1. Introduction
1. En 2011, j’ai été chargée d’étudier les circonstances
de la mort tragique de 63 hommes, femmes et enfants abandonnés dans
un bateau à la dérive au large des côtes européennes pendant 15 jours
en mars/avril 2011.
2. En avril 2012, l’Assemblée parlementaire a adopté la
Résolution 1872 (2012) «Vies perdues en Méditerranée: qui est responsable?»
. Nombre de questions
fondamentales restent aujourd’hui encore sans réponse: la tendance
est à rejeter la faute ailleurs et à occulter la question de la
responsabilité. Aucune entité ne s’en sort honorablement.
3. Comme je l’ai conclu dans mon rapport précédent, la tragédie
du «bateau cercueil» constitue très nettement une défaillance collective
de tous les principaux acteurs et à toutes les étapes. En dépit
des critiques sévères formulées contre le défaut de coopération,
le refus de reconnaître les responsabilités et l’incapacité à tirer
des leçons du passé, il aura fallu d’autres événements encore plus
tragiques, survenus vers la fin 2013 et le milieu de 2014, pour
voir enfin une action concertée être menée.
4. En octobre 2013, deux faits particulièrement graves ont attiré
l’attention internationale sur la question. Deux navires ont chaviré
au large des côtes de Lampedusa à neuf jours d’intervalle, faisant
plus de 400 victimes
. Une nouvelle fois, en avril et mai 2014,
des dizaines de migrants ont péri en mer et des centaines sont portés
disparus.
5. Le présent rapport cherche à faire la lumière sur les mesures
prises après l’adoption de la
Résolution 1872
(2012). Je saisis cette opportunité pour remercier toutes les
autorités, organisations et experts qui y ont apporté une contribution.
2. Le bateau
cercueil : réponses manquantes dans l’enquête
6. Bien que moi-même et d’autres poursuivions l’enquête,
des questions essentielles figurant dans mon rapport d’avril 2012
demeurent sans réponse. Bien souvent, je me suis heurtée à des dénégations
ou ai été renvoyée à l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord
(OTAN) et/ou aux Etats membres; il est également arrivé que mes
demandes de renseignements restent sans suite. N’ayant pas le statut
juridique requis, notamment parce que ces questions touchaient à
des sujets militaires, je n’ai pu contraindre mes interlocuteurs à
fournir des réponses. Des procédures judiciaires et des demandes
d’accès à l’information sont en cours dans plusieurs des Etats membres
impliqués mais semblent vaines.
2.1. Responsabilités
sous commandement de l’OTAN
7. Dans la
Résolution 1872
(2012), l’Assemblée soulignait un manque de clarté quant aux
responsabilités des bâtiments sous commandement de l’OTAN concernant
les sauvetages en mer.
8. Depuis avril 2012, elle n’a toujours pas reçu d’informations
détaillées sur le rôle joué par les unités respectives de l’OTAN
et des Etats membres concernés
.
9. A la veille du débat en assemblée plénière qui s’est tenu
à Strasbourg le 24 avril 2012, j’ai reçu une lettre de l’OTAN (voir
annexe) m’informant que l’OTAN n’avait pas déclaré de «zone militaire»
dans la mer Méditerranée et qu’elle n’avait donc pas un rôle de
coordination générale des opérations de recherche et de sauvetage
(SAR) dans la région où se sont déroulés les faits.
10. J’ai été surprise d’apprendre que l’OTAN ne disposait pas
de clichés pris par satellite qui pourraient aider à «identifier
des navires militaires, marchands ou autres présents dans la zone
(…) car elle n’a pas utilisé l’imagerie par satellite pour améliorer
sa connaissance de la situation maritime et ainsi asseoir l’embargo décrété
par les Nations-Unies (...) ou pour établir une Situation maritime
générale (RMP)». Il est également décevant de lire que l’outil RMP
actuellement utilisé par l’OTAN dans certaines circonstances ne
permet pas d’enregistrer de données.
11. L’OTAN m’a informée que, au moment du drame, «il y avait seulement
huit bâtiments sous commandement de l’OTAN en Méditerranée, couvrant
une zone d’opérations de plus de 61 000 milles nautiques carrés».
L’OTAN a également confirmé que «des hélicoptères opérant à partir
de navires sous commandement de l’OTAN survolaient le secteur général
où se trouvait l’embarcation de migrants». On ne dispose cependant
d’aucun élément qui permettrait d’identifier l’hélicoptère en question.
12. L’OTAN a confirmé que la frégate espagnole Mendez Nuñez, sous commandement
de l’OTAN, se trouvait à 24 milles nautiques environ et «avait mené
des recherches [infructueuses] dans une zone de 60 milles nautiques,
conformément à une instruction transmise le matin du 28 mars par
l’ITS Etna». L’ITS Borsini se serait trouvé à 37 milles
nautiques de la position signalée.
13. Je reste très sceptique quant à la déclaration de l’OTAN qui
affirme que les bâtiments militaires prenant part à ses opérations
ne sont pas tous équipés de l’une des versions du système mondial
de détresse et de sécurité en mer (SMDSM) ou n’ont pas tous les
moyens de capter des messages de détresse (Hydrolant). Les règles
relatives aux systèmes de communication tactique dont doivent être
dotés les navires lorsqu’ils interviennent dans des opérations ou
des entraînements et exercices en tant qu’éléments d’une force dirigée par
l’OTAN ne leur imposent pas d’être équipés de systèmes de communication
civils comme INMARSAT.
14. Je m’inquiète par ailleurs de lire que ni les navires, ni
le «Commandement maritime à Naples [n’ont] reçu du Centre de Coordination
de Sauvetage Maritime (MRCC) de Rome [d’autres] messages concernant
le bateau naufragé» que l’appel de détresse du 27 mars.
15. L’OTAN a déclaré «continuer à passer au crible [ses] dossiers
afin de déterminer ce qui s’est passé». Il semblerait que ces travaux
se poursuivent. Bien qu’elle se soit engagée dans un processus «global»
de retour d’expérience, dans le cadre duquel elle a «recherché des
moyens de renforcer le partage de l’information [au sein de l’OTAN]
et les procédures de recherche et sauvetage en mer lors des opérations
menées par l’OTAN», je n’ai pas plus de précisions sur la teneur
exacte de ce processus.
16. Des lacunes préoccupantes dans l’information continuent d’empêcher
notre Assemblée de se faire une idée d’ensemble des personnes qui
ont échangé des informations sur l’appel de détresse et de la teneur
de ces informations. Nous ne savons pas encore précisément quel
système de communication les alliés ont employé, et comment il peut
être possible de communiquer si certains systèmes ne sont pas obligatoires.
2.2. Enquêtes menées
par des parlements et gouvernements nationaux
17. Les réponses complémentaires qui m’ont été communiquées
par l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni après l’adoption de la
Résolution 1872 (2012) (voir annexe) ne me permettent toujours pas d’établir
les faits et responsabilités dans cette affaire du bateau cercueil.
