1. Introduction
1. Le 30 janvier 2014, lors d’un débat selon la procédure
d’urgence, l’Assemblée a adopté la
Résolution 1974 (2014) sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Ukraine.
2. Dans cette Résolution, l’Assemblée a exprimé sa vive préoccupation
concernant la crise politique qui a éclaté à la suite de la décision
des autorités ukrainiennes de suspendre la procédure de signature
d’un accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne.
Elle a déploré et jugé préoccupants, en particulier, la brutalité
et le recours excessif et disproportionné à la force par la police
à l’encontre des protestataires lors des manifestations consécutives
à cette décision. Elle a considéré que les tentatives des autorités
de disperser de force ces manifestations, dites «de l’Euromaïdan»,
n’ont fait qu’aggraver la crise politique et galvaniser les manifestants.
Par conséquent, elle a demandé en des termes très clairs aux autorités
de s’abstenir de toute tentative de disperser de force ces manifestations
ou de toute autre action susceptible d’intensifier la crise. De la
même manière, elle a invité les manifestants à s’abstenir de tout
acte provoquant une réaction violente de la police.
3. Par ailleurs, l’Assemblée s’est montrée extrêmement préoccupée
par les allégations crédibles de violations des droits de l’homme
par la police et les forces de sécurité – ou des personnes sous
leur contrôle – contre des manifestants de l’Euromaïdan. Elle a
demandé aux autorités de faire cesser immédiatement ces violations
et de veiller à ce que toute allégation de violation des droits
de l’homme fasse l’objet d’une enquête sérieuse.
4. En considération des événements survenus depuis l’adoption
de la résolution, il importe de noter que l’Assemblée avait insisté
sur le fait que la décision des autorités de Kiev de ne pas signer
l’accord d’association avait aussi été lourdement influencée par
de fortes pressions de la part des autorités russes, et notamment
par des menaces de sanctions économiques et politiques, contraires
aux normes et obligations diplomatiques ainsi qu’aux engagements
pris lors de l’adhésion. Dans ce contexte, l’Assemblée avait expressément
rappelé à la Fédération de Russie ses obligations en tant qu’Etat
membre du Conseil de l’Europe.
5. Après l’adoption de la
Résolution 1974
(2014), nous nous sommes rendues à Kiev pour une visite d’information
du 17 au 21 février 2014. Cette visite a coïncidé avec les événements
dramatiques de Maïdan, où les violentes tentatives des autorités
de disperser les manifestations de l’Euromaïdan ont fait plus de 80 victimes

.
Du fait de notre présence sur place, y compris à Maïdan, nous avons
pu suivre directement le déroulement des événements sur le terrain.
Durant notre visite, nous avons pu maintenir des contacts approfondis
et fréquents avec toutes les parties au conflit – autorités, opposition,
société civile et manifestants –, ce qui nous a donné une bonne
vision de l’évolution de la situation. Nous tenons à remercier la
Verkhovna Rada ainsi que le chef du Bureau du Conseil de l’Europe
à Kiev et ses collaborateurs pour toute l’aide qu’ils ont apportée
à notre délégation, en particulier dans ces circonstances difficiles.
6. Malheureusement, les événements de la place Maïdan à Kiev
ont vite été supplantés par ceux qui ont eu lieu en Crimée à la
suite de l’intervention militaire russe qui a abouti à l’annexion
illégale de la Crimée par la Fédération de Russie.
7. En réaction aux événements de Kiev et compte tenu de la situation
en Crimée, la commission de suivi a décidé, à sa réunion à St Julian
(Malte) le 28 février 2014, de demander un débat selon la procédure d’urgence
sur «les développements récents en Ukraine, menaces pour le fonctionnement
des institutions démocratiques» à la partie de session d’avril de
l’Assemblée. Le 6 mars 2014, le Bureau de l’Assemblée a décidé de
recommander à l’Assemblée de tenir ce débat lors de la partie de
session d’avril et de renvoyer la question à la commission de suivi
pour rapport.
8. Afin d’étudier les conséquences de l’annexion de la Crimée
par la Russie, ainsi que l’évolution de la situation au plan politique
à la suite des événements de Maïdan, le Comité des Présidents et
les corapporteures de l’Assemblée pour l’Ukraine se sont rendus
en Ukraine du 21 au 25 mars 2014. Outre des réunions avec les autorités
à Kiev, la délégation a rencontré les autorités régionales ainsi
que des groupes de la société civile, parmi lesquels des organisations
ethniques, à Donetsk et Lviv.
2. Les événements
liés à l’Euromaïdan 
9. Après le rejet par la Verkhovna Rada, le 28 janvier
2014, des lois dites «anti‑manifestations», les négociations entre
les autorités et l’opposition unie au sein de l’Euromaïdan ont pris
un tour plus intensif. Ces négociations portaient sur la possibilité
de réintroduire (en partie) les amendements à la Constitution de
2004 qui avaient été invalidés par un arrêt de la Cour constitutionnelle
en 2010. Ces amendements visaient à assurer une meilleure répartition
des pouvoirs entre le parlement et le Président que celle prévue
dans la Constitution de 1996 alors en vigueur. En outre, ces dispositions
rendaient le gouvernement responsable devant le parlement, au lieu
du Président, ce qui ouvrait la possibilité de créer un gouvernement
d’unité nationale regroupant des membres de l’opposition et des
membres de la majorité au pouvoir. Selon certaines informations,
les autorités et l’opposition étaient parvenues à un accord de principe
sur la nécessité de modifications de la Constitution mais – toujours
d’après ces informations – pas sur les modalités précises de la
procédure requise pour les mettre en œuvre. La séance plénière de
la Verkhovna Rada du 18 février 2014 devait être consacrée à la
discussion de la réforme constitutionnelle sur la base des propositions
de l’opposition visant à réintroduire les amendements constitutionnels
de 2004.
10. Il n’est pas possible, dans le cadre de ce rapport, de décrire
et discuter en détail l’enchaînement exact des événements qui se
sont déroulés sur et autour de Maïdan pendant la période du 18 au
21 février. Nous nous limitons donc à en indiquer les moments essentiels,
en donnant une appréciation globale des développements intervenus
pendant cette semaine.
11. Une grande manifestation pacifique en direction de la Verkhovna
Rada était prévue et annoncée pour le 18 février 2014, jour où la
Rada devait commencer à débattre des propositions de l’opposition
pour modifier la Constitution. Cependant, le matin du 18 février,
le président de la Verkhovna Rada, Volodymy Rybak, a annoncé qu’il
refusait d’enregistrer les projets de lois d’amendement de la Constitution
préparés par l’opposition, en invoquant des motifs d’ordre technique.
A la suite de cette décision, la manifestation devant la Verkhovna
Rada a pris un tour violent. On ignore qui a été l’instigateur de
ces incidents et la question est devenue un point de discorde entre
les autorités d’alors et les manifestants, les autorités accusant
les manifestants d’être à l’origine des violences. Les manifestants,
de leur côté, accusent des titushky (agents provocateurs)
travaillant pour les autorités d’avoir déclenché les incidents.
12. Quelle que soit l’origine des violences, il est clair, pour
citer un diplomate que nous avons rencontré, que les autorités étaient
préparées à cette éventualité et rapidement les événements sont
entrés dans un processus d’escalade de la violence. Les forces de
police ont utilisé des armes à balles réelles et des snipers de
la police ont visé les manifestants depuis certaines positions avantageuses
sur les toits des immeubles avec des balles en caoutchouc et des
grenades neutralisantes. Les manifestants ont répondu avec des cocktails Molotov,
des engins explosifs de fabrication artisanale et des armes légères.
En outre, les manifestants ont pris d’assaut le siège du Parti des
régions et l’ont occupé pendant plusieurs heures. L’après‑midi du
18 février, lorsque les manifestants ont été refoulés sur Maïdan,
au moins cinq d’entre eux avaient perdu la vie.
13. A la fin de l’après‑midi, les autorités ont annoncé qu’elles
allaient lancer une opération «anti‑terroriste» sur Maïdan en donnant
aux manifestants jusqu’à 18 heures pour quitter la place. Pendant
la soirée, les autorités ont fermé Canal 5

