1. Introduction
1. L’Assemblée parlementaire a souligné à maintes reprises
l’importance de protéger et de défendre les droits sociaux en tant
que partie intégrante et indivisible des droits humains, notamment
dans la
Résolution 1884
(2012) «Mesures d’austérité – un danger pour la démocratie
et les droits sociaux». Les crises économiques et politiques en
cours en Europe représentent une menace pour les droits sociaux
et démocratiques. Le droit à la liberté de réunion et d’association
– y compris le droit de fonder des syndicats et d’y adhérer pour
défendre ses intérêts, le droit de négociation collective et le
droit de grève – constitue un droit fondamental garanti par la Convention
européenne des droits de l’homme (STE n° 5, «la Convention») et
la Charte sociale européenne (révisée) (STE n° 163).
2. Cependant, ces droits sont aujourd’hui menacés. Dans un contexte
marqué par la crise économique et sociale et l’augmentation du taux
de chômage dans de nombreux pays, ils sont souvent remis en cause
comme des éléments contribuant à la rigidité excessive du marché
du travail et ont, par conséquent, été gravement affaiblis sous
l’effet de diverses mesures législatives ou exécutives. Si certaines
mesures – envisagées individuellement – sont susceptibles de modifier
les systèmes de négociation collective sans nuire aux droits sociaux
et économiques fondamentaux, d’autres restreignent indûment ces
droits. L’effet global – individuel et combiné – des mesures devrait
donc faire l’objet d’une étroite surveillance.
3. Dans le présent rapport, je souhaite examiner l’impact concret
des réformes récentes et des développements en cours sur les relations
du travail et, en dernier ressort, sur la qualité de l’emploi, en m’appuyant
sur plusieurs études de cas nationaux. La précédence accordée aux
droits économiques sur les droits fondamentaux à l’intérieur de
l’Union européenne fera également l’objet d’un examen critique.
L’objectif est de formuler des recommandations pour les politiques
européennes et nationales visant à protéger et à promouvoir le droit
de négociation collective, en y incluant les conflits du travail
et le «dialogue social», en tant qu’aspect essentiel du modèle social
européen et valeur fondamentale des économies de marché européennes.
2. Normes
européennes et internationales de protection du droit fondamental
à la négociation collective et pratiques nationales actuelles
4. Le droit à la liberté de réunion et d’association
– y compris le droit de fonder des syndicats et d’y adhérer pour
défendre ses intérêts – constitue un droit fondamental garanti à
l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Dans sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme
(«la Cour») a statué à l’unanimité que l’article 11 englobe le droit
de négociation collective et le droit de grève pour les syndicats
. En outre, le droit syndical
et le droit de négociation collective dans le contexte du travail
et le droit de grève sont garantis respectivement aux articles 5
et 6 de la Charte sociale européenne (révisée). Il convient aussi
de citer dans ce contexte le Protocole additionnel à la Charte sociale
européenne prévoyant un système de réclamations collectives (STE
n° 158) en vertu duquel certaines organisations non gouvernementales nationales
et internationales peuvent «faire des réclamations alléguant une
application non satisfaisante de la Charte». Ce mécanisme est régulièrement
utilisé par les syndicats nationaux
.
5. Au niveau de l’Union européenne, la Charte des droits fondamentaux
de l’Union européenne prévoit à son article 28 le droit de négociation
et d’actions collectives. Il est envisagé depuis un certain temps
d’élaborer une approche européenne cohérente de recours collectif
visant à prévenir les pratiques illégales en droit du travail, mais
jusqu’ici, la réflexion en ce sens n’a conduit qu’à des recommandations
non contraignantes au niveau de l’Union européenne
.
6. Pour le Bureau international du travail
, la négociation collective est
l’un des piliers principaux du modèle social européen
, qui fait actuellement l’objet
d’un examen plus détaillé dans un autre rapport préparé par la commission
des questions sociales, de la santé et du développement durable
.
La négociation collective est un droit fondamental inscrit dans
la Constitution de l’OIT, affirmé dans les conventions nos 98,
151 et 154 et réaffirmé en tant que tel en 1998 dans la Déclaration
de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail.
L’OIT définit la négociation collective comme «un moyen essentiel
grâce auquel les employeurs, leurs organisations et les syndicats
peuvent établir des salaires et des conditions de travail équitables.
Elle est au fondement de relations du travail saines». Dans la pratique,
les questions qui figurent en général à l’ordre du jour de négociations
concernent les salaires, le temps de travail, la formation, la santé
et la sécurité professionnelle, l’égalité de traitement et autres
conditions d’emploi et de travail. Renforcer le caractère inclusif de
la négociation collective et des conventions collectives est généralement
perçu comme un moyen clé de réduire l’inégalité et d’étendre les
protections du travail
.
