée de l’Imam» [ndlr l’imam Fethullah Gülen] devait
être publié sous le faux nom de «Sabri Uzun», «conformément à la
stratégie générale énoncée dans le document “National Media 2010”
de l’organisation terroriste armée Ergenekon pour déjouer les procédures judiciaires
engagées contre cette organisation» .
- Dans l’affaire ODATV dont j’ai pu suivre une audience
le 18 juin 2012 à Istanbul et dans laquelle 14 personnes avaient
été inculpées, la journaliste Müyesser Yildiz a été remise en liberté
le 18 juin 2012. Ahmet Sik et Nedim Şener ont été relâchés en mars
2012. Soner Yalçin, propriétaire du site ODATV, a été remis en liberté
(avec interdiction de quitter le territoire) le 28 décembre 2012
et a mis en cause l’influence du mouvement Gülen. Les journalistes
inculpés ont dénoncé le fait que les documents saisis avaient été
introduits sur leurs ordinateurs par le biais d’un virus. Suite
aux expertises réalisées par des instituts universitaires turcs
et américain en décembre 2011, le juge a ordonné une expertise par
le Conseil de la recherche technologique et scientifique de Turquie
(TUBITAK) en janvier 2012, qui a rendu un rapport non concluant
en septembre 2012, et a été invité à refaire cette expertise, laquelle
a conclu en novembre 2012 que les documents avaient été transférés
par des périphériques extérieurs, mais n’étaient pas liés aux virus
retrouvés sur ces ordinateurs.
166. Dans son communiqué de presse du 25 août 2011, le ministère
de la Justice précisait avoir examiné la liste des 72 journalistes
qui auraient été arrêtés et condamnés telle qu’établie par le Syndicat
des journalistes de Turquie et précisé que 3 n’avaient pas été arrêtés,
6 avaient été libérés, 36 faisaient l’objet d’une action pénale
(parmi lesquels seuls 4 d’entre eux étaient incarcérés pour «propagande
pour une organisation terroriste», pouvant être considéré comme
faisant partie des infractions commises par le biais de la presse), et
18 journalistes avaient été condamnés. En outre, 27 journalistes
faisaient l’objet de poursuites pour des infractions qui n’ont aucun
lien avec une activité journalistique, par exemple «membre d’une
organisation terroriste armée». Il concluait que 59 journalistes
arrêtés et condamnés sur 63 n’ont pas été arrêtés ou condamnés pour
les infractions présumées commises par le biais de la presse, à
savoir leurs écrits ou des activités journalistiques. Ils ont été
arrêtés ou condamnés pour des infractions qui n’ont pas de lien
avec la presse
.
167. Plusieurs organisations internationales ont réagi à la situation
des journalistes en prison, y compris la Commission européenne
et
le Parlement européen
.
168. Le 4 avril 2011, Dunja Mijatovic, Représentante Spéciale de
l'OSCE pour la liberté des médias, a publié une étude mentionnant
57 journalistes emprisonnés, notant que 700 à 1 000 journalistes
risqueraient l'emprisonnement et soulignant la nécessité de réformer
la loi sur les médias
.
Mme Mijatovic relève notamment que la majorité des journalistes
sont emprisonnés sur la base des articles 5 et 7 de la loi anti-terrorisme
relatifs aux articles du Code pénal sur les actes et organisations
terroristes ou le soutien aux membres ou la propagande en faveur
de telles organisations, et de l'article 314 du Code pénal visant
le fait d'établir, de commander ou de devenir membre d'une organisation
terroriste dans le but de commettre certains actes. Elle relève
également que les organes de presse sont souvent considérés par
les autorités comme des organes de publication d'organisations illégales.
Rédiger sur des sujets sensibles (terrorisme, activités anti-gouvernementales)
est considéré comme un soutien à ces questions et les journalistes
emprisonnés sont détenus dans des prisons de type F (prisons de
haute sécurité) en présence des criminels les plus dangereux.
169. Suite à l'invitation émise le 13 avril 2011 par le Premier
ministre Erdoğan, le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe a
nommé, le 30 mai 2011, Gérard Stoudmann comme son Envoyé spécial
chargé d’évaluer la situation de la liberté d’expression en Turquie.
Cela a abouti au lancement de plusieurs programmes de coopération
avec le Conseil de l’Europe.
170. Dans son rapport du 10 janvier 2012 consacré aux effets de
l’administration de la justice sur la protection des droits de l'homme
en Turquie, le Commissaire aux droits de l'homme, Thomas Hammarberg,
s'était déclaré préoccupé par la manière dont la législation turque
définit certaines infractions liées au terrorisme et à l’appartenance
à une organisation criminelle, définitions qui laissent une grande
latitude d’interprétation aux juridictions. «Le terrorisme nous
met face à des défis et à des difficultés considérables, mais il
doit être combattu dans le plein respect des droits de l'homme.
Juges et procureurs ont besoin d’être davantage sensibilisés à la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, en particulier
à la distinction entre les actes terroristes et les actes relevant
de l’exercice des droits à la liberté de pensée, d’expression, d’association
et de réunion»
.
171. J’étais par ailleurs préoccupée par la décision de la Cour
constitutionnelle du 2 mai 2011 qui a déclaré contraire à la Constitution
l'article 26 de la loi sur la presse. Cet article limitait le délai
pour engager des poursuites contre des journalistes à respectivement
deux mois (pour les journaux quotidiens) et quatre mois (pour les
autres médias) suivant une publication. L'annulation de l'article
26 risquait de multiplier le nombre d'ouverture d'enquêtes contre
des journalistes (qui s'élevaient déjà à 4 139 en 2010, selon les
chiffres indiqués par le ministre de la Justice en novembre 2010)
et de faire peser une «menace permanente de poursuites pénales contre
les journalistes exprimant des opinions critiques», pour reprendre
les termes de Dunja Mijatovic, Représentante Spéciale de l'OSCE
pour la liberté des médias
. Je note que si l’abrogation de l’article
26 initialement prévue a été abandonnée, les délais pour engager
des poursuites contre des journalistes ont cependant été portés
à respectivement quatre mois (pour les journaux quotidiens) et six
mois (pour les autres médias)
.
172. Pour ce qui concerne la révision des dispositions du Code
pénal (notamment les articles 215, 217, 238, 301, 314) et de la
loi anti-terroriste (notamment ses articles 5 et 7), je réitère
la demande formulée par l'Assemblée en 2004. J'invite les autorités
turques, en coopération avec le Conseil de l'Europe, à procéder
à un examen approfondi des dispositions légales et des mesures administratives
et à en vérifier la compatibilité avec la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l'homme. Dans ce contexte, la formation
obligatoire et continue des juges et des procureurs pour que l'application
de cette législation soit effective et harmonisée, et intègre la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, me semble
essentielle.
173. Enfin, je réitère ici les demandes adressées par l’Assemblée
à la Turquie dans sa
Résolution
1920 (2013) sur l’état de la liberté des médias en Europe
adoptée
en janvier 2013, en particulier pour ce qui concerne la demande
d’abrogation de l’article 301 du Code pénal.
174. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à procéder, avec l’assistance
du Conseil de l’Europe, à l’examen approfondi des lois datant de
l’époque de l’état d’urgence, notamment la loi sur les associations,
la loi sur les syndicats et la loi sur les partis politiques, pour
assurer une cohérence maximale avec l’esprit des réformes récentes».
6.1.1. La dissolution
des partis politiques
175. Les restrictions à la liberté d'association concernent
la dissolution des partis politiques qui a, en dernier lieu, abouti
à la dissolution du Parti de la société démocratique (DTP) en 2009
à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle turque
. Dans sa
Résolution 1622 (2008) sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie: développements récents, l'Assemblée rappelait que la
rédaction d'une nouvelle Constitution, civile, était devenue nécessaire
et invitait la Turquie à poursuivre sa coopération avec la Commission
de Venise «pour envisager l’introduction de critères plus stricts
pour la dissolution de partis politiques, tels que l’apologie ou
l’incitation à la violence ou des menaces claires contre les valeurs
essentielles de la démocratie».
176. Dans un avis rendu en 2009, la Commission de Venise indiquait
qu' «il revient aux institutions turques concernées de procéder
aux modifications nécessaires de la Constitution et de la législation
nationales (…)» de sorte que «les règles relatives à la dissolution
des partis passent du statut d’éléments exécutoires de la Constitution
au statut de soupape de sécurité, et qu’elles ne soient appliquées
que dans des circonstances exceptionnelles». En particulier la Commission
de Venise se disait favorable à un système «dans lequel l’exercice
par le Procureur général de son pouvoir d’engager des procédures
de dissolution des partis soit soumis à une certaine forme de contrôle
démocratique. En outre, d’aucuns voudront peut-être envisager d’établir
un critère général sous la forme d’un principe de proportionnalité
au sens strict, et de préciser plus avant les règles de preuve
».
177. Lors de ma visite à Ankara le 12 janvier 2011, j'ai été étonnée
d’apprendre que la Cour constitutionnelle pouvait, à la majorité
qualifiée, non seulement aisément dissoudre des partis politiques,
mais aussi en destituer simultanément les parlementaires issus d'élections
démocratiques. Ces parlementaires détiennent leur mandat du peuple
et non du parti, et ils doivent pouvoir le conserver jusqu'à l'élection
suivante, quelles que soient les circonstances politiques. J'ai
noté que le ministre de la Justice a indiqué que ces dispositions
avaient été «abrogées par amendement». Cela reste à préciser et
à suivre.
178. Je regrette que la tentative du gouvernement d'instaurer une
procédure plus élaborée de dissolution des partis politiques (qui
aurait requis l'autorisation du parlement) n’ait pas trouvé le consensus
nécessaire au parlement, et n'ait donc pas été soumise au vote lors
du référendum. J'invite les autorités turques à réexaminer cette
question et à réviser la législation, en tenant compte des recommandations
de la Commission de Venise.
6.1.2. Loi sur les associations
et les syndicats
179. Les autorités ont indiqué que les amendements constitutionnels
de septembre 2010 élargissent la portée et le contenu des droits
syndicaux et du droit d’association. Ces amendements prennent en considération
les conventions pertinentes de l’Organisation Internationale du
Travail et les arrêts y relatifs de la Cour européenne des droits
de l’homme. Il sera dorénavant possible de devenir membre de plusieurs syndicats
à la fois, sans limitation de corps de métier. L’article 54 de la
Constitution, tenant le syndicat ayant organisé une grève pour responsable
des éventuels dégâts matériels, est aboli. Le droit de négociation collective
est élargi aux fonctionnaires et aux employés du secteur public.
La loi no 6356 sur les syndicats et les
accords collectifs des fonctionnaires a été adoptée le 4 avril 2012.
Avec cette révision constitutionnelle, le Conseil économique et
social est dorénavant un organe consultatif inscrit dans la Constitution.
