1. Introduction
1. Le 21 novembre 2013, le Président, M. Ianoukovitch,
a annoncé, à la surprise de tous, que les autorités ukrainiennes
avaient suspendu les travaux préparatoires en vue de la signature
de l’accord d’association et de l’accord de libre-échange approfondi
et complet avec l’Union européenne prévue lors du Sommet de Vilnius des
28 et 29 novembre 2013. Ces accords faisaient l’objet de négociations
depuis 2008 et avaient bénéficié jusqu’alors de l’appui ferme des
autorités.
2. Le revirement soudain des autorités a donné lieu à de vastes
manifestations spontanées de la population ukrainienne. Les manifestations
régulières sur la place de l’Indépendance de Kiev – «Maïdan» – qui
auraient attiré plus de 300 000 personnes, ont été les plus importantes
depuis la «Révolution orange». Le 1er décembre 2013,
cette contestation, connue désormais sous le nom de «Euromaïdan»,
a malheureusement tourné à la violence lorsque des forces spéciales
de la police, les «Berkut», ont eu recours, de manière disproportionnée,
à la violence pour démanteler un campement de protestation autrement
pacifique sur la place de l’Indépendance. Ce recours injustifié
à la violence et l’intensification des tensions qui a suivi n’ont apparemment
eu pour effet que de galvaniser les manifestants. Des manifestants
ont dressé un campement permanent place de l’Indépendance et les
manifestations du week-end suivant ont attiré de plus en plus de monde.
3. Préoccupée par la crise politique et par une éventuelle escalade,
la commission de suivi, réunie le 13 décembre 2013, a décidé de
demander la tenue d’un débat d’urgence sur l’évolution en Ukraine
et nous a demandé, en notre qualité de corapporteures sur l’Ukraine,
de nous rendre à Kiev
la semaine
suivant sa réunion.
4. Cette visite a eu lieu les 19 et 20 décembre 2014. Nous avons
à cette occasion participé à des réunions à haut niveau avec notamment
le Président, M. Ianoukovitch; le Premier ministre, M. Azarov; le Président
du Parlement, M. Rybak; M. Leonid Kojara, ministre des Affaires
étrangères; le vice-ministre de l’Intérieur; les dirigeants – ou
leurs représentants – du parti au pouvoir et des principaux partis
de l’opposition; le chef de la délégation de l’Union européenne
en Ukraine; l’ancien ministre de l’Intérieur, M. Iouri Loutsenko,
ainsi que Mme Eugenia Timochenko, M. Grigori Nemiria et M. Serguei Vlassenko.
Nous tenons à remercier le parlement ainsi que le chef du Bureau
du Conseil de l'Europe à Kiev et ses collaborateurs de l’excellent
programme et de l’aide qu’ils ont apportée à notre délégation, en
particulier avec un préavis aussi bref.
5. Pendant la période des fêtes, la situation a été d’une manière
générale calme et n’a guère évolué. Malgré les tensions et l’impasse
politique, un délicat statu quo a semblé s’instaurer. Il a volé
en éclats le 16 janvier 2014 lorsque le parlement a adopté, dans
des circonstances chaotiques, une série de lois «antimanifestations»
portant gravement atteinte aux libertés fondamentales, dont la liberté
d’expression, la liberté de réunion et de manifestation ainsi que
la liberté d’information et celle des médias. L’adoption de ces lois
a exacerbé les tensions et approfondi la crise politique. La promulgation
de ces lois par le Président, M. Ianoukovitch, le 18 janvier 2014,
a été suivie de larges manifestations sur la place de l’Indépendance.
Des violences se sont malheureusement produites lorsqu’un certain
nombre de manifestants, apparemment un groupe de militants de droite,
ont essayé de se rapprocher du Parlement et se sont heurtés à la
police qui en bloquait l’accès. La police aurait fait un usage excessif
et disproportionné de la force. Les violences qui ont suivi ont
entraîné la mort de trois personnes au moins et fait plusieurs centaines
de blessés.
6. Dans ce contexte, l’Assemblée a décidé, le 27 janvier 2014,
à la demande de la commission de suivi, de tenir un débat d’urgence
sur le fonctionnement des institutions démocratiques en Ukraine
et a saisi la commission de suivi pour rapport.
2. Contexte
7. Après son élection en 2010, le Président, M. Ianoukovitch,
a fait de l’intégration aux structures européennes, en particulier
de la signature d’un accord d’association, y compris d’un accord
de libre‑échange approfondi et complet
, une priorité essentielle
de son administration, comme il l’avait promis pendant sa campagne
électorale.
8. L’accord d’association et l’accord de libre-échange approfondi
et complet ont été paraphés en mars 2012 et en juillet 2012 respectivement
par l’Ukraine et l’Union européenne. L’Union européenne a mis un
certain nombre de conditions à leur signature définitive, dont les
suivantes:
a. traitement de toutes
les affaires de condamnation à motivation politique et réforme du
système judiciaire pour éviter des cas analogues dans l’avenir;
b. poursuite de la réforme judiciaire, en particulier celle
du ministère public, du Code pénal et du Conseil supérieur de la
magistrature;
c. poursuite des réformes judiciaire et électorale et de
la révision de la Constitution.
9. Une fois ces accords paraphés, le Président, M. Ianoukovitch,
et son Parti des régions, principal parti de la coalition au pouvoir,
ont déclaré publiquement qu’ils étaient favorables à leur signature
lors du 3e Sommet du partenariat oriental prévu les 28 et 29 novembre 2013
à Vilnius. L’engagement de signer l’accord d’association et l’accord
de libre‑échange approfondi et complet a en outre été confirmé lors
des élections législatives de 2012, la défense de ces accords étant
un élément majeur du programme électoral du parti des régions du
Président, M. Ianoukovitch.
10. Les poursuites et les condamnations supposément politiques
et le cas en particulier de l’ancien Premier ministre, Mme Ioulia
Timochenko, et de l’ancien ministre de l’Intérieur, Iouri Loutsenko,
ont retenu toute l’attention en Europe
. En raison
de la complexité et du caractère politiquement sensible de ces affaires,
les progrès ont malheureusement été limités et lents. Des avancées
notables ont toutefois été relevées en ce qui concerne les autres
conditions fixées par l’Union européenne pour la signature de l’accord
d’association. Il convient à ce sujet de souligner le rôle du Conseil
de l'Europe, car les conditions fixées par l’Union européenne coïncident
avec les engagements et les obligations que l’Ukraine a volontairement
acceptés lorsqu’elle est devenue membre de l’Organisation.
11. En ce qui concerne la poursuite des réformes démocratiques
notamment, les autorités ont élaboré, à la suite des élections législatives
de 2012, des amendements à la loi sur l’élection des députés du
peuple de l’Ukraine et à d’autres lois relatives aux élections.
Ces projets d’amendements ont été envoyés à la Commission européenne
pour la démocratie par le Droit (Commission de Venise) en avril 2013.
D’autres amendements ont été apportés pour donner suite aux recommandations
et aux préoccupations formulées par la Commission de Venise dans
son avis sur le premier projet
.