7. Au niveau national, selon les données disponibles de l’Union
européenne (portant sur les 28 Etats de l’Union européenne et la
Norvège), le pourcentage de salariés couverts par la négociation
collective – principal indicateur de ce droit – varie de 15 % à
nettement plus de 90 %. Les pays figurant en tête du tableau ci‑après ont
un taux de syndicalisation élevé, comme cela est le cas dans les
pays nordiques, ou bien sont dotés de structures légales assurant
une portée étendue aux conventions collectives. Dans les pays figurant
en bas de liste, la négociation au niveau de l’entreprise prédomine.
Dans certains pays comme la Belgique, l’Italie ou la Suède, des
liens existent entre les différents niveaux de négociation, mais
dans d’autres comme le Luxembourg ou Chypre, les divers niveaux
coexistent simplement. Globalement, la tendance semble aller dans
le sens d’une plus grande décentralisation et le développement de
sociétés transnationales, et la crise a manifestement accéléré ces
tendances
.
Tableau 1
Pays
|
Salariés couverts par
la négociation collective (%)
|
Niveau clé de la négociation
collective
|
France
|
98 %
|
Secteur d’activité et
entreprise
|
Belgique
|
96 %
|
Echelon national (fixe
le cadre)
|
Autriche
|
95 %
|
Secteur d’activité
|
Portugal
|
92 %
|
Secteur d’activité
|
Finlande
|
91 %
|
Secteur d’activité –
mais un rôle important est laissé aux négociations au niveau de
l’entreprise
|
Slovénie
|
90 %
|
Secteur d’activité
|
Suède
|
88 %
|
Secteur d’activité –
mais un rôle important est laissé aux négociations au niveau de
l’entreprise
|
Pays-Bas
|
81 %
|
Secteur d’activité (avec
aussi certaines négociations au niveau de l’entreprise)
|
Danemark
|
80 %
|
Secteur d’activité –
mais un rôle important est laissé aux négociations au niveau de
l’entreprise
|
Italie
|
80 %
|
Secteur d’activité
|
Norvège
|
70 %
|
Echelon national et secteur
d’activité
|
Espagne
|
70 %
|
Secteur d’activité –
mais la nouvelle législation donne la précédence aux conventions
d’entreprise
|
Grèce
|
65 %
|
Secteur d’activité –
mais, avec la crise, les négociations au niveau de l’entreprise
jouent maintenant un rôle plus important
|
Croatie
|
61 %
|
Secteur d’activité et
entreprise
|
Malte
|
61 %
|
Entreprise
|
Allemagne
|
59 %
|
Secteur d’activité
|
Chypre
|
52 %
|
Secteur d’activité et
entreprise
|
Luxembourg
|
50 %
|
Secteur d’activité ou
entreprise (varie selon les secteurs)
|
Irlande
|
44 %
|
Entreprise
|
République tchèque
|
38 %
|
Entreprise
|
Roumanie
|
36 %
|
Secteur d’activité et
entreprise
|
République slovaque
|
35 %
|
Secteur d’activité et
entreprise
|
Lettonie
|
34 %
|
Entreprise
|
Estonie
|
33 %
|
Entreprise
|
Hongrie
|
33 %
|
Entreprise
|
Bulgarie
|
30 %
|
Entreprise
|
Royaume‑Uni
|
29 %
|
Entreprise
|
Pologne
|
25 %
|
Entreprise
|
Lituanie
|
15 %
|
Entreprise
|
|
|
|
Moyenne de l’Union européenne
|
62 %
|
|
Moyenne, Norvège incluse
|
62 %
|
|
3. Menaces pesant
actuellement sur le droit de négociation collective, y compris le
droit de grève
8. Pour examiner les menaces dues à la crise économique,
mais aussi à la dynamique de la mondialisation, il est nécessaire
de distinguer l’impact sur le dialogue social en tant que tel et
ses conséquences pour l’emploi et les conditions de travail, telles
qu’éprouvées par les individus. C’est pourquoi je souhaite examiner
les tendances structurelles dans le domaine des relations du travail
à différents niveaux, notamment celui de: 1) la législation et les
politiques liées aux processus de négociation collective et aux conventions
collectives en tant que telles (comme éléments structurant le «dialogue
social»); 2) leurs résultats effectifs et potentiels pour la population
active, par exemple du point de vue des salaires et du maintien
de conditions de travail sûres et saines. Plusieurs pays serviront
à illustrer certains des développements récents ou en cours.
3.1. Interférence dans
les relations du travail en réponse à la crise
9. La crise financière et économique a provoqué une
forte augmentation du chômage. Le point de vue qui prédomine parmi
les gouvernements européens et d’autres acteurs comme les employeurs
est que ce chômage est dû, dans une large mesure, à la rigidité
des cadres institutionnels du marché de l’emploi. C’est pourquoi
de nombreux pays membres du Conseil de l’Europe ont pris des mesures
au niveau législatif et exécutif pour introduire des dispositifs
plus flexibles – en les justifiant souvent par le concept nouveau
mais controversé de «flexicurité»
. L’aggravation du chômage, mais
aussi la précarisation, par exemple les salariés voyant leur statut
modifier en «travailleurs indépendants», et l’externalisation ont
affecté l’exercice des droits collectifs. A mon avis, les politiques
d’austérité renforcent les tendances négatives existant actuellement sur
le marché de l’emploi au lieu d’y remédier de manière efficace.