180. La Résolution CM/ResDH(2010)117
sur l'exécution de l’arrêt de la
Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire
Tüm Haber Sen et Çınar contre Turquie souligne
les avancées concernant la création de syndicats par les fonctionnaires.
La loi no 4688 sur les syndicats fondés
par les agents publics, telle qu’amendée par la loi no 5198
du 24 juin 2004, garantit la liberté syndicale des agents publics.
181. La loi sur les syndicats a été adoptée le 19 octobre 2012.
Lors de mes entretiens en novembre 2012 avec le président de la
Chambre de Commerce d’Istanbul, les représentants de l'Association
du Commerce et de l'Industrie turcs (TÜSİAD), le Président de la
Confédération des employés du service public (KESK) et le Secrétaire
Général de la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie
(DİSK), j’ai constaté que cette nouvelle loi suscite à la fois les
craintes du patronat envers un syndicalisme fort, et celles des
syndicats en raison des seuils de représentativité qui seront progressivement
instaurés. Je note la faiblesse du syndicalisme (en janvier 2013,
1 million de salariés sur 10,8 millions étaient syndiqués, soit
9,21 %, et 68,17 % de fonctionnaires étaient syndiqués
):
dans un pays où 95 % des entreprises sont des petites et moyennes entreprises
(PME), les syndicats devront atteindre un seuil de représentativité
de 3 % dans les entreprises de plus de 30 salariés pour signer une
convention collectives ce qui, à l’heure actuelle, exclurait 39
syndicats des négociations collectives. Actuellement 43 syndicats
sont autorisés à signer des conventions collectives. Ces syndicats
disposeront d’une période de transition durant laquelle le seuil
de représentativité ne sera pas appliqué. Les syndicats appartenant
à des confédérations syndicales se verront appliquer le seuil de représentativité
de 3 % à partir de juillet 2018
.
182. Le droit syndical connaît toutefois des restrictions: en mai
2012, le gouvernement a adopté une loi excluant le droit de grève
pour les travailleurs dans le secteur de l'aviation civile. Selon
les informations des autorités reçues depuis lors, cette disposition
a été abrogée par la loi no 6356, entrée,
en vigueur le 1er janvier 2013, qui limiterait
les restrictions au droit de grève aux «services vitaux»
. Certaines catégories professionnelles,
comme le personnel civil travaillant pour le ministère de la Défense,
ne peuvent créer des syndicats ou en devenir membres. Le parti du
CHP avait regretté que les nouvelles dispositions syndicales ne remettent
pas en cause l'arbitrage obligatoire, les interdictions et les restrictions
en ce qui concerne le droit de grève, notamment le droit aux grèves
générales et aux grèves de solidarité, et qu’elles n'apportent pas
de solutions aux litiges de longue date (plusieurs années) en matière
d’autorisation
.
183. Dans son rapport 2012
,
la Commission européenne note également que les seuils élevés pour engager
des négociations collectives continuent de restreindre considérablement
la possibilité de conventions collectives et, par conséquent, entravent
le plein l'exercice du droit de négocier collectivement.
184. Concernant la levée des réserves à la Charte sociale européenne
révisée, les représentants du ministère du Travail m’ont confirmé
les travaux en cours, tout en concédant que cela s’avérera certainement difficile,
notamment pour ce qui concerne la syndicalisation des militaires.
6.1.3. Le cas des enfants
participant à des manifestations
185. Dans son rapport de novembre 2010, Amnesty international
soulignait que «depuis 2006, en Turquie, des milliers d’enfants
parfois âgés de 12 ans seulement ont été poursuivis au titre de
la loi antiterroriste pour leur participation présumée à des manifestations.
Ces manifestations, principalement axées sur les sujets de préoccupation
de la population kurde, ont souvent été l’occasion de violents affrontements
avec la police. Une fois arrêtés, de nombreux enfants ont été placés
en détention dans des centres pour adultes, sans que leur détention
ne soit enregistrée et sans qu’ils puissent consulter un avocat
ni entrer en contact avec leur famille, pendant des périodes pouvant
aller de plusieurs mois à plus d'un an, avec un accès rare à des
programmes éducatifs, à des centres de soins ou à des activités
de loisirs. Beaucoup ont signalé des mauvais traitements et des
actes de torture pendant leur arrestation et leur détention»
.
186. Le Commissaire aux droits de l'homme, Thomas Hammarberg, avait
déjà soulevé cette question dans une lettre adressée au ministre
de la Justice, M. Ergin, le 8 juin 2010. Dans sa réponse du 1er juillet
2010, le ministre a précisé les réformes entreprises pour modifier
ce système, en particulier la comparution des mineurs devant des
tribunaux pour mineurs et pour prévenir l'incarcération des mineurs
condamnés
. Je prends note des avancées dans
ce domaine pour ce qui concerne les mineurs
, ainsi que, selon les informations
données par les autorités, des mesures concernant l’accès à l’éducation
et aux services de santé
.
187. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la
torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
a effectué une visite ad hoc en Turquie du 21 au 28 juin 2012, visant notamment
à examiner le traitement et les conditions de détention des mineurs
détenus en prison, en tenant compte des récentes allégations de
mauvais traitements sur des mineurs détenus à la prison de Pozantı.
La délégation a visité la prison pour mineurs d’Ankara-Sincan, où
ont été transférés tous les mineurs préalablement détenus à la prison
de Pozantı, ainsi que la prison pour mineurs d’Istanbul-Maltepe
et des unités pour mineurs des prisons de type E de Gaziantep et
Diyarbakır. La délégation s’est également entretenue avec diverses
autorités turques à propos des incendies qui ont éclaté au courant
du mois de juin dans plusieurs prisons du sud-est et du centre de
la Turquie, et qui ont causé de lourdes pertes
.
188. Par ailleurs, l’exercice du droit de manifestation des étudiants
est souvent réprimé par des gaz lacrymogènes et des canons à eau,
comme lors des manifestations à l’université METU en décembre 2012. La
question du recours systématique et disproportionné à la force pour
disperser et réprimer ces manifestations se pose. J’ai par ailleurs
fait part au ministre de la Justice des interrogations et des préoccupations
que soulève la mise en accusation d’une jeune étudiante franco-turque
et kurde Sevil Sevimli, arrêtée puis libérée sous condition après
trois mois de détention provisoire, et assignée à résidence en Turquie.
En novembre 2012, elle encourait une lourde peine de prison (32
ans avaient été requis par le procureur), comme d’autres étudiants
arrêtés après leur participation à des manifestations souvent légales (puis
inculpés pour des chefs d’accusation graves, tels que l’appartenance
à une organisation terroriste). Le 15 février 2013, Sevil Sevimli
a été condamnée à 5 ans et 2 mois de prison pour «diffusion de propagande terroriste
et crime commis au nom d’une organisation terroriste», et autorisée
à quitter le pays dans l’attente de son procès en appel. J’ai fait
part de mon inquiétude face au nombre d’étudiants incarcérés. A
cet égard, le ministre de la Justice m’a précisé qu’au 8 novembre
2012, seuls 87 étudiants avaient été arrêtés. Les chiffres de 2800
étudiants en prison concernent les jeunes détenus qui ont entrepris
ou poursuivi des études durant leur incarcération.
6.2. Institution du
médiateur
190. L'Assemblée s’est félicitée du fait que la révision constitutionnelle
du 12 septembre 2010 a ouvert la voie à la création de l'institution
d'un médiateur. Pour mémoire, une loi sur l’Ombudsman adoptée par
le parlement le 28 septembre 2006 avait été déclarée inconstitutionnelle
par le Cour constitutionnelle le 25 décembre 2008, après avoir été
saisie par le Président de la République. Le parlement a adopté
le 14 juin 2012 la loi sur la création de l’institution de l’ombudsman.
191. Le parlement a recueilli au 30 octobre 2012 25 candidatures
pour le poste d’ombudsman principal, et 783 candidatures pour les
cinq postes d’ombudsman adjoints. Concernant l’élection de l’ombudsman
principal, une commission jointe composé de membres de la commission
des pétitions et des droits de l’homme a présélectionné trois candidats,
soumis ensuite au vote du parlement.
192. Le 27 novembre 2012, M. Mehmet Nihat Ömeroğlu a été élu ombudsman
par le parlement. Nous aurions voulu saluer l’aboutissement du processus
de création d’une institution importante pour la défense des droits de
chaque citoyen, cependant, la désignation de M. Ömeroğlu comme ombudsman
a, dès son élection, soulevé de nombreuses questions et critiques:
outre les objections procédurales formulées par l’opposition (concernant
la publicité ou les critères de sélection de l’ombudsman), il a
été relevé que M. Ömeroğlu est un ancien membre de la Cour suprême
de Cassation qui avait, en juillet 2006, confirmé la condamnation
de l’écrivain turco-arménien Hrant Dink pour «dénigrement de la
turcité», selon l’article 301 du Code pénal. Sur ce point, la Cour
européenne des droits de l’homme
a
d’ailleurs conclu à la violation du droit à la liberté d’expression
en 2010. Les critiques soulevées par les associations de défense
des droits de l’homme et l’opposition portent sur l’élection de
cet ancien juge au poste d’ombudsman, mais aussi sur la désignation
de ses cinq adjoints, qui seraient proches de l’AKP, risquent quelque
peu de compromettre la crédibilité de cette nouvelle institution,
ce qui serait extrêmement dommageable.
193. Durant les prochains mois, les structures administratives
seront mises en place pour permettre à l’institution de l’ombudsman
d’exercer pleinement ses prérogatives. Il faut ici souhaiter que
conformément à la Recommandation N° R (85) 13 du Comité des Ministres
relative à l'institution de l'ombudsman
, les ressources nécessaires seront
mises en place pour que l’ombudsman puisse remplir sa fonction de
défenseur des citoyens. Notons à cet égard qu’un rapport est en
cours de préparation à l’Assemblée parlementaire sur «Renforcer
l’institution du médiateur en Europe»
qui
reviendra également sur la mise en place de l’ombudsman en Turquie.
194. Deux instances additionnelles ont été prévues: l’Institution
nationale des droits de l’homme de Turquie (NHRI), établie par le
parlement en juin 2012 et dont les membres ont été désignés en septembre
2012, qui devrait conduire des recherches, rédiger des recommandations,
et instruire des violations des droits de l’homme, ainsi qu’une
commission pour le contrôle des agences chargées d’appliquer la
loi – un projet de loi a été soumis au parlement. Il s’agira de
vérifier le mode de désignation de ses membres, les moyens dont
ils disposeront et l’indépendance avec laquelle ils pourront agir
pour mesurer l’efficacité de ces nouveaux dispositifs.
6.3. Réfugiés et demandeurs
d'asile
195. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée demande à la Turquie de «lever la réserve
géographique à la Convention de Genève relative au statut des réfugiés
et mettre en œuvre les recommandations du commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe en ce qui concerne le traitement
des réfugiés et des demandeurs d’asile».