Dans son avis final
sur
les amendements révisés, la Commission de Venise a estimé que les
amendements marquaient certes un progrès, mais que certaines de
ses recommandations essentielles demeuraient lettre morte. De plus,
en mai 2012, une Assemblée constitutionnelle comptant des représentants
de tous les groupes représentés au parlement ainsi que des représentants
de la société civile et des juristes a été créée par le Président
ukrainien. Elle est présidée par le premier Président de l’Ukraine,
M. Leonid Kravtchouk, et est officiellement chargée de préparer une
révision de la Constitution ukrainienne en vue de la rendre pleinement
conforme aux normes démocratiques et juridiques européennes. On
ne s’attendait pas à ce que cette Assemblée constitutionnelle puisse
achever ses travaux, et encore moins que la révision de la Constitution
soit adoptée avant le Sommet de Vilnius.
12. Le système judiciaire, pour ce qui est en particulier de l’indépendance
de la justice et des garanties d’un procès équitable, demeure une
grave source de préoccupation en Ukraine malgré les progrès réalisés
dans ce domaine, en vue également de réunir les conditions fixées
par l’Union européenne. Comme il est indiqué dans notre note d’information
sur
la visite que nous avons effectuée à Kiev et à Kharkov du 14 au
18 mai 2012, le Parlement a adopté un nouveau Code de procédure
pénale le 13 avril 2012. Ce code, élaboré en consultation avec le
Conseil de l'Europe, a été salué par la communauté internationale
et fait l’objet d’une évaluation positive d’experts du Conseil de
l'Europe. Un projet de loi sur le ministère public a été élaboré
par l’administration présidentielle et adressé à la Commission de
Venise. Même si, de l’avis de la Commission de Venise
,
il représente une avancée significative par rapport aux propositions
antérieures, il n’a pas encore été adopté par le parlement. Les
modifications à apporter au Code pénal ne sont pas non plus effectives.
Les autorités ont engagé la réforme du Conseil supérieur de la magistrature
mais cette réforme, comme celles nécessaires pour garantir l’indépendance
de la justice, est intimement liée à l’adoption des amendements
à la Constitution. A cette fin, un groupe de 156 députés a élaboré
une série d’amendements constitutionnels «pour renforcer l’indépendance
des juges de l’Ukraine» que l’administration présidentielle a transmis
à la Commission de Venise. Dans son avis
,
la Commission de Venise fait un bilan mitigé des propositions, prenant
note d’un certain nombre d’améliorations bienvenues mais aussi de
quelques éléments très inquiétants qui doivent être revus pour que
les propositions soient conformes aux normes européennes. Ces amendements
n’ont pas encore été examinés par le parlement ni présentés, à notre
connaissance, à l’Assemblée constitutionnelle et nous ne savons
pas quand celle-ci achèvera ses travaux. Il est et a cependant toujours
été clair qu’aucune révision constitutionnelle ne serait adoptée
avant le Sommet de Vilnius.
13. La question la plus complexe et la plus sensible était la
libération des anciens membres du gouvernement, poursuivis et condamnés,
de l’avis général, pour des raisons politiques. Les progrès à ce
sujet ont été limités et lents. Le 14 août 2012, la Cour d’appel
de Kiev a commué la condamnation à cinq ans de Valeri Ivachtchenko
par le tribunal de district de Kiev en une peine de prison avec
sursis et mise à l’épreuve pendant un an et a libéré M. Ivachtchenko.
Le 7 avril 2013, Iouri Loutsenko a été gracié par le Président, M. Ianoukovitch,
et libéré. L’interdiction qui lui était faite d’exercer, pendant
trois ans, une fonction publique, y compris un mandat électif, n’a
cependant pas été levée. La libération possible de Mme Timochenko
s’est révélée la plus difficile. Le commissaire de l’Union européenne
à l’élargissement, M. Štefan Füle, et les envoyés du Parlement européen,
M. Pat Cox et M. Aleksander Kwasniewski, chargés par ce dernier
de faire libérer les anciens membres du gouvernement détenus, ont
en outre consacré beaucoup de temps et d’énergie à obtenir la remise
en liberté de Mme Timochenko avant le
Sommet de Vilnius. Comme le Président, M. Ianoukovitch, avait exclu
une grâce présidentielle, un compromis a été dégagé: Mme Timochenko
serait autorisée à se rendre en Allemagne
pour
se faire soigner d’un mal de dos chronique, d’où de fait une remise en
liberté. Mme Timochenko a accepté publiquement
cet arrangement et M. Ianoukovitch a déclaré publiquement qu’il
promulguerait la loi autorisant les détenus à se faire soigner à
l’étranger dès que le parlement l’aurait adoptée. Malgré ces assurances,
les députés du parti des régions n’ont pas approuvé, le 21 novembre 2013,
la loi qui aurait permis à Mme Timochenko
de bénéficier d’un traitement médical à l’étranger. Les autorités
étaient apparemment revenues sur la signature de l’accord d’association
et de l’accord de libre-échange approfondi et complet; elles ont
officiellement annoncé peu de temps après la suspension des travaux
préparatoires à la signature des accords.
14. Un examen approfondi des progrès réalisés ou non pour remplir
les conditions de l’Union européenne va au‑delà de la portée du
présent rapport. D’une manière générale cependant, l’apparente volonté
politique des autorités ukrainiennes de réunir les conditions fixées
par l’Union européenne et les progrès concrets à ce sujet ont fait
naître l’espoir, en Ukraine et dans d’autres pays, que les accords
d’association et de libre-échange approfondi et complet seraient
signés pendant le Sommet de Vilnius.
15. La Russie a suivi l’approfondissement des relations entre
l’Union européenne et l’Ukraine, ainsi qu’avec d’autres ex-républiques
soviétiques, avec une inquiétude grandissante, craignant qu’il ne
compromette son influence traditionnelle dans la région. Elle a
avancé l’idée d’une adhésion de ces pays à l’Union douanière eurasienne
(Russie, Bélarus et Kazakhstan), y voyant une solution de rechange,
mise en place sous son égide, à l’Union européenne dans la région.
Pour sa part, la Commission européenne a annoncé qu’il serait impossible,
pour des questions juridiques, d’adhérer à l’Union douanière eurasienne
et de signer un accord d’association et un accord de libre‑échange
approfondi et complet avec elle. Ces deux possibilités s’excluent donc
mutuellement.