,
une chaîne de télévision soutenant les manifestations, apparemment
sans aucune justification légale, afin d’empêcher la diffusion d’informations
sur les événements en cours à Maïdan à l’ensemble de la population
ukrainienne. En dépit de plusieurs appels urgents de personnalités
ukrainiennes et de la communauté internationale, y compris les rapporteures,
leur demandant instamment de ne pas chercher à reprendre le contrôle
de la place et d’éviter de nouvelles effusions de sang, à 20 heures,
les autorités ont lancé une attaque de grande envergure sur Maïdan
dans l’intention déclarée de dégager la place. Des affrontements
de plus en plus violents entre la police et les manifestants se
sont poursuivis pendant toute la nuit. Néanmoins, la police n’a
réussi à dégager qu’une partie de Maïdan. Au début du lendemain,
le 19 février, 26 personnes avaient perdu la vie, dont 10 policiers.
14. Une réunion d’urgence entre le président Ianoukovitch et les
dirigeants de l’opposition – M. Arseni Iatseniouk (Batkivshchyna, Union panukrainienne
«Patrie»), M. Vitali Klitschko (UDAR) et M. Oleh Tyahnybok (Svoboda) – a eu lieu pendant la
nuit du 18 au 19 février 2014. Bien que cette réunion n’ait pas
abouti à un accord concret sur les moyens de sortir de l’impasse,
elle a permis de réduire l’intensité des affrontements qui ont commencé
le matin du 19 février, situation qui s’est maintenue pour l’essentiel
pendant toute cette journée. Néanmoins, quatre personnes ont perdu
la vie pendant les affrontements du 19 février, dont deux auraient
été tuées par balles par des titushky.
15. L’après‑midi du 19 février, une trêve informelle a été déclarée
entre les manifestants et la police. Alors que les affrontements
directs étaient temporairement interrompus, la police a continué
toute la nuit à lancer des grenades neutralisantes et à utiliser
des canons à eau contre les campements de manifestants. De même que
pendant la nuit précédente, des protestataires venus de Kiev et
d’ailleurs ont continué à affluer pour rejoindre la foule réunie
sur Maïdan. Les estimations du nombre de manifestants sur Maïdan
le matin du 20 février varient mais la plupart semblent s’accorder
à reconnaître qu’au moins 30 000 personnes étaient présentes sur
la place à ce moment.
16. Le matin du 20 février, la police s’est soudain retirée de
la place. Les manifestants se sont avancés rapidement pour réinvestir
Maïdan et ont cherché à repousser la police vers les barricades
entourant Maïdan, qui constituaient auparavant la limite tacite
entre police et manifestants. Les affrontements qui ont suivi ont atteint
un niveau de brutalité bien supérieur aux jours précédents, la police
et les forces spéciales ouvrant le feu avec des armes automatiques
et des équipes de snipers des forces spéciales prenant individuellement pour
cibles des manifestants et des membres du personnel médical d’urgence.
A la fin de la journée, un nombre atterrant de personnes – plus
de 60 – avaient perdu la vie, la plupart tuées par les balles des
snipers. Au milieu de l’après‑midi, le niveau des affrontements
s’est atténué, alors qu’un nombre croissant de membres de la majorité
au pouvoir abandonnaient le Parti des régions et le gouvernement
et que les ministres des Affaires étrangères d’Allemagne, de France
et de Pologne arrivaient à Kiev.
17. L’après‑midi du 20 février, une rencontre a eu lieu entre
le président Ianoukovitch et les ministres des Affaires étrangères
d’Allemagne, de France et de Pologne représentant l’Union européenne,
afin de résoudre par la médiation la situation qui escaladait rapidement.
Cette réunion intervenait après la décision de l’Union européenne
d’interdire la délivrance de visas aux personnes responsables de
violences et de violations des droits de l’homme en Ukraine et de
geler leurs avoirs. Après une réunion avec les dirigeants de l’opposition, un
accord entre l’opposition et les autorités a été annoncé le 21 février.
18. Les développements politiques intervenus après les affrontements
sur Maïdan seront abordés plus loin. Cependant, un certain nombre
d’aspects concernant les événements de cette semaine doivent être
soulignés.
19. L’escalade croissante de la violence a été en grande partie
le résultat de l’approche brutale adoptée par les autorités et,
en particulier, de leur décision de disperser les manifestations
de l’Euromaïdan par la force, contrairement aux conseils de tous
leurs interlocuteurs nationaux et internationaux. Cela ne veut pas
dire, nous le soulignons, que les manifestants ne portent aucune
responsabilité dans certains des événements qui se sont produits
cette semaine. Cependant, pendant la semaine, les autorités ont
eu plusieurs fois la possibilité d’enrayer l’escalade de la crise
et de mettre un terme à la violence mais, à aucun moment, elles
n’ont mis à profit cette possibilité, malgré les avis contraires
reçus de différentes parties. Les autorités ont souvent pris, malheureusement,
des mesures qui ne pouvaient qu’aggraver encore la tension. L’impression
a ainsi clairement été donnée, comme nous l’ont affirmé plusieurs
de nos interlocuteurs, que l’administration présidentielle cherchait
délibérément à intensifier le mouvement de protestation jusqu’à
un point qui justifierait la déclaration de l’état d’urgence et
le déploiement de l’armée pour disperser les manifestations. Le
nombre croissant de véhicules militaires à Kiev à la fin de la semaine
semble confirmer ce point de vue.
20. L’escalade de la violence semble avoir été soutenue par le
Président et son entourage mais non par les membres du Parti des
régions. Comme indiqué dans notre rapport précédent

, le Parti des régions était divisé à
la fois sur les causes des manifestations de l’Euromaïdan et sur
l’attitude à adopter à leur égard, et de très fortes pressions ont
été exercées pour neutraliser les dissidents potentiels. Toutefois,
la brutalité et les violences croissantes pendant la semaine du
17 au 21 février, culminant avec le déploiement de snipers, semblent
avoir conduit à un point de rupture. Tôt le jeudi 20 février 2014,
les principaux intérêts financiers auraient retiré leur soutien
au Président, comme le montre le fait que nombre des chaînes de
télévision sous leur contrôle – qui avaient jusqu’alors évité de
couvrir les manifestations ou avaient diffusé principalement le point
de vue du gouvernement – ont commencé à couvrir les événements violents
sans interruption et, pour l’essentiel, de façon impartiale. La
démission d’un grand nombre de personnalités clés et de parlementaires du
Parti des régions a suivi. Le matin du vendredi 21 février, alors
que le Président Ianoukovitch discutait encore avec les ministres
des Affaires étrangères d’Allemagne, de France et de Pologne, il
était clair, y compris pour le Président Ianoukovitch lui‑même,
qu’il avait perdu le soutien de son parti et était activement désavoué par
ses membres. C’est là, à notre avis, la raison essentielle de son
soudain départ – ou de sa fuite – de Kiev le vendredi soir, bien
plus certainement que les déclarations de diverses factions de l’Euromaïdan
indiquant qu’elles n’accepteraient pas la partie de l’accord avec
l’Union européenne autorisant le Président Ianoukovitch à demeurer
au pouvoir, malgré les rumeurs contraires qui circulent à ce sujet.
21. De nombreuses théories ont été discutées dans les médias,
à l’instigation semble-t-il de certaines forces politiques, au sujet
des snipers présents à Maïdan. On a allégué qu’il s’agissait en
réalité de provocateurs appartenant au mouvement de protestation.
Toutefois, cela est contredit par certaines déclarations officielles reconnaissant
que l’ordre de tirer à balles réelles a été donné, ainsi que par
les très nombreuses images de médias réputés montrant des équipes
de snipers des forces spéciales tirant sur les manifestants. En
outre, nous avons nous‑mêmes été témoins de l’armement d’équipes
de snipers sur le site du bâtiment de l’administration présidentielle.
Nous pouvons donc affirmer catégoriquement et avec autorité qu’il
n’y a aucun doute sur le fait que des équipes de snipers ont été
déployées par et avec l’entière approbation des autorités. D’un
autre côté, il convient de reconnaître que l’escalade de la violence
a conduit à des appels incitant les protestataires à s’armer. Un
petit nombre de manifestants armés de fusils de chasse et d’armes
légères saisies sur des policiers ont en effet été observés à Maïdan,
y compris par les rapporteures.
22. Des allégations persistantes circulent sur l’implication de
la Russie dans les événements du 18 au 21 février à Maïdan, y compris
la participation de personnel russe aux opérations de la police
et des forces spéciales à Maïdan. Une enquête officielle sur le
rôle éventuel de la Russie dans ces événements a été lancée par
les autorités ukrainiennes. Sans vouloir nous prononcer sur le bien‑fondé
de ces allégations, nous notons qu’à aucun moment, la Russie n’a
usé de l’influence très grande dont elle disposait alors sur les
autorités pour favoriser une baisse des tensions et de la violence.
Au contraire, à de nombreuses reprises, des officiels russes de
haut niveau ont exhorté les autorités ukrainiennes à disperser les
manifestations par la force. La déclaration regrettable du Premier
ministre russe Medvedev, le 20 février 2014, selon laquelle les
autorités ukrainiennes ne devraient pas laisser les manifestants
les «traiter comme un paillasson» était à cet égard tout à fait
inappropriée et en tout cas irresponsable.
3. L’accord du 21
février
23. Une traduction du texte de l’accord du 21 février
2014 signé entre les autorités et l’opposition avec la médiation
de l’Union européenne figure à l’Annexe 1 de ce rapport.
24. Certaines forces politiques suggèrent que cet accord n’a jamais
été appliqué à cause du départ inattendu du Président Ianoukovitch
immédiatement après la signature de l’accord. Un examen attentif
montre, à notre avis, que cet accord a pour l’essentiel été mis
en œuvre, non pas dans sa lettre mais au moins dans son esprit.
25. Le Président Ianoukovitch a signé l’accord en tant que Président
agissant au nom de son gouvernement. Cependant, comme indiqué, au
moment de la signature de l’accord, il était clair pour lui qu’il
avait perdu le soutien et le contrôle de son parti et de son gouvernement.
C’est pourquoi il a décidé de s’enfuir de Kiev et plus tard du pays.
26. Malgré la fuite inattendue du président Ianoukovitch, l’opposition
et la majorité au pouvoir au sein du parlement ont décidé de réintroduire
les amendements de 2004 à la Constitution ukrainienne, convenu de
la tenue d’une élection présidentielle anticipée et formé un nouveau
gouvernement sur la base d’un consensus à l’intérieur de la Verkhovna
Rada