196. La période récente a été marquée par l’arrivée massive de
réfugiés en provenance de Syrie (plus de 180 000 au 20 février 2013).
Lors de ma visite dans la province d’Hatay et dans les camps d’Yayladağı
(5 900 réfugiés) et d’Altınözü (1 200 réfugiés) à 100 km d’Alep
en novembre 2012, j’ai pu mesurer les moyens déployés par la Turquie
pour accueillir les 110 000 réfugiés syriens alors hébergés dans
des camps. L’accueil des réfugiés – que les Turcs appellent d’ailleurs
des «invités sous protection provisoire» – est remarquable, même
dans des conditions matérielles qui sont naturellement extrêmement
précaires (l’un des camps est installé dans une ancienne usine à
tabac avec des «containers» individualisés, l’autre est un camp
de tentes). Les efforts sont immenses, et les conditions sanitaires
et de sécurité semblent bien maîtrisées. J’ai noté en particulier
l’organisation de la scolarisation et de l’occupation des enfants
à tout niveau. Saluons l’action de la Turquie – dont l’engagement
financier s’élève actuellement à plus de 600 millions de dollars
– et du Croissant rouge turc, ainsi que la solidarité exemplaire
du peuple turc qui s’exprime en la circonstance.
197. Selon les données du Haut-Commissariat des Nations Unies pour
les réfugiés (HCR), les demandes d’asile ont augmenté de 50 % entre
juin 2011 et juillet 2012, 30 000 réfugiés et demandeurs d’asile (notamment
Afghanistan, Irak, Iran, Somalie) étant enregistrés en Turquie.
Il convient d’y ajouter 150 000 «invités syriens» accueillis dans
les camps, et 70 000 Syriens accueillis sur le territoire turc.
Le HCR estimait que la Turquie pourrait, au total, compter 335 000
réfugiés et demandeurs d’asile en 2013
.
198. Tout comme le Commissaire aux droits de l'homme, Thomas Hammarberg
,
je salue l'adoption des circulaires sur les «réfugiés et demandeurs
d'asile» et la «lutte contre l'immigration illégale» du 19 mars
2010 visant à améliorer l'accès aux procédures d'asile, à assurer
une meilleure protection des groupes vulnérables comme les enfants
séparés, les femmes victimes de violences fondées sur le genre ainsi
que les personnes âgées ou handicapées et à assurer un meilleur
accès des demandeurs d'asile au marché du travail, tout en encourageant
les autorités à s'assurer de l'application uniforme de ces circulaires
sur l'ensemble du territoire.
199. La réserve géographique à la Convention de Genève de 1951
relative au statut des réfugiés exclut les citoyens non européens
du champ d’application de la convention. Je prends note de la préparation
actuelle d'une nouvelle loi sur les étrangers et la protection internationale,
visant à améliorer davantage les conditions des étrangers quel que
soit leur statut. Ce projet de loi, préparé en coopération avec
le HCR, devrait apporter des améliorations significatives et systématiques,
conformes aux standards internationaux, être basé sur les principes
de non-discrimination et de non refoulement, et permettre l’accès
aux services de santé, d’éducation et d’assistance sociale pour
les demandeurs d’asile
. Il ressort toutefois de mon entretien
avec le président de la commission des droits de l’homme, M. Ayhan
Sefer Üstün, que la Turquie n’envisage pas la levée des réserves
à la Convention de Genève, compte tenu des travaux en cours pour
l’amélioration du cadre juridique.
200. Il faut encore mentionner l’initialisation des accords de
réadmission prévoyant le renvoi des migrants illégaux turcs ou ayant
transité par la Turquie le 21 juin 2012, une étape qualifiée de
«majeure» par le ministre de l'Intégration européenne, M. Bağiş,
pour obtenir l’abolition du régime des visas appliqué aux citoyens
turcs par les Etats membres de l’Union européenne, et considéré
comme injuste par les autorités turques
.
Le Plan d’Action National pour l’adoption des acquis européens dans
le domaine de l’asile et de l’immigration (Türkiye Ulusal Eylem
Planı) signé en 2005 avec l’Union européenne prévoit également la
suspension de la réserve géographique appliquée à la Convention
de Genève.
201. La nouvelle loi pourrait apporter une amélioration significative
de la protection des demandeurs d’asile et des réfugiés, et je souhaite
qu’elle puisse être ratifiée dans les meilleurs délais. Je considère
que la Turquie doit être soutenue dans ses efforts pour améliorer
l'accueil de ces réfugiés et j’invite la Turquie à poursuivre sa
coopération avec le Haut-Commissariat pour les réfugiés.
202. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à passer du dialogue
à un partenariat formel avec les agences des Nations Unies pour
œuvrer à un retour, dans la sécurité et dans la dignité, des personnes
déplacées à la suite du conflit durant les années 1990».
203. Le programme «retour dans les villages et projet de réhabilitation»
mis en œuvre dans 14 provinces
de
1994 à 2005 a permis le retour de 187 861 personnes sur les 386
360 personnes déplacées, selon le ministre de l'Intérieur
.
Un programme additionnel pour les 13 provinces restantes et des
plans d'actions sont à l'étude.
204. Suite à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme
de 2004, la loi n° 5233 sur les compensations des dommages causés
par le terrorisme est entrée en vigueur en mars 2008. Depuis lors, 247 729
demandes sur 360 660 ont été traitées, parmi lesquelles près de
140 000 ont eu une réponse positive (pour un montant de 2 millions
de Lires turques environ) et 100 000 ont été rejetées
. Les Cours de sûreté d’Etat
ont été abolies.
205. Les programmes de retour ont été assortis de plusieurs programmes
de développement socio-économique de la région (avec des incitations
financières et fiscales accordées aux investisseurs dans la région),
comme la mise en œuvre du projet pour l’Anatolie du sud-est (GAP)
d’ici 2012 portant sur l’irrigation, les transports sur route, la
santé, l’éducation, le développement du commerce, le renforcement
des capacités des femmes, qui ont mobilisé 14,2 % des investissements
publics en 2010; le soutien de 1000 projets dans le domaine de l’emploi,
de l’inclusion sociale et la culture visant les groupes défavorisés
entre 2008 et 2010 dans le cadre du Programme de soutien social
(SODES) pour les provinces de l’est et du sud-est; un projet de soutien
aux infrastructures rurales (KOYDES) portant sur l’eau potable,
le lancement du Projet pour un développement rural intégré en 2007
pour réhabiliter et développer 500 villages de Diyarbakir, Batman
et Siirt, pour un montant de 50 millions de dollars; et le développement
du réseau routier en Turquie du sud et du sud-est (avec un réseau
passant de 580 km de routes en 2002 à 3586 km en 2010); la construction
en cours ou achevée de nouveaux aéroports à Batman, Bingol, Igdir,
Hakkari et Sirnak.
206. Je salue les efforts de la Turquie pour poursuivre son programme
de retour des personnes déplacées et encourage les autorités turques
à développer de nouvelles initiatives, y compris en faveur du développement régional,
pour assurer le retour durable de ces personnes.
6.4. Droits des minorités,
droits culturels et protection des minorités
207. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à poursuivre la politique
visant à reconnaître l’existence des minorités nationales vivant
en Turquie et à leur accorder le droit de maintenir, de développer
et d’exprimer leur identité, et de la mettre en œuvre concrètement».
6.4.1. Les minorités reconnues
par la Turquie
208. En vertu du Traité de Lausanne de 1923, les autorités
turques reconnaissent comme minorités «les ressortissants turcs
non musulmans». Dans les faits, la Turquie reconnaît les communautés
juive, arménienne et grecque orthodoxe comme «minorités» mais non
les autres communautés religieuses (comme les Catholiques romains,
les syriaques, les Protestants, les églises évangéliques, etc).
Ils ne retiennent pas les différences ethniques entre «ressortissants
turcs» comme définition d’un autre type de minorité.
209. Les autorités ont souligné que les citoyens turcs appartenant
aux minorités non musulmanes bénéficient, entre autres, d’une discrimination
positive en matière d’éducation. Les institutions éducatives des citoyens
turcs appartenant à des minorités non musulmanes sont régies par
la loi de 2007 relative aux établissements d’enseignement privés
. Les droits de propriété des non-musulmans
ont également été renforcés dans le cadre du processus de réforme
en cours. Le Parlement turc a adopté une nouvelle loi relative aux
fondations, entrée en vigueur en février 2008, qui conforte la situation
des fondations des communautés non musulmanes en ce qui concerne
les aspects internationaux, notamment le système de dons et d’aide financiers
et/ou matériels en provenance de l’étranger, l’enregistrement de
leurs biens immobiliers et leur représentation au Conseil des fondations
− organe directeur de la Direction générale pour les fondations.
Cette loi a permis l’enregistrement de 181 biens au nom des fondations
de la communauté non musulmane et la révision des plans de cadastre
concernant 150 propriétés
.
210. En ce qui concerne les minorités religieuses, il faut souligner
que, le 13 mai 2010, le Premier ministre a publié une circulaire
confirmant que tous les citoyens turcs des différentes confessions
religieuses font partie intégrante de la Turquie, invitant instamment
toutes les administrations à agir avec la plus grande diligence pour
éliminer totalement les problèmes rencontrés par les minorités non
musulmanes.
211. En outre, l’article 11 de la loi sur les fondations a été
modifié le 27 août 2011 afin d’améliorer la situation des fondations
des communautés non musulmanes par rapport à l’enregistrement de
leurs biens immobiliers.
212. La loi amendée prévoit que les biens immobiliers des fondations
des communautés non musulmanes enregistrés lors de la Déclaration
de 1936 pour lesquels la case «propriétaire» est restée vide ou
qui sont inscrits au nom du Trésor, de la Direction générale pour
les fondations, des administrations municipales et provinciales
spéciales, hors opérations de vente, d’échange et d’expropriation,
ainsi que les cimetières et les fontaines déclarés au nom des institutions
publiques, pourront être enregistrés au nom des fondations des communautés
non musulmanes à la demande des parties intéressées. En outre, les
biens de fondations actuellement enregistrés au nom de tierces personnes
seront indemnisés à hauteur de leur valeur marchande. Les demandes
de restitution des biens résultant de la loi de 2011 ont été recevables
jusqu’au 27 août 2012. 116 fondations ont sollicité la restitution
de 1 560 biens immobiliers. 111 propriétés ont pu être restituées,
et des compensations ont été attribuées pour 15 autres biens. Ce
processus se poursuit. Notons à cet égard la décision du Conseil
des fondations (relevant de la Direction générale pour les fondations)
du 10 janvier 2013 visant la restitution de 190 hectares de terrain
au séminaire orthodoxe grec d’Halki.
213. La procédure de restitution des biens se poursuit. Elle est
d’ailleurs soutenue sans réserve par le parti d’opposition CHP.