L’Assemblée a exprimé un point de vue similaire dans sa
Résolution 1884 (2012) «Mesures d’austérité – un danger pour la démocratie
et les droits sociaux».
10. Certaines réformes de la réglementation et des pratiques en
vigueur sur le marché de l’emploi ont aussi eu des incidences directes
sur le droit de négociation collective. Entre autres choses, ces
mesures favorisent ou provoquent continûment une décentralisation
des systèmes de négociation collective, un affaiblissement de ces
systèmes, une réduction du rôle des syndicats, des interventions
directes dans les systèmes de négociation collective et l’interdiction
de faire grève
. On peut illustrer
ces tendances à l’aide d’exemples qui montrent comment les systèmes
existants de négociation collective ont évolué dans différents contextes.
3.1.1. Grèce
11. Le système de négociation collective de la Grèce
a été récemment, comme dans certains autres pays, démantelé et remplacé
en grande partie par des conventions au niveau de l’entreprise,
en affaiblissant ainsi ou en mettant un terme à la représentation
collective permanente à ce niveau. Les négociations pour le renouvellement
des conventions collectives ont pratiquement cessé et les syndicats
ne jouent presque plus aucun rôle. Il y a déjà plus d’un an, Guy
Ryder, Directeur général de l’OIT, déclarait que «les interventions
de la Troïka dans les programmes des pays de l’Union européenne
ont mis gravement en danger la négociation collective et le dialogue
social et, dans certains des pays les plus durement touchés comme
la Grèce, le dialogue social a même cessé»
.
12. Pour répondre à la crise, la Grèce a introduit des changements
majeurs dans la législation concernant la négociation collective.
Les textes de loi qui garantissaient auparavant certaines normes
en matière de conditions de travail, de salaires et de négociation
des conventions collectives ont notamment été modifiés sous l’impact
du mémorandum d’accord signé entre la Grèce et la Troïka (Commission
européenne, Banque centrale européenne (BCE) et Fonds monétaire
international (FMI)), dont l’un des premiers effets a été la suspension
des conventions collectives.
13. La législation ultérieure adoptée dans le pays a conduit également
à l’interdiction des augmentations de salaire et à la réduction
des prestations et indemnités, d’abord dans la fonction publique,
puis aussi dans le secteur privé
.
Après 2011, les augmentations salariales n’ont été autorisées qu’à
la condition d’être couvertes par la «convention collective générale
nationale» (EGSSE). A partir de 2012, toujours dans le cadre du
programme d’austérité, une nouvelle législation a encore modifié
de façon importante les conventions collectives en limitant leur
période de validité
.
14. Un autre élément montrant comment le système de négociation
collective a été modifié par la nouvelle législation est le renforcement
d’autres formes de représentation que les syndicats et les conseils
de travailleurs, notamment les «associations de personnes». Ce mode
de représentation avait été créé à l’origine pour assurer la participation
des salariés des petites et moyennes entreprises où n’existait pas
de syndicat. Cette fonction a été remise en cause par la nouvelle
législation, qui étend maintenant la possibilité de créer une association
de ce type à toutes les entreprises petites et moyennes, même celles
où existe un syndicat. La création d’une telle association peut
être décidée à la majorité des trois cinquièmes des salariés, ce
qui ouvre la voie à l’exercice de pressions par les employeurs pour
la conclusion de conventions défavorables aux salariés
.
15. En outre, en 2010, a été introduite la notion d’«accords spéciaux
d’entreprise» permettant la mise en place de normes salariales et
de conditions d’emploi non conformes aux conventions sectorielles
. Près de 50 % des conventions collectives
négociées chaque année, c’est‑à‑dire les conventions concernant 4 000 entreprises
et environ 700 000 salariés, sont aujourd’hui des «accords spéciaux
d’entreprise», dont la plupart ont été conclus avec une «association
de personnes».
3.1.2. Portugal
16. La tendance au démantèlement de l’ensemble du système
de négociation collective s’observe aussi au Portugal: selon la
Confédération européenne des syndicats (CES), les 116 conventions
négociées en 2010 n’étaient plus que 9 en 2013 et le nombre de salariés
couverts a diminué pendant la même période de 1,5 million à 300 000
(en 2012)
.
Le programme d’ajustement de la Troïka a mis fin à l’extension automatique des
conventions collectives sectorielles et a subordonné l’extension
à de sévères critères de représentativité. En pratique, le ministère
du Travail et de la Solidarité sociale n’a pas étendu de conventions
collectives depuis juin 2011.
