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Rapport | Doc. 13356 | 18 novembre 2013

Refuser l'impunité pour les meurtriers de Sergueï Magnitski

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Andreas GROSS, Suisse, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 12909, Renvoi 3907 du 5 octobre 2012. 2014 - Première partie de session

Résumé

La commission des questions juridiques et des droits de l’homme est consternée par le fait que l’expert russe en fiscalité et en comptabilité, Sergueï Magnitski, qui avait mené une enquête sur une gigantesque fraude commise au détriment des autorités fiscales russes, soit mort en détention provisoire en 2009, sans qu’aucune des personnes responsables de sa mort n’ait encore été punie. M. Magnitski, qui avait été placé en détention pour une supposée évasion fiscale lorsque les plaintes qu’il avait déposées avaient été transmises pour enquête à ces mêmes fonctionnaires qu’il accusait de complicité dans la fraude qu’il dénonçait, a enduré des conditions de détention de plus en plus dures alors même que son état de santé se détériorait et est mort après avoir été frappé à coups de matraque de caoutchouc.

En se fondant sur l’analyse détaillée de ces événements, la commission invite instamment les autorités russes à mener une enquête complète sur les circonstances et le contexte de la mort de M. Magnitski, ainsi que sur l’éventuelle responsabilité pénale de tous les fonctionnaires concernés, et notamment sur les témoignages contradictoires donnés par les fonctionnaires pénitentiaires et les autres témoins, l’existence de deux versions différentes de l’«acte de décès» et l’origine de l’enrichissement considérable de certains fonctionnaires à la retraite du ministère de l’Intérieur et du fisc. La commission propose que l’application de sanctions ciblées aux intéressés, comme l’interdiction de visa et le gel d’avoirs, soit considérée comme un moyen à utiliser en dernier ressort.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté par la commission le 4 septembre 2013.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire réaffirme son adhésion indéfectible à la lutte contre l’impunité et contre la corruption qui menacent l’Etat de droit, conformément à ses Résolution 1675 (2009) et Recommandation 1876 (2009) et à ses Résolution 1943 (2013) et Recommandation 2019 (2013), ainsi qu’à la protection des donneurs d’alerte, qu’elle a manifestée dans sa Résolution 1729 (2009) et sa Recommandation 1916 (2009).
2. Elle est consternée par le fait que Sergueï Magnitski, expert en fiscalité et en comptabilité au sein d’un cabinet d’avocats établi à Moscou, soit mort en détention provisoire à Moscou le 16 novembre 2009 et qu’aucune des personnes responsables de sa mort n’ait encore été punie.
3. M. Magnitski avait mené une enquête pour le compte d’un client sur une gigantesque fraude commise au détriment des autorités fiscales russes. Les suspects qu’il avait désignés avaient effectivement obtenu le remboursement de l’impôt acquitté par les sociétés de son client, qui avaient été frauduleusement réenregistrées au nom de délinquants notoires.
4. Les plaintes ont été adressées aux hauts représentants des autorités répressives russes, mais elles ont été transmises pour enquête à ces mêmes fonctionnaires du ministère de l’Intérieur qui étaient accusés de complicité. Ils ont placé M. Magnitski en détention provisoire, dans des conditions de plus en plus dures, pour une fraude fiscale supposée commise en 2001 avec son client de l’époque, William Browder. Une pancréatite a été diagnostiquée à M. Magnitski après six mois de détention. Peu de temps avant que le traitement prévu ne lui soit administré, il a été transféré dans un autre établissement pénitentiaire dépourvu d’installations médicales adéquates.
5. Au terme de près d’un an de détention, le 16 novembre 2009, M. Magnitski, dont l’état de santé s’était encore détérioré, a été ramené dans un centre de détention équipé des installations médicales appropriées. Après être arrivé sur place, il a été frappé à coups de matraque de caoutchouc et est mort le soir même. Les médecins urgentistes civils, qui avaient été appelés par les fonctionnaires pénitentiaires, ont dû attendre plus d’une heure, après quoi ils ont trouvé le corps sans vie de M. Magnitski gisant sur le sol de la cellule où il était détenu.
6. L’heure exacte et les causes de la mort de M. Magnitski n’ont toujours pas été établies. Les témoignages et dossiers officiels contradictoires n’ont pas encore fait l’objet d’une enquête complète.
7. Deux agents pénitentiaires ont été mis en accusation pour négligence. Les poursuites engagées à l’encontre de l’un d’eux ont été abandonnées le 2 avril 2012 en raison de leur prescription, tandis que l’autre prévenu a été acquitté conformément à la demande du ministère public le 28 décembre 2012. Aucune des personnes présentes au moment de la mort de M. Magnitski, ni des personnes accusées par sa famille d’avoir orchestré les pressions dont il s’était plaint, n’a jamais été mise en accusation.
8. La procédure engagée à l’encontre de M. Magnitski, désormais accusé d’avoir participé lui-même à la fraude qu’il avait dénoncée et à la prétendue évasion fiscale de son client, se poursuit à titre posthume, en dépit des nombreuses protestations de sa veuve et de sa mère. Le droit russe autorise uniquement les procédures posthumes à titre exceptionnel, à la demande de la famille, en vue d’une réhabilitation.
9. Les avocats qui ont agi pour le compte des véritables propriétaires des sociétés frauduleusement réenregistrées, afin de leur permettre d’en reprendre le contrôle, sont à présent poursuivis pour avoir agi sur la base de faux mandats, parce que ces mandats ne leur avaient pas été délivrés par les faux propriétaires des sociétés.
10. La Commission de surveillance publique russe, chargée par l’Etat d’inspecter l’ensemble des lieux de détention de la Fédération de Russie, a mené une enquête sur les circonstances des mauvais traitements subis par M. Magnitski et de sa mort en détention. Elle a souligné les nombreuses incohérences, omissions et contradictions des dossiers officiels relatifs à cette affaire.
11. Le Conseil présidentiel pour les droits de l’homme a procédé, sur la base des conclusions de la Commission de surveillance publique, à une appréciation complète du cas de M. Magnitski et a invité instamment les autorités russes compétentes à amener les responsables de sa mort à rendre des comptes.
12. L’ancien client de M. Magnitski, William Browder, qui est à présent recherché par les autorités russes pour fraude fiscale, mène une campagne mondiale en faveur de l’interdiction de visa et du gel des comptes des personnes qui partageraient la responsabilité de la mort de M. Magnitski et des démarches faites ensuite pour étouffer cette affaire. A la suite de l’adoption de la «loi Magnitski» aux Etats-Unis d’Amérique, il fait campagne pour l’application de sanctions similaires en Europe.
13. En réaction à la loi Magnitski, la Douma d’Etat russe a adopté une loi qui prévoit l’application de mesures similaires aux fonctionnaires américains impliqués dans des actes de violation des droits de l’homme. La loi interdit également l’adoption des orphelins russes par les familles américaines et les hauts représentants du gouvernement ont publiquement félicité les fonctionnaires visés par les sanctions prévues par la loi Magnitski pour leur action.
14. Au vu de ce qui précède, l’Assemblée invite instamment les autorités russes compétentes:
14.1. à mener une enquête complète sur les circonstances et le contexte de la mort de M. Magnitski et l’éventuelle responsabilité pénale de tous les fonctionnaires concernés, et notamment:
14.1.1. sur les témoignages contradictoires donnés par les fonctionnaires pénitentiaires et les autres témoins au sujet des événements qui ont suivi l’admission de M. Magnitski au centre de détention provisoire de Matrosskaya Tishina le 16 novembre 2009;
14.1.2. sur l’existence de deux versions différentes de l’«acte de décès» du 16 novembre 2009, signé par le Dr Gaus et d’autres personnes;
14.1.3. sur les raisons du transfert de M. Magnitski à la prison de Butyrka une semaine avant la deuxième échographie et l’opération prévues à la prison de Matrosskaya Tishina;
14.1.4. sur le fait qu’une simple spécialiste de l’hygiène ait été chargée de dispenser des soins médicaux à M. Magnitski, auquel avaient été diagnostiquées auparavant de graves pathologies, notamment une pancréatite;
14.1.5. sur la prescription et l’administration, à M. Magnitski, du médicament Dyclofenac, qui est suspecté notamment d’aggraver la pancréatite dans certaines situations;
14.1.6. sur l’indisponibilité de la séquence de vidéosurveillance de l’admission de M. Magnitski à la prison de Matrosskaya Tishina le jour de sa mort, au vu du témoignage selon lequel des enquêteurs ont emporté l’enregistrement;
14.1.7. sur le caractère incomplet du registre des plaintes imposé par la loi, tenu pendant une période cruciale à la prison de Butyrka, au vu du témoignage selon lequel les extraits du registre présentés au cours de la procédure semblaient avoir été réécrits d’une traite;
14.1.8. sur les relations personnelles qui existent entre les personnes soupçonnées d’avoir participé à l’entente délictuelle dénoncée par M. Magnitski, y compris certains fonctionnaires et anciens fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et des services fiscaux impliqués dans le remboursement d’impôt frauduleux, le propriétaire de la banque utilisée pour le blanchiment des produits de l’infraction et les avocats qui ont pris part aux actions en justice fictives, et notamment les cas de voyages communs à Dubaï, Chypre et Londres;
14.1.9. sur l’origine de l’enrichissement considérable de certains fonctionnaires à la retraite du ministère de l’Intérieur et du fisc;
14.1.10. sur les actions en justice frauduleuses intentées devant les tribunaux d’arbitrage de Saint‑Pétersbourg, Moscou et Kazan, qui ont admis l’existence de dettes fictives annulant prétendument les bénéfices réalisés par les sociétés frauduleusement réenregistrées, en vue de préparer le remboursement d’impôt frauduleux dénoncé par M. Magnitski;
14.1.11. sur la procédure suivie par les deux services fiscaux impliqués dans la fraude dénoncée par M. Magnitski pour l’approbation de remboursements d’un montant équivalant à $US 230 millions  dans un délai de 24 heures à compter de la demande, en déterminant notamment si les vérifications essentielles requises ont été effectuées auprès du ministère de l’Intérieur, étant donné que celui-ci avait auparavant reçu des informations détaillées établies par M. Magnitski sur le réenregistrement frauduleux des sociétés qui demandaient ce remboursement;
14.2. à coopérer pleinement avec les autorités compétentes de tous les pays, y compris Chypre, l’Estonie, la Finlande, la Lettonie, la Lituanie, la République de Moldova et la Suisse, qui ont ouvert des enquêtes judiciaires pour blanchiment de capitaux à la lumière des informations qu’elles ont reçues au sujet des transferts de fonds suspects, qui permettent de remonter jusqu’à la fraude dénoncée par M. Magnitski ou jusqu’à des délits similaires, commis auparavant ou par la suite;
14.3. à amener à rendre des comptes pour leurs actes et omissions toutes les personnes qui partagent la responsabilité de la mort de M. Magnitski, notamment celles qui ont ordonné ses fréquents transferts d’établissements pénitentiaires et de cellules, qui se sont accompagnés d’une dégradation toujours plus importante des conditions de détention, de l’absence du traitement médical nécessaire et, juste avant sa mort à la prison de Matrosskaya Tishina, des coups qui lui ont été portés et de la manière dont on a laissé M. Magnitski seul dans une cellule, dans un état apparemment grave;
14.4. à clore la procédure engagée à titre posthume à l’encontre de M. Magnitski et à cesser d’exercer des pressions sur sa mère et sa veuve pour qu’elles participent à cette procédure;
14.5. à cesser de persécuter les autres avocats qui agissent pour le compte des véritables propriétaires des sociétés frauduleusement réenregistrées.
15. L’Assemblée félicite la Fédération de Russie d’avoir mis en place, en lui confiant un mandat solide et en assurant son indépendance, la Commission de surveillance publique, qui peut servir de modèle à de nombreux autres Etats membres du Conseil de l’Europe. Afin de renforcer encore ce précieux mécanisme de surveillance des établissements pénitentiaires, il convient d’accroître les moyens dont elle dispose et de permettre aux détenus d’y avoir plus facilement accès à des fins de prévention.
16. Elle encourage les autorités compétentes russes à persister dans la lutte menée contre la corruption à tous les niveaux:
16.1. en améliorant la coordination entre les instances qui détiennent des informations pertinentes, comme la Banque centrale, et les autres instances habilitées à mener des enquêtes judiciaires et à engager des poursuites à l’encontre des auteurs d’infractions;
16.2. en promouvant davantage la transparence des relations d’affaires, surtout en améliorant l’accès du public aux informations relatives aux sociétés (bénéficiaires effectifs, directeurs, bilans et dossiers judiciaires et fiscaux) et en imposant à l’ensemble des banques d’informer la Banque centrale de tous les transferts de fonds supérieurs à un certain seuil;
16.3. en promouvant une éthique de service public moderne, fondée sur la transparence (y compris pour les recrutements et les promotions), une rémunération équitable et une tolérance zéro à l’égard de l’extorsion, de la corruption et du trafic d’influence.
17. L’Assemblée invite tous les autres Etats membres du Conseil de l’Europe à réfléchir aux moyens d’encourager les autorités russes à amener les responsables de la mort de M. Magnitski à rendre des comptes et à mener une enquête complète sur les malversations qu’il avait dénoncées, dans l’intérêt de la Fédération de Russie et de l’ensemble de ses citoyens, qui travaillent durement et paient leurs impôts.
18. S’agissant de l’application par les Etats-Unis de sanctions ciblées à des personnes précises (interdiction de visa et gel des comptes bancaires, ainsi que des résolutions correspondantes du Parlement européen et de la loi précitée adoptée par la Douma d’Etat russe, l’Assemblée les considère comme un moyen à utiliser en dernier ressort. Rappelant sa Résolution 1597 (2007) et sa Recommandation 1824 (2007) sur les listes noires du Conseil de sécurité des Nations Unies et de l’Union européenne, elle souligne que toute mesure de ce type devrait faire l’objet d’une procédure équitable et transparente. L’Assemblée décide de suivre attentivement de quelle manière les recommandations formulées dans la présente résolution seront mises en œuvre.

B. Exposé des motifs, par M. Gross, rapporteur

(open)

1. Introduction

1.1. Etat actuel de la procédure

1. La proposition de résolution «Refuser l’impunité pour les meurtriers de Sergueï Magnitski» 
			(2) 
			Doc. 12909. a été renvoyée à la commission des questions juridiques et des droits de l’homme pour rapport le 5 octobre 2012. Lors de sa réunion du 12 novembre 2012, la commission m’a désigné rapporteur.
2. Le 21 janvier 2013, la commission a examiné une note introductive 
			(3) 
			Document AS/Jur (2013)
01 du 18 janvier 2013. et m’a autorisé à effectuer des visites d’étude à Moscou, Londres, Nicosie et Berne.
3. Afin de permettre aux autorités russes de m’exposer leur point de vue officiel sur les différents aspects de l’affaire, je me suis tout d’abord rendu à Moscou du 13 au 16 février 2013. Du 25 au 27 avril, je suis ensuite allé à Londres, pour rencontrer à la fois les autorités britanniques compétentes et l’ancien client de Sergueï Magnitski, Bill Browder. Dès le 7 janvier, j’ai rencontré le Procureur général suisse et son adjoint et, les 29 et 30 avril, les autorités chypriotes compétentes. Enfin, les 20 et 21 mai 2013, je me suis à nouveau rendu à Moscou pour entendre la réponse des autorités russes aux questions soulevées par tous les autres interlocuteurs depuis ma première visite.
4. J’aimerais profiter de cette occasion pour remercier les autorités russes, britanniques, chypriotes et suisses de leur coopération. Je regrette néanmoins qu’il ne m’ait pas été possible, à Moscou, de m’entretenir directement avec les personnes les plus immédiatement concernées par les allégations d’entente délictuelle, alors même que j’avais envoyé, avant mes deux visites d’information, la liste des noms des intéressés.

1.2. Travaux antérieurs de l’Assemblée sur l’affaire Sergueï Magnitski

5. A ce jour, les activités de l’Assemblée relatives à l’affaire Sergueï Magnitski sont, des plus récentes aux moins récentes, les suivantes:

1.2.1. Commission de suivi

6. Au vu des graves allégations formulées au sujet du cas de Sergueï Magnitski, György Frunda et moi‑même avons posé un certain nombre de questions aux autorités russes en notre qualité de corapporteurs sur le respect des obligations et engagements de la Fédération de Russie. En mai 2012, nous avons adressé plusieurs questions à la délégation parlementaire russe. Comme nous l’avons expliqué dans notre rapport adopté durant la partie de session d’octobre 2012 
			(4) 
			Doc. 13018 du 14 septembre 2012, «Le respect des obligations et
engagements de la Fédération de Russie»., les réponses qui nous ont été données s’en sont tenues à la position officielle habituelle des autorités russes, telle qu’elle transparaît dans les conclusions des enquêtes officielles et dans les décisions de justice; elles ne nous avaient pas satisfait à l’époque et ne nous satisfont toujours pas aujourd’hui.
7. Comme il est toujours difficile de pouvoir entrer dans les détails dans le cadre d’un rapport de suivi qui doit aborder un large éventail de questions relatives à la démocratie, à la prééminence du droit et aux droits de l’homme dans cet immense pays, ce rapport distinct a précisément pour but de permettre à toutes les parties en présence d’exposer et d’expliquer leur point de vue. L’Assemblée pourra ainsi apprécier ce dossier de manière objective, en se fondant correctement sur les faits et le droit, à la lumière des normes du Conseil de l’Europe en matière de lutte contre l’impunité.

1.2.2. Déclaration écrite

8. Le 9 février 2012, 58 membres de l’Assemblée parlementaire ont signé une déclaration écrite 
			(5) 
			Déclaration écrite
no 490 du 9 février 2012, Doc. 12744 (2e version), «L’affaire
Sergueï Magnitski». qui évoque les conclusions du Conseil présidentiel pour les droits de l’homme, en appelant la Russie «à poursuivre en justice les personnes mentionnées dans le rapport du Conseil des droits de l’homme, à faire cesser les intimidations à l’encontre de la famille de M. Magnitski et à permettre qu’une évaluation indépendante de son affaire soit réalisée». Cette déclaration, dont Pieter Omtzigt était l’initiateur, s’accompagnait de deux questions écrites qu’il adressait au Comité des Ministres 
			(6) 
			Doc. 12809 du 13 décembre 2011, «Enquête sur l’affaire Magnitski»,
et Doc. 12688 du 11 juillet 2011, «Décès de Sergueï Magnitski»..

1.2.3. Table ronde du 7 septembre 2011

9. En marge de la réunion de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, qui s’est tenue à Oslo en juin 2011, M. Browder, qui avait été le client du défunt Sergueï Magnitski et avait entamé des démarches dans le monde entier pour amener les meurtriers de M. Magnitski à rendre compte de leurs actes, est intervenu dans le cadre d’un séminaire parlementaire conjointement organisé par la délégation norvégienne auprès de l’Assemblée et le Comité Helsinki de Norvège.
10. La délégation russe a fait savoir lors de la réunion d’Oslo qu’elle préférait la forme d’une «table ronde», à laquelle assisteraient les représentants de toutes les parties en présence. Mme Marieluise Beck (Allemagne, ADLE), rapporteure sur les «Menaces contre la prééminence du droit dans les Etats membres du Conseil de l’Europe: affirmer l’autorité de l’Assemblée parlementaire», a réagi en organisant une table ronde consacrée à l’affaire Magnitski dans le cadre de la réunion de la commission du 7 septembre 2011 à Paris, à laquelle assistaient deux personnes qui avaient mené une enquête approfondie sur cette affaire: Mme Evgenia Albaz, journaliste de l’hebdomadaire Novoïe Vremia (Les temps nouveaux), et Mme Elena Panfilova, directrice de Transparency International Russie. La délégation russe a finalement renoncé à désigner deux experts chargés de présenter le point de vue des autorités, alors qu’elle avait été invitée à le faire par la rapporteure.

1.2.4. Rapport sur les «Allégations d’utilisation abusive du système de justice pénale, motivée par des considérations politiques, dans les Etats membres du Conseil de l’Europe»

11. Dans son dernier rapport rédigé pour l’Assemblée et adopté en octobre 2009 
			(7) 
			Doc. 11993 (2009), notamment les paragraphes 87-90 et 108-112., Mme Leutheusser‑Schnarrenberger (Allemagne, ADLE), actuellement ministre fédérale de la Justice en Allemagne, avait résumé le modus operandi de la fraude massive au remboursement d’impôt présumée qu’avait dénoncée Sergueï Magnitski et, plus important encore, avait demandé sa libération à un moment où, placé en détention provisoire, il était toujours en vie, mais souffrait déjà de graves problèmes de santé.

1.3. Méthode de travail et objectif

12. Ma méthode de travail a consisté à m’entretenir ouvertement avec toutes les parties en présence et à les écouter attentivement pour obtenir des informations provenant de personnes qui expriment des points de vue différents. J’ai obtenu un grand nombre de renseignements précis auprès de la Commission de surveillance publique, présidée par M. Valeri Borshev, dont l’équipe officiellement mandatée a effectué une enquête approfondie immédiatement après le décès de Sergueï Magnitski, et auprès de différents journalistes d’investigation, qui sont parvenus à mettre en lumière le cheminement des opérations financières effectuées pour une bonne partie des sommes détournées du budget russe, en collaborant avec leurs collègues de plusieurs autres pays. J’ai également reçu des explications et des documents intéressants de M. Browder et de ses collaborateurs à Londres, ainsi que des avocats de la mère de Sergueï Magnitski, qui préparent la requête qu’elle a introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme et qui ne sont ni en rapport avec M. Browder ni rémunérés par lui 
			(8) 
			Leur travail est financé
par l’Open Society Justice Initiative. . J’exprime ma reconnaissance à tous ceux qui, de toutes part, m’ont fourni des informations; j’ai fait de mon mieux pour les vérifier et les rapprocher, avant d’évaluer leur contenu et de parvenir aux conclusions résumées dans le présent rapport.
13. J’aimerais souligner que je ne considère pas qu’il m’appartienne de porter un «jugement» (quasi juridictionnel) sur l’«affaire» Sergueï Magnitski. En revanche, dans le droit fil des travaux de nos anciens collègues de l’Assemblée, comme mon compatriote Dick Marty, Christos Pourgourides, ou Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, qui ont présenté de solides rapports d’«investigation» à l’Assemblée 
			(9) 
			Voir par exemple les
rapports de M. Marty sur les transferts illégaux et les détentions
secrètes («rapports CIA») (Doc. 10957 et Doc. 11302)
et sur le traitement inhumain de personnes et le trafic
illicite d’organes humains au Kosovo (Doc. 12462), les rapports de M. Pourgourides sur les disparitions
au Bélarus (Doc. 9783) et l’équité des procédures judiciaires dans les affaires
d’espionnage ou de divulgation de secrets d’Etat (Doc. 11031), et les rapports de Mme Leutheusser-Schnarrenberger
sur «Les enquêtes sur les crimes qui auraient été commis par de
hauts responsables sous le régime Koutchma en Ukraine – l’affaire
Gongadze: un exemple emblématique» (Doc. 11686) et sur l’inculpation de hauts dirigeants de Yukos en
Fédération de Russie (Doc.
10368), ainsi que la note d’information que j’ai rédigée pour
le Bureau de l’Assemblée sur l’affaire de la mort de l’ancien Président
macédonien Boris Trajkovski (<a href='http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2007/20071120_Trajkovski_F.pdf'>AS/Jur
(2007) 48 rev</a>)., je me suis simplement efforcé, avec l’aide du secrétariat, de rechercher et d’exposer de mon mieux la vérité, en appréciant de manière impartiale et neutre le caractère plausible et crédible de toutes les informations reçues.
14. Comme l’indique l’intitulé de la proposition de résolution, les questions essentielles du présent rapport tiennent à la fois aux circonstances précises et à la responsabilité de la mort de Sergueï Magnitski en détention provisoire. Mais pour comprendre réellement ce qui est arrivé à M. Magnitski, nous devons également nous pencher attentivement sur les accusations qu’il avait formulées avant d’être arrêté et qui ont ensuite été portées contre lui et contre son client, M. Browder. Il est indispensable de suivre la «piste de l’argent», afin d’évaluer la crédibilité et la plausibilité des allégations avancées par les deux parties au sujet des principaux acteurs de cette affaire, y compris ceux qui ont été accusés d’avoir ordonné les mauvais traitements infligés à M. Magnitski en détention et peut-être son assassinat: l’argent – il s’agit ici d’un montant de $US 230 millions, qui ne représente probablement que la partie émergée de l’iceberg – et la volonté d’étouffer un méfait commis figurent parmi les mobiles de meurtre les plus fréquents.
15. Je présenterai donc mes conclusions de la manière suivante: nous suivrons le parcours de Sergueï Magnitski depuis le moment où il a pris part à cette affaire, en traitant les questions controversées à mesure qu’elles se présentent et en exposant à chaque fois d’abord la «version officielle» donnée par les autorités russes, puis la version donnée par la famille de M. Magnitski et son ancien client et, enfin, les conclusions auxquelles je suis parvenu en appliquant la méthode mentionnée ci-dessus.

2. Sergueï Magnitski: que lui est-il arrivé et pourquoi?

2.1. Le point de vue des proches de Sergueï Magnitski

2.1.1. La veuve de Sergueï Magnitski: Natalia Zharikova

16. J’aimerais tout d’abord présenter l’intéressé, Sergueï Magnitski, et, en donnant un aperçu de l’épreuve qu’il a traversée, reprendre quelques observations formulées à son sujet par sa veuve, Natalia Zharikova. Il est vrai qu’elle ne représente pas une source «objective», mais j’ai été très impressionné, lorsque je l’ai rencontrée à Londres, par cette femme honnête, pudique, presque timide, qui manifeste visiblement une profonde compassion pour son mari décédé, qu’elle a aimé depuis leur enfance commune à Naltchik, ville provinciale du sud de la Russie, à peu de distance de cette région troublée de la Fédération de Russie qu’est le Caucase du Nord.
17. Natalia décrit son mari comme un homme intelligent, réservé et idéaliste. Ils avaient grandi ensemble à Naltchik, où Sergueï s’était toujours montré honnête, peut-être trop parfois, d’après Natalia, puisqu’il en pâtissait lui-même. Cet élève brillant, qui contestait souvent le point de vue de ses professeurs, était un passionné d’histoire. Sergueï possédait la collection complète des œuvres de Lénine et avait adhéré aux Komsomols par principe. Une fois diplômé de l’enseignement secondaire en 1989, il avait quitté Naltchik pour étudier à l’université de Moscou, tandis que Natalia était restée sur place pour suivre les cours de l’université locale. Pendant ses études à Moscou, Sergueï vivait très pauvrement; il occupait une petite chambre dans un appartement communautaire. Après avoir obtenu son diplôme, il commença à travailler comme comptable et, en 1996, lorsqu’ils en eurent enfin les moyens, Natalia vint s’installer avec lui. Sergueï n’avait jamais manifesté d’ambition démesurée; il lui suffisait de faire du bon travail.
18. Firestone Duncan, son employeur, était une petite société, mais Sergueï n’ambitionnait pas de rejoindre une entreprise plus importante. Il n’avait pas le désir de faire de la politique et «n’a jamais pris de client qui cherchait à contourner la loi». Sergueï travaillait énormément chaque jour, mais il était en bonne santé, si l’on excepte une grippe de temps en temps; il ne buvait pas d’alcool, sauf lors d’événements sociaux, où il en consommait modérément. Le diagnostic d’hépatite et de diabète établi en prison n’avait jamais été fait auparavant. Sergueï ne parlait jamais de ses activités professionnelles à Natalia. Elle a donc été totalement surprise et profondément choquée lorsque la police est venue, fin novembre 2008, perquisitionner leur appartement pendant 12 heures et arrêter Sergueï au terme de cette perquisition. Sergueï lui a dit de ne pas s’inquiéter et l’a assurée qu’il serait de retour le lendemain. Mais il n’est jamais rentré et elle l’a uniquement revu à l’occasion de l’audience consacrée au prolongation de sa détention; elle n’a pu lui parler, car il se trouvait dans une cage. Elle a contacté les enquêteurs, mais ceux-ci ont refusé de l’autoriser à voir Sergueï en prison, sauf une fois, après quasiment un an de détention provisoire.
19. La mère de Sergueï a quitté Naltchik pour Moscou. Les deux femmes achetaient souvent des provisions pour les apporter à la prison. Leur appartement en était éloigné, elles ne possédaient pas de voiture et la lourdeur de la procédure occasionnait plusieurs heures d’attente, si bien que chacune de ces expéditions leur demandait une journée complète. «Seule la prison de Matrosskaya Tishina était un peu mieux organisée», m’a confié Natalia. Sergueï partageait tous ses colis avec ses codétenus. A la mort de Sergueï, le 16 novembre 2009, Natalia n’a pas été autorisée à voir le corps de son mari à la morgue de la maison d’arrêt. «Ils nous ont seulement rendu le corps au moment de l’enterrement. Il était déjà apprêté, revêtu des vêtements qu’ils nous avaient demandé auparavant et maquillé. Mais sa mère a soulevé le linceul et a pu constater que la jointure de ses doigts portait des traces de contusions, malgré le temps écoulé et le maquillage. Lorsque la procédure engagée à l’encontre de Sergueï a été rouverte à titre posthume et qu’elles ont été citées à comparaître devant les autorités, Natalia et la mère de Sergueï étaient «déstabilisées, apeurées et tendues», surtout lorsqu’elles ont constaté que l’affaire avait été confiée à nouveau aux mêmes enquêteurs. Natalia a écrit aux enquêteurs pour leur dire qu’elle était «totalement opposée» à la réouverture de la procédure et a déclaré à une enquêtrice qu’elle ne comprenait pas comment on pouvait engager des poursuites à l’encontre d’un mort. Natalia considère, comme la mère de Sergueï, qu’il est impossible d’espérer que ces personnes assurent la réhabilitation de Sergueï. Au début de cette épreuve, Natalia «avait peur et gardait la tête basse», alors que la mère de Sergueï se montrait plus énergique. Mais à présent, Natalia a décidé, elle aussi, de ne plus se taire. Elle est fière que tous les anciens amis et collègues de Sergueï parlent de lui en des termes aussi élogieux.

2.1.2. La mère de Sergueï Magnitski: Natalia Magnitskaïa

20. J’ai rencontré Natalia Magnitskaïa à Moscou en mai 2013. Nous nous sommes entretenus pendant plus de trois heures. Pour contribuer à mieux faire connaître l’histoire de son fils, elle a accepté de revivre le cauchemar de la mort de ce dernier en détention et des poursuites engagées à titre posthume à son encontre, ce qui constitue une épreuve pour elle. Mme Magnitskaïa s’exprime d’une voix douce, mais sans larmes, bien qu’elle soit profondément affectée par la perte de son fils; résolue à voir les responsables de la mort de Sergueï amenés à rendre compte de leurs actes, elle n’est cependant animée d’aucun sentiment de vengeance ou d’animosité.
21. Après l’arrestation de son fils, elle a quitté son domicile de Naltchik pour s’installer chez sa belle‑fille à Moscou. Cette dernière avait besoin de son aide pour élever ses enfants, en particulier son plus jeune fils, qui venait d’entamer sa deuxième année d’enseignement primaire. La mère de Sergueï voulait par ailleurs rendre visite à son fils en prison et lui apporter des vivres, mais elle s’est heurtée aux mêmes obstacles que ceux qu’a évoqués sa belle-fille. Sergueï n’a connu aucun problème de santé dans son premier lieu de détention (la maison d’arrêt no 5), à l’exception d’une grippe pour laquelle il a été soigné. Il n’était pas autorisé à recevoir de visite, mais il a écrit de nombreuses lettres, dans lesquelles il demandait des nouvelles de sa femme et de ses enfants, ainsi que d’autres membres de sa famille, et parlait des livres qu’il lisait en prison. Il a été transféré de la maison d’arrêt no 5 dans un centre de détention provisoire puis, en avril 2009, à la maison d’arrêt de Matrosskaya Tishina.
22. Jusqu’en avril 2009, Sergueï Magnitski écrivait qu’il devait être relâché parce qu’il était innocent, et non en raison de son état de santé. Il avait toujours été en bonne santé, présentait un léger surpoids, mais n’avait jamais été gravement malade et avait séjourné une seule fois à l’hôpital pour une appendicite. A partir d’avril 2009, il commença à se plaindre de problèmes gastriques. A la demande d’un proche, qui exerçait la profession de médecin, il a décrit ses symptômes en détail; ils correspondent au diagnostic effectué par les médecins de la maison d’arrêt de Matrosskaya Tishina: il s’agissait d’une pancréatite.
23. Peu de temps après ce diagnostic, et alors même qu’un examen échographique supplémentaire et une opération chirurgicale lui avaient été prescrits, Sergueï Magnitski a été transféré à la prison de Butyrka, un établissement de régime sévère. Après son transfert, il a beaucoup souffert de ne plus être autorisé à lire. Pendant la détention de Sergueï à Butyrka, les contacts avec lui étaient très limités et chaque lettre mettait deux mois à parvenir à son destinataire; en quatre mois, elle ont uniquement reçu deux lettres de sa part. Lorsque elles demandaient au juge l’autorisation de rendre visite à Sergueï, on leur répondait, comme dans «L’archipel du goulag» d’Alexandre Soljenitsyne, que ce n’était pas «conforme au but poursuivi».
24. Mme Magnitskaïa a également déclaré qu’elle n’était jamais informée du transfert de son fils dans une prison ou une cellule différente et qu’elle le constatait à chaque fois uniquement lorsqu’elle rendait visite à son fils en prison pour lui apporter des colis alimentaires.
25. Mme Magnitskaïa a indiqué que le médicament donné à son fils à la prison de Butyrka lorsqu’il souffrait de plus en plus de douleurs aiguës à l’estomac (le Diclofenac) devait être pris avec du lait ou du kéfir pour ne pas causer davantage de dommages au système digestif. Or son fils n’en a jamais reçu et elle n’était pas autorisée à lui en fournir. Le Dr Litvinova, son médecin à la prison de Butyrka, a tout d’abord déclaré dans sa déposition que Sergueï lui avait remis un document établi par l’hôpital n° 36 de Moscou, qui faisait état d’une pancréatite diagnostiquée en mars 2008, c’est-à-dire avant son arrestation. Le Dr Litvinova a modifié sa version des faits lorsque l’hôpital a affirmé n’avoir jamais reçu la visite de Sergueï.
26. Mme Magnitskaïa a vu son fils en vie pour la dernière fois lors de l’audience consacrée à la prolongation de sa détention, quatre jours avant sa mort, en novembre 2009. Sergueï paraissait pâle et fatigué; il avait perdu beaucoup de poids, mais ne ressemblait pas à un malade en phase terminale. Lorsqu’elle l’a vu la fois suivante au moment de ses funérailles, elle a soulevé le linceul disposé sur la partie supérieure de son corps et a constaté que ses doigts et les jointures de ses doigts portaient des marques à la fois d’écorchures et d’hématomes et que ses mains avaient été disposées poings fermés, et non jointes comme c’est l’usage. La famille de Sergueï a dû lui dire adieu dans une sombre morgue carcérale et n’a pas été autorisée à organiser une cérémonie dans un établissement funéraire convenable. L’autorisation de faire pratiquer une autopsie par des experts indépendants lui a été refusée à deux reprises, malgré toutes les contradictions du dossier officiel dans lequel étaient consignées les causes du décès de son fils. Mme Magnitskaïa est convaincue que son fils a été assassiné délibérément à la maison d’arrêt de Matrosskaya Tishina, où il a été sauvagement battu alors qu’il présentait un état de santé fragile, et qu’on l’a laissé mourir misérablement, seul dans sa cellule, à moins qu’il n’ait été assassiné directement à l’aide de l’une des nombreuses méthodes connues pour provoquer un arrêt cardiaque.
27. Le cauchemar de la mère a continué avec les poursuites engagées à titre posthume contre son fils et la campagne publique de propagande orchestrée contre lui et son ancien client, M. Browder. Elle se montre reconnaissante envers Bill Browder, qui lui a confié qu’il se sentait personnellement responsable de ce qui était arrivé à son fils. Il fait désormais partie du cercle intime de la famille. Il a fait tout son possible pour l’aider, ainsi que sa famille, à obtenir justice. Peu de gens auraient agi avec un sens aussi aigu de leur responsabilité.