. Tous ces points faisaient partie
de l’accord. Le seul changement majeur a été la destitution du Président
Ianoukovitch. Conformément aux règles légales et constitutionnelles,
la mise en œuvre de l’accord du 21 février exigeait la signature
par le Président de divers textes de loi après adoption par la Verkhovna
Rada. Sa fuite, par conséquent, empêchait l’application de l’accord
et, dans la situation tendue qui existait à ce moment, mettait en
danger la stabilité du pays. C’est pourquoi la Verkhovna Rada a décidé
par quasi‑consensus (avec seulement deux voix contre) de destituer
le Président. En vertu des dispositions constitutionnelles, le nouveau
président de la Verkhovna Rada, Alexandre Tourtchynov

, est devenu président en
exercice du pays, avec tous les pouvoirs légaux nécessaires pour
mettre en œuvre l’accord et gouverner le pays conjointement avec
la Verkhovna Rada et le gouvernement nouvellement désigné.
27. L’accord prévoyait aussi la fin de l’occupation de Maïdan
par les manifestants et la levée des barricades afin de débloquer
les rues. Cette partie de l’accord n’a pas été appliquée. Après
le changement soudain de pouvoir, Maïdan est immédiatement devenue
un lieu de commémoration des victimes des affrontements sur la place
et un point de ralliement de la population pour exiger le respect
de la souveraineté du pays pendant l’invasion militaire et l’annexion
ultérieure de la Crimée par la Russie. La place est en outre devenue
un lieu d’attraction pour les touristes dans la capitale. Le maintien
de la présence sur Maïdan de campements de manifestants, qui sont
tout à fait pacifiques, est largement accepté par toutes les forces
politiques et ne peut être considéré comme un problème. Malheureusement,
jusqu’au 1er avril 2014, l’organisation Secteur droit (Pravyi Sektor) a continué à occuper
un petit nombre d’immeubles, occupation qui aurait cessé après que
la police eut entouré leur quartier général à l’Hôtel Dniepro en
exigeant le départ et le désarmement de ses membres.
28. L’accord du 21 février 2014 prévoyait le désarmement de tous
les groupes civils armés

.
Cette mesure n’a été que partiellement appliquée. Les nouvelles
autorités ont d’abord décidé de créer des patrouilles communes entre
la police et les groupes d’autodéfense, afin de rétablir la confiance
du public dans la police et les forces de sécurité. Cependant, d’après
les autorités, certains de ces groupes se sont engagés dans des activités
criminelles et des groupes criminels ont cherché à se présenter
comme groupes d’autodéfense. Une réunion a été organisée entre le
ministre de l’Intérieur et les forces d’autodéfense pour demander
à ces dernières de déposer leurs armes. Pratiquement tous les groupes
ont accepté de le faire à l’exception, malheureusement, de Secteur
droit. Toutes les patrouilles communes entre police et manifestants,
sauf à Maïdan même, ont été interrompues. Nous nous félicitons vivement
des déclarations publiques du ministre de l’Intérieur affirmant
qu’il n’y aura aucune impunité pour les actes criminels commis par
des membres des groupes d’autodéfense. La détermination des autorités
à cet égard s’est manifestée dans la décision d’émettre un mandat
d’arrêt à l’encontre du chef de Secteur droit, Oleksandr Muzychko,
qui a été tué par balles en résistant à son arrestation et en ouvrant
le feu sur les policiers chargés de l’appréhender. Le 1er avril
2014, après des coups de feu sur Maïdan impliquant un membre de
Secteur droit, la police a entouré le quartier général improvisé
de l’organisation à l’Hôtel Dniepro de Kiev et obligé ses membres
à déposer leurs armes et à quitter le bâtiment. Le même jour, la
Verkhovna Rada a pris la décision de désarmer immédiatement tous
les groupes illégalement armés en Ukraine. Outre Secteur droit,
cette décision vise aussi un certain nombre de groupes armés pro-russes
qui sont actifs dans le pays, principalement à l’est. Nous approuvons
la décision des autorités de désarmer tous ces groupes, dont l’existence
constitue un obstacle à la stabilité et à l’unité du pays.
29. Alors que le sujet n’était pas inscrit dans l’accord, le parlement
a décidé par consensus, le 22 février 2014, de libérer Mme Yulia
Timoshenko de prison.
4. Le mouvement de
l’Euromaïdan
30. La nature du mouvement de l’Euromaïdan a donné lieu
à de nombreuses spéculations. Selon certaines allégations, ce mouvement
de protestation était par essence extrémiste, fasciste et antisémite,
position, en particulier véhiculée par les médias russes, dans ce
qui paraît avoir reflété l’opinion officielle du gouvernement russe.
31. Nous avons décrit en détail l’origine et l’évolution du mouvement
de l’Euromaïdan dans notre précédent rapport

.
L’Euromaïdan a d’abord commencé comme une manifestation contre la
décision du Président Ianoukovitch d’annuler la signature de l’accord
d’association avec l’Union européenne. II s’est bientôt transformé
en un mouvement de protestation générale contre la corruption et
la mauvaise gestion attribuées au gouvernement et, à dire vrai,
en un mouvement de protestation contre la classe politique dans
son ensemble. Cette critique sous-jacente de l’establishment explique
au premier chef pourquoi les partis de l’opposition n’ont pu prétendre
au total contrôle du mouvement de l’Euromaïdan et ont dû négocier
leur position avec les autres organisations et mouvements de la
société civile qui composaient l’Euromaïdan.
32. Outre son caractère «anti-establishment politique», l’Euromaïdan
avait aussi un fond résolument nationaliste ou patriotique. Le soutien
considérable dont a bénéficié l’Euromaïdan s’explique par le fait
que l’annulation de l’accord d’association a été perçue comme résultant
d’une pression russe et, surtout, comme une violation de la souveraineté
de l’Ukraine – raison bien plus forte de protester que, en soi,
le soutien à une association plus étroite avec l’Union européenne.
Le nombre considérable de russophones de l’est qui ont rallié les
manifestations de Kiev, ainsi que l’hostilité exprimée par des manifestants
à l’égard d’une adhésion à l’Union européenne ou à l’Union eurasiatique,
démontrent aussi clairement le caractère nationaliste du mouvement.
33. L’Euromaïdan a réuni des individus et des groupes représentant
les opinions politiques les plus diverses. Il a impliqué des mouvements
civils issus de tous les côtés de l’échiquier politique, tant de
l’est que de l’ouest du pays. Parmi ces mouvements et partis se
trouvaient aussi des groupes radicaux, de gauche comme de droite.
Des groupes de l’aile droite radicale et d’ultranationalistes ont,
effectivement, pris part au mouvement de l’Euromaïdan, le plus visible
étant Secteur droit, extrêmement présent dans les groupes d’autodéfense
de Maïdan. Néanmoins, malgré leur triste réputation, ils ne composaient
qu’une petite frange du mouvement de l’Euromaïdan; il serait donc
inexact de qualifier celui-ci d’extrême droite ou d’ultranationaliste.
34. Les groupes de droite, certains venant de clubs de supporters
de football, formaient l’essentiel des groupes dits d’autodéfense
qui ont surgi face aux tentatives de briser la manifestation par
la force en décembre 2013. Mais, dès la mi-janvier, le mouvement
de protestation s’était tellement radicalisé que les groupes d’autodéfense
étaient issus de tous les bords politiques, même si les factions
de droite et d’obédience nationaliste continuaient de dominer aux
postes de direction.
35. Le Secteur droit (Pravyi Sektor),
collectif de groupes ultranationalistes constitué aux premiers jours
du mouvement, a joué un rôle important dans les événements de Maïdan.
Au départ, il a refusé de déposer les armes après le changement
de pouvoir, et certains de ses membres ont été impliqués dans des
affaires criminelles après les événements de Maïdan. L’un des leaders,
Oleksandr Muzychko, a été tué par les forces de police ukrainiennes
alors qu’il avait ouvert le feu pour tenter de leur échapper dans
une ville de l’Ukraine de l’ouest. Au lendemain de sa mort, Secteur
droit organisait une manifestation devant la Verkhovna Rada, demandant
la démission du ministre de l’Intérieur Arsen Avakov, ce que ce
dernier a refusé. Pour montrer que la majorité modérée des forces
de l’Euromaïdan tenait ses distances avec Secteur droit, le président
du Parlement et Président par intérim Turchynov a condamné, le 28 mars
2014, les actions «déstabilisantes» du groupe. En outre, comme indiqué
plus haut, le 1er avril 2014, le parlement a ordonné le désarmement
de tous les groupes illégalement armés en Ukraine, y compris Secteur
droit.
36. L’on a prétendu que le mouvement de l’Euromaïdan était essentiellement
antisémite par nature. L’antisémitisme est un sujet de préoccupation
dans presque toute la zone géographique de l’ex-Union soviétique,
pas seulement en Ukraine. Du reste, le Congrès juif ukrainien, de
même que le Grand Rabbin d’Ukraine, a prononcé à diverses reprises
des déclarations publiques affirmant que l’Euromaïdan n’était ni
plus ni moins antisémite que le reste de l’Ukraine, et que plusieurs
organisations juives avaient participé activement aux manifestations.
A noter que le caractère antisémite pourrait aussi être démenti
par ce simple fait: certains des leaders de l’Euromaïdan, y compris
semble-t-il l’actuel Premier ministre Arseni Iatseniouk, sont juifs
ou d’ascendance juive. Le caractère supposé antisémite de l’Euromaïdan
a été utilisé parmi les arguments de la Russie pour justifier ses
opérations militaires et l’annexion ultérieure des régions de la
Crimée et de Sébastopol. De ce point de vue, précisons que toutes
les organisations juives d’Ukraine, y compris en Crimée, ont manifesté
leur soutien à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de
l’Ukraine, et ont dénoncé l’annexion russe de la Crimée et de Sébastopol