16. Dans les mois qui ont suivi le Sommet de Vilnius, la Russie
a exprimé avec de plus en plus de force son opposition à l’approfondissement
et à l’institutionnalisation des relations des pays de l’ancien
bloc soviétique avec l’Union européenne et à la signature ou au
paraphe d’accords d’association. En juin 2013, en réaction apparemment
au soutien apporté par Kiev à l’OMC dans un différend, la Russie
a prélevé, à titre de représailles, des droits de douane sur les
importations de charbon, de chocolat et de gaz d’Ukraine. Le 29 juin 2013,
elle a interdit les importations de bonbons et de chocolat
d’Ukraine
et a ensuite menacé de couper l’approvisionnement en gaz de la République
de Moldova et de l’Ukraine. Elle a aussi annoncé que l’Ukraine perdrait
son statut de partenaire commercial spécial avec elle et qu’elle
fermerait ses frontières aux produits ukrainiens si elle signait
l’accord d’association avec l’Union européenne. Le 11 septembre 2013,
le Président de la Commission européenne, M. José Manuel Barroso,
ainsi que le Commissaire à l’élargissement, M. Füle, ont vivement
critiqué les pressions exercées par la Russie sur l’Ukraine et sur d’autres
pays pour les empêcher de chercher à resserrer leurs liens avec
l’Union européenne.
17. Le 21 novembre 2013, à la suite de réunions entre le Président,
M. Ianoukovitch, et le Président, M. Poutine, et de réunions entre
le Premier ministre ukrainien, M. Azarov, et son homologue russe, M. Medvedev,
le Président, M. Ianoukovitch, a annoncé que son administration
suspendait la signature de l’accord d’association et de l’accord
de libre‑échange approfondi et complet quelques semaines seulement avant
leur signature supposée lors du Sommet de Vilnius. Cette annonce
a profondément étonné les Ukrainiens et les partenaires internationaux
du pays.
18. L’Ukraine a justifié la non-signature de l’accord par le fait
qu’elle ne pourrait pas couvrir le coût économique des réformes
nécessaires à l’application du texte et, dans une allusion directe
aux pressions russes, que l’économie du pays s’effondrerait si elle
perdait son marché russe, c'est-à-dire si la Russie décidait de
fermer ses frontières à ses exportations.
19. Comme indiqué précédemment, l’annonce surprise de ce revirement
politique sur l’accord d’association a entraîné une vague spontanée
de grandes manifestations, principalement à Kiev mais aussi dans
d’autres parties du pays, à l’Est comme à l’Ouest, signe d’un mécontentement
à l’échelle du pays.
20. Si les manifestations n’ont porté, dans un premier temps,
que sur la décision des autorités de suspendre la signature de l’accord
d’association, elles se sont étendues rapidement au mécontentement
suscité par le style de gouvernance de la majorité au pouvoir, dont
le processus décisionnel jugé non démocratique et la très forte
corruption parmi les dirigeants du pays. L’évolution de leur caractère
s’est retrouvée dans les exigences des manifestants de l’Euromaïden
qui ont appelé à la démission du gouvernement et à la tenue d’élections législatives
et présidentielle anticipées. Les manifestations ont attiré et continuent
d’attirer de très nombreux Ukrainiens de tout le pays, en particulier
le week‑end. Un campement permanent s’est installé sur la place
de l’Indépendance (Maïdan) de Kiev, théâtre des manifestations de
2004 qui avaient préludé à la Révolution orange.
21. De violents heurts ont malheureusement opposé les manifestants
à la police le 1er décembre 2013. La police
a essayé en vain, en faisant apparemment un usage excessif et disproportionné
de la force, de démanteler un campement de tentes installé par les
manifestants sur la place de l’Indépendance (Maïdan). Cette tentative,
et la manière dont elle a été menée, ont aggravé la crise politique
et imprimé un nouvel élan à la mobilisation.
22. La communauté internationale a largement condamné l’action
de la police. Le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe, qui
s’est rendu à Kiev le 4 décembre 2013, a proposé de créer un groupe
consultatif d’experts chargé d’enquêter sur les affrontements violents.
D’après sa proposition, le groupe comprendrait un membre nommé par
l’opposition, un membre nommé par le gouvernement, et un membre
de la communauté internationale. Dans un premier temps, l’opposition
et les autorités ont appuyé cette proposition.
23. Le 17 décembre 2013, M. Ianoukovitch et M. Poutine ont signé
un accord en vertu duquel la Russie accepte d’acheter une partie
de la dette souveraine de l’Ukraine correspondant à environ 15 milliards
d’euros et décide de réduire considérablement le prix du gaz, le
ramenant de plus de $ 400 à $ 268 le mètre cube. Il convient de
noter que conformément à cet accord, le prix du gaz sera réévalué
tous les trimestres ce qui, de l’avis de bon nombre de nos interlocuteurs,
donne à la Russie un moyen de pression permanent sur les autorités
ukrainiennes. Les Présidents russe et ukrainien ont précisé qu’ils
n’avaient pas discuté de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union douanière
eurasienne, ce qui aurait encore aggravé la situation politique
dans le pays. Toutefois, nombreux sont les Ukrainiens qui soupçonnent
la Russie d’avoir d’autres visées –en dehors de donner à GAZPROM
un accès privilégié au réseau de distribution du gaz de l’Ukraine–
ou qui craignent que le Président, M. Ianoukovitch, n’ait fait des
promesses en échange de l’aide de la Russie.
24. Dans un premier temps, les pourparlers entre les autorités
ukrainiennes et la Commission européenne sur l’éventuelle signature
par l’Ukraine de l’accord d’association et de l’accord de libre‑échange
approfondi et complet à une date ultérieure se sont poursuivis.
Cela étant, précisant que la position des autorités était devenue
irréaliste, l’Union européenne a suspendu les négociations le 14 décembre 2013.
Le Conseil européen a précisé que l’Ukraine pourrait toujours signer
l’accord d’association, tel que négocié, à un stade ultérieur.
25. Dans un premier temps, la mobilisation s’est légèrement calmée
après l’annonce de l’accord entre la Russie et l’Ukraine. Cela étant,
l’agression brutale, par des assaillants inconnus, d’une journaliste
ayant des liens avec l’opposition pendant la période de Noël, a
de nouveau galvanisé les manifestants qui affirmaient que les autorités
étaient impliquées.
26. Le délicat statu quo entre les manifestants et les autorités
a duré jusqu’au 16 janvier 2014, date à laquelle le parlement, a
adopté, à la surprise de tous et dans des conditions chaotiques,
une série de lois antimanifestations. Ces lois visent non seulement
à restreindre les manifestations et leur déroulement mais aussi
à limiter fortement et à compromettre les activités des organisations
non gouvernementales (ONG) et des médias et à donner des pouvoirs
disproportionnés et discrétionnaires aux services secrets et aux
services répressifs pour qu’ils enquêtent et engagent des poursuites
contre les manifestants et les militants. L’adoption de cette série
de lois «antimanifestations» a été largement décriée par la communauté
internationale, y compris par vos rapporteurs. Ces lois sont contraires
au principe de la liberté d’expression, de la liberté de réunion
et d’association ainsi que de la liberté des médias et, conjuguées,
elles sont de toute évidence non démocratiques et répressives. Nous
regrettons qu’en dépit de nombreux appels pour les supprimer, y compris
d’appels de notre part, le Président, M. Ianoukovitch, les ait signées
le 18 janvier 2014.