2.2. Les événements ayant conduit à l’arrestation de Sergueï Magnitski

2.2.1. Perquisitions et saisies effectuées dans les bureaux moscovites d’Hermitage Capital et de Firestone Duncan: «l’affaire Kameya»

28. Le 4 juin 2007, 25 agents de l’antenne moscovite du ministère de l’Intérieur ont perquisitionné, sous la direction du lieutenant-colonel Artem Kuznetsov, les bureaux de la société d’investissement Hermitage Capital à Moscou, soi-disant pour réunir des éléments sur la situation fiscale d’une société russe du nom de «Kameya», dans le cadre d’une procédure pénale engagée le 28 mai 2007 
			(10) 
			Affaire
no 151231. à l’encontre du directeur de Kameya et du directeur de l’exploitation d’Hermitage, M. Ivan Cherkasov.
29. Au même moment, les représentants des services du ministère de l’Intérieur de Moscou ont également effectué une perquisition dans les bureaux de Firestone Duncan, société dont Sergueï Magnitski était l’employé. La société Hermitage était depuis des années cliente de Firestone Duncan, dont les prestations consistaient en conseils juridiques et services de comptabilité. D’après nos informations, l’un des avocats employés par Firestone Duncan a été brutalement frappé alors qu’il tentait d’empêcher les enquêteurs de saisir des documents qui appartenaient à d’autres clients sans rapport avec Kameya; il a dû être hospitalisé pendant deux semaines. Au cours de cette perquisition, tous les ordinateurs de Firestone Duncan et deux camionnettes de documents relatifs à ses clients ont été saisis. Un élément dont l’importance est apparue par la suite mérite d’être précisé: plusieurs documents originaux de sociétés (cachets, certificats et statuts des entreprises) enregistrées par ce cabinet ont été emportés 
			(11) 
			J’ai
lu le témoignage écrit correspondant d’une avocate de Firestone
Duncan, Mme Lilya Guzheva..
30. L’histoire de cette «affaire Kameya», qui a justifié les deux «perquisitions» susmentionnées, est la suivante 
			(12) 
			Les informations détaillées
et pièces à conviction corroborant les faits exposés figurent dans
la plainte officielle déposée par Glendora Holdings Limited, Kone
Holdings Limited et les autres entités énumérées le 5 juin 2008,
adressée au service de police chypriote par Paul Wrench pour le
compte du conseil d’administration de Glendora Holdings et Kone Holdings,
p. 6-9 (disponible auprès du secrétariat).: il était reproché à la société Kameya un prélèvement libératoire insuffisant sur les dividendes versés, obtenu en application illégale de l’accord de double imposition conclu entre Chypre et la Russie, ce qui avait causé au fisc russe un préjudice de 1,15 milliards de roubles (soit environ $US 44 millions). L’accord prévoit en effet l’application d’un prélèvement libératoire au taux de 5 %, au lieu des 15 % habituellement pratiqués dans les situations où cet accord n’est pas applicable. La société d’investissement Kameya appartenait à un client d’Hermitage et procédait depuis sept ans à des investissements dans le capital de sociétés russes; au cours de cette période, la valeur des actions détenues avait progressé, générant pour Kameya un bénéfice d’environ 12,3 milliards de roubles ($US 472,2 millions). En février 2006, Kameya avait versé l’équivalent de $US 113,3 millions d’impôt sur les sociétés au Trésor public fédéral, au taux de 24 % prévu par la loi. Après l’acquittement de cet impôt, l’unique actionnaire de Kameya (une société de holding établie à Chypre) avait décidé de procéder à son profit à une distribution des bénéfices. En vertu de l’accord de double imposition, un prélèvement libératoire de 5 % avait été appliqué à ces bénéfices et versé au Trésor public fédéral le 24 avril 2006, le bénéfice net après impôt étant distribué à la société chypriote. Aucun de ces éléments n’est contesté.
31. Les enquêteurs du ministère de l’Intérieur ont alors affirmé que l’accord de double imposition avait été appliqué à tort, puisque la société de holding chypriote actionnaire de Kameya ne possédait pas le certificat de résidence fiscale chypriote exigé. Des exemplaires déposés devant notaire de ce certificat avaient pourtant été remis aux autorités fiscales, comme le confirment les lettres du ministère russe des Finances du 26 juillet 2007 et du Trésor public fédéral du 15 octobre 2007, qui précisent toutes deux que le taux de prélèvement libératoire de 5 % est exact. De fait, le 13 septembre 2007, la société Kameya avait été informée par le Trésor public fédéral de l’existence d’un trop-perçu de quelque 3,96 millions de roubles (soit environ $US 140 00). Cet élément a été confirmé par un contrôle effectué ultérieurement par le Service des Impôts no 7 de Moscou 
			(13) 
			Lettre jointe à la
plainte officielle, ibid.,
p. 137-138..
32. L’autre élément suspect en rapport avec l’affaire Kameya est la conversation téléphonique du 17 février 2007, c’est-à-dire trois mois avant l’ouverture de la procédure pénale, qui a eu lieu entre le lieutenant-colonel Kuznetsov et un associé d’Hermitage Capital. Les responsables de la société Hermitage, que j’ai rencontrés à Londres, ont déclaré que M. Kuznetsov avait évoqué la demande de visa faite par le fondateur et directeur général d’Hermitage, Bill Browder (qui s’était vu refuser l’entrée sur le territoire russe en novembre 2005 «pour garantir la sécurité de l’Etat, l’ordre public ou la santé publique» 
			(14) 
			Article
27, alinéa 1, de la loi fédérale no 114FZ;
le texte cité entre guillemets est une traduction de cette disposition. après avoir voyagé entre le Royaume-Uni et la Russie pendant des années en qualité de gestionnaire d’un fonds d’investissement prospère, spécialisé dans les investissements réalisés dans les sociétés russes). M. Kuznetsov avait indiqué qu’avant de pouvoir répondre à la demande de visa de M. Browder, il devait se rendre dans les bureaux d’Hermitage pour y obtenir des réponses à un certain nombre de questions. Toute décision relative à ce visa «dépendra de votre attitude. (…) Plus tôt nous nous rencontrerons et vous nous remettrez ce qu’il faut, plus vite vos problèmes seront réglés», avait-il ajouté 
			(15) 
			Le compte
rendu de cette conversation donné par l’associé figure dans la plainte
officielle, op. cit., p. 4-5;
celui‑ci m’a fourni davantage de précisions et d’éléments de fond
lors de notre conversation à Londres.. La société Hermitage avait interprété ces propos comme une tentative d’extorsion et avait demandé à M. Kuznetsov de lui communiquer par écrit toutes ses questions, en déclarant qu’Hermitage serait ravie d’y répondre de la même manière. M. Kuznetsov a décliné cette proposition.
33. Les autorités russes n’ont nié devant moi aucune des informations relatives à l’affaire Kameya; elles se sont contentées de déclarer, sans étayer leur affirmation, que les perquisitions et saisies du 4 juin 2007 étaient motivées en toute bonne foi par une procédure pénale portant sur l’impôt insuffisant acquitté par Kameya.
34. Au vu de la présentation précise, étayée et bien documentée des faits de l’affaire Kameya par les représentants d’Hermitage, je conclus que la procédure pénale doit avoir été engagée pour des raisons autres que la seule administration de bonne foi de la justice répressive. L’une de ces véritables raisons pourrait parfaitement avoir été le désir de justifier les deux «perquisitions» effectuées dans les bureaux de Firestone Duncan et Hermitage, à l’occasion desquelles un certain nombre d’éléments ont été emportés par les enquêteurs, qui, selon les allégations de la partie adverse, ont servi par la suite à commettre le remboursement frauduleux d’impôt dénoncé par Sergueï Magnitski. Il est fort probable que l’idée de ce délit ait été conçue après l’apparente tentative d’extorsion avortée du 17 février 2007.

2.2.2. Quelques mots sur les allégations formulées à l’encontre d’Hermitage Capital

35. Pour comprendre le contexte dans lequel s’inscrit cette affaire et évaluer la crédibilité des deux «versions» contradictoires – Sergueï Magnitski a-t-il dénoncé un système délictuel mis en place par des fonctionnaires corrompus et a-t-il été placé en détention pour qu’il modifie sous la pression son témoignage ou, au contraire, M. Magnitski et son employeur Firestone Duncan ont-ils, avec la complicité d’Hermitage Capital et de Bill Browder, commis une fraude fiscale et organisé précisément le remboursement frauduleux d’impôt qu’il avait dénoncé pour le compte d’Hermitage? – nous devons nous pencher sur la situation générale des activités d’affaires auxquelles Sergueï Magnitski a pris part avant d’être arrêté. Si ces activités d’affaires étaient effectivement illicites, comme l’ont affirmé mes interlocuteurs officiels russes, la crédibilité de la version selon laquelle Sergueï était un donneur d’alerte poursuivi à tort s’en trouverait sérieusement ébranlée. Mais inversement, si ces activités d’affaires n’étaient pas illicites et étaient susceptibles de contrarier de puissants groupes d’intérêts en Russie, cette version s’en trouverait renforcée. On ne saurait par conséquent faire l’impasse sur l’examen des allégations formulées par les autorités russes à propos du client de Sergueï Magnitski, Bill Browder, fondateur et directeur général d’Hermitage Capital.

2.2.2.1. L’émotion d’un capitaliste

36. Lorsque je me suis rendu à Londres pour rencontrer M. Browder et ses collaborateurs, j’ai été surpris. Alors que je m’attendais à rencontrer un gestionnaire de fonds spéculatif, un capitaliste pur et dur soucieux de défendre ses intérêts financiers, j’ai été impressionné par la profonde émotion de M. Browder à l’égard de la mort de Sergueï Magnitski. L’histoire familiale de M. Browder peut expliquer en partie cette situation. Il a grandi dans une famille située politiquement à gauche, chose rare à l’époque aux Etats-Unis: son grand‑père était secrétaire général du Parti communiste américain dans les années 1930 et au début des années 1940. Le jeune homme qu’il était a choisi de «devenir capitaliste» par esprit de rébellion vis-à-vis de sa famille, malgré l’empreinte durable laissée par celle-ci sur son système de valeurs. Diplômé de la Stanford Business School, il s’est établi à Londres, pour y travailler dans un grand cabinet de consultants peu de temps après la chute du bloc communiste. Lorsqu’il s’est rendu compte que les sociétés polonaises se vendaient à l’époque pour un montant à peine supérieur à leurs bénéfices annuels, alors que le prix de vente d’une entreprise sur des marchés plus stables était de 10 ou 20 fois ce montant, il a créé sa propre société d’investissement, en réunissant tout d’abord des fonds provenant de ses amis et collègues. Ce capital s’est développé très rapidement et est devenu l’un des plus importants fonds d’investissement de la région, notamment lorsqu’il s’est implanté sur le marché russe.
37. Puisque Sergueï Magnitski n’était «après tout» qu’un employé d’un cabinet d’avocats – Firestone Duncan – qui avait fourni à la société d’investissement de M. Browder des conseils juridiques et des services de comptabilité, pourquoi son client, M. Browder, a-t-il été aussi affecté par sa mort? Il m’a expliqué qu’il était parvenu à la conclusion suivante: il était lui-même la véritable cible de l’entente délictuelle qui a fini par entraîner la mort de Sergueï Magnitski. En d’autres termes, Sergueï Magnitski est mort à la place M. Browder, estime ce dernier. Cet élément contribue puissamment, selon moi, à expliquer la campagne mondiale obstinée, parfois quelque peu excessive, de lobbying visant à obtenir «justice pour Sergueï». Sa focalisation sur Sergueï Magnitski, qui se caractérise par son aspect radical, résolu, pour ne pas dire obsessionnel, a conduit M. Browder à se polariser sur la Russie alors même que son activité de fonds d’investissement sur le marché russe était compromise au point que, lors de mon séjour à Londres, le Fonds Hermitage, qui s’était déjà considérablement rétréci depuis la perquisition effectuée dans les bureaux d’Hermitage en juin 2007 et les manœuvres frauduleuses dont ont été victimes ses sociétés, a finalement été liquidé par HSBC, gestionnaire de ce même Fonds. Hermitage Capital privilégie désormais les investissements sur d’autres marchés internationaux. Cela dit, les investisseurs d’Hermitage ont eu de la chance: M. Browder, qui pressentait après le refus d’octroi de son visa que ses affaires en Russie risquaient de connaître des difficultés, a liquidé et rapatrié les actifs du Fonds au moment opportun, permettant ainsi à ses investisseurs d’échapper à l’effondrement général du marché survenu à l’occasion de la crise financière de 2008-2009, provoquée par la faillite de Lehman Brothers; cette chute mondiale des marchés a en effet frappé durement et de façon disproportionnée la Russie.

2.2.2.2. M. Browder tente-t-il par ce biais de récupérer les pertes subies en Russie?

38. On a souvent dit que M. Browder «avait perdu beaucoup d’argent» en Russie et qu’il se servait de cette campagne pour chercher à récupérer les sommes perdues. En réalité, l’activité de M. Browder consiste à gérer les fonds d’autres personnes, avec plus ou moins de succès. Au cours de la période extrêmement propice qui a suivi la campagne de privatisation du milieu des années 1990, il est devenu une sorte d’idole pour les investisseurs. Mais les investisseurs d’Hermitage, comme n’importe quel autre actionnaire russe, ont subi 90 % de pertes à l’occasion de la crise financière russe de 1998. M. Browder reste marqué par ces pertes qu’il n’a pu empêcher et qui ont été selon lui causées, en partie, par la crise générale de l’endettement en Fédération de Russie et, en partie, par ce qu’il appelle «l’orgie de vols» à laquelle se sont livrés les oligarques («ces personnes désignées pour devenir milliardaires»). Ils ont en effet cessé de s’efforcer de faire bonne figure dans le but d’attirer les investisseurs étrangers lorsqu’ils ont réalisé que la crise financière de l’Etat ferait inévitablement obstacle à l’arrivée de capitaux étrangers. Les chiffres d’Hermitage Fund montrent néanmoins que ceux de ses investisseurs qui ont attendu et n’ont pas vendu leur participation après le crash de 1999 ont récupéré leurs pertes et ont même réalisé quelques bénéfices jusqu’au début de la nouvelle tourmente de 2007. Sur le long terme, Hermitage a réalisé une marge beaucoup plus importante que le marché boursier russe. Compte tenu de la nature des activités d’affaires que M. Browder menait autrefois en Russie, il m’est difficile de comprendre comment une campagne en faveur de l’engagement de poursuites à l’encontre des responsables de la mort de Sergueï Magnitski pourrait l’aider à «récupérer» les fonds qu’il aurait perdus (ou plus exactement que les investisseurs dont il gère les fonds auraient perdus) en Russie.

2.2.2.3. Le militantisme d’Hermitage en faveur des actionnaires minoritaires: une influence illicite, voire un chantage financier?

39. Les méthodes auxquelles M. Browder et son équipe ont recouru pour accroître le poids des actionnaires, d’une part, en enquêtant sur les actes frauduleux et sur les vols commis par la direction des sociétés et, d’autre part, en les rendant publics, ce qui a eu pour effet d’accroître les bénéfices déclarés et donc la valeur des parts sociales, ont été saluées avec enthousiasme par les milieux universitaires et les milieux d’affaires occidentaux 
			(16) 
			Voir à propos de cet
«effet Hermitage» les études de cas réalisées par Harvard: <a href='http://cb.hbsp.harvard.edu/cb/web/product_detail.seam;jsessionid=E80F4E93AC491FD55C4213251BFF9FD1?E=68188&R=IB36-PDF-ENG&conversationId=996390'>«Gazprom
and Hermitage Capital: Shareholder Activism in Russia</a>, <a href='http://cb.hbsp.harvard.edu/cb/web/product_detail.seam;jsessionid=E80F4E93AC491FD55C4213251BFF9FD1?E=43272&R=703010-PDF-ENG&conversationId=996390'>Hermitage
Fund: Media and Corporate Governance in Russia</a>.». L’équipe de M. Browder m’en a donné plusieurs exemples détaillés, documents à l’appui. Ils ont ainsi révélé les raisons pour lesquelles les factures d’électricité de Gazprom avaient plus que doublé en l’espace d’un an – une société intermédiaire nouvellement constituée encaissait d’énormes commissions – et comment la construction du gazoduc méridional avait coûté au mètre deux fois plus qu’en Turquie, alors même que les entrepreneurs turcs avaient été condamnés au pénal dans leur propre pays pour leurs tarifs exorbitants. M. Browder avait à l’époque rendu publics de nombreux autres exemples similaires avec une certaine agressivité, en les utilisant parfois à des fins électorales au sein des sociétés, lorsqu’un représentant d’Hermitage présentait sa candidature en qualité de représentant des actionnaires minoritaires au conseil d’administration.
40. Plusieurs de mes interlocuteurs russes m’ont déclaré que M. Browder avait cherché à exercer un «abus d’influence» sur Gazprom et d’autres sociétés russes. J’ignore s’ils entendaient par-là la stratégie qui consistait à révéler au grand jour les malversations commises. Si tel est le cas, je ne vois pas en quoi cela poserait problème: la lutte contre la corruption, le gaspillage et les détournements de fonds au sein des sociétés, même lorsqu’elles exercent des activités «stratégiques», est conforme aux intérêts de tous les actionnaires, y compris les citoyens russes, qui détiennent au travers de leur Etat et en qualité de petits actionnaires la majorité du capital de Gazprom.
41. Certains de mes interlocuteurs russes ont également affirmé que les pratiques de M. Browder constituaient un «chantage financier» illicite. D’après ce que je sais, le terme «chantage financier» désigne d’ordinaire des pratiques opaques du monde des affaires dans lesquelles, par exemple, un actionnaire minoritaire cherche à contraindre les actionnaires majoritaires, c’est-à-dire la direction de la société, de lui racheter ses parts à un prix supérieur à celui du marché pour qu’il ne divulgue pas les éléments peu avouables qu’il a découverts: la corruption de la direction ou d’autres malversations de la société. Cette manière d’agir constitue selon moi un chantage illicite, car elle implique d’user de menaces pour obtenir un avantage (c’est-à-dire le rachat avec une surcote) que l’auteur de ces menaces n’était pas légalement habilité à obtenir, et ce aux dépens d’autrui (c’est-à-dire des autres actionnaires). Un tel acte s’apparente juridiquement à un chantage illicite, même si l’acte que son auteur menace de commettre (rendre publique une information exacte sur une malversation de la société) n’est pas en soi illicite. Mais, d’après les informations dont je dispose, Hermitage n’a pas agi ainsi: la société d’investissement ne menaçait pas de rendre publiques des informations sur les malversations commises au sein des entreprises pour obtenir le rachat de ces parts à un prix supérieur à celui du marché; ses constatations étaient publiées systématiquement, dans l’espoir de tirer profit (comme n’importe quel autre actionnaire) de l’augmentation de la valeur des actions qu’entraînerait l’assainissement de la société auquel on pouvait s’attendre après la mise en lumière de ces actes de corruption. Là encore, je ne vois pas en quoi cela pourrait poser problème, et encore moins en quoi cette démarche serait pénalement répréhensible.
42. Mais il est clair que cette tactique économique a valu à M. Browder l’inimitié des personnes qui profitaient de ce manque de transparence, et notamment des «oligarques». Il est intéressant de constater que, selon une rumeur qui a agité quelque temps les marchés, M. Browder était secrètement de connivence avec le Président Poutine. De fait, peu de temps après l’accession à la présidence de M. Poutine au printemps 2000, ce dernier avait donné suite à certaines enquêtes menées par M. Browder sur les détournements de fonds et la corruption qui sévissaient au sein de l’économie russe et avait profité de l’occasion que lui offraient les scandales provoqués par les révélations de M. Browder pour remplacer les acteurs clés de l’économie par des personnes jugées sans doute plus fiables par le Président. M. Browder m’a indiqué qu’il n’avait en réalité jamais rencontré personnellement le Président Poutine. Mais il pense que leurs intérêts ont pu coïncider objectivement pendant quelque temps. Il est clair qu’à partir d’un certain moment – c’est-à-dire, selon M. Browder, une fois la domination du Président Poutine solidement assurée et dès que les pratiques économiques de M. Browder ont commencé à contrarier la nouvelle équipe au pouvoir – M. Browder a cessé de plaire, comme le prouve le refus d’octroi de son visa en novembre 2005 pour raisons de «sécurité nationale». Mais ce refus d’octroi d’un visa a poussé M. Browder à mener une campagne internationale de lobbying pour qu’il lui soit octroyé. Les autorités ont alors compris qu’elles ne se débarrasseraient pas facilement de cette source de contrariété. C’est sans doute ce qui les a amené à durcir encore leur attitude à l’égard d’Hermitage et de tous ceux qui travaillaient pour son compte, y compris Sergueï Magnitski.

2.2.2.4. Les allégations d’acquisition illicite de parts sociales de Gazprom

43. Le 5 mars 2013, les autorités russes ont engagé une nouvelle procédure pénale à l’encontre de Bill Browder pour l’acquisition illicite de parts sociales de Gazprom. De fait, en vertu d’un décret présidentiel du 5 novembre 1992, la détention entre des mains étrangères de parts sociales de Gazprom était limitée à 9 % de l’ensemble du capital. En raison de la forte demande des investisseurs étrangers, les parts «étrangères» n’ont pas tardé à s’échanger à une surcote considérable, bien supérieure au prix des actions «locales», ce qui a incité les investisseurs étrangers en puissance à concevoir des moyens d’acquérir ces actions «locales» à un prix «local», en profitant du vide juridique, et notamment en détenant des parts de Gazprom par l’intermédiaire de sociétés de holding constituées en Russie.
44. Un autre décret présidentiel de 1997 
			(17) 
			Décret présidentiel
no 529 du 28 mai 1997. relatif à la détention du capital de Gazprom interdisait que le capital des sociétés russes possédant des parts sociales de Gazprom puisse être détenu à plus de 50 % par des actionnaires étrangers. Face à cette restriction, les structures de holding du marché semi-clandestin des parts de Gazprom détenues par des investisseurs étrangers ont été réaménagées avec l’aide de Gazprom Bank, qui fournissait les comptes de dépôt et faisait office de «conservateur» officiellement désigné des actions Gazprom. Selon M. Browder, tous les intermédiaires du marché ont mis en place des structures permettant aux investisseurs étrangers de détenir des actions Gazprom «locales», y compris Gazprom Bank elle-même, United Financial Group/Deutsche Bank et Rhigas. La holding constituée en 1999 par Hermitage Capital pour le compte d’un important client américain comprenait une société de holding chypriote (autrement dit «étrangère», Zhoda Ltd et son prédécesseur Peninsular Heights Ltd), qui détenait 49 % du capital de deux sociétés russes (Kameya LLC et Baikal-M LLC), chacune étant à son tour propriétaire des 51 % restants du capital de l’autre, tandis que les titres Gazprom «locaux» si convoités étaient détenus par Kameya. D’après M. Browder, qui m’a montré des copies des documents concernés, Hermitage Capital a pleinement déclaré cette structure, y compris la partie étrangère du capital, à Gazprom Bank (le conservateur des parts sociales de Gazprom), aux services fiscaux de la Fédération de Russie et au «Registre unique des personnes morales» russe (c’est-à-dire le registre central des sociétés). Les services fiscaux fédéraux ont, à l’occasion du contrôle fiscal de Kameya LLC du 2 novembre 2005, pris acte du capital étranger partiel de Kameya et confirmé la conformité de cette structure avec le décret de 1997. Gazprom Bank et le Registre unique des personnes morales ont également pris acte de la structure du capital de Kameya et n’ont élevé aucune objection à ce sujet.
45. En août 2004, un membre de la Douma d’Etat russe, M. Youri Saveliev, a demandé aux autorités répressives d’enquêter sur l’acquisition illicite de titres Gazprom par des actionnaires étrangers au moyen de structures créées sur le marché semi-clandestin par UFG/Deutsche Bank. Mais le 18 octobre 2004, les services du Procureur général ont publiquement confirmé la légalité des structures mises en place par UFG pour la détention du capital de Gazprom. Enfin, le décret présidentiel no 1519 du 23 décembre 2005 a abrogé toutes les restrictions imposées à la détention du capital de Gazprom par des actionnaires étrangers. Il convient de noter que la seule sanction prévue par le décret de 1997 en cas d’infraction à l’interdiction de la détention étrangère de plus de 9 % du capital de Gazprom était, soit l’obligation de revendre ces actions dans un délai de trois mois (lorsque le capital russe de la société détentrice était au départ inférieur à 50 %, par exemple à la suite d’une restructuration), soit le caractère «nul et non avenu sur le territoire de la Fédération de Russie» de l’acquisition des actions concernées (par exemple lorsque la société ayant acquis les titres ne respectait pas au départ l’obligation de capital russe). Le décret ne prévoyait aucune autre sanction, et encore moins de sanction pénale.
46. Par conséquent, des poursuites engagées de manière rétroactive à l’encontre des dirigeants d’Hermitage pour infraction à ce décret seraient contraires au principe de légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine legem) consacré par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5), même si la structure de holding utilisée par Hermitage (et plusieurs autres intermédiaires du marché) enfreignait le décret. Bien que ces structures du marché semi-clandestin étaient clairement conçues pour aider les investisseurs étrangers à contourner le «mur d’enceinte» provisoire érigé autour de Gazprom par les décrets de 1993 et 1997 (abolis par le décret de 2005), elles étaient évidemment tolérées par les autorités, quelles qu’en aient pu être les raisons. Selon moi, les autorités ne sauraient à présent changer d’avis rétroactivement, qui plus est uniquement au détriment de l’un des acteurs de ce marché semi-clandestin et non des autres: il s’agirait d’un cas de justice sélective, que les travaux de l’Assemblée considèrent souvent comme un indice de la motivation «politique» de l’engagement de poursuites pénales 
			(18) 
			Voir la
déclaration de celui qui était alors président de Gazprom et premier
vice-Premier ministre, Dmitri Medvedev: «Le gouvernement ne sanctionnera
pas ces mécanismes, car ils ont été rendus possibles par le vide
juridique de la législation russe et la faute en incombe directement
au gouvernement.» (New York Times,
2002) Voir également la citation d’une source provenant des autorités
répressives, citée par Vedomosti en mars 2013: «<a href='http://www.vedomosti.ru/politics/news/9795161/brauderu_pripomnili_skupku_gazproma'>Il
n’existe aucune autre affaire pénale relative à la commercialisation
des actions Gazprom au moyen de mécanismes semi-clandestins</a>.» .

2.2.2.5. Les allégations de détournement par M. Browder du capital de lancement d’Hermitage provenant d’un prêt décaissé en 1998 par le Fonds monétaire international au profit de la Russie

47. Selon d’autres allégations formulées récemment à l’encontre d’Hermitage Capital, une bonne partie du capital de lancement utilisé pour le démarrage de ses activités en Russie proviendrait du détournement à grande échelle supposé de fonds alloués par le Fonds monétaire international (FMI) à la Russie dans le cadre d’un prêt de 3,6 milliards SDR (soit $US 4,8 milliards), décaissé en 1998. D’après de récentes allégations russes 
			(19) 
			Voir par exemple <a href='http://www.itar-tass.com/c11/669480.html'>l’agence
de presse nationale russe Itar-Tass, communiqué du 7 mars 2013</a>; cette affaire a également été évoquée dans l’émission
«Browder List» diffusée sur NTV le 6 mars 2013, qui présentait dans
l’ensemble M. Browder sous un jour extrêmement défavorable., une somme équivalente à $US 3,6 milliards a «disparu» dans un montage auquel un mystérieux banquier milliardaire, Edmond Safra, propriétaire de la «Republic National Bank of New York», aurait participé aux côtés de Bill Browder. Mes interlocuteurs sont allés jusqu’à établir un lien entre M. Browder et la mort de M. Safra dans l’incendie de son appartement de grand standing à Monaco. M. Safra est mort peu de temps après la vente de sa banque à la HSBC, qui aurait été provoquée par les pertes enregistrées en Russie par la «Republic National Bank».
48. Face à de telles allégations, j’ai rapidement contacté le FMI pour obtenir des informations récentes sur ce sujet. La réponse qui m’a été donnée début juin 2013 précisait que les services juridiques du FMI n’avaient trouvé aucun élément établissant que les autorités russes avaient contacté le FMI à ce sujet, ni aucun élément indiquant que le FMI disposait d’une quelconque information sur les récentes allégations formulées à l’égard de M. Browder et d’Hermitage. Une publication du FMI du 13 septembre 1999, intitulée «Eléments factuels relatifs au prêt du FMI à la Russie» 
			(20) 
			<a href='http://www.imf.org/external/np/vc/1999/091399.HTM'>www.imf.org/external/np/vc/1999/091399.HTM</a>., faisait observer au sujet des allégations parues dans la presse que les fonds du FMI avancés à la Russie «peuvent avoir été détournés de leur but initial et avoir été intégrés au flux de capitaux qui a quitté le pays illégalement». Le directeur général du FMI de l’époque, Michel Camdessus, y était cité dans les termes suivants: «Je ne suis pas surpris qu’il y ait eu une fuite des capitaux de cette ampleur (depuis la Russie), mais rien ne prouve qu’il y ait un lien entre cet argent et les prêts consentis par le FMI». Il soulignait également dans sa déclaration que ni le FMI ni les autorités américaines n’avaient la moindre preuve que les fonds du FMI aient fait l’objet de malversations et précisait que, en vertu du programme de $US 4,5 milliards approuvé en juillet 1999, l’ensemble de la somme décaissée par le FMI au profit de la Russie était déposée sur un compte au FMI et servait uniquement au service de la dette de la Russie envers le Fonds. S’agissant des allégations de détournement des sommes décaissées en juillet 1998, le FMI a insisté sur le fait que le cabinet comptable PricewaterhouseCoopers (PwC) avait réalisé et publié des enquêtes qui ont pris en compte les relations entre la Banque centrale de Russie (BCR) et l’une de ses filiales à l’étranger (FIMACO) et le compte rendu statistique présenté par la BCR au FMI. D’après la déclaration faite à ce propos, «les investigations n’ont permis de recueillir aucune preuve susceptible d’étayer les allégations relatives au détournement de fonds».
49. Il est vrai que de graves allégations étaient portées à l’époque aux Etats-Unis 
			(21) 
			Voir <a href='http://commdocs.house.gov/committees/bank/hba51201.000/hba51201_0f.htm'>http://commdocs.house.gov/committees/bank/hba51201.000/hba51201_0f.htm</a>; 
			(21) 
			<a href='http://commdocs.house.gov/committees/bank/hba59889.000/hba59889_0.HTM'>http://commdocs.house.gov/committees/bank/hba59889.000/hba59889_0.HTM</a>. et en Russie 
			(22) 
			Voir <a href='http://www.fas.org/news/russia/2000/russia/part08.htm'>www.fas.org/news/russia/2000/russia/part08.htm</a>., selon lesquelles les fonds du FMI pouvaient avoir été détournés au profit de la famille du Président Eltsine et de ses fidèles, de puissants oligarques russes, dont Roman Abramovich et Boris Berezovsky, ainsi que d’autres personnes qui occupaient des positions influentes en Russie. On affirmait également que la Banque centrale de Russie faisait un usage généralisé de FIMACO, une société au capital de $US 1 000, secrètement établie à l’étranger, à Jersey, pour dissimuler les actifs du Gouvernement russe et les dettes contractées auprès du FMI et d’autres créanciers étrangers 
			(23) 
			Voir <a href='http://online.wsj.com/article/SB935362161238969094.html'>http://online.wsj.com/article/SB935362161238969094.html</a>; 
			(23) 
			<a href='http://www.nytimes.com/1999/09/02/world/us-seeks-details-on-russia-s-use-of-aid.html'>www.nytimes.com/1999/09/02/world/us-seeks-details-on-russia-s-use-of-aid.html</a>;   
			(23) 
			<a href='http://www.heritage.org/research/reports/1998/10/russias-meltdownnbsp-anatomy'>www.heritage.org/research/reports/1998/10/russias-meltdownnbsp-anatomy;</a> 
			(23) 
			<a href='http://www.law.harvard.edu/programs/about/pifs/llm/sp26.pdf'>www.law.harvard.edu/programs/about/pifs/llm/sp26.pdf;</a> 
			(23) 
			<a href='http://www.accessnorthga.com/detail.php?n=195710'>www.accessnorthga.com/detail.php?n=195710.</a>. Après une période pendant laquelle ces allégations ont fait l’objet d’enquêtes plus ou moins actives, c’est-à-dire de 1999 à 2002, les services du Procureur général russe et la Chambre des comptes russe ont catégoriquement démenti en 2004 l’existence d’un quelconque détournement des fonds du FMI.
50. Le fait est que le prêt a été transféré directement du FMI sur le compte étranger de la Banque centrale de Russie et non sur des comptes de particuliers; ces fonds n’auraient pas pu être transférés depuis le compte de la Banque centrale de Russie sans ses instructions. Qui plus est, pendant toute cette période, la Banque centrale de Russie a agi en qualité de détentrice des fonds du FMI. De 1999 à 2002, la Banque centrale de Russie a pleinement respecté toutes ses obligations envers le FMI au sujet du remboursement du prêt.
51. De plus, j’aimerais souligner que les activités d’affaires de M. Browder n’ont en réalité pas commencé au moment où se serait produit ce détournement du capital de lancement, c’est-à-dire en 1998, mais bien plus tôt, en 1996; selon Hermitage, il n’y a eu aucune nouvelle entrée de capital au cours des deux années qui ont suivi le décaissement du prêt du FMI en juillet 1998 et la défaillance d’août 1998. Considérant que ces allégations sont formulées aujourd’hui seulement, soit 15 ans après les faits allégués, elles ne me paraissent pas convaincantes.

2.2.2.6. Quelques précisions sur le recours aux sociétés de holding étrangères

52. Après avoir examiné les documents fournis par Hermitage, qui comportent les tableaux et schémas des structures de holding et les systèmes de participation comme celui que nous avons examiné plus haut, qui avait été adapté au «mur d’enceinte» provisoire érigé autour du capital de Gazprom (point 2.2.2.4), je ne puis m’empêcher de constater avec un certain embarras qu’Hermitage a également eu très largement recours aux paradis fiscaux/pays à incitation fiscale étrangers, tels que Chypre, les Iles Vierges et les Iles anglo-normandes britanniques et l’Etat américain du Delaware. En ma qualité de social-démocrate convaincu, j’ai posé à mes interlocuteurs d’Hermitage quelques questions concrètes sur cette pratique. Ne s’agit-il pas au fond simplement de soustraire aux pays dans lesquels l’imposition est élevée des recettes fiscales dont ils ont pourtant grand besoin? Les réponses qu’ils m’ont données m’ont amené à reconsidérer la question: Hermitage, dont les activités consistent à investir des capitaux qui appartiennent à des tiers, a effectivement recours aux paradis fiscaux (cette pratique, habituelle dans ce secteur, est suivie par la plupart, pour ne pas dire la totalité, des sociétés d’investissement). Ce choix s’explique par la nécessité d’éviter autant que possible les lourdeurs administratives, en permettant aux bénéfices de revenir dans des sociétés enregistrées dans des pays à faible taux d’imposition, voire dépourvus d’imposition. Ces bénéfices non imposés ou peu imposés sont ensuite reversés aux investisseurs sous la forme du produit du rachat, qu’ils ont alors l’obligation légale de déclarer au titre de leur revenu dans leur pays d’origine. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si la société d’investissement acquittait elle-même un impôt élevé et aidait ensuite les investisseurs à obtenir le remboursement ou la déduction des impôts acquittés par la société d’investissement auprès des services fiscaux du pays dans lequel l’impôt sur le revenu des intéressés est dû, serait beaucoup plus compliquée à réaliser et ne donnerait pas un résultat très différent pour les pays de résidence fiscale (à forte imposition) des investisseurs.
53. Hermitage compte plus de 6 000 investisseurs originaires de plus de 30 pays. La plupart de ces Etats ont passé entre eux des accords de double imposition, ainsi qu’avec la Russie ou le Royaume-Uni, mais ils présentent de grandes différences sur le fond et dans la forme. Le fait d’assurer l’application exacte de ces dispositions pour chaque investisseur, afin de pouvoir procéder au versement du produit du rachat et d’éviter une double imposition représenterait une charge de travail au coût prohibitif.
54. Selon moi, le véritable problème de l’utilisation des paradis fiscaux étrangers par les sociétés internationales d’investissement tient au fait que certaines d’entre elles ont tendance à être les complices de l’évasion fiscale réalisée par des investisseurs malhonnêtes, en ne respectant pas leur obligation légale de déclarer dans leur pays de résidence les revenus que leur versent ces sociétés de holding installées dans les paradis fiscaux. En refusant de coopérer avec les autorités fiscales étrangères et de communiquer les revenus perçus par les investisseurs, en se réfugiant derrière le strict principe du «secret bancaire», ces sociétés facilitent de fait l’évasion fiscale des investisseurs malhonnêtes. Hermitage, qui est en concurrence avec d’autres sociétés d’investissement, n’était pas en mesure de s’écarter de cet usage généralement admis dans ce secteur au détriment de ses investisseurs. C’est aux responsables politiques des pays à forte imposition que nous sommes qu’il appartient d’exercer une pression suffisante sur l’ensemble des paradis fiscaux étrangers, pour qu’ils coopèrent avec nos autorités fiscales.