.
37. Un autre groupe est souvent mentionné dans les allégations
d’extrémisme de l’Euromaïdan: Svoboda. Avec l’UDAR et le Batkivshchyna,
Svoboda est l’un des trois partis politiques parlementaires qui
ont pris part au mouvement de l’Euromaïdan. Parti de la droite nationaliste
(ou patriotique), Svoboda s’est vu associé à un certain nombre de
déclarations douteuses, y compris par son leader Oleh Tyahnybok.
Néanmoins, sous l’influence de ce dernier, le parti s’est officiellement
dissocié de ses origines extrémistes et compte aujourd’hui parmi
les principales forces politiques de l’Ukraine. Lors de récentes
réunions après les événements de Maïdan, des leaders de Svoboda
nous ont informés de la volonté du parti de davantage toucher l’est

de l’Ukraine et de devenir un parti
centriste, mais résolument nationaliste. Si le parti Svoboda appartient
à la droite nationaliste, le classer comme fasciste ou extrémiste
serait une exagération erronée et ne contribuerait pas à bien comprendre
l’environnement politique de l’Ukraine.
5. Légitimité et élections
38. Des questions ont été soulevées, principalement par
les autorités russes, concernant la procédure de destitution de
l’ancien Président Ianoukovitch. Ce questionnement semblerait viser
essentiellement à contester la légitimité des nouvelles autorités
de Kiev et la légalité de leurs décisions, afin de déstabiliser
les institutions démocratiques ukrainiennes. Pratiquement tous les
Etats membres du Conseil de l’Europe, ainsi que les Etats membres
du G7, ont reconnu la légitimité du nouveau Gouvernement ukrainien.
De nombreux interlocuteurs et experts juridiques ont fait remarquer
que la procédure de destitution et, en fait, toutes les décisions
visant à mettre en application l’accord du 21 février, ont fait
l’objet d’une majorité constitutionnelle des deux tiers et, presque
toutes, d’un consensus. Il semble donc que la décision de destitution
ait respecté l’esprit des dispositions constitutionnelles, sinon
la forme. Il n’y a pas à douter de la légitimité de la Verkhovna
Rada, élue en 2012 et dont la composition n’a pas changé à la suite
des événements de février 2014. Par conséquent, il ne peut y avoir
à douter de la légitimité des nouvelles autorités et de leurs décisions.
Du reste, la légitimité du gouvernement sera encore renforcée par
la prochaine élection présidentielle, prévue pour le 25 mai 2014.
39. Si la légitimité de l’actuel parlement ne fait aucun doute,
il n’empêche que l’Euromaïdan a largement été un mouvement anti-establishment
politique reflétant le manque de confiance du peuple dans la classe
politique du pays. Aussi la majorité au pouvoir ne peut-elle prétendre
représenter pleinement le mouvement de l’Euromaïdan. Cependant,
les députés qui ont démissionné du Parti des régions ont formé deux
nouveaux partis

, tandis
que ce qui restait du parti est en train de rétablir ses structures.
A la suite de cette dislocation, une partie de la population russophone
de l’est du pays, base électorale du Parti des régions, craint que
ses intérêts ne soient pas (ou pas suffisamment) représentés à la
Verkhovna Rada.
40. Dans l’actuel contexte politique et social, avec la très forte
menace extérieure qui pèse sur l’unité du pays, il est important
de veiller à ce que la Verkhovna Rada représente véritablement toute
la population ukrainienne. Aussi est-il primordial que l’élection
présidentielle soit suivie d’élections législatives, aussi rapidement
que le permettra la situation politique et pratique

.
6. Réforme constitutionnelle
et politique
41. La remise en vigueur des amendements de 2004 à la
Constitution ukrainienne est une partie essentielle de l’accord
du 21 février. Ces amendements prescrivent une répartition plus
équilibrée du pouvoir, ainsi que des garanties démocratiques plus
complètes dans les cas de tension ou de conflit entre le Président
et la Verkhovna Rada ou lorsque celle-ci est divisée. Au demeurant,
lorsque le Président peut compter sur le soutien de la majorité
constitutionnelle au Parlement, l’effet des dispositions constitutionnelles
reste, de facto, à peu près
le même.
42. Compte tenu de ce qui précède, que ces amendements soient
promulgués correctement ou non ne changera pas grand-chose par rapport
à la situation actuelle. Toutefois, il faut noter qu’à Kiev, en
février 2014, plusieurs experts constitutionnels nous ont appris
que la Constitution pouvait être remise en vigueur par une majorité
parlementaire des deux tiers en usant de l’argumentation même qui
a permis à la Cour, en 2010, d’annuler la promulgation des amendements
de 2004. Par conséquent, soit la remise en vigueur est légale, soit,
si elle ne l’est pas, le retrait de ces amendements en 2010 serait
illégal. Conclusion: les amendements de 2004 seraient valables dans
tous les cas de figure

.
43. A noter que, lorsqu’ils étaient en vigueur, les amendements
de 2004 à la Constitution ont été critiqués tant par la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
que par l’Assemblée

. En 2004, ces amendements venaient
ajouter de nouvelles failles à une Constitution (celle de 1996)
déjà défectueuse. La division du pouvoir entre le parlement, le
Président et le gouvernement, telle que définie par la Constitution
de 2004, manque de clarté et a été source de tension et de conflit
durant l’administration Ioutchenko. Sous ces amendements, la présidence
demeure encore une fonction puissante et les conflits entre les
différentes branches de pouvoir peuvent facilement paralyser l’exécutif,
ce qui s’est nettement vérifié entre 2004 et 2010. De plus, la Constitution
de 2004 codifie le principe de mandat impératif et a cimenté la
fonction de contrôle de type
procuratura du
Procureur général. Les failles ainsi réintroduites entraveront la
mise en application des réformes entreprises et adoptées en étroite
coopération avec le Conseil de l’Europe. En toute probabilité, le
Code de procédure pénale récemment adopté et le projet de loi relatif
au Procureur général sont selon toute vraisemblance inconstitutionnels
aux termes de la Constitution de 2004.
44. Il est donc de la plus haute importance d’engager de nouvelles
réformes constitutionnelles et d’adopter des amendements à la Constitution
qui l’aligneront parfaitement sur les normes du Conseil de l’Europe

.
Pour l’heure, cette démarche doit être la principale priorité de
la Verkhovna Rada, en particulier du fait de son actuelle unité
interne. Jusqu’à présent, la plupart des réformes juridiques s’appuyaient
sur une base défectueuse puisque la Constitution les entravait.
Il faut donc entamer une réforme constitutionnelle sans attendre,
avant que des groupes et/ou certains parlementaires ne soient tentés
de retomber dans la vieille habitude de placer l’intérêt personnel
avant le bien commun, comme ce fut malheureusement souvent le cas durant
la dernière décennie. C’est pourquoi nous saluons les assurances
du Président de la Verkhovna Rada quant à l’adoption des amendements
constitutionnels en première lecture avant l’élection présidentielle
du 25 mai 2014, et en lecture finale – conformément aux dispositions
constitutionnelles – lors de la prochaine séance de la Verkhovna
Rada, en septembre.
45. Etant donné le peu de temps disponible pour rédiger les amendements
constitutionnels, nous invitons instamment la Verkhovna Rada à faire
bon usage des travaux déjà réalisés en ce qui concerne la réforme constitutionnelle
et, notamment, des avis de la Commission de Venise sur les différents
projets et concepts développés ces quelques dernières années en
vue d’amendements à la Constitution ukrainienne.
46. Autre question prioritaire: la réforme électorale. Pour garantir
que la Verkhovna Rada est pleinement représentative de la société
ukrainienne, il sera important d’organiser des élections législatives
sans tarder et de les baser sur un nouveau Code électoral unifié.
Il est souhaitable que ce Code introduise le système régional d’élection
à la proportionnelle, ainsi que le préconisent depuis un certain
temps l’Assemblée et la Commission de Venise, de crainte de voir
se reproduire les problèmes systémiques qui ont empoisonné la division
des pouvoirs et le fonctionnement de la Verkhovna Rada. L’adoption
de ce nouveau Code électoral est bien moins difficile qu’il n’y
paraît. En 2010, un nouveau Code électoral unifié a été rédigé par
le groupe de travail Klioutchkovsky de la Verkhovna Rada. Tous les
partis ont participé à la rédaction, menée en étroite coopération
avec la Commission de Venise. Malheureusement, ce projet s’est vu
retiré de l’ordre du jour par le Parti des régions après la décision
de la Cour constitutionnelle de 2010 de rétablir la Constitution
de 1996. Reste qu’il pourrait être adopté très rapidement et compter
sur le soutien de la majorité, sinon la totalité, des forces politiques
du pays.
47. La réforme constitutionnelle et la réforme électorale doivent
bénéficier d’une priorité absolue car c’est sur elles que sont basées
la plupart des autres réformes nécessaires au pays. Cette priorité
est d’ailleurs reconnue tant par les autorités ukrainiennes que
par d’autres partenaires internationaux. D’autres réformes sont
importantes et leur préparation doit se poursuivre, mais elles ne
doivent en aucune façon détourner de l’objectif numéro un: la rapide
mise en œuvre de la réforme constitutionnelle et électorale.
48. Deux autres réformes clés sont à engager sans tarder une fois
la réforme constitutionnelle et électorale finalisée: la réforme
judiciaire et la décentralisation du gouvernement, et le renforcement
des pouvoirs locaux et régionaux.
49. Le manque d’indépendance du système judiciaire et ses insuffisances
structurelles sont, depuis longtemps, des préoccupations de l’Assemblée
et ont été examinées en détail dans de précédents rapports