27. La promulgation des lois antimanifestations a de toute évidence
envenimé la situation, ce qui a exacerbé inutilement les tensions
entre les autorités et les manifestants. Un règlement pacifique
et démocratique de la crise politique actuelle semble donc aujourd’hui
plus éloigné que jamais.
28. L’adoption de ces lois antimanifestations a entraîné une vague
de nouveaux rassemblements sur la place de l’Indépendance pour défier
les autorités. Ses effets négatifs sur les relations entre les autorités
et les manifestants sont apparus clairement le 19 janvier 2014,
lorsque les manifestations sont devenues violentes: un groupe de
militants apparemment d’extrême droite a provoqué des affrontements
avec la police auxquels les manifestants, jusque-là pacifiques,
se sont ralliés.
29. A la date de rédaction du présent rapport, la situation continue
de se durcir et des affrontements violents se produisent occasionnellement
de sorte qu’une solution négociée à cette crise politique semble
pour l’instant impossible. Le Président, M. Ianoukovitch, et les
principaux chefs de l’opposition avaient annoncé, le 18 décembre 2014,
qu’ils se rencontreraient pour trouver une solution négociée à la
crise. Ces pourparlers n’ont cependant donné aucun résultat et le
Président, M. Ianoukovitch, et les chefs de l’opposition ont fait savoir
qu’ils délégueraient leurs représentants à la réunion. De nouveaux
pourparlers sont prévus le 23 janvier 2014.
30. Le 22 janvier 2014, la police a pris d’assaut les barricades
érigées par les manifestants à proximité de la place de l’Indépendance.
Lors des affrontements qui ont suivi, deux manifestants au moins
ont été tués par la police. Nous regrettons profondément cette évolution
que nous condamnons et appelons la police à faire preuve de modération
et à s’abstenir d’avoir recours à tous moyens potentiellement meurtriers.
31. Le 23 janvier 2014, le Président de la Verkhovna Rada, Volodymyr
Rybak, a annoncé une session d’urgence de la Verkhovna Rada pour
discuter de la crise politique actuelle et, semble-t-il, pour procéder
à un vote sur une proposition du gouvernement visant à abroger les
lois anti-manifestations controversées. En réponse aux préoccupations
exprimées, M. Rybak a souligné que la déclaration de l’état d’urgence
n’est pas à l’ordre du jour de la Verkhovna Rada.
3. Légitimité
32. Comme nous l’avons fait savoir d’emblée lors de nos
rencontres à Kiev, nous tenons à souligner dans le présent rapport
que, quelle que soit notre position personnelle, il n’appartient
pas à l’Assemblée de dire si l’Ukraine doit ou non signer un accord
d’association avec l’Union européenne – ou à quelles conditions
elle doit le faire. L’Ukraine est un Etat souverain et seul le peuple
ukrainien doit décider, en l’absence de toute ingérence étrangère,
de son orientation géopolitique et des communautés et accords internationaux
dont ils souhaitent que l’Etat fasse partie. Cependant, dans le
contexte des engagements démocratiques de l’Ukraine, la façon dont
la décision a été prise sur une question aussi importante que l’alignement
géopolitique d’un pays et la manière dont la population doit être
consultée sur ce choix – bref, la légitimité démocratique de la décision –
est du ressort de l’Assemblée en particulier dans le contexte de
la crise politique qui en a découlé.
33. Ainsi que cela a été souligné ci-dessus, les autorités actuelles
– le Président et la majorité parlementaire – ont été élus sur la
foi d’une promesse claire de rechercher une intégration plus étroite
entre l’Ukraine et l’Union européenne et de signer avec l’Union
européenne des accords d’association et de libre échange complet
et approfondi (ALECA). Dans toutes les actions et les discours qu’elles
ont faits jusque quinze jours avant le Sommet de Vilnius, les autorités
ont confirmé leur intention de signer ces accords lors du Sommet
et ont réaffirmé qu’elles soutenaient ceux-ci
.
De plus, différents sondages ont montré que la population restait
véritablement favorable à la poursuite de l’alignement avec l’espace
économique et social de l’Union européenne. Le revirement soudain
des autorités, sans consultation publique préalable, alors même que
l’opinion avait manifesté le souhait que les accords soient signés,
soulève de graves questions sur la légitimité démocratique de la
décision des autorités de renoncer à signer ces textes.
34. Selon nous, c’est en raison de cette légitimité démocratique
contestée, que la décision prise par les dirigeants ukrainiens a
conduit à des manifestations massives par une grande partie de la
société ukrainienne. Les autorités de Kiev devraient reconnaître
la légitimité des questions soulevées à cet égard par les manifestants.
35. Les principes démocratiques impliquent que des questions aussi
essentielles que l’orientation géopolitique d’un pays soient tranchées
sur la base d’un consensus politique aussi large que possible et
de larges consultations avec l’opinion publique. Dans le contexte
de la crise politique qui a éclaté, ce consensus et ces consultations
sont plus nécessaires que jamais. Nous exhortons les autorités et
l’opposition à conclure un accord sur la façon dont la population
doit être consultée et sur l’octroi d’un mandat politique approprié
pour toute décision finale concernant l’orientation géopolitique
du pays. Il est capital que le peuple ukrainien puisse s’exprimer
sur cette question clé. Il appartient aux autorités et à l’opposition,
unie dans le cadre des manifestations de l’Euromaïdan, de convenir
des modalités d’une telle consultation, par référendum, élections anticipées
ou scrutin ordinaire.
4. Environnement politique
36. L’environnement politique est extrêmement tendu,
polarisé et éclaté en Ukraine, ce qui a empêché la recherche d’une
solution négociée à une crise politique qui n’a cessé de s’aggraver.
En dépit d’une manifestation extérieure d’unité, les autorités et
les manifestants semblent eux-mêmes divisés sur la façon de régler
l’affrontement politique et d’en traiter les causes sous-jacentes.
37. Les divisions internes entre les autorités sont patentes,
elles ressortent notamment de la démission de Sergueï Liovotchkine,
l’influent Chef de l’Administration présidentielle, au sujet de
la façon dont les manifestations sont réprimées
. De plus,
des ministres clés comme le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur
semblent souvent ne pas être bien informés ni bien contrôler les
actions des services de sécurité et de maintien de l’ordre. Les
investigations pénales engagées par la Prokuratura du ministère
des Affaires étrangères sur les négociations avec l’Union européenne,
sont une autre indication des divisions au sein de la majorité au
pouvoir. En ce qui concerne ces investigations, étant donné la position
adoptée par l’Assemblée dans sa
Résolution 1862 (2012) et sa
Résolution 1950 (2013) ,
nous tenons à souligner que, quelles qu’elles soient, les poursuites
dirigées contre des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères,
et en particulier contre le Ministre lui-même, en raison de leur
rôle dans la négociation des projets d’accords d’association et
ALECA, ne pourraient être considérées que comme motivées par des
considérations politiques et seraient un exemple de plus de pénalisation
de décisions politiques prises normalement, ce qui serait inadmissible.
38. Dans le même temps, les manifestations de l’Euromaïdan sont
provoquées par bien autre chose qu’un simple mécontentement face
à l’abandon par les autorités des accords avec l’Union européenne.