2.2.3. Les deux poursuites pénales engagées à l’encontre de Sergueï Magnitski: les raisons de son arrestation et de sa détention

2.2.3.1. La complicité de fraude fiscale commise par Hermitage («L’affaire kalmouke»)

55. Le 28 novembre 2012 ont été mis en accusation Sergueï Magnitski (à titre posthume) et Bill Browder (par défaut) pour deux chefs d’accusation distincts de fraude fiscale, en raison de l’acquittement d’un impôt supposé insuffisant pour l’année 2001 par deux sociétés d’investissement détenues par Hermitage Fund et enregistrées dans la République de Kalmoukie de la Fédération de Russie – Saturn Investments et Dalnaya Step. Une première procédure pénale avait été engagée à l’encontre de M. Browder à ce sujet en octobre 2004, mais les poursuites avaient été abandonnées pour «absence de délit» le 5 mai 2005. La procédure a été rouverte à l’encontre de M. Browder le 27 février 2008, puis à l’encontre de M. Magnitski, en qualité de coaccusé, le 25 novembre 2008. Le montant total prétendument dû au titre de l’impôt était d’environ $US 17 millions, dont $US 14 millions concernaient des exonérations frauduleuses d’impôts locaux et régionaux kalmouks et $US 3 millions consistaient en avantages fiscaux obtenus de manière frauduleuse pour l’emploi de personnes handicapées.

2.2.3.1.1. i) Une obtention illégale d’exonérations fiscales locales et régionales en Kalmoukie?

56. Les exonérations fiscales locales et régionales obtenues en Kalmoukie reposaient, d’une part, sur la loi fédérale no 2118-1 relative aux «Fondements du système fiscal russe», qui autorise les régions russes à fixer leur propre taux d’imposition en vue d’inciter les sociétés à s’enregistrer sur leur territoire, pour promouvoir le développement économique régional et, d’autre part, sur deux lois fiscales kalmoukes de 1995 et 1999 
			(24) 
			Loi de la République
de Kalmoukie no 7-1-3 relative aux «Avantages
fiscaux consentis à une certaine catégorie de contribuables» du
28 janvier 1995 et loi no 12-II-3 relative
aux «Avantages fiscaux consentis aux entreprises qui investissent
dans l’économie de la République de Kalmoukie» du 12 mars 1999.. En substance, la charge fiscale totale de 35 % était ainsi réduite à 11 % (impôt fédéral), auxquels s’ajoutait une «redevance» ou «contribution» négociée, qui remplaçait les habituelles taxes communales et régionales fixées respectivement à un taux de 5 % et 19 %. A la suite de ces incitations fiscales, plusieurs importantes sociétés russes ont enregistré leurs activités en Kalmoukie ou dans d’autres régions à faible imposition 
			(25) 
			Hermitage
m’a communiqué une liste de ces sociétés, dans laquelle figure notamment
Sibneft et TNK (pétrole), qui ont enregistré des sociétés en Kalmoukie
et Tchoukotka, Alfa Bank (finance), enregistrée dans l’Altaï et
en Bouriatie et Rusal (métaux), enregistrée en Kalmoukie. Selon
M. Browder, aucun autre dirigeant d’entreprise n’a été poursuivi pénalement
à ce jour pour avoir profité du régime régional d’avantage fiscal,
à une exception notable près, celle de la société pétrolière Ioukos,
dont le fondateur et directeur général Mikhaïl Khodorkovski est
également tombé en disgrâce. .
57. La législation fixe quatre conditions pour l’obtention d’une réduction d’impôt régionale: 1) obtenir un «Certificat d’avantage fiscal» auprès des autorités kalmoukes compétentes; 2) passer contrat avec le Gouvernement kalmouke sur une contribution à un projet d’investissement énoncé dans une «offre publique» publiée par le ministère de la Politique d’investissement; 3) s’enregistrer auprès du ministère de la Politique d’investissement; et 4) procéder aux versements convenus pour conserver l’avantage fiscal en cours.
58. J’ai consulté les documents qui établissent que ces quatre conditions étaient toutes réunies dans l’affaire Saturn Investments et Dalnaya Step. Cet élément ne semble pas contesté par les autorités russes, qui affirment désormais que les filiales d’Hermitage ne réunissaient pas les conditions nécessaires à l’obtention des avantages fiscaux régionaux de Kalmoukie parce qu’elles n’avaient pas conclu «d’accord d’investissement supplémentaire» en 2001. Or, la législation kalmouke qui impose la signature d’un accord supplémentaire 
			(26) 
			Loi de la République
de Kalmoukie no 197-11-3 du 10 juin 2002
relative aux «Avantages fiscaux consentis aux sociétés qui investissent
en République de Kalmoukie». est uniquement entrée en vigueur en juillet 2002 et n’était pas applicable en 2001, année pour laquelle le paiement d’un impôt insuffisant est censé avoir eu lieu. Il semblerait donc que cette accusation soit juridiquement dépourvue de fondement.

2.2.3.1.2. ii) Une réduction d’impôt fédéral obtenue illégalement pour l’emploi de personnes handicapées?

59. La deuxième accusation de fraude fiscale concerne l’impôt dû et non acquitté par les deux filiales kalmoukes d’Hermitage pour un montant de $US 3 millions, qui correspond à une réduction du taux d’imposition fédéral de 11 % à 5,5 %, prévue par la législation pour inciter à l’emploi de personnes handicapées. Les autorités russes affirment que l’emploi des personnes handicapées était fictif, dans la mesure où ces personnes n’étaient pas réellement employées par les filiales d’Hermitage. Une séquence vidéo dans laquelle témoignent plusieurs personnes, apparemment handicapées mentales, a été diffusée par la télévision russe en mars 2013; d’après les informations qui m’ont été communiquées à Moscou, ce document serait également utilisé comme pièce à conviction dans la procédure engagée à titre posthume et par défaut à l’encontre, respectivement, de Sergueï Magnitski et de Bill Browder. Les personnes qui apparaissent sur ces images déclarent n’avoir jamais été rémunérées par Hermitage. Le commentaire qui les accompagne invite les téléspectateurs à juger par eux-mêmes s’il est possible que ces personnes aient réellement travaillé en qualité «d’analystes financiers» – intitulé du poste qui leur a été attribué par Hermitage.
60. Les représentants d’Hermitage que j’ai rencontrés à Londres m’ont expliqué que leur conseiller, Firestone Duncan, coopérait avec la Fondation pour l’aide aux petites entreprises du Gouvernement kalmouke et l’Association des vétérans de guerre d’Afghanistan, une association locale, pour déterminer les personnes handicapées aptes 
			(27) 
			C’est-à-dire
les personnes présentant une «invalidité de type 3», qui est «reconnue
aux personnes qui se trouvent dans l’incapacité d’exercer leurs
fonctions professionnelles en raison de leur état de santé et doivent
être réaffectées à un emploi de qualification inférieure. Parmi
les déficiences reconnues figurent les déficiences anatomiques,
comme les membres réduits à l’état de moignons, la limitation importante
des mouvements combinés et la paralysie des extrémités, y compris
lorsque ces déficiences sont survenues au cours du service militaire»
(citation tirée d’une traduction de l’«Instruction relative à la
spécification des catégories d’invalidité» du 1er août
1956, mise à ma disposition par Hermitage). à être employées dans les filiales kalmoukes d’Hermitage, ainsi que pour gérer leur emploi. Comme ces filiales sont des sociétés d’investissement qui comptent des effectifs réduits, il n’était pas difficile d’atteindre le seuil de 50 % d’employés handicapés nécessaire à l’obtention de l’avantage fiscal. L’intitulé du poste de ces cinq personnes était conforme aux activités des sociétés en question. L’une des personnes handicapées embauchées sur le conseil de l’Association des vétérans de guerre possédait même une qualification pertinente d’aide comptable. Chacune d’elle se voyait assigner des tâches assez simples, adaptées à leur handicap majeur, comme suivre la presse écrite régionale et rendre compte des événements pertinents à Hermitage à Moscou. M. Browder a souligné que la législation ne précisait pas les particularités du poste auxquelles les employés handicapés devaient correspondre. Ces filiales auraient tout aussi bien pu les recruter comme portiers, agents de nettoyage ou à n’importe quel autre poste. M. Browder a également visionné la séquence vidéo mentionnée ci-dessus et a été scandalisé par l’humiliation publique infligée à ces personnes. Il a souligné qu’elles avaient à l’évidence subi des pressions pour témoigner que leur salaire n’avait pas été versé et m’a montré des pièces attestant qu’elles avaient été interrogées au quartier général du FSB. Les salaires des cinq employés handicapés, fixés à un montant cinq fois supérieur au salaire minimum légal, ont été versés intégralement et ces personnes ont conservé leur emploi bien après l’abrogation de l’avantage fiscal en question. Il m’a montré les virements électroniques qui attestent du versement des salaires.
61. Les accusations portées à l’encontre de Sergueï Magnitski et Bill Browder, selon lesquelles ils auraient frauduleusement obtenu cette réduction d’impôt «aux dépens de personnes handicapées» sont extrêmement graves et pourraient porter atteinte à la crédibilité générale et à la réputation des deux prévenus. J’ai donc posé à M. Browder plusieurs questions exigeantes; les réponses précises et bien étoffées que j’ai reçues ont puissamment contribué à me convaincre qu’Hermitage n’avait pas enfreint la législation. Cette conviction est d’ailleurs confirmée par un contrôle effectué en 2003 par les autorités fiscales compétentes et par la clôture, en 2005, d’une procédure pénale antérieure, engagée en 2004, par les autorités kalmoukes pour «absence de délit» 
			(28) 
			Hermitage m’a transmis
les exemplaires et les traductions des documents et de la correspondance
officiels pertinents. .
62. Au cours de mon deuxième voyage à Moscou en mai 2013, les représentants des services du Procureur général m’ont remis un gros volume de documents, qui démontraient soi-disant qu’un autre contrôle fiscal, effectué en 2004, avait conclu que les filiales kalmoukes d’Hermitage avaient acquitté un impôt insuffisant et qu’à l’occasion des affaires judiciaires dans lesquelles Sergueï Magnitski était intervenu pour le compte des filiales d’Hermitage, les recours déposés contre les conclusions du nouveau contrôle fiscal avaient été rejetés par les tribunaux d’arbitrage kalmouks. Ces documents ne modifient cependant pas mon appréciation juridique de cette affaire. Le «nouveau contrôle» du 31 décembre 2004 a été pris en compte et mentionné par la décision de clôture de la procédure pénale, prise en 2005 pour «absence de délit». En outre, d’après les représentants d’Hermitage Capital avec lesquels j’ai examiné ces documents à mon retour de Moscou, Hermitage n’avait pas été informée à l’époque de ce prétendu «nouveau» contrôle fiscal, alors que la législation impose que les directeurs des entreprises contrôlées soient informés des conclusions du contrôle. La Cour constitutionnelle russe a par la suite conclu à l’inconstitutionnalité de ces «nouveaux contrôles», en raison de l’utilisation répétée qui en était faite pour harceler et «déstabiliser» les contribuables 
			(29) 
			Voir <a href='http://www.legis.ru/misc/doc/6036/'>l’arrêt du 17 mars
2009</a> (en russe).. Selon Hermitage, le «nouveau contrôle» (contrairement au contrôle fiscal complet de Dalnaya Step achevé neuf mois plus tôt, en mars 2004) va jusqu’à commettre des erreurs sur la personne, en attribuant aux directeurs un autre nom. C’est ce qui les amène à soupçonner que ces documents n’ont pas été établis à la date officiellement indiquée 
			(30) 
			Lors de ma deuxième
visite à Moscou, j’ai également obtenu des services du parquet des
documents relatifs à la procédure de faillite engagée en Kalmoukie
à l’encontre de Dalnaya Step, l’une des filiales kalmoukes d’Hermitage.
Ces documents sont sans rapport avec les poursuites pénales engagées
à l’encontre de M. Magnitski. Pour résumer, Hermitage avait décidé
de rapatrier ses filiales kalmoukes à Moscou après l’abrogation
du régime fiscal et régional favorable. Les autorités kalmoukes
s’opposaient par voie administrative au changement d’enregistrement;
quant à la fermeture définitive, elle aurait été plus lourde encore
à réaliser. Hermitage a par conséquent vendu les actifs de la société et
transféré cette coquille vide à un prestataire de services local
pour qu’il procède à sa liquidation en bonne et due forme. Il est
fort possible que ce prestataire de services ait profité de la société
pour commettre des malversations dont Hermitage a uniquement eu
connaissance des années plus tard, précisément au moment où elle
a commencé à être victime, de leur point de vue, d’un coup monté
par les autorités. .
63. L’appréciation du recours à cette incitation fiscale légale d’un point de vue éthique ou moral dépend dans une large mesure de l’importance que l’on est prêt à accorder à la situation économique et aux choix sociaux et politiques faits à l’époque par le Gouvernement russe. La loi de 1991 relative à «l’impôt sur les sociétés» 
			(31) 
			Loi fédérale no 2116-I
du 27 décembre 1991., qui prévoyait une réduction du taux d’imposition à 5,5 % au lieu des 11 % habituels, à la condition que 50 % au moins des employés de la société soient handicapés, a été adoptée dans des circonstances dramatiques. L’Etat, qui était pratiquement en faillite, se trouvait pendant quelque temps dans l’incapacité de verser les salaires des enseignants et des fonctionnaires de police, et encore moins d’assurer le paiement des retraites et des allocations sociales destinées aux personnes handicapées ou même aux vétérans de guerre. Le législateur, au lieu de financer ces dépenses vitales par les recettes fiscales générales, dont la collecte devenait de plus en plus difficile en raison de la crise économique et financière générale que traversait à l’époque la Russie 
			(32) 
			Le prix du pétrole,
qui a toujours été une importante source de revenu pour la Russie,
avait atteint son plus bas niveau, qui représentait moins d’un dixième
du prix de ces dernières années., a apparemment cherché à «privatiser» l’aide aux personnes handicapées, en consentant des avantages fiscaux aux sociétés qui leur versaient un salaire. Je ne pense pas que ce choix ait été le bon, si l’on considère son coût et ses avantages: dans le cas des filiales kalmoukes d’Hermitage, par exemple, le budget de l’Etat a perdu $US 3 millions en réduction d’impôt pour obtenir le versement de salaires décents à cinq personnes handicapées et à un «directeur» non handicapé pendant un an. Il n’est donc guère surprenant que cette loi ait été modifiée par la suite (au 1er janvier 2002), une fois que l’Etat était à nouveau en mesure de verser les salaires, retraites et allocations sociales. Mais la mesure d’incitation fiscale en question était toujours en vigueur en 2001 et la direction et les conseillers d’Hermitage Capital 
			(33) 
			Notamment Arthur Anderson
et Firestone Duncan. ne voyaient aucune raison de priver leurs actionnaires et investisseurs de l’avantage qu’elle procurait. Avec le recul, cette attitude ne semble pas très élégante, mais, à la décharge d’Hermitage, il convient de souligner que les personnes handicapées ont été maintenues sur le registre de paie pendant une longue période après l’abrogation de cet avantage fiscal 
			(34) 
			La liste des noms des
cinq personnes handicapées et du directeur non handicapé de l’Association
des vétérans de guerre d’Afghanistan embauché pour coordonner leur
travail, ainsi que les dates de début et de fin de leur emploi,
m’ont été communiquées; elles montrent que ces personnes ont figuré
sur le registre de paie pendant deux à quatre ans et demi, soit
au-delà de la période pendant laquelle leur employeur avait demandé
à bénéficier de l’avantage fiscal, qui se limitait à l’année 2001. .

2.2.3.1.3. iii) Les circonstances inhabituelles de la (ré)ouverture de cette procédure pénale

64. Les accusations d’évasion fiscale paraissent également suspectes à la lumière des circonstances particulières de la (ré)ouverture de la procédure pénale qui avait été ouverte une première fois en 2004, sur la base d’un rapport du FSB, puis close pour «absence de délit» le 5 mai 2005 
			(35) 
			J’ai
obtenu les exemplaires de l’ordonnance du 4 octobre 2004 prise par
le lieutenant-colonel D.D. Nuskhinov pour l’ouverture de la procédure
pénale no 401052, qui mentionne le rapport
d’un «agent de grade supérieur» du FSB, et de l’ordonnance de clôture
de l’affaire «pour absence de délit», prise le 5 mai 2005 par ce
même enquêteur principal.. M. Browder m’a montré des exemplaires des dossiers de vol internes: ils établissent que le 26 février 2008 l’enquêteur Karpov du ministère de l’Intérieur et deux subordonnés du lieutenant-colonel Kuznetsov, accompagnés par un agent du FSB, se sont rendus en Kalmoukie à peine trois semaines après les plaintes déposées par Hermitage pour l’appropriation frauduleuse de ses sociétés d’investissement russes, qui désignaient M. Karpov et M. Kuznetsov en qualité de suspects et ont conduit à l’ouverture d’une procédure pénale le 5 février 2008. L’un des avocats russes qui travaillait pour le compte d’Hermitage a par la suite obtenu confirmation, par l’agent kalmouke chargé de la procédure pénale de 2004-2005, que les agents venus par avion de Moscou lui avaient donné pour instruction de rouvrir la procédure en dépit de l’absence d’un nouvel élément de preuve, en raison de la «détérioration des relations entre la Fédération de Russie et le Royaume-Uni». Les dossiers de vol montrent que M. Karpov et ses collègues sont retournés à Moscou dès que la procédure a été rouverte.

2.2.3.1.4. iv) Le délai de prescription

65. L’engagement de poursuites pour tout acquittement d’un impôt insuffisant pour l’année 2001 semble également prescrit: le délai de prescription de trois ans prévu pour la rectification du montant de l’impôt dû est éteint depuis fin 2004 et le délai de prescription de 10 ans pour les poursuites pénales est éteint depuis fin 2011. En conséquence, les mises en accusation officielles du 22 mars 2013, ainsi que le procès à titre posthume de Sergueï Magnitski et le procès par défaut de Bill Browder, semblent contraires à la législation russe.

2.2.3.1.5. v) Le maintien post mortem des poursuites engagées à l’encontre de Sergueï Magnitski

66. La procédure engagée à l’encontre de Sergueï Magnitski se poursuit après sa mort, jusqu’au stade du procès. Selon le droit russe, que l’ancienne vice-présidente de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, Mme Tamara Morchtchakova, m’a expliqué en détail à Moscou, les procès posthumes sont uniquement autorisés à la demande de la famille du prévenu, en vue de sa réhabilitation. Comme l’a indiqué Mme Morchtchakova, «si les poursuites à titre posthume étaient autorisées, les morts se verraient attribuer la responsabilité d’un grand nombre d’infractions». La veuve de Sergueï Magnitski et sa mère ont vivement protesté contre les poursuites et le procès à titre posthume, à la fois publiquement 
			(36) 
			Voir plus loin les
paragraphes 154-156. et lorsqu’elles m’ont rencontré, car elles ne croient pas qu’il existe la moindre chance que justice soit rendue, en particulier tant que les mêmes enquêteurs – qui ont arrêté Sergueï Magnitski et sont selon elles responsables de sa mort en détention – restent chargés de l’affaire: «ils ont tout intérêt à ce que Sergueï soit reconnu coupable, afin d’échapper à toute responsabilité pour les crimes qu’ils ont commis», a déclaré sa veuve.
67. Au cours de mon deuxième voyage à Moscou, j’ai obtenu des exemplaires des décisions de justice qui rejetaient le recours déposé par Mme Magnitskaïa contre la décision prise par les services du Procureur général de rouvrir la procédure engagée à l’encontre de M. Magnitski. Ces décisions du tribunal du district d’Ostankinsky de Moscou et du tribunal municipal de Moscou semblent contraires au droit russe, comme me l’a expliqué l’ancienne vice-présidente de la Cour constitutionnelle fédérale russe.

2.2.3.1.6. vi) Les questions de conflit d’intérêts

68. S’agissant du conflit d’intérêts auquel la veuve de Sergueï Magnitski a fait allusion à propos des personnes chargées de la poursuite du procès post mortem, les représentants du ministère de l’Intérieur et de la Commission d’enquête m’ont indiqué au cours de ma première visite à Moscou en février 2013 que M. Kuznetsov et M. Karpov n’étaient pas en situation de conflit d’intérêts, puisqu’ils avaient pris part à l’enquête initiale ouverte au sujet de M. Magnitski uniquement pendant les premières étapes de la procédure et que les accusations formulées contre eux par M. Magnitski n’étaient «pas sérieuses». A l’occasion de ce même voyage à Moscou, j’ai demandé leur avis à Mme Morchtchakova et à Mme Mara Polyakova, présidente du Comité d’experts indépendants du Conseil présidentiel pour les droits de l’homme, qui avait remis un rapport d’expertise sur l’affaire Sergueï Magnitski au Conseil des droits de l’homme. Toutes deux ont souligné que le droit russe, conforme aux normes de la Convention européenne des droits de l’homme, impose qu’une affaire criminelle soit retirée aux enquêteurs lorsque ceux-ci se trouvent en situation de conflit d’intérêts. La position inverse adoptée par les autorités est clairement contraire à la législation. Les enquêteurs Kuznetsov et Karpov avaient été auparavant accusés par Sergueï Magnitski, qui avait lui-même établi les plaintes déposées au pénal par Hermitage, d’avoir personnellement pris part à l’infraction sur laquelle ils étaient précisément chargés d’enquêter et dont ils cherchaient à présent à rejeter la responsabilité sur M. Magnitski et ses clients. Ils étaient actuellement accusés d’être responsables de la mort de M. Magnitski en détention provisoire et ne pouvaient décemment pas être considérés comme des enquêteurs impartiaux et neutres dans cette même affaire.
69. Je partage l’avis de Mme Morchtchakova et Mme Polyakova. On ne peut notamment prétendre en toute bonne foi que les accusations portées contre les enquêteurs dans la plainte déposée n’étaient «pas sérieuses». Cette plainte de 245 pages adressée simultanément au Procureur général russe, au président de la Commission d’enquête et au chef du Service de la sûreté du territoire du ministère de l’Intérieur le 3 décembre 2007 donnait de très nombreuses précisions, documents à l’appui, qui auraient au moins dû faire l’effet d’une sonnette d’alarme. Une procédure pénale a d’ailleurs été ouverte à la suite de cette plainte, le 5 février 2008. C’est précisément à ce moment-là que débute le conflit d’intérêts: les enquêteurs accusés de complicité dans la plainte ont été chargés de l’enquête et ont placé celui qui les accusait, Sergueï Magnitski, en détention provisoire.
70. Les déclarations faites par M. Magnitski dans les mois et les semaines qui ont précédé sa mort en détention le 19 novembre 2009 complètent ce tableau: le 11 septembre 2009, il accuse les enquêteurs d’exercer des «pressions physiques et psychologiques organisées» 
			(37) 
			Traduction
d’une plainte de M. Magnitski adressée au Procureur général Chaika,
déposée par ses avocats.; le 14 octobre 2009, il souligne: «[ils ont] tout intérêt à mettre un terme à mon activité d’assistance à mon client dans l’enquête menée au sujet de ces délits (…) C’est la raison pour laquelle ils me persécutent» 
			(38) 
			Traduction d’une plainte
manuscrite de Sergueï Magnitski du 14 octobre 2009.; le 11 novembre, il écrit: «J’ai l’intention de faire traduire en justice ceux qui sont responsables [de la falsification des pièces du dossier]» 
			(39) 
			Traduction
d’une plainte manuscrite de Sergueï Magnitski du 11 novembre 2009,
copie déposée auprès du tribunal par les avocats de M. Magnitski
le 13 novembre 2009.; enfin, le 12 novembre, il écrit: «L’enquêteur Siltchenko ne veut pas enquêter sur ceux qui se cachent derrière ce détournement [de $US 230 millions], mais souhaite que je reste derrière les barreaux et que les autres avocats quittent le pays» 
			(40) 
			Traduction
d’une plainte manuscrite de Sergueï Magnitski du 12 novembre 2009.. Une semaine plus tard, Sergueï Magnitski mourait derrière les barreaux.
71. Cette mise en cause de l’objectivité des enquêteurs chargés de l’affaire ne constituait-elle pas de «sérieuses» accusations? Les autorités compétentes russes ne semblent pas le penser.
72. En novembre 2011, l’avocat de Natalia Magnitskaïa a déposé une autre plainte pour conflit d’intérêts devant le Procureur général russe et la Commission d’enquête publique russe, en soulignant la menace que faisait peser sur les victimes et les témoins la décision prise par la Commission d’enquête d’accorder un accès illimité au dossier de l’enquête en cours sur la mort de M. Magnitski précisément aux agents du ministère de l’Intérieur qui étaient accusés d’avoir personnellement pris part aux infractions auxquelles la Commission d’enquête consacrait ses investigations.

2.2.3.2. Sergueï Magnitski a-t-il été complice du remboursement frauduleux d’un montant de $US 230 millions d’impôt acquitté par Hermitage?

73. La deuxième accusation principale portée contre Sergueï Magnitski et Bill Browder fait d’eux les cerveaux du remboursement d’impôt frauduleux d’un montant de $US 230 millions, qu’ils avaient précisément dénoncé dans les plaintes détaillées adressées aux plus hautes autorités répressives russes.
74. Lorsque j’ai rencontré les représentants des autorités à Moscou en février 2013, ceux-ci m’ont indiqué qu’il existait deux principaux éléments de preuve contre M. Magnitski et M. Browder: 1) un «plan» manuscrit rédigé par M. Magnitski, qui expose la «structure» complexe de l’entente délictuelle et le désigne comme son organisateur, qui a été saisi au cours d’une perquisition au domicile privé de M. Magnitski; et 2) le témoignage de M. Victor Markelov, condamné le 28 avril 2009 pour l’exécution du remboursement d’impôt frauduleux d’un montant de $US 230 millions à une peine de cinq ans d’emprisonnement et qui a accusé M. Magnitski d’avoir organisé cette malversation. Ces mêmes autorités ont écarté l’allégation selon laquelle les personnes accusées par Hermitage d’avoir frauduleusement procédé au réenregistrement des trois sociétés d’investissement d’Hermitage «volées» (Rilend, Parfenion et Makhaon) devaient avoir en leur possession les cachets originaux de la société (qui avaient, de fait, été saisis par les enquêteurs du ministère de l’Intérieur mis en accusation, pendant leur perquisition des bureaux d’Hermitage Capital et de ses avocats du cabinet Firestone Duncan 
			(41) 
			Voir
plus haut le paragraphe 28.): des copies de ces cachets auraient aisément pu être réalisées, sans qu’il soit possible de distinguer les originaux de ceux utilisés pour le réenregistrement des sociétés.
75. Lors de mon deuxième voyage à Moscou, j’ai également obtenu des exemplaires des jugements établissant, soi-disant, que les tribunaux d’arbitrage ont admis que les sociétés d’Hermitage ne lui avaient pas été «volées», mais avaient été vendues par Hermitage elle-même à la société («Pluton») détenue par M. Markelov, qui était à cette date déjà condamné pour sa participation au remboursement d’impôt frauduleux d’un montant de $US 230 millions.
76. Les représentants d’Hermitage à Londres m’ont communiqué un certain nombre d’informations, documents à l’appui, afin d’établir que les véritables auteurs de cette malversation étaient les membres du «Groupe Klyuev», parmi lesquels figuraient les enquêteurs du ministère de l’Intérieur, à savoir le lieutenant‑colonel Artem Kuznetsov et le commandant Pavel Karpov.
77. Les représentants ont admis librement que Hermitage conservait des exemplaires de réserve des cachets de la société qui avaient été saisis lors de la perquisition de juin 2007; ces exemplaires étaient indispensables pour procéder aux diverses déclarations fiscales et autres dépôts de documents légaux auprès des autorités. Ils ont insisté sur le fait qu’il s’agissait d’une pratique courante 
			(42) 
			Cela a été confirmé
par un cadre supérieur du journal Novaya
Gazeta de Moscou.. Mais ils ont souligné que pour procéder à la modification de la propriété d’une société, ou même à un simple changement d’adresse, il fallait non seulement le timbre de la société, mais également les actes originaux (et non de simples photocopies, même certifiées conformes) de la constitution de la société (les statuts, le certificat d’enregistrement auprès du registre national des sociétés et le certificat d’enregistrement auprès des autorités fiscales). Ces pièces originales des sociétés d’investissement russes d’Hermitage, à savoir Rilend, Parfenion et Makhaon, avaient été saisies par les enquêteurs du ministère de l’Intérieur désignés dans les plaintes déposées au pénal par Hermitage et se trouvaient en leur possession au moment où elles ont dû être utilisées pour le réenregistrement frauduleux des sociétés au nom de leur nouveau «propriétaire» et de leurs nouveaux «directeurs» (tous titulaires d’un casier judiciaire) auprès de nouveaux services fiscaux (qui ont accepté en l’espace d’une journée de donner suite aux demandes de remboursement d’impôt déposées par les nouveaux «directeurs» pour un montant total de $US 230 millions).
78. S’agissant du «plan» manuscrit, il ne fait aucun doute que M. Magnitski ait tracé une sorte de schéma du système de fraude sur lequel Hermitage lui avait demandé d’enquêter. Bien que les représentants d’Hermitage n’aient jamais vu un exemplaire de ce document, il ne leur semble pas plausible que M. Magnitski ait dénoncé un montage auquel il aurait lui-même participé 
			(43) 
			J’ai demandé aux autorités
russes de me remettre un exemplaire de ce document, ainsi que les
preuves dont elles disposaient pour établir que ce schéma a bel
et bien été tracé avant la commission de l’infraction. Je n’ai pas
reçu ces documents..
79. S’agissant des jugements des tribunaux d’arbitrage rendus, ils montrent au contraire que le vol a bel et bien été admis par le seul tribunal russe qui se soit prononcé sur le fond de l’affaire, à savoir le tribunal d’arbitrage de première instance. Grâce à une subtilité procédurale utilisée par les «voleurs de sociétés», les tribunaux en deuxième et troisième instance n’ont pu se prononcer sur le fond 
			(44) 
			Pour résumer, «Pluton»
avait revendu les trois sociétés d’Hermitage à une autre société,
«Boily Systems», enregistrée dans les Iles Vierges britanniques.
Hermitage ayant obtenu une ordonnance d’injonction contre «Boily» auprès
des tribunaux des Iles Vierges britanniques, la procédure a pu se
dérouler de façon satisfaisante devant le tribunal d’arbitrage de
Moscou jusqu’à ce que «Pluton» (qui aurait normalement dû être considérée
comme n’ayant pas capacité à agir après avoir vendu les sociétés
à «Boily») fasse appel du jugement rendu par le tribunal d’arbitrage.
La société a obtenu gain de cause en appel, au motif que l’action
en justice était devenue «sans objet» depuis la liquidation (suspecte) de
«Pluton», puis des trois sociétés d’Hermitage – la juridiction d’appel
ne tenant aucun compte du fait que la société «Boily», autrement
dit la défenderesse dans l’affaire initiale, existait toujours. .
80. Le témoignage que m’ont donné à Londres deux avocats russes, Edward Khareitdinov et Vladimir Pastukhov, qui avaient travaillé sur ce dossier, ainsi que certains éléments factuels supplémentaires portant sur les actes du remboursement frauduleux d’impôt et leur mode opératoire souligné par les représentants d’Hermitage, tendent à étayer cette version des faits.

