1. Introduction
1.1. Procédure
1. La proposition de recommandation intitulée «Nécessité
de s’occuper d’urgence des nouveaux cas de défaut de coopération
avec la Cour européenne des droits de l’homme» (
Doc.13185) a été transmise à la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme, pour rapport, par l’Assemblée parlementaire
le 23 avril 2013. Lors de sa réunion du 25 juin 2013, la commission
m’a nommé rapporteur. Comme cela avait été convenu le 4 septembre
2013, la commission a tenu une audition conjointe sur «Les manquements
dans la mise en œuvre des mesures provisoires de la Cour de Strasbourg»
avec la commission des migrations, des réfugiés et des personnes
déplacées lors de la partie de session d’octobre 2013, sur la base
de ma note introductive
. Les experts suivants
ont pris part à cette audition:
- Mme
Clara Burbano Herrera, chargée de recherches principale, Centre
des droits de l’homme, Université de Gand, Belgique
- M. Vincent Berger, ancien jurisconsulte à la Cour européenne
des droits de l’homme, avocat, Paris
- Mme Heather McGill, Amnesty International, Londres
1.2. L’obligation faite
aux Etats Parties de coopérer avec la Cour: une garantie du droit
de requête individuelle
2. Le droit de requête individuelle est une pierre angulaire
du système de protection des droits de l’homme établi par la Convention
européenne des droits de l’homme (STE n° 5, «la Convention»). L’Assemblée
a défendu ce droit tout au long des discussions qui ont porté ces
dernières années sur la réforme du système de la Convention
.
L’exercice effectif de ce droit est garanti par les obligations,
auxquelles les Etats membres ont souscrit, de ne pas empêcher cet
exercice (article 34 de la Convention) et de coopérer avec la Cour européenne
des droits de l’homme («la Cour») en lui fournissant toutes facilités
nécessaires si elle décidait de procéder à sa propre enquête (article
38).
3. Au cours de ces dernières années, le nombre des affaires dans
lesquelles la Cour a conclu à la violation de l’article 38 de la
Convention a considérablement diminué. Cette situation peut s’expliquer
en partie par le règlement de certaines situations politiques et
par la volonté accrue de coopérer avec la Cour témoignée par les
Etats. Elle peut également être due à la modification de l’angle
d’approche choisi par la Cour, qui a presque systématiquement transféré
la charge de la preuve aux gouvernements dans les affaires qui se
caractérisent par certains types de faits
;
la Cour conclut de ce fait à une violation substantielle même en
l’absence de preuves incontestables que les gouvernements continuent
bien souvent à ne remettre qu’avec réticence. En conséquence, bien
que les situations qui amenaient autrefois la Cour à conclure à
la violation de l’obligation de coopérer avec elle n’aient pas disparu,
elles semblent aujourd’hui examinées et prises en compte dans le cadre
de violations substantielles.
4. Je suis très satisfait que la Cour ait trouvé le moyen de
résoudre ces affaires dans un sens qui garantisse dans la mesure
du possible les droits du requérant. L’Assemblée, dans sa
Résolution 1571 (2007) sur le devoir des Etats membres de coopérer avec la
Cour européenne des droits de l’homme
, se félicitait «de la fermeté dont
la Cour a fait preuve en élaborant sa jurisprudence sur le devoir
des Etats membres de coopérer à l’établissement des faits» et l’encourageait
à continuer en ce sens «en ayant recours aux présomptions de fait et
en renversant la charge de la preuve dans les cas appropriés».
5. La situation est très différente à propos de l’article 34
de la Convention et, surtout, du respect par les Etats de l’article
39 du Règlement de la Cour. Cet article autorise la Cour à indiquer
aux Parties toute mesure provisoire qu’elle estime devoir être adoptée
dans l’intérêt des Parties ou du bon déroulement de la procédure engagée
devant elle. L’application de l’article 39 dans les affaires d’extradition
et d’expulsion autorise notamment la Cour à veiller au maintien
du statu quo ou à ce que la situation d’un requérant ne se détériore pas
avant qu’elle n’ait la possibilité d’examiner le grief au fond.
En 2005, la Cour a conclu que les mesures provisoires qu’elle indiquait
avaient un caractère juridiquement contraignant pour les Parties
et que leur violation pouvait s’apparenter à une violation du droit
de requête individuelle
.
6. En 2010, le nombre de requêtes introduites devant la Cour
en application de l’article 39 a été le plus élevé de son histoire.
Ce nombre a depuis considérablement diminué
, ce qui peut s’expliquer
par divers facteurs, qui vont de l’évolution de certaines situations
politiques à la réforme de la propre procédure de la Cour, et peut-être
par l’éventuelle amélioration du traitement d’une certaine catégorie
d’affaires par les autorités administratives et judiciaires nationales.
7. Malgré l’apparent succès statistique dont témoigne la diminution
du nombre de requêtes introduites devant la Cour, le non-respect
des mesures provisoires contraignantes ordonnées par la Cour s’avère
très inquiétant. Depuis 2005, la Cour a traité une quantité considérable
d’affaires de ce type provenant de plusieurs Etats et qui concernaient,
le plus souvent, le déplacement, l’expulsion ou l’extradition des
requérants, en contravention des dispositions de l’article 39. Toutefois,
depuis quelque temps, une nouvelle tendance se dessine: les requérants
bénéficiant de la protection d’une mesure provisoire, qui étaient
autrefois déplacés à la suite d’une décision nationale, «disparaissent»
dans des circonstances suspectes pour refaire surface dans leur
pays d’origine ou le pays demandeur, voire ne réapparaissent jamais.