Cette procédure de restitution se heurte dans certains cas à des
difficultés, en raison de la taille des communautés chargées d’administrer
ces biens
ou la charge de la preuve reposant
sur les fondations et la difficulté d’accès aux archives soulignée
par la Fondation Hrant Dink, qui estimait cependant toutefois que
la mise en œuvre de la loi de 2011 était un pas significatif pour
éliminer les politiques discriminatoires menées au cours de l’histoire.
Je note aussi, de l’entretien que j’ai eu avec M. Vingas, premier représentant
non musulman élu à la Direction des fondations, une forte attente
dans le processus constitutionnel qui devrait, avant tout, assurer
l’égalité, en droit et en fait, des droits entre tous les citoyens, quelle
que soit leur religion.
214. Il convient de saluer plusieurs gestes symboliques effectués
envers les minorités religieuses. Pour la première fois depuis 1952,
un ministre d'Etat, le Vice-Premier ministre, Bulent Arinç, a rendu
visite au Patriarche orthodoxe grec Bartholomée I le 3 janvier 2011,
suivie de la visite du ministre des Affaires étrangères, M. Davutoğlu,
le 3 mars 2012. Celui-ci a indiqué que la Turquie examinait la demande
du Patriarche de rouvrir le séminaire orthodoxe Halki sur l'île
d'Heybeliada, qui a été un centre d'enseignement théologique majeur
pendant plus d'un siècle avant sa fermeture en 1971, suite à une
loi visant à placer toutes les universités sous le contrôle de l'Etat.
L'Eglise arménienne de Van a été restaurée. Des livres d'enseignement
en langue arménienne ont été distribués gratuitement. De plus, le
Premier ministre Erdoğan a signifié publiquement que les Chrétiens
ne doivent pas être maltraités
. Des cérémonies religieuses se sont
tenues dans le monastère Sumela de Trabzon depuis 2010, dans les
églises arméniennes d’Akdamar (Van) et Diyarbakir. Les représentants
des minorités religieuses ont été invités à contribuer aux travaux
de la commission de conciliation chargée de rédiger la nouvelle
constitution.
215. Il faut aussi noter que la nouvelle loi sur les métropoles
du 6 décembre 2012 a ajouté une clause à la loi n° 5393 sur les
municipalités, leur permettant d’entreprendre la construction, la
maintenance et la restauration des lieux de culte.
216. Rappelons que l’Assemblée parlementaire a adopté en 2008 la
Résolution 1625 (2008) sur Gökçeada (Imbros) et Bozcaada (Ténédos): préserver
le caractère biculturel des deux îles turques comme un modèle de coopération
entre la Turquie et la Grèce dans l'intérêt des populations concernées,
que les autorités turques sont invitées à mettre en œuvre. A cet
égard, les autorités turques ont notamment indiqué la réouverture
de l’école élémentaire grecque de Gökçeada en janvier 2012
.
217. La Commission de Venise a adopté en mars 2010 un avis sur
le statut juridique des communautés religieuses en Turquie et le
droit du Patriarcat orthodoxe d'Istanbul d’utiliser l'adjectif «œcuménique»
.
218. Tout en notant que les réformes récentes de la législation
turque ont amélioré la situation des communautés religieuses non
musulmanes, la Commission de Venise souligne que, selon la Cour
européenne des droits de l'homme, le droit fondamental de la liberté
de religion garanti par l'article 9, lu en combinaison avec l'article
11 de la Convention européenne de droits de l’homme prévoit, entre
autres, la possibilité pour les communautés religieuses en tant
que telles d’obtenir la personnalité juridique, tandis qu'en Turquie,
elles peuvent seulement créer des fondations ou associations à l'appui
de la communauté religieuse. La Commission de Venise souligne que
la possibilité d'obtenir la personnalité juridique est importante,
notamment pour assurer l'accès à la justice et la protection des
droits de propriété.
219. La Commission de Venise considère par ailleurs que toute atteinte
du droit du Patriarcat orthodoxe d'utiliser le titre, «œcuménique»,
constituerait une violation de l'autonomie de l'Eglise orthodoxe
en vertu de l'article 9 de la Convention. La Commission constate
que rien n'indique que les autorités turques empêchent le Patriarcat
d'utiliser ce titre et que les autorités turques n'ont pas l'obligation
positive d’utiliser elles-mêmes ce titre. La Commission ne parvient
pas néanmoins à voir de raisons, factuelles ou juridiques, qui empêcheraient
les autorités d’adresser le Patriarcat œcuménique par son titre
historique et généralement reconnu.
220. Outre cette clarification, plusieurs avancées sont à noter,
comme l’a souligné le Commissaire aux droits de l'homme, Thomas
Hammarberg, concernant la restitution de l'ancien orphelinat de
l'île de Büyükada au Patriarcat œcuménique le 20 novembre 2010,
suite au jugement de la Cour
,
les célébrations religieuses au monastère de Sumela à Trabzon et
à l'église arménienne de l'île d'Akdamar en août et septembre 2010, l'adoption
d'une circulaire n° 2010/13 enjoignant aux autorités administratives
de porter une attention particulière à la protection des cimetières
non musulmans et à l'exécution des décisions de justice relatives
à des contentieux portant sur la propriété entre les fondations
non musulmanes et l'Etat, et les instructions données aux autorités
compétentes pour initier des procédures contre les publications
contenant des éléments d'incitation à la haine et à l'hostilité
envers les communautés non musulmanes.
221. Lors de ma visite en janvier 2011, j'ai pu rencontrer les
représentants de diverses communautés religieuses (juive, turque
arménienne, alévie, syriaque orthodoxe). J’ai également rencontré
Sa Sainteté le Patriarche œcuménique Bartholomée I en novembre 2012.
222. Lors de notre entretien, le Patriarche œcuménique a exprimé
sa confiance dans le dialogue établi avec le Gouvernement turc,
souligné l’ouverture du Gouvernement actuel envers les minorités,
et salué les progrès réalisés concernant l’octroi de la nationalité
turque aux métropolites
, et de la restitution de certaines propriétés.
Il a cependant regretté que l’école théologique (séminaire) de Halki,
fermée depuis 1971, n’ait pas encore été rouverte. Il m’a enfin
fait part de ses espoirs concernant les discussions autour du concept
de minorités religieuses et citoyenneté et de voir se concrétiser
l’égalité entre les citoyens turcs prévue dans la future constitution.
223. Les contacts que j'ai eus avec la communauté juive en janvier
2011 m’ont confirmé que les relations entretenues entre leur communauté
et le gouvernement turc sont globalement satisfaisantes malgré un contexte
géopolitique plus tendu qu'en 2008. Ces représentants ont à nouveau
fait part de leur inquiétude face à la montée de l’antisémitisme
et différents actes de vandalisme à l’encontre de la communauté
et face au discours de haine relayé par certains médias extrémistes
qui font l’amalgame entre Israël et judaïsme.
6.4.2. La communauté alévie
224. Les revendications de la communauté alévie restent
d'actualité. Rappelons que l’alévisme, une des branches de l’Islam,
est la seconde croyance religieuse en Turquie après l’islam sunnite
avec entre 15 et 20 millions de membres, soit un tiers de la population
turque. J’ai en particulier discuté avec la communauté alévie de
la mise en œuvre de l'arrêt de la Cour européenne des droits de
l’homme
Hasan et Eylem Zengin c. Turquie du 9 octobre 2007 sur
l'enseignement obligatoire de la culture religieuse et de la morale. L'exécution
de cet arrêt a été abordée aussi par le Commissaire aux droits de
l'homme, Thomas Hammarberg, dans sa lettre adressée aux autorités
turques le 16 décembre 2010, dans laquelle il regrette l'absence
d'aide financière pour la communauté alévie, la non reconnaissance
des lieux de prière alévis (cemevi) comme lieux de culte et souligne
que le droit à l'éducation des enfants alévis conformément aux convictions
religieuses des Alévis doit être respecté (suite à l'arrêt
Zengin c. Turquie).
225. Les autorités turques ont répondu que, dans le cadre du dialogue
interreligieux institué avec les représentants des communautés non
musulmanes, sept ateliers ont été organisés avec la communauté alévie sous
la coordination du ministre d'Etat, M. Celik. Un consensus s'est
dégagé sur la nécessité de reconnaître le statut légal des lieux
de culte alévis (une commission juridique a été créée et a préparé
un rapport détaillé sur la situation actuelle et les mesures à prendre,
en cours d'examen par le ministre d'Etat) et de revoir le contenu
des cours de religion et de morale: suite à l'arrêt
Hasan et Eylem Zengin c. Turquie,
les cours de religion et de morale ont été remplacés à la rentrée
scolaire 2007 par un cursus incluant des références aux croyances
des Alevis-Bektashi. Cependant, les consultations ont mis en avant
la nécessité de réviser ces manuels de cours de religion et de morale.
Tenant compte des avis des représentants des communautés alévie,
jaaferi (caferi) et nusayri, une nouvelle commission a été créée.
Le cursus révisé, approuvé par le ministre de l'Education le 31
décembre 2010, a été introduit en 2011-2012 et inclut différents
thèmes
.
226. Lors de ma visite en novembre 2012, les demandes des Alévis
m’ont été réitérées. Elles portent sur la reconnaissance d’un statut
juridique pour leurs lieux de culte (cemevi), l’enseignement du
fait religieux alévi par des sunnites, la suppression des cours
obligatoires de religion à l’école, la restitution des biens confisqués, la
suppression à terme du Diyanet (l’administration centrale gérant
les cultes), la réforme du système électoral pour permettre une
meilleure représentation des Alévie au parlement. Il faut noter
que plusieurs incidents, relayés par la presse, ont visé des familles
alévies en 2012.
227. Dans l'arrêt
Sinan Isik c. Turquie concernant
l'indication de la religion sur les cartes d'identité (et jugée contraire
à l'article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme
relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion
, la Cour européenne
des droits de l’homme a considéré que la suppression de la case
consacrée à la religion pourrait constituer une forme appropriée
de réparation qui permettrait de mettre un terme à la violation
constatée. Les autorités turques ont indiqué en février 2011 qu'une
révision des cartes d'identité était en cours
.
6.4.3. La question kurde
6.4.3.1. La situation en
Turquie du sud-est jusqu’en 2012
228. En vertu du traité de Lausanne de 1923, les autorités
turques reconnaissent comme «minorité» les «ressortissants turcs
non musulmans», comme indiqué au paragraphe 208 mais elles ne retiennent
pas les différences ethniques entre «ressortissants turcs» comme
définition d’une autre minorité. C’est sur leur identité ethnique
au demeurant que les Kurdes affirment leur différence et veulent
obtenir leur reconnaissance.
229. Constitutionnellement, en Turquie, le citoyen est «citoyen
turc». La définition du terme de «citoyenneté» est donc au cœur
du débat de la commission de conciliation et peut-être l’un des
problèmes majeurs à trancher. La demande kurde correspondrait à
une autre définition qui serait celle, entre autre, de «citoyen
de la République de Turquie».