17. Le décret-loi 19/2013 publié en février 2013 a été adopté
sans consultation préalable des partenaires sociaux. Il a imposé
aux salariés du secteur bancaire la suspension des conventions collectives
qui étaient en vigueur. Le
Sindicato
dos Bancários do Sul e Ilhas a déposé plainte à l’OIT
contre cette violation de ses droits
. En ce qui concerne la limitation
du droit de grève, la liste excessivement longue de «services d’utilité publique»
dont le fonctionnement opérationnel peut être imposé en cas de grève,
comprend un large éventail de secteurs: production et distribution
alimentaire, transports publics, production pharmaceutique, chantiers navals,
banque et secteur militaro-industriel.
3.1.3. Roumanie
18. Afin d’introduire des mesures d’austérité, le Gouvernement
roumain a adopté une nouvelle législation qui a eu un impact direct
sur les conventions collectives
. Cette législation, qui
était, entre autres, le résultat d’une table ronde organisée avec
la participation des mandants tripartites roumains, du FMI, de la
Banque mondiale, de la Commission européenne et de l’OIT, a introduit
pour la première fois en vingt ans des changements importants
.
Elle a notamment limité la durée des conventions collectives à 12
mois minimum et 24 mois maximum (alors qu’il n’existait auparavant
aucune durée maximum) et supprimé toute forme de convention collective
et de négociation au niveau national. Pour créer un syndicat, il
est maintenant nécessaire de réunir au moins 15 salariés d’une même
unité (entreprise), alors que, dans la législation antérieure, il suffisait
de 15 salariés d’une même branche ou profession. Comme environ 90 %
des entreprises roumaines emploient moins de dix salariés, il devient
par conséquent impossible pour la plupart des travailleurs de s’organiser
et de défendre leurs droits.
19. Pour l’OIT, la nouvelle approche roumaine représente clairement
une interférence indue dans le système de négociation collective,
tel que garanti par les normes internationales fondamentales du
travail
. Depuis 2011, les conventions
collectives peuvent être négociées au niveau de l’entreprise, du
groupe d’entreprises et de la branche d’activité. La suppression
des conventions collectives au niveau national peut, en particulier,
être considérée comme une violation du principe de négociation collective
libre et volontaire.
3.1.4. Espagne
20. En Espagne, plusieurs révisions législatives affectant
le système de négociation collective ont récemment été adoptées,
certainement aussi sous l’effet des politiques d’austérité et de
la recherche de dispositifs plus flexibles. Le «principe de faveur»
a été inversé et les conventions établies au niveau de l’entreprise
ont maintenant la précédence sur les conventions de niveau plus
élevé. Ce changement déjà en lui‑même très important a été amplifié
en autorisant les groupes non‑syndicaux de salariés à conclure des conventions
collectives. Le rôle des syndicats s’en est trouvé par conséquent
nettement réduit et la négociation de conventions collectives est
de plus en plus décentralisée au niveau de l’entreprise.
21. Un troisième changement majeur dans l’équilibre des pouvoirs
entre partenaires sociaux a consisté à limiter l’effet rémanent
des conventions collectives: auparavant, une convention demeurait
valide jusqu’à la signature d’une nouvelle convention, alors qu’avec
la nouvelle législation, toute convention cesse dorénavant d’être
effective au bout d’un an. Ce nouveau mode de fonctionnement retire
non seulement aux salariés le bénéfice des mesures convenues pour
protéger leurs intérêts, mais affaiblit aussi la position de leurs représentants
dans le processus de négociation. Il diminuera l’intérêt des employeurs
pour conclure des conventions collectives résultant ainsi dans une
couverture moindre par des accords collectifs. Par ailleurs, les entreprises
peuvent dorénavant choisir de ne pas appliquer des conventions collectives
non seulement pour des raisons économiques, mais aussi pour des
raisons techniques, organisationnelles ou liées aux processus. Au
début de la crise, le gouvernement s’était concentré sur la négociation
de sa politique avec les représentants des entreprises et des travailleurs,
et, seulement après l’échec du dialogue social, avait commencé à
mettre en œuvre des décrets urgents. Cependant, le nouveau gouvernement
se caractérise par une approche unilatérale qui a même écrasé des
conventions collectives existantes
.
22. D’une manière générale, les organisations de salariés espagnoles
sont confrontées à des pressions judiciaires accrues contre l’action
collective. Le «manifeste pour la défense du droit de grève et des
libertés syndicales» déclare qu’après 35 ans de droits garantis
par la Constitution, les autorités publiques remettent en cause
ces droits, comme l’indiquent les 200 cas de poursuites judiciaires
engagées contre les membres de syndicats pour appel à la grève et
organisation de grèves légitimes
.