Huit incidents de ce type ont été signalés depuis 2011: ils se sont
tous produits dans un seul Etat membre et concernaient des requérants faisant
l’objet d’une demande d’extradition émanant de deux Etats qui ne
sont pas Parties à la Convention. La Cour a déjà conclu dans quelques
affaires que le déplacement des intéressés avait eu lieu avec la
participation directe ou la connivence passive des autorités de
l’Etat lié par la mesure provisoire
.
8. En ne respectant pas les indications données par la Cour,
les Etats Parties privent les requérants de la protection concrète
et effective des droits consacrés par la Convention, empêchent la
Cour d’examiner convenablement les requêtes et portent atteinte
à l’autorité de la Cour. Mais la situation se révèle plus troublante
encore lorsque les Etats cherchent à échapper à leurs responsabilités
pour des événements survenus sur leur territoire en s’abritant derrière
un rideau de fumée.
1.3. Les travaux antérieurs
du Conseil de l’Europe sur la question
9. La question du respect du droit de requête individuelle
garanti par l’article 34 de la Convention et de la conformité aux
mesures provisoires indiquées au titre de l’article 39 n’est pas
une nouveauté dans les travaux du Conseil de l’Europe: plusieurs
organes en ont traité les diverses facettes à différentes occasions.
1.3.1. L’Assemblée parlementaire
10. La question a été soulevée dans deux rapports importants
de l’Assemblée, ainsi que dans les résolutions et recommandations
établies sur la base de ces documents
11. Dans le rapport intitulé «Devoir des Etats membres de coopérer
avec la Cour européenne des droits de l’homme», tout en attirant
l’attention sur les cas de non-respect des mesures provisoires indiquées
par la Cour, la commission des questions juridiques et des droits
de l’homme a comparé le statut des mesures provisoires dans le système
de la Convention européenne et dans les autres mécanismes internationaux
de protection des droits de l’homme. Elle a en particulier évoqué
la pratique établie au titre de l’article 63.2 de la Convention américaine
des droits de l'homme, qui habilite la Cour interaméricaine des
droits de l’homme à ordonner aux Etats de prendre des mesures concrètes.
Ainsi, dans l’affaire
Aleman-Lacayo,
la Commission interaméricaine a demandé à la Cour d’adopter une
mesure enjoignant au Gouvernement du Nicaragua d’adopter des mesures de
sécurité efficaces pour protéger la vie et l’intégrité personnelles
du docteur Aleman-Lacayo, et notamment de communiquer à l’intéressé
et aux membres de sa famille «le nom et le numéro de téléphone d’une
personne en position d’autorité» chargée d’assurer leur protection.
La Cour a accédé à la demande de la Commission et a sommé le Gouvernement
nicaraguayen d’adopter «les mesures nécessaires pour protéger la
vie et l’intégrité personnelle du docteur Aleman-Lacayo» (voir l’affaire
Aleman-Lacayo, Cour interaméricaine
des droits de l’homme, ordonnance du 2 février 1996). Il se trouve
que l’un des experts invités par la commission, Mme Burbano-Herrera
, a également évoqué
cette intéressante affaire lors de notre audition du 3 octobre 2013;
un autre expert, M. Berger, ancien jurisconsulte à la Cour européenne
des droits de l’homme, a encouragé cette dernière à «faire preuve
de plus d’imagination» à l’égard des mesures provisoires de l’article 39.
12. Dans sa
Résolution
1571 (2007), l’Assemblée invite les autorités compétentes de tous
les Etats membres, notamment:
«17.2.
à prendre des mesures positives pour protéger les requérants, leurs
avocats ou les membres de leur famille de représailles de la part
d’individus ou de groupes et notamment, s’il y a lieu, à permettre aux
requérants de prendre part à des programmes de protection des témoins,
de leur accorder une protection policière spéciale ou d’accorder
aux individus et aux membres de leur famille qui sont l’objet de
menaces une protection temporaire ou l’asile politique de manière
non bureaucratique;
17.3. à mener des enquêtes approfondies sur toutes les
affaires dans lesquelles il est allégué que les requérants, leurs
avocats ou les membres de leur famille ont été victimes de crimes
et à prendre des mesures énergiques pour poursuivre et punir les
auteurs et les instigateurs de pareils actes, et, ainsi, adresser
un message clair signifiant que pareils actes ne seront en aucun
cas tolérés par les autorités;»
13. Dans cette même résolution, l’Assemblée invite la Cour à «pren[dre]
les mesures provisoires appropriées, y compris de nouveaux types
de mesures provisoires telles que donner ordre de placer les individus
et les membres de leur famille qui sont l’objet de menace sous protection
policière ou de les installer ailleurs». Elle invite également les
parlements nationaux «à inclure tous les aspects du devoir des Etats membres
de coopérer avec la Cour dans leurs activités visant à contrôler
le respect par les gouvernements des obligations contractées au
titre de la Convention, et à tenir le pouvoir exécutif ou d’autres
autorités responsables de toute violation».