. Il convient d’engager une réforme
judiciaire sans délais inutiles; à cet effet, nos recommandations
mentionnées dans des rapports antérieurs et les résolutions adoptées
par l’Assemblée restent encore d’actualité. Toutefois, rappelons
que la réforme du système judiciaire ne peut réussir qu’à condition
d’être précédée d’une réforme constitutionnelle.
50. Les événements survenus au lendemain de Maïdan ont accentué
dans le pays la fracture est-ouest et provoqué, des deux côtés,
un malaise parmi la population. Comme nous l’analysons plus loin,
malgré les différences historiques et culturelles manifestes entre
l’est et l’ouest de l’Ukraine, cette fracture procède essentiellement
d’une construction politique. Par conséquent, le meilleur moyen
de la neutraliser est de renforcer les pouvoirs locaux et régionaux,
ainsi que de décentraliser le gouvernement. Une stratégie et une politique
de décentralisation, voilà donc ce qui est à élaborer en priorité.
Néanmoins, étant donné la sensibilité de la question et son incidence
potentielle sur les relations intercommunautaires, il est important
que cette stratégie de décentralisation soit adoptée par un parlement
perçu comme pleinement représentatif de la société ukrainienne.
Aussi recommandons-nous de ne l’adopter qu’après les prochaines
élections législatives.
51. Rappelons que la décentralisation n’est pas synonyme de fédéralisation
de l’Ukraine, laquelle nuirait gravement à l’unité du pays et n’est
appuyée que par la Russie, manifestement mue par des motifs inavoués.
52. La réforme constitutionnelle et la réforme électorale sont
toutes deux des secteurs où l’Assemblée parlementaire jouit d’une
expérience et d’une expertise considérables et, par conséquent,
serait tout à fait en mesure d’apporter une aide concrète.
7. Relations intercommunautaires
et protection des minorités
53. La crise politique en Ukraine qui s’est déclenchée
en novembre 2013 a remis la fracture est-ouest du pays au premier
plan. Certes, le soutien en faveur du Président Ianoukovitch était
plus prononcé à l’est et celui en faveur du mouvement de Maïdan
plus marqué à l’ouest, mais il faut souligner que les manifestations
de l’Euromaïdan ont bénéficié d’une forte participation et d’un
large soutien de l’Ukraine de l’est et de l’ouest.
54. Si la récente crise politique a exacerbé la fracture est-ouest,
il est à noter que cette division n’était guère une préoccupation
politique ces dernières années et que, dans la réalité, son ampleur
semble moindre que ce qu’en disent souvent les médias. Reste que,
à l’évidence, des tensions et une défiance affleurent – en particulier
après les récents événements – qui, si elles sont détournées ou
exacerbées, ne demandent qu’à se déclarer.
55. Une étude détaillée sur les origines historiques et l’évolution
de la fracture est-ouest dépasse le cadre du présent rapport. Certes,
il existe bel et bien entre les deux côtés des différences historiques
et culturelles distinctes, mais la fracture reste essentiellement
ethnolinguistique et, dans une large mesure, d’origine politique.
56. Il est important de faire une distinction entre, d’une part,
le nombre d’Ukrainiens de souche et de Russes de souche et, d’autre
part, la répartition de l’usage de la langue russe et ukrainienne
dans le pays. Selon le recensement de 2001, les Ukrainiens de souche
composaient quelque 78 % de la population, contre environ 17 % pour
les Russes de souche. Le pourcentage de Russes de souche résidant
à l’ouest et au centre du pays se situe entre 1,2 % et 9 %, alors
qu’à l’est et au sud, ils représentent entre 14 % et 40 % de la
population. La Crimée est la seule région d’Ukraine où les Russes
de souche sont majoritaires (58 %).
57. Toujours selon ce recensement, le russe est la langue maternelle
de quelque 30 % de la population, et l’ukrainien d’environ 67 %.
Là encore, l’usage de l’ukrainien domine largement à l’ouest et
au centre où, pour 81 % à 97 % de la population, l’ukrainien est
la langue maternelle – le russe ne l’étant que pour 1 % à 10 %. A
l’est et au sud, l’ukrainien est la langue maternelle pour 24 à
70 % de la population – contre 25 à 75 % pour le russe. Là encore
l’exception est la Crimée, où le russe est la langue maternelle
de 77 % de la population (90 % à Sébastopol).
58. A noter que l’usage du russe en Ukraine est supérieur au pourcentage
des personnes qui le parlent en tant que langue maternelle. Plusieurs
sondages ont montré qu’entre 40 % et 50 % de la population considèrent le
russe comme leur langue de communication principale. Ce taux est
beaucoup plus élevé en milieu urbain, y compris au centre du pays,
où le russe sert de langue de communication à la majorité de la
population. L’exception est l’ouest du pays, où l’ukrainien est,
de loin, la langue employée par la majorité de la population, y
compris dans les centres urbains.
59. Ces différences ethnolinguistiques entre l’est et l’ouest
comportent aussi une nette composante politique: à l’est, les partis
jugés en faveur d’un rapprochement avec la Russie sont plus populaires,
tandis qu’à l’ouest, ce sont les partis en faveur de relations plus
étroites avec l’Europe occidentale qui l’emportent. Le Parti des
régions, traditionnellement considéré comme représentant les intérêts
de la partie russophone de la population, trouve son plus fort soutien
à l’est du pays, alors que les partis de tous temps considérés les
plus favorables aux intérêts des Ukrainiens de souche et de la population
ukrainophone (Svoboda et Batkivshchyna, par exemple) puisent leur
force électorale dans la partie occidentale de l’Ukraine. Il est cependant
important de ne pas surestimer ces différences politiques. Aux élections
législatives de 2012, le Parti des régions a emporté le scrutin
proportionnel dans les oblasts de l’est et du sud avec entre 40 %
et 60 % des voix, mais le parti Batkivshchyna/Opposition unie a
tout de même gagné entre 10 % et 20 % des voix dans ces régions,
à l’exception de l’oblast de Donetsk, où il n’a réalisé qu’un score
de 6 %. De même, Batkivshchyna/Opposition unie a mené le scrutin
proportionnel dans les oblasts de l’ouest et du centre, avec de
30 % à 40 % des voix, mais le Parti des régions a cependant remporté
entre 4 % et 20 % des voix dans ces oblasts, et s’est même trouvé
en tête de liste dans l’oblast de Zakarpatska, avec 30 % des voix.
Svoboda, considéré comme un parti nationaliste ou patriotique ukrainien,
ne l’a emporté que dans l’oblast de Lviv, avec 38 % des voix. En
moyenne, il bénéficiait d’un soutien de 17 % dans les oblasts de
l’ouest mais a tout de même gagné entre 4 % et 10 % dans les oblast
du centre, du sud et de l’est, à l’exception des oblasts de Donetsk
et de Luhansk, ainsi que de la Crimée, où il n’a recueilli qu’environ
2 % des voix.
60. N’oublions pas qu’il n’existe pratiquement aucun parti politique
radical pro-russe qui soit en faveur de l’intégration à la Russie.
Aux élections législatives de 2012, le seul parti pro-intégrationniste
était le Bloc russe, qui a réalisé un maigre score (0,31 %), tandis
qu’aux élections criméennes de 2010, le parti pro-intégration de Sergeï
Axionov, Unité russe, n’a remporté que 4,2 % des voix. Ajoutons
que, durant la visite à Donetsk le 23 mars 2014, malgré la situation
politique tendue et un temps resplendissant, seules quelque 1 500 personnes
ont participé à une manifestation dûment annoncée en faveur de l’intégration
de la région du Donbass à la Russie. Cela souligne le très faible
niveau de soutien dont bénéficient les idées et les mouvements sécessionnistes
ou intégrationnistes en Ukraine.
61. Ainsi l’effondrement du Parti des régions est-il très inquiétant.
Comme nous l’avons dit, ce parti avait le plus fort de sa base électorale
à l’est du pays. Au lendemain des événements de Maïdan du 18 au
20 février 2014, 89 députés ont démissionné du Parti des régions.
Ils ont ensuite formé deux nouveaux partis, le Parti du développement
économique et le parti Ukraine souveraine européenne, qui sont encore
dépourvus de structures bien établies. Ce qui reste du Parti des
régions est aujourd’hui en cours de réorganisation. De ce fait,
ainsi que nous l’avons noté lors de notre visite à Donetsk, beaucoup
de gens à l’est craignent que leurs intérêts ne soient pas, ou mal,
représentés à la Verkhovna Rada et au niveau du gouvernement central
de Kiev. Pour l’unité du pays, il est donc crucial de rapidement
restaurer cette représentation et de tenir des élections législatives
dès que possible, tout en laissant suffisamment de temps avant les
élections pour que les différents partis politiques, notamment le
Parti des régions et ses «dissidents», rétablissent leurs structures partout
dans le pays. En attendant, il convient de mettre en place des canaux
alternatifs de communication et de consultation entre les autorités
centrales et les régions de l’est et de l’ouest du pays.
62. Etant donné les actuelles tensions, il est important que tous
les partis s’abstiennent de toute action et/ou déclaration susceptible
d’exacerber la fracture est-ouest. Apparemment, une multitude d’initiatives législatives
auraient été proposées à la Verkhovna Rada, dont beaucoup semblent
avant tout destinées à satisfaire les attentes de tel ou tel groupe
ayant participé aux manifestations. Nous invitons instamment la Rada
à n’adopter aucune initiative qui soit sujette à controverse ou
à division, et qui puisse compromettre l’unité du pays. Même si
la plupart de ces initiatives ont peu de chance d’être mises en
œuvre, il en est une qui, bien que jamais exécutée, a gravement
perturbé l’unité nationale du pays.
63. En effet, le 25 février 2014, la Verkhovna Rada a adopté une
loi visant à abroger la loi sur la langue d’Etat (couramment appelée
«loi sur les langues»). Dans sa première version, la loi sur les
langues entendait faire du russe la seconde langue nationale de
l’Ukraine, sur le même plan que l’ukrainien. Cette clause s’est vue
par la suite supprimée et exclue de la loi sur les langues adoptée
par la Verkhovna Rada, mais de ce fait, cette législation est devenue
à la fois connue et contestée parmi le public ukrainien. L’adoption
de la loi destinée à abroger la loi sur les langues était donc hautement
symbolique