3.2. Remise en cause
du dialogue social pour différents motifs
23. Dans certains contextes nationaux, les systèmes de
négociation collective sont soumis à des pressions dont l’origine
n’est pas directement liée aux programmes d’austérité lancés au
niveau européen, bien qu’elles reflètent parfois la conjoncture
économique actuelle et expriment la volonté de réaliser des économies
à différents niveaux ou d’améliorer les conditions (notamment en
matière d’investissement) pour les employeurs. Dans certains cas,
comme dans mon pays l’Allemagne, le dialogue social a besoin d’être
modernisé en modifiant certaines normes traditionnelles comme la
restriction du droit de grève des fonctionnaires
. L’Allemagne
et la Turquie peuvent donc servir à illustrer la prévalence des
divers dangers ou obstacles auxquels sont confrontés les systèmes
de négociation collective.
3.2.1. Allemagne
24. Le droit de grève a été établi en Allemagne par un
certain nombre de décisions judiciaires, car ce droit n’est pas
explicitement reconnu dans la Constitution fédérale (Grundgesetz) – mais les constitutions
de plusieurs des Etats fédérés (Länder)
incluent des dispositions à ce sujet. En l’absence de législation
spécifique, les décisions des tribunaux se fondent généralement
sur la liberté d’association, qui est garantie dans la Grundgesetz.
25. Le droit de négociation collective et le droit de grève ne
sont évidemment pas interprétés de la même façon au niveau des organes
liés à la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte
sociale européenne, d’une part, et à l’échelon national, d’autre
part. Le Comité européen des Droits sociaux a conclu, par exemple,
que la situation en Allemagne n’est pas conforme à l’article 6.4
de la Charte sociale européenne aux motifs que: 1) les grèves ne
visant pas à obtenir une convention collective sont interdites (impossibilité
de faire grève pour assurer l’application de la réglementation en
matière de sécurité et de santé sur le lieu de travail ou en réponse
à des licenciements); et 2) les conditions que doit remplir un groupe
de salariés pour créer un syndicat et appeler à la grève constituent
une restriction indue du droit de grève
.
26. La Cour européenne des droits de l’homme a également jugé
clairement dans plusieurs arrêts que l’interdiction du droit de
grève des fonctionnaires constitue une violation de l’article 11
de la Convention, car seules certaines catégories spécifiques, définies
sur la base de critères fonctionnels, peuvent être exclues du droit
de négociation collective, y compris le droit de grève. L’article 33.5
de la Constitution allemande n’établit pas une interdiction générale
de faire grève pour les fonctionnaires, mais peut restreindre en
pratique les droits de ces derniers
. La législation et les tribunaux allemands
devraient donc mieux prendre en compte les dispositions du droit
international garantissant le droit de grève et accorder une plus
forte priorité à la mise en conformité du droit allemand avec les
obligations internationales. Je rappellerai à cet égard la jurisprudence de
la Cour constitutionnelle allemande au regard de l’article 46.1
de la Convention, qui oblige l’Allemagne à suivre les décisions
de la Cour européenne des droits de l’homme en principe aussi quand
ils visent d’autres Etats Parties
.
27. L’évolution actuelle, cependant, va plutôt dans le sens opposé:
le Gouvernement allemand a annoncé récemment un nouveau texte de
loi en vue de l’établissement de conventions collectives uniques
pour les salariés d’une même entreprise. Cette loi sur l’«unité
de négociation» (
Tarifeinheit)
vise à interdire l’extension de l’action revendicative au‑delà des
parties contractantes à une convention collective, par exemple à
d’autres syndicats et leurs membres. Même si l’objectif politique
de parvenir à une plus grande unité dans la représentation des salariés
peut être considéré comme légitime, la volonté de décréter cette
unité au moyen de la loi est difficilement compatible avec le droit
de négociation collective et le droit de grève découlant de l’article
11 de la Convention. Plusieurs syndicats allemands sont évidemment
très fortement opposés à ce projet de loi
.
28. L’Allemagne est aussi actuellement le lieu d’un conflit du
travail qui semble assez symptomatique à l’ère de la mondialisation:
depuis plus d’un an, les employés d’Amazon en Allemagne se sont
mis à plusieurs reprises en grève pour défendre leur droit à la
négociation d’une convention collective, tel que garanti par la législation
allemande
. La législation nationale à ce
sujet peut être considérée comme conforme aux normes internationales
mais certains obstacles s’opposent à son application dans une entreprise
internationale. A mon avis, il faudrait notamment une action concertée
au niveau européen pour aider les travailleurs concernés à faire
face à leurs employeurs transnationaux.
3.2.2. Turquie
29. La Turquie n’a pas ratifié les articles 5 et 6 de
la Charte sociale européenne et de nombreuses affaires concernant
ce pays ont été portées devant la Cour européenne des droits de
l’homme dans le domaine du droit de négociation collective. L’amendement
à la constitution de 2010, qui devrait permettre l’amélioration
des droits syndicaux des fonctionnaires et des employés du secteur
public, a été accueilli comme un signe prometteur. Cependant, en
2012, les syndicats ont déclaré que leurs objections n’avaient pas
été suffisamment prises en compte dans le processus d’élaboration
de la nouvelle législation
.