18. Les Etats membres participant à l’opération coordonnée par
l’OTAN sont invités à coopérer sans réserve avec l’Assemblée pour
faire la lumière sur les acteurs impliqués dans cette affaire. Bien
qu’ayant reçu des réponses de la quasi-totalité des pays auxquels
je me suis adressée, je prie instamment les Etats-Unis de répondre
aux questions en suspens et les parlementaires français, grecs,
italiens, roumains, espagnols, turcs et britanniques de presser
leurs gouvernements de fournir des informations complètes, si nécessaire
en instituant une commission d’enquête.
19. En juillet 2012, la Commission spéciale du Sénat italien sur
la protection et la promotion des droits de l’homme a organisé une
audition au cours de laquelle j’ai fait part des inquiétudes de
l’Assemblée. Cette initiative n’a abouti à aucun résultat concret.
2.3. Enquêtes du Parlement
européen sur les responsabilités
20. Lors de la présentation de mes conclusions devant
la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires
intérieures (LIBE) du Parlement européen, j’ai lancé un appel aux
membres du Parlement européen afin qu’ils coopèrent pour obtenir
un accès à des sources pertinentes, telles que des informations satellitaires.
Malheureusement, aucune action n’a été engagée en ce sens. Rien
n’a donc été fait pour donner suite à la lettre dans laquelle la
Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la
politique de sécurité/Vice-présidente de la Commission européenne,
Mme Catherine Ashton, affirmait qu’elle ne disposait pas d’images
satellites pertinentes.
21. Il reste indispensable de mettre la main sur des images prises
par satellite pendant cette période dans cette zone précise. Il
est difficile de croire qu’il n’en existe pas.
2.4. Actions en justice
au niveau national
22. Avec le soutien d’organisations non gouvernementales
(ONG) et en particulier de la Fédération internationale des droits
de l’homme (FIDH), des affaires ont été portées devant les tribunaux
en Italie, en France, en Espagne et en Belgique, et des demandes
d’accès à l’information ont été déposées au Canada, au Royaume-Uni
et aux Etats-Unis.
23. En France, une première plainte a été déposée devant le Tribunal
de grande instance en avril 2012 pour omission de porter secours
à personnes en péril; sur avis du ministère de la Défense, le parquet
a classé cette affaire sans suite en décembre 2012.
24. Une seconde plainte, au civil, a été portée devant les tribunaux
au titre de l’article 86 du Code de procédure pénale français en
juin 2013 par deux survivants soutenus par trois ONG. Dans cette
affaire, le juge a rendu une ordonnance de non-lieu au motif que
les «enquêtes exhaustives effectuées par des organismes à rayonnement
international» n’avaient pas permis d’apporter des preuves de la
responsabilité de la France et qu’en tout état de cause, aucun navire
français ne se trouvait à proximité de l’embarcation à la dérive
et aucun aéronef français n’avait de mission de surveillance de
ce secteur maritime. Le 11 décembre 2013, les requérants ont fait
appel de cette décision.
25. Une autre action civile a été intentée en Espagne en juin
2013 au nom des mêmes deux survivants. En novembre 2013, l’avocat
qui avait porté l’affaire devant la justice a été informé du rejet
de la plainte au vu d’un rapport de la marine espagnole déclarant
que le navire espagnol Mendez Nuñez était
trop éloigné de l’embarcation des migrants. Il a également été fait
appel de cette décision.
26. En Belgique, une procédure pénale a été engagée fin novembre
2013 devant le tribunal de première instance de Bruxelles au nom
de trois des survivants.
27. Les demandes d’accès à l’information formulées auprès du Canada,
du Royaume-Uni et des Etats-Unis portaient sur les mouvements des
navires en Méditerranée au moment du drame
.
A l’heure où nous écrivons, le Canada a répondu en partie à la demande
d’information, tout en indiquant que le secret défense empêchait d’autres
révélations. Les informations fournies n’apportent pas plus de lumière
sur les faits de 2011. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis n’ont pas
répondu.
28. Pour ce qui est des survivants du bateau cercueil dont les
demandes d’asile ou de permis de séjour pour des motifs humanitaires
sont encore en instance, je demande instamment aux Etats membres
dans lesquels ils résident de leur accorder le droit de séjour.
3. Les tragédies en
Méditerranée : en a-t-on tiré les enseignements qui s’imposent?
29. J’espère que nous connaîtrons un jour tous les détails
de ce drame afin que nous puissions tirer de cette tragique inaction
les leçons qui s’imposent. En attendant, je persiste à affirmer
qu’un navire d’Etat sous commandement de l’OTAN doit assumer ses
responsabilités. Je veux croire que cet élément sera pleinement pris
en compte dans le bilan des enseignements à tirer de cette affaire.
Certaines initiatives nationales et internationales ont donné matière
à espérer, mais il reste bien du chemin à parcourir pour arriver
à faire en sorte qu’il n’y ait plus aucun mort ou renvoi en Méditerranée.
3.1. Italie
30. En juillet 2012, en exécution de l’arrêt
Hirsi Jamaa et autres c. Italie rendu
par la Cour européenne des droits de l’homme, l’Italie a informé
le Comité des Ministres que son accord bilatéral avec la Libye concernant le
retour des migrants interceptés en mer avait été suspendu à la suite
du conflit de 2011. Le gouvernement a souligné qu’à l’avenir, les
personnes interceptées en mer seront amenées vers des centres spécifiques
en Italie en vue de l’analyse de leur situation individuelle avec
toutes les garanties exigées par la Convention européenne des droits
de l’homme (STE n° 5)
.
Jusqu’à récemment on ignorait si cela signifie également que l’Italie
respectera la règle imposant de répondre immédiatement à tout appel
à l’aide en mer.
31. Le remaniement du gouvernement italien en avril 2013 a fait
naître l’espoir de voir le problème résolu dans le respect du droit
international relatif aux droits de l’homme et du droit des réfugiés.
Le Premier ministre nommé à ce moment-là, Enrico Letta, a exprimé
sa honte face aux lois draconiennes sur l’immigration imposées par
le précédent gouvernement de coalition, et notamment celles qui
visaient à dissuader quiconque d’aider des navires en difficulté.
D’aucuns ont cependant affirmé qu’il était difficile de les abroger
en raison des réalités politiques. 2013 et 2014 ont vu une nouvelle
multiplication du nombre d’embarcations en provenance des côtes
africaines. Le nouveau Premier ministre italien, Matteo Renzi, nommé
en février 2014, a confirmé que la Méditerranée serait au cœur des
priorités de la présidence italienne de l’Union européenne.
32. Le 3 octobre 2013, un bateau parti de Libye dans lequel s’entassaient
plus de 500 hommes, femmes et enfants érythréens et, dans une moindre
mesure, somaliens, a pris feu et chaviré au large de Lampedusa. Seules
155 personnes ont survécu au naufrage; quelque 366 corps – d’hommes,
de femmes et d’enfants – ont ensuite été repêchés. De tels drames
se produisent à présent régulièrement, mais celui-ci, par son ampleur,
a suscité horreur et indignation dans le monde entier et n’a pu
être ignoré. J’ai demandé l’ouverture immédiate d’une enquête sur
des allégations selon lesquelles des bateaux de pêche et autres
embarcations n’auraient pas porté secours aux personnes qui étaient
en train de se noyer au large de l’île de Lampedusa
.