Elles sont favorisées par un mécontentement général sur le style
de gouvernement de la majorité au pouvoir, par la corruption endémique
et par l’impression d’un manque de démocratie au sein de la classe
politique en général. Le mouvement de l’Euromaïdan rassemble des
manifestants issus d’une partie importante et hétérogène de la société
ukrainienne. Beaucoup d’entre eux ne sont pas nécessairement représentés
par l’opposition parlementaire ou les organisations traditionnelles
de la société civile. En tant que telle, l’opposition parlementaire
ne peut affirmer qu’elle représente tout l’éventail d’opinions qui
s’unissent pour les manifestations de l’Euromaïdan. De plus, les
divers partis d’opposition semblent ne pas être toujours sur la même
longueur d’onde pour ce qui est de la stratégie à suivre. Un certain
nombre de représentants de l’opposition se sont interrogés sur le
caractère raisonnable de faire de la démission immédiate du gouvernement
et de l’organisation d’élections présidentielle et législatives
anticipées une condition préalable à la cessation des manifestations,
dans la mesure où cela aggrave inutilement, selon eux, la confrontation
et où cela rend plus difficile la recherche d’une solution négociée.
39. L’accord du 17 décembre 2013 entre les Présidents MM. Poutine
et Ianoukovitch a eu des répercussions considérables sur la situation
politique en Ukraine. Dans un premier temps, il a renforcé la position
des autorités sur la signature des accords avec l’Union européenne.
Cependant, il n’a pas conduit à la dispersion des manifestations
antigouvernementales ni à une diminution notable du nombre de manifestants.
En effet, l’opinion publique ukrainienne éprouvait de forts soupçons
au sujet de l’accord. Ces soupçons ont redoublé quand les détails
de l’accord ont commencé à être connus, notamment le fait que les prix
du gaz, élément clé de l’accord, seraient renégociés tous les trois
mois, ce qui pourrait donner à la Russie une influence considérable
sur la politique et les décisions des autorités ukrainiennes.
40. La situation est restée relativement calme, mais tendue jusqu’à
la mi-janvier 2014. Beaucoup d’interlocuteurs ont prédit que la
manifestation de l’Euromaïdan était en train de se transformer progressivement
en un mouvement civil qui s’attacherait à mobiliser l’opinion en
vue des élections à venir. Selon leur point de vue, que nous soutenons,
cela aurait conduit tôt ou tard à la dispersion pacifique des manifestations
pour autant que les autorités ne cherchent pas à faire disparaître
le camp de la contestation de l’Euromaïdan ou à interdire définitivement –
sans qu’un large consensus ne se soit dégagé au sein de la société –
la voie d’un alignement plus étroit avec l’Union européenne, par
exemple par la décision d’adhérer à l’Union douanière eurasienne.
41. L’adoption controversée de l’éventail de lois «antimanifestations»
a aggravé considérablement et sans nécessité les tensions et la
crise politique. L’explosion de violence entre la police et certains
groupes de manifestants est directement liée à cet événement. Les
autorités et les manifestants ont durci leurs positions repoussant
plus que jamais la possibilité d’une solution négociée de la crise.
5. Violences et violations
des droits de l’homme
42. D’abord, nous tenons à exprimer notre préoccupation
la plus vive au sujet des flambées de violence au cours des manifestations
aussi bien en décembre 2013 et récemment après l’adoption des lois antimanifestations.
Nous condamnons fermement les actions violentes de la police, qui
a essayé de briser les manifestations et de certains groupes de
manifestants qui ont cherché à provoquer la police. Nous exhortons les
deux parties à faire preuve de retenue et à s’abstenir de violence
ou de tout acte susceptible d’entraîner de telles violences. La
radicalisation progressive des deux côtés pourrait dégénérer et
conduire à une émeute massive. Une solution négociée pour mettre
fin à l’affrontement, y compris les conditions nécessaires pour instaurer
un dialogue ouvert et effectif entre la majorité au pouvoir et les
partis et forces qui se sont unis au sein du mouvement de l’Euromaïdan
est la seule voie acceptable pour aller de l’avant.
43. La violence qui a éclaté entre les manifestants et la police
sur la place de l’Indépendance semble avoir été favorisée par les
membres d’un petit groupe d’extrême droite baptisé «Pravy sektor» (Secteur de droite), qui
s’est aligné sur le mouvement de contestation. De plus, des échauffourées
violentes auraient été déclenchées par les «Titouchki», des casseurs
et des provocateurs qui auraient été payés par des partisans des
autorités pour provoquer des incidents violents afin de discréditer
le mouvement de contestation. Alors que les chefs du mouvement ont
publiquement pris leurs distances avec les émeutiers, les extrémistes
ont reçu un soutien de plus en plus affirmé (bien que purement moral
jusqu’ici) des manifestants, qui sont demeurés par ailleurs pacifiques.
Cette radicalisation des manifestants est due largement au mécontentement
lié aux résultats limités obtenus par les manifestations pacifiques
et à l’impression que les autorités n’avaient aucunement l’intention
d’entamer des négociations sérieuses avec l’opposition. Pour éviter
une aggravation de la radicalisation et de l’escalade de tensions,
les autorités et les chefs de l’opposition devraient sans délai entamer
des pourparlers ouverts, honnêtes et effectifs avec les mouvements
de contestation et les partis d’opposition sur le règlement de la
crise en cours et sur l’alignement géopolitique et le développement démocratique
du pays.
44. Avant la pause de Noël, la police et les forces de sécurité
ont tenté de disperser les manifestations de masse sur la place
de l’Indépendance le 30 novembre et les 1er et
11 décembre 2013. Au cours de ces tentatives, couvertes largement
et en détail par les chaînes de télévision nationales et internationales,
la police a fait un recours excessif et aveugle à la force au mépris
des normes et principes européens concernant l’usage de la force
par le personnel des services de maintien de l’ordre. Le 23 décembre
2013, Amnesty International a publié en anglais un rapport intitulé:
«
Euromaïdan:
violations des droits de l’homme au cours des manifestations en
Ukraine» qui détaille les violations des droits de l’homme au
cours des manifestations de l’Euromaïdan, y compris le recours excessif
et aveugle à la force de la part de la police et des forces de sécurité
qui ont tenté de disperser les manifestations.
45. Les tentatives de disperser les manifestations qui soulèvent
en soi des questions sur le respect de la liberté de manifestation
pacifique et la violence dont elles se sont accompagnées n’a fait
que renforcer la détermination des manifestants et a fait grossir
leurs rangs. Les événements du 30 novembre 2013 où une unité de
«Berkout» – la police anti-émeute – a été filmée en train de frapper
violemment des manifestants pacifiques, d’innocents passants et
des journalistes, ont suscité des protestations nationales et internationales. Les
autorités se sont distanciées de l’action de la police et ont affirmé
qu’elle avait été ordonnée par un haut responsable des forces de
maintien de l’ordre sans qu’il en informe ses supérieurs politiques.