14. Il convient de noter à ce propos que, dans l’arrêt récemment
rendu dans l’affaire
Savriddin Dzhurayev, la
Cour a pour la première fois ordonné, au titre de mesure générale
de l’article 46 de la Convention, que l’Etat défendeur mette en
place un mécanisme approprié, capable de garantir que les requérants
à l’égard desquels la Cour a indiqué des mesures provisoires «bénéficient
d’une protection immédiate et effective contre les enlèvements illégaux
et les renvois irréguliers» hors du territoire national et de la
juridiction des tribunaux russes. Ce mécanisme «devrait être soumis
à l’examen attentif d’un agent compétent des services répressifs capable
d’intervenir à brève échéance pour empêcher toute violation soudaine
des mesures provisoires susceptible de survenir à dessein ou accidentellement».
La Cour a également ordonné que ces requérants et leurs avocats
aient facilement accès aux agents publics concernés, «afin de les
informer de toute situation d’urgence et de leur demander d’assurer
d’urgence leur protection»
.
Comme l’a souligné M. Berger lors de l’audience du 3 octobre 2013,
la Cour continue de s’abstenir d’indiquer précisément quelles mesures spécifiques
l’Etat défendeur est tenu de prendre pour parvenir au résultat escompté;
mais le fait que la Cour demande clairement aux autorités de prendre
des mesures concrètes représente une avancée importante, qui s’inscrit
dans le droit fil de l’invitation déjà faite en ce sens par l’Assemblée.
15. A la suite du transfert par les autorités italiennes du requérant,
M. Toumi, en Tunisie, au mépris flagrant de la mesure provisoire
ordonnée par la Cour, le 6 août 2009 Mme Herta Däubler-Gmelin (Allemagne,
SOC) et M. Christos Pourgourides (Chypre, PPE/DC), à l’époque respectivement
présidente de la commission des questions juridiques et des droits
de l’homme et rapporteur sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme, ont condamné dans une déclaration commune
faite à la presse l’attitude de l’Italie
.
16. Le 20 août 2009, Mme Däubler-Gmelin a adressé une question
écrite au Comité des Ministres, en lui demandant des informations
sur les mesures qu’il avait prises à l’égard du non-respect réitéré,
par l’Italie, des mesures provisoires et sur les dispositions qu’il
avait l’intention de prendre pour garantir ce respect à l’avenir
. En parallèle, Mme Däubler-Gmelin
a adressé une lettre à la délégation parlementaire italienne, dans
laquelle elle posait les mêmes questions.
17. Le deuxième rapport pertinent de l’Assemblée, «Protéger les
réfugiés et les migrants en situation d’extradition et d’expulsion:
indications au titre de l'article 39 du Règlement de la Cour européenne
des droits de l'homme»
de la commission des
migrations, des réfugiés et de la population a été élaboré au plus
fort de la vague de demandes d’application de l’article 39 faites
par les demandeurs d’asile et les migrants et traitait spécifiquement
de ce groupe vulnérable de bénéficiaires potentiels des mesures
provisoires. Comme le nombre d’incidents de non-respect d’une mesure
provisoire était à l’époque relativement faible, le rapport analysait
la notion générale du respect des mesures par les Etats et les obstacles
objectifs susceptibles de le contrecarrer. Il donnait également
un aperçu de la structure de l’aide institutionnelle du Conseil
de l’Europe au mécanisme de l’article 39.
18. Dans la
Résolution
1788 (2011) fondée sur ce rapport, l’Assemblée condamnait «toute
violation des mesures juridiquement contraignantes prescrites par
la Cour, (…) qu’elle considère comme une preuve flagrante de mépris
pour ce système unique de protection des droits de l’homme» et demandait
instamment aux Etats membres:
«15.1.
de garantir le droit de recours individuel devant la Cour, consacré
par l’article 34, de ne pas entraver ou restreindre l’exercice de
ce droit de quelque manière que ce soit et de respecter pleinement la
lettre et l’esprit des mesures provisoires indiquées par la Cour
en vertu de l’article 39, notamment:
15.1.1. en coopérant avec la Cour et les organes de la
Convention, en fournissant des réponses complètes, franches et justes
aux demandes d’informations supplémentaires formulées en application de
l’article 39.3, et en facilitant au maximum toute demande de la
Cour visant à établir les faits;
...»
19. De plus, l’Assemblée espérait une nouvelle fois que la Cour
exigerait «l’adoption par les Etats de mesures spécifiques de réparation
du préjudice causé, afin que le Comité des Ministres puisse suivre
de manière plus efficace l’exécution des arrêts».
20. En juin 2012, la commission des questions juridiques et des
droits de l’homme a examiné la question du non-respect des mesures
provisoires par la Fédération de Russie et l’Ukraine dans le cadre
de son audition consacrée à la mise en œuvre des arrêts de la Cour
.
1.3.2. Comité des Ministres
21. Dans sa Résolution CM/Res(2010)25
, adoptée en réponse à la
Résolution 1571 (2007) de l’Assemblée, le Comité des Ministres invitait les
Etats membres, notamment:
«2.
à s’acquitter de leurs obligations positives de protéger les requérants
ou les personnes qui ont indiqué leur intention de porter plainte
devant la Cour (…) en (…) accordant des formes appropriées de protection
efficace, y compris au niveau international;
3. (…) à prendre des mesures rapides et efficaces concernant
toute indication de mesures provisoires de la Cour en vue d’assurer
le respect des obligations en vertu des dispositions pertinentes
de la Convention;
4. à identifier tous les cas d’allégation d’ingérence
dans l’exercice du droit de recours individuel et à mener des enquêtes
appropriées, compte tenu des obligations positives découlant déjà
de la Convention à la lumière de la jurisprudence de la Cour;
5. à prendre, conformément au droit interne, toute mesure
ultérieure appropriée contre les personnes suspectées d’être les
auteurs et les instigateurs de pareilles ingérences, y compris,
lorsque cela se justifie, en engageant des poursuites et le cas
échéant en punissant les coupables.»