et
perçue comme une attaque contre la minorité russophone dont les
droits vont être amoindris.
64. A noter, cependant, que la loi destinée à abroger la loi sur
les langues n’a jamais été signée ni promulguée par le Président,
si bien qu’en fait, cette loi et toutes ses dispositions sont toujours
demeurées en vigueur. Sans compter que, l’abrogation eût-elle été
appliquée que ses effets auraient été limités, tout particulièrement
en Crimée. En effet, la protection des minorités et l’utilisation
de leurs langues sont garanties et régies par la Constitution, par
la loi sur les minorités, ainsi que par la loi relative à la ratification
de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (STE
n° 148). Or, la loi sur les langues ne modifie en rien cet état
de fait. La loi sur les langues est un règlement d’application qui
a abaissé à 10 % le seuil relatif à l’utilisation des langues minoritaires
dans les affaires publiques et dans l’éducation. Le russe étant
parlé par plus de 50 % des habitants de Crimée, leurs droits n’ont
pas été fondamentalement touchés par l’adoption de la loi sur les
langues, pas plus qu’ils ne le seraient par son retrait. En tout
état de cause, l’adoption de la loi visant à abroger la loi sur
les langues a fait mauvaise impression, notamment à l’est du pays;
la Verkhovna Rada a commis là une grave erreur.
65. La minorité ethnique russe est bien intégrée à la société
ukrainienne, et la cohabitation des deux groupes linguistiques,
russophone et ukrainophone ne pose quasiment pas de problème, malgré
quelques tensions de temps à autre. La Russie ayant émis des allégations
de discrimination à l’égard de Russes de souche, le Comité des ministres
du Conseil de l’Europe a décidé de demander au Comité consultatif
de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales
d’effectuer une visite ad hoc en Ukraine. Cette visite s’est déroulée
du 21 au 26 mars 2014. Malheureusement, en raison de l’annexion
de la Crimée par la Fédération de Russie, le groupe consultatif
n’a pas pu se rendre dans la péninsule. Le rapport du Comité consultatif
est joint au présent rapport, à l’Annexe 2.
66. Dans son rapport, le Comité consultatif a conclu qu’aucune
menace immédiate ne pesait sur les droits des minorités en Ukraine,
à l’exception de la Crimée, pour laquelle le Comité a exprimé de
fortes craintes quant à la sécurité et aux droits des minorités
ukrainienne et tatare. Le Comité consultatif s’est également déclaré préoccupé
par les conséquences négatives que peuvent avoir sur les relations
interethniques les informations publiées par certains médias, au
plan national ou international, et notamment les comptes rendus
souvent sans fondement sur des violations des droits des minorités.
67. Durant notre visite à Donetsk, plusieurs interlocuteurs ont
également indiqué l’importance des facteurs socio-économiques pour
l’unité du pays, ainsi que la nécessité d’assurer le développement
économique dans la partie orientale. L’aggravation des conditions
socio-économiques pourrait faire de la Russie une solution attirante
pour certaines parties de la population vivant dans les régions
frontalières russo-ukrainiennes, surtout compte tenu des ressources
économiques considérables investies par les autorités russes dans
les régions russes limitrophes.
8. Violations des
droits de l’homme et enquêtes
68. Toutes les violations des droits de l’homme commises
dans le cadre des manifestations de l’Euromaïdan doivent faire l’objet
d’enquêtes et les auteurs doivent être poursuivis en justice. Il
ne saurait y avoir, en particulier, d’impunité pour les violations
des droits humains perpétrées par les forces de police et de sécurité, car
celles-ci détiennent un mandat légal pour user de la force et, à
ce titre, elles doivent être tenues à des obligations plus strictes
dans l’exercice de leur fonction que des citoyens ordinaires.
69. Pour autant, il est impératif de mener ces enquêtes en toute
impartialité et sans nulle motivation politique ni soif de vengeance.
Le comité consultatif proposé par le Conseil de l’Europe pourrait
jouer un rôle clé pour garantir non seulement que toutes les violations
donnent lieu à des enquêtes sérieuses de la part des autorités, mais
aussi que ces enquêtes se déroulent dans le respect des normes et
des obligations européennes consacrées par l’article 6 de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE n° 5). Nous nous félicitons que
les autorités et l’opposition aient à présent désigné leurs représentants
au sein de ce comité, lui permettant d’entamer ses travaux dans
un très proche avenir.
70. La Cour européenne des droits de l’homme a commencé d’examiner
les plaintes qu’elle a reçues eu égard aux manifestations alors
en cours. Le 3 février 2014, la Cour a communiqué la requête Sirenko c. Ukraine (Requête n° 9078/14)
aux autorités ukrainiennes et leur a demandé de soumettre leurs observations.
L’affaire concerne les griefs d’un participant aux manifestations
qui se plaint d’avoir été battu par la police et d’avoir fait l’objet
d’une détention irrégulière.
71. Après la visite commune avec le Comité des Présidents, nous
avons rencontré le Procureur général et ses adjoints. Il nous a
informé que tous les décès (policiers et manifestants) donneraient
lieu à enquête en tant qu’homicides, quelle qu’en puisse être la
responsabilité. Les enquêtes sont complexes car elles ne concernent pas
seulement des manifestants et des agents des forces de l’ordre,
mais aussi des titushky.
72. Le 3 avril 2014, le ministre de l’Intérieur, Arsen Avakov,
a annoncé que les enquêtes avaient permis d’identifier les snipers
des forces spéciales de police qui, le 20 février 2014, avaient
ouvert le feu sur les manifestants de l’Euromaïdan. Ce même jour,
le chef du Service secret ukrainien a annoncé que les autorités détenaient
la preuve que les agents du Service fédéral russe de sûreté avaient
contribué à planifier les opérations contre les manifestants de
la place Maïdan.
9. L’annexion illégale
de la Crimée par la Fédération de Russie
73. Les événements en Crimée, qui ont abouti à l’annexion
illégale de cette région par la Fédération de Russie, ont occupé
le devant de la scène et relégué au second plan les développements
politiques en Ukraine. Il convient toutefois de noter que la fracture
est-ouest, bien qu’accentuée par la crise politique qui a éclaté après
novembre 2013, n’était guère une préoccupation politique ces dernières
années et que l’importance de ce clivage était moindre que ce que
les médias ont pu parfois rapporter de façon erronée.
74. La Crimée bénéficie d’un statut spécial en Ukraine: c’est
une République autonome; la ville de Sébastopol, quant à elle, dispose
d’un statut particulier en droit ukrainien. La Crimée (République
autonome de Crimée et ville de Sébastopol) est la seule région d’Ukraine
où la population est majoritairement composée de Russes de souche
(58 % de la population). Sa population totale avoisine les 1,9 millions
d’habitants. Les Ukrainiens de souche représentent 24 % de la population
et les Tatars de Crimée, qui ont été expulsés à l’origine par Staline,
12 %. La Crimée, historiquement russe, a été transférée à l’Ukraine
en 1954 – par Khrouchtchev, bien que ce fait soit contesté