33. Tout juste une semaine plus tard, le 11 octobre 2013, une
autre embarcation, criblée de balles par des soldats libyens pour
l’empêcher de quitter le pays, a sombré à 65 milles nautiques au
sud-est de Lampedusa, dans une zone sous responsabilité SAR maltaise.
Au moins 34 personnes y auraient trouvé la mort
. En fin de
compte, les équipes SAR italiennes et maltaises sont intervenues
et ont réussi à sauver plus de 200 réfugiés syriens. Elles auraient
cependant tardé à porter assistance au bateau naufragé
.
34. Une fois de plus, ces retards semblaient être dus en premier
lieu à un va-et-vient entre l’Italie et Malte pour établir qui devait
assumer la responsabilité du sauvetage et en second lieu au fait
que les signaux de détresse envoyés ne présentaient pas le caractère
d’urgence requis pour déclencher une assistance immédiate. Il est
triste à dire que si les défaillances identifiées plus d’un an auparavant
ne s’étaient pas répétées, de nombreuses autres vies auraient vraisemblablement
pu être sauvées.
35. Constatant l’urgence de remédier à cette situation alors que
les débats se poursuivaient au niveau européen, l’Italie a lancé
l’opération
Mare Nostrum,
présentée par l’ancien ministre de la Défense, Mario Mauro, comme
une «opération humanitaire» destinée à «sauver des vies humaines»,
de même qu’une opération «de sécurité»
.
Le 18 octobre 2013, l’Italie a triplé ses unités aériennes et navales
déployées dans le détroit de Sicile
.
Bien qu’elle ait permis de sauver des milliers de vies depuis son
lancement, cette opération restera de courte durée, à moins que
l’Europe ne parvienne à fournir les moyens nécessaires pour assurer
sa pérennité. D’autres pays du Sud, parmi lesquels la Grèce, le
Portugal, l’Espagne et Malte, ont également demandé un soutien accru
de l’Union européenne pour les patrouilles en Méditerranée.
36. Depuis l’opération Mare Nostrum, l’Italie
semble avoir adopté une nouvelle approche, interprétant la notion
de «situation de détresse» au sens très large et apportant un secours
rapide. Cela dit, les réponses de l’Italie à mes questions laissent
entendre qu’elle ne reconnaît pas le fait que, selon le droit maritime,
un Etat est tenu de réagir immédiatement à tout appel de détresse,
que celui-ci émane de sa propre zone de recherche et de sauvetage
ou de celle d’un autre Etat. L’obligation de coordonner ou de lancer
une opération de sauvetage n’est levée que si l’autorité chargée
de la SAR prend la relève. Cette règle est fondée sur un raisonnement
simple: chaque minute compte lorsque des vies sont menacées en mer.
Il faut que l’Italie admette que le droit maritime impose une action
immédiate en réponse à tout appel de détresse, d’où qu’il vienne.
37. Dès lors, nul ne pouvait nier qu’il était urgent de prendre
des mesures dignes de ce nom; pourtant, on ne s’est guère soucié
du sort des survivants de ces catastrophes. En janvier 2014, il
a été révélé qu’un certain nombre d’entre eux avaient été retenus
pendant plus de 100 jours dans un centre d’accueil sur l’île de Lampedusa.
Il s’agissait d’un centre de premier niveau, rudimentaire et totalement
saturé, dans lequel les nouveaux arrivants n’étaient pas censés
rester plus de 48 heures. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour
les réfugiés (HCR) s’est élevé auprès des autorités judiciaires
contre ce qui équivalait à son sens à une détention prolongée de
personnes nécessitant une aide d’urgence. Le député Khalid Chaouki,
qui a passé Noël dans le centre, a jugé saisissant le contraste
entre le traitement accordé aux survivants du drame du 3 octobre
et le torrent de témoignages de solidarité exprimés immédiatement
après. Le HCR a demandé aux autorités italiennes de veiller à ce
que cette situation ne se reproduise plus. Aujourd’hui, le centre
de Lampedusa est en cours de rénovation et aucun migrant n’est placé
en rétention sur l’île.
3.2. Malte
38. En août 2013, les autorités italiennes ont demandé
à deux navires marchands, le MV Salamis et l’Adakent, de venir en aide à deux
groupes de migrants en danger au large des côtes libyennes, la Libye
étant dans l’incapacité d’assumer la responsabilité de sa zone SAR.
Tous deux ont reçu l’ordre de reconduire les migrants en Libye et
les débarquer dans le port de Tripoli, l’Adakent directement
des autorités libyennes et le MV Salamis du
MRCC de Rome, au nom des autorités libyennes. L’Adakent a suivi ces instructions.
Le MV Salamis, pétrolier grec,
a quant à lui secouru 102 migrants qui se trouvaient dans un bateau
à près de 45 milles nautiques des côtes libyennes, mais a refusé
de les ramener et a poursuivi sa traversée vers Malte. Le Gouvernement
de Malte a informé le capitaine du pétrolier qu’il ne serait pas
autorisé à débarquer les migrants à Malte. Alors que le Salamis approchait de l’île, il
a été arraisonné par les forces armées maltaises. Le navire s’est
trouvé dans une impasse, l’Italie et Malte refusant toutes deux
de laisser débarquer les migrants.
39. Le 6 août 2013, la Commissaire européenne, Cecilia Malmström,
a ordonné à Malte d’autoriser les migrants à débarquer compte tenu
de leurs besoins humanitaires urgents. Il n’a pas été donné suite
à sa demande. Le ministre de la Sécurité nationale de Malte a déclaré
qu’en tant qu’Etat souverain, Malte ne pouvait céder à la violation
éhontée du droit international par ce capitaine
.
Le procureur général a écrit à la succursale locale du pétrolier,
le tenant pour responsable de tout préjudice que pourrait subir
Malte en raison de ces événements. Le 7 août, après trois jours
dans l’impasse, les autorités italiennes ont accepté d’autoriser le
Salamis à débarquer les 102 migrants
dans le port de Syracuse.
40. Ces affaires soulèvent deux questions très préoccupantes.
Premièrement, les migrants n’ont eu aucune possibilité de demander
l’asile et risquaient d’être renvoyés vers une situation dangereuse
dans leur pays d’origine, les côtes libyennes, où ils avaient embarqué,
ne pouvant être considérées comme étant pour eux un «lieu sûr» au
sens de la Convention internationale de 1979 sur la recherche et
le sauvetage maritimes (Convention SAR). Deuxièmement, le blocage
en mer pendant plusieurs jours met non seulement en péril la santé
et le bien-être des migrants secourus, mais a également des conséquences
préjudiciables au plan économique pour le navire marchand. Les retards
au débarquement augmentent donc le risque que les bateaux privés
hésitent davantage à secourir les migrants en mer.