22. En outre, dans cette même résolution, le Comité des Ministres
a décidé d’examiner d’urgence tout incident d’ingérence dans le
droit de requête individuelle. Depuis lors, les incidents de non-respect
de l’article 39 dans les affaires dans lesquelles un arrêt a été
rendu et dans les affaires encore pendantes devant la Cour sont
régulièrement inscrits à l’ordre du jour des réunions droits de
l’homme du Comité des Ministres.
23. Lors de leur 1176e réunion du 10
juillet 2013, les Délégués des Ministres ont pris les décisions
suivantes:
«1. notent, avec grave
préoccupation, qu’un autre incident impliquant des allégations d’enlèvement
et de transfert illégal d’un requérant protégé par une mesure provisoire
indiquée par la Cour en vertu de l’article 39, a été signalé, cette
fois dans le contexte de l’affaire Mamazhonov;
2. insistent vivement pour que toute la lumière soit faite
le plus rapidement possible sur cet incident et sur le sort du requérant;
3. insistent de nouveau, en conséquence, sur la nécessité
urgente d’adopter dès à présent des mesures pour assurer une protection
immédiate et effective aux requérants dans une situation similaire
contre les enlèvements et les transferts illégaux du territoire
national;
(…)»
2. Le mécanisme
de l’article 39: les récentes tendances
24. L’article 39 du Règlement de la Cour est libellé
comme suit:
«1. La chambre ou,
le cas échéant, le président de la section ou un juge de permanence
désigné conformément au paragraphe 4 du présent article peuvent,
soit à la demande d’une partie ou de tout autre personne intéressée,
soit d’office, indiquer aux parties toute mesure provisoire qu’ils
estiment devoir être adoptée dans l’intérêt des parties ou du bon
déroulement de la procédure.
2. Le cas échéant, le Comité des Ministres est immédiatement
informé des mesures adoptées dans une affaire.
3. La chambre ou, le cas échéant, le président de la section
ou un juge de permanence désigné conformément au paragraphe 4 du
présent article peuvent inviter les parties à leur fournir des informations
sur toute question relative à la mise en œuvre des mesures provisoires
indiquées.
4. Le Président de la Cour peut désigner des vice-présidents
de section comme juges de permanence pour statuer sur les demandes
de mesures provisoires.»
25. Comme nous l’avons précisé plus haut, l’article 39 est lié
à l’article 34 de la Convention, en vertu duquel les Etats parties
«s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de
ce droit» de requête individuelle. La pratique de la Cour consiste
à prendre une mesure provisoire contre un Etat partie uniquement lorsque,
après examen des informations pertinentes, elle estime que le requérant
court réellement le risque de subir un préjudice grave et irréversible
si cette mesure n’est pas appliquée. Dans son arrêt rendu tout récemment
dans l’affaire
Savriddin Dzhurayev c.
Russie, la Cour a réaffirmé que les mesures provisoires n’avaient
pas uniquement pour but de faciliter l’examen effectif des requêtes,
mais visaient également à garantir le caractère effectif de la protection
accordée au requérant par la Convention
.
Ces indications permettent également aux Etats concernés de respecter
convenablement leur obligation de se conformer à un arrêt définitif
et juridiquement contraignant de la Cour et au Comité des Ministres
de surveiller l’exécution des arrêts définitifs
.
L’importance absolue et primordiale du respect des mesures provisoires
par les Etats a été proclamée avec fermeté par les Etats Parties
eux-mêmes dans la Déclaration d’Izmir
et
par le Comité des Ministres dans sa Résolution intérimaire CM/ResDH(2010)83
adoptée à propos de l’affaire
Ben Khemais c. Italie. La Cour a
également réaffirmé à plusieurs reprises que les Etats devaient,
lorsqu’ils se conformaient à une mesure intérimaire, en respecter
aussi bien la lettre que l’esprit ou, en d’autres termes, tenir
compte de son objectif même
.
26. Bien que le caractère juridiquement contraignant des mesures
provisoires suppose que leur non-respect puisse amener la Cour à
conclure à la violation de l’article 34 de la Convention, la Cour
a précisé qu’un tel manquement pouvait ne pas être constitutif d’une
violation lorsque l’Etat défendeur démontrait qu’un obstacle objectif
l’avait empêché de s’y conformer et qu’il avait entrepris toutes
les démarches raisonnablement envisageables pour supprimer l’obstacle
et tenir la Cour informée de la situation. Cela a été le cas dans
les affaires
Muminov c. Russie,
Sivanathan c. Royaume-Uni,
M.B. et autres c. Turquie, ainsi
que
Hamidovic c. Italie ,
où la Cour a admis que le non-respect de la mesure provisoire imposée
avait été la conséquence d’une suite malheureuse d’événements (en
général le temps trop court qui s’était écoulé entre la communication
de la mesure par la Cour et le déplacement du requérant ou le retard
survenu dans la transmission des informations entre les structures
administratives) ou des actes du requérant lui-même et a établi
que le gouvernement n’en était pas responsable.