30. Le Comité consultatif mixte UE-Turquie a régulièrement souligné
que le gouvernement ne peut invoquer l’absence de consensus lors
des consultations pour continuer à s’abstenir de mettre la législation
turque en conformité avec les normes internationales et noté que
la loi nouvellement amendée limite le régime de négociation collective
. On relèvera que le comité fait
état dans son rapport 2013 de plusieurs améliorations instaurées
par la nouvelle législation. Il évoque néanmoins des préoccupations
qui subsistent dans plusieurs domaines, notamment l’absence de protection
des travailleurs des petites entreprises contre les actes de discrimination
antisyndicale, les obstacles à l’acquisition de compétences en matière
de négociation collective et les restrictions au droit de grève
. En tout état de cause, il convient
néanmoins de se féliciter de l’abrogation de l’interdiction des
grèves dans le secteur aérien.
31. En dépit des attentes suscitées par l’amendement constitutionnel
de 2010, les modifications effectives de la législation sont décevantes
et n’ont pas encore établi les droits syndicaux de tous les fonctionnaires.
La législation actuelle empêche toujours un certain nombre de salariés
d’adhérer à un syndicat, notamment les employés civils et les fonctionnaires
du ministère de la Défense nationale, des forces armées turques
et de la police, ainsi qu’un certain nombre d’autres professions
. La Cour constitutionnelle
a toutefois contesté certaines de ces dispositions, notamment en
ce qui concerne ces dernières catégories (fonctionnaires du ministère
de la Défense nationale, membres des forces armées turques et de
la police). Dans le secteur public, le droit à la négociation collective
demeure indûment restreint et le droit de grève n’est toujours pas
reconnu.
32. La législation turque prévoit en outre toujours une gamme
étendue de restrictions au droit des syndicats à organiser leur
gestion, à élire des représentants et à s’auto‑administrer complètement,
en particulier:
- le ministère
du Travail et de la Sécurité sociale peut demander la suppression
des organes exécutifs d’un syndicat en cas de non‑respect des normes
relatives aux réunions et aux décisions des assemblés générales ;
- la composition et le fonctionnement interne des syndicats
(comme le nombre de membres du conseil exécutif ou le quorum requis
pour l’adoption des décisions) sont soumis à des règles strictes ;
- en cas de violation grave de la législation régissant
ses activités, un syndicat peut être contraint à suspendre ses activités
ou à engager une procédure de liquidation sur ordre d’un tribunal
du travail et (tout comme dans la législation antérieure) le mandat
d’un représentant syndical est automatiquement interrompu en cas
d’élection au parlement;
- un vote à la majorité absolue des membres présents de
l’assemblée générale (et, dans tous les cas, au moins un quart du
nombre total des membres) est requis pour prendre des décisions;
- l’élection des dirigeants des syndicats est soumise à
une procédure stricte supervisée par les autorités judiciaires;
- les aides ou dons de partis politiques et d’autres institutions
ou organisations publics sont interdits.
33. Le droit de grève est soumis aux restrictions suivantes dans
la législation turque la plus récente:
- les grèves ne sont autorisées qu’en cas de conflit au
cours des négociations en vue d’une convention collective;
- l’appel à la grève est interdit dans les secteurs suivants:
activités funéraires et mortuaires, pétrole et gaz naturel, activités
pétrochimiques, productions à base de naphte ou de gaz naturel;
- le Conseil des ministres peut suspendre par décret un
appel à la grève, une grève en cours ou un lock-out licites pendant
une période de 60 jours si ceux‑ci sont préjudiciables à la santé
publique et à la sécurité nationale. S’il n’est pas possible de
trouver un accord pendant cette période, le conflit peut être soumis
à un arbitrage obligatoire .
34. Certaines de ces règles vont manifestement à l’encontre du
droit de grève, tel que défini par la Charte sociale européenne
. Les possibilités prévues d’interrompre
une grève peuvent donner lieu à des abus. Le Conseil des ministres,
par exemple, a décidé de faire cesser une grande grève dans l’industrie
du verre en invoquant des raisons peu crédibles de «santé publique
et de sécurité nationale». Dans leur lettre de réclamation au BIT,
les syndicats déplorent le fait que «le gouvernement turc a invoqué
systématiquement et de manière abusive la disposition en matière
de suspension de la législation du travail pour saper la liberté d’association
et le droit de grève»
. Pour se conformer aux normes internationales,
le Gouvernement et les tribunaux turcs devraient donc respecter
strictement les limitations de la restriction du droit de grève
prévues à l’article 11.2 de la Convention européenne des droits
de l’homme. Plus récemment, la nécessité de se conformer aux normes
internationales a été confirmée par le rapport d’avancement 2014
de l’Union européenne sur la Turquie
.