230. Le problème des Kurdes est le plus difficile que le pays ait
à régler. La période 2011-2012 a été marquée par une recrudescence
des violences après les élections législatives de juin 2011. La
multiplication des actes terroristes du PKK et l’intensification
des opérations militaires dans le sud de la Turquie (en particulier
dans la région de Şemdinli (province de Hakkari), un territoire
que le PKK entendait contrôler), ont fait des centaines de morts
de part et d’autre. Le groupe de réflexion International Crisis
Group mentionnait 700 morts en 14 mois de combats jusqu’en septembre
2012
.
La situation est exacerbée par un contexte international propice
au renforcement des bases arrières du PKK en Irak du Nord et en
Syrie du Nord.
231. Le 28 décembre 2011, 34 jeunes villageois qui faisaient de
la contrebande avec l'Irak voisin et qui ont été pris pour des membres
du PKK, ont été tués à Uludere par l'armée de l'air turque, qui
a reconnu son erreur. Les autorités ont exprimé leur «profonde tristesse»
concernant cet incident et proposé une réparation financière
aux familles, que celles-ci ont d’ailleurs refusée. Une commission
d’enquête a été créée par le parlement; les procédures administratives
et judiciaires se poursuivent. A l’heure actuelle toutefois, les responsabilités
n’ont toujours pas été établies, et les faits restent impunis. Ce
drame a marqué la Turquie, et il est impératif qu’un an après, toute
la lumière soit faite pour que justice soit rendue.
232. Le 12 août 2012, un député du parti d'opposition CHP, membre
de la commission des droits de l'homme, a été kidnappé par le PKK.
Il s'agit du premier enlèvement d'un parlementaire, qui rejoint
ainsi la longue liste d'enseignants, d'ingénieurs, de soldats enlevés
par le PKK. Le CHP a demandé la convocation d'une séance parlementaire
extraordinaire le 14 août 2012. Faute de quorum, un tiers des parlementaires
devant être présent au moment de l'ouverture, cette séance n'a pas
eu lieu. L'AKP et le MHP avaient indiqué qu'ils refusaient d'y prendre
part pour ne pas encourager le PKK à poursuivre ses activités terroristes.
233. La diffusion le 17 août 2012 d'une vidéo montrant la rencontre
entre des parlementaires du BDP et des militants du PKK dans le
sud-est de la Turquie a suscité un grand émoi. Le Premier ministre
a enjoint le pouvoir judiciaire de prendre toutes les mesures pour
lever l’immunité de ces parlementaires. Le dossier a été transmis par
le procureur au ministère de la Justice puis au parlement. Pour
l’heure, cette procédure est en cours. La levée de l’immunité de
ces parlementaires suscite de nombreux débats, et les parlementaires
kurdes de l’AKP ont fait savoir qu’ils ne souhaitent pas appuyer
cette démarche. L'enquête sur les dossiers de demande de levée de
l'immunité présentés au Parlement turc a, pour l’heure, été reportée
en raison du processus de paix en cours.
234. La question kurde est devenue encore plus sensible avec les
derniers développements en Syrie: le nouveau positionnement dans
la crise de Massoud Barzani, le rapprochement entre Kurdes irakiens
et Kurdes syriens, et les liens que les organisations kurdes de
Turquie ont établis avec le parti PYD, une organisation kurde syrienne
proche du PKK, dans le nord de la Syrie, inquiètent les autorités
turques.
235. L'initiative «ouverture démocratique» lancée par le Gouvernement
turc en 2009, s’est aujourd’hui essoufflée. Elle avait permis d'ouvrir
les débats sur la question kurde, d'autoriser l'usage de la langue
kurde dans la sphère publique, dans les médias et dans les campagnes
électorales ainsi que l'enseignement du kurde à l'université. Notons
à cet égard:
- la mise en place
d’un enseignement de la langue kurde, de cours privés pour l’apprentissage
des langues et dialectes locaux en 2003/2004 à Şanlıurfa, Batman,
Van, Adana, Diyarbakır, İstanbul et Kızıltepe (Mardin). La plupart
de ces villes se trouvent dans le sud-est de la Turquie. Cependant,
ces cours ont tous été fermés ultérieurement par leurs fondateurs
et propriétaires en raison d’un manque d’intérêt;
- un enseignement postuniversitaire proposé par l’université
Mardin Artuklu en langue kurde. Le Conseil de l’Enseignement Supérieur
(YÖK) a autorisé l’ouverture d’un Département de langue et littérature kurdes
à l’Université Muş Alparslan en 2011;
- la diffusion de programmes dans des langues et dialectes
utilisés traditionnellement par les citoyens turcs dans leur vie
quotidienne par la RadioTélévision turque (TRT) et les chaînes de
radio et télévision privées. La diffusion en langues et dialectes
locaux concerne les informations, la musique et des documentaires
en bosniaque, kurmanchi, zaza, circassien et arabe pendant un maximum
de 60 minutes par jour et cinq heures par semaine sur la radio et
45 minutes par jour et quatre heures par semaine à la télévision;
- l’autorisation délivrée depuis le 7 mars 2006 par le RTUK
à plusieurs stations de radio et chaînes de télévision privées de
diffuser des émissions en kirmanchi et zaza. Elles ont commencé
à diffuser dans ces dialectes le 26 mars 2006;
- la décision prise par le Conseil supérieur de l’audiovisuel
du 30 mai 2006, permettant la diffusion d’œuvres musicales et cinématographiques
peut se faire sans aucune limite de temps pendant toute la journée;
- l’entrée en vigueur de la loi n° 5233 sur les compensations
des dommages causés par le terrorisme en mars 2008.
236. Cependant, les atteintes répétées à la liberté d'expression
et de manifestation (voir
supra),
l'organisation de procès de masse (comme le procès KCK)
touchant les milieux kurdes, et la
reprise des actes terroristes ont mis à mal cette politique d'ouverture.
Les revendications entendues à Diyarbakir portaient essentiellement sur
l'enseignement du kurde et en kurde. La rapporteure a tenté de rencontrer
certaines des personnes incarcérées, notamment Muharrem Erbey, vice-président
de l'Association des droits de l'homme de Turquie. La demande était
tardive mais formulée auprès de toutes les autorités locales concernées,
y compris le Bureau du Procureur et le Préfet de Diyarbakir. La
demande a également été adressée ce jour-là à la Direction compétente
du ministère de la Justice et à l’attention du ministre lui-même.
Elle est restée sans réponse. C'est à noter.
237. Ma visite à Diyarbakir le 10 janvier 2011 m'a permis d'aborder
avec les autorités et les représentants de la société civile sur
place la question kurde, au moment où reprenait le procès de 151
activistes des droits de l'homme, élus et journalistes. Les drames
vécus en Turquie du sud-est et les actes terroristes qui ont fait 40 000
morts constituent un traumatisme pour la Turquie.
238. En ce qui concerne l'enseignement de la langue kurde, il ressort
de l'échange de vues que j’ai eu le 12 janvier 2011 avec M. Hüseyin
Çelik, vice-président de l'AKP et ancien ministre de l'Education
et de la Culture, que l'enseignement optionnel de la langue kurde
dans les écoles pourrait être envisagé. Ce serait un élargissement
de libertés déjà consenties, soumis à la réflexion des responsables
de ce parti, et à laquelle ces derniers ont, semble-t-il, consenti
– en tout cas la proposition n'a pas été exclue. Je note que, pour
le CHP, il est essentiel de s’assurer que le turc reste la langue
officielle du pays.
D'un
autre côté, le parti estime que l'enseignement et l'apprentissage
de la langue kurde devraient être autorisés sur la base de la préférence
et du choix de chacun
.
239. J’avais pour ma part considéré que la possibilité offerte
aux candidats de faire campagne électorale dans une langue autre
que le turc s'inscrivait dans ce processus d'ouverture qui devait
être poursuivi et renforcé.
240. Les revendications des Kurdes portaient également sur la défense
des plaignants dans leur langue. L’adoption, en novembre 2012, d’une
loi autorisant l’usage de langues autre que le turc, dans laquelle
les accusés s’expriment le mieux, est une réponse positive. Tous
les autres problèmes concernant les Kurdes s’inscrivent logiquement
dans le débat sur la réforme de la constitution et devraient trouver
à cette occasion la réponse politique qui s’impose, y compris dans
le cadre d’une décentralisation s’inscrivant dans la Charte européenne
de l’autonomie locale.
241. Pour ce qui concerne l’usage d’autres langues que le turc
au niveau local, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de
l'Europe a demandé au Comité des Ministres, dans sa Recommandation
301 (2011) de «poursuivre l’Initiative démocratique du Gouvernement
et, dans ce cadre, à appliquer la Recommandation 229 (2007) du Congrès,
à savoir, de permettre aux conseils municipaux d’utiliser d’autres langues
que le turc dans la prestation des services publics, et de réviser
la loi relative aux municipalités afin de permettre aux maires et
aux conseils municipaux de prendre des décisions «politiques» sans
craindre que des procédures soient engagées à leur encontre» (art.
9.e).
242. Par ailleurs, le Congrès a déploré qu'«aucune mesure n’a été
prise pour mettre en œuvre la Recommandation 229 (2007) du Congrès,
à savoir permettre aux conseils municipaux d'utiliser d'autres langues
que le turc dans la prestation des services publics si besoin est,
et réviser la loi relative aux communes, qui permettrait aux maires
et aux conseillers municipaux de prendre des décisions «politiques»
sans craindre que des procédures soient engagées à leur encontre»
et que la Turquie n'ait ni signé, ni ratifié le Protocole additionnel
à la Charte européenne de l’autonomie locale sur le droit de participer
aux affaires des collectivités locales, la Charte européenne des
langues régionales ou minoritaires et la Convention-cadre pour la
protection des minorités nationales
.
6.4.3.2. Les victimes des
actes terroristes du PKK
243. Rappelons que le terrorisme exercé par le PKK a conduit
à 40 000 morts au cours de ces trois dernières décennies et a suscité
un traumatisme dans toute la population, que l’on ressent fortement.
Le PKK est une formation reconnue comme une organisation terroriste
par l’Union européenne, l’OTAN, et certains pays comme les Etats-Unis,
le Royaume-Uni, le Canada, notamment.
244. Nous dénonçons et condamnons les actes de violence du PKK,
qui touchent notamment les populations civiles, jusque dans les
écoles, et qui visent à instaurer un régime de terreur des populations
civiles. Le règlement de la question kurde supposera l’arrêt de
toutes les violences, condition préalable à toute négociation.