3.3. Grèce
41. En novembre 2013, l’ONG ProAsyl a dénoncé les conséquences
fatales de la fermeture de la frontière terrestre dans la région
d’Evros, en Grèce, qui, après le mois d’août 2012, a conduit les
migrants à changer d’itinéraire et à emprunter celui de la mer Egée.
L’ONG a également fait état d’une augmentation des renvois illégaux
de réfugiés en provenance de Syrie, d’Afghanistan, de Somalie et
d’Erythrée, des eaux territoriales et des îles grecques ainsi que
de la frontière terrestre
. Le rapport
décrit les maltraitances que subissent les personnes appréhendées
avant d’être reconduites de force en Turquie. Amnesty International
et
Human Rights Watch (HRW) ont également interrogé des réfugiés ayant
connu semblable expérience. Selon le rapport de ProAsyl, les unités
spéciales des garde-côtes grecs abandonnent les réfugiés dans les
eaux territoriales turques sans se soucier de leur sécurité: au
moins 149 personnes, pour la plupart des réfugiés syriens et afghans,
ont perdu la vie dans cette zone maritime.
42. Depuis le début de l’année 2014, au moins 43 personnes sont
mortes alors qu’elles tentaient de rejoindre les côtes grecques.
Le 20 janvier 2014, neuf enfants et trois femmes ont péri dans le
naufrage de leur embarcation à proximité d’une île grecque alors
qu’ils étaient remorqués par les garde-côtes grecs
.
43. Face aux critiques de plus en plus virulentes de la part de
diverses instances, dont le Conseil de l’Europe
,
le HCR, des ONG et des partis politiques, ainsi que de la Commissaire
européenne, Cecilia Malmström, le ministre grec de la Marine marchande,
Militiadis Varvitsiotis, a ordonné l’ouverture d’une enquête judiciaire
sur ces faits. L’indépendance et l’impartialité d’une telle enquête
sont d’une importance cruciale. Malheureusement, le manque de transparence
ne permet pas de suivre l’évolution de l’enquête et d’évaluer les
méthodes employées. Des ONG ont enjoint au ministre de faire renflouer
l’épave et rechercher les corps des noyés.
44. Au cours d’une réunion avec le HCR et des ONG travaillant
en Grèce tenue en février de cette année, j’ai également pris connaissance
de nombreux signes et éléments d’information montrant que la Grèce pratique
de manière structurelle le renvoi vers la Turquie
. J’ai fait part
de mes inquiétudes au ministre Dendias face à ces allégations provenant
de sources fiables. De telles pratiques constitueraient une violation grave
du principe de non-refoulement: il est donc urgent de diligenter
une enquête approfondie sur ce point. Quoi qu’il en soit, d’autres
décès en mer ont été signalés depuis
: d’après Amnesty International, ils résultent de
nouvelles tentatives des autorités grecques de renvoyer des migrants
en Turquie.
45. La fermeture de la frontière terrestre entre la Grèce et la
Turquie s’est effectuée en coopération avec l’Union européenne et
l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle
aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne
(Frontex). «Ce sont là des frontières européennes, gérées par les
deniers européens, avec le soutien de Frontex» a déclaré le Secrétaire
Général du Conseil européen des réfugiés et exilés, Michael Diedring.
«L’UE a la responsabilité de prendre toute mesure nécessaire pour
veiller à ce que la priorité soit accordée à la vie et que les droits
fondamentaux soient respectés à ses frontières
.» La Grèce ayant accédé
à la présidence de l’Union européenne en janvier 2014, il est d’autant
plus important qu’elle donne l’exemple en la matière.
4. Une politique étrangère
européenne sur les migrations, l’asile et le devoir de porter secours
en Méditerranée
46. Lors de la présentation de mes conclusions devant
le Parlement européen, j’ai proposé que le Parlement prenne l’initiative
d’un «pacte pour la Méditerranée», c’est à dire un protocole de
l’Union européenne pour la région méditerranéenne, qui s’attaquerait
aux divers facteurs à l’origine des défaillances en matière de sauvetage
et de protection. Les manquements dont j’ai fait état dans mon précédent
rapport persistent. Le Parlement européen a laissé passer une belle
occasion d’agir en ne donnant pas suite à ma proposition. Il a préféré
renvoyer la question au Conseil après les récentes catastrophes.
Les propositions de la task-force pour la Méditerranée (TFM) de
l’Union européenne, créée en octobre 2013, offrent certes aux Etats
membres différents outils et méthodes pour améliorer leurs politiques
et pratiques, mais un pacte formulé par le PE aurait pu être axé
davantage sur les droits de l’homme et moins sur la sécurité
. Cela dit, le PE aura
encore la possibilité de prendre des mesures pour s’assurer que
la réponse de l’Union européenne garantit le respect des droits
fondamentaux: il n’est pas trop tard.
4.1. L’action de l’Europe
sera-t-elle à la hauteur de ses déclarations?
47. Lors de sa réunion des 24 et 25 octobre 2013, le
Conseil européen a débattu des flux migratoires
. Se déclarant profondément attristé
par la mort tragique de centaines de personnes aux abords de Lampedusa
en octobre 2013, un événement qui a «bouleversé tous les Européens»,
le Conseil a décidé qu’il convenait d’agir avec détermination pour
prévenir les pertes de vies en mer et empêcher que de telles tragédies
ne se reproduisent. Il s’est félicité de la création de la TFM en
vue d’élaborer un ensemble de mesures en ce sens. La TFM, présidée
par la Commission européenne, a tenu deux réunions auxquelles ont
participé le Service européen pour l’action extérieure, les Etats
membres, le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEA), Frontex,
Europol, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne
(FRA) et l’Agence européenne pour la sécurité maritime (EMSA)
. Elle a rendu compte de
ses travaux dans une communication au Parlement européen et au Conseil
européen en décembre 2013
.
48. La TFM a défini quelque 38 actions à mettre en œuvre. La communication
précise qu’elles devront être «totalement conformes aux normes internationales
en matière de droits de l'homme». Le document met l’accent sur l’importance
d'éviter que des personnes tentent d'entrer dans l'Union par des
voies illégales et mettent leur vie en danger en entreprenant des
voyages périlleux pour rejoindre l'Europe. Les mesures proposées
incluent le renforcement du rôle de Frontex et de la coopération
avec les pays de transit voisins (en matière de contrôle aux frontières,
de réadmission, de lutte contre le trafic et la traite d’êtres humains
et d’accès aux procédures d’asile), ainsi que l’examen de nouvelles
possibilités d’«entrée protégée» dans l’Union pour les personnes
ayant besoin d’une protection internationale.