Le chef de la police de Kiev a été limogé et des investigations
criminelles ont été entamées contre un certain nombre de cadres
supérieurs du ministère de l’Intérieur.
46. Nous sommes particulièrement préoccupés par les rapports et
les affirmations selon lesquels des journalistes auraient été visés
à dessein dans l’exercice de leur métier par la police anti-émeute,
ce qui serait contraire au principe de liberté des médias.
47. Le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, qui s’est rendu
le 4 décembre 2013 en Ukraine, a proposé la création d’un groupe
d’experts consultatif pour suivre les investigations relatives aux
affrontements violents du 1er décembre. Selon cette proposition,
le groupe comprendrait un membre désigné par l’opposition, un par le
gouvernement et un autre par la communauté internationale. La proposition
a été reprise à son compte par l’opposition et par les autorités.
Sir Nicolas Bratza, ex-Président de la Cour européenne des droits
de l’homme, a été nommé comme représentant du Secrétaire Général
au sein du groupe consultatif. Cependant, au cours de notre visite
de décembre 2013, les autorités nous ont dit explicitement qu’aucune
initiative ne pouvait compromettre les investigations du Procureur
général sur ces incidents violents, s’ingérer dans celles-ci ou aller
à leur encontre, ce qui de fait a vidé de son sens l’initiative
du Secrétaire Général. Par la suite, ni l’opposition ni les autorités
au pouvoir n’ont désigné de représentants au groupe consultatif.
Nous regrettons cet état de choses, car selon nous, une enquête
indépendante sur le recours à la violence serait fort utile, étant donné
notamment les morts récentes. Une enquête indépendante et impartiale
sur les affrontements violents et le recours à la violence serait
aussi la condition clé d’une solution négociée de la crise politique.
Il est clair que les services de maintien de l’ordre et le Procureur
général sont considérés comme mêlés à ces affrontements. C’est pourquoi,
ils ne pourront mener une enquête qui soit reconnue comme impartiale
par la population ukrainienne en général et par les manifestants
de l’Euromaïdan en particulier.
48. Le 19 décembre 2013, la majorité au pouvoir et les partis
d’opposition ont conclu un accord au Parlement pour adopter une
amnistie générale à l’égard de tous les participants des manifestations
de l’Euromaïdan. Ils ont également décidé que l’amnistie ne couvrirait
aucune violation des droits de l’homme commise par les fonctionnaires
de police, y compris l’usage excessif de la force. Cependant, dans
le cadre des lois antimanifestations votées le 16 janvier 2014,
cette règle a été révisée si bien que les infractions pénales commises
par des fonctionnaires de police à l’occasion des manifestations
de l’Euromaïdan ont aussi été couvertes en violation de l’accord
d’origine.
49. Le rapport d’Amnesty International précité fait état de cas où des groupes
de gens ont été empêchés de participer aux manifestations ou harcelés
par la police et les forces de sécurité au sujet de leur participation. Selon
d’autres informations, les forces de police ont exercé des pressions
sur des manifestants pour qu’ils retirent les plaintes qu’ils avaient
déposées contre des agents des forces de maintien de l’ordre et
de sécurité. Si ce fait est avéré, ce pourrait être une grave violation
des principes démocratiques et des droits de l’homme. Toutes ces
plaintes et allégations doivent faire l’objet d’une enquête approfondie
et transparente. Toute violation avérée doit être traitée comme
il convient conformément aux normes européennes et aux obligations de
l’Ukraine en tant que membre du Conseil de l’Europe.
50. Au cours des affrontements violents entre la police et les
manifestants dans la matinée du 22 janvier 2014, au moins deux manifestants
ont été tués par balle par la police et un autre a fait une chute mortelle
du toit du stade de football du Dynamo de Kiev. L’un des manifestants
tués par des tirs de la police aurait reçu quatre balles à la tête
et à l’abdomen, ce qui semble montrer clairement un recours excessif
à la force par la police. Tous ces décès devraient faire l’objet
d’une enquête approfondie et transparente et les auteurs de ces
actes être traduits en justice.
51. Un autre domaine de préoccupation tient aux indications selon
lesquelles les autorités auraient utilisé les manifestations comme
argument pour restreindre l’activité de l’opposition. La mesure
la plus inquiétante à cet égard est la descente des services secrets
le 8 décembre 2013 au siège du parti d’opposition «Patrie»
et
la saisie de ses serveurs informatiques. Même l’éventualité peu
probable que les manifestations aient été utilisées par les autorités
pour réprimer l’opposition est profondément préoccupante et devrait
être suivie de près par l’Assemblée parlementaire.
6. Pressions et ingérence
extérieures
52. Nous avons décrit plus haut les différentes formes
de pressions et de menaces de sanctions appliquées par la Russie
à l’Ukraine à l’approche du Sommet de Vilnius. Le Premier ministre,
Mykola Azarov, a déclaré publiquement que le processus de signature
avait été suspendu principalement parce que l’économie ukrainienne
s’effondrerait si la Russie fermait ses frontières aux exportations
ukrainiennes après la signature de l’accord d’association. De plus,
les autorités ont souligné que la signature de l’accord d’association
aurait altéré les relations entre l’Ukraine et la Fédération de
Russie. Il est donc clair que les pressions russes ont été l’une
des principales causes du revirement soudain des autorités ukrainiennes.
Cela a aussi été confirmé par plusieurs déclarations du Commissaire
à l’élargissement de l’Union européenne, Štefan Füle.
53. Nous tenons à souligner que toutes les nations souveraines
doivent être totalement libres de choisir leur alignement géopolitique
et leurs alliances internationales. Il est logique, et prévisible,
que chaque partie, l’Union européenne comme la Russie, cherche à
convaincre les autorités ukrainiennes de se rallier à sa position
et leur fasse des avances pour qu’elles adhèrent à l’option géopolitique
qui a sa préférence. Toutefois, ces tentatives doivent rester dans
les limites des normes et principes diplomatiques et démocratiques communément
admis. Les menaces de sanctions et le chantage économique et politique
qui ont été appliqués à l’Ukraine (et à d’autres anciennes républiques
soviétiques désireuses de signer des accords d’association avec
l’Union européenne) dépassent le cadre de ces normes et principes
et ne peuvent être qualifiés que de pressions indues. Le recours
à de tels moyens pour influer sur les décisions politiques d’un
autre pays est inacceptable et contraire aux obligations incombant
aux Etats membres du Conseil de l’Europe. A cet égard, nous tenons
à rappeler à la Fédération de Russie que, lors de son adhésion,
elle s’est engagée «à dénoncer comme erronée la notion de deux catégories
distinctes de pays étrangers, qui revient à en traiter certains comme
une zone d’influence spéciale appelée “l’étranger proche”, et à
s’abstenir de véhiculer la doctrine géographique des zones “d’intérêts
privilégiés”», engagement qui a été réaffirmé dans la
Résolution 1896 (2012) sur le respect des obligations et engagements de la
Fédération de Russie, adoptée par l’Assemblée le 2 octobre 2012.