27. Néanmoins, depuis 2005, date à laquelle la Cour a souligné
le caractère juridiquement contraignant des mesures provisoires,
elle a conclu dans près de 20 affaires à une violation de l’article
34 de la Convention liée au non-respect de l’article 39. Dans plusieurs
de ces affaires, à savoir
Aleksanyan
c. Russie,
Paladi c. Moldova et
Grori c. Albanie , les mesures provisoires
concernaient le traitement médical des requérants – leur transfert de
la prison à l’hôpital ou la poursuite de leur traitement dans un
établissement médical spécialisé. La Cour a, dans l’affaire
Shtukaturov c. Russie ,
ordonné au gouvernement défendeur d’autoriser le requérant à voir
son avocat. Toutefois, dans la majorité de ces affaires, la mesure
provisoire appliquée visait à suspendre l’extradition ou l’expulsion
des requérants, afin d’éviter qu’ils ne courent le risque d’être
victimes, dans le pays qui devait les accueillir, des mauvais traitements
interdits par l’article 3 de la Convention
.
28. Les caractéristiques de toutes les affaires dans lesquelles
l’article 39 a (ou aurait) été enfreint figurent en annexe au présent
document; il n’est donc pas nécessaire de les répéter ici. Plusieurs
tendances peuvent être remarquées.
29. En premier lieu, de 2009 à 2012, la Cour a rendu quatre arrêts
contre l’Italie qui concernaient l’extradition, en violation flagrante
des mesures provisoires, de ressortissants tunisiens qui, dans leur
pays d’origine, étaient accusés ou condamnés par contumace pour
activités terroristes. Le transfert des requérants en Tunisie a
lieu entre juin 2008 et mai 2010. Le Gouvernement italien a justifié
cette mesure en affirmant que les requérants représentaient une
menace pour la sécurité nationale. Dans tous les arrêts susmentionnés,
la Cour a conclu, outre à la violation de l’article 34 de la Convention,
à la violation de l’article 3 de la Convention, qui interdit la
torture et les traitements inhumains, au motif que les requérants
risquaient de faire l’objet de mauvais traitements. Il convient
de noter que l’un des quatre requérants, M. Toumi, a par la suite
indiqué à la Cour qu’il avait été torturé à son arrivée dans son
pays d’origine
.
Le Gouvernement italien n’a, à ce jour, communiqué aucune information
sur la situation actuelle des autres requérants.
30. Une série plus longue encore d’épisodes relatifs au transfert
«secret» de personnes de la Fédération de Russie au Tadjikistan
et en Ouzbékistan a débuté à l’été 2011
. A ce jour, la Cour a rendu
trois arrêts contre la Fédération de Russie dans ce type d’affaires,
en concluant dans chacune d’elles que les transferts illégaux avaient
eu lieu avec la participation active ou la connivence passive des
autorités russes
. La Cour a également établi dans les
trois arrêts qu’en transférant les requérants ou en ne les protégeant
pas contre leur déplacement forcé, la Fédération de Russie n’avait
pas respecté ses obligations nées de l’article 3 de la Convention.
Cinq autres requêtes introduites pour le même grief sont actuellement
pendantes devant la Cour
. Dans la majorité
de ces affaires, les requérants étaient recherchés dans leur Etat
d’origine pour leur adhésion à une organisation religieuse illégale
ou leur participation à des activités religieuses illicites. Dans d’autres
affaires, les requérants avaient été accusés d’activités terroristes
ou de crimes supposés, qui pouvaient être qualifiés d’atteinte à
la sécurité nationale. A chaque fois, les requérants avaient été
au départ arrêtés en Russie en vue d’être extradés, puis relâchés,
en général après expiration du délai légal applicable à ce type
de détention; ils avaient ensuite «disparu» dans des circonstances
suspectes. Dans la majorité de ces affaires, les requérants avaient
refait surface, après leur «disparition», dans les pays où ils étaient recherchés;
ils y avaient été reconnus coupables des faits qui leur étaient
reprochés et condamnés, souvent, selon eux, après avoir été torturés,
les autorités locales refusant d’ouvrir une enquête à ce sujet.
Dans d’autres affaires, la preuve indirecte du transfert des requérants
vers les Etats qui les recherchaient avait été transmise le plus
souvent par des sources médiatiques anonymes
. Dans toutes
ces affaires, les autorités russes ont refusé d’ouvrir une enquête
judiciaire sur la disparition des requérants ou donné des explications
vagues et peu convaincantes après une enquête qui avait duré des
années.