2.2.3.2.1. i) Le récit de l’affaire donné par Edward Khareitdinov

81. Edward Khareitdinov 
			(45) 
			Un ancien enquêteur
judiciaire (de 1984 à 1987) et juge de Moscou (de 1987 à 1992),
membre du Barreau de Moscou depuis 1993. a été recruté comme avocat indépendant par Hermitage après la perquisition et la saisie effectuées à ses bureaux en juin 2007, afin d’assurer la défense de M. Cherkasov contre les accusations relatives à l’affaire «Kameya» dont il faisait l’objet (voir plus haut le point 2.2.1 – cette affaire avait servi de justification aux perquisitions et saisies que j’ai évoquées précédemment). Je l’ai rencontré longuement et à plusieurs reprises à Londres, en février 2013. Voici le récit qu’il donne des événements qui ont fini par perturber la confortable existence «d’avocat de société» qu’il menait jusque-là 
			(46) 
			Etabli à partir de
mon résumé de la réunion, approuvé par M. Khareitdinov. :
«Je n’ai pas tardé à réaliser que les allégations relatives à l’affaire «Kameya» étaient sans fondement. Les demandes répétées d’éclaircissements que j’ai adressées à l’enquêteur Karpov et à ses collègues sont restées sans réponse, à proprement parler, pendant environ six mois. J’étais devenu le principal canal de communication entre Hermitage et les autorités et je travaillais en étroite collaboration avec Sergueï Magnitski, de Firestone Duncan, dont je tenais en grande estime le professionnalisme. En octobre 2007, Hermitage a reçu un «mystérieux» coup de téléphone d’un huissier de Saint-Pétersbourg, qui demandait des renseignements sur l’une des sociétés d’Hermitage. Cette société n’avait jamais été partie à une procédure devant les tribunaux de Saint-Pétersbourg. L’appel téléphonique a poussé Sergueï à vérifier immédiatement les boîtes aux lettres de Firestone Duncan, dans lesquelles il a trouvé des courriers adressés aux sociétés d’Hermitage, parmi lesquels figuraient des demandes d’indemnisation.
Après avoir reçu mandat des véritables directeurs (HSBC) des trois sociétés russes d’Hermitage 
			(47) 
			Il m’a montré les déclarations
sous serment bilingues (russe/anglais) signées par Paul Wrench et
ses collègues, qui attestent être les directeurs des sociétés concernées
(Rilend, Parfenion et Makhaon) et donnaient mandat à M. Khareitdinov., j’ai pris le train de nuit pour Saint-Pétersbourg le 18 octobre 2007. Lorsque je suis arrivé au tribunal d’arbitrage et que j’ai examiné les dossiers pertinents, j’ai été choqué de constater que le tribunal s’était intégralement prononcé sur la base de simples photocopies. Les actions en justice avaient été engagées par un certain M. Strazhev; les éléments figurant sur son passeport (présenté au tribunal de Saint-Pétersbourg) n’étaient plus valables, comme j’ai pu en avoir immédiatement la confirmation par le Service de l’immigration. J’ai également constaté que le dossier comportait des mandats délivrés par des inconnus, qui autorisaient des avocats inconnus à assurer la défense des sociétés d’Hermitage devant le tribunal, pour des actions en justice portant sur plusieurs millions de dollars. Or ces mêmes avocats avaient accepté, sans s’y opposer le moins du monde, toutes les demandes faites par la partie adverse aux sociétés dont ils étaient pourtant censés assurer la défense. Compte tenu du montant considérable de ces demandes et des identités fictives et/ou inconnues des intéressés, tout indique qu’il s’agissait d’une escroquerie à grande échelle. Sergueï a adressé une demande au Registre national des sociétés et a découvert que des modifications avaient été récemment apportées au Registre, qui portait désormais mention de nouveaux actionnaires et directeurs des trois filiales. Sergueï m’a expliqué que des modifications aussi importantes ne pouvaient pas avoir été apportées au Registre sans la présentation des certificats originaux qui avaient été saisis par le ministère de l’Intérieur lors des perquisitions du 4 juin 2007. Nous avons également constaté que, alors que le changement de nom des nouveaux directeurs avait été effectué dans le Registre en septembre 2007, ces «nouveaux directeurs» avaient donné mandat aux avocats de plaider au tribunal de Saint-Pétersbourg avant même cette date, c’est-à-dire dès août 2007. J’ai compris à partir de ce moment-là que les juges, les avocats représentant les deux parties dans cette procédure et les enquêteurs Karpov et Kuznetsov participaient à une malversation dirigée contre mon client.
Lorsque j’ai rencontré l’enquêteur Karpov le 29 novembre 2007 au sujet de l’affaire «Kameya», je lui ai demandé s’il savait que des exemplaires des documents dont il avait la garde, depuis les perquisitions et saisies effectuées dans le cadre de l’affaire «Kameya» dans les bureaux de Firestone Duncan et d’Hermitage, avaient été utilisés au tribunal d’arbitrage de Saint-Pétersbourg. M. Karpov a pâli d’un coup et m’a répondu que cela avait été fait à l’initiative de Kuznetsov. Il ne me l’a pas dit oralement: il a ouvert son ordinateur portable et a tapé des phrases dans le sens: «Je n’en suis pas responsable, Kuznetsov exige qu’on ajoute un certain nombre d’autres personnes de Firestone Duncan et d’Hermitage».
Quelques jours après cette conversation, nous avons établi une plainte au pénal de quelque 250 pages, annexes comprises; un exemplaire daté du 3 décembre 2007 a été adressé au Procureur général, M. Chaika, et au président de la Commission d’enquête, M. Bastrykin; un autre exemplaire, daté du 6 décembre 2007, a été adressé au chef du Service d’investigation du ministère de l’Intérieur, M. Draguntsov 
			(48) 
			Il m’a montré les divers
récépissés qui attestent qu’il a lui-même déposé ces plaintes. . Les services de M. Draguntsov nous ont répondu en deux brefs paragraphes que l’enquête sur le comportement inapproprié allégué des agents du ministère de l’Intérieur ne relevait pas de leur compétence. Les services du Procureur général se sont contentés de transmettre la plainte au bureau de Moscou, qui l’a à son tour transmise au ministère de l’Intérieur. Les services de M. Bastrykin, auprès desquels j’avais également déposé plainte contre les juges de Saint-Pétersbourg qui avaient pris part à cette affaire de fraude, ont transmis cette plainte à leurs services de Saint-Pétersbourg, qui ont refusé d’ouvrir une procédure, tout en m’indiquant fort aimablement qu’ils avaient également refusé d’engager une procédure pour diffamation à mon encontre 
			(49) 
			M. Khareitdinov
m’a montré ces courriers et leur traduction en anglais.. Deux des six plaintes ont été transmises pour enquête à M. Karpov, qui y était pourtant désigné comme suspect. M. Karpov m’a alors convoqué pour m’interroger en qualité de témoin, alors que j’étais l’avocat qui avait déposé pour le compte de son client une demande d’ouverture d’une enquête au sujet de M. Karpov; bien qu’il s’agisse d’une violation flagrante du droit russe, la plainte que j’ai déposée à ce propos a été rejetée. L’ouverture d’une procédure pour l’appropriation frauduleuse des sociétés a eu lieu seulement le 5 février 2008, soit 60 jours après le dépôt de la plainte, au lieu du délai classique de trois à dix jours maximum imposé par la loi. Le dépôt des plaintes pour le compte d’Hermitage est intervenu trois semaines avant le détournement de la somme de $US 230 millions, le 26 décembre 2007. Ce délai a laissé aux auteurs du délit tout le temps de blanchir ces capitaux: comme nous le savons à présent, le dernier virement effectué par la Universal Savings Bank de M. Klyuev, dans laquelle avaient été déposés les remboursements d’impôts frauduleux, a eu lieu le 4 février 2008, soit un jour avant que la plainte déposée par Hermitage donne enfin lieu à l’ouverture d’une procédure.
A la suite de cette procédure, une intrigue a été minutieusement élaborée pour nuire à Hermitage et aux avocats qui travaillaient pour son compte. Le 27 février 2008, une procédure a été ouverte dans «l’affaire kalmouke» [voir plus haut le point 2.2.3.1] et, le 4 mai 2008, le ministère de l’Intérieur a cherché à engager une action en justice contre mon confrère Vladimir Pastukhov et moi-même, au motif que nous aurions agi munis de faux mandats; cette initiative avait été prise par M. Droganov, un subordonné de M. Kuznetsov. M. Kuznetsov a approuvé ce “signalement de délit”, qui laissait entendre que nous ne disposions pas de mandats authentiques lorsque nous avons saisi les tribunaux et les instances administratives pour chercher à défendre notre client contre les malversations dont il était victime, en déposant des plaintes qui désignaient ce même M. Kuznetsov et M. Karpov comme complices des malversations commises. Nous étions alors cinq mois après le dépôt par mes soins des premières plaintes pour le compte d’Hermitage, qui désignaient M. Kuznetsov comme suspect des manœuvres frauduleuses et demandaient l’ouverture d’une enquête à son sujet. Je suis désormais recherché pour avoir agi pour le compte des véritables actionnaires des sociétés et pour avoir lutté contre les fausses dettes utilisées dans une fraude au Trésor public ! Dans cette procédure, Kuznetsov et les autres agents qui m’ont persécuté en raison de mes activités professionnelles et de mon association avec un “mauvais” client, ont soutenu que seuls les directeurs frauduleux – MM. Markelov, Kurochkin et Khlebnikov – étaient habilités à me donner mandat “licite” de combattre la fraude dont ils étaient les auteurs. Malgré l’absurdité de cette proposition, la procédure pénale engagée à mon encontre demeure ouverte.
Au milieu de l’été 2008, nous avons compris que ce montage consistait à détourner les impôts qu’Hermitage avait acquittés l’année précédente. C’est en vérité Sergueï Magnitski qui a le premier compris que la somme de l’indemnisation accordée par la décision de justice prononcée à l’encontre des trois sociétés d’Hermitage dans les différents tribunaux (soit l’équivalent d’environ $US 1 milliard) correspondait à peu près au total des bénéfices réalisés par les sociétés en 2006; nous avons alors réalisé que les “coquilles vides” des sociétés volées à Hermitage avaient été utilisées pour récupérer frauduleusement les impôts qu’elles avaient auparavant acquittés.
Ce mécanisme a été expliqué en détail dans une nouvelle série de plaintes datées du 23 juillet 2008 et déposées au pénal le 25 juillet 2008 auprès des responsables de l’ensemble des autorités répressives pertinentes, ainsi que de la Chambre des comptes, du ministère des Impôts et de la Banque centrale. Nous n’avons reçu aucune réponse pendant six semaines, à l’exception de celle de la Chambre des comptes, qui nous a indiqué qu’elle n’était pas compétente pour traiter du vol de $US 230 millions commis au détriment du budget russe.
Etrangement, le 20 août 2008, en mon absence et en violation des dispositions légales qui protègent les avocats et leur accordent un statut particulier, des agents du ministère de l’Intérieur ont perquisitionné mon étude et ont immédiatement saisi un colis DHL, qui venait d’être livré et dont l’expéditeur était soi-disant le bureau londonien d’Hermitage. Ma secrétaire m’a dit qu’elle avait placé ce colis sur mon bureau sans l’ouvrir. M. Cherkasov (l’un des directeurs d’Hermitage) m’a indiqué qu’il était très étrange qu’un tel colis m’ait été envoyé, car les bureaux londoniens d’Hermitage auraient adressé tout document relatif à leurs sociétés russes à M. Magnitski, de Firestone Duncan. Les deux hommes qui ont expédié le colis ont été filmés par les caméras de vidéosurveillance des bureaux de DHL à Londres; leurs sacs en plastique portaient des caractères russes. La police de Londres, contactée par Hermitage, a établi que ces deux individus n’étaient pas des employés d’Hermitage 
			(50) 
			J’ai reçu un exemplaire
de la séquence vidéo et de la déclaration de la police londonienne.. Je n’ai pas été informé du contenu du colis. Mais peu de temps après, j’ai lu dans la presse qu’au cours d’une perquisition du cabinet d’Edward Khareitdinov, des documents compromettants relatifs au réenregistrement frauduleux des sociétés avaient été saisis. Par la suite, à partir de la liste des pièces à conviction établie par le ministère de l’Intérieur, j’ai pu savoir quel était le contenu du colis: il comportait quelques documents originaux des sociétés que nous avions demandés lorsque nous étions à la recherche des sociétés volées; elles avaient tout d’abord été transférées de Moscou à Novotcherkassk (dans le sud de la Russie), puis à Khimki (dans la région de Moscou). Les services fiscaux de Khimki nous avaient indiqué qu’ils n’avaient pas reçu la totalité des documents, alors que les services fiscaux de Novotcherkassk nous avaient précisé que leurs collègues de Moscou leur avaient envoyé des documents, mais qu’il s’agissait uniquement de feuilles blanches. Une série de documents originaux des sociétés, qui avaient été “perdus”, ont apparemment fait leur “réapparition” dans le colis DHL provenant de Londres. Selon moi, cet épisode du colis DHL était une tentative maladroite de coup monté dirigé contre mes clients et moi‑même. D’après ma secrétaire, les agents qui sont venus perquisitionner mon cabinet savaient exactement ce qu’ils recherchaient. Ils avaient à l’évidence suivi sur le site web de DHL la progression du colis que leurs complices avaient expédié de Londres.
A la suite de ma plainte, le Barreau de Moscou et l’Association internationale des barreaux ont protesté contre la perquisition effectuée à mon cabinet. M. Gordievsky, de la Commission d’enquête, a ouvert la procédure susmentionnée à mon encontre, sur la base du rapport de M. Kuznetsov. Celui-ci prétendait que j’avais agi muni d’un “faux” mandat, malgré les preuves contraires, notamment la confirmation, après examen, de l’authenticité des signatures et des tampons figurant sur le mandat qui m’avait été remis, et malgré les déclarations sous serment des clients qui m’avaient donné mandat et qui ont confirmé qu’ils avaient agi de la sorte de bonne foi. La requête que j’ai introduite auprès de la Cour européenne des droits de l’homme contre les décisions illégales rendues à ce sujet par les juridictions russes, y compris la Cour suprême russe, est toujours pendante.
Fin août 2008, un mois à peine après le dépôt des plaintes demandant l’ouverture d’une enquête au sujet du remboursement frauduleux de $US 230 millions, tous les avocats qui travaillaient pour le compte d’Hermitage étaient pratiquement “assiégés”. Outre la perquisition de mon cabinet et les convocations de la police, j’ai constaté que j’étais surveillé. Ma femme a reçu des menaces par téléphone. En octobre 2008, je me suis rendu à Londres et j’ai discuté de la situation avec M. Browder et les autres membres de l’équipe d’Hermitage, et notamment des manœuvres frauduleuses constantes et des tentatives de coups montés dont je faisais l’objet. Compte tenu de tous ces éléments et des événements qui s’étaient produits, il était clair qu’il serait dangereux pour moi de rentrer en Russie pour poursuivre mes activités professionnelles.
Le 27 octobre 2008, le directeur d’Hermitage nommé par HSBC a adressé une autre plainte au Procureur général russe Chaika, en rappelant les éléments factuels de l’entente délictuelle: les manœuvres frauduleuses dirigées contre Hermitage et le Trésor public russe et les tentatives actuelles de liquidation des sociétés d’Hermitage, qui avaient fait l’objet d’une appropriation frauduleuse et d’une dissimulation de ces manœuvres. La plainte faisait également état du harcèlement dont étaient victimes tous les avocats qui agissaient pour le compte d’Hermitage en Russie et qui défendaient ses intérêts contre les manœuvres frauduleuses, y compris les perquisitions des cabinets d’avocats, les convocations pour interrogatoire et les poursuites pénales dépourvues de fondement. La plainte expliquait également pourquoi les éléments de preuve fournis par M. Markelov, condamné pour homicide et arrêté pour activités illégales, sur lesquels les autorités russes fondaient les allégations dont les avocats d’Hermitage étaient la cible, n’étaient absolument pas valables. Enfin, elle soulevait une série de questions, qui visaient à aider à la réalisation de l’enquête menée sur l’entente délictuelle, ainsi qu’à la saisie et à la conservation des preuves. Cette plainte n’a jamais eu de véritable suite 
			(51) 
			M.
Khareitdinov m’a montré un certain nombre de documents qui corroborent
sa «version» et un exemplaire de la plainte du 27 octobre 2008 adressée
à M. Chaika.

2.2.3.2.2. ii) Le récit de Vladimir Pastukhov

82. Vladimir Pastukhov est un intellectuel d’origine ukrainienne, à la voix douce et à la vue fortement diminuée; il a été avocat et professeur de sciences politiques dans divers instituts de l’Académie des sciences russe (Institut d’études politiques comparées, Institut d’Amérique latine, Faculté d’économie de l’Université d’Etat de Moscou et d’autres encore) et est récemment devenu chargé de cours au St Anthony’s College de l’Université d’Oxford. Boursier sans le sou au milieu des années 1990, il s’est inscrit au Barreau de Moscou et s’est occupé de quelques affaires, y compris du contentieux d’utilité publique parrainé par le programme TACIS de l’Union européenne au Centre de défense du droit constitutionnel. A cette occasion, il a fait la connaissance d’Hermitage, dont les membres figuraient parmi «les actionnaires les plus dynamiques» de Russie. En 2003, il a assuré avec succès la défense de Vadim Kleiner, d’Hermitage, à l’encontre duquel Sberbank avait engagé une action. Il a représenté les intérêts des actionnaires minoritaires (dont Hermitage) dans une procédure qui portait sur les actions de trésorerie de Surgutneftegaz. M. Pastukhov a également été conseiller juridique et stratégique de plusieurs organismes politiques et d’affaires de haut niveau, ainsi que de personnalités publiques, dont le président de la Cour constitutionnelle; il a également été consultant auprès de la Douma d’Etat. Je me suis entretenu longuement avec lui à Londres, en février 2013. Voici son récit des événements 
			(52) 
			Il repose sur mon résumé
de la réunion, approuvé par M. Pastukhov.:
«Fin 2005, Hermitage Capital m’a demandé de l’assister à propos du refus d’octroi d’un visa à Bill Browder. J’ai fait remarquer que cette question devait être résolue au plus haut niveau politique et qu’aucune avancée ne pouvait être obtenue à ce moment-là. En juin 2007, Hermitage m’a contacté une nouvelle fois, en me demandant conseil à la suite des perquisitions et des saisies qui venaient d’avoir lieu. J’étais chargé de la réflexion stratégique, de l’analyse et de la coordination du travail réalisé par les avocats qui traitaient plus directement des affaires. Je n’ai pas tardé à comprendre qu’il existait un énorme décalage entre les accusations d’évasion fiscale et la position des autorités fiscales russes, pour lesquelles l’impôt avait été parfaitement acquitté. J’ai expliqué aux responsables d’Hermitage qu’en droit russe les questions fiscales relèvent exclusivement de l’appréciation des autorités fiscales. J’ai entendu parler pour la première fois de l’appropriation frauduleuse des sociétés d’Hermitage vers la mi-octobre 2007, par téléphone; je me trouvais alors à Helsinki où j’assistais à une conférence en compagnie de juristes de droit constitutionnel. Ma participation ultérieure à cette affaire a été fatale: elle a en partie détruit mon existence; mais elle m’a également permis de commencer une nouvelle vie.
Hermitage m’a informé du réenregistrement frauduleux de ses sociétés russes et des étonnantes actions en justice dont elle faisait l’objet. Je leur ai conseillé: 1) de déposer plainte au pénal; 2) d’engager une action au civil pour annuler les réenregistrements frauduleux et les faux jugements; 3) d’envoyer immédiatement un avocat à Saint-Pétersbourg pour qu’il enquête sur cette affaire; et 4) de tenir une conférence de presse. Malheureusement, Hermitage n’a suivi que mes trois premiers conseils. Ses avocats occidentaux ne voulaient pas rendre l’affaire publique à ce stade. Lorsque mon confrère Edward Khareitdinov est revenu de Saint-Pétersbourg en annonçant que les demandes d’indemnisation étaient à l’évidence frauduleuses, nous étions consternés, mais nous ne nous sentions pas menacés, tout simplement parce que nous ne comprenions pas ce qui était réellement en train de se passer. Personne n’aurait pu imaginer à l’époque la véritable raison du vol et de la fraude dont les sociétés avaient fait l’objet; nous pensions simplement que quelqu’un avait versé un pot-de-vin au juge pour pouvoir faire main basse sur les actifs des sociétés volées. Il ne fait aucun doute qu’en Russie les tribunaux statuent chaque année sur des centaines de milliers d’affaires sans le moindre pot de vin. Mais en même temps, il existe un système de “justice parallèle”, qui est en partie contrôlé par le gouvernement et qui rend des jugements “à la demande”. Mais cette affaire avait quelque chose d’étrange. A ce moment-là, les sociétés d’Hermitage avaient déjà vendu la quasi‑totalité de leurs actifs. Or, à la même époque, le tarif estimé du pot-de-vin nécessaire pour obtenir une fausse décision de justice aussi extraordinaire pouvait équivaloir à environ $US 1 million 
			(53) 
			M. Pastukhov m’a transmis
une «<a href='http://www.mirinvestizij.ru/load/tarify_na_korrupcionnye_uslugi_dlja_biznesa_v_rossii/12-1-0-551'>liste
tarifaire</a>» imprimée des pots-de-vin demandés pour les différents
types d’actes officiels, publiée en russe sur internet et <a href='http://www.rf-region.ru/projects/1065.htm'>un
rapport du Centre d’études des problèmes régionaux</a>. . Pourquoi alors “investir” une somme aussi considérable dans cette affaire? Ce n’est que plus tard que nous avons compris le véritable objectif poursuivi par ceux qui s’étaient approprié frauduleusement les sociétés; nous avons constaté que ces jugements étonnants, qui étaient encore en instance d’appel, avaient été admis par les services fiscaux comme fondement du remboursement de l’impôt acquitté par Hermitage pour les bénéfices soi-disant annulés par les demandes d’indemnisation accordées. A ce moment-là encore, nous pensions naïvement qu’il s’agissait simplement d’une «entente délictuelle locale limitée», qui ne pouvait avoir aucun lien avec le sommet du pouvoir. Ce fut notre plus lourde erreur à cette époque. Nous avons sous-estimé les menaces qui pesaient sur nous et nous avons compté de manière excessive sur les autorités supérieures auxquelles nous avions communiqué ces éléments extraordinaires, car nous imaginions que leur réaction serait positive.
Il nous fallait agir rapidement: fin 2007-début 2008, aux alentours de Nouvel An, l’affaire a commencé à être étouffée; les sociétés volées ont été transférées hors de Moscou. Nous devions reprendre le contrôle de la situation et comprendre ce qu’elles étaient devenues. Le 29 janvier 2008, après avoir reçu mandat des véritables directeurs des sociétés, membres de HSBC, nous avons engagé une action en justice pour obtenir la restitution à Hermitage de ses sociétés. Nous demandions notamment au tribunal que les dossiers des sociétés volées détenus par les services fiscaux nous soient communiqués (ce qui nous aurait permis d’obtenir des éclaircissements sur la manière dont elles avaient été frauduleusement réenregistrées). Mais nous avons été informés quelques jours plus tard que, le 30 janvier 2008, soit le lendemain de l’engagement de notre action en justice, tous les dossiers demandés de ces sociétés volées avaient été «perdus» par les services fiscaux. Le 5 février 2008, une procédure pénale a finalement été ouverte, à la suite de la plainte que nous avions déposée en décembre 2007. Nous imaginions assez naïvement avoir remporté une première victoire. Mais il s’est avéré par la suite que cette procédure était en réalité dirigée contre nous. A la fin du même mois, après la réouverture le 27 février 2008 d’une ancienne procédure pénale engagée à l’encontre de M. Browder pour une prétendue évasion fiscale en Kalmoukie, j’ai commencé à comprendre que nous étions face à un problème beaucoup plus grave que nous l’avions imaginé jusque-là. Les moyens mis en œuvre contre Hermitage étaient disproportionnés et dépassaient tout ce que j’avais pu rencontrer auparavant dans ma vie professionnelle.
Entre décembre 2007 et mars 2008, les faux jugements rendus à Saint-Pétersbourg contre les sociétés volées ont été annulés suite aux appels que nous avions interjetés. Les juges de la Cour d’appel, auxquels nous avions fait le récit de cette affaire, étaient stupéfiés et choqués par les décisions rendues par leurs collègues des juridictions de première instance. A notre grande surprise, notre action au tribunal ne rencontrait à ce stade aucune résistance de la part des auteurs de ces délits. Aucun d’entre eux ne s’est rendu au tribunal et nous avons obtenu aisément des arrêts qui ordonnaient la restitution des indemnisations frauduleuses de plusieurs millions de dollars. Cette situation n’a fait que renforcer nos illusions sur le caractère localisé de la fraude. Mais le 24 mars 2008, nous avons rencontré au tribunal de Saint-Pétersbourg une jeune femme qui prétendait devant le tribunal être seule mandatée pour agir pour le compte des sociétés d’Hermitage, le mandat donné à M. Khareitdinov et à moi-même étant un «faux». Le tribunal n’a pas donné suite à ses assertions et a rendu une décision en notre faveur. A peu près au même moment, nous avons découvert d’autres décisions frauduleuses identiques, rendues par d’autres tribunaux d’arbitrage régionaux contre les sociétés d’Hermitage. Il devenait clair qu’Hermitage avait besoin d’une plus grande équipe d’avocats pour pouvoir traiter tout ce contentieux. C’est la raison pour laquelle de nouveaux avocats sont apparus dans cette affaire; j’ai alors réintégré mon rôle initial de «conseiller stratégique». En juillet 2008, à l’occasion d’un autre voyage à Saint-Pétersbourg, j’ai reçu un appel téléphonique d’Hermitage: on me priait de venir à Londres, car la société avait découvert, grâce à l’analyse des documents obtenus par les avocats effectuée par Sergueï Magnitski, que ceux qui s’étaient approprié frauduleusement les sociétés russes avaient obtenu le remboursement frauduleux des impôts acquittés par Hermitage. Après avoir examiné une nouvelle fois les éléments de preuve, Hermitage a finalement décidé de rendre l’affaire publique.
Mi-août 2008, alors que je venais de rentrer depuis quelques jours d’une hospitalisation à Munich, j’ai été contacté par téléphone par un certain nombre d’avocats, dont M. Khareitdinov, qui m’ont appris que leur cabinet avait été “visité”. Je n’étais pas encore trop inquiet. Mais j’ai alors été convoqué pour être interrogé au commissariat de police de Kazan (Tatarstan) un samedi soir. Le commissariat de police de Kazan est connu pour les viols et les coups et blessures commis par ses policiers. Comme je n’étais pas spécialiste en droit pénal, j’ai décidé d’en parler à Edward Khareitdinov. Il m’a rendu attentif au fait que je risquais fort d’y être placé en garde à vue tout le week-end (puisque je ne pourrais demander l’aide d’un avocat avant lundi) et j’ai décidé de suivre son conseil. Je savais également que l’ingérence de la police dans l’exercice des fonctions d’un avocat et le fait de chercher à interroger un avocat sur ses conseils professionnels et sur les circonstances d’une affaire étaient illégaux et que mes droits étaient protégés par la loi relative aux avocats et à leurs activités. J’ai donc décidé de ne pas me rendre à Kazan, mais d’appeler l’enquêteur de Kazan, en lui expliquant que le droit russe interdisait d’interroger un avocat au sujet de l’affaire de son client. Je possède une transcription de cette conversation, dans laquelle l’enquêteur m’a déclaré qu’il “se fichait de cette loi”. Il a également refusé de me rencontrer à Moscou où j’étais établi. Le stress généré par cette période a provoqué un détachement de ma rétine. J’ai reçu un traitement médical à l’étranger, qui a été suivi par une nouvelle consultation à Londres, où je me suis également entretenu avec les responsables d’Hermitage sur les prochaines mesures à prendre face aux malversations dont Bill Browder avait continué à m’informer par téléphone, en me demandant instamment de quitter la Russie. Mais cette décision n’était pas facile à prendre dans ma position. M. Browder n’est pas parvenu à me convaincre. Il a alors contacté à Londres l’un de mes vieux amis russes, dont l’avis comptait beaucoup à mes yeux, et l’a informé de la situation. Cette démarche a fonctionné. J’ai découvert à Londres qu’une procédure pénale avait été ouverte à mon encontre pour “utilisation d’un faux mandat”. J’ai réussi à obtenir l’abandon de ces poursuites 
			(54) 
			M. Pastukhov m’a expliqué
de manière officieuse comment il y était parvenu., contrairement à M. Khareitdinov, qui avait pourtant invoqué exactement les mêmes arguments que moi: nous agissions pour le compte des véritables actionnaires des sociétés, contre ceux qui se les étaient appropriées frauduleusement. Je préfère néanmoins rester à Londres pour le moment».

2.2.3.2.3. iii) Autres éléments factuels relatifs aux acteurs et au mode opératoire du remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions

2.2.3.2.3.1. – La rapidité suspecte de l’approbation et du décaissement du remboursement d’impôt

83. Les 21 et 24 décembre 2007, les nouveaux directeurs enregistrés des sociétés d’Hermitage qui avaient fait l’objet d’une appropriation frauduleuse, à savoir Rilend (M. Kurochkin), Parfenion (M. Markelov) et Makhaon (M. Khlebnikov), ont demandé le remboursement d’un montant de $US 230 millions d’impôt acquitté auparavant par Hermitage auprès des services fiscaux nos 25 et 28 de Moscou, où ces sociétés avaient été réenregistrées au préalable par MM. Markelov, Kurochkin et Khlebnikov. Ces «directeurs» ont demandé aux autorités fiscales le remboursement de l’équivalent de $US 230 millions sur des comptes bancaires ouverts par MM. Markelov, Kurochkin et Khlebnikov moins de deux semaines avant cette demande, dans deux petits établissements bancaires de Moscou: Intercommerz et Universal Savings Bank. Les demandes de remboursement d’impôt prétendaient que des pertes d’un montant de $US 973 millions  annulaient les bénéfices d’un montant équivalent réalisés l’année précédente 
			(55) 
			Les bénéfices réalisés
en 2006 par Rilend étaient de $US 321 millions (impôt acquitté:
$US 75 millions), ceux de Parfenion atteignaient un montant de $US
581 millions (impôt acquitté: $US 139 millions) et ceux de Makhaon représentaient
la somme de $US 71 millions (impôt acquitté: $US 16 millions). Les
actions collusoires en justice évoquées par MM. Khareitdinov et
Pastukhov (voir plus haut les paragraphes 81 et 82) devant les tribunaux
d’arbitrage de Saint‑Pétersbourg (engagée à l’encontre de Makhaon
par «Logos Plus»), de Moscou (à l’encontre de Rilend par «Instar») et
de Kazan (à l’encontre de Parfenion par «Grand Active») correspondaient
exactement aux bénéfices réalisés l’année précédente par chaque
partie défenderesse; à cela s’ajoutait une action en justice identique
engagée contre Rilend par Logos Plus à Saint-Pétersbourg et plusieurs
petites autres actions en justice. J’ai lu la traduction des extraits
des dossiers, y compris les jugements et les déclarations de M.
Andrei Pavlov, qui prétendait agir pour le compte de Rilend, confirmait
que la partie défenderesse comprenait les griefs soulevés, n’avait
aucune objection et acceptait totalement les demandes. Le juge Orlova
du tribunal d’arbitrage de Saint-Pétersbourg, dans la demande de
Logos Plus contre Parfenion, a déclaré d’après le procès-verbal
que l’acceptation de la demande par la partie défenderesse exonérait
la partie demanderesse de l’obligation de démontrer le bien-fondé
de sa demande. Les détails complets de ces affaires judiciaires
et des circonstances de «l’appropriation frauduleuse des sociétés»
alléguée figurent dans la «plainte initiale au pénal» du 5 juin
2008 adressée aux autorités répressives chypriotes (disponible auprès
du secrétariat), p. 9-28.. Bien que certains des jugements octroyant les indemnisations demandées n’aient pas encore force exécutoire et qu’une partie d’entre eux fassent déjà l’objet d’un appel (où ils ont été annulés en définitive), les remboursements, dont le montant équivalait au plus important remboursement d’impôt de l’histoire russe, ont été approuvés en l’espace d’une journée à compter de la demande et leur versement a été effectué à peine deux jours plus tard 
			(56) 
			Source:
archives bancaires obtenues par Hermitage, banque de données de
la Banque centrale de Russie.. Avant d’effectuer le remboursement, les autorités fiscales ont demandé des renseignements sur les auteurs de cette demande auprès des services moscovites du ministère de l’Intérieur et ont reçu confirmation de l’existence des personnes morales et des rapports qui existaient entre elles et les auteurs de la demande 
			(57) 
			D’après
une déclaration faite le 29 juillet 2008 par Olga Viktorovna Tsymai,
chef de la Division no 1 des contrôles fiscaux
de l’Inspection des impôts de Moscou no 28
(source: dossier de l’affaire no 3/3-560/2008
du tribunal Vakhitov de Kazan, obtenu et traduit en anglais par
Hermitage).. Trois semaines plus tôt seulement, le ministère de l’Intérieur avait reçu la première plainte détaillée au pénal déposée par Hermitage au sujet du réenregistrement frauduleux de ses sociétés, qui n’avait pu être réalisé qu’en utilisant les documents originaux des sociétés, dont les enquêteurs susnommés du ministère de l’Intérieur avaient la garde au moment des faits. La plainte désignait M. Markelov comme le nouveau propriétaire illicite de ces sociétés, par l’intermédiaire d’une société de holding («Pluton») enregistrée à Kazan (Tatarstan), qui avait été frauduleusement enregistrée comme la détentrice à 100 % de l’ensemble des trois sociétés russes d’Hermitage (Rilend, Parfenion et Makhaon). La plainte soulignait également que les trois nouveaux «directeurs» (MM. Kurochkin, Markelov et Khlebnikov) avaient tous un lourd casier judiciaire, dans lequel figuraient des condamnations pour homicide, cambriolage et vol. Cela n’a pas empêché le ministère de l’Intérieur de donner aux services fiscaux la confirmation demandée 
			(58) 
			Ibid..

2.2.3.2.3.2. – La peine légère infligée à M. Markelov

84. Le 24 janvier 2009, M. Markelov s’est rendu au ministère russe de l’Intérieur à Moscou et s’est accusé du vol de $US 230 millions commis un an plus tôt au détriment du Trésor public. En janvier-février 2009, M. Markelov a déposé au ministère de l’Intérieur et a «reconnu sa culpabilité», en déclarant qu’il avait agi sur instruction d’un certain M. Gasanov. Dans sa déposition faite au ministère de l’Intérieur le 25 février 2009, M. Markelov a notamment déclaré:
«J’ai ouvert un compte bancaire en roubles russes pour le compte de la société OOO Parfenion auprès de la banque “Intercommerz”. J’ai ouvert ce compte sur instruction de O.G. Gasanov. Les documents nécessaires à l’ouverture d’un compte bancaire pour le compte de la société OOO Parfenion à la banque “Intercommerz” m’ont été transmis par Gasanov. Il m’a également indiqué comment procéder et où me rendre».
Dans une autre déposition faite au ministère de l’Intérieur le 20 mars 2009, M. Markelov a indiqué: «Je confirme ma déclaration précédente faite lors de l’enquête préliminaire. A la demande d’une de mes relations, Gasanov Oktai Gasanovich, j’ai acquis en 2007 à mon nom la société OOO «Pluton», qui est ensuite devenue actionnaire des sociétés OOO Makhaon, OOO Parfenion et OOO Rilend. Je suis devenu le directeur général de la société OOO Parfenion; une de mes relations, Kurochkin Valery Nikolaevich, est devenu directeur général de la société OOO Rilend; une autre relation, Khlebnikov Vyacheslav Georgievich, est devenue directeur général de la société OOO Makhaon. Gasanov et des personnes que je ne connais pas m’ont fourni un ensemble de documents pour le compte des sociétés OOO Parfenion, OOO Makhaon et OOO Rilend, que Khlebnikov, Kurochkin et moi-même avons remis à l’Inspection no 25 et à l’Inspection no 28 des impôts de Moscou. D’après ce que j’ai compris, le Trésor public a effectué, sur la base de ces documents, des virements au profit des sociétés OOO Parfenion, OOO Makhaon et OOO Rilend. J’ignore comment cette somme a été prélevée des comptes des sociétés OOO Makhaon et OOO Rilend; s’agissant de la société OOO Parfenion, j’ai signé les virements électroniques visant à effectuer des versements depuis le compte. J’ignore sur quels comptes cette somme a ensuite été transférée. A cause de ma participation, cette somme a été volée au Trésor public, mais je n’ai moi‑même rien perçu de ce montant» 
			(59) 
			Transcription et traduction
mises à ma disposition par les avocats de la famille de M. Magnitski. .
85. Le 10 avril 2009, le Procureur général adjoint russe Grin a signé l’acte d’accusation de M. Markelov pour le vol d’un montant de $US 230 millions (article 159 du Code pénal russe). Le 28 avril 2009, ce dernier a été condamné par le tribunal Tverskoi de Moscou à une peine de cinq ans d’emprisonnement. Le jugement ne prévoyait aucune amende, ni l’obligation pour lui de rembourser le Trésor public. Il mentionne uniquement que M. Markelov a agi avec des «complices inconnus», sans évoquer les preuves produites par Hermitage dans les plaintes déposées au pénal en décembre 2007 et juillet 2008 contre plusieurs autres suspects. Les conclusions du ministère public 
			(60) 
			Signées par le Procureur
général adjoint Grin. semblent au contraire croire la version donnée par M. Markelov dans ses dépositions, selon laquelle il avait ouvert un nouveau compte bancaire pour le compte de Parfenion auprès de la banque Intercommerz à la mi-décembre, sur instruction d’un certain M. Gasanov, pourtant décédé depuis le 1er octobre 2007 
			(61) 
			<a href='http://russian-untouchables.com/rus/docs/D510.pdf'>Certificat
de décès établi le 2 octobre 2007</a> (décédé à Moscou de cardio-sclérose le 1er octobre
2007).. De telles incohérences tendent à porter atteinte à la crédibilité d’une nouvelle déposition faite par M. Markelov, selon laquelle Sergueï Magnitski était au nombre des personnes qui lui ont donné ces instructions.
86. Il savait apparemment à l’avance qu’il pouvait s’attendre à écoper d’une peine légère. J’ai appris au cours de mon premier voyage à Moscou en février 2013 de l’un des avocats que M. Markelov s’était vanté auprès de ses codétenus, avant le prononcé de la sentence, qu’il serait condamné à une peine de «cinq ans, rémunérés un million de dollars par an». Il a apparemment bénéficié d’une libération anticipée pour bonne conduite le 4 mars 2012. Dans un pays connu pour les peines extrêmement lourdes infligées même aux auteurs de petites infractions, le traitement qui lui a été réservé par les autorités répressives est remarquablement favorable 
			(62) 
			J’ai demandé à rencontrer
M. Markelov, mais cela s’est avéré impossible..