245. Je note aussi que les violences se poursuivent. Le 10 janvier
2013 à Paris, trois militantes kurdes, parmi lesquelles Sakine Canzis,
co-fondatrice du PKK en 1978 et proche d’Öcalan, étaient exécutées
dans les locaux du «centre d’information du Kurdistan». Ces assassinats
ont été condamnés unanimement, y compris par le Premier ministre,
M. Erdoğan, et le Vice Premier-ministre et porte-parole du gouvernement,
M. Arinç. Il appartiendra aux autorités françaises de faire la lumière
sur cette affaire. Je forme le vœu que ces violences insupportables
ne compromettent pas maintenant la poursuite des pourparlers engagés
par les autorités turques. Appelons l’ensemble des responsables
à mettre tout en œuvre pour que la question kurde aboutisse à une
solution politique, et trouve son expression concrète dans la future
constitution.
6.4.3.3. Le cas d’Abdullah
Öcalan
246. L'état de santé d'Abdullah Öcalan, détenu depuis
février 1999 à la prison fermée de haute sécurité de type F de l’île
d'Imralı, avait suscité des inquiétudes parmi les membres de l'Assemblée
et fait l'objet d'une attention
particulière lors de la dernière visite de M. Holovaty en Turquie
en 2008
. Il faut
noter que le Comité européen pour la prévention de la torture et
des peines ou traitements inhumains ou dégradants a effectué une visite
à la prison les 26 et 27 janvier 2010. La délégation a examiné les
conditions dans lesquelles Abdullah Öcalan et d’autres prisonniers
de l’établissement sont détenus, les activités en commun offertes
aux détenus et la mise en œuvre du droit des détenus de recevoir
des visites de leurs proches et de leurs avocats. Tous les prisonniers
ont été interviewés par la délégation. La visite a été effectuée
suite à la création récente sur l’île de nouveaux locaux de détention
et au transfert dans ces locaux de cinq détenus supplémentaires
en provenance d’autres prisons.
247. Dans son rapport publié le 9 juillet 2010, et sur la base
des informations recueillies, le CPT a constaté des progrès et conclu
que les conditions de détentions d'Abdullah Öcalan s'étaient améliorées
comparées à celles constatées en 2007 lors de la précédente visite,
notant que l'intégration du prisonnier dans une structure où des
contacts avec d'autres prisonniers et l'accès à un large éventail
d'activités sont possibles est à présent en cours. Le CPT a également
constaté un accès amélioré des avocats et des membres de la famille
à l'île d'Imralı. Le CPT a décidé par conséquent de clore la procédure
initiée en mars 2008 en vertu de l'article 10.2 de la Convention
européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants tout en poursuivant le suivi de la situation
d'Abdullah Öcalan et des autres prisonniers d'Imralı et se réserve
la possibilité de rouvrir cette procédure si les améliorations ne
s'avéraient pas durables
.
248. Cependant, les informations concernant la situation Abdullah
Öcalan depuis juillet 2011 étaient quelque peu préoccupantes et
laissaient supposer une nouvelle mise à l’isolement, privé d’accès
à ses avocats et avec des contacts extrêmement limités avec sa famille.
La fin de l’isolement d’Öcalan était l’une des trois revendications
posées par les quelque 700 détenus kurdes en grève de la faim, et
c’est un appel étonnant d’Öcalan qui y a mis un terme à l’issue
de 68 jours d’action de septembre à novembre 2012. Cela a repositionné
Öcalan dans le processus de négociation du désarmement du PKK, Öcalan
se présentant comme l’interlocuteur unique pour la poursuite des
négociations. Les représentants du PKK ont fait savoir que le transfert
d’Öcalan d’Imrali serait certainement une condition à la poursuite
des négociations.
6.4.3.4. Initiatives politiques
récentes pour le règlement de la question kurde depuis l’été 2012
249. Au cours des derniers mois, face à la recrudescence
des violences perpétrées par le PKK et aux opérations menées par
l’armée, plusieurs initiatives politiques ont été lancées et doivent
être mentionnées.
250. En juin 2012, le parti d'opposition CHP a proposé la mise
en place d’une commission parlementaire multipartite assistée d'un
Groupe de Sages et chargée de discuter de la résolution de la question
kurde par la mise en œuvre d'une «feuille de route». Le 6 juin 2012,
le leader du CHP, M. Kılıçdaroğlu, a été reçu par le Premier ministre
Erdoğan, qui a accueilli cette initiative favorablement, laissant
au CHP le soin de convaincre le MHP et le BDP de se joindre à cette
initiative, ce qui n’a pas abouti.
251. En juin 2012, le Premier ministre Erdoğan avait rencontré
la députée Leyla Zana, symbole de la résistance politique kurde,
qui avait exprimé sa confiance dans le Premier ministre pour résoudre
la question kurde. Cette démarche a cependant suscité des critiques
au sein du parti pro-kurde BDP.
252. Le Président du Parlement, M. Çiçek, avait préparé un document
de 11 points visant à obtenir «un consensus national contre le terrorisme»
pour résoudre la question kurde, qui n'a toutefois pas trouvé l'écho escompté
au sein de la classe politique, y compris parmi les membres de l'AKP.
253. En novembre 2012, après 68 jours de grève de la faim engagée
dans les prisons par les Kurdes, c’est à la suite de l’appel d’Abdullah
Öcalan que quelque 700 détenus ont mis un terme à leur action. Les
trois revendications des grévistes de la faim ont été considérées
par les autorités: 1) l’examen d’un projet de loi sur l’utilisation
de langues autres que le turc devant les tribunaux, y compris lorsque
les prévenus maîtrisent la langue officielle, devrait avoir lieu
en 2013; 2) la question de l’enseignement en kurde et de l’utilisation
de langues autres que le turc dans la vie publique a été renvoyée aux
travaux constitutionnels; 3) pour ce qui concerne la fin de l’isolement
d’Öcalan demandée par les grévistes, le ministre de la Justice m’avait
assurée qu’Abdullah Öcalan aurait accès à ses avocats pour les questions
de droit civil. Il considérait en effet qu’une fois jugé et condamné,
Öcalan n’avait plus besoin de voir ses avocats, ce que ces derniers
contestent, invoquant les affaires pendantes devant la Cour européenne
des droits de l’homme. Le ministre précisait par ailleurs que la
famille pouvait rendre visite au prisonnier.
254. Au cours de mes missions, je me suis entretenue avec certains
des 70 députés kurdes de l’AKP, et qui ont été élus majoritairement
dans les régions de l’est et du sud-est de la Turquie
.
Ils m’ont fait part des conditions difficiles de l’exercice de leur
mandat parlementaire, des attaques dont ils sont l’objet, et de
leur position par rapport à la question kurde. Il ressortait clairement
de ces échanges que ces parlementaires estimaient que la proposition
de solution à la question kurde ne pourrait venir que des Kurdes
eux-mêmes. J’ai aussi noté que leur position était, au sein de l’AKP,
plus nuancée que celle du Premier ministre, lorsqu’ils évoquaient
par exemple la levée de l’immunité des 10 parlementaires du BDP
ayant rencontré à l’été 2012 des activistes du PKK.
255. Je relève que le Premier ministre, M. Erdoğan, a longuement
rencontré le 13 décembre 2012 les députés AKP de 13 provinces du
sud et de l’est de la Turquie. Selon les informations parues dans
la presse, un accord aurait été trouvé sur l’utilisation d’un langage
plus inclusif vis-à-vis des Kurdes, la poursuite des réformes, l’élaboration
d’une nouvelle feuille de route sur la question kurde et, concernant
la levée de l’immunité des parlementaires du BDP, la volonté d’éviter
que ne se répète une situation déjà connue en mars 1994
.
Après l’escalade de violences en 2011 et 2012, et les discours affirmés
tenus par le Premier ministre et certains membres du gouvernement
vis-à-vis des Kurdes, cette rencontre pourrait aussi viser à jeter
les bases d’un repositionnement de l’AKP dans les régions majoritairement
kurdes, dans la perspective des élections de 2014 et 2015.
256. Depuis décembre 2012, les pourparlers entre les services secrets
turcs et Abdullah Öcalan ont repris sur l’île d’Imrali. Ils avaient
été interrompus en 2011 à l’issue du «processus d’Oslo» qui n’avait
pas abouti. Les pourparlers actuels (également appelés «processus
d’Imrali») pourraient conduire à la présentation d’une feuille de
route qui porterait, entre autres, sur le désarmement du PKK et
l’arrêt des hostilités, la possibilité donnée aux activistes du
PKK de quitter la Turquie pour s’installer dans des pays tiers autres
que ceux de l’Union européenne ou des pays voisins. Quant aux conditions
de détention d’Abdullah Öcalan, le Premier ministre Erdoğan a exclu
à plusieurs reprises qu’il puisse être placé en résidence surveillée
ou quitter l’île d’Imrali. C’était une demande du PKK. Refus également
qu’une amnistie générale puisse être décrétée pour les activistes
du PKK, alors que le CHP ne semblerait pas opposé à cette démarche
à condition qu’une amnistie englobe également les condamnés dans
les procès Ergenekon et Balyoz.
257. Dans le prolongement de la reprise de ces pourparlers, et,
pour la première fois depuis 1999, deux parlementaires, Ayla Akat
Ata du BDP et Ahmet Türk, député indépendant et co-président du
Congrès de la Société démocratique (DTK), ont été autorisés par
le ministre de la Justice à rendre visite à Abdullah Öcalan sur
l’île d’Imrali le 3 janvier 2013
. Une deuxième délégation, composée
de trois parlementaires du BDP Sırrı Süreyya Önder, Pervin Buldan
et Altan Tan, a été autorisée à rencontrer Abdullah Öcalan le 23
février 2013.
258. Je note que la démarche initiée par M. Erdoğan en faveur de
la reprise des pourparlers recueille l’assentiment des acteurs majeurs
de la vie politique turque, en particulier le CHP et le BDP, à l’exception
du parti nationaliste MHP. C’est un développement qui mérite d’être
suivi et soutenu.
6.5. Gays, lesbiennes,
bisexuels et transexuels (LGBT)
259. Nous avons reçu des informations faisant état de
difficultés rencontrées par la communauté gay, lesbienne, bisexuelle
et transexuelle (LGBT)
. Je renvoie notamment au rapport
de M. Andreas Gross (Suisse, SOC), sur la discrimination sur la
base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre
. Ainsi, le 10 mars 2009, un militant
des droits de l’homme transgenre reconnu, personnalité de premier
plan de l’association Lambda Istanbul, a été tué à l’arme blanche.
C’est le deuxième assassinat récent d’un membre de cette organisation.
Entre janvier et mai 2009, on a signalé le meurtre de cinq personnes
transgenres en Turquie, faits qui s’inscrivent dans une constante
– par exemple, 15 hommes gays et personnes transgenres auraient
été assassinés entre janvier et octobre 2007
.