.
En échange de la Crimée, la Russie a obtenu Taganrog et d’autres
territoires.
75. Nous nous étions rendues en Crimée (à Simferopol et Sébastopol)
en septembre 2011. Presque tous nos interlocuteurs – y compris le
président de la Verkhovna Rada de Crimée et le Vice-Premier ministre
– étaient résolument pro-russes, mais l’indépendance ou l’intégration
à la Russie n’étaient nullement à l’ordre du jour dans les milieux
politiques et ne recevaient l’appui que de quelques petits groupes
radicaux pro-russes. La position des autorités de la Crimée à l’époque
était qu’il était plus avantageux d’être «spécial» en Ukraine que
«normal» en Russie.
76. Au lendemain du changement de pouvoir à Kiev, plusieurs membres
de premier plan de la Douma d’Etat et du Conseil de la Fédération
de Russie – parmi lesquels des membres de notre Assemblée – se sont
rendus en Crimée et y ont fait des déclarations, ainsi qu’à Moscou,
exprimant le soutien sans équivoque des autorités russes à toute
tentative de la Crimée de modifier sa relation avec le reste de
l’Ukraine ou toute demande de rattachement à la Fédération de Russie.
Ces faits, ainsi que de nombreuses autres considérations, notamment le
peu de soutien en faveur de la sécession exprimé lors de la visite
des corapporteures en septembre 2011, donnent du crédit aux allégations
de plusieurs interlocuteurs selon lesquelles le mouvement vers la
sécession et l’intégration à la Fédération de Russie aurait été
en grande partie orchestré et encouragé par les autorités russes.
77. Le 26 février 2014, les Tatars de Crimée ont organisé une
grande manifestation pro-ukrainienne qui s’est heurtée à une contre-manifestation
pro-russe. Les causes de la violence sont contestées par les deux parties.
78. Le 28 février 2014, les troupes militaires russes ont pris
le contrôle de points stratégiques dans toute la Crimée, occupant
notamment les bâtiments du gouvernement régional, le Parlement de
Crimée ainsi que des plaques tournantes comme l’aéroport, et bloquant
les bases militaires ukrainiennes. Les soldats en question ne portaient
pas d’insignes militaires – ce qui est contraire au droit international
– mais le matériel militaire et les armes utilisés – inaccessibles
aux civils – ainsi que la discipline et l’expérience militaire évidente
dont ils ont fait montre, apportent la preuve indéniable qu’il s’agissait
de forces militaires russes. Cela a été confirmé par plusieurs entretiens
dans la presse, ainsi que par des déclarations ultérieures de personnalités
politiques russes de premier plan.
79. A ce propos, il convient de noter que la présence de troupes
russes en Crimée est régie par un accord entre la Russie et l’Ukraine,
accord qui autorise la Russie à stationner jusqu’à 25 000 militaires
en Crimée. Toutefois, leurs déplacements sont strictement délimités
et définis. Ils doivent rester dans leurs bases de déploiement et
ne peuvent les quitter qu’avec l’accord exprès des autorités ukrainiennes,
qu’ils n’avaient (et n’ont toujours) pas.
80. Bien qu’occupé par des forces militaires présumées russes,
le Parlement de Crimée s’est réuni en séance extraordinaire à huis
clos et a limogé le gouvernement. Il a élu Sergueï Axionov nouveau
Premier ministre de la Crimée. Les débats et le vote, qui ont eu
lieu à huis clos, ont été mis en doute et accueillis avec circonspection
par beaucoup de gens. M. Axionov est le chef du parti radical pro-russe,
Unité russe. Aux élections régionales de 2010 à la Verkhovna Rada
de Crimée, son parti n’a remporté que 4% des suffrages.
81. Le 1er mars 2014, le Conseil de la Fédération du Parlement
russe a autorisé le président Poutine à recourir à la force militaire
en Crimée, une initiative qui a été condamnée par la communauté
internationale. Dans l’intervalle, les forces russes ont tenté d’inciter
des bataillons militaires ukrainiens à déclarer forfait et à changer
de camp. Ces tentatives ont en grande partie échoué. Le 6 mars 2014,
le Parlement de Crimée a décidé d’organiser le 16 mars un référendum
sur le rattachement de la Crimée à la Russie. Le Procureur ukrainien
a accusé les dirigeants de Crimée de sécession illégale et haute
trahison.
82. La Commission de Venise a conclu dans un avis que le référendum
organisé en Crimée était illégal au regard de la Constitution ukrainienne
(et de la Constitution de Crimée)

.
Sa tenue et son résultat sont donc illégaux et n’ont aucun fondement
juridique. Par ailleurs, les chiffres annoncés sont très douteux.
Il y aurait eu 82 % de participation et 96 % de «oui» au rattachement
à la Fédération de Russie. Or, les Russes ne représentent que 54 %
de la population; il y a près de 12 % de Tatars de Crimée et 24 %
de personnes d’origine ukrainienne – des groupes qui avaient annoncé
qu’ils boycotteraient le référendum, comme certains groupes russes.
La combinaison entre un taux de participation de 82 % et un vote
à 96 % en faveur de l’annexion est donc peu plausible

.
83. Le 28 février 2014, un projet de loi constitutionnelle fédérale
«portant modification de la loi constitutionnelle fédérale sur la
procédure d’admission à la Fédération de Russie et la création d’un
nouveau sujet de la Fédération de Russie» a été présenté à la Douma
d’Etat russe. Cette loi prévoyait d’accorder le statut de sujets
de la Fédération de Russie aux régions demandant par référendum
leur rattachement à la Fédération, sans l’accord de l’Etat dont
elles faisaient antérieurement partie. L’explication accompagnant
cette loi faisait clairement référence aux événements en Crimée.
D’après le projet d’avis de la Commission de Venise

sur
cette loi, demandé par le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe,
le texte «n’est pas compatible avec le droit international. Il enfreint
en particulier les principes de l’intégrité territoriale, de la souveraineté
nationale, de la non-intervention dans les affaires intérieures
d’un autre Etat et du pacta sunt servanda».
Cette
loi a été retirée de l’ordre du jour de la Douma d’Etat, une autre
voie juridique ayant été retenue, à savoir une déclaration d’indépendance
de la Crimée, suivie d’une demande d’intégration à la Fédération
de Russie.
84. Le 17 mars 2014, le Parlement de Crimée a déclaré la sécession
de la Crimée d’avec l’Ukraine, faisant de la Crimée une nouvelle
nation indépendante. Par la même occasion et en cette qualité, la
Crimée a demandé son rattachement à la Fédération de Russie, contournant
ainsi la disposition constitutionnelle russe exigeant pour cela
l’accord de l’Etat dont elle faisait antérieurement partie.
85. Le même jour, le président Poutine a informé le Parlement
russe de cette demande et convoqué une séance pour le 18 mars, à
laquelle a été signé le traité de rattachement de la Crimée et de
Sébastopol à la Fédération de Russie en tant que nouvelles entités.
Le 19 mars, ce traité a été accepté par la Cour constitutionnelle
russe. Il a été ratifié par la Douma d’Etat le 20 mars et par le
Conseil de la Fédération de Russie le 21 mars: l’annexion illégale
de la Crimée par la Fédération de Russie est alors devenue un état
de fait. A la suite de cette annexion, les troupes russes ont occupé
les bases militaires de l’Ukraine situées en Crimée et confisqué
ses navires et aéronefs. Les autorités ukrainiennes estiment la
valeur des moyens militaires confisqués par la Fédération de Russie
à plus de US$ 20 milliards.
86. L’on craint que l’intervention russe en Ukraine ne s’arrête
pas à la Crimée. Dans plusieurs déclarations, le président Poutine
a annoncé que la Russie protégerait l’intérêt de la minorité russe
en d’autres lieux également sur le territoire de l’Ukraine. La région
du Donbass – qui concentre l’essentiel de l’industrie de l’armement
en Ukraine – et celle d’Odessa sont exposées à un risque potentiel
d’intervention militaire et d’occupation russes. L’occupation de
la région d’Odessa placerait totalement sous contrôle russe l’accès
de l’Ukraine à la mer Noire et offrirait à la Russie un couloir
terrestre direct vers la Transnistrie, qui est de fait sous contrôle
russe. A ce propos, il convient de noter que le 17 février 2014,
les autorités de fait de Tiraspol ont annoncé qu’elles présenteraient
bientôt une demande officielle de rattachement à la Fédération de
Russie en tant que nouvelle entité.
87. Le 24 mars, le Général Breedlove, commandant suprême des forces
alliées en Europe, a annoncé que la Russie avait positionné près
de 30 000 soldats aux frontières avec l’Ukraine, avec des unités
logistiques et de soutien, et qu’elle disposait ainsi d’une capacité
militaire suffisante pour envahir l’Est de l’Ukraine et créer un
pont terrestre avec la Transnistrie. Les autorités russes ont assuré
que ces groupes participaient à des exercices militaires. Ces affirmations
ont été contestées par les responsables de l’Otan et d’autres spécialistes militaires
qui ont fait remarquer que ces troupes ne semblaient participer
à aucune forme d’exercice et que la composition de la force était
très inhabituelle pour un exercice militaire. Quand bien même il
s’agirait effectivement d’un exercice militaire, l’on est en droit
de s’interroger sur l’opportunité d’organiser un exercice de cette
ampleur à proximité des frontières avec l’Ukraine dans le climat
de tension et de fébrilité actuel. Les autorités russes ont annoncé
qu’elles avaient réduit leur force militaire à la frontière russe,
mais cela a été démenti, notamment par des responsables de l’Otan.
88. L’agression militaire de l’Ukraine par la Russie sans qu’il
y ait eu provocation et l’occupation/annexion de la Crimée constituent
une violation patente du droit international, et notamment de la
Charte des Nations Unies, de l’Acte d’Helsinki de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ainsi que du Statut
et des principes fondamentaux du Conseil de l’Europe. Elles constituent
également un manquement à deux au moins des engagements souscrits
lors de l’adhésion, à savoir le refus de la notion de zones d’intérêts privilégiés
et l’engagement de régler les différends internationaux par des
moyens pacifiques, conformément au droit international. Il pourrait
également s’agir d’une violation par la Russie de son engagement
de respecter les obligations qui lui incombent en vertu du Traité
sur les forces conventionnelles en Europe (FCE). Enfin, ces actions
enfreignent plusieurs accords bilatéraux, et en particulier le Mémorandum
de Budapest signé en 1994 par le Royaume-Uni, les Etats-Unis, la
Russie et l’Ukraine, en vertu duquel la Russie a pris l’engagement
de respecter et de protéger les frontières internationalement reconnues
de l’Ukraine, de s’abstenir de recourir à la menace ou à la force
contre l’intégrité territoriale de l’Ukraine et de s’abstenir de
toute pression économique visant à influencer les décisions politiques
de Kiev.
89. Le 13 mars 2014, les autorités ukrainiennes ont introduit
une requête interétatique contre la Fédération de Russie auprès
de la Cour européenne des droits de l’homme conformément à l’article 33
de la Convention européenne des droits de l’homme. Le même jour,
considérant que la situation en Crimée donnait lieu à un risque
continu que soient commises des violations graves de la Convention,
la Cour a indiqué une mesure provisoire en application de l’article 39
du Règlement de la Cour et appelé «les deux parties contractantes concernées
à s’abstenir de prendre quelques mesures que ce soit, et en particulier
à caractère militaire, qui pourraient entraîner pour la population
civile des atteintes aux droits garantis par la Convention – y compris
de nature à mettre la vie et la santé de la population civile en
danger – et à respecter les engagements résultant pour elles de
la Convention»