2.2.3.2.3.3. – Les rapports antérieurs allégués entre M. Markelov et les enquêteurs Karpov et Kuznetsov du ministère de l’Intérieur

87. Le traitement favorable réservé à M. Markelov dans cette affaire peut avoir un lien avec les rapports qu’il entretenait auparavant avec les enquêteurs du ministère de l’Intérieur, MM. Karpov et Kuznetsov. Fyodor Mikheev, un industriel russe enlevé contre une rançon de $US 20 millions, et sa femme affirment publiquement que M. Markelov a détenu M. Mikheev après son enlèvement dans une maison située aux environs de Moscou, sur instruction du lieutenant-colonel Kuznetsov. Le dossier de cette affaire d’enlèvement 
			(63) 
			Affaire no 352470,
procédure ouverte le 28 août 2006. mentionne également le major Karpov, qui est soupçonné d’avoir participé à l’opération. M. Mikheev et sa femme ont publiquement affirmé 
			(64) 
			Dans une interview
réalisée pour <a href='http://news.bbc.co.uk/2/hi/programmes/newsnight/9179684.stm'>un
documentaire de la BBC, diffusé le 15 novembre 2010</a>. que, après avoir été libéré par ses ravisseurs, M. Mikheev a été arrêté; M. Kuznetsov lui a rendu visite en détention et a fait pression sur lui pour qu’il fasse une fausse déposition, en déclarant qu’il n’y avait eu aucun enlèvement, de manière à exonérer M. Markelov et lui-même de toute responsabilité dans cette affaire; M. Mikheev a refusé.
88. Comme je ne me suis pas entretenu avec M. et Mme Mikheev et que je n’ai pas analysé cette affaire moi-même, je ne veux pas prendre position sur la crédibilité de ces allégations, bien que la BBC les ait jugées suffisamment graves pour qu’elles figurent dans son documentaire consacré à la corruption de la police en Russie.

2.2.3.2.3.4. – Les liens antérieurs entre certains des principaux suspects: Chypre, Dubaï, Suisse, le Royaume-Uni, la Turquie et l’Espagne, des destinations de voyage communes

89. Dmitry Klyuev était, au moment où ces virements ont été effectués, le bénéficiaire effectif de Universal Savings Bank 
			(65) 
			J’ai obtenu un exemplaire
et une traduction en anglais d’un extrait de la déposition faite
par M. Klyuev le 4 août 2005 dans l’affaire «Mikhailovsky GOK»,
qui confirme qu’il était propriétaire de l’Universal Savings Bank., qui est fortement soupçonnée d’avoir procédé au blanchiment du produit du remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions (et autres malversations). Le 28 avril 2007, cinq semaines avant les perquisitions et saisies effectuées dans les locaux de Firestone Duncan et d’Hermitage, M. Klyuev s’est rendu à Larnaca (Chypre) dans son jet privé, en compagnie du lieutenant-colonel Kuznetsov, lui-même fortement soupçonné d’avoir organisé la saisie des documents de la société Hermitage utilisés pour commettre les actes frauduleux. Le 5 avril 2006, M. Klyuev s’était également rendu à Chypre en compagnie du collaborateur de M. Kuznetsov, l’enquêteur Pavel Karpov, et d’un collègue, l’enquêteur Anton Golyshev 
			(66) 
			Ces
voyages sont établis par les listes de passagers russes et par les
archives des services de contrôle aux frontières obtenues par Hermitage.
Lors de ma visite d’étude à Chypre fin avril 2013, j’ai demandé
aux autorités compétentes de me confirmer ces données du côté chypriote
et de me fournir d’éventuelles informations supplémentaires sur
le séjour des intéressés à Chypre. J’ai reçu la confirmation demandée
en juin 2013..
90. D’après les archives des services de contrôle aux frontières russes, Mme Olga Stepanova, chef du Service des impôt no 28 de Moscou, qui venait d’approuver le remboursement d’impôt frauduleux, s’est rendue avec M. Klyuev à Dubaï (départ le 1er janvier 2008, retour le 3 janvier 2008) et à Genève (départ le 16 janvier 2007, retour non précisé). Ces déplacements ont eu lieu précisément au moment où les remboursements frauduleux effectués par les autorités fiscales sur le compte bancaire de M. Klyuev ont été blanchis par plusieurs virements effectués vers d’autres comptes (voir plus loin la partie consacrée à «la piste de l’argent»).
91. Les avocats qui prétendaient agir pour le compte des sociétés frauduleusement réenregistrées et qui ont accepté immédiatement les demandes d’indemnisation qui ont réduit à néant les bénéfices réalisés par les sociétés d’Hermitage en 2006, en vue de préparer le remboursement d’impôt frauduleux, c’est-à-dire M. Andrei Pavlov (avocat de Rilend) et Mme Mayorova (avocate de Makhaon), ont également voyagé de nombreuses fois en compagnie de M. Pavel Karpov, l’un des fonctionnaires de police soupçonnés de complicité dans ces opérations. Les archives des services de contrôle aux frontières russes établissent qu’ils se sont rendus ensemble à Londres (du 1er au 5 janvier 2007), à Larnaca (du 30 avril au 5 mai 2007), à Istanbul (du 1er au 4 janvier 2008), à Madrid et à Barcelone (du 1er au 7 janvier 2009), puis à nouveau à Londres (départ le 1er janvier 2010, les vols de retour n’étant pas précisés). La demande de visa pour le Royaume-Uni de Mme Mayorova mentionne même expressément qu’elle voyageait en compagnie de MM. Pavlov et Karpov 
			(67) 
			Exemplaire
de la demande de visa mis à ma disposition par Hermitage..
92. Il est naturellement possible que l’existence de liens antérieurs entre certaines des principales personnes soupçonnées d’avoir pris part à cette entente délictuelle soit une pure coïncidence. Mais la Russie est un vaste pays.

2.2.3.2.4. – La «piste de l’argent» et l’enrichissement soudain des agents soupçonnés de complicité

2.2.3.2.4.1. • Les enquêtes réalisées par Novaïa Gazeta et Hermitage

93. Les journalistes d’investigation de Novaïa Gazeta, qui travaillent en collaboration avec des collègues de l’Organised Crime and Corruption Reporting Network (OCCRP), ont suivi la «piste de l’argent», qui débute par les remboursements d’impôt suspects et mène à un nombre illimité de destinations exotiques. J’ai eu le privilège de rencontrer deux de ces reporters lors de mon premier voyage à Moscou, en février 2013. Ils m’ont expliqué leurs méthodes de travail: suivre le cheminement emprunté par une longue liste de remboursements d’impôt effectués par certains services fiscaux pendant une période donnée, en vérifiant quels étaient les actionnaires, les directeurs et les activités des sociétés bénéficiaires. Dans un grand nombre d’affaires portant sur un montant équivalent à $US 1 milliard (parmi lesquelles figurent les remboursements d’impôt effectués dans l’affaire Magnitski), ils ont découvert, en consultant des données publiquement accessibles, que les sociétés bénéficiaires n’avaient pas d’autre activité que celle de réceptionner, puis de transférer les remboursements d’impôt; leurs «directeurs», que ces journalistes ont recherchés, étaient bien souvent des personnes défavorisées dont les papiers d’identité avaient été utilisés sans qu’ils en aient connaissance; quant à l’argent, il a été viré à l’étranger par petites sommes, afin de rendre le cheminement des opérations financières plus difficile à cerner. Les journalistes ont suivi méticuleusement ces virements avec l’aide de leurs collègues étrangers, là encore en utilisant des bases de données et des registres accessibles publiquement, tout au long des étapes et ont déterminé les destinations finales des sommes considérables initialement volées aux finances publiques, c’est-à-dire aux citoyens russes. Novaïa Gazeta a publié une synthèse de leurs conclusions en 2012 
			(68) 
			«<a href='http://www.reportingproject.net/proxy/en/following-the-magnitsky-money'>Following
the Magnitsky Money</a>»; <a href='http://www.novayagazeta.ru/inquests/53950'>www.novayagazeta.ru/inquests/53950</a>. et a mis leurs éléments à la disposition des autorités compétentes.
94. En parallèle, Hermitage a effectué ses propres recherches, en utilisant les informations fournies par les «donneurs d’alerte» présents à l’intérieur de diverses structures.
95. J’ai énormément appris grâce aux explications détaillées que m’ont données les journalistes russes et les membres d’Hermitage, lorsque je cherchais à comprendre le travail minutieux et méticuleux qui devait être réalisé pour suivre la «piste de l’argent». L’un des enseignements importants que j’en ai tirés est que les sommes d’argent considérables ne peuvent pas disparaître: elles laissent toujours des «traces» électroniques, sauf lorsque les opérations s’effectuent en espèces; mais les montants susceptibles d’être transportés physiquement et amassés sous cette forme sont insignifiants par rapport aux montants en question dans cette affaire ou dans n’importe quelle autre activité criminelle organisée à grande échelle 
			(69) 
			Je suis très favorable
à la proposition de suppression du billet de 500 €, qui restreindrait
encore la possibilité de transporter et d’amasser de l’argent sale
en espèces. . Les détails de tous les virements bancaires (expéditeur, bénéficiaire, montant) sont conservés pendant des années sous forme électronique et les banques centrales en conservent des copies. La suppression des informations relatives aux virements individuels est impossible: le système financier mondial fonctionne comme un gigantesque bilan numérique; la suppression de données particulières à une extrémité entraînerait l’effondrement de ce mécanisme d’informations en cascade. La filière empruntée par un montant se trouve dans ces données, il suffit de la suivre. Dans l’affaire Magnitski, ce travail se poursuit et d’étonnants résultats ont déjà été obtenus. Mais il s’agit principalement du fruit des travaux menés par des journalistes d’investigation et des enquêteurs privés, avec l’aide de donneurs d’alerte, et non, semble-t-il, par les autorités qui ont pour mission d’enquêter sur les infractions, d’en rechercher les auteurs et d’en récupérer le butin.
96. J’ai reçu une documentation complète sur une «piste de l’argent», qui part du Trésor public russe en passant par les sociétés d’Hermitage qui ont fait l’objet d’une appropriation frauduleuse, puis au total par cinq sociétés et banques russes, deux sociétés et banques moldaves, une société lettonne et même par deux comptes bancaires de sociétés des Iles Vierges britanniques ouverts au Crédit suisse de Zurich, puis, de là, aboutit au compte ouvert au Crédit suisse d’une autre société détenue par M. Vladlen Stepanov, ancien époux de Mme Stepanova, chef du Service des impôts no 28 de Moscou (qui avait autorisé les virements effectués par le Trésor public pour le remboursement d’impôt en question).
97. Une autre «piste de l’argent» reconstituée part du remboursement par le Trésor public russe de l’impôt acquitté par Hermitage et transite par les sociétés d’Hermitage victimes d’une appropriation frauduleuse (Parfenion, Rilend et Makhaon) et de nombreuses autres étapes, notamment en République de Moldova, sur le compte UBS à Zurich d’une société chypriote détenue par M. Denis Katsyv, fils de l’ancien ministre des Transports et vice-gouverneur de la région de Moscou, M. Piotr Katsyv, et par M. Litvak.
98. D’autres «pistes de l’argent» tortueuses partent du Trésor public russe et aboutissent finalement sur des comptes de sociétés ouverts à la FBME Bank de Chypre, dont le bénéficiaire effectif est M. Klyuev, et sur d’autres comptes détenus dans d’autres banques chypriotes et également liés à M. Klyuev et à M. Pavlov.

2.2.3.2.4.2. • Les réactions des autorités russes

99. Au vu de ces informations, l’attitude manifestée jusqu’ici par les autorités russes n’est guère convaincante. Peu de temps après que les allégations relatives au remboursement d’impôt frauduleux dans l’affaire Magnitski avaient été portées à la connaissance des autorités, la porte-parole du ministère de l’Intérieur, Mme Dudukina, a publiquement déclaré qu’il n’était plus possible de déterminer où se trouvait la somme frauduleusement versée par les Impôts à la Universal Savings Bank, en raison de l’incendie accidentel d’un camion qui transportait ces données bancaires 
			(70) 
			Disponible sur: 
			(70) 
			<a href='http://online.barrons.com/article/SB50001424052970204569604576259313266852054.html'>http://online.barrons.com/article/SB50001424052970204569604576259313266852054.html#articleTabs_article%3D1</a>.. Mes interlocuteurs du ministère de l’Intérieur et de la commission d’enquête ont éludé ma question lorsque je les interrogeais sur la crédibilité de cette déclaration 
			(71) 
			Le président de la
Banque centrale de Russie, M. Ignatiyev, que j’ai rencontré le 21
mai 2013, m’a expliqué en détail comment la Banque centrale était
régulièrement informée par voie électronique des virements interbancaires,
et notamment des virements effectués vers les banques étrangères.
Mais la réponse qu’il a faite à la question que je lui posais sur
la crédibilité de la déclaration de Mme Dudukina
ne m’a pas parue très claire. Il n’a pas exclu que, dans certains cas
de supercherie commise par de tout petits établissements bancaires,
les informations relatives aux opérations puissent être définitivement
perdues. C’est la raison pour laquelle une loi a été récemment élaborée
pour améliorer la sécurité des informations dans ces situations. . A propos des fonds du Trésor public finalement parvenus sur le compte de M. Stepanov, ils m’ont expliqué que cette information avait été vérifiée et que les fonds déposés sur le compte de M. Stepanov pouvaient s’expliquer par le succès de ses affaires, notamment la construction de tunnels en Russie. Qui plus est, le couple avait divorcé plusieurs années auparavant. Cette réponse n’explique pas selon moi que ces mêmes fonds provenant du Trésor public, dont le décaissement avait été autorisé par Mme Stepanova, ait finalement achevé le cheminement complexe que j’ai décrit ci-dessus en aboutissant sur le compte de son mari ou ex-mari 
			(72) 
			J’ai appris que M.
Stepanov et sa femme avaient divorcé par ordonnance judiciaire rendue
en 1992. Mais les Stepanov n’ont donné effet à cette ordonnance
judiciaire qu’en novembre 2010, en enregistrant ce document auprès
du Registre matrimonial national. Depuis leur prétendu divorce en
1992, ils ont énormément voyagé ensemble à l’étranger, y compris
à de nombreuses occasions entre 2006 et 2010. De plus, ils possèdent
un compte commun en Suisse, ouvert en 1999, et continuent à le gérer
en commun depuis 2004. Les documents relatifs à ce compte mentionnent
leur lieu de résidence commun à Moscou. . Si les fonds provenant du Trésor public en question avaient été réellement décaissés pour le paiement de tunnels bâtis par M. Stepanov en Russie, pourquoi n’ont-ils pas été virés directement sur son compte, au lieu de suivre des détours tortueux qui conduisent à soupçonner un blanchiment de capitaux?

2.2.3.2.4.3. • Enrichissement soudain d’agents publics suspects

100. De plus, peu de temps après les remboursements frauduleux, Mme Anisimova et Mme Tsareva, toutes deux employées au Service des impôts no 28 de Moscou, ont reçu respectivement la somme de $US 569 000 et $US 591 000 
			(73) 
			J’ai reçu
des exemplaires des virements électroniques effectués les 17 et
18 janvier 2008.. Un site web consacré à l’affaire Magnitski 
			(74) 
			<a href='http://www.russian-untouchables.com/'>www.russian-untouchables.com</a>. a publié le détail du patrimoine amassé par les différents acteurs de cette entente illicite alléguée, notamment Mme Stepanova 
			(75) 
			<a href='http://russian-untouchables.com/eng/olga-stepanova/'>http://russian-untouchables.com/eng/olga-stepanova/</a>., le lieutenant-colonel Kuznetsov 
			(76) 
			<a href='http://russian-untouchables.com/eng/artem-kuznetsov/'>http://russian-untouchables.com/eng/artem-kuznetsov/</a>. et le commandant Karpov; il comporte des villas à Dubaï, des appartements de grand standing à Moscou, Chypre et dans d’autres lieux, ainsi que des comptes bancaires bien garnis dans des paradis fiscaux bien connus. Ces allégations semblent s’appuyer solidement sur des extraits du Registre foncier, des relevés de comptes bancaires, des virements électroniques, des photographies et d’autres documents. La rubrique consacrée au niveau de vie de M. Karpov 
			(77) 
			<a href='http://russian-untouchables.com/eng/pavel-karpov/'>http://russian-untouchables.com/eng/pavel-karpov/</a>., dont le salaire de modeste agent du ministère de l’Intérieur équivaut à environ $US 6 000 – par an ! – est assez impressionnante, puisqu’il comprend l’acquisition de biens immobiliers et de voitures de luxe d’une valeur totale de $US 1,3 millions (même si la Porsche est enregistrée au nom de sa vieille mère), des voyages à travers le monde et plus encore. Il semblerait qu’une bonne partie de ces informations aient été glanées sur le propre profil russe de type «Facebook» de M. Karpov. Lorsque les représentants du ministère de l’Intérieur m’ont appris que M. Karpov (et son ancien collègue, M. Kuznetsov) avaient quitté le service actif et pris leur retraite (respectivement à l’âge de 36 et 38 ans), je leur ai demandé si les pensions de retraite russes permettaient à de si jeunes retraités de vivre de façon aussi luxueuse. Ils m’ont répondu que les retraites de la police étaient effectivement assez généreuses, que le service effectué en Tchétchénie comptait double pour le calcul des pensions et que M. Karpov pouvait avoir des sources supplémentaires de revenus provenant de ses activités d’affaires, ce qui ne m’a pas convaincu. Je ne l’ai pas été davantage lorsqu’ils m’ont informé en mai 2013 que la mère de M. Karpov avait réalisé un bénéfice important en vendant un appartement initialement acheté $US 20 000 et revendu $US 100 00, cette somme ayant ensuite été réinvestie dans l’appartement de grand standing de Moscou mentionné sur les publications internet. Cet élément ne peut expliquer qu’une faible proportion de l’enrichissement récent de M. Karpov et des membres de sa famille proche.
101. Tout au long des années 2011 et 2012, l’ancien employeur de Sergueï Magnitski, Jamison Firestone, a intenté un certain nombre d’actions en justice devant les tribunaux de Moscou 
			(78) 
			Commission d’enquête,
affaire no 344212., pour demander l’ouverture d’une enquête judiciaire sur la fortune suspecte accumulée par les fonctionnaires du fisc russe qui auraient participé au remboursement d’impôt frauduleux. Olga Tsareva et Elena Anisimova, du Service des impôts n° 28 du Trésor public de Moscou, auraient été nommément désignées dans la plainte déposée par Firestone, qui précisait les biens immobiliers acquis par elles à l’étranger pour une valeur d’environ $US 2 millions chacun, payés à l’aide de fonds provenant de comptes bancaires suisses. En janvier 2012, Firestone a également intenté une action en justice contre des hauts fonctionnaires des services du Procureur général et du ministère de l’Intérieur, auxquels le cabinet reprochait d’avoir étouffé les infractions qu’auraient commises des agents associés à Dmitry Klyuev. En novembre 2012, le ministère de l’Intérieur a répondu que la complicité des fonctionnaires de police et des fonctionnaires du fisc dans la fraude au remboursement d’impôt de $US 230 millions commise au détriment du Trésor public n’avait pas été démontrée 
			(79) 
			Ministère
de l’Intérieur, affaire no 152979. et qu’aucun élément ne laissait penser que des fonctionnaires avaient pris part au blanchiment des $US 230 millions 
			(80) 
			Ministère de l’Intérieur,
affaire no 678540..
102. En août 2012, Jamison Firestone a saisi de nouvelles plaintes la commission d’enquête russe, en lui demandant d’enquêter sur l’enrichissement suspect des enquêteurs Kuznetsov et Karpov du ministère de l’Intérieur (les plaintes antérieures déposées depuis l’été 2010 étant restées sans réponse).
103. Le vice-ministre russe de l’Intérieur m’a fait remarquer que M. Karpov avait désormais intenté une action en justice contre M. Browder devant un tribunal de Londres pour diffamation. Lors d’une apparition à la télévision russe, M. Karpov a reproché à M. Browder de ne pas être venu assurer lui-même sa défense. M. Browder a confirmé que M. Karpov avait effectivement intenté une action en justice et qu’il avait engagé à cette fin des avocats londoniens extrêmement chers. Les avocats de M. Browder lui ont conseillé de chercher à obtenir le rejet de la demande de M. Karpov, au motif qu’elle constituait un abus de procédure juridictionnelle commis par une partie demanderesse symbolique (c’est-à-dire en réalité par un prête-nom agissant pour le compte d’autres intérêts).
104. Les autorités russes m’ont indiqué à Moscou que des enquêtes toujours en cours visaient à identifier les bénéficiaires des fonds détournés et à engager des poursuites à leur encontre et qu’une procédure avait été ouverte à l’encontre de Mme Stepanova. Mais ces diverses procédures demanderont encore beaucoup de temps, ainsi que la coopération des autorités des pays vers lesquels les fonds ont été virés. Ces pays sont assez nombreux; Hermitage a désormais saisi de plaintes les autorités répressives d’Autriche, de Chypre, d’Estonie, de Finlande, de Hong Kong, de Lettonie, de Lituanie et de Suisse et bon nombre d’entre elles ont déjà ouvert des enquêtes judiciaires officielles.

2.2.3.2.4.4. • Mort mystérieuse d’un informateur

105. Certaines des informations qui ont facilité l’enquête menée sur la «piste de l’argent» ont été communiquées à Hermitage par un donneur d’alerte russe, M. Perepilichny, qui avait fui au Royaume-Uni où il est mort mystérieusement en novembre 2012 devant la porte de son domicile du Surrey – un homme d’une quarantaine d’années, qui semblait pourtant en bonne santé.
106. Il avait également été interrogé par les autorités répressives suisses, auxquelles il avait fourni des informations. Cet élément a été publiquement confirmé par les services du Procureur fédéral suisse 
			(81) 
			Voir par
exemple les articles parus dans The Independent le
28 novembre 2012: Alexander Perepilichnyy: Supergrass
who held key to huge Russian fraud is found dead in Surrey; Swiss
Prosecutors say death of Russian whistle blower will not derail
huge fraud investigation; et le 27 novembre 2012: A $ 230 million fraud – and a trail of death
that just keeps growing; Timeline of the Magnitsky scandal: the
fraud that cost two lives; voir le Tagesanzeiger du
3 janvier 2013 (page de couverture): Verdacht
auf Geldwäscherei: Bund blockiert Millionen; im Fall Magnitski lassen
die Ermittler Konten bei der CS und anderen Banken einfrieren., qui ont également donné, à propos des conséquences de la mort de M. Perepilichny sur la procédure pénale en cours, la précision suivante: «notre force réside dans notre capacité à minimiser l’influence d’un événement aussi regrettable sur notre enquête 
			(82) 
			Citation tirée d’un
exemplaire de la déclaration publique faite par les services du
Procureur fédéral suisse immédiatement après le décès de M. Perepilichny.
107. L’enquête menée sur les causes de la mort de M. Perepilichny est toujours en cours et il m’a été impossible d’obtenir une quelconque information des autorités britanniques compétentes. Les représentants d’Hermitage sont convaincus que les autorités ont mené jusqu’ici, volontairement ou non, une enquête insuffisante. Selon eux, la police locale n’a pas compris le rôle que M. Perepilichny avait joué en fournissant des informations sur certains «individus dangereux», notamment certains des suspects de l’«affaire Magnitski». Il avait pris part à la gestion des fonds et aux opérations qui font l’objet de l’enquête actuellement menée par la Suisse. Après avoir perdu une partie importante des sommes confiées par ses «clients» lors de la crise financière de 2008-2009, il s’était senti menacé et s’était réfugié en Angleterre, emportant avec lui tout une documentation sur les opérations financières effectuées pour le compte de ses «clients». A la suite de l’appel lancé par Hermitage aux éventuels donneurs d’alerte, il avait décidé de partager ces informations avec Hermitage, qui les avait à son tour transmises aux autorités compétentes des pays concernés. Dès qu’Hermitage a eu connaissance de la mort de M. Perepilichny, ses avocats ont immédiatement contacté la police pour la prier instamment de faire preuve d’une diligence particulière dans l’établissement des causes du décès. Malheureusement, selon M. Browder, la police a mis plusieurs jours à réagir à ces exhortations et à demander des prélèvements en vue de la réalisation d’analyses toxicologiques; il est possible que trop de temps se soit écoulé pour pouvoir établir ou exclure avec certitude l’existence d’un acte criminel.
108. Lorsque j’ai rencontré les autorités russes à Moscou, elles ont insinué à plusieurs reprises que la mort suspecte de M. Perepilichny (ainsi que celle de M. Magnitski lui-même et d’autres complices éventuels) pouvait fort bien servir les intérêts de M. Browder. Ces insinuations ne me paraissent pas du tout convaincantes, puisque M. Browder avait fortement incité la police britannique, à travers les médias et par l’intermédiaire de responsables politiques, à ouvrir une enquête approfondie en temps utile sur l’existence éventuelle d’un acte criminel dans un décès dont les causes avaient tout d’abord été établies par la police locale sous la forme d’une crise cardiaque. De même, la vigoureuse campagne publique qu’il a lancée contre l’«impunité des assassins de Sergueï Magnitski» à une époque où les autorités cherchaient à minimiser ce décès en le qualifiant de circonstance malheureuse, causée tout au plus par la négligence de certains petits fonctionnaires pénitentiaires, n’aurait aucun sens s’il avait participé d’une quelconque manière à la mort de Sergueï Magnitski.

2.2.3.2.4.5. • Rencontre des autorités suisses, chypriotes et britanniques

109. Comme la commission m’avait autorisé à le faire, je me suis entretenu avec le Procureur fédéral suisse et son adjointe 
			(83) 
			M. Lauber et Mme Bino. à Berne, ainsi qu’avec le Procureur général chypriote et le chef de l’Unité chypriote de lutte contre le blanchiment de capitaux (MOKAS) 
			(84) 
			M. Clerides et Mme Papakyriacou. à Nicosie. Hermitage leur a effectivement communiqué une documentation complète, qui établit les «pistes de l’argent» depuis le remboursement d’impôt frauduleux effectué par le Trésor public russe, jusqu’aux banques de leurs pays respectifs.
110. J’ai eu l’impression que les autorités suisses, qui ont déjà ouvert une enquête judiciaire, entendu un informateur de premier plan (M. Perepilichny, voir plus haut les paragraphes 105-108), ordonné le gel de fonds suspects et adressé une demande d’entraide judiciaire à la Russie (qui leur a récemment adressé une demande similaire), ont agi avec la diligence requise par cette affaire. Il semble qu’il en soit de même, en principe, pour les autorités chypriotes. Un contretemps administratif, dans lequel une rupture des communications a apparemment suivi la transmission d’une plainte initiale déposée en 2008 pour le compte d’Hermitage au sujet des personnes qui s’étaient approprié frauduleusement ses sociétés (avec des contacts chypriotes) a malheureusement retardé considérablement l’ouverture de l’enquête. Mais j’ai le sentiment que, contrairement à ce qu’Hermitage semble croire 
			(85) 
			Mes interlocuteurs
chypriotes ont estimé que les pressions publiques exercées par Hermitage
étaient à la fois inutiles et injustifiées. , les autorités chypriotes n’ont pas attendu le «feu vert» de Moscou pour démarrer leur enquête. Parallèlement, il me semble que des petits pays disposant de moyens d’enquête limités, ont du mal à effectuer les nombreuses et complexes investigations des situations soupçonnées de constituer un blanchiment de capitaux, qui sont associées au rôle joué par ces pays, très apprécié des «sociétés boîtes aux lettres» qui détiennent des actifs contrôlés par des entreprises étrangères et de riches particuliers. Il est fort possible que des petits pays qui se trouvent dans une situation identique doivent accroître encore leurs moyens d’investigation, afin de conserver ou de renforcer leur crédibilité de centres financiers respectueux de l’Etat de droit 
			(86) 
			Cette impression
semble corroborée par les conclusions du rapport publié en mai 2013
par la mission d’évaluation parallèle du Comité d'experts sur l'évaluation
des mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du
terrorisme (MONEYVAL) du Conseil de l’Europe et Deloitte, qui aurait
constaté que Chypre était «étonnamment vulnérable» au blanchiment
de capitaux (voir par exemple EU Observer, 20 mai 2013, <a href='http://euobserver.com/economic/120167'>«Leaked
report damns Cyprus on money laundering»</a>; Spiegel online, 17 mai 2013, «<a href='http://www.spiegel.de/international/business/deloitte-audit-prevention-of-money-laundering-in-cyprus-is-inadequate-a-900593.html'>Insufficient
efforts: report faults Cyprus on money laundering»</a>; voir aussi<a href='http://www.centralbank.gov.cy/nqcontent.cfm?a_id=12806'> le
communiqué de la Banque centrale de Chypre</a> ainsi que celui de <a href='http://hub.coe.int/fr/web/coe-portal/press/newsroom?p_p_id=newsroom&_newsroom_articleId=1488809&_newsroom_groupId=10226&_newsroom_tabs=newsroom-topnews&pager.offset=0'>MONEYVAL</a>..
111. Le 25 avril 2013 a eu lieu dans les locaux d’Europol à La Haye une réunion destinée à échanger des informations et à coordonner les enquêtes menées par les experts de la lutte contre le blanchiment de capitaux d’un certain nombre de pays concernés par les transferts de fonds provenant du remboursement d’impôt frauduleux dénoncé par Sergueï Magnitski 
			(87) 
			Je
me suis engagé à ne pas révéler le nom des pays qui participaient
à cette réunion et à ne pas donner d’autres précisions à son sujet.. Je ne puis que féliciter Europol d’avoir organisé une telle réunion, qui devrait à mon sens marquer le début d’une action coordonnée menée par les autorités compétentes pour suivre la «piste de l’argent», quel que soit son point d’aboutissement. Les autorités russes compétentes devraient être le fer de lance de cette action, puisque l’argent détourné était celui des citoyens russes. Mais la coopération internationale exige un minimum de confiance mutuelle, qui peut souffrir des graves allégations de corruption formulées à l’encontre d’agents des services répressifs lorsque celles-ci ne font pas l’objet d’enquêtes approfondies, menées sans retard excessif. J’ai eu confirmation de cette défiance à Londres. Le chef de l’Autorité centrale britannique 
			(88) 
			Mme Price. m’a déclaré lors de notre rencontre en février 2013 qu’une demande d’entraide judiciaire adressée par Moscou en mars 2012 était si «manifestement motivée par des considérations politiques» que les autorités britanniques ne pouvaient décemment y répondre favorablement.

2.2.3.2.4.6. • Similarité des modes opératoires utilisés dans l’affaire Magnitski et dans les manœuvres frauduleuses commises dans l’affaire Rengaz et d’autres affaires

112. Un argument extrêmement solide s’oppose à toute tentative de faire porter la responsabilité du remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions sur Sergueï Magnitski lui-même: des remboursements d’impôt frauduleux similaires ont été commis avant et après le placement en détention provisoire de M. Magnitski, et même après sa mort 
			(89) 
			Voir «<a href='http://www.ft.com/cms/s/c121901a-848d-11e1-b4f5-00144feab49a,Authorised=false.html?_i_location=http%3A%2F%2Fwww.ft.com%2Fcms%2Fs%2F0%2Fc121901a-848d-11e1-b4f5-00144feab49a.html%3Fsiteedition%3Duk&siteedition=uk&_i_referer='>Tax
Scam Points to Complicity of Top Russian Officials</a>», Financial Times,
12 avril 2012; 
			(89) 
			«<a href='http://www.novayagazeta.ru/inquests/51924.html'>VAT.
We’ve Solved the Magnitsky Case. How Billions Left Russia. Schemes,
Names, Banks</a>», 1er avril 2012; 
			(89) 
			<a href='http://russian-untouchables.com/docs/D61.pdf'>Plainte
déposée par Hermitage auprès de la Commission d’enquête russe</a>, demandant l’ouverture d’une enquête sur le remboursement
suspect d’un montant de $US 230 millions par les services nos 25
et 28 des impôts au profit de l’Universal Savings Bank entre 2006
et 2008, 13 octobre 2009. Après la cessation d’activité volontaire
de l’Universal Savings Bank en 2008, les remboursements de TVA se
sont poursuivis au profit de la banque Benefit – voir le documentaire
«<a href='https://www.youtube.com/watch?v=mL9b5LP4Ubc'>Magnitsky
Files</a>» à 16 min 30 sec.. Grâce aux investigations susmentionnées menées sur la «piste de l’argent», il a été démontré que les mêmes suspects (le «groupe Klyuev») avaient procédé en suivant le même mode opératoire (annulation des bénéfices réalisés l’année précédente par une société frauduleusement réenregistrée, grâce à des demandes de dommages-intérêts fictifs, puis obtention du remboursement des impôts acquittés par les véritables actionnaires de la société), en recourant aux mêmes services des impôts nos 25 et 28 de Moscou et aux mêmes circuits de blanchiment de capitaux, qui débutent par l’ouverture de nouveaux comptes auprès de l’Universal Savings Bank de M. Klyuev, puis par la suite auprès d’une nouvelle banque qui a remplacé cette dernière. Dans l’affaire de manœuvres frauduleuses Rengaz, qui a eu lieu en 2006, soit un an avant le remboursement frauduleux des $US 230 millions, les auteurs de ces malversations ont eu recours aux mêmes tribunaux d’arbitrage de Moscou et de Kazan pour obtenir, par décision de justice, les dommages-intérêts demandés en vue d’annuler les bénéfices de Rengaz. L’action en justice engagée à Kazan dans l’affaire Rengaz a été menée par le même avocat que dans l’affaire dénoncée par M. Magnitski (c’est-à-dire M. Pavlov), et pour le compte de la même partie demanderesse (M. Sheshenia); les actions en justice engagées à Moscou ont, elles aussi, été menées par un certain M. Plaksin, en qualité de partie demanderesse, et à nouveau par M. Pavlov, son avocat. Les auteurs des actes frauduleux de l’affaire Rengaz sont allés jusqu’à utiliser les mêmes modèles de demandes de dommages-intérêts fictifs que dans les manœuvres frauduleuses dénoncées par M. Magnitski, qui consistaient en un «accord-cadre», un «accord de vente-acquisition» et un «accord d’annulation» 
			(90) 
			Hermitage m’a remis
des exemplaires des «contrats» en question et la traduction de leurs
principaux passages. . Dans ces deux cas, les sociétés défenderesses ont immédiatement accepté la totalité des dommages‑intérêts demandés et les juges ont exonéré les parties demanderesses de l’obligation de démontrer le bien-fondé de leur demande. A mon avis, toutes ces similarités ne peuvent être de simples coïncidences.

2.2.3.2.4.7. iv) Evaluation des accusations de remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions portées contre Sergueï Magnitski

113. Au vu des éléments factuels présentés ci-dessus, notamment:
  • le témoignage convaincant des avocats qui ont travaillé sur cette affaire, MM. Khareitdinov et Pastukhov;
  • le fait que M. Magnitski ait joué un rôle essentiel dans l’établissement des plaintes déposées au pénal par Hermitage pour dénoncer l’entente délictuelle avant que les manœuvres frauduleuses ne soient véritablement accomplies;
  • l’approbation à une vitesse suspecte des remboursements d’impôt, dont M. Magnitski et Hermitage n’auraient pas pu avoir la maîtrise;
  • la peine légère infligée à M. Markelov, soupçonné d’être l’«homme de paille» ou le «lampiste» des auteurs de l’entente délictuelle;
  • l’existence de liens antérieurs entre, d’une part, M. Markelov et d’autres principaux suspects, y compris les enquêteurs du ministère de l’Intérieur, le lieutenant-colonel Kuznetsov et le commandant Karpov, que M. Magnitski avait accusés d’être complices et qui ont finalement été chargés de l’enquête ouverte à leur sujet, et, d’autre part, entre les fonctionnaires de police et les avocats qui ont participé au procès fictif et le propriétaire de l’une des banques impliquées dans cette fraude, M. Klyuev;
  • le caractère ininterrompu de la «piste de l’argent», qui conduit directement aux principaux suspects accusés par M. Magnitski et Hermitage, ainsi qu’aux membres de leur famille, dont Mme Stepanova, chef de l’un des services des impôts ayant pris part à ces manœuvres frauduleuses, deux de ses collaborateurs et M. Klyuev;
  • la fortune démontrée, documents à l’appui, des principaux suspects, qui vivent bien au-delà des moyens que leur permettent leurs salaires ou retraites d’agents publics et la réaction tiède des autorités face à cette situation;
  • les similarités entre l’affaire dont on veut désormais faire porter la responsabilité sur Sergueï Magnitski et d’autres remboursements d’impôt frauduleux effectués avant et après son arrestation, et même après sa mort.
114. Je suis personnellement convaincu que cette malversation n’a pas été commise par M. Magnitski et qu’il n’en a pas été davantage le complice d’une quelconque manière, mais qu’elle est le fait d’un groupe de criminels, parmi lesquels figurent les personnes qu’il avait accusées avant que ces mêmes personnes ne le placent en détention provisoire, où il est mort dans des circonstances que nous allons à présent examiner plus en détail.