49. La TFM a notamment incité les Etats membres à recourir davantage
aux visas humanitaires ou aux programmes de relocalisation et de
réinstallation, et proposé de lancer une étude de faisabilité sur
le traitement conjoint éventuel des demandes de protection en dehors
de l’Union européenne sans préjudice du droit actuel d’accès aux
procédures d’asile dans l’Union européenne. La plupart des Etats
membres ont cependant rejeté l’idée d’une politique d’invitation
plus dynamique. La Commissaire Malmström a indiqué lors d’une réunion interparlementaire
tenue à Athènes en février 2014 qu’elle n’était pas en mesure d’engager
un projet pilote sur le traitement conjoint des demandes en dehors
de l’Union européenne car les Etats membres n’étaient pas disposés
à admettre ceux qui seraient reconnus comme étant des réfugiés.
50. Cela dit, il convient de souscrire d’urgence aux propositions
de la Commission de créer des entrées protégées en Europe pour les
personnes ayant besoin d’une protection internationale, pour montrer
des signes de solidarité avec les pays riverains de zones de conflit
(aujourd’hui notamment le Liban, la Jordanie et la Turquie) et les
réfugiés
qui,
craignant la violence et les retours forcés, sont prêts à courir
les dangers d’un voyage vers un lieu plus sûr. Le recours à des
Centres d’Evacuation et de Transit (
Evacuation
Transit Centres – ETC) pourrait faciliter l’examen des
dossiers vers les Etats membres du Conseil de l’Europe ou les pays
non européens.
51. La communication de la TFM se penche sur le problème de l’insuffisance
des normes en matière de droits de l’homme dans les pays de transit,
mais ne propose pas de commencer par exiger un niveau de protection
adéquat (en ce qui concerne le non-refoulement, l’accès aux mécanismes
d’asile et de protection, la non-discrimination, l’accès aux services
et la dignité) avant d’engager une coopération avec ces pays sur les
questions de migration. Le rapporteur spécial des Nations Unies
sur les droits de l’homme des migrants, François Crépeau, avait
pourtant déjà insisté sur la nécessité d’imposer une telle condition
.
52. Je tiens à saluer les deux partenariats de mobilité conclus
avec la Tunisie et le Maroc, ainsi que celui qui est en cours de
négociation avec la Jordanie, dans le cadre de l’Approche globale
de la question des migrations et de la mobilité (AGMM). L’AGMM repose
sur quatre piliers: l’immigration légale et la mobilité; l’impact
des migrations sur le développement; la lutte contre l’immigration
irrégulière et la traite des êtres humains; la protection internationale
et la politique d’asile. On a reproché à cette coopération avec
des pays tiers de se solder par des politiques encore plus draconiennes
envers les migrants dans les pays de transit, pays qui ont gagné
un intérêt à se soustraire à toute responsabilité envers les migrants
et à s’assurer que ceux-ci n’atteignent pas les frontières de l’Union
européenne
. Afin d’éviter
ces effets pervers, il conviendrait d’accorder la priorité au dernier
de ces piliers. La coopération sur les trois autres thèmes devrait
être subordonnée à l’existence d’un niveau de protection adéquat.
L’AGMM devrait en outre viser un partage des responsabilités pour
les réfugiés et ouvrir des voies d’accès sûres et légales vers l’Europe
pour ceux qui cherchent une protection.
53. Par ailleurs, le règlement de Dublin
dissuade
de fait les Etats membres méridionaux d’améliorer leurs normes d’accueil
des demandeurs d’asile et les procédures applicables en matière
d’asile, et compromet donc les objectifs d’un régime d’asile européen
commun. Dans sa proposition relative au programme post-Stockholm,
la Commission a recommandé la création d’un statut uniforme en matière
d’asile
, qui renforcerait la confiance
mutuelle dans les décisions nationales en matière d’asile et faciliterait
aussi la mobilité au sein de l’Union. Ce droit à la mobilité offre
aux réfugiés et aux personnes bénéficiant d’une protection subsidiaire
la possibilité de choisir leur lieu d’installation, créant ainsi
un une solidarité naturelle.
54. En parallèle, l’Union européenne pourrait également améliorer
et harmoniser davantage l’application de l’acquis en matière d’asile
par le lancement d’un projet pilote sur le traitement conjoint des
demandes au sein de l’Union européenne, en offrant un soutien adéquat
aux Etats membres qui ne disposent pas encore de normes suffisantes
en matière de protection et en encourageant la Commission européenne
à engager des procédures d’infraction.
55. Il reste à voir dans quelle mesure les propositions de la
TFM seront adoptées et comment elles contribueront à réduire le
risque de tragédies futures. Par ailleurs, le Conseil a reporté
à juin 2014 les discussions sur les questions d’asile et de migration.
4.2. Un rôle renforcé
pour Frontex et EUROSUR
56. La TFM a recommandé en particulier un soutien accru
et l’assistance aux Etats membres de la région et un renforcement
des activités de Frontex en Méditerranée.
57. Le Conseil a conclu en octobre qu’une «mise en œuvre rapide
par les Etats membres du nouveau système européen de surveillance
des frontières (EUROSUR) sera cruciale pour aider à la détection
de navires et d’entrées illégales, ce qui contribuera à protéger
et à sauver des vies aux frontières extérieures de l’UE». Ce système
est entré en vigueur le 2 décembre 2013 pour un coût estimé à 244
millions d’euros jusqu’en 2020.
58. «L’appui de moyens militaires aériens et navals des Etats
membres aux opérations de surveillance des frontières coordonnées
par Frontex (...) peut améliorer la connaissance de la situation
et les capacité de détection précoce des migrants irréguliers en
mer, permettant ainsi de prévenir plus efficacement les pertes de
vies humaines.» La TFM a proposé par ailleurs d’intensifier la surveillance
des points de départ connus des migrants irréguliers en Méditerranée,
y compris dans les parties du littoral servant de plaque tournante
à cette migration irrégulière.
59. On peut toutefois se demander si un renforcement des échanges
d’information entraînera une multiplication des actions de recherche
et sauvetage. Mon rapport justifie un certain scepticisme puisqu’il
a clairement montré qu’aucune opération de recherche ou de sauvetage
n’avait été lancée malgré la réception d’un appel de détresse et
la connaissance de la localisation du bateau de cercueil. Si l’on
ne remédie pas à l’absence de volonté politique, l’augmentation
du volume d’informations pourrait très bien avoir l’effet inverse, à
savoir un renforcement des mesures dissuasives, voire du nombre
de renvois.
60. En outre, si EUROSUR vise effectivement à protéger et à sauver
des vies, ainsi qu’à prévenir la migration irrégulière et à s’attaquer
à la criminalité transfrontalière, il devra s’appuyer sur des normes
précises, contraignantes et exécutoires sur les règles d’engagement
en matière de détection, d’interception et d’opérations de sauvetage
et de débarquement. Il devra également appliquer une conception
plus vaste de la détresse, compatible avec les règles Frontex de
l’Union européenne ainsi que des critères bien établis pour déterminer
où les personnes secourues seront autorisées à débarquer, conformément
au droit de demander l’asile; enfin, il devra s’engager clairement
à respecter les droits des migrants et des demandeurs d’asile. Afin de
mieux rendre compte de son action et conformément à la recommandation
de la Médiatrice de l’Union européenne, Frontex devrait établir
un mécanisme effectif de requêtes individuelles contre les violations
des droits fondamentaux
.