54. Les autorités sont devenues de plus en plus sensibles aux
critiques émanant de l’étranger et visant leur gestion des manifestations
de l’Euromaïdan, critiques qu'elles perçoivent comme une ingérence
extérieure dans leurs affaires intérieures. A la suite de la conclusion
de l'accord sur l'aide financière avec la Russie, les autorités
ont explicitement mis en garde les membres de l'Union européenne
et les organisations internationales, y compris le Conseil de l'Europe,
contre toute tentative de s'immiscer dans la crise politique que
traverse le pays. Dans ce contexte, même l’initiative du Secrétaire
Général d’établir un groupe consultatif a été considérée par les
autorités comme une ingérence étrangère. Nous devons dire que notre
action et nos préoccupations n'ont, à ce jour, pas été remises en
question par les autorités et qu’elles ont été considérées comme
légitimes dans le cadre de la procédure de suivi en cours concernant
l’Ukraine.
55. Dans les paragraphes précédents, nous avons donné notre point
de vue sur les limites d’une éventuelle influence étrangère. Cependant,
nous tenons aussi à souligner que, en sa qualité de membre du Conseil
de l'Europe, l’Ukraine est dans l’obligation de respecter les normes
les plus élevées en ce qui concerne la démocratie, la protection
des droits de l’homme et l’Etat de droit. De plus, l’Ukraine a signé,
entre autres, la Déclaration universelle des droits de l'homme et
le Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations
Unies. Les éventuelles violations des normes des droits de l'homme
et les initiatives risquant d’entraver le bon fonctionnement des
institutions démocratiques ne peuvent donc pas être considérées
comme des affaires intérieures au sens strict, mais peuvent légitimement
faire l’objet de préoccupations ou de critiques de la part d’autres
pays, et notamment d’autres Etats membres du Conseil de l'Europe.
7. Lois antimanifestations
56. Le 16 janvier 2014, le Parlement ukrainien a pris
une initiative inattendue et adopté une série de lois dites «antimanifestations»
ou «anti-Maïdan». En plus de soumettre les manifestations et les
contestations à de nouvelles restrictions, ces lois limitent les
activités des ONG et des médias, érigent de nouveau la diffamation
en infraction pénale, criminalisent la propagande extrémiste (définie
dans un sens large) et modifient le Code de procédure pénale, de
manière à accélérer les procédures en supprimant certaines protections
contre de possibles violations du droit à un procès équitable.
57. Le présent rapport n’a pas pour objet d’analyser de manière
détaillée les lois anti-Maïdan. C’est la Commission de Venise qui
a été invitée par le Secrétaire Général à faire une analyse approfondie
de cet ensemble de lois, ce dont nous nous réjouissons. Nous allons
simplement décrire ci-dessous quelques-unes des dispositions qui,
après une première analyse de ces lois, nous semblent particulièrement
préoccupantes.
58. Tout d’abord, il convient de noter que les lois antimanifestations
ont été adoptées dans des conditions chaotiques et controversées
et en apparente violation du règlement du Parlement ukrainien. Cela
met en doute à la fois la légalité et la légitimité de leur adoption.
La plupart des textes adoptés dans le cadre de cet ensemble législatif
ont été déposés au dernier moment et adoptés sans examen préalable
dans l’une des commissions du Parlement, ce qui est contraire au
règlement. Les lois ont été adoptées à main levée, alors que, d’après
nos informations, le règlement n’autorise ce mode de scrutin que
si des raisons techniques empêchent le vote électronique. Le comptage
des mains n’a pris que quelques secondes et les voix ont été comptabilisées
sur la base de l’importance numérique des groupes politiques, malgré
l’absence de nombreux députés.
59. Concernant les restrictions apportées au droit de manifester,
le fait de bloquer l’entrée d’une résidence privée est punissable
de trois ans d’emprisonnement; dans le cas d’un bâtiment public,
la sanction est portée à cinq ans. Il est interdit de former un
cortège de plus de cinq véhicules sans autorisation préalable de
la police, ainsi que d’installer des tentes ou des estrades, sous
peine d’être emprisonné pour une durée pouvant atteindre 15 jours.
Sont passibles de la même sanction les manifestants qui portent
un casque ou ont un masque ou n’ont pas respecté la «procédure à
suivre» pour tenir une manifestation
.
60. Les lois adoptées interdisent les «activités extrémistes»,
qui sont punissables d’une peine d’emprisonnement pouvant aller
jusqu’à trois ans. Dans la législation, l’«activité extrémiste»
est définie de manière trop large et laisse une marge d’appréciation
excessive aux tribunaux et au ministère public. De plus, l’outrage
envers un policier ou un juge ou la diffusion de données à caractère
personnel ou d’autres éléments dénotant un manque de respect envers
ces personnes peuvent entraîner une peine d’emprisonnement comprise
entre six mois et trois ans.
61. Nous constatons avec une vive inquiétude que la diffamation
tombe de nouveau sous le coup du droit pénal. La diffamation dans
les médias ou sur internet est punissable de travaux d'intérêt général
et, dans le cas d’une accusation sans preuve concernant une infraction
grave, la législation prévoit une peine privative de liberté pouvant
aller jusqu’à deux ans. Il convient de noter que la corruption est
considérée comme une infraction grave; en conséquence, toute accusation
de corruption portée contre un fonctionnaire qui n’a pas été confirmée
par un tribunal pourrait conduire à un emprisonnement. Cela aura
sans nul doute un effet dissuasif sur les journalistes et les militants
anti-corruption.
62. Les médias numériques devront désormais être enregistrés,
ce qui limite clairement la liberté d’expression et la liberté des
médias. La Commission nationale des communications – composée de
sept membres nommés par le Président – peut ordonner aux fournisseurs
d’accès internet de bloquer des médias numériques non enregistrés
ou tout site web qui diffuse des «informations illégales».
63. Dans le but indéniable de limiter l’activité des ONG, et en
violation flagrante du droit à la liberté de réunion, le législateur
ukrainien a instauré une loi sur les «agents étrangers». Nous souhaitons
attirer l'attention sur le fait qu’une loi similaire sur les «agents
étrangers», émanant de la Douma russe, a déclenché un tollé au niveau
international et a été sévèrement critiquée par notre Assemblée.
Les autorités russes auraient indiqué vouloir réviser cette loi
pour tenir compte des préoccupations exprimées par la communauté
internationale. Selon la nouvelle loi ukrainienne, les ONG présentes
en Ukraine qui reçoivent une aide financière de l’étranger et qui
mènent une activité politique seront considérées comme des «agents
étrangers». Elles ne seront plus exonérées d’impôts et devront de
nouveau se faire enregistrer auprès des autorités. Les ONG considérées comme
des «agents étrangers» devront mentionner ce statut sur tous leurs
supports d’information et dans tous les rapports qu’elles produisent.