3.3. Raisons du démantèlement
du dialogue social et conséquences pour le marché de l’emploi
35. Les quelques exemples nationaux présentés ci‑dessus
montrent que le droit de négociation collective et le droit de grève
sont confrontés à divers obstacles, pressions et menaces dans les
économies actuelles. Certains sont dus aux mesures communes adoptées
au niveau européen en réponse à la crise économique et financière
ou aux programmes d’austérité imposés à certains pays par la Troïka
et d’autres acteurs. D’autres, par contre, sont liés à un contexte
national particulier dans lequel les partenaires sociaux ont des difficultés
à dépasser un modèle traditionnel (par exemple en Allemagne) ou
dans lequel l’économie est aussi marquée par une tendance globale
au renforcement du rôle et de l’intervention de l’Etat (par exemple
en Turquie).
36. Quelques-uns de ces défis actuels sont clairement liés aux
tendances à la globalisation. Face aux divers marchés de travail
nationaux, les sociétés transnationales sont de plus en plus en
position de négocier les conditions de travail de leurs salariés
«vers le bas», en menaçant de délocaliser leurs activités vers un
autre pays où les conditions sont plus favorables pour les employeurs.
Dans ce contexte, des entreprises plus petites ne peuvent pas concurrencer
les grandes, et suivent souvent des tendances similaires de démantèlement
des droits sociaux. Je rappellerai la résolution du Parlement européen
sur les négociations collectives transfrontalières et le dialogue
social transnational
, qui porte sur l’absence de cadre
juridique pour les accords transnationaux entre syndicats et employeurs.
Je pense moi aussi comme le dit ce document que «l’adoption du principe
de la clause la plus favorable et de la clause de non-régression
est nécessaire pour éviter le risque que des accords d’entreprise
transnationaux à l’échelon européen portent atteinte ou nuisent à
des conventions collectives nationales ou à des accords d’entreprise
nationaux». Cependant, même sans cadre juridique spécial, l’article
28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantit
le droit de négocier des conventions collectives au niveau approprié
et de mener des actions collectives – même sans limitation à des
niveaux appropriés. Je rappellerai également que la question des
multinationales a déjà été explorée par l’Assemblée dans le cadre
de ses activités menant à la
Résolution
1993 (2014) sur un travail décent pour tous, dans laquelle elle
appelle à la garantie «[d’]une mise en œuvre cohérente des normes fondamentales
du travail au niveau mondial, ainsi que des dispositions pertinentes
de la Charte sociale européenne, en particulier celles relatives
à la liberté syndicale et à la négociation collective, à une rémunération
équitable et à une couverture sociale, à la non-discrimination et
aux services de l’emploi, à la protection des mineurs et à un environnement
professionnel sain et sûr».
37. En outre, les normes internationales n’ont pas le même statut
dans les différents Etats membres du Conseil de l’Europe. Certains
d’entre eux n’ont pas encore pleinement ratifié des instruments
essentiels en matière de droits sociaux comme la Charte sociale
européenne, tandis que d’autres l’ont fait mais ils n’en acceptent
pas l’ensemble des articles et/ou ils ne mettent pas effectivement
en œuvre les articles pertinents. Etant donné les conséquences à
court et à long terme du démantèlement des systèmes de négociation collective,
il est de la plus haute importance que les pays respectent la signification
des normes internationales auxquelles ils ont déjà souscrit ou aspirent
à le faire via leur appartenance à des institutions européennes comme
le Conseil de l’Europe.
38. Il est clair que, dans un contexte socio-économique qui évolue,
les relations du travail et les conditions d’emploi évoluent elles
aussi constamment en réponse à des défis nouveaux. Néanmoins, alors
que certaines des mesures décrites plus haut, envisagées individuellement,
peuvent modifier les systèmes de négociation collective sans outrepasser
les limites des droits fondamentaux, d’autres représentent manifestement
une restriction indue de ces droits. Les restrictions du droit de
négociation collective, y compris le droit de grève, ne sont compatibles
avec la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte
sociale européenne que si elles «constituent des mesures nécessaires,
dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté
publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à
la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des
droits et libertés d’autrui»
.
39. La Confédération européenne des syndicats (CES) considère
que certaines des mesures requises par la Troïka dans les pays d’intervention
sont mal fondées et de portée trop étendue: le rythme d’assainissement budgétaire
est trop ambitieux, les programmes sont trop fortement axés sur
la réduction des dépenses publiques, le dialogue social n’est pas
respecté et les systèmes de protection sociale et de négociation collective
sont en fait démantelés. Dans certains pays, les mesures d’austérité
ont été imposées sans consultation adéquate des partenaires sociaux
(à Chypre, par exemple, de nombreuses réunions ont été organisées
avec les employeurs mais deux seulement avec les syndicats) ou les
accords négociés n’ont pas été respectés (au Portugal, l’«accord
tripartite pour la croissance, la compétitivité et l’emploi» de
2012 a été annulé par la recommandation de la Troïka de restreindre
la portée légale des conventions collectives). Le montant du salaire
minimum a été abaissé bien au‑dessous d’un niveau acceptable et
les partenaires sociaux n’ont plus la possibilité de faire entendre
leur point de vue (par exemple en Grèce où le montant du salaire minimum
a été réduit de 22 % en général et de 32 % pour les jeunes salariés
de moins de 24 ans et au Portugal où les augmentations du salaire
minimum décidées d’un commun accord ont été gelées).