61. Le règlement relatif aux opérations aux frontières maritimes
coordonnées par Frontex, adopté par le Conseil de l’Union européenne
le 13 mai 2014, comblera en partie ces lacunes
.
Toutefois, il ne s’applique qu’à ce type d’opérations conjointes:
c’est pourquoi je recommande d’appliquer ces dispositions à l’ensemble des
actions de recherche et sauvetage entreprises par chacun des Etats
membres, et de s’assurer que l’évaluation individuelle de la sécurité
du retour vers un pays tiers, qui ne peut se faire correctement
en haute mer, aura lieu sur le territoire de l’Union européenne.
62. En outre, le nouveau règlement ne se limitera pas à la détection
des tentatives de franchissements non autorisés des frontières,
mais s’étendra également à l’interception des navires soupçonnés
d’essayer d’entrer sur le territoire de l’Union européenne sans
se soumettre aux contrôles aux frontières, ainsi qu’aux activités
de recherche et de sauvetage au cours d’une opération en mer
63. Je tiens à saluer en particulier les efforts du Parlement
européen pour définir clairement dans le Règlement la notion de
«navire ou passagers en phase de détresse». Les règles énoncent
que les «Etats membres s’acquittent de leur obligation de prêter
assistance à tout navire ou à toute personne en détresse en mer».
Cela étant, j’invite Frontex à s’assurer que la marge d’interprétation
relative à la distinction entre la phase d’alerte et la phase de
détresse ainsi que les erreurs potentielles en la matière sont accompagnées
de garanties adéquates.
64. Les plans opérationnels de Frontex, qui doivent être mis en
œuvre dans le respect du droit international et des droits fondamentaux
, prévoiront également «des procédures
garantissant que les personnes ayant besoin d'une protection internationale,
les victimes de la traite des êtres humains, les mineurs non accompagnés
et les autres personnes vulnérables soient identifiés et qu'il leur
soit fourni une assistance appropriée, y compris l'accès à la protection
internationale». Cette évaluation peut toutefois avoir lieu durant l’opération
en mer. On peut d’ailleurs se demander s’il s’agit là d’une véritable
évaluation en l’absence d’importantes garanties comme l’aide juridique
et l’existence d’un recours effectif contre une décision négative. En
dépit des lacunes concernant l’adéquation des garanties, le règlement
autorise Frontex et les Etats membres à laisser un migrant débarquer
dans un pays tiers.
65. Les nouvelles règles Frontex rappellent la nécessité «d’une
coopération avec les pays tiers voisins (…) pour empêcher le franchissement
non autorisé des frontières, lutter contre la criminalité transfrontalière
et éviter les pertes humaines en mer». Bien que efforts soient prévus
pour renforcer les capacités de recherche et de sauvetage en Afrique
du Nord, ces capacités demeurent faibles pour l’heure. Il sera donc
indispensable, du moins à court terme, que les centres européens
de coordination de sauvetage soient immédiatement contactés lorsque
des bateaux en détresse en mer sont repérés, afin de démarrer au
plus vite les opérations de sauvetage. L’expérience vécue en 2011
s’agissant de la zone SAR libyenne fait ressortir immédiatement toute
l’importance d’une attribution précise des responsabilités en de
telles circonstances.
4.3. Appels à trouver
des solutions aux tragédies en Méditerranée
66. Un grand nombre d’ONG, internationales et locales,
continuent de suivre ce dossier sous tous ses aspects, par des démarches
individuelles ou en collaboration, afin d’élaborer une stratégie
collective et de faire pression sur Bruxelles et sur les pays concernés.
Plusieurs d’entre elles échangent des informations dans le cadre
de Boats for People, via le
site internet Watch the Med et
par le biais de projets comme The Migrants Files.
Leur engagement en la matière et leur travail inlassable méritent
d’être reconnus.
67. Peu après les tragédies d’octobre 2013, le HCR a appelé au
renforcement immédiat des capacités de recherche et de sauvetage
en mer en Méditerranée centrale. Dans une proposition en faveur
d’une Initiative pour la Méditerranée centrale
,
le HCR s’est penché sur les lacunes persistantes dans l’attribution
des responsabilités en cas de débarquement et a déclaré que les
«divergences de vues sur ces questions sont directement liées à
la question de savoir quel(s) Etat(s) accepterai(en)t la responsabilité
à plus long terme d’accorder l’asile». Il a recommandé un renforcement
des patrouilles SAR le long des voies de navigation en Méditerranée,
une collaboration plus concrète entre Etats membres de l’Union européenne,
un soutien de l’Organisation maritime internationale (OMI) et une
assistance aux capitaines de navires marchands procédant à des sauvetages,
ainsi que l’élaboration de nouvelles directives à l’intention des
capitaines
et
des participants aux plans opérationnels de Frontex, sur ce qui
constitue une situation de détresse.
68. Amnesty International a continué de réclamer des réponses
concernant l’affaire du Salamis et
de l’Adakent ainsi que les
naufrages d’octobre 2013 et d’autres plus récents. Elle a fait des
déclarations publiques, s’est exprimée dans des tribunes libres
et a rédigé des communiqués de presse sur les solutions permettant à
l’Union européenne de prévenir efficacement de nouvelles pertes
humaines. Elle a également appelé l’attention sur les «renvois»
et la nécessité pour l’Europe de cesser d’«externaliser» la migration
vers des pays comme la Libye et l’Egypte, où les garanties en matière
de droits de l’homme font défaut.
69. Human Rights Watch a diffusé plusieurs publications sur le
décès de migrants en Méditerranée et formulé des recommandations
concrètes quant à la manière dont l’Europe devrait réagir. En préparation
des discussions reportées à juin 2014, entres autres, l’ONG européenne
Platform on Asylum and Migration, regroupant 26 ONG basées en Europe,
a préparé une déclaration sur les grandes priorités des futures politiques
européennes en matière de migrations et d’asile
.
5. Mesures à prendre
70. Les enseignements tirés du passé qui sont relevés
dans ce rapport mettent en évidence d’autres mesures spécifiques
qui doivent encore être prises par les Etats membres, l’OTAN et
l’OMI.
5.1. Améliorer les méthodes
de travail de l’OTAN
71. L’OTAN s’est déclarée vivement préoccupée par les
décès de migrants en mer et a réaffirmé que les navires sous son
commandement répondraient systématiquement aux bateaux en détresse,
conformément à leurs obligations découlant du droit maritime. Elle
a confirmé que le rapport de l’Assemblée était utilisé dans le cadre
d’un processus de retour d’expérience visant à améliorer ses méthodes
de travail pour éviter toute nouvelle perte humaine.