Les ONG ont dénoncé ce climat de violence fondée sur l’identité
de genre en Turquie. Enquêter sur les actes de violence perpétrés
contre les personnes LGBT, poursuivre en justice les suspects et
adopter une législation efficace pour assurer l’égalité, sont des
mesures essentielles à prendre pour mettre fin à ces assassinats.
260. J'encourage la Turquie à prendre toutes les mesures, y compris
les mesures éducatives, pour lutter contre toutes les formes de
discrimination, y compris fondées sur l'orientation sexuelle, adopter
les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes
et, enfin, assurer leur mise en œuvre effective. Je rappelle à cet0 égard
la Recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité des Ministres sur des
mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation
sexuelle ou l’identité de genre
.
6.6. Lutte contre l'illettrisme
et la violence à l'égard des femmes
261. Dans sa
Résolution
1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à poursuivre les efforts
visant à lutter contre l’illettrisme féminin et contre toutes les
formes de violence à l’égard des femmes».
262. La violence à l'égard des femmes reste un problème persistant
en Turquie, comme dans l'ensemble des Etats membres du Conseil de
l'Europe. Selon une étude menée par l'organisation Human Rights
Watch, 42 % des femmes de plus de 15 ans en Turquie et 47 % des
femmes en milieu rural ont été victimes de violence physique ou
sexuelle de la part de leur époux ou partenaire au moins une fois
dans leur vie
.
263. Je souhaiterais saluer les avancées législatives importantes
qui ont été réalisées au cours de ces dernières années: le nouveau
Code pénal de 2005 prévoit la réclusion à perpétuité pour les auteurs
de meurtres motivés par la coutume/l’honneur. La Direction générale
de la condition féminine a lancé des programmes et des campagnes
intensifs de formation et de sensibilisation, dont certains en direction
des policiers et des magistrats, sur l’égalité entre les sexes et
la violence contre les femmes, y compris les crimes d’honneur.
264. Le Code pénal de 2005 contient des dispositions destinées
à renforcer la protection des femmes et classe les infractions sexuelles
parmi les «crimes contre les personnes» et non plus les «crimes
contre la société». L’agression sexuelle sur le conjoint est incriminée.
Des dispositions législatives répriment le harcèlement sexuel sur
le lieu de travail. La loi relative à la protection de la famille
(1998, modifiée en 2007) et son décret d’application (2008), ainsi
que la loi sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes
adoptée le 9 mars 2012, ont élargi et diversifié les mesures de
protection des femmes. Deux plans d’action nationaux sur les thèmes
«Combattre la violence domestique envers les femmes (2007-2010)»
et «L’égalité des sexes (2007-2013)» sont en cours d’exécution avec
la participation de tous les acteurs concernés.
265. J’ai été informée des nombreuses initiatives prises dans le
domaine de la lutte contre la violence à l’égard des femmes, en
particulier des programmes de formation lancés depuis 2006
, la mise en place d’un système de collecte
des données sur la violence domestique dans les commissariats de
police, la signature d’un protocole entre le ministère de la Famille
et des affaires sociales et le ministère de l’Intérieur pour la formation
des gendarmes qui opèrent en milieu rural, y compris sur les crimes
dits «d’honneur», les activités de la commission parlementaire sur
l’égalité des chances entre les femmes et les hommes (mise en place
en 2009), la création de centres pour prévenir et surveiller la
violence (Şiddet Önleme ve İzleme Merkezleri) ouverts en permanence
dans 14 provinces pilotes
et destinées à apporter une aide
juridique, psychologique et économique aux victimes et proposer
des programmes de réhabilitation pour les auteurs de violence.
266. Les capacités d’accueil des victimes devraient également être
élargies. En février 2013, 95 centres d’hébergement peuvent accueillir
1925 femmes victimes de violence pour des demandes en augmentation
, alors
que la loi sur les municipalités prévoit la création de foyers d'accueil
pour femmes dans toutes les villes de plus de 50 000 habitants.
La capacité des centres d’hébergement devrait être portée à 3 000
places d’ici 2015.
267. La contribution de la Turquie à la Campagne du Conseil de
l'Europe «Stop à la violence domestique faite aux femmes» (2006-2008)
mérite d'être saluée, y compris celle de la Grande Assemblée Nationale.
Le lancement en 2006 de la dimension parlementaire de la campagne
du Conseil de l'Europe s'est faite sous l'égide de la commission
sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes de l'Assemblée,
alors présidée par Mme Gülsün Bilgehan (Turquie, SOC). C'est sous
la présidence turque du Comité des Ministres que la Convention du
Conseil de l'Europe pour prévenir et combattre la violence à l'égard
des femmes et la violence domestique a été ouverte à signature.
La Turquie a été l'un des premiers pays à la signer à Istanbul le
11 mai 2011 – et le premier pays à la ratifier en mars 2012 – et
indéniablement un moteur pour faire avancer l'élaboration d'un instrument
juridique européen destiné à mieux protéger les femmes.
268. La question de la violence à l'égard des femmes en Turquie
a été abordée dans l'arrêt
Opuz contre Turquie rendu
le 9 septembre 2009
dans
lequel la Cour européenne des droits de l’homme a invoqué le manque
de diligence des autorités, l'inefficacité des mesures judiciaires
prises à l'encontre de l'auteur des violences. Elle conclut que
les autorités turques sont restées en défaut de protéger la vie
de la mère de la requérante (violation de l’article 2) et qu'elles
ont manqué à leur obligation de prendre à l’égard de la requérante
des mesures de protection sous la forme d’une prévention efficace
la mettant à l’abri des grave atteintes portées à son intégrité
physique par son ex-mari (violation de l'article 3). Sur le terrain
de l’article 14 (interdiction de la discrimination), la Cour établit
pour la première fois que la requérante a démontré que la violence
domestique affecte principalement les femmes et que la passivité
généralisée et discriminatoire dont les juridictions turques font
preuve crée un climat propice à cette violence. Compte tenu de cet
état de choses, la Cour a estimé que les violences infligées à l’intéressée
et à la mère de celle-ci doivent être considérées comme fondées
sur le sexe et qu’elles constituent donc une forme de discrimination
à l’égard des femmes.
269. Malgré les réformes entreprises par le gouvernement ces dernières
années, l’indifférence dont la justice fait généralement preuve
en la matière et l’impunité dont jouissent les agresseurs – illustrées
par la présente affaire – révèlent un manque de détermination des
autorités à prendre des mesures appropriées pour remédier à la violence
domestique. Partant, il y a eu violation de l’article 14 combiné
avec les articles 2 et 3. Aujourd'hui Mme Opuz, toujours menacée
par son ex-mari, bénéficie d'une protection rapprochée
.
270. Malgré l'adoption de la loi sur la protection de la famille
en 2007, l'organisation Human Rights Watch pointe de nombreuses
lacunes: ainsi la loi exclut de son champ d'application les femmes
divorcées ou non mariées, une réponse inadéquate des autorités de
police et de justice en cas de dépôt de plainte, un nombre insuffisant
de centres d'hébergement pour les victimes de violence, et un suivi
insuffisant des mesures d'éloignement
.
271. Le 9 mars 2012, parallèlement à la ratification de la «Convention
d’Istanbul», une nouvelle loi contre la violence à l’égard des femmes
a été adoptée par le parlement, après consultation des organisations
de femmes, fortement mobilisées au cours de tout le processus législatif.
Cette loi vise à améliorer l’efficacité de l’assistance apportée
aux victimes de violence domestique dans le respect des droits de
l’homme et de l’égalité entre les hommes et les femmes, l’octroi
d’une aide financière temporaire aux femmes hébergées dans des centres
ainsi qu’à leurs enfants, y compris une aide financière pour la
garde d’enfants, une protection renforcée pour les victimes de violence
domestique menacées de mort, des mesures de relogement de la victime
et la possibilité d’obtenir une nouvelle identité, des sanctions
prévues pour les fonctionnaires qui ne prennent pas les mesures
adéquates lorsque des faits de violence domestique leur sont rapportés.
272. Malheureusement, en dépit de la volonté affichée par la ministre,
la mise en œuvre de ces dispositifs reste insuffisante, et la loi
n’est pas suffisamment appliquée par les juges et les procureurs.
Il est essentiel de renforcer les formations dans ce domaine, mais
aussi de sanctionner les manquements en la matière, ou le manque
de diligence des institutions. Trop de drames touchent des femmes
qui avaient, en vain, demandé l’aide des autorités
.
273. J'ajouterai enfin que la lutte contre la violence à l'égard
des femmes doit être replacée dans le contexte de la promotion de
l'égalité entre les femmes et les hommes. Certes, des progrès ont
été réalisés mais la participation des femmes au parlement (4,4 %
aux élections législatives de 2002, 9,4 % en 2007, puis 14,2 % en
2011), dans les administrations locales (0,6 %).
ou sur le marché du travail reste
faible. Le gouvernement ne compte qu’une seule femme, Mme Şahin.
Seules 2 des 81 provinces sont gouvernées par des femmes (Tunceli
et Aydın). La participation des femmes sur le marché du travail
était de 30,5 % en 2011 (contre 63 % dans l’Union européenne)
. Il est important de mettre
en œuvre les dispositions révisées du Code du travail portant notamment
sur la non-discrimination et l’égalité salariale, et de poursuivre
les programmes d’aides à l’accès à l’emploi développés ces dernières
années (aides financières, incitations fiscales pour les femmes créatrices
d’entreprises, accès au microcrédit, création d’un conseil des femmes
entrepreneures au sein de la Chambre de commerce turque, etc). Sur
ce sujet, je renvoie à la résolution que le Parlement européen a adoptée
le 22 mai 2012 sur les femmes en Turquie à l'horizon 2020
.
274. L’analphabétisme des femmes est un autre obstacle majeur à
la participation des femmes dans la vie publique et économique,
au renforcement de leurs capacités et à leur indépendance financière.
Le ministère de la Famille et des politiques sociales évalue le
nombre de femmes illettrées à 3 millions, parmi lesquelles 2,3 millions
ont 50 ans ou plus. L’éradication de l’illettrisme est l’un des
objectifs affichés dans la Vision 2023 développée par le gouvernement.
Des aides financières à la scolarisation des filles en école primaire
et secondaire (accordées aux mères de famille) ont été prévues pour
les familles les plus nécessiteuses, des campagnes de sensibilisation
pour la scolarisation des filles âgées de 6 à 14 ans ont été lancées
en coopération avec l’UNICEF, plus d’un million de femmes et de
filles ont participé à des programmes d’alphabétisation entre 2008
et 2010, y compris dans les régions du sud et du sud-est où le taux
des femmes lettrées a progressé de 60 % en 2000 à 70 % en 2010.
Ces efforts ont permis d’augmenter le taux de scolarisation dans
l’enseignement primaire en Turquie (de 92,4 % en 2001-2002 à 99,3 %
en 2010).