31. Le plus récent arrêt rendu par la Cour en la matière, Savriddin Dzhurayev c. Russie, porte
sur une affaire qui s’inscrit exactement dans cette catégorie. Le
requérant, arrêté au départ en Russie pour être extradé au Tadjikistan
en raison de ses activités religieuses illicites supposées, avait
été remis en liberté en mai 2011 après application par la Cour d’une
mesure provisoire suspendant son extradition. En septembre 2011,
les autorités russes avaient accordé à M. Dzhurayev l’asile provisoire
en Russie. Selon le requérant, le 31 octobre 2011, il a été enlevé
à Moscou par un groupe d’hommes qui l’avaient séquestré dans une
fourgonnette pendant un ou deux jours, l’avaient torturé et l’avaient
conduit à l’aéroport où il avait été transféré par avion à Khoudjand (Tadjikistan),
sans effectuer les formalités habituelles aux frontières ni être
soumis au contrôle de sécurité. A son arrivée, il avait été remis
aux autorités tadjikes. D’après les déclarations de son père, M. Dzhurayev
avait été ensuite détenu dans un commissariat de police, où il avait
été sérieusement maltraité et contraint à des aveux. Après avoir
été informé de l’enlèvement de son client à Moscou, l’avocat de
M. Dzhurayev avait immédiatement contacté un certain nombre de responsables
russes, parmi lesquels le chef de la police de Moscou et le procureur
général, pour leur demander de protéger M. Dzhurayev contre tout
risque de transfert forcé au Tadjikistan. Le commissaire russe aux
droits de l’homme avait également adressé une demande officielle
en ce sens au chef de la police de Moscou. Les enquêteurs chargés
du dossier avaient refusé d’ouvrir une enquête judiciaire à quatre
reprises au moins. Le Gouvernement russe s’était fondé dans ses
conclusions finales sur les informations qui lui avaient été communiquées
par le procureur général du Tadjikistan, selon lesquelles le requérant
s’était «rendu volontairement» aux autorités tadjikes après avoir
franchi plusieurs frontières sans la moindre pièce d’identité.
32. En avril 2012, une juridiction régionale du Tadjikistan avait
reconnu M. Dzhurayev coupable d’un certain nombre d’infractions
et l’avait condamné à une peine de 26 ans d’emprisonnement. Au cours
du procès, d’après les conclusions de l’avocat du requérant, ce
dernier n’avait pas plaidé coupable et avait insisté sur le fait
qu’il avait été enlevé, transféré de force au Tadjikistan et que
ses aveux lui avaient été extorqués sous la torture. Les autorités
locales n’ont donné aucune suite à la demande d’examen médico-légal
du requérant et de son coaccusé faite par les membres de leur famille.
33. Dans l’affaire précitée, la Cour s’est fondée sur plusieurs
éléments factuels de la cause (la rapidité avec laquelle le requérant
a rejoint le Tadjikistan, ce qui laisse supposer le recours à un
aéronef; l’impossibilité d’embarquer dans un aéronef à destination
d’un pays étranger sans se soumettre aux formalités et contrôles administratifs;
le refus des autorités d’entreprendre quoi que ce soit qui s’apparente
à une enquête de bonne foi sur cet incident; et ses propres conclusions
dans deux requêtes antérieures) pour établir que le transfert forcé
du requérant avait été effectué avec la participation d’agents de
l’Etat. La Cour a notamment souligné que les actes des agents de
l’Etat «se caractérisaient par leur arbitraire manifeste et leur
abus d’autorité visant à contourner» la décision qui octroyait au
requérant l’asile provisoire et les dispositions prises pour empêcher l’extradition
de l’intéressé, conformément à la mesure provisoire. La Cour a assimilé
les mesures prises par les autorités russes pour le transfert forcé
du requérant aux tristement célèbres «restitutions extraordinaires», car
elles ont toutes deux eu lieu «hors de l’ordre juridique habituel»
et, «en contournant délibérément le respect des formes régulières,
ont méconnu la prééminence du droit et les valeurs garanties par
la Convention»
.
34. Il convient de noter à ce propos la nature de la coopération
établie entre la Russie et les Etats d’Asie centrale dans le cadre
de l'Organisation de coopération de Shanghai (SCO), qualifiée à
plusieurs reprises par les organisations internationales d’incompatible
avec les normes internationales en matière de droits de l’homme,
en particulier le principe de non-refoulement et l’Etat de droit
. La
Convention de Shanghai pour la lutte contre le terrorisme, le séparatisme
et l'extrémisme de 2001
impose aux Etats membres, parmi
lesquels figurent la Fédération de Russie, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan,
d’échanger des informations, d’établir une coopération judiciaire
et de pratiquer une entraide concrète. La coopération entre les
services secrets s’effectue sans aucune surveillance: il suffit
qu’un service demande l’aide d’un autre service pour que l’Etat contacté
«prenne toutes les mesures qui s’imposent pour assurer l’exécution
rapide et la plus complète de la demande»
.
En toute justice, la convention comporte une précision, qui permet
le refus ou le report d’exécution d’une demande d’assistance si
l’autorité compétente de l’Etat sollicité «estime que son exécution (…)
est contraire à la législation ou aux obligations internationales
de la partie sollicitée»
. A supposer que les événements
précités qui se sont produits en Russie aient eu lieu dans le cadre
de la coopération prévue par cette convention, on peut en conclure
que c’est bien l’absence de volonté politique, et non le manque d’instruments
juridiques, qui entrave la protection satisfaisante des citoyens
contre leur transfert forcé vers des pays qui pratiquent un recours
systématique et généralisé à la torture.
35. Il y a lieu de noter à ce propos que d’autres Etats ont été
impliqués récemment dans des situations où ils ont directement agi
au mépris des mesures provisoires. C’est le cas de l’affaire
Labsi c. Slovaquie ,
dans laquelle les autorités slovaques ont, sous prétexte de défendre
les intérêts supérieurs de la société, expulsé le requérant, reconnu
coupable par contumace de participation à une organisation terroriste
par un tribunal algérien, vers son pays d’origine au mépris flagrant
des indications données par la Cour au titre de l’article 39. Cette
affaire a eu un retentissement tout particulier en raison des commentaires
formulés par le porte-parole du ministère slovaque de l’Intérieur,
qui avait déclaré que les autorités slovaques étaient prêtes à courir
le risque d’être reconnues coupables de violation de la Convention,
considérant que les Etats qui n’avaient pas respecté par le passé
une mesure imposée au titre de l’article 39 avaient uniquement été
condamnés à verser «quelques milliers d’euros»
.