2.3. L’épreuve subie par Sergueï Magnitski en détention provisoire: soumis à des pressions jusqu’à la mort

2.3.1. Les faits incontestés

115. Le 7 octobre 2008, Sergueï Magnitski a déposé devant la Commission d’enquête nationale russe à propos du soupçon de participation des agents du ministère de l’Intérieur, le lieutenant-colonel Kuznetsov et le commandant Karpov, ainsi que d’autres personnes, au réenregistrement frauduleux des sociétés d’Hermitage et au remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions. Le 6 novembre 2008, le général Logunov, chef adjoint du Service d’enquête du ministère de l’Intérieur, a confié cette affaire au lieutenant-colonel Kuznetsov et à trois de ses subordonnés, en les chargeant d’enquêter sur le délit dénoncé par M. Magnitski. Le 12 novembre 2008, le général Logunov du ministère de l’Intérieur a chargé ces mêmes agents de la procédure ouverte contre Hermitage et Sergueï Magnitski 
			(91) 
			Copies des décisions
des 6 et 12 novembre 2008 du ministère de l’Intérieur m’ont été
communiqués par Hermitage.. Ces deux groupes d’enquête (constitués des mêmes personnes) étaient chapeautés par un enquêteur du ministère de l’Intérieur, le commandant Oleg Siltchenko.
116. Moins de deux semaines plus tard, le 24 novembre 2008, Sergueï Magnitski était arrêté à son domicile à la suite d’une perquisition, par deux subordonnés du lieutenant-colonel Kuznetsov, sur ordre de l’enquêteur Oleg Siltchenko. Détenu tout d’abord au Centre de détention provisoire «IVS-1» de Moscou, qui est affecté aux services moscovites du ministère de l’Intérieur, puis transféré au Centre de détention de Moscou no 5, il est ensuite retourné à l’IVS-1, puis au Centre de détention no 5 et, enfin, il a été transféré au Centre de détention provisoire de Matrosskaya Tishina (ci-après MT), où il est tombé malade en juin 2009, a perdu 20 kg et a souffert de douleurs abdominales aiguës. D’après son dossier médical du Centre de détention MT daté du 13 juillet 2009, une échographie pratiquée le 1er juillet 2009 a permis de diagnostiquer une pancréatite, une cholécystite et des calculs biliaires 
			(92) 
			La
déclaration du Dr Guseinov, qui figure dans le premier rapport de
la commission médicale du 12 mai 2010 (pièce à conviction E 23 de
la requête introduite par Natalia Magnitskaïa devant la Cour européenne
des droits de l’homme) comporte un détail inquiétant à propos du
diagnostic de pancréatite. Le Dr Guseinov s’y disait préoccupé par
le fait que le médicament Diclofenac ait été prescrit à M. Magnitski,
car «il aurait un effet néfaste et peut provoquer une pancréatite aiguë».
Selon la requête introduite par Mme Magnitskaïa
devant la Cour de Strasbourg (paragraphe 476), les autorités n’ont
pas approfondi leur enquête sur ce point, afin d’établir si les
médicaments prescrits par les autorités pénitentiaires pourraient
effectivement avoir causé la maladie de M. Magnitski.. Une intervention chirurgicale à pratiquer dans un délai d’un mois, à l’issue d’une deuxième échographie, lui a été prescrite. C’est ce que confirme une lettre adressée aux avocats de M. Magnitski par D. Vasiliev, directeur par intérim de MT, dans les termes suivants: «je vous confirme par la présente que Sergueï Magnitski a été examiné le 1er juillet 2009 et qu’une cholécystite avec calculs biliaires lui a été diagnostiquée; une échographie à pratiquer dans un mois et une intervention chirurgicale lui ont été prescrites.»
117. Le 25 juillet 2009, une semaine avant l’échographie et l’intervention chirurgicale prévues, M. Magnitski a été subitement transféré à la prison de Butyrka, un centre de détention de sécurité maximale, qui ne disposait pas d’installations permettant de pratiquer une échographie ou une intervention chirurgicale. Le transfert a été coordonné par l’enquêteur du ministère de l’Intérieur Oleg Siltchenko et approuvé par le chef adjoint du Service pénitentiaire fédéral, le général Petrukhin 
			(93) 
			D’après
les lettres adressées par M. Oleg Siltchenko à M. Prokopenko, directeur
de MT, le 2 juillet 2009 et par le général Petrukhin à M. Vasiliev,
directeur par intérim de MT, le 22 juillet 2009.. A Butyrka, l’état de santé de M. Magnitski a continué à se dégrader.
118. Le 16 novembre 2009, Dmitry Komnov, directeur de Butyrka, a ordonné à ses subordonnés de ramener M. Magnitski à MT, car il «devait être admis d’urgence dans un hôpital suite au diagnostic de pancréatite et cholécystite aiguës». Ce transfert a été approuvé par le général Davydov, chef du Service pénitentiaire de Moscou. A son arrivée à MT, M. Magnitski a été placé en cellule d’isolement et menotté à son lit 
			(94) 
			Selon
un rapport signé par O.G. Kuznetsov (assistant adjoint en service
du directeur de MT) et F. Tagiev (directeur du Centre de détention
de MT). . Les agents de service ont téléphoné à une équipe médicale civile d’urgence en lui demandant d’intervenir à la prison MT. Celle-ci est arrivée à 20 heures, mais n’a pas été autorisée à pénétrer dans la cellule de M. Magnitski pendant une heure et 18 minutes. Sergueï Magnitski est mort ce soir-là au Centre de détention de MT.

2.3.2. Les faits contestés

2.3.2.1. Sergueï Magnitski s’est-il plaint de ses conditions de détention et du manque de soins médicaux?

119. Les autorités que j’ai rencontrées à Moscou (les représentants du ministère de l’Intérieur et des services du Procureur général) m’ont déclaré que Sergueï Magnitski ne s’était pas plaint de ses conditions de détention ni du manque de soins médicaux prodigués pendant sa détention.
120. La mère de M. Magnitski et les responsables d’Hermitage m’ont fourni une longue liste des motifs de plainte formulés par M. Magnitski et par ses avocats pour son compte, ainsi que les exemplaires des plaintes et leur traduction en anglais, auxquels s’ajoutent les réponses données à ces plaintes par les autorités:
  • les 9 et 11 août 2009, à D. Komnov, directeur de la prison de Butyrka: «Je demande d’urgence par la présente à être examiné, car ma santé est mise en danger par la nature des atteintes portées à mes droits»;
  • le 19 août 2009, à O. Siltchenko, enquêteur du ministère de l’Intérieur: «Veuillez autoriser l’examen médical de Sergueï Magnitski, auquel ont été diagnostiquées une pancréatite et une cholécystite»;
  • le 31 août 2009, à V. Davydov, chef du Service pénitentiaire de Moscou: «Je suis privé depuis une semaine de tout accès à de l’eau propre et chaude, dont j’ai besoin en raison de mes maux de ventre»;
  • le 11 septembre 2009, à Y. Chaika, Procureur général: «Les soins médicaux me sont refusés, aucun examen médical ni aucune opération n’ont eu lieu. Veuillez intervenir»;
  • le 14 septembre 2009, au juge A. Krivoruchko, du tribunal de grande instance de Tverskoï: «Je demande que soient examinées mes plaintes à propos des conditions insupportables de ma détention et du refus de tout soin médical»;
  • le 12 novembre 2009, au juge E. Stashina, du tribunal de grande instance de Tverskoï: «Je demande l’examen de mon dossier médical, des résultats de mon échographie, de mes demandes de soins médicaux, des plaintes que j’ai déposées au sujet de mes conditions de détention, décrites dans la requête que j’ai introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme».
121. Les réponses qui lui ont été données parlent d’elles-mêmes:
  • le 2 septembre 2009, de l’enquêteur O. Siltchenko: «Je rejette totalement la demande d’examen médical de Magnitski»;
  • le 14 septembre 2009, du juge A. Krivoruchko: «La demande d’examen des plaintes relatives au refus de soins médicaux et au traitement cruel est rejetée»;
  • le 7 octobre 2009, de V. Davydov, chef du Service pénitentiaire de Moscou: «Magnitski a reçu son chauffe-eau. L’alimentation en eau chaude est centralisée»;
  • le 7 octobre 2009, de D. Komnov, directeur de la prison de Butyrka: «D’après son dossier médical, Magnitski est apte à être détenu»;
  • le 9 octobre 2009, de A. Pechegin, des services du Procureur général: «Aucune pression n’a été exercée. Il n’y a aucune raison que le procureur intervienne»;
  • le 12 novembre 2009, du juge E. Stashina: «Je rejette la demande d’examen du dossier médical et des conditions de détention, car elle est sans objet».
122. Les enquêteurs de la Commission de surveillance publique (CSP), chargée par le Président russe d’inspecter à tout instant n’importe quel lieu de détention et de s’entretenir librement avec les fonctionnaires pénitentiaires et les détenus, ont effectué des visites aux centres de détention de Butyrka et de Matrosskaya Tishina à partir du lendemain de la mort de M. Magnitski. Lorsque j’ai rencontré à Moscou l’équipe de la CSP, dirigée par M. Valery Borshov, ses membres m’ont indiqué qu’ils avaient consulté le registre officiel des plaintes de la prison de Butyrka, qui ne comportait aucune plainte de M. Magnitski. Mais ce registre semblait avoir été trafiqué, car les inscriptions correspondant à la période pertinente avaient toutes été rédigées de la même écriture et avec le même stylo, apparemment d’une traite, alors que la législation impose de mentionner chaque plainte de manière distincte. Les agents ont par la suite indiqué à M. Borshov que ce registre n’avait pas été convenablement tenu. M. Borshov m’a dit à Moscou que M. Komnov (le directeur de la prison de Butyrka) lui avait également déclaré en présence d’une personne qui avait répondu à l’une des plaintes, à savoir le général Davydov, que M. Magnitski n’avait jamais formulé la moindre plainte.
123. Voici quelques exemples des plaintes formulées par M. Magnitski à propos de ses conditions de détention, tirées des déclarations manuscrites qu’il a adressées au tribunal le 19 janvier 2009:
  • «Les cellules sont surpeuplées. Une cellule de huit lits peut contenir jusqu’à 14 personnes. Nous devons dormir à tour de rôle».
  • «En même temps, un vent glacial s’engouffre dans la cellule par la fenêtre ouverte en permanence».
  • «Je suis obligé de manger dans l’espace réservé aux toilettes. La cellule surpeuplée est constamment enfumée».
  • «On nous sert un repas chaud la plupart du temps une seule fois par jour, au déjeuner; le petit déjeuner consiste en une bouillie de flocons d’avoine garnie de larves d’insectes et le dîner est fait de hareng pourri bouilli, dont la simple odeur donne envie de vomir. Parfois, aucun repas ne nous est servi».
  • «Je suis détenu dans une cellule en compagnie de prévenus et de détenus déjà condamnés pour des actes de violence, comme des cambriolages, homicides et voies de faits».
124. Il s’était également plaint d’être détenu pendant plusieurs jours dans une cellule dont les toilettes, situées à l’intérieur de la cellule, débordaient, de sorte que le sol était recouvert d’excréments 
			(95) 
			Voir <a href='https://dl.dropboxusercontent.com/u/150724736/M/magnzhalobaflood.pdf'>la
lettre de M. Magnitski</a> (en russe)..
125. Sergueï Magnitski a appelé à l’aide dans une lettre bouleversante adressée à son avocat, Me Kharitonov, le 25 août 2009, sur laquelle ses avocats se sont appuyés pour déposer de nombreuses plaintes officielles, y compris celle du 11 septembre 2009 adressée au Procureur général Youri Chaika et au président de la Commission d’enquête du ministère de l’Intérieur, le général Anitchine:
«Le 23 août 2009, à 16 h 30, j’ai ressenti une douleur insoutenable au plexus solaire (…). Je me suis étendu et j’ai lutté contre elle (…) Peu de temps après, la douleur a commencé à augmenter et est devenue plus forte encore qu’auparavant (…); le seul moyen de la supporter était de m’asseoir en position recroquevillée; la douleur était si violente que je ne parvenais même plus à respirer (…) Le 24 août, vers 16 heures, la douleur m’a repris. Je ne pouvais pas m’étendre cette fois-ci, car il m’était difficile de la supporter et je me suis à nouveau accroupi (…) Mon codétenu (…) a commencé à frapper à la porte en appelant à l’aide, mais personne n’est venu».
126. La plainte a été confiée à l’examen du commandant Siltchenko, qui a recommandé de l’«archiver», considérant qu’elle ne relevait «pas de [leur] compétence». La recommandation de M. Siltchenko a été approuvée par son supérieur, le colonel Karlov 
			(96) 
			<a href='https://dl.dropboxusercontent.com/u/150724736/D1698.pdf'>La
recommandation du commandant Siltchenko</a> (en russe). .
127. Le 12 novembre 2009, lors de sa dernière apparition à une audience, la détention de Sergueï Magnitski a été prolongée une nouvelle fois. D’après le médecin de la prison de Butyrka, Mme Litvinova, M. Magnitski était en colère contre le prolongement de sa détention. Dans une plainte manuscrite datée du 13 novembre 2009, M. Magnitski a précisé qu’il souffrait de douleurs aiguës et a demandé à bénéficier d’une aide médicale d’urgence, en rappelant une fois encore qu’une échographie avait été prévue pour le mois de juillet à Matrosskaya Tishina, mais qu’il avait été transféré à Butyrka juste avant l’examen programmé. Alors qu’il s’était plaint à de nombreuses reprises d’être malade, on lui avait rétorqué qu’il pourrait recevoir un traitement lorsqu’il sortirait de prison.
128. Les enquêteurs de la Commission de surveillance publique (CSP) ont confirmé, au vu de leur propre expérience, qu’en Russie les conditions de détention provisoire étaient fréquemment inférieures aux normes requises, et ce sur instruction des enquêteurs chargés de l’affaire, en vue de «briser» les détenus et de les contraindre à avouer ou, à défaut, à coopérer avec les enquêteurs. Parmi l’éventail des «astuces» habituellement utilisées à la prison de Butyrka figurent les toilettes bouchées, les fenêtres ou vitres brisées en hiver et la présence de nouveaux codétenus agressifs et violents. M. Borshov a également souligné que le fait que M. Magnitski ait été déplacé cinq fois d’établissement pénitentiaire et plus de 20 fois de cellule (y compris à huit reprises au cours des trois derniers mois) constitue un autre signe classique des pressions auxquelles il a été soumis 
			(97) 
			Le Rapporteur spécial
des Nations Unies chargé d’examiner la question de la torture avait
précédemment souligné que le recours à ces techniques de pression
était habituel en Russie (voir Commission des droits de l'homme
des Nations Unies, Suivi des recommandations du Rapporteur spécial,
21 mars 2006, UN document E/CN.4/2006/ADD.2, paragraphes 251 et
264). 
			(97) 
			Voir également l’arrêt rendu par la Cour européenne
des droits de l’homme dans une affaire portant sur un détenu de la
prison de Butyrka, dans lequel la Cour a conclu à la violation du
droit à un recours effectif et accessible, considérant que le détenu
s’était plaint de ce que «l’administration le transférait dans une
nouvelle cellule tous les deux jours, comme cela était arrivé à
d’autres détenus. Cette méthode permettait de le priver totalement
de sommeil, car il perdait à chaque fois sa place dans la «queue»
des détenus qui attendaient leur tour de sommeil» (Sudarkov c. Russie, arrêt du 10 juillet 2008,
paragraphe 18). .
129. M. Borshov a également souligné que l’initiative visant à transférer M. Magnitski de Matrosskaya Tishina à Butyrka (une prison dépourvue des installations médicales nécessaires) en juillet 2009, soit une semaine avant le traitement prévu, provenait de l’enquêteur Siltchenko 
			(98) 
			Il
m’a transmis un exemplaire d’une lettre adressée par M. Siltchenko
à la prison de MT à cet effet (le transfert serait «conforme au
but poursuivi» par la détention).. Les directeurs des prisons de Matrosskaya Tishina et Butyrka auraient dû refuser ce transfert s’ils ne pouvaient pas dispenser le traitement nécessaire. La rénovation prévue de la cellule de M. Magnitski à Matrosskaya Tishina, raison officiellement invoquée pour justifier son transfert, n’avait toujours pas commencé lorsque M. Borshov a effectué sa visite d’inspection après la mort de M. Magnitski en novembre. Il est bien connu que le refus d’un traitement médical indispensable est un moyen souvent utilisé pour exercer des pressions sur les prévenus.
130. A la lumière des plaintes spécifiques, documents à l’appui, reproduites ci-dessus, je considère d’un cynisme absolu que les autorités déclarent à présent que Sergueï Magnitski ne s’est jamais véritablement plaint du traitement qui lui était réservé en détention ni de l’absence de soins médicaux et que les conditions de détention des délinquants détenus dans les prisons russes se sont beaucoup améliorées; elles ajoutent que ces conditions ne sont certes toujours pas plaisantes, surtout pour les personnes habituées à un style de vie plus confortable, mais que cette situation est inévitable («la loi est dure, mais c’est la loi»). Cette attitude est à mon sens inadmissible: Sergueï Magnitski était un jeune homme en bonne santé lorsqu’il a été placé en détention provisoire, présumé innocent au regard de la loi. Il n’a pas été autorisé à s’entretenir avec sa femme et ses enfants une seule fois pendant près d’un an. Maintenu délibérément dans un état misérable et dans des conditions malsaines, il a développé des pathologies graves pour lesquelles il n’a pas reçu de traitement adéquat. Moins d’un an après son arrestation, il est mort dans des circonstances qui restent encore à élucider. Nous ne sommes pas ici en présence de la dure réalité de la loi, mais d’une violation du droit russe et de la Convention européenne des droits de l’homme.
131. Au cours de ma deuxième visite à Moscou, les représentants de la Commission d’enquête ont mis en doute les affirmations de la famille de M. Magnitski, qui soutient qu’il était en bonne santé au moment de son arrestation 
			(99) 
			Ces
mêmes représentants ont promis de me transmettre les documents établissant
qu’une pancréatite avait été diagnostiquée à M. Magnitski avant
son arrestation. . Lorsque j’en ai fait part à Mme Magnitskaïa et à M. Borshov, que j’ai rencontrés le jour suivant, ils m’ont indiqué que Mme Litvinova (le médecin de l’établissement pénitentiaire, qui a en réalité suivi une formation de «spécialiste de l’hygiène» et a traité M. Magnitski à la prison de Butyrka) avait tout d’abord déclaré dans sa déposition que M. Magnitski lui avait remis un document émanant de l’hôpital no 36 de Moscou, qui faisait état d’un diagnostic de pancréatite ou d’un autre trouble gastrique établi en mars 2008 (c’est-à-dire bien avant son arrestation). Mais l’hôpital no 36, interrogé sur ce point, a répondu que M. Magnitski n’avait jamais fait l’objet d’un diagnostic ou d’un traitement dans cet établissement; cette pièce a été ajoutée au dossier de l’affaire de la mort de M. Magnitski.

2.3.2.2. Sergueï Magnitski a-t-il été frappé à son arrivée à la prison de Matrosskaya Tishina le 16 novembre 2009 avant sa mort et pourquoi?

132. Plusieurs représentants des autorités m’ont indiqué que M. Magnitski n’avait pas été frappé à son arrivée à la prison de MT.
133. Mais le recours à des «mesures spéciales», notamment des menottes et des matraques de caoutchouc, contre M. Magnitski en raison d’une «dépression nerveuse» est expressément mentionné dans un rapport signé par un certain «D.F. Markin» 
			(100) 
			Qui
semblerait être la signature mal écrite de D.F. Markov, l’assistant
de service du directeur de MT. et deux «témoins», les inspecteurs Larin et Borovkov, et avalisé par le directeur de la prison de MT, M. F. Tagiev 
			(101) 
			Un
exemplaire de ce rapport a été rendu public par la Commission de
surveillance publique. . Je ne suis pas convaincu par les explications qui m’ont été données lors de mon deuxième voyage à Moscou, selon lesquelles ce document aurait été apprécié «hors contexte», la mention de matraques en caoutchouc dans le cadre du recours à des mesures spéciales contre M. Magnitski étant purement «automatique».
134. Selon M. Borshov, président de la Commission de surveillance publique, le droit russe interdit le recours aux matraques en cas de dépression nerveuse. De plus, d’après une expertise psychiatrique ordonnée par l’enquêtrice Lomonossova dans le cadre de la procédure judiciaire engagée à l’encontre de certains agents pénitentiaires, M. Magnitski ne se trouvait pas dans un état psychologique inhabituel. Selon le témoignage des gardiens de prison mentionné par M. Borshov, M. Magnitski avait pleinement coopéré avec les fonctionnaires pénitentiaires qui lui passaient les menottes et les avait suivis volontairement dans la cellule où il devait être détenu.
135. Qui plus est, l’autopsie, le témoignage de la mère de M. Magnitski 
			(102) 
			Elle m’a précisé qu’elle
avait soulevé le linceul qui recouvrait la partie supérieure de
son corps, mais qu’elle n’avait pas «ouvert» la chemise de son fils
«en la déchirant», comme un représentant de la Commission d’enquête
me l’avait déclaré lorsque je l’avais rencontré en mai. et les photographies prises par les membres de la famille lorsqu’ils ont été autorisés pour la première fois à voir le corps confirment que M. Magnitski présentait des lésions visibles sur son corps, pour lesquelles aucune explication n’a jamais été donnée, y compris des contusions à la jointure des deux mains et de profondes marques sur les deux poignets, que l’usage normal des menottes ne saurait expliquer. L’explication donnée par le Dr Alexandra Gaus, qui prétend que les contusions ont été causées par M. Magnitski en secouant le lit auquel il était menotté, a été écartée par M. Borshov, qui a souligné que les lits des cellules étaient vissés au sol. Le rapport no 555/10 de la deuxième commission médicale fait également remarquer que la formation des lésions constatées sur le corps de M. Magnitski «n’exclut pas la possibilité qu’une partie des lésions ait été provoquée par l’impact traumatique d’une matraque de caoutchouc» 
			(103) 
			Exemplaire
mis à ma disposition par les avocats de la mère de M. Magnitski..
136. Il ne fait donc aucun doute pour moi que Sergueï a effectivement été frappé peu de temps après son arrivée à la prison de MT et que le motif invoqué dans le rapport officiel pour justifier le recours aux matraques – une dépression nerveuse – est douteux, pour des raisons aussi bien juridiques que factuelles.

2.3.2.3. Où, quand et comment exactement est mort Sergueï Magnitski?

137. Le Dr Alexandra Gaus, médecin de la prison de MT, avait examiné M. Magnitski à son arrivée à MT et rempli les documents d’admission. Elle a diagnostiqué une «dépression nerveuse» chez M. Magnitski, qui criait «quelqu’un essaie de me tuer» et «quelqu’un fouille dans mes effets personnels».
138. Le rapport de la CSP fait le récit suivant du témoignage donné par le Dr Gaus:
«Durant l’examen, son abdomen était tendu, il ressentait une douleur à la fois à gauche et à droite de cette zone, ce qui constitue clairement un symptôme de pancréatite. Elle a constaté que son dossier médical portait mention de la nouvelle échographie qui lui avait été prescrite. Au cours de l’examen, Magnitski a eu à deux reprises envie de vomir (sans y parvenir) et elle lui a donné un sac hygiénique [en plastique]. Au départ, il était calme, a accepté une hospitalisation et a signé le dossier médical. (…) Il s’est ensuite assis et s’est recouvert du sac plastique en disant qu’on voulait le tuer. Il a continué quelque temps et a frappé le lit sur le sol puis l’a remis en place, a pris peur et s’est caché une nouvelle fois derrière le sac en plastique qu’elle lui avait donné. Selon elle, cela ressemblait à une psychose aiguë et à un délire de persécution. Ils ont appelé les urgences psychiatriques» 
			(104) 
			<a href='http://russian-untouchables.com/docs/Public-Oversight-Commission-Report.pdf'>http://russian-untouchables.com/docs/Public-Oversight-Commission-Report.pdf</a>, p. 17..
139. M. Borshov a souligné que 250 pages du journal intime de M. Magnitski avaient bien disparu. S’agissant du sac plastique, M. Borshov soupçonne qu’il s’agissait d’une autre mesure de contention et de pression habituellement utilisée sur les détenus. Un autre élément conduit à penser qu’il y a quelque chose de louche dans cet épisode: l’enregistrement vidéo de M. Magnitski à son arrivée, que la loi impose, était «indisponible» pour les inspecteurs de la CSP et également pour Mme Lomonossova, la première inspectrice chargée de l’enquête sur la mort de M. Magnitski. Sur l’enregistrement vidéo effectué à la prison de Butyrka au départ de M. Magnitski, que M. Borshov a visionné, celui-ci paraissait calme et suffisamment en bonne santé pour marcher seul, en portant deux sacs contenant ses effets personnels. Auparavant, ce même jour (le 16 novembre 2007), sa pancréatite aiguë avait apparemment exigé un traitement d’urgence. Un appel d’urgence avait été passé à 14 h 29 et une ambulance était arrivée à la prison de Butyrka à 14 h 57. Mais les ambulanciers ont dû attendre 2 heures et 35 minutes, sans recevoir d’explication pour ce retard. S’agissant de l’enregistrement de l’admission de M. Magnitski à la prison de Matrosskaya Tishina, M. Borshov a appris de la bouche du directeur de MT, M. Taghiev, qu’il a rencontré trois jours après la mort de M. Magnitski, que l’enregistrement avait été emporté par les enquêteurs. Par la suite, M. Taghiev s’est conformé à la version officielle, selon laquelle il n’existait aucun enregistrement. Les avocats de la famille de M. Magnitski ont demandé que M. Taghiev soit cité à comparaître au tribunal en qualité de témoin, mais cette demande leur a été refusée.
140. En raison de la «dépression nerveuse» de M. Magnitski, le Dr Gaus a appelé des médecins civils du service des «urgences psychiatriques», ainsi qu’un groupe de huit agents de sécurité pénitentiaire dirigé par M. Markov, qui ont employé des «moyens spéciaux» contre M. Magnitski (voir plus haut les paragraphes 132 à 136). Les agents de sécurité ont emmené M. Magnitski dans une autre cellule (no 4), où il a été laissé sans assistance médicale ni une quelconque observation médicale. Quinze minutes plus tard, à 20 heures, les médecins civils du service des urgences, sous la direction du Dr Kornilov, sont arrivés à la porte de la prison, mais ont dû attendre pendant plus d’une heure, d’après le témoignage du Dr Kornilov. Lorsqu’ils ont été autorisés à pénétrer dans la cellule no 4, aux environs de 21h15, ils ont trouvé le corps sans vie de M. Magnitski qui gisait sur le sol. Selon le Dr Kornilov, qui a soigneusement examiné le corps, M. Magnitski était déjà mort depuis plus de 15 minutes. Le Dr Kornilov a téléphoné au siège du service des urgences médicales pour indiquer l’heure du décès, qui y a été officiellement consignée 
			(105) 
			D’après M. Borshov,
qui m’a également raconté les difficultés qu’il avait eues au départ
à entrer en contact avec le Dr Kornilov, au sujet duquel il m’a
fait part de sa profonde estime.. Les avocats de la mère de M. Magnitski ont souligné que le témoignage du Dr Kornilov était conforme à celui du capitaine Pluzhnikov de la prison de MT, qui a déclaré avoir reçu un premier appel téléphonique vers 21 heures pour qu’il se prépare à recevoir un détenu «qui se trouvait dans un état grave», puis, très peu de temps après, un autre appel du commandant D.F. Markov, qui lui demandait de «rédiger un rapport sur le décès du détenu» 
			(106) 
			Citations
tirées du premier rapport de la Commission médicale (no 40-10)
du 12 mai 2010, mis à ma disposition par les avocats de Natalia
Magnitskaïa.. Concernant l’heure du décès, le commandant Markov a déclaré qu’entre 20h15 et 20h20, il avait reçu un message provenant de la salle occupée par l’agent pénitentiaire de service, qui lui indiquait que M. Magnitski se trouvait «mal»; il s’est rendu dans la cellule, où il a vu ce dernier inconscient sur une civière. A 20h50, le Dr Gaus l’a appelé pour lui dire que M. Magnitski était mort 
			(107) 
			D.F.
Markov, procès-verbal d’interrogatoire, 19 janvier 2010 (mis à ma
disposition par les avocats de Natalia Magnitskaïa).. Mais le Dr Gaus a déclaré dans sa déposition qu’on lui avait téléphoné vers 21h20 pour lui dire que M. Magnitski «se trouvait mal» et qu’elle s’était rendue dans la cellule no 4. Le Dr Kornilov a en revanche indiqué que, pendant que son équipe d’urgence et lui-même attendaient de pouvoir examiner le patient, le médecin militaire est revenu et leur «a annoncé que le patient était mort». Le Dr Gaus a au contraire déclaré que lorsqu’elle était entrée dans la cellule à 21h20, elle avait constaté que l’infirmier Semenov tentait de réanimer le patient, que «le Dr Nafikov s’était précipité pour appliquer la procédure de réanimation» et qu’en examinant elle-même le patient elle avait constaté que son pouls était perceptible «uniquement sur l’artère carotide». M. Borshov m’a précisé que l’infirmier Alexander Semenov paraissait effrayé lorsque ses collègues et lui-même ont cherché à l’interroger sur les circonstances de la mort de M. Magnitski.
141. Le registre médical pénitentiaire officiel indique que M. Magnitski était toujours en vie à 21 h 15, au moment où le Dr Kornilov et son assistant, M. Morozov, sont arrivés dans la cellule no 4. Le registre précise que M. Magnitski «était assis sur un lit de camp», «il transpirait et avait du mal à respirer»; il fait remarquer que «lors de l’examen pratiqué par le psychiatre», l’état de M. Magnitski «s’est soudain fortement dégradé et le patient a perdu conscience». Le Dr Kornilov a en revanche déclaré dans sa déposition que lorsqu’il était entré dans la cellule juste avant, à 21 h 15, le patient ne présentait «ni pouls, ni battement cardiaque, ni respiration, ni tension artérielle». Alors que le Dr Kornilov a précisé qu’il avait signalé le fait que le patient était mort avant l’arrivée de l’équipe de premiers secours aux deux médecins militaires du centre de détention qui se trouvaient présents, cet élément n’a pas été mentionné par le Dr Gaus et le Dr Nafikov. Ces contradictions étonnantes entre les déclarations des témoins et les registres officiels à propos de l’heure du décès n’ont toujours pas fait l’objet d’une enquête et ont encore moins été élucidées.
142. Qu’en est-il de la cause du décès? Natalia Magnitskaïa est convaincue que le personnel pénitentiaire a délibérément assassiné son fils. Elle se fonde pour cela sur l’utilisation prouvée des matraques de caoutchouc à l’aide desquelles son fils a été frappé (voir plus haut le paragraphe 133) et sur le fait que, alors que celui-ci se trouvait, à l'évidence, déjà dans un état de santé critique auparavant, il a été laissé sans surveillance médicale pendant les dernières heures qui ont précédé sa mort, tandis qu'on faisait attendre à l’extérieur l’équipe médicale des services civils d’urgence. Le matin du 17 novembre 2009, les avocats de M. Magnitski ont été informés par le personnel de MT que leur client était mort d’une nécrose pancréatique, d’une rupture de la membrane abdominale et d’un choc toxique. Ce même jour, à midi, la porte-parole du ministère de l’Intérieur, Mme Irina Dudukina, a déclaré que le décès avait été causé par une insuffisance cardiaque et qu’il n’existait aucun signe de mort violente 
			(108) 
			Voir <a href='http://ria.ru/incidents/20091117/194205926.html'>http://ria.ru/incidents/20091117/194205926.html#ixzz2TTDwjzZv</a>; 
			(108) 
			<a href='http://new-region-2.livejournal.com/48309756.html'>http://new-region-2.livejournal.com/48309756.html</a>. .
143. Le certificat de décès officiel («acte de décès») du 16 novembre 2009 établi le jour du décès de M. Magnitski, qui a été signé par le Dr Gaus, le commandant Markov et le capitaine Pluzhnikov et porte un tampon officiel, mentionne comme cause de décès possible, outre l’«insuffisance cardiaque», un «traumatisme cranio-cérébral». M. Borshov, de la Commission de surveillance publique, a obtenu un exemplaire original de ce document. Mais celui-ci a été par la suite modifié pour une raison inexpliquée et qui n’a fait l’objet d’aucune enquête, comme le montrent les documents mis à ma disposition par les avocats de Mme Magnitskaïa. Alors que la date, la présentation et les signatures restent inchangées, la mention abrégée du «traumatisme cranio-cérébral» (qui figurait à la fin d’un paragraphe) a disparu 
			(109) 
			J’ai
obtenu des exemplaires des deux versions (en russe et dans la traduction
en anglais)..
144. Lorsque j’ai évoqué cette apparente manipulation du document devant les représentants de la Commission d’enquête lors de mon deuxième voyage à Moscou, ceux-ci m’ont répondu que ce document avait été mentionné hors contexte et qu’il n’était juridiquement pas pertinent, dans la mesure où le Dr Gaus n’était pas qualifiée pour apprécier les causes du décès. Ces dernières pouvaient uniquement être déterminées par une véritable autopsie, qui a été pratiquée par la suite par des experts extrêmement qualifiés. Lorsque j’ai demandé pourquoi le document, s’il n’était pas juridiquement pertinent, avait été malgré tout modifié d’une manière aussi inhabituelle, je n’ai pas obtenu de réponse valable. M. Borshov a fait observer que le fait que «l’acte de décès» initial ait pu mentionner une blessure à la tête aurait dû à tout le moins faire l’objet d’une enquête et d’un commentaire lors de l’autopsie officielle.