72. L’opération «Unified Protector» dirigée par l’OTAN, qui avait
déployé plusieurs navires en mer Méditerranée en mars/avril 2011,
a pris fin en octobre de la même année. L’Organisation dispose actuellement d’un
groupe maritime permanent (Groupe maritime permanent de l’OTAN –
SNMG) stationné en Méditerranée. Nous ne doutons pas que le SNMG,
ainsi que toute nouvelle opération ultérieure, adapteront leurs
procédures à la lumière des conclusions de cet exercice.
73. L’OTAN a expliqué que les bâtiments militaires n’étaient pas
tous équipés de l’une des versions du système mondial de détresse
et de sécurité en mer (SMDSM) et n’avaient pas tous les moyens de
recevoir des messages de détresse. Tant que ce système ne sera pas
rendu obligatoire, il est peu probable que tous les bâtiments en
seront dotés. Ces navires disposeront cependant d’équipements de
communication sophistiqués qui leur permettront de réceptionner
les signaux de détresse. L’OMI, instance de l’ONU chargée de la
sécurité en mer, qui s’occupe notamment du suivi des conventions
SOLAS
et
SAR, a lancé en 2010 une étude visant à déterminer s’il y avait
lieu de revoir le système mondial de détresse et de sécurité en
mer (SMDSM) et à quels égards.
5.2. Clarifier les responsabilités
en matière de recherche et de sauvetage
74. En enquêtant sur le drame de mars/avril 2011, je
me suis heurtée à des avis très divergents sur la question de savoir
à qui il incombe au premier chef de répondre aux appels de détresse.
Dans les tragédies ultérieures, ce point est toujours apparu comme
un facteur déterminant. Lorsque j’ai cherché à éclaircir un certain
nombre de questions fondamentales que j’avais identifiées, les Etats
membres ont continué à me renvoyer à l’OTAN et l’OTAN aux Etats
membres. A mon sens, la responsabilité n’était ni clairement attribuée ni
clairement admise, du moins concernant les obligations en matière
de droits de l’homme.
75. Il semble que des désaccords continuent d’opposer régulièrement
Malte et l’Italie – l’une étant géographiquement plus proche pour
effectuer les sauvetages, l’autre étant responsable au premier chef
de la zone en question – ce qui se solde par d’importants retards
dans toute intervention. La coordination des opérations de recherche
et sauvetage doit être améliorée considérablement si l’on veut sauver
des vies; j’espère que l’Italie mettra à profit sa présidence de
l’Union européenne à venir pour afficher une volonté politique de
résoudre ces querelles avec Malte.
76. Alors que débutent les opérations EUROSUR visant à améliorer
la surveillance et la coordination entre Etats membres de l’Union
européenne en Méditerranée, il est essentiel de définir clairement
à qui incombe la responsabilité principale d’agir au sein du réseau
EUROSUR ainsi que parmi les centres nationaux de coordination.
77. Il importe de savoir dans quelle mesure le système EUROSUR,
avec ses centres nationaux de coordination chargés de la surveillance
des frontières, pourra garantir une réponse rapide et adéquate aux migrants
en détresse en mer Méditerranée et la responsabilisation de l’ensemble
des acteurs concernés.
78. Qui plus est, le règlement relatif aux opérations aux frontières
maritimes coordonnées par Frontex contient des dispositions concernant
l’interception, la réponse aux appels de détresse et le débarquement.
Je réaffirme que ces règles pourraient combler certaines lacunes
si les Etats membres les appliquaient aux opérations nationales
d’interception et de recherche et sauvetage.
5.3. Encourager la recherche
et le sauvetage par des navires privés
79. Sur ce point, il est primordial de dissiper les craintes
des pêcheurs qui redoutent des ennuis s’ils viennent au secours
des migrants. Toutefois, il existe encore dans certains Etats membres
des lois qui pénalisent l’aide à l’entrée irrégulière
. Des
poursuites seraient donc toujours possibles contre des entreprises
privées ou des particuliers qui aideraient des migrants en détresse.
Ces lois doivent être abrogées dans les meilleurs délais.
80. Dans sa communication du mois de décembre 2013, la TFM de
la Commission européenne a proposé de lancer au niveau national
un appel enjoignant aux capitaines de navires marchands et de bateaux
de pêche de se conformer à leur obligation, au titre du droit international
(Conventions CNUDM, SOLAS et SAR), de porter assistance à tout bateau
de migrants en détresse et de le signaler aux autorités compétentes
de leur Etat membre. Selon la TFM, il faudrait également, en parallèle,
leur assurer publiquement qu’ils seront toujours autorisés à débarquer
les migrants rapidement et «qu’ils ne subiront aucune conséquence
juridique négative en raison de cette assistance, à condition qu’ils
soient de bonne foi»
. Les récentes règles Frontex favorisent la
protection des capitaines et des équipages en prévoyant qu’ils ne
devraient pas encourir «des sanctions pénales au seul motif qu’ils
ont porté secours à des personnes en détresse en mer et qu’ils les
ont menées en lieu sûr».
81. Dans sa résolution de 2012, l’Assemblée a également souligné
la nécessité de prendre en compte les conséquences économiques pour
le navire qui porte secours et ses propriétaires. L’affaire du
MV Salamis, évoquée ci-dessus, illustre
très clairement le coût prohibitif que cela peut avoir à titre individuel.
La FRA a recommandé aux Etats membres de l’Union européenne d’étudier
les moyens de soutenir les navires privés, notamment les navires
de pêche, lorsqu’ils sont confrontés à des pertes économiques du
fait de leur implication dans des opérations de sauvetage
. La TFM ne semble pas
s’être penchée sur la question de l’indemnisation de ces navires.
5.4. Préserver le principe
de non-refoulement
82. Les affaires précitées, très récentes pour certaines,
montrent qu’en dépit d’affirmations contraires formulées devant
le Comité des Ministres et d’autres instances, certains Etats membres
poursuivent leur politique de renvoi
.
83. La position du Conseil de l’Europe sur cette question est
claire. Conformément à l’arrêt de la Cour européenne des droits
de l’homme rendu en l’affaire Hirsi Jamaa
et autres c. Italie, les Etats membres ont l’obligation
de veiller à ce que nul ne soit renvoyé dans un pays où il risque
de subir des traitements constituant une violation de l’article 3
de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette obligation
vient s’ajouter à celle incombant aux Etats au titre de la Convention
SAR.
84. On peut supposer que la plupart des personnes interceptées
ont besoin d’une protection; il faut alors qu’elles aient la possibilité
de demander l’asile dans le lieu où elles sont emmenées. Pour le
moment, une telle garantie n’existe absolument pas dans des pays
tels que la Libye ou l’Egypte. Même en Turquie, les demandeurs d’asile
non européens ont du mal à obtenir une protection en raison de la
réserve géographique qu’elle maintient à la Convention de Genève
relative au statut des réfugiés (1951).
85. Les Etats membres doivent cesser toute réadmission, même dans
le cadre du règlement de Dublin, lorsque le pays de réadmission
ne protège pas suffisamment les droits fondamentaux des individus
et leur droit à ne pas être renvoyés dans un pays où ils s’exposeraient
à des persécutions ou à des traitements inhumains ou dégradants.