64. Il ressort clairement d’une première évaluation des lois que
celles-ci emportent violation du droit à la liberté d’expression,
à la liberté de réunion et de manifestation et à la liberté des
médias et qu’elles fragilisent le droit à un procès équitable. Si
certaines des dispositions, comme celles qui concernent les «agents étrangers»
et la «propagande extrémiste», existent aussi dans certains autres
pays (et sont également beaucoup critiquées par le Conseil de l’Europe
et son Assemblée parlementaire), l’étendue et les effets cumulés
de cet ensemble de lois antimanifestations, ainsi que le contexte
politique dans lequel elles ont été adoptées, en font un cas à part.
Ces lois sont antidémocratiques et répressives et elles sont contraires
aux obligations incombant à l’Ukraine au titre de la Convention
européenne des droits de l’homme et en sa qualité de membre du Conseil
de l’Europe.
65. L'adoption de ces lois n’a fait que renforcer la contestation
de l’Euromaïdan et attiser les tensions entre les autorités et l'opposition,
ce qui rend plus improbable à court terme de trouver une solution
pacifique et démocratique à la crise politique actuelle. Ce résultat
était facile à prévoir et c’est pourquoi, le 17 janvier 2014, nous
avons appelé le Président, Viktor Ianoukovitch, à ne pas signer
l'entrée en vigueur de ces lois. Malheureusement, notre avertissement
et notre demande n’ont pas été pris en compte et les lois ont été promulguées
le 18 janvier 2014. L'adoption et la promulgation de ces lois sont
la cause directe de l’escalade de la violence et des émeutes qui
ont suivi.
66. Compte tenu du caractère contestable de ces lois, et de leurs
effets néfastes sur la situation politique en Ukraine, nous appelons
les autorités, et notamment le parlement, à abroger ces lois sans
tarder.
8. Conclusion
67. A l’approche du Sommet de Vilnius, l’attention était
surtout focalisée sur le maintien en détention, pour des motifs
très contestables, de l'ancien Premier ministre, Ioulia Timochenko.
Le revirement soudain des autorités et les événements qui ont suivi
ont relégué le cas de Mme Timochenko
au second plan et donné l’impression que sa situation critique ne
faisait plus partie des préoccupations politiques. Si nous avons toujours
eu des réserves sur l’établissement d’un lien entre son cas et la
signature de l’accord d’association, nous tenons néanmoins à souligner
que son maintien en détention, pour des motifs contestables et apparemment
politiques, continue à nous préoccuper beaucoup et que nous poursuivrons
nos efforts pour tenter d’obtenir sa libération.
68. La crise politique en Ukraine est également enracinée dans
le déséquilibre de pouvoir institutionnel envisagé dans la Constitution
de 1996 qui est entrée en vigueur avec l’arrêt controversé rendu
en 2010 par la Cour constitutionnelle qui, du point de vue de la
Commission de Venise, a soulevé certaines questions se rapportant
à la légitimité du nouvel ordre constitutionnel. Par conséquent,
nous réitérons notre recommandation de mettre en œuvre rapidement
la réforme constitutionnelle, également dans l’objectif d’asseoir
pleinement la légitimité de l’ordre constitutionnel dans la population
ukrainienne.
69. Dans le cadre de la procédure de suivi, les autorités ukrainiennes
ont annoncé plusieurs réformes de grande ampleur, y compris une
révision constitutionnelle, devant permettre à l’Ukraine de respecter
les engagements et obligations à l’égard du Conseil de l'Europe
qu’elle a pris lors de l'adhésion et qu’elle n’a pas encore honorés.
Dans le contexte politique actuel, il est difficile de savoir où
en est ce train de réformes. Vu le rôle prééminent joué par le Procureur
général dans les événements récents, certains interlocuteurs ont
déclaré douter que le projet de loi relatif au ministère public
soit débattu au Parlement sous sa forme actuelle. Cela pourrait
à son tour entraver la mise en œuvre du nouveau Code de procédure
pénale, dont l’adoption avait été saluée par le Conseil de l’Europe.
Nous demandons aux autorités de nous donner des informations à jour
sur le calendrier et les priorités des réformes annoncées. Nous
espérons que la décision de ne pas signer l’accord d’association
n’entamera pas la volonté politique des autorités de mettre en œuvre
les réformes promises.
70. Le Conseil de l'Europe mène un ambitieux programme de coopération
avec l’Ukraine. Ce programme, qui est très utile au pays pour respecter
ses obligations de membre et les engagements qu’il a pris lors de l’adhésion,
devrait, lorsque cela s’avère nécessaire et pertinent, être adapté
pour tenir compte des événements politiques récents.
71. Il faudrait faire cesser immédiatement les violences et les
violations des droits de l'homme et entamer des négociations ouvertes
et effectives pour parvenir à un accord sur une solution à cette
crise qui s'aggrave rapidement. Cette solution devrait être fondée
sur l'engagement, par chacune des parties, de renoncer à la violence,
sur l'annulation immédiate des «lois antimanifestations» – qui ont
provoqué l'escalade – et sur le lancement sans délai d'un dialogue
ouvert, sérieux et effectif entre les dirigeants au pouvoir et les
forces politiques et civiles unies dans le cadre des manifestations
de l’Euromaïdan, au sujet de l'orientation démocratique future et
de l'alignement géopolitique du pays.
72. Il importe que les circonstances ayant conduit à chaque décès
fassent l’objet d’investigations approfondies et transparentes et
que les responsables soient traduits en justice. Il est également
nécessaire que des enquêtes transparentes et impartiales soient
menées sur les incidents violents, y compris le recours excessif
et disproportionné à la force par la police le 30 novembre et les
1er et 11 décembre 2013, ainsi que sur
la flambée de violence qui s’est produite le 18 janvier 2014. La
création d’un groupe consultatif d’experts chargé de superviser
les enquêtes, qui a été proposée par le Secrétaire Général du Conseil
de l’Europe, pourrait constituer un excellent moyen de garantir
l’impartialité de ces enquêtes et l’acceptation de leurs résultats
par la population ukrainienne. La majorité au pouvoir ainsi que
l’opposition devraient revenir sur leur apparente réticence à s’associer
à cette initiative.
73. Vu l’escalade de la violence et les violations des normes
européennes en matière de démocratie et de droits de l'homme qui
sont commises, on ne peut pas continuer vis-à-vis de l’Ukraine comme
si de rien n’était. A cet égard, nous regrettons vivement que le
Parlement ukrainien – c’est-à-dire nos propres collègues – ait provoqué
l’aggravation violente de la crise en adoptant les lois «anti-Maïdan»,
qui sont à la fois antidémocratiques et répressives par nature.
Le Parlement devrait en assumer toute la responsabilité. Nous proposons
donc à l’Assemblée parlementaire de priver la délégation ukrainienne
de ses droits de vote en avril 2014, si les graves violations des
droits de l’homme se poursuivent, si les autorités décident de disperser de
force les manifestations de l’Euromaïdan, ou si la Verkhovna Rada
n’a pas abrogé d’ici là l’ensemble des lois antimanifestations.
En outre, l’Assemblée pourrait envisager la possibilité d’autres
mesures en cas d’aggravation de la crise politique.