275. Dans sa campagne de sensibilisation
contre
les mariages précoces et les mariages d’enfants
, l’UNFPA met clairement en exergue
le lien entre pauvreté, illettrisme, mariage d’enfants et risque
accru d’exposition des filles aux violences physiques, psychologiques
et sexuelles. Ces mariages restent un problème en Turquie: les mariages
d’enfants représentent 1 mariage sur 3. Dans 50 % de ces cas, il
s’agit d’une union entre une fille et un garçon illettrés. Je renvoie
aux travaux de l’Assemblée parlementaire sur cette question
,
qui constitue clairement une violation des droits de l’homme et
des enfants. et je me réjouis que la commission de conciliation
ait considéré d’inclure la prévention de ces mariages dans la future
constitution.
276. Je note aussi que le «ministère d'Etat pour les femmes et
les affaires familiales» a été remplacé en 2011 par un «ministère
pour les affaires familiale et les politiques sociales»
, soulignant ainsi la priorité accordée à
la promotion de la famille, qui est un thème prioritaire souvent
mis en avant par le Premier ministre, M. Erdoğan. Ses propos encourageant
les femmes à avoir au moins 3 enfants, ou la controverse lancée
en 2012 sur la remise en question du droit à l’avortement
,
qui ont alarmé les associations de femmes, appellent à la plus grande
vigilance.
277. Le rapport 2012 sur le fossé mondial de l'égalité entre les
femmes et les hommes («Global Gender Equality Gap Report 2012»),
qui mesure «la participation et les opportunités économiques», «les
résultats éducationnels», «la santé et la survie», et «les capacités
politiques», place la Turquie au 124e rang
sur 135 (en légère progression depuis 2010, où la Turquie se situait
au 131e rang)
.
278. Il faut espérer que la future constitution consacrera l’égalité
entre les femmes et les hommes et le plein respect des droits des
femmes, mais aussi que la législation créera les conditions d’un
exercice effectif de ces droits, qui doivent assurer une participation
accrue à la vie publique et économique, l’accès à l’emploi par des mesures
qui permettent de concilier maternité et carrière, par une tolérance
zéro en matière de violences faites aux femmes. La révision constitutionnelle
de septembre 2010 permet dorénavant la discrimination positive.
Il revient à la Turquie de saisir cette possibilité légale pour
lancer des initiatives ambitieuses et novatrices, améliorer substantiellement
la position de la femme dans la société turque, et faire de l’égalité
entre les femmes et les hommes et de la contribution des femmes
à la vie économique un vecteur de croissance – si la Turquie ambitionne
de se positionner parmi les dix premières puissances du monde.
7. Conclusions
279. Ce rapport d’étape, que nous présentons en 2013,
alors que nos missions ont repris en 2011, s’inscrit dans un contexte
de perturbations internes profondes (question kurde, crise en Syrie)
et de transition politique (révision de la constitution) qui trouvera
un premier terme lors des élections présidentielle en 2014 et législatives
en 2015.
280. Nous avons insisté sciemment sur la situation politique compliquée,
tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, qui est celle de la Turquie
aujourd’hui. Cela permettra de mieux comprendre la problématique
du moment. La Turquie se positionne dans une phase de transition
qui continue à évoluer.
281. Notons aussi que la Turquie est l’un des pays musulmans qui
conjugue démocratie et islam tout en affirmant le respect du principe
de la laïcité inscrit dans la constitution, une démarche observée
avec intérêt, notamment au regard des pays engagés dans les révolutions
dites des «printemps arabes» et qui cherchent leur voie.
282. Dans l’immédiat, notons la réforme profonde de l’armée et
le déroulement de grands procès qui touchent tous les acteurs essentiels
de la vie politique et civile – les élus, la presse, les universitaires,
les étudiants, les journalistes, et bien sûr les Kurdes. Un processus
de purge est en cours.
283. Certains points inscrits dans la
Résolution 1380 (2004) relative au dialogue postsuivi avec la Turquie ont été
honorés, comme la création de l’institution de l’ombudsman, ou la
ratification de certains instruments importants tels la Convention
relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation
des produits du crime, ou la Charte Sociale européenne révisée.
Notons aussi que la Turquie a été le premier pays à ratifier la
Convention du Conseil de l'Europe – dite «Convention d’Istanbul»
– pour prévenir et combattre la violence à l'égard des femmes et
la violence domestique – et c’est positif.
284. S’il y a des avancées notables, il y a encore des réformes
importantes non abouties qui constituent des points essentiels de
la Résolution 1380 (2004). Restent à finaliser:
- la refonte de la constitution:
après le référendum constitutionnel de 2010, ce chantier a été confié
à une commission dite «de conciliation» depuis 2011. Le travail
est en cours. Cette constitution nouvelle est attendue. Elle définira
peut-être la nature d’un nouveau système de gouvernance. Ce point
est donc essentiel;
- l’abaissement du seuil électoral de 10 %;
- la reconnaissance de l’objection de conscience;
- la ratification de la convention-cadre pour la protection
des minorités nationales, et de la charte des langues régionales
ou minoritaires;
- l’achèvement de la réforme du Code pénal (débat sur le
4e paquet des réformes judiciaires en
cours, discussions sur le renforcement de la liberté d’expression,
abolition de l’article 301, etc);
- la poursuite de la formation des juges et des procureurs;
- la réforme de l’administration locale et régionale ainsi
que la décentralisation;
- la levée de la réserve géographique à la Convention de
Genève relative au statut des réfugiés.
285. Insistons toutefois sur les progrès notables réalisés dans
le domaine de la justice avec, en 2012, le «3e paquet
de réformes judiciaires», la réforme en cours du Code pénal et la
discussion en cours, au parlement sur le «4e paquet
de réformes judiciaires». Il faut encourager les autorités à poursuivre
ces efforts qui ont été jugés insuffisants par l’opinion publique,
tant l’attente est grande.
286. Nous constatons que l’adoption du «4e paquet
de réformes judiciaires», à l’examen du parlement, suscite de nouveau
les mêmes attentes. Il devrait renforcer la mise en conformité de
la législation turque avec la Convention européenne des droits de
l’homme. La formation des magistrats, des procureurs, des policiers est
une priorité absolue pour s’assurer que ces nouvelles législations
sont effectivement appliquées. Il faudra veiller absolument à ce
que les mentalités et les méthodes de ceux qui sont appelés à appliquer
la loi évoluent en même temps si l’on veut que ces réformes puissent
pleinement être mises en œuvre.
287. Le système politique lui-même est appelé à changer, il n’est
pas encore défini. Sera-t-il présidentiel? Nous le saurons à l’issue
de la rédaction de la constitution qui est en cours. Nous vérifierons
alors la définition des pouvoirs, la réalité des contre-pouvoirs
et la nature réelle du système.
288. Rappelons à la Turquie l’impérieuse nécessité pour l’Etat
turc de protéger les libertés individuelles et de remettre l’individu
au cœur du dispositif de protection des droits de l’homme, parce
que c’est le fondement même d’une démocratie réelle.
289. Dans cette période déterminante, il faudra être encore plus
vigilants et assurer à la Turquie l’accompagnement nécessaire qui
doit lui être apporté. L’expertise de la Commission de Venise sera
donc tout particulièrement conseillée pour s’assurer que les équilibres
institutionnels et la garantie des libertés constitutionnelles sont
conformes aux normes du Conseil de l’Europe.
290. Les événements qui touchent la Syrie actuellement auront encore
des répercussions politiques, militaires et humaines profondes en
Turquie. Les réfugiés continuent à affluer dans le sud du pays et
la province de Hatay, où l’on compte maintenant plus de 180 000
réfugiés dans les centres d’hébergement. Ils sont remarquablement
accueillis. Les efforts de la Turquie sont à saluer. Ils donnent
un éclairage différent au regard parfois sévère que nous portons
sur ce pays et ses pratiques en termes de droits de l’homme. Cela nous
autorise à croire et à espérer que la Turquie est en mesure de changer
ses pratiques actuelles dans d’autres domaines évoqués précédemment,
relatives aux droits de l’homme et au traitement de certaines situations
politiques.
291. La question kurde est un problème majeur qui ne trouvera de
réponse que politique.
- Nous
condamnons fermement toute forme de violence. Nous déplorons les
40 000 morts et tout dernièrement l’assassinat à Paris de 3 militantes
kurdes.
- Nous avons pris acte au demeurant des avancées réalisées
pour la reconnaissance des droits linguistiques et culturels des
Kurdes.
- Nous encourageons les négociations à se poursuivre avec
le «processus d’Imrali» comme semble le vouloir le Premier ministre,
M. Erdoğan, et une majorité d’acteurs politiques. Ainsi s’engage
une négociation avec tous les interlocuteurs qui doivent participer
ensemble à la solution de ce problème.
292. Les problèmes extérieurs, et notamment celui de Chypre, dans
une Europe qui se veut unie, et au sein du Conseil de l’Europe dont
les deux Etats concernés sont membres, doivent trouver une solution.
Or, les négociations sont actuellement dans l’impasse. Il serait
souhaitable que l’initiative soit reprise, notamment sous les auspices
des Nations Unies. Espérons que la découverte d’importants gisements
de gaz en Méditerranée orientale n’aggrave pas les tensions. De
la stabilité de la zone sud de la Méditerranée et de l’ensemble
des Balkans dépend encore la paix en Europe. Cette paix reste précaire
tant que les divers conflits latents (frontaliers, ethniques, politiques),
tels que la question chypriote, ne seront pas réglés.
293. La Turquie, pays fondateur du Conseil de l’Europe, est candidate
à l’Union européenne. Notons que les négociations d’adhésion engagées
depuis 2005 semblent devoir reprendre en 2013. Espérons que le processus
d’adhésion à l’Union européenne, à laquelle la Turquie aspire, évoluera
favorablement avec l’ouverture du chapitre 22 des négociations (politique
régionale et coordination des instruments structurels), et peut-être
l’ouverture de chapitres additionnels, en particulier les chapitres
23 (appareil judiciaire et droits fondamentaux) et 24 (justice,
liberté et sécurité) qui permettrait de consolider le processus
de réformes en Turquie.
294. En politique extérieure, la Turquie a des difficultés à fixer
son ancrage multilatéral. La doctrine «zéro problème» avec le voisinage
se heurte à ses propres limites. Notons que la volonté de positionnement
régional de la Turquie va, semble-t-il, au-delà du Proche-Orient,
et se déploie notamment dans les Balkans et en Afrique.
295. Son positionnement stratégique, au carrefour des principaux
réseaux de transport acheminant les ressources gazières et pétrolières
des pays voisins (Caucase, Asie centrale, Iran), conduit la Turquie
à déployer une diplomatie énergétique active.
296. Considérons que la Turquie est une puissance régionale essentielle.
Elle est aussi un pays de référence pour beaucoup de pays engagés
dans les révolutions liées au déclenchement des «printemps arabes».
En conséquence, la Turquie se doit de faire avancer et aboutir son
processus de réforme démocratique.