2.3.3. Réactions et procédures juridictionnelles à la suite de la mort de M. Magnitski

145. Fin novembre 2009, le Président russe Dimitri Medvedev a ordonné aux procureurs et au ministère de la Justice d’enquêter sur la mort de Sergueï Magnitski.
146. La première réaction des autorités russes a toutefois consisté à minimiser les fautes commises. Lors d’une conférence de presse tenue le 23 décembre 2009, le chef de la Commission d’enquête du ministère de l’Intérieur, Alekseï Anitchine, est allé jusqu’à affirmer que M. Magnitski était «coupable» des crimes pour lesquels il avait été placé en détention. Le ministre de la Justice, Alexander Konovalov, tout en reconnaissant l’existence de graves problèmes survenus dans la maison d’arrêt, a affirmé que des preuves complémentaires devaient être produites pour démontrer que M. Magnitski n’avait pas reçu les soins médicaux appropriés. De l’avis du chef de la Commission d’enquête de Moscou, Anatoli Bagmet, rien ne justifiait l’engagement d’une procédure pénale à l’encontre des fonctionnaires 
			(110) 
			Voir <a href='http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/8372894.stm'>BBC
News du 23 novembre 2009</a>.. En revanche, à la suite d’une enquête indépendante de la Commission de surveillance publique de Moscou, présidée par M. Valeri Borschov 
			(111) 
			Traduction en anglais
de <a href='http://fr.scribd.com/doc/31987889/Complaint-filed-by-Ludmila-Alekseyeva-29-Mar-2010'>la
lettre de Mme Alekseïeva à M. Bastrikin</a>, président de la Commission d’enquête du bureau du Procureur
général de Russie, du 26 mars 2010. , la présidente du groupe Helsinki de Moscou, Mme Liudmila Alekseïeva 
			(112) 
			. Voir
Aldrick, Philip (28 décembre 2009), «<a href='http://www.telegraph.co.uk/finance/newsbysector/banksandfinance/6901221/Sergei-Magnitsky-independent-investigation-into-death-of-lawyer-slams-Russia.html'>Sergueï
Magnitski: independent investigation into death of lawyer slams Russia</a>». The Telegraph (Londres);
et <a href='http://lawandorderinrussia.org/2009/report-of-the-public-oversight-commission/'>la
traduction en anglais du rapport</a>. , et des défenseurs des droits de l’homme de plusieurs pays ont appelé le président Medvedev à faire en sorte que les suspects fassent l’objet de poursuites pénales.
147. La campagne menée par Bill Browder a également donné lieu à l’établissement d’une liste («la liste Magnitski») de personnes soupçonnées d’être les auteurs d’actes répréhensibles et à l’engagement de démarches visant à ce que les intéressés fassent l'objet de «sanctions ciblées» (interdiction de visa, gel des avoirs) 
			(113) 
			Dans une résolution
adoptée le 16 décembre 2010, le Parlement européen demande que les
60 responsables russes soupçonnés d’être liés au décès de M. Magnitski
se voient interdits d’entrée sur le territoire de l’Union européenne; le
30 novembre 2010, la sous-commission du droit international des
droits de l’homme du Parlement canadien a adopté <a href='http://www.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=4848292&Language=E&Mode=1&Parl=40&Ses=3'>une
résolution</a> demandant leur interdiction de visa et le gel de leurs
avoirs. Aux Etats-Unis, John McCain a présenté au Sénat le «Justice
for Sergei Magnitsky Act» (projet de loi «Justice pour Sergueï Magnitski»),
dont les objectifs sont les mêmes; le 4 juillet 2011, le Parlement
néerlandais a condamné la façon dont a été traité Sergueï Magnitski
et a accepté l’idée de sanctions infligées à l’encontre d’individus
désignés impliqués dans sa persécution.. Le ministère russe des Affaires étrangères considère ces mesures comme une tentative de pression sur les enquêteurs et d'ingérence dans les affaires internes d'un autre Etat; il estime que de telles sanctions constitueraient une violation de la présomption d'innocence. Le Président Poutine, peu de temps après sa réélection, est allé jusqu’à faire de la lutte contre ces sanctions («œuvrer activement pour prévenir l’application unilatérale de sanctions extraterritoriales par les Etats-Unis à l’encontre des personnes morales et physiques russes» 
			(114) 
			Voir le «<a href='http://eng.kremlin.ru/acts/3764'>décret
d’application relatif aux mesures de mise en œuvre de la politique
étrangère</a>» pris par le Président le 7 mai 2012.) l’un des objectifs prioritaires de la politique étrangère de la Fédération de Russie.
148. En janvier 2011, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, Juan E. Mendez, a ouvert une enquête sur le traitement et la mort de Sergueï Magnitski. Le ministère russe des Affaires étrangères a cependant rejeté la demande de communication au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies d'informations sur l'enquête relative au décès de Sergueï Magnitski.
149. Le 6 juillet 2011, le Conseil présidentiel pour les droits de l'homme a présenté au président Medvedev un rapport concluant que Sergueï Magnitski avait été victime de mauvais traitements et qu'il n'avait pas reçu de soins médicaux adéquats en prison, notamment dans les jours et les heures qui ont précédé sa mort. «Il existe également des raisons de penser que les coups qu’il a reçus ont entraîné sa mort», ajoute le rapport. Le Conseil présidentiel a désigné plusieurs fonctionnaires, qu’il juge responsables de sa mort par négligence. Le Président aurait fait observer à ce propos que «nul ne devrait mourir en prison. Si une personne est malade, elle doit sortir de prison pour suivre un traitement» 
			(115) 
			Voir BBC News Europe
du 5 juillet 2011, <a href='http://www.bbc.co.uk/news/world-europe-14037362'>«Medvedev:
Criminal Acts killed Russian Lawyer Magnitsky</a>». . Le rapport affirme que, «soit ce conflit d'intérêt est le fruit d'une négligence, soit il témoigne de l’intérêt particulier de ceux qui dirigent l'enquête» 
			(116) 
			Conclusions préliminaires
du Groupe de travail pour l’examen des circonstances du décès de
Sergueï Magnitski, du Groupe de travail sur l’engagement des citoyens
dans la réforme judiciaire, du Groupe de travail sur la participation
des citoyens à la prévention de la corruption et à la sécurité publique
du Conseil présidentiel pour les droits de l’homme, p. 1, paragraphe
3. . Un autre rapport publié en juillet 2011 par la Commission nationale de lutte contre la corruption, présidée par M. Kirill Kabanov, a apparemment conclu que M. Magnitski n'aurait pu en aucune façon organiser le détournement de $US 230 millions 
			(117) 
			Voir V. Ruvinsky, <a href='http://rbth.co.uk/articles/2011/07/11/inside_russia_new_light_shines_on_magnitsky_case_13133.html'>«Inside
Russia, new light shines on Magnitsky case</a>», Russia beyond the Headlines,
11 juillet 2011..
150. Le Conseil présidentiel pour les droits de l'homme a fait remarquer que «les fonctionnaires qui ont été accusés par Sergueï Magnitski d'avoir joué un rôle dans le remboursement d'impôt frauduleux et qui ont participé à l'enquête sur cette affaire n'ont pas été poursuivis au pénal; au contraire, ils ont été promus par la suite» 
			(118) 
			Voir les Conclusions
préliminaires, op. cit., p.
1, paragraphe 2. . Après la publication des conclusions du Conseil pour les droits de l’homme, le Président Medvedev aurait reconnu qu’un crime avait bel et bien été commis dans cette affaire. Pourtant, bien que le Conseil présidentiel ait désigné précisément les fonctionnaires jugés responsables de l’arrestation illégale et de la torture en détention de M. Magnitski, aucune enquête judiciaire n’a été ouverte à leur sujet et aucun d’eux n’a été poursuivi. Le ministère russe de l’Intérieur a, au contraire, officiellement rejeté les conclusions du Conseil présidentiel, qu’il a qualifiées d’inadmissibles.
151. Le 13 juillet 2011, «Physicians for Human Rights», une organisation non gouvernementale (ONG) qui vient en aide aux victimes de torture, a publié une évaluation indépendante du dossier médical de M. Magnitski, en qualifiant les mauvais traitements qu’il avait subis au cours de sa détention provisoire de «délibérés, calculés et inhumains» 
			(119) 
			Disponible sur: <a href='https://s3.amazonaws.com/PHR_Reports/magnitsky-report-july2011.pdf'>https://s3.amazonaws.com/PHR_Reports/magnitsky-report-july2011.pdf</a>; le 6 mai 2012, <a href='http://physiciansforhumanrights.org/press/press-releases/destruction-of-samples-in-magnitsky-case-appears-to-be-a-deliberate-and-calculated-attempt-to-prevent-justice.html'>Physicians for
Human Rights a publié une autre déclaration sur l’affaire Magnitski</a>, qui qualifiait la destruction des prélèvements tissulaires
de «tentative délibérée et calculée d’obstruction à la justice»..
152. Le 18 juillet 2011, la Commission d’enquête russe a accusé le médecin de la prison de Butyrka, Mme Litvinova, et l’ancien directeur adjoint de l’établissement, M. Kratov, de négligence ayant entraîné la mort de Sergueï Magnitski 
			(120) 
			<a href='http://www.itar-tass.com/en/c142/188404.html'>www.itar-tass.com/en/c142/188404.html</a>. .
153. Le 30 juillet 2011, le Procureur général adjoint Victor Grin a ordonné l’ouverture d’une enquête judiciaire posthume à l’encontre de Sergueï Magnitski 
			(121) 
			Affaire
no 311578 du ministère de l’Intérieur,
séparée puis jointe à nouveau à l’affaire no 153123
et séparée ensuite sous no 679591.. Elle a été confiée aux enquêteurs du ministère de l’Intérieur O. Siltchenko et M. Sapunova, qui faisaient partie de l’équipe chargée de la procédure ouverte à l’encontre de M. Magnitski avant son décès.
154. En août et septembre 2011, la mère et la veuve de M. Magnitski ont été convoquées pour être interrogées en qualité de témoins dans le cadre de la procédure posthume ouverte à l’encontre du défunt. Elles se sont opposées à la réouverture de la procédure et aux pressions psychologiques exercées sur elles par les mêmes fonctionnaires qui avaient, selon elles, torturé Sergueï Magnitski au cours de sa détention.
155. En septembre et octobre 2011, le ministère de l’Intérieur a rejeté les demandes, déposées par ses proches, de clôture des poursuites engagées à titre posthume à l’encontre de M. Magnitski et de dessaisissement de l’enquête confiée aux enquêteurs soupçonnés d’avoir pris part aux mauvais traitements infligés à M. Magnitski et à son décès; ce rejet a été confirmé par les services du Procureur général en novembre 2011. En janvier 2012, le ministère de l’Intérieur a insisté pour que la famille du défunt, soit participe aux poursuites engagées à titre posthume, soit renonce à son droit à la réhabilitation de M. Magnitski. En février 2012, la mère de M. Magnitski a déposé une nouvelle plainte contre les pressions exercées sur la famille du défunt par le ministère russe de l’Intérieur dans le cadre des poursuites engagées à titre posthume à l’encontre de son fils. Le 2 mars 2012, elle s’est également plainte auprès du Conseil présidentiel pour les droits de l’homme des fortes pressions et de l’intimidation subies par la famille. En avril et mai 2012, plusieurs recours déposés contre les poursuites engagées à titre posthume à l’encontre de Sergueï Magnitski par sa mère ont été rejetés par les juridictions russes. Le 4 avril 2012, Amnesty International a apporté son soutien aux recours déposés par la mère de M. Magnitski 
			(122) 
			Amnesty International,
«<a href='http://www.amnesty.org/en/library/asset/EUR46/015/2012/en/e69ba520-0094-41f8-b6c9-f7f3530f3c15/eyr460152012en.pdf'>Russian
Federation: The authorities must stop Sergueï Magnitski’s posthumous
criminal prosecution and bring to justice all those responsible
for his death</a>»..
156. En février 2012, le tribunal de la ville de Moscou a rejeté le recours déposé par la mère de M. Magnitski contre le refus de la Commission d’enquête russe de mener des investigations sur un certain nombre de fonctionnaires de grade intermédiaire et supérieur des différents services répressifs pour l’arrestation illégale, la torture et le meurtre de son fils.
157. En mars 2012, la Commission d’enquête a chargé un nouvel enquêteur, M. Strizhov 
			(123) 
			Que
j’ai rencontré à Moscou en février 2013., de poursuivre l’enquête sur l’intégralité de l’affaire de la mort de M. Magnitski 
			(124) 
			Affaire
no 366795 de la Commission d’enquête.. Mais l’enquêteur Strizhov a depuis refusé de nombreuses demandes d’information au sujet de l’enquête, faites par la famille, et a clos la procédure en mars 2013 pour «absence de crime». Selon les avocats, la Commission d’enquête a refusé entre juin et octobre 2012 plusieurs autres demandes visant à interroger des témoins oculaires essentiels et à réunir les preuves documentaires disponibles au sujet de cette affaire.
158. En mars 2012, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, Juan E. Mendez, a rendu publiques les conclusions de son analyse de l’affaire Sergueï Magnitski, que lui avait demandées l’ONG britannique «Redress», dont la spécialité consiste à obtenir des autorités qu’elles rendent des comptes aux victimes d’actes de torture. M. Mendez a qualifié la réponse du gouvernement russe de «peu convaincante» et a souligné que la Russie n’avait pas respecté ses obligations internationales nées de la Convention anti-torture des Nations Unies et des Principes des Nations Unies relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires 
			(125) 
			Voir l’article du Moscow Times, du 28 mars 2012, «UN
Official Slams Russia on Magnitsky Case»..
159. Le 2 avril 2012, la Commission d’enquête a levé les chefs d’accusation retenus contre Mme Litvinova, l’un des deux fonctionnaires pénitentiaires accusés de négligence ayant entraîné la mort de M. Magnitski en raison de «l’exercice impropre de leurs fonctions» 
			(126) 
			Affaire
no 713112 de la Commission d’enquête.. La modification de la législation début décembre 2011 a restreint le délai de prescription à deux ans; les chefs d’accusation retenus en décembre 2011 tombent ainsi sous le coup de cette prescription.
160. En mai 2012, la Commission d’enquête a ouvert une procédure pénale sur le remboursement d’impôt d’une partie des $US 230 millions effectué par le Service des impôts no 28 de Moscou, dont M. Magnitski est accusé à titre posthume d’être l’auteur alors qu’il l’avait dénoncé. Les recours déposés par les avocats de la famille Magnitski contre cette accusation posthume ont été rejetés 
			(127) 
			Affaire
no 461115 de la Commission d’enquête
(par séparation des éléments matériels de l’affaire no 344212).. J’ai appris à Moscou en février 2013 que l’enquête poursuivait son cours. Cette procédure a été ouverte en sus d’une autre procédure (no 678540), engagée le 1er juillet 2011 par le ministère russe de l’Intérieur, sur ordre du Procureur général adjoint Grin, en vue d’enquêter sur le blanchiment de capitaux lié au détournement des $US 230 millions, pour lequel M. Magnitski est également accusé à titre posthume de complicité. Le Procureur général adjoint Grin a rendu des conclusions qui exonèrent tous les agents du ministère de l’Intérieur chargés des poursuites engagées à l’encontre de M. Magnitski, considérant que leurs actes n’étaient pas contraires à la loi. Selon les avocats de la famille Magnitski, les services du Procureur général ont refusé de leur communiquer ces conclusions et les raisons qui les ont motivées.
161. En octobre 2012, au cours du procès de Dmitry Kratov, directeur adjoint de la prison de Butyrka, responsable des services médicaux, Natalia Magnitskaïa (la mère de M. Magnitski) a, dans son témoignage, attiré l’attention du tribunal sur le rôle de plusieurs autres fonctionnaires, dont aucun n’avait été mis en accusation. Lors de ce même procès, en novembre 2012, Olga Grigorieva, témoin et ancien agent pénitentiaire, aurait déclaré à l’audience qu’elle avait reçu des menaces de mort à l’encontre de sa mère et de son fils plusieurs semaines avant de témoigner et que les auteurs de ces menaces lui avaient déclaré que l’affaire était «réglée», que tout était déjà «décidé» et qu’elle ne devait pas «parler».
162. En novembre 2012, le Comité contre la torture des Nations Unies (UNCAT) a fait observer que l’affaire Sergueï Magnitski était «symptomatique» d’une tendance à des intimidations et à des meurtres qui ne font l’objet d’aucune enquête en bonne et due forme. Dans ses observations finales, le comité a indiqué: «A cet égard, bien que les autorités aient rouvert une enquête criminelle sur le décès en détention, en 2009, de Sergueï Magnitski à la suite d’un rapport du Comité de contrôle public de Moscou, un seul membre de l’administration pénitentiaire, de rang relativement peu élevé, a été poursuivi dans cette affaire à ce jour, bien que le Comité de contrôle ait indiqué dans son rapport que l’enquête devrait également porter sur un certain nombre d’enquêteurs et d’agents pénitentiaires, y compris l’enquêteur principal de l’affaire pénale contre M. Magnitski (art. 2 et 11) 
			(128) 
			<a href='http://www2.ohchr.org/english/bodies/cat/cats49.htm'>Rapport
préalable non révisé</a>.
163. Enfin, le 28 décembre 2012, le Dr Dmitri Kratov, ancien directeur adjoint et responsable des services médicaux de la prison de Butyrka, qui avait été accusé d’homicide involontaire par négligence, a été acquitté par le tribunal de Tverskoï à Moscou. Le 24 décembre 2012, alors que le procès touchait à sa fin, l’avocat général qui dirigeait l’accusation contre le Dr Kratov a subitement modifié la position du ministère public et a demandé l’acquittement du prévenu. Ce revirement a fait suite à une conférence de presse donnée par le Président le 20 décembre 2012, dans laquelle celui-ci aurait déclaré: «Magnitski est mort. Il n’est pas mort en raison d’actes de torture. Il n’a pas été torturé. Il est mort d’une insuffisance cardiaque 
			(129) 
			<a href='www.echo.msk.ru/blog/echomsk/973316-echo/'>www.echo.msk.ru/blog/echomsk/973316-echo/</a>.
164. Le 27 avril 2013, l’ensemble des principales chaînes de télévision de Russie ont diffusé une intervention du ministre de l’Intérieur, M. Kolokoltsev, qui a félicité les agents Karpov, Kuznetsov, Tolchinsky, Siltchenko, Vinogradova et Droganov pour leur excellent travail dans l’affaire Magnitski/Hermitage et a déclaré qu’ils ne devaient pas s’inquiéter de voir leur nom figurer sur la «liste Magnitski» américaine. Ce même jour, le ministre de la Justice, M. Konovalov, a félicité Mme Prokopenko (directrice de la prison de Matrosskaya Tishina) et M. Komnov (directeur de la prison de Butyrka) pour leur excellente action vis-à-vis de Magnitski.

2.3.4. Evaluation générale des causes de la mort de Sergueï Magnitski

165. Au vu de ce qui précède, il est clair que la mort tragique de Sergueï Magnitski a plusieurs causes, parmi lesquelles figurent les problèmes de santé, provoqués par ses effroyables conditions de détention et l’absence du traitement médical requis, qui étaient devenus particulièrement aigus le jour de sa mort, auxquels s’ajoutent les coups qui lui ont été portés le dernier soir, après son admission à Matrosskaya Tishina, et le fait qu’il ait été laissé ensuite sans surveillance médicale. Il ne sera pas possible d’établir avec certitude si la combinaison de tous ces facteurs a finalement provoqué une insuffisance cardiaque et/ou un traumatisme crânien qui peut avoir été mortel. Mais il ne fait aucun doute que certaines des causes de la mort de M. Magnitski ont été créées délibérément, par des individus identifiables, tandis que d’autres sont le fruit d’une négligence. Le refus d’accorder à M. Magnitski le traitement médical nécessaire a été décidé par l’enquêteur chargé de l’affaire pour laquelle M. Magnitski a été arrêté, M. Siltchenko 
			(130) 
			Voir plus haut le paragraphe
121, réponse de M. Siltchenko datée du 2 septembre 2009., au moment même où il aurait dû, selon un diagnostic antérieur, subir une nouvelle échographie et une opération chirurgicale. M. Magnitski avait auparavant témoigné contre deux collègues de M. Siltchenko, qu’il accusait de complicité dans les infractions qu’il avait dénoncées et qui lui sont à présent reprochées. Ce pourrait être une solide raison d’accroître les pressions déjà dénoncées par M. Magnitski pour obtenir de lui qu’il modifie son témoignage. Ces pressions n’ayant pas produit le résultat escompté, les enquêteurs ont-ils décidé de réduire totalement au silence M. Magnitski? Que s’est-il passé le soir du 16 novembre 2009 à la prison de Matrosskaya Tishina? Cet homme gravement malade a été frappé sans aucun motif valable 
			(131) 
			Voir plus haut le point
2.3.2.2. et a été laissé sans surveillance médicale ni aucune autre surveillance jusqu’à ce qu’il meure, quand dans le même temps il existait de solides raisons de commettre un acte criminel, que j’ai décrites dans le présent rapport. S’agit-il d’un meurtre ou s’agit-il «seulement» d’un exemple supplémentaire de cette brutalité habituellement employée contre les prévenus, qui a connu un dénouement tragique, mais finalement involontaire? Selon moi, le maquillage de l’«acte de décès» initial porte fortement à croire à une volonté officielle d’étouffer l’affaire. C’est également le cas du rejet des deux demandes d’autopsie indépendante faites par la famille de M. Magnitski les 17 et 19 novembre 2009, ainsi que de l’épisode que m’a rapporté l’un des avocats de M. Magnitski: il avait invité une fonctionnaire du Service pénitentiaire fédéral à témoigner à l’audience, mais elle a refusé de le faire parce qu’elle avait été menacée. Je pressens que je ne connais pas encore tous les éléments de cette affaire 
			(132) 
			J’aurais
notamment aimé m’entretenir avec les médecins et les gardiens des
prisons, les membres de l’équipe civile du service des urgences
psychiatriques et les autres personnes dont j’ai pu uniquement mentionner
le témoignage par l’intermédiaire de sources écrites et grâce aux
informations qui m’ont été fournies par l’équipe de la CSP et les
avocats de M. Magnitski. J’avais communiqué la liste détaillée de
ces personnes aux autorités russes avant même mon premier voyage
en février 2013, puis une nouvelle fois avant ma seconde visite,
en mai. Ces rencontres ne se sont jamais concrétisées, en dépit
de plusieurs tentatives de ma part., mais il ne m’appartient pas de porter un jugement sur chacun des intéressés.
166. Néanmoins, ceux qui avaient pour mission de veiller à ce qu’une décision de justice soit rendue se sont conduits, selon moi, de façon lamentable. Les enquêtes tardives, lentes et contradictoires ont uniquement abouti à la mise en accusation de deux médecins de Butyrka, l’un d’entre eux étant d’ailleurs poursuivi pour négligence parce qu’il n’avait pas diagnostiqué des pathologies que M. Magnitski n’a en réalité jamais eues. Tous les autres acteurs de cette affaire ont été exonérés de toute responsabilité, y compris l’ensemble de ceux qui étaient présents lorsque M. Magnitski est mort à la prison de Matrosskaya Tishina, ceux qui étaient responsables du fait qu’il n’ait pas reçu le traitement qu’imposaient les pathologies diagnostiquées dont il souffrait réellement, ainsi que ceux qui ont été responsables des coups qui lui ont été portés et des nombreuses démarches effectuées pour étouffer l’affaire. Pour couronner le tout, les poursuites engagées à l’encontre de l’une des deux personnes mises en accusation, Mme Litvinova, ont été abandonnées en raison de l’abaissement du délai de prescription; M. Kratov, quant à lui, a été acquitté le 28 décembre 2012, à la suite d’un revirement de dernière minute de la position du ministère public dans le contexte politique de la réaction des plus hautes autorités russes, en colère contre l’adoption de la «loi Magnitski» par le Congrès américain.
167. La conséquence de tout ceci, c’est-à-dire la complète «impunité pour les meurtriers de Sergueï Magnitski», selon l’intitulé retenu pour la proposition de résolution qui sous-tend le présent rapport, est tout simplement inadmissible. La position officielle, qui m’a été une nouvelle fois exposée dans les locaux du Procureur général en mai 2013, autrement dit le fait que la mort de M. Magnitski soit simplement la tragique conséquence de son incapacité à supporter les rigueurs ordinaires de la détention, est inacceptable. C’est tout autant le cas du point de vue légèrement nuancé exprimé par des représentants de la Commission d’enquête, selon laquelle Mme Litvinova n’a pas été réellement exonérée de la négligence dont elle était accusée, puisque l’abandon des poursuites est intervenu en raison de la modification du délai de prescription.
168. Cette situation devrait avant tout être inacceptable pour les citoyens russes et l’Etat russe. Sergueï Magnitski a dénoncé une gigantesque escroquerie, dont la victime est la Russie elle-même. Il est mort parce qu’il refusait de céder aux pressions exercées sur lui par des fonctionnaires corrompus de grade intermédiaire, soucieux d’échapper à la justice. Pourquoi, alors, l’Etat russe consacre-t-il tant d’énergie, et à un niveau aussi élevé, pour étouffer ce crime? Pourquoi les autorités compétentes ne font-elles pas simplement une vraie enquête sur cette entente criminelle, l’exposent, en mettent les auteurs derrière les barreaux et remontent la «piste de l’argent» pour récupérer les impôts détournés?
169. Trois raisons susceptibles d’expliquer l’étrange comportement des autorités russes exposé tout au long de ce rapport m’ont été données. Je tiens à préciser d’emblée que je ne souscris à aucune d’entre elles, mais que je n’en vois aucune autre à l’heure actuelle.
170. La première est l’explication assez simple donnée par M. Browder: dans une structure de type mafieux, le «chef» ne peut en aucun cas permettre, sous peine de perdre la position qu’il occupe au sommet de l’édifice, que ses «subordonnés» soient tenus de rendre des comptes à la justice pour quelque acte qu’ils auraient commis, tant qu’ils continuent à faire preuve de loyauté à son égard. Cela explique également, selon M. Browder, la colère manifestée par le Président Poutine à l’égard de sa campagne en faveur de l’application de sanctions ciblées aux fonctionnaires corrompus.
171. La deuxième approche, formulée par d’autres interlocuteurs, est un peu plus sophistiquée: selon eux 
			(133) 
			Ce point de vue s’appuie
sur un certain nombre d’anecdotes recueillies à titre officieux., la Russie dispose d’un gigantesque «budget parallèle», composé d’énormes «fonds occultes» utilisés pour asseoir et étendre le pouvoir de l’élite, en Russie et à l’étranger, surtout sur le territoire de l’ancienne Union soviétique: il s’agit d’un pouvoir «acheté», dans l’esprit du «Meilleur des mondes» d’Aldous Huxley, par opposition à un pouvoir qui «se fait respecter», comme dans «1984» de George Orwell. Ce budget parallèle doit être alimenté. D’après mes interlocuteurs, le mode de financement comprend les remboursements d’impôt frauduleux à grande échelle (du type de ceux que dénonçait M. Magnitski), les «contributions» de 20 % à 30 % prélevées sur les soumissionnaires qui obtiennent les contrats de marché public, les versements effectués par les candidats aux postes potentiellement lucratifs du secteur public, les contributions qui ne figurent pas au bilan des entreprises publiques (du type de celles auxquelles Hermitage cherchait à mettre fin en sa qualité d’actionnaire minoritaire) et d’autres méthodes encore. Sergueï Magnitski a simplement eu la malchance de découvrir une opération (le remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions qu’il a dénoncé) qui faisait partie de ce «système», déjà menacé auparavant par l’«effet Hermitage» (c’est-à-dire la dénonciation vigoureuse de l’inefficacité et de la corruption par les actionnaires minoritaires).
172. Cette explication correspondrait en partie avec l’étonnante déclaration du président sortant de la Banque centrale de Russie 
			(134) 
			Voir Bloomberg Businessweek, 20 février
2013, «<a href='http://www.businessweek.com/news/2013-02-20/russia-2012-illegal-outflow-was-49-billion-central-bank-says'>Russia
2012 illegal outflow was $49 bn, Central Bank says</a>»; Financial Times,
20 février 2013, «<a href='http://www.ft.com/cms/s/cf4fc11e-7b7e-11e2-95b9-00144feabdc0,Authorised=false.html?_i_location=http%3A%2F%2Fwww.ft.com%2Fcms%2Fs%2F0%2Fcf4fc11e-7b7e-11e2-95b9-00144feabdc0.html%3Fsiteedition%3Duk&siteedition=uk&_i_referer='>Russia’s
missing billions revealed</a>»., M. Ignatiev, qui a précisé que, selon les éléments dont dispose la Banque centrale, un montant équivalent à environ $US 49 milliards par an est transféré hors de Russie de manière illicite, la moitié de ces malversations étant apparemment l’œuvre d’un groupe bien organisé. Les recherches menées par les journalistes de Novaïa Gazeta sur la «piste de l’argent» confirment également que le remboursement d’impôt frauduleux est très largement répandu: les échantillons relativement limités de remboursements d’impôt sur lesquels ils ont enquêté ont rapporté l’équivalent de $US 1 milliard de remboursements d’impôt frauduleux.
173. M. Ignatiyev, que j’ai rencontré le 21 mai 2013, a pour l’essentiel réaffirmé ce qu’il avait indiqué dans la déclaration précitée, en précisant que, alors que les sociétés créées pour être les initiatrices et les bénéficiaires effectifs des opérations de blanchiment de capitaux étaient fréquemment modifiées, les étapes intermédiaires utilisées pour les virements successifs restaient souvent longtemps les mêmes, peut-être parce que les auteurs de ces escroqueries craignaient de se perdre dans leur propre dédale. L’action efficace de l’Etat contre ces fraudes est entravée par le fait que les informations et la compétence pour agir sont éparpillées entre de nombreux organismes publics, qui ont du mal à coordonner leur action. Bien qu’il n’ait jamais entendu parler de «budget parallèle» ou de «budget occulte», il a semblé d’accord avec moi sur le fait que de nombreux fonctionnaires russes étaient encore dépourvus du sens du devoir et de la loyauté envers leur Etat, qu’ils se contentent bien souvent de traiter comme une vache à lait.
174. La troisième explication possible de l’apparente volonté officielle d’étouffer l’affaire Magnitski m’a été donnée par les milieux politiques et diplomatiques: l’ingérence de M. Browder dans les affaires internes de leur pays a mis les dirigeants russes dans une telle colère qu’ils ont réagi de manière irrationnelle, voire malveillante. Comment expliquer sinon, selon mes interlocuteurs, que la Russie ait stoppé l’adoption des orphelins russes (pour l’essentiel des enfants handicapés qui ont peu de chance d’être adoptés en Russie) par des familles américaines, en représailles de l’adoption de la «loi Magnitski»? Un célèbre défenseur russe des droits de l’homme estime que l’adoption d’une «loi Guantanamo», qui aurait imposé une interdiction de visa et un gel des comptes bancaires pour les fonctionnaires américains concernés par les violations des droits de l’homme commises à Guantanamo, aurait eu plus de sens de la part de la Douma russe. Mais il semblerait que les orphelins et leurs parents adoptifs potentiels soient une cible de représailles préférable: un parlementaire irlandais m’a précisé que la Russie avait récemment dissuadé le Parlement irlandais de se prononcer en faveur de l’application de sanctions ciblées sur le modèle de la «loi Magnitski», en menaçant d’étendre l’interdiction d’adoption aux familles irlandaises. Mais il m’a également rappelé que l’étouffement de l’affaire avait commencé juste après la mort de M. Magnitski, soit bien avant que la campagne en faveur des sanctions lancée par M. Browder ne porte ses fruits.

3. Conclusions

175. Comme je le précisais dans ma note introductive en janvier 2013, je continue à envisager l’affaire Sergueï Magnitski sous l’angle de l’indispensable lutte contre la corruption en Fédération de Russie, dont cette affaire semble offrir un exemple particulièrement impressionnant et bien documenté 
			(135) 
			Voir <a href='http://www.state.gov/j/drl/rls/hrrpt/humanrightsreport/index.htm'>US
State Department Country Reports on Human Rights Practices for 2011</a> (publié en mai 2012); le rapport sur la Russie indique,
dans sa partie 4 consacrée à la corruption des fonctionnaires et
à la transparence de l’administration: «La corruption avait gangrené
tout l’appareil exécutif, législatif et judiciaire, à tous les niveaux
de l’administration. (…) Lorsque les donneurs d’alerte se plaignaient
de la corruption de fonctionnaires, l’enquête était parfois confiée
au fonctionnaire qui faisait précisément l’objet de la plainte,
ce qui entraînait bien souvent des représailles contre le donneur d’alerte,
généralement sous forme de poursuites pénales. Le cas de Sergueï
Magnitski en offre un exemple édifiant: il a été poursuivi par les
fonctionnaires du ministère de l’Intérieur dont il dénonçait la
participation à un détournement de 5 milliards de roubles (…) au
moyen d’un système de remboursement d’impôt frauduleux.». L’objectif du présent rapport n’est donc pas seulement de permettre d’apporter davantage d’éclaircissements sur le sort de Sergueï Magnitski et sur les responsabilités des différents agents publics en la matière, mais également de contribuer à mieux protéger à l’avenir les particuliers contre les actes illégaux des agents publics. L’affaire Magnitski représente simplement un exemple emblématique de la situation désespérée dans laquelle se trouvent les citoyens isolés lorsqu’ils sont placés en détention provisoire. De nombreux prévenus anonymes ont subi un sort similaire sans avoir bénéficié du soutien des meilleurs avocats du pays et d’un gestionnaire de fonds d’investissement fortuné. La communauté internationale se doit, pour le bien de ces victimes sans nom, de ne pas accepter ce qu’a été jusqu’ici l’issue de cette affaire. Nous ne pouvons tolérer, dans l’intérêt des citoyens russes eux-mêmes et de leur Etat, nous ne devons pas permettre que des fonctionnaires corrompus pillent les deniers de l’Etat, tout en réduisant brutalement au silence, en toute impunité, ceux qui se mettent en travers de leur chemin.
176. Faut-il que nous manifestions notre détermination en ce sens en souscrivant à l’appel en faveur de l’application de sanctions ciblées contre les agents publics soupçonnés d’avoir pris part à ce crime et aux manœuvres visant à l’étouffer? L’argument avancé par de célèbres journalistes et militants de la protection des droits de l’homme et de la lutte contre la corruption de Russie est intéressant: si vous tenez vraiment à inciter nos élites corrompues à améliorer la situation en Russie, vous devez les condamner «à perpétuité en Russie», en les empêchant d’emmener hors de leur pays ce qui compte le plus à leurs yeux: leur argent et leur famille.
177. Mais la publication d’une liste «d’agents publics corrompus» qui feraient l’objet d’une interdiction de visa et d’un gel des comptes bancaires se heurte à des difficultés pratiques et juridiques considérables: il faudrait pour cela établir une procédure équitable, appliquée par une instance quasi juridictionnelle indépendante, qui laisse aux intéressés soupçonnés une juste possibilité de se défendre. L’Assemblée parlementaire a précédemment estimé que la procédure en vigueur au sein du Comité des sanctions du Conseil de sécurité des Nations Unies, chargé d’établir une «liste noire anti-terroriste», n’était pas conforme aux normes minimales de l’équité de la procédure. La Cour de justice de l’Union européenne de Luxembourg a censuré le Conseil de l’Union européenne pour des violations similaires 
			(136) 
			Voir la Résolution 1597 (2008) et la Recommandation
1824 (2011) sur les listes noires du Conseil de sécurité des Nations
Unies et de l’Union européenne, et Doc. 11454 (rapporteur: M. Dick Marty).. Si nous en venions à proposer des «sanctions ciblées» similaires appliquées à des particuliers, nous devrions faire mieux encore. Formuler une proposition concrète en la matière outrepasserait, selon moi, le cadre du présent rapport. C’est la raison pour laquelle je propose que nous nous limitions à inviter de façon plus générale les Etats membres à réfléchir soigneusement à la mise en place de ce que j’appellerais des «sanctions intelligentes», en tenant compte des différentes approches possibles, y compris des méthodes informelles comme celles que suit apparemment le Royaume-Uni 
			(137) 
			La politique adoptée
par le Royaume-Uni consiste à refuser un visa d’entrée à toute personne
soupçonnée d’avoir commis de graves infractions et/ou des violations
des droits de l’homme. Mais les autorités se sont jusqu’ici abstenues
de publier la liste de ces personnes. .
178. Le projet de résolution définit clairement les domaines dans lesquels les enquêtes font encore défaut et devraient par conséquent être menées d’urgence, au nom du «devoir d’enquête» énoncé par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en cas d’allégations de mort infligée illégalement et de torture 
			(138) 
			Comme l’a fait l’Assemblée
dans son rapport consacré à l’affaire Gongadze en Ukraine (Résolution 1645 (2008), Doc. 11686 (note 10 ci-dessus)..
179. J’aimerais terminer sur une note positive: la réaction vigoureuse de l’opinion publique 
			(139) 
			La
presse russe aurait consacré plus de 3 500 articles à cette affaire,
rien que dans la période du 22 novembre 2009 au 22 novembre 2011. et de la société civile russes, et surtout l’action professionnelle et courageuse de la Commission de surveillance publique (CSP) présidée par M. Valery Borshov, avec le soutien indéfectible du Conseil présidentiel pour les droits de l’homme, sont autant de raisons d’espérer. Le solide mandat public et l’indépendance de la CSP, qui s’inspirent d’un modèle britannique, est une réalisation dont la Russie peut être fière. L’issue à ce jour de l’affaire Magnitski n’est, à l’évidence, pas un motif de fierté.
180. C’est la raison pour laquelle j’invite l’Assemblée à signifier clairement aux autorités russes qu’elles doivent cesser d’étouffer cette affaire et que les coupables doivent être amenés à rendre compte de leurs actes, en souscrivant au projet de résolution qui précède le présent rapport.