.
10. Conclusions
90. Le nouveau contexte politique résultant des événements
survenus à Maïdan entre le 18 et le 21 février et le changement
de pouvoir qui a suivi ont ouvert de nouvelles perspectives pour
le développement démocratique de l’Ukraine. Il importe maintenant
d’établir un système de gouvernance démocratique et participatif
qui permettra de garantir l’unité du pays.
91. Ces évolutions démocratiques doivent reposer sur une réforme
constitutionnelle – à mettre en œuvre sans délai – ainsi que sur
des élections présidentielles anticipées, pour donner aux nouvelles
autorités la plus grande légitimité démocratique possible. Si cela
est faisable au plan technique et politique, ces élections devraient
être suivies par des élections législatives anticipées afin que
toutes les régions du pays aient le sentiment d’être pleinement
représentées au sein du gouvernement central. La réforme constitutionnelle
et la réforme électorale sont des domaines dans lesquels l’Assemblée
dispose d’une expertise considérable qui pourrait être proposée
à la Verkhovna Rada.
92. Les élections législatives devraient se baser sur un nouveau
Code électoral unifié. Afin d’éviter tout retard inutile dans l’adoption
d’un tel Code, nous recommandons à la Verkhovna Rada de s’appuyer
sur le projet préparé par le groupe de travail Klioutchkovski.
93. Si l’adoption d’une réforme constitutionnelle et d’un nouveau
Code électoral unifié doivent être les principales priorités des
autorités ukrainiennes, il faudrait également qu’elles envisagent
et mettent en œuvre d’urgence une réforme judiciaire d’envergure
et un processus de décentralisation du gouvernement, passant notamment
par un renforcement des pouvoirs locaux et régionaux. La décentralisation
du gouvernement, en particulier, pourrait contribuer à développer
le pays. Une telle stratégie de décentralisation devrait reposer
sur un Etat unitaire fort doté d’un système de gouvernance central
efficace. La fédéralisation de l’Ukraine, quelquefois proposée par
certains partis, vraisemblablement pour des motifs cachés, devrait
être évitée car elle affaiblirait l’unité du pays.
94. Toutes les violations de droits de l’homme commises dans le
cadre des manifestations de l’Euromaïdan devront faire l’objet d’enquêtes
complètes et impartiales, et leurs auteurs traduits en justice.
Il ne peut y avoir d’impunité pour des violations des droits de
l’homme, quels qu’en soient les auteurs.
95. Nous nous félicitons de la conclusion du Comité consultatif
de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales
qui s’est rendu en Ukraine du 21 au 26 mars, selon laquelle il n’existe
actuellement en Ukraine aucune menace immédiate pour l’exercice
des droits des minorités. Cela conforte l’impression que nous avons
eue au cours de notre visite en Ukraine avec le Comité des Pprésidents
du 21 au 25 mars 2014. Cela étant, nous invitons les autorités à
se montrer proactives en adoptant toutes les mesures envisageables pour
renforcer l’unité du pays et à s’abstenir de toute action ou déclaration
de nature à créer des divisions ou susceptibles de saper – ou d’être
instrumentalisées en vue de saper – l’unité nationale du pays.
96. Nous sommes préoccupées par la multiplication des informations
émanant d’organisations crédibles – et confirmées par le comité
consultatif – faisant état d’une augmentation des violations des
droits fondamentaux des minorités ukrainienne et tatare en Crimée.
Nous demandons aux autorités russes, en tant que puissance exerçant
un contrôle de fait sur la région, de faire cesser immédiatement
ces violations et de veiller à ce que leurs auteurs soient tous
poursuivis.
97. Nous déplorons le fait que les changements démocratiques et
les développements politiques aient été éclipsés par les événements
survenus en Crimée. L’agression militaire russe et l’occupation/annexion
de la Crimée constituent une violation patente du droit international,
et notamment de la Charte des Nations Unies, de l’Acte d’Helsinki
de l’OSCE ainsi que du Statut et des principes fondamentaux du Conseil
de l’Europe. Le non-respect par la Russie du Statut du Conseil de
l’Europe et de ses obligations et engagements, ainsi que les conséquences
que cela devrait avoir, font l’objet d’un autre rapport examiné
par l’Assemblée. Toutefois, du point de vue des corapporteures de
la procédure de suivi, nous pouvons affirmer clairement qu’aucun
des arguments avancés par la Fédération de Russie pour justifier
ses actions n’est valable. Il n’y a pas eu de prise de contrôle
du gouvernement central de Kiev par l’extrême droite, pas plus qu’il
n’y avait de menace imminente pour les droits de la minorité russe
dans le pays, y compris ou en particulier en Crimée où les Russes
sont majoritaires. En outre, ni la sécession, ni l’intégration à
la Fédération de Russie n’étaient au premier rang des préoccupations
politiques de la population de Crimée avant l’intervention militaire
russe, et elles n’étaient défendues que par un faible pourcentage
de la population. Le mouvement vers la sécession et l’intégration
à la Fédération de Russie a été orchestré et encouragé par les autorités
russes et mis en œuvre principalement par les forces militaires
russes avec le concours de petites organisations civiles. Comme
nous l’avons vu, le référendum était illégal et ses résultats peu
vraisemblables. En résumé, il s’agit d’un cas classique d’agression militaire
sans provocation ayant entraîné l’annexion/occupation du territoire
d’un pays voisin. Il convient de donner des signaux clairs pour
éviter toute nouvelle agression ou action militaire, compte tenu
de la présence de troupes russes aux frontières ukrainiennes.
98. Toutes les forces politiques ukrainiennes que nous avons rencontrées
ont déploré qu’aucun des autres signataires du Mémorandum de Budapest
n’ait honoré les garanties de sécurité octroyées à l’Ukraine en échange
de l’abandon de son arsenal nucléaire. Certains sont même allés
jusqu’à suggérer que l’Ukraine devrait revenir sur son statut non
nucléaire, si les garanties de sécurité continuaient à ne pas être
honorées. Il va sans dire que nous déconseillons fortement une telle
initiative, qui compromettrait la sécurité de l’ensemble de la région.
Cela étant, afin d’éviter toute déstabilisation de la région par
de nouvelles actions militaires, nous proposons que les signataires
du Mémorandum de Budapest, ainsi que d’autres Etats européens concernés, étudient
la possibilité de conclure des accords de sécurité tangibles pour
garantir l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale
de l’Ukraine.
99. A l’heure où nous terminons la rédaction de cet exposé des
motifs, nous devons malheureusement ajouter que le calme n’est pas
revenu en Ukraine. Bien au contraire, des manifestants pro-russes
ont pris d’assaut des bâtiments de l’administration régionale à
Donetsk et à Kharkiv le 6 avril et aujourd’hui, le 7 avril, ils
ont occupé les bâtiments du Service de sécurité de l’Etat à Donetsk
et à Lugansk, où ils auraient pillé le dépôt d’armes. Les autorités
ukrainiennes ont accusé la Russie d’être l’instigatrice de ces prises
de contrôle. Par ailleurs, un officier de marine ukrainien a été
tué par un soldat russe en Crimée et un autre molesté et arrêté par
les troupes russes. Il va sans dire que ces développements risquent
fort de déstabiliser la situation déjà tendue qui règne en Ukraine.