36. La toute dernière affaire de ce type, qui a été communiquée
aux autorités en janvier 2013, a donné lieu à l’introduction de
la requête
Malevanaya et Sadyrkulov c.
Ukraine .
En l’espèce, des agents de l’Etat ukrainien n’avaient pas respecté
la mesure provisoire qui interdisait l’expulsion de réfugiés politiques
vers la Géorgie.
37. Ce genre d’affaires a causé un grand désarroi parmi les défenseurs
des droits de l’homme. Amnesty International a publié dernièrement
un intéressant rapport, intitulé «Eurasia: Return to torture: Extradition, forcible
returns and removals to Central Asia» (Eurasie: le retour de la
torture: extraditions, retours et déplacements forcés vers l’Asie
centrale)
. Ce rapport traite de l’enlèvement,
de la disparition, du transfert illégal, de l’emprisonnement et
de la torture de particuliers recherchés pour des motifs religieux,
politiques et économiques par, notamment, la Russie et l’Ukraine
au profit de pays d’Asie centrale, bien souvent en violation des
mesures provisoires et des arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme. Amnesty International voit dans ces affaires «un programme
de restitutions extraordinaires mis en œuvre dans l’ensemble de
la région»
.
Comme ce sujet présente également un intérêt pour la commission
des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées de l’Assemblée
a procédé, lors de la session d’octobre 2013 de l’Assemblée, avec notre
consœur, à une audition conjointe consacrée aux «Cas de défaut de
coopération avec la Cour européenne des droits de l'homme», au cours
de laquelle j’ai donné notamment la parole aux chercheurs qui ont
participé à l’élaboration du rapport susmentionné.
3. Evolution de l’approche
adoptée vis-à-vis de l’obligation faite aux Etats de coopérer au
titre de l’article 38 de la Convention
38. L’article 38 (ancien article 28) de la Convention
est libellé comme suit:
«La Cour
examine l’affaire de façon contradictoire avec les représentants
des parties et, s’il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite
efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront
toutes facilités nécessaires.»
39. Il convient de noter qu’avant l’entrée en vigueur du Protocole
n° 14 à la Convention (STCE n° 194), cette disposition était uniquement
applicable une fois la requête déclarée recevable.
40. Depuis 1999, la Cour a rendu des centaines d’arrêts contre
la Turquie et la Fédération de Russie, qui avaient trait aux événements
survenus dans leurs régions séparatistes et portaient sur les articles
2 (droit à la vie), 3 (interdiction des mauvais traitements) et
5 (détention) de la Convention. Dans un grand nombre de ces arrêts,
elle a conclu que les Etats défendeurs n’avaient pas convenablement
respecté leurs obligations nées de l’article 38 de la Convention,
le plus souvent parce qu’ils n’avaient pas communiqué les dossiers
et les autres documents des enquêtes nationales et parce qu’ils
n’avaient pas assisté la Cour dans la réalisation de ses missions
d’enquête. Ce manquement a souvent empêché la Cour d’établir de
façon probante l’existence ou non d’une violation substantielle
de la Convention.
41. Dans ses Résolutions ResDH(2001)66
et ResDH(2006)45
, le Comité des Ministres a souligné
à plusieurs reprises, face à la multitude de ces affaires, que le
principe de la coopération avec la Cour consacré par la Convention
revêtait une importance capitale pour le bon fonctionnement et l’efficacité
du système de la Convention et a invité les gouvernements des Etats
Parties à veiller à ce que les autorités compétentes se conforment
strictement à cette obligation.
42. Dans la
Résolution
1571 (2007) précitée, l’Assemblée invitait les autorités compétentes
de tous les Etats membres «à assister la Cour dans l’établissement
des faits en mettant à sa disposition les documents pertinents,
notamment le dossier complet de la procédure pénale ou de toute
autre procédure devant les tribunaux ou d’autres organes nationaux,
et en identifiant les témoins tout en assurant leur participation
aux audiences de la Cour» (paragraphe 17.4).
43. Ces dernières années, la jurisprudence de la Cour est parvenue
à un stade où la charge de la preuve est transférée de façon quasi
automatique au gouvernement défendeur lorsque les faits d’un grief
à première vue justifié soulevé par le requérant correspondent à
un modèle particulier, qui laisse supposer la responsabilité des
autorités, comme l’a établi précédemment la Cour
.
Grâce à son article 44 C.1
,
la Cour a commencé à interpréter le manque de coopération des Etats
comme une solide présomption de fait, qui vient à l’appui des assertions
des requérants, et à conclure dès lors à la violation substantielle
de la Convention, quand bien même elle ne disposait pas des preuves
incontestables, en raison de leur rétention par les Etats défendeurs.
De fait, dans sa
Résolution
1571 (2007) précitée, l’Assemblée «se félicite de la fermeté dont
la Cour a fait preuve en élaborant sa jurisprudence sur le devoir
des Etats membres de coopérer à l’établissement des faits»
. A compter de 2010,
le nombre d’arrêts concluant à une violation de l’article 38 était
passé de un à trois par an et ces arrêts concernaient également
d’autres Etats.