Annexe 1 – Mise à jour à la lumière de nouvelles informations reçues 
			(140) 
			La présente annexe
a été publiée initialement sous la forme d’un addendum au projet
de rapport (document AS/Jur (2013) 24). Elle présente des informations
obtenues après la publication du projet de rapport le 25 juin 2013.
Voir également les carnets de bord des réunions de la commission
des 24-27 juin et du 4 septembre 2013.

(open)

1. Introduction

1. Lors de sa réunion du 26 juin 2013, la commission des questions juridiques et des droits de l’homme a procédé à l’examen général d’un projet de rapport et a décidé de renvoyer la question à sa prochaine réunion du 4 septembre 2013, pour adoption du projet de résolution, en invitant l’ensemble des parties à soumettre par écrit des informations complémentaires d’ici à la fin juillet, après avoir déclassifié le projet de rapport.
2. Le 31 juillet 2013, j’ai reçu trois lettres provenant des services du Procureur général russe, de la Commission d’enquête russe et du ministère russe de la Justice 
			(141) 
			En russe; traduction
en français, effectuée par les autorités russes, reçue le 10 août
2013.. Le même jour m’est également parvenu un message de la délégation russe, qui m’indiquait ne pas pouvoir donner suite à ma demande d’obtention des exemplaires des jugements de première instance prononcés le 11 juillet 2013 contre Sergueï Magnitski et William Browder et reconnaissant ces derniers coupables de fraude fiscale, parce que ces jugements deviendraient publics uniquement lorsqu’ils auraient force exécutoire 
			(142) 
			La délégation m’a également
indiqué que je pouvais obtenir un exemplaire de ces jugements auprès
de M. Browder, dont les avocats avaient interjeté appel en son nom.
J'ai contacté M. Browder, qui m'a rappelé que la famille de M. Magnitski
et lui-même avaient depuis le début boycotté le procès, respectivement
posthume et par contumace, car ils n'avaient pas confiance en son
équité ni en l'indépendance des tribunaux dans ces affaires. Ils
n'avaient aucun contact avec l'avocat désigné par les autorités
et ne souhaitaient pas entrer en contact avec lui pour l'instant.
Je dois donc admettre qu'il m'est impossible d'obtenir un exemplaire
de ces jugements, bien qu'il me soit difficile de comprendre l'explication
donnée par la délégation russe, selon laquelle les jugements (pourtant
lus intégralement au cours d'une audience publique) entreront uniquement
dans le domaine public lorsqu’ils seront devenus exécutoires. Il
semble, d'après ce que rapportent les médias, que ces jugements
concernent uniquement «l'affaire kalmouke» (fraude fiscale, projet
de rapport, paragraphes 55-72), tandis que l'enquête sur l'affaire
relative au remboursement d'impôt frauduleux d'un montant de $US
230 millions dénoncé par M. Magnitski et M. Browder, dont ils sont
à présent accusés (projet de rapport, paragraphes 73-114), se poursuit. . Enfin, l’Open Society Justice Initiative m’a adressé un exemplaire d’un addendum au rapport médico-légal de «Physicians for Human Rights», accompagné de nombreux documents en annexe (traductions d’extraits de dépositions de témoins et autres documents russes de la procédure judiciaire) et j’ai pu consulter les documents, devenus publics à la suite de l’audience du 24 juillet 2013 à Londres, relatifs à l’action engagée pour diffamation par M. Karpov à l’encontre de M. Browder. En août 2013, j’ai également reçu un dossier transmis par les avocats de M. Karpov.

2. Evaluation des informations supplémentaires obtenues

2.1. Les informations communiquées par les autorités russes

1. Au vu de l’examen du projet de rapport lors de la réunion de la commission du 26 juin et de la lettre que j’ai ensuite adressée à la délégation russe, qui précisait les informations complémentaires dont j’avais besoin, je suis assez déçu des informations obtenues, qui ne comportent aucun nouvel élément de preuve ni aucune explication supplémentaire à propos des documents sur la base desquels j’avais établi le projet de rapport.

2.1.1. Les lettres des services du Procureur général et de la Commission d’enquête

1. Les lettres des services du Procureur général et de la Commission d’enquête se contredisent apparemment sur la question de la nécessité de fournir des éléments complémentaires. La première affirme en effet que:
«M. Gross n’a aucune connaissance des éléments du dossier et, malgré la proposition faite en ce sens des services du Procureur général de la Fédération de Russie, il ne souhaite pas se familiariser avec eux».
2. A l’inverse, la Commission d’enquête refuse de fournir des éléments de preuve supplémentaires, car elle
«considère qu’une quantité suffisante de documents et d’informations nécessaires sur les conclusions de l’enquête menée dans cette affaire pénale a déjà été fournie lors des réunions de travail organisées avec Andreas Gross. Compte tenu de la prise de position à ce sujet de la délégation de la commission de l’APCE, nous ne pensons pas que la communication d’informations documentaires supplémentaires présente un quelconque intérêt».
3. La lettre de la Commission d’enquête précise, en guise de conclusion, que
«les autres points mentionnés par M. Gross relèvent de la compétence du Service d’investigation du ministère russe de l’Intérieur».
4. Le ministère de l’Intérieur, quant à lui, n’a donné aucune suite à l’invitation qui lui était faite à fournir des informations complémentaires. En résumé, les services du Procureur général ne souhaitent pas me communiquer d’éléments complémentaires du dossier parce que je n’ai pas manifesté un véritable intérêt en ce sens, tandis que la Commission d’enquête juge excessif mon intérêt pour des éléments d’information supplémentaires, dans la mesure où elle m’a déjà communiqué tout ce qu’elle pouvait me transmettre.
5. En substance, la lettre des services du Procureur général insiste sur le fait que le procès posthume de M. Magnitski 
			(143) 
			Voir le projet de rapport,
paragraphes 66-67. correspond à une demande en ce sens de la famille. Cette affirmation est assez surprenante. J’ai longuement écouté la veuve et la mère de M. Magnitski, qui m’ont fait part de leur profonde opposition à un procès posthume à son encontre, se sont plaintes du harcèlement des autorités judiciaires à leur égard, qui les assignaient à comparaître au nom et pour le compte de M. Magnitski, et m’ont montré des exemplaires de plusieurs demandes adressées par elles à cette fin aux services du Procureur général. Ironie du sort, la décision de rejet du recours déposé par la famille contre la réouverture posthume du procès a été signée par le même haut fonctionnaire que la lettre du 31 juillet 2013 qui m’était adressée. L’argument avancé dans cette dernière, à savoir le fait que l’affirmation publique de l’innocence de M. Magnitski par sa famille signifiait que celle-ci souhaitait que le procès ait lieu, est inadmissible, car il est contraire à la fois à la présomption d’innocence garantie également par la Constitution russe et au droit à la liberté d’expression. Cet argument se fonde sur une mauvaise interprétation de l’arrêt de la Cour constitutionnelle russe du 14 juillet 2011, auquel la lettre se réfère et dont le sens m’a été expliqué de façon experte par l’ancienne vice-présidente de la Cour constitutionnelle 
			(144) 
			Ibid..
6. Pour le reste, la lettre se contente de répéter le point de vue des services du Procureur général au sujet de l’innocence des divers fonctionnaires et de la soi-disant culpabilité de M. Magnitski et de M. Browder, reconnue en partie par le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Tverskoï, à Moscou, le 11 juillet 2013. Celui-ci a en effet estimé qu’ils étaient coupables de fraude fiscale, conformément aux chefs d’accusation déjà analysées en détail dans le projet de rapport («l’affaire kalmouke») 
			(145) 
			Ibid.,
paragraphes 55-72..
7. S’agissant du remboursement frauduleux d'impôt d'un montant de $US 230 millions initialement dénoncé par M. Magnitski et M. Browder, et dont ils ont ensuite été accusés 
			(146) 
			Ibid.,
paragraphes 73-114., la lettre précise ce qui suit:
«Il ressort clairement de la lecture du rapport que M. Gross manifeste son mépris pour les décisions des juridictions russes, qui ont établi notamment que les représentants du fonds d’investissement Hermitage ont réenregistré eux-mêmes, volontairement, les sociétés «Makhaon», «Parfenion» et «Rilend» au nom d’autres personnes; M. Browder cherche à dissimuler ce fait en accusant, sans aucun fondement, les services répressifs de la Fédération de Russie de l’avoir commis.»
8. J’ai expliqué de façon assez détaillée dans le projet de rapport pourquoi il était absurde de penser que MM. Magnitski et Browder avaient eux-mêmes commis la fraude qu’ils avaient dénoncée de manière précise dans des plaintes déposées au pénal avant même qu’elle n’ait lieu. Les jugements qui ont admis les demandes faites à l’encontre des sociétés Hermitage, qui annulaient en pratique les bénéfices pour lesquels Hermitage s’était acquittée d’un impôt équivalent à $US 230 millions, ont été obtenus par des avocats qui agissaient pour le compte d’une entente délictuelle entre les deux parties en présence à ces litiges. Il a été démontré que les intéressés ont fréquemment voyagé en compagnie des fonctionnaires accusés d’avoir participé à cette entente délictuelle. La décision de justice du 30 juillet 2007 rendue en faveur de M. Markelov, pourtant condamné pour délit, qui transfère à la société «Pluton» (détenue par M. Markelov) la propriété des trois sociétés Hermitage citées ci-dessus par les services du Procureur général, repose sur de faux documents 
			(147) 
			J'ai obtenu une copie
des déclarations sous serment faites le 5 juin 2008 par les directeurs
des filiales du fonds d'investissement Hermitage, propriétaires
légaux des trois sociétés russes «détournées».. Après avoir découvert cette escroquerie, les propriétaires légaux des sociétés Hermitage sont parvenus à faire annuler la décision du 30 juillet 2007. Les auteurs de l’entente délictuelle ont alors eu recours à une autre intrigue: ils ont affirmé, dans l’appel qu’ils interjetaient, que M. Markelov (la société Pluton) avait fait l’acquisition des sociétés d’Hermitage auprès d’un certain M. Gasanov, avec lequel il aurait signé un contrat de vente des sociétés le 31 juillet 2007. M. Gasanov, mort le 1er octobre 2007, ne pouvait plus être interrogé. On peut néanmoins se demander pourquoi M. Markelov a éprouvé le besoin d’acquérir les trois sociétés le 31 juillet 2007, alors qu’une décision de justice lui en reconnaissait la propriété la veille, le 30 juillet 2007. Le tribunal de première instance qui a examiné l’affaire au fond a confirmé la qualité de propriétaire légal des trois sociétés reconnue à Hermitage en septembre 2009. Les auteurs de l’entente délictuelle ont fait appel de cette décision par l’intermédiaire d’une demande déposée par M. Markelov/«Pluton» au moment où il purgeait la peine de cinq ans d’emprisonnement à laquelle il avait été condamné pour son rôle joué dans le remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions! Les auteurs de l’entente délictuelle sont parvenus à liquider les sociétés d’Hermitage frauduleusement acquises (Makhaon, Parfenion et Rilend) avant l’examen de l’appel par la juridiction saisie. La cour d’appel a alors refusé de reconnaître les droits d’Hermitage sur ces trois sociétés, au motif que leur liquidation avait été prononcée et qu’il n’y avait par conséquent pas lieu d’examiner l’affaire au fond. Tel est, en résumé, le sens des décisions de justice dont les services du Procureur général m’ont transmis des exemplaires lors de ma deuxième visite à Moscou et que j’ai mentionnées dans le projet de rapport 
			(148) 
			Paragraphe 62.. Elles montrent comment les auteurs de l’entente délictuelle sont parvenus à tromper certaines juridictions russes dans un sens conforme au but qu’ils poursuivaient. Il appartient véritablement aux services du Procureur général de poser les questions assez évidentes qui découlent de cette situation, au lieu de critiquer les personnes qui en soulignent les incohérences.

2.1.2. La lettre du ministère de la Justice

1. La troisième lettre reçue le 31 juillet 2013, qui est aussi la plus longue, est celle du ministère de la Justice; elle donne un résumé assez détaillé du séjour de M. Magnitski dans différents centres de détention provisoire et de l’évolution de son état de santé, ainsi que des diagnostics établis et du traitement administré en détention. En dépit de son caractère détaillé, cet exposé fait l’impasse sur un certain nombre d’éléments importants, parfaitement établis par des documents officiels, comme les fréquents transferts de M. Magnitski entre différentes cellules du même centre de détention provisoire et les coups de matraque en caoutchouc qui lui ont été assénés peu de temps avant sa mort. Le témoignage du médecin civil du service des urgences, qui a trouvé le corps sans vie de M. Magnitski après avoir dû attendre pendant plus d’une heure à l’extérieur de la prison, est lui aussi totalement passé sous silence.
2. Le ministère de la Justice doit néanmoins être salué pour avoir admis le fait que certains agents de l’administration pénitentiaire n’ont pas exercé leurs fonctions de manière satisfaisante, notamment Mme Litvinova, experte en hygiène en poste à Butyrka, et plusieurs autres agents qui, d’après la lettre du ministère, ont été rétrogradés ou, à défaut, sanctionnés. Cela dit, il n’en reste pas moins que le médecin pénitentiaire que les autorités ont reconnu coupable d’infractions, Mme Litvinova, n’a pu être poursuivi en raison du délai de prescription, qui imposait aux autorités d’abandonner les poursuites après avoir traîné en longueur pendant des mois. J’ai le sentiment que Mme Litvinova, qui n’était apparemment même pas qualifiée pour dispenser un traitement médical, fait office de bouc émissaire idéal, alors que d’autres personnes, dont le Dr Gaus, médecin de Matrosskaya Tishina en service au moment où M. Magnitski est mort sans surveillance médicale après avoir enduré une crise terrible, n’ont jamais été mises en accusation. La lettre n’explique pas davantage le revirement du ministère public dans les poursuites engagées à l’encontre de M. Kratov, autre médecin de la prison de Butyrka, accusé de négligence criminelle. Peu de temps après la déclaration publique du président Poutine, qui exonérait finalement l’ensemble des agents concernés de toute responsabilité, le ministère public a subitement adopté une position inverse, en demandant l’acquittement de M. Kratov, rapidement prononcé par le tribunal.
3. La lettre indique qu’un certain nombre d’autres agents ont fait l’objet de sanctions disciplinaires ou ont été rétrogradés en raison de la mort de M. Magnitski en détention, dont le lieutenant-colonel Telyatnikov, le lieutenant-colonel Komnov et le général de division Davydov. Mais d’après mes informations, M. Davydov a simplement quitté, dans le cadre d’un départ à la retraite, ses fonctions de chef de l’administration pénitentiaire fédérale de Moscou. M. Telyatnikov, l’un des collaborateurs de M. Davydov, est devenu directeur de la prison de Butyrka, ce qui représente sans doute une promotion. Seul M. Komnov, directeur de la prison de Butyrka pendant la détention de M. Magnitski, peut être considéré comme ayant été rétrogradé, puisqu’il est devenu directeur adjoint d’une autre prison de Moscou.

2.2. Les informations obtenues auprès d’autres sources

2.2.1. Les informations médicales complémentaires

1. Les avocats qui ont assisté la mère de M. Magnitski, Mme Natalia Magnitskaïa, dans sa requête introduite auprès de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(149) 
			Rémunérés par l’Open
Society Justice Initiative, et non par M. Browder., ont transmis un rapport médico-légal 
			(150) 
			Addendum du 16 octobre
2012 au rapport PHR/IFP du 28 juin 2011 sur les documents relatifs
à l'examen médico-légal de Sergueï Magnitski, établi par le consultant
en pathologie médico-légale de Physicians for Human Rights, Robert C.
Bux, M.D. (affaire IFP n° RUSSEM20101216). et une importante quantité de documents provenant des procédures judiciaires russes engagées à l’encontre du personnel médical poursuivi pour négligence (dépositions de témoins, extraits du dossier médical de M. Magnitski et autres documents, notamment la traduction en anglais des résultats de l’échographie).
2. Ces informations supplémentaires confirment clairement l’évaluation donnée dans le projet de rapport des circonstances de la dégradation de la santé de M. Magnitski pendant sa détention, et notamment de la lourde erreur de gestion de la crise aiguë qu’il a subie immédiatement avant sa mort 
			(151) 
			Voir
le projet de rapport, paragraphes 137-144 et 165-166..
3. Le diagnostic de pancréatite aiguë établi à la suite de l’échographie des organes de la cavité abdominale pratiquée le 1er juillet 2009 (notamment la longueur de la glande pancréatique, qui avait atteint 31 cm, alors qu’elle est habituellement de 12 à 15 cm) et sa cause – cholécystite (cholélithiase) 
			(152) 
			L'échographie signale
que la vésicule biliaire ne contenait pas moins de six calculs biliaires
d'un diamètre de 4 à 7 mm chacun. – est extrêmement précis:
«(…) le diagnostic est assez évident et facile à établir. N’importe quel médecin hospitalier aurait pu être capable de le constater grâce à une échographie et d’y remédier par une ablation chirurgicale de la vésicule biliaire 
			(153) 
			Addendum au rapport
PHR/IFP, op. cit., p. 3.
4. L’expert souligne également les conséquences désastreuses de l’état de santé de M. Magnitski:
«Une pancréatite, qu’elle soit aiguë ou chronique, cause habituellement une irréversible douleur abdominale aiguë, voire insoutenable, et souvent des crises de vomissements 
			(154) 
			Ibid.,
p. 4.
5. Le traitement de cette pathologie aurait été facile. Selon les propres termes de l’expert médico-légal:
«Comme la pancréatite est le plus souvent causée par des calculs biliaires, il aurait été relativement simple de les supprimer à l’aide d’une opération chirurgicale, ce qui aurait permis une guérison rapide du patient 
			(155) 
			Addendum au rapport PHR/IFP, op. cit.
6. Mais peu de temps avant le traitement prévu à la prison de Matrosskaya Tishina, où le diagnostic avait été établi, M. Magnitski a été transféré à la prison de Butyrka, qui n’était pas équipée pour pratiquer un acte chirurgical; malgré ses nombreuses demandes de soins médicaux, il n’a reçu aucun traitement adéquat. De fait, l’un des médicaments qui lui a été prescrit à la prison de Butyrka – le Diclofenac – est en réalité connu pour faire empirer, voire provoquer, une pancréatite 
			(156) 
			Ibid., annexe B, Extrait du dossier
médical de l'examen de M. Magnitski par le chirurgien Galustov,
Analyse des documents médicaux et des éléments du dossier, extrait
du procès-verbal de l'interrogatoire de N.N. Magnitskaïa, partie lésée,
du 2 janvier 2010; extrait du procès-verbal de l'interrogatoire
de T.N. Rudenko, témoin, du 20 octobre 2010; extrait de l'historique
de l'affaire n° 318, Centre de détention provisoire des institutions
budgétaires fédérales IZ-77/2, ordonnances du 8 octobre au 12 novembre. .
7. Voici, selon les propres termes de l’expert médico-légal, ce que produit une pancréatite non traitée:
«En l’absence de traitement, une pancréatite aiguë peut continuer à empirer ou entraîner une pancréatite chronique et peut déboucher sur une infection, notamment une péritonite (une infection de la cavité abdominale), un choc septique (une hypotension, qui peut provoquer un collapsus cardio-vasculaire) et finalement entraîner la mort 
			(157) 
			Ibid., p. 4.
8. Les symptômes d’un choc septique et le traitement qu’il exige d’urgence sont les suivants:
«Cet état médical se manifeste par un changement de comportement et d’état mental, notamment l’agitation, la confusion, la léthargie, le coma et la mort. Les psychiatres sont formés pour faire la différence entre un changement de comportement provoqué par une maladie mentale et un changement de comportement causé par un état médical sous-jacent (…) Le traitement convenable d’un choc septique provoqué par une pancréatite et/ou une péritonite non traitée exige une réanimation énergique immédiate au moyen de fluides et d’électrolytes, en particulier de calcium, d’antibiotiques, si besoin est, et de soins intensifs de soulagement, ce qui nécessite un traitement dans une unité de soins intensifs jusqu’à ce que l’état du patient puisse se stabiliser. En l’absence de traitement, un patient souffrant de ces symptômes subit un choc hypovolémique et meurt.»
9. Ce sont précisément les symptômes que montrait M. Magnitski lors de son arrivée à la prison de Matrosskaya Tishina, où il a été transporté en ambulance le 16 novembre 2009 à la suite d’une grave dégradation de son état de santé à la prison de Butyrka. Mais au lieu de recevoir le traitement d’urgence qu’exigeait son état, Sergueï Magnitski a été «tranquillisé» à coups de matraque en caoutchouc, menotté et jeté dans une cellule de détention, seul et sans aucune surveillance médicale. L’équipe médicale civile du service des urgences a dû attendre devant la prison pendant plus d’une heure et n’a pu que constater le décès survenu au moins 15 minutes avant qu’on l’autorise finalement à entrer.
10. L’évaluation de l’expert médico-légal est très claire:
«En conséquence, la décision prise par les autorités de la prison de Matrosskaya Tishina d’appliquer à M. Magnitski des moyens de contention physique et de le maintenir dans une cellule pendant deux heures, tout en lui refusant un traitement médical classique, a entraîné sa mort.»
11. Il n’y a rien à ajouter à un tel constat, si ce n’est qu’aucun des membres des «autorités» présents à la prison de Matrosskaya Tishina lorsque M. Magnitski est mort dans des souffrances insoutenables, parce qu’un traitement médical classique lui était refusé, n’a jamais été mis en accusation.

2.2.2 Les documents rendus publics dans le cadre de la procédure engagée pour diffamation à Londres

1. Comme je le précisais dans le rapport, l’un des policiers accusés de malversations dans le cadre de l’affaire Magnitski, M. Pavel Karpov, a engagé une action en diffamation à l’encontre, notamment, de M. Browder devant la Haute Cour de Londres. Au cours de l’audience préliminaire qui a eu lieu cet été, une série de conclusions de M. Karpov et un lot de documents joints au dossier à l’appui de ses conclusions sont entrés dans le domaine public. En août dernier, les avocats de M. Karpov m’ont également transmis à Berne un dossier sur la procédure en diffamation engagée à l’encontre de M. Browder. Les conclusions de M. Karpov portent notamment sur la source de sa fortune et de la fortune de sa famille, ainsi que sur les raisons de son train de vie luxueux, qui semble assez disproportionné par rapport à son salaire officiel. D’après ce que déclare M. Karpov lui-même, son salaire se montait en 2011 (c’est-à-dire l’année qui a précédé sa retraite anticipée) à environ € 17 000 par an. M. Karpov explique qu’il a complété son salaire de policier en travaillant à l’occasion comme décorateur d’intérieur dans l’entreprise de sa mère et que les acquisitions immobilières faites par sa mère et lui-même ont été financées par le produit de la vente bénéficiaire de biens immobiliers acquis antérieurement. Le parquet de Moscou m’a fourni les mêmes explications. Mais les montants ne correspondent pas du tout et je ne suis par ailleurs pas convaincu que la différence de montants puisse s’expliquer par les «cadeaux» reçus de la part d’amis fortunés et d’anciennes petites amies, comme le précise M. Karpov. J’aimerais seulement souligner deux points qui ressortent des documents présentés par M. Karpov à Londres:
2. Premièrement, d’après les «conclusions de l’enquête interne diligentée sur la demande de D.R. Firestone» 
			(158) 
			Le cabinet d'avocats
qui employait M. Magnitski et qui avait demandé aux autorités répressives
russes d'enquêter sur l'enrichissement suspect de M. Karpov. par le colonel de la police du ministère de l’Intérieur E.S. Sibilev le 17 septembre 2010,
«M. Karpov n’a aucune source de revenus autre que son salaire 
			(159) 
			Documents pertinents
joints en annexe aux conclusions de M. Karpov, p. 299-304 (p. 301). ».
3. Comme nous venons de le voir, M. Karpov explique dans ses propres conclusions présentées devant la juridiction de Londres de quelle manière il a complété son salaire de policier. Il a donc dû s’écarter de la vérité, soit au cours de l’enquête interne des autorités répressives de Moscou, soit dans ses conclusions présentées dans le cadre de la procédure pour diffamation engagée à Londres.
4. Deuxièmement, dans une note du 18 novembre 2010, le colonel de police E.S. Sibilev, l’auteur des «conclusions de l’enquête interne» précitées, donne un compte rendu de la visite qu’il a effectuée le jour même auprès de la Commission d’enquête du ministère de l’Intérieur. M. Sibilev y indique que:
«M. Karpov a refusé de donner des explications supplémentaires, en déclarant qu’il avait déjà donné des explications détaillées auparavant, au cours de l’enquête. (…) D’après les déclarations de M. Karpov, sa mère, N.F. Karpova, a refusé de se présenter au DSB du ministère russe de l’Intérieur pour s’expliquer sur la question qui fait l’objet de l’enquête, ainsi que pour faire une déposition sur la question qui fait l’objet de la demande de Firestone.»
5. En d’autres termes, M. Karpov et sa mère ont tous deux refusé de coopérer avec l’officier chargé de mener l’enquête interne et cet enquêteur s’en est tout simplement tenu là, pour des raisons de compétence, comme le précisent les «conclusions de l’enquête interne» précitées 
			(160) 
			Ibid., p. 302. :
«Etant donné que les proches parents de M. Karpov ne sont pas fonctionnaires de police, la vérification de leur situation de revenus et des biens immobiliers de valeur qu’ils ont acquis n’entre pas dans les attributions du Service de sécurité interne du ministère russe de l’Intérieur.»
6. Ces éléments confirment mes doutes sur le sérieux de l’affirmation faite par les représentants des autorités à Moscou, selon lesquels les allégations relatives à la fortune suspecte de M. Karpov et d’autres fonctionnaires ont fait l’objet d’une enquête approfondie et que les actifs en question ont été acquis de manière licite 
			(161) 
			Voir le rapport, paragraphe
100..

3. Conclusions

1. Les informations obtenues à l’invitation de la commission ne remettent pas en question les conclusions du rapport, bien au contraire. Les précisions médicales supplémentaires obtenues par l’intermédiaire des avocats de l’Open Society Justice Initiative donnent une illustration impressionnante des souffrances horribles que M. Magnitski a endurées à la fin de sa vie et de l’attitude insensible des personnes directement responsables de son état, dont aucune n’a encore dû rendre de comptes. Les documents rendus publics au cours de la procédure en diffamation engagée à Londres corroborent mes soupçons à l’égard du fait que l’enrichissement soudain de M. Karpov et des autres agents soupçonnés d’avoir participé au délit dénoncé par M. Magnitski n’a jamais fait l’objet d’une enquête en bonne et due forme.
2. Ma conclusion initiale, c’est-à-dire le fait que nous soyons en présence d’une gigantesque entreprise de dissimulation à laquelle participent des hauts fonctionnaires des ministères compétents, des services du Procureur général, de la Commission d’enquête et même de certains tribunaux, se trouve encore renforcée par ces éléments. Mais il reste à répondre à une question: quelles sont les raisons de cette dissimulation 
			(162) 
			Ibid., paragraphes 169-174.?

Annexe 2 – Chronologie

(open)

1991: loi fédérale relative à «l’impôt sur les sociétés» (réductions d’impôt soumises à conditions)

1999: législation fiscale kalmouke prévoyant des réductions d’impôt soumises à conditions

2001: acquittement par Hermitage en Kalmoukie d’un impôt supposé insuffisant

2002: la législation fiscale kalmouke soumet les réductions d’impôt à une condition supplémentaire et une loi fiscale fédérale abroge la réduction prévue par la loi de 1991

3/2004: contrôle fiscal complet des sociétés kalmoukes d’Hermitage (conclusion: l’impôt acquitté n’a pas été insuffisant)

10/2004: ouverture d’une procédure pénale à l’encontre du PDG d’Hermitage, M. Browder (affaire kalmouke)

12/2004: «nouveau contrôle fiscal» (conclusion: acquittement d’un impôt insuffisant)

5/5/2005: clôture de la procédure pénale (affaire kalmouke) à l’encontre de M. Browder pour «absence de délit»

11/2005: la Russie refuse d’octroyer un visa à Bill Browder

5/4/2006: M. Klyuev, banquier, se rend à Chypre en compagnie de l’enquêteur Karpov

1/1 et 16/1/2007: Mme Stepanova (chef du bureau des impôts qui approuvera ultérieurement le remboursement d’impôt frauduleux) et le banquier Klyuev se rendent à Dubaï et à Genève (peu de temps après les manœuvres frauduleuses commises dans l’affaire «Rengaz»)

19/02/2007: appel téléphonique suspect du lieutenant-colonel Kuznetsov à Hermitage

28/4/2007: le Lt. Col. Kuznetsov et M. Klyuev se rendent à Chypre dans le jet privé de M. Klyuev

28/5/2007: ouverture d’une procédure à l’encontre d’Hermitage dans l’affaire Kameya

4/6/2007: perquisition et saisie dans les locaux d’Hermitage et de Firestone Duncan (Lt. Col. Kuznetsov)

10/2007: Hermitage découvre l’appropriation frauduleuse de ses holdings et les actions en justice frauduleuses intentées à leur encontre

3/12 et 6/12/2007: dépôt de plaintes pénales détaillées par Hermitage (avec la collaboration de M. Magnitski) pour «appropriation frauduleuse de sociétés»

21/12 et 24/12/2007: demande de remboursement d’impôt d’un montant de $US 230 millions par les auteurs de l’appropriation frauduleuse de sociétés 

26/12/2007: décaissement du remboursement d’impôt d’un montant de $US 230 millions au profit des auteurs de l’appropriation frauduleuse de sociétés (sur un compte nouvellement ouvert auprès de la banque de M. Klyuev, dont la fermeture survient peu de temps après)

1/2008: Mme Stepanova et M. Klyuev (et leurs conjoints) se rendent à Dubaï

5/2/2008: ouverture d’une procédure pénale à la suite du dépôt de plainte pour «appropriation frauduleuse de sociétés»

4/5/2008: ouverture de poursuites pénales à l’encontre des avocats d’Hermitage, poursuivis pour avoir agi sur la base de faux mandats

26/2/2008: le commandant Karpov, deux subalternes du Lt. Col. Kuznetsov et un agent du FSB se rendent en Kalmoukie

27/2/2008: réouverture de la procédure pénale à l’encontre de M. Browder (affaire kalmouke)

5/6/2008: déposition de M. Magnitski, qui accuse le Lt. Col. Kuznetsov et le commandant Karpov d’avoir pris part à l’appropriation frauduleuse de sociétés et au remboursement d’impôt frauduleux

23/7/2008: dépôt de plaintes pénales détaillées par Hermitage pour remboursement d’impôt frauduleux obtenu au moyen des sociétés appropriées frauduleusement

20/8/2008: perquisition des locaux professionnels de l’avocat d’Hermitage et saisie d’un paquet qui venait d’être livré par DHL

7/10/2008: déposition de M. Magnitski devant la Commission d’enquête, qui confirme sa déposition du 5/6/2008

27/10/2008: dépôt d’une nouvelle plainte pénale détaillée par Hermitage

6/11/2008: l’enquête sur l’affaire dénoncée par M. Magnitski est confiée au Lt. Col. Kuznetsov

12/11/2008: la procédure ouverte à l’encontre d’Hermitage et de M. Magnitski est confiée aux mêmes enquêteurs

24/11/2008: arrestation de M. Magnitski à son domicile par les subalternes du Lt. Col. Kuznetsov

25/11/2008: M. Magnitski devient co-prévenu dans la procédure ouverte au pénal (affaire kalmouke) à l’encontre de M. Browder. Il est incarcéré au Centre de détention provisoire IVS-1 de Moscou, puis au Centre de détention n° 5 de Moscou

24/1/2009: M. Markelov reconnaît sa culpabilité dans le remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions

10/4/2009: mise en accusation de M. Markelov

28/4/2009: condamnation de M. Markelov pour le remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions à cinq ans de prison

4/2009: transfert de M. Magnitiski à la prison de Matrosskaïa Tishina

1/7/2009: une pancréatite et des calculs biliaires sont diagnostiqués à M. Magnitski (à la prison de Matrosskaïa Tishina)

25/7/2009: transfert de M. Magnitski à la prison de Butyrka (peu de temps avant l’opération prévue à la prison de Matrosskaïa Tishina)

11/9/2009: dépôt par M. Magnitski d’une plainte pour «pressions physiques et psychologiques organisées»

14/10, 11/11 et 12/11/2009: accusations de conflit d’intérêts portées par M. Magnitski à l’égard de ses accusateurs

16/11/2009 (après-midi): M. Magnitski est transporté de la prison de Butyrka à la prison de Matrosskaïa Tishina

16/11/2009 (soir): décès de M. Magnitski à la prison de Matrosskaïa Tishina

11/2009: le Président Medvedev ordonne l’ouverture d’une enquête sur la mort de M. Magnitski

28/12/2009: la Commission de surveillance publique présente les résultats de son enquête

17/9/2010: conclusions de l’enquête interne du ministère de l’Intérieur sur le patrimoine de M. Karpov

1/7/2011: ouverture d’une procédure pénale à titre posthume à l’encontre de M. Magnitski (blanchiment de capitaux)

6/7/2011: rapport du Conseil présidentiel pour les droits de l’homme au Président Medvedev

14/7/2011: arrêt de la Cour constitutionnelle russe autorisant la tenue d’un procès posthume à la demande de la famille à des fins de réhabilitation

18/7/2011: ouverture de la procédure pénale à l’encontre du médecin de la prison de Butyrka, Mme Litvinenko

30/7/2011: ouverture d’une procédure pénale à titre posthume à l’encontre de M. Magnitski (évasion fiscale)

8/2011 et 9/2011: convocation pour interrogatoire de la mère et de la veuve de M. Magnitski

9/2011 et 10/2011: rejet des recours déposés par les membres de la famille de M. Magnitski pour obtenir l’abandon des poursuites engagées à titre posthume

1/2012: dépôt par Firestone Duncan de nouvelles plaintes au pénal contre les agents des services répressifs soupçonnés de corruption (après le dépôt de plaintes antérieures restées sans suite mi-2010)

3/2012: désignation d’un nouvel enquêteur (M. Strizhov) chargé de la poursuite de l’enquête ouverte sur le décès de M. Magnitski

2/4/2012: abandon des poursuites engagées à l’encontre du médecin de la prison de Butyrka, Mme Litvinova (prescription)

4/3/2012: libération anticipée de M. Markelov

5/2012: ouverture d’une procédure pénale à l’encontre de M. Magnitski (à titre posthume) pour le remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions qu’il avait dénoncé

28/11/2012: mise en accusation (à titre posthume) de M. Magnitski et (par défaut) de M. Browder pour évasion fiscale (affaire kalmouke)

20/12/2012: conférence de presse du Président Poutine (M. Magnitski n’a pas été torturé, son décès est dû à une insuffisance cardiaque)

24/12/2012: dans le procès contre M. Kratov (directeur adjoint de la prison de Butyrka, chargé des services médicaux), le ministère public modifie sa position et demande l’acquittement

28/12/2012: acquittement de M. Kratov

3/2013: clôture de la procédure ouverte sur les circonstances de la mort de M. Magnitski pour «absence de crime»

22/3/2013: ouverture du procès à titre posthume de M. Magnitski et par défaut de M. Browder (affaire kalmouke)

27/4/2013: les ministres de l’Intérieur et de la Justice félicitent, à la télévision, les agents concernés pour leur excellent travail dans l’affaire Magnitski/Hermitage

11/7/2013: le tribunal de Tverskoï reconnaît M. Magnitski et M. Browder coupables d’évasion fiscale (affaire kalmouke)