A cet égard, on peut citer en exemple l’accord entre l’Italie et
la Libye, qui empêche les migrants de quitter la Libye (où leurs
droits fondamentaux subissent de graves violations) et d’obtenir
une protection en Europe.
86. Les nouvelles règles Frontex autorisent également le retour
vers des pays tiers de personnes interceptées en haute mer, après
une brève évaluation de leurs besoins en matière de protection et
de la situation dans le pays où elles seraient renvoyées. Selon
HRW, ces interceptions et renvois ne peuvent que perpétuer le cycle
des traversées dangereuses entreprises par les migrants et les demandeurs
d’asile.
5.5. Identifier les
morts et rétablir les liens familiaux
87. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de
l’Europe avait dès 2007 demandé l’identification des migrants morts
ou disparus en mer. Dans sa Déclaration de Stockholm prononcée en
2009, l’Union européenne s’est engagée à améliorer l’enregistrement
et l’identification des migrants tentant de rejoindre l’Europe.
Pourtant, jusqu’à une date récente, cette question n’a guère suscité
de débats publics.
88. Bien que des efforts considérables soient faits pour identifier
ceux qui réussissent à atteindre les côtes européennes, pour des
questions de régulation de l’immigration et de traitement des demandes
d’asile, les Etats membres ne semblent pas faire grand-chose pour
les autres qui n’atteignent pas les côtes. De nombreuses personnes
périssent donc sans que leurs familles sachent ce qu’il est advenu
d’elles. Les familles sont rarement en mesure de poursuivre leurs
démarches. Dans certains cas, le pays d’origine peut même utiliser
les informations éventuellement obtenues pour faire pression sur
les membres de la famille restés dans le pays. Il faudra donc faire
preuve de compassion et d’une extrême prudence dans ce processus.
89. En novembre 2013, le Comité international de la Croix-Rouge
(CICR), la Croix-Rouge italienne et l’université de Milan se sont
saisies de la question et ont organisé une première conférence sur
la gestion et l’identification des victimes, en mettant l’accent
sur l’expérience des pays méditerranéens européens relative aux
dépouilles de migrants. Il s’agissait de sensibiliser l’opinion
à cette tragédie humanitaire, de partager les informations relatives
aux pratiques actuelles de l’Italie, de l’Espagne, de la Grèce,
de Malte, de la France et du Portugal et de mettre en valeur les
meilleures pratiques en la matière aux niveaux national et régional.
90. J’adhère aux recommandations du CICR portant sur l’élaboration
de protocoles et de normes médico-légales et la création d’une base
de données européenne des corps non identifiés repêchés en Méditerranée et
des personnes portées disparues. Ces informations devraient être
accessibles facilement aux familles des victimes, afin qu’elles
puissent accomplir leur travail de deuil.
91. Les activités du CICR englobent en général la collecte de
demandes de recherche formulées par les proches afin d’essayer de
rétablir les liens entre les membres séparés d’une même famille.
A cet égard, je soutiens la recommandation du CICR aux autorités
d’assurer le maintien et le rétablissement des liens familiaux.
Il convient d’éviter une «séparation secondaire» des membres d’une
même famille au cours des opérations de sauvetage ou ultérieurement,
par exemple pour des raisons médicales. A défaut, les familles doivent
être informées de la situation de leurs proches.
92. Le Conseil de l’Europe accorde une grande importance à cette
question. Si ces personnes étaient mortes au combat ou sur la terre
ferme, tout serait fait pour les identifier et annoncer leur décès
aux familles. On ne peut accepter que leur statut de migrants en
situation irrégulière ne leur permette pas de jouir de la même considération.
5.6. Surveiller les
pratiques maritimes
93. L’OMI devrait jouer un rôle dans la diffusion et
la promotion d’une application correcte du droit maritime. Elle
m’a fait savoir que le suivi de ses conventions, jusqu’alors facultatif,
deviendrait obligatoire à partir du mois de janvier 2015, afin d’améliorer
la mise en œuvre de ses instruments. Cela dit, ces contrôles se
limiteront à vérifier que les systèmes nationaux de mise en œuvre
ont été mis en place et ne porteront donc pas sur l’application
effective des règles. Il est recommandé que les Etats membres de
l’OMI élargissent le mandat de cette dernière en ce sens.
94. Le 1er juillet 2006, des amendements
aux Conventions SOLAS et SAR sont entrés en vigueur, faisant obligation
aux Etats de coopérer et de coordonner leurs efforts en vue d’assurer
le débarquement des personnes secourues en mer en un lieu sûr dans
les plus brefs délais. Cela continue d’occasionner des délais excessifs
au débarquement. Les directives 2004 de l’OMI sur le traitement
des personnes secourues en mer définissent – contrairement à la
Convention SAR – la notion de «lieu sûr»
et stipulent que les gouvernements et
le RCC responsable doivent «tout mettre en œuvre pour réduire au
minimum la durée de séjour des survivants à bord du navire prêtant
assistance».
95. Cela étant, il manque toujours une disposition obligeant clairement
les Etats membres à assurer le débarquement des personnes secourues.
De plus, les directives de l’OMI ne sont pas contraignantes. Certains Etats
comme Malte ne les ont pas acceptées et continuent de faire une
distinction entre un lieu sûr au regard de la SAR et un lieu sûr
au regard du droit humanitaire. L’affaire du Salamis illustre
bien les lacunes persistantes du cadre juridique international et
de l’Union européenne quant aux obligations des Etats membres en
matière de débarquement.
96. L’OMI m’a informée dans une lettre du 7 février 2012 qu’elle
avait pris l’initiative d’apporter son concours à la rédaction d’un
mémorandum d’accord non contraignant sur les procédures visant à
faciliter le débarquement des personnes secourues en Méditerranée
. Ce dernier entend améliorer la
coordination entre les gouvernements participants pour que les survivants
soient conduits aussi rapidement que possible dans des ports ou
des lieux sûrs adaptés. Il n’imposera pas de nouvelles obligations
aux Etats parties. En juin 2013, dans un nouveau courrier, l’OMI
m’a fait savoir que l’examen d’un mémorandum d’accord régional n’avait
pas encore abouti et que sa rédaction était toujours en cours.
97. Il serait hautement souhaitable que l’OMI poursuive son travail
de médiation entre Malte et d’Italie afin que ces pays parviennent
à un terrain d’entente sur les responsabilités en matière de SAR
et de débarquement, par exemple dans le cadre d’un mémorandum d’accord
bilatéral. Entre 2009 et 2010, de tels mémorandums d’accord relatifs
aux régions SAR et à la coordination des services SAR ont déjà été
signés entre l’Italie et plusieurs de ses voisins méditerranéens
(Croatie, Grèce, Albanie, Slovénie) et notifiés à l’OMI. La conclusion
d’un accord semblable entre l’Italie et Malte constituerait sans
nul doute une étape aussi importante que prometteuse. L’Union européenne
devrait examiner les moyens de faciliter et de promouvoir la réalisation
de ce mémorandum d’accord bilatéral.