4. Conclusions
44. A la lumière des faits nouveaux que nous venons de
décrire et des interventions faites par nos experts lors de l’audition
du 3 octobre 2013, j’aimerais tirer les conclusions suivantes, qui
transparaissent dans les projets de résolution et de recommandation.
45. En premier lieu, il semble que la Cour ait trouvé une réponse
pragmatique au manque de coopération dont font preuve les Etats
parties, en ne communiquant pas à la Cour les éléments de preuve
et les explications qu’elle leur demande. La présomption de fait
et, si besoin est, le renversement de la charge de la preuve protègent
les intérêts des requérants en permettant d’admettre l’existence
d’une violation sans soumettre les Etats Parties à une charge excessive:
s’ils sont dans leur bon droit, ils ont toujours la possibilité
d’éviter que la Cour ne conclue à une violation, en lui communiquant
les éléments qu’elle leur demande.
46. Deuxièmement, il semblerait que le non-respect des mesures
provisoires de la Cour soit davantage une question politique qu’un
problème spécifiquement et exclusivement juridique. Bien que nous
ayons le devoir de continuer à rappeler aux Etats les obligations
légales qu’ils se sont volontairement engagés à respecter, comme
l’obligation de coopérer avec la Cour pour lui permettre d’accomplir
sa mission ou l’obligation faite aux Etats de garantir à toute personne
relevant de leur juridiction la protection la plus efficace des
droits consacrés par la Convention, j’ai le regret de constater
que cette démarche ne semble pas avoir amélioré en quoi que ce soit
la situation, bien au contraire.
47. Le fait que certains Etats cherchent à dissimuler des procédures
impropres et illégales attestent que, en réalité, leur gouvernement
a conscience de leur illégalité, mais qu’il fait prévaloir ce qui
lui paraît être son intérêt politique. Les affaires russes de «restitutions
extraordinaires» sur lesquelles a enquêté Amnesty International et
que Mme McGill a évoquées au cours de notre audition, illustrent
la gravité de ces violations. La coopération internationale entre
les services répressifs, fondée sur des accords régionaux, comme
l'Organisation de coopération de Shanghai, ou sur des relations
institutionnelles ou personnelles anciennes, pour aussi souhaitable
qu’elle soit pour assurer efficacement le respect de la loi, ne
doit pas être utilisée pour porter atteinte aux engagements contraignants
pris par un Etat partie au titre de la Convention. De la même manière que
l’Assemblée s’est élevée avec véhémence et sans ambiguïté contre
les transferts illégaux de détenus et les détentions secrètes de
la CIA (avec la collusion de certains partenaires européens)
, elle ne saurait
tolérer que l’un des Etats membres du Conseil de l’Europe commette
des actes qui impliquent également des disparitions temporaires.
48. Pour remédier à cette situation, il est indispensable de prendre
des mesures préventives concrètes et/ou des sanctions particulières
et suffisamment dissuasives. Il se trouve que l’un de nos experts,
ancien haut responsable de la Cour, a proposé que cette dernière
fasse usage de l’article 41 de la Convention pour octroyer des dommages-intérêts
à titre de sanction, qui offriraient une forme de réparation aux
victimes, puisque dans ces situations la violation a déjà eu lieu.
Confiant dans la capacité de la Cour à éviter toute exagération,
je considère que cette proposition mérite d’être étudiée de façon
plus approfondie. Par ailleurs, là encore dans le droit fil des
propositions formulées par nos experts – aussi bien Mme Burbano
Herrera que M. Berger – j’encouragerais la Cour à faire preuve de
plus d’inventivité dans les mesures provisoires fondées sur l’article
39. Comme nous l’avons vu
, la Cour
a fort heureusement commencé à indiquer les «mesures concrètes»
qui visent à protéger les droits des requérants, y compris les dispositions
relatives aux suites à donner à la mise en œuvre de ces mesures.
Comme l’a montré Mme Burbano Herrera en prenant l’exemple de la
Cour interaméricaine des droits de l'homme, des progrès restent
possibles dans ce domaine. Parallèlement, la comparaison avec la
Cour interaméricaine montre également que le système de la Convention
européenne des droits de l’homme et la pratique de la Cour présentent
d’indéniables avantages, dont les Européens que nous sommes peuvent
être fiers. C’est la raison pour laquelle je partage le scepticisme de
M. Berger à l’égard de certaines propositions de Mme Burbano Herrera.
Le fait, par exemple, d’obliger la Cour à motiver précisément les
mesures provisoires, ou la possibilité donnée aux juges d’ajouter
leurs opinions concordantes, pourrait bien atténuer l’efficacité
du système en place, où le temps compté est souvent de rigueur.
49. En résumé, il importe que l’Assemblée réaffirme son soutien
à la Cour à propos de l’obligation faite aux Etats membres de coopérer
avec cette dernière, en invitant instamment tous les Etats membres
à répondre favorablement aux demandes de la Cour, notamment en prenant
les mesures provisoires qu’elle leur indique au titre de l’article
39. En parallèle, l’Assemblée devrait encourager la Cour à continuer
à étoffer sa jurisprudence en vue d’améliorer encore l’efficacité
de ses mesures, en avalisant certaines propositions concrètes d’améliorations
supplémentaires. Tel est le but du projet de résolution. Le projet
de recommandation vise à veiller à ce que le Comité des Ministres
soit lui aussi saisi de cette question essentielle.