40. Selon la CES, cependant, certaines des évolutions actuelles
qui conduisent à un affaiblissement du modèle social européen ne
sont pas entièrement justifiées par la crise. Elles résultent de
décisions politiques qui ont été prises bien avant la crise financière
et économique, alors que les mesures continuent d’être présentées
au public comme une réponse inévitable à la situation actuelle.
D’autres acteurs, comme les fédérations européennes des employeurs,
tout en affirmant leur conviction que le principal défi des économies européennes
est aujourd’hui de favoriser la compétitivité, la croissance et
l’emploi, estiment néanmoins que certains des problèmes actuels
ne sont pas fondamentalement liés à la crise (qui n’a fait que les
exacerber), mais tiennent à des faiblesses structurelles présentes
de longue date dans les marchés du travail européens et qu’il importe
de surmonter. Parmi les mesures à appliquer, ils envisagent la réduction
des coûts de main-d’œuvre non salariaux et certaines adaptations
du système des relations industrielles, qui pourrait bénéficier des
tendances à la décentralisation au niveau national
.
En tant que rapporteur du présent rapport, j’admets certes que les
relations industrielles doivent certainement évoluer, mais je suis
convaincu que la compétitivité globale ne doit pas servir d’argument
pour justifier le démantèlement des normes en matière de droits
sociaux en Europe. Le modèle social européen reste une valeur qui
mérite d’être protégée et qui pourrait donner des exemples de bonnes
pratiques et des orientations à d’autres régions du monde.
41. Je partage par ailleurs le point de vue de la CES selon lequel
le dialogue social et la négociation collective constituent des
droits acquis de longue date par les travailleurs et doivent être
protégés en tant que pierres angulaires de la démocratie
. Je rappelle à cet
égard la
Résolution 1884
(2012) de l’Assemblée «Mesures d’austérité – un danger pour
la démocratie et les droits sociaux» dans laquelle nous appelons
les gouvernements nationaux à «empêcher de porter atteinte aux normes
démocratiques existantes lors de la prise de décisions liées à la
“crise de la dette souveraine” et lors d’éventuelles actions communes européennes,
en laissant la latitude maximale possible aux gouvernements nationaux
et autres institutions nationales démocratiquement légitimées, en
particulier aux parlements». Outre les gouvernements et les parlements,
les institutions démocratiquement légitimées comprennent aussi évidemment
les syndicats, qui sont l’expression de l’auto‑organisation des
salariés et de leur droit à participer aux processus de décision.
42. En tant qu’observateur régulier de l’évolution socioéconomique
dans l’ensemble de l’Europe, je pense que l’affaiblissement des
systèmes nationaux de négociation collective affectera de manière
significative un certain nombre de droits sociaux qui ont été obtenus
au bout de nombreuses années, après des décennies de dialogue social.
La réduction plus ou moins grande de la portée des négociations
collectives devrait aussi avoir des effets significatifs sur la
proportion de salariés touchant des bas salaires
. Il n’est pas encore possible, à mon
avis, d’estimer pleinement l’impact de cette évolution sur les salaires
et la qualité des conditions de travail, et les autres conséquences
ultérieures qui pourront en résulter sur le niveau des revenus,
le bien‑être des individus et la cohésion sociale dans nos sociétés.
4. Des réponses européennes
contradictoires: législation européenne et gestion de la crise par
l’Union européenne contre obligations nationales et européennes
43. S’attaquer à la négociation collective c’est remettre
en cause le dialogue social traditionnel en tant que pilier majeur
du modèle social européen et modifier en profondeur les rapports
de force entre les employeurs – qui sont de plus en plus des acteurs
mondiaux – et les salariés – qui restent des acteurs très localisés.
Toute évolution négative dans un sens non démocratique devrait être
arrêtée dès maintenant et les droits sociaux fondamentaux être protégés
et promus le plus possible. A cette fin, les normes et l’action
européennes devraient être harmonisées et garanties à un niveau
élevé afin de réagir de manière cohérente aux défis européens et
mondiaux, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
4.1. Législation et
jurisprudence de l’Union européenne et obligations internationales
44. La Charte des droits fondamentaux reconnaît le droit
de grève à l’article 28.3. La Charte stipule aussi à l’article 52.3:
«Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant
à des droits garantis par la Convention européenne des droits de
l’homme, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur
confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle
à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue.»
De plus, l’article 53 qui définit le degré de protection, renvoie
non seulement à la Convention européenne des droits de l’homme,
mais aussi à des accords internationaux auxquels l’ensemble des
Etats membres sont Parties. Ainsi, le Pacte des Nations Unies relatifs
aux droits économiques, sociaux et culturels, les huit conventions-clés
de l’OIT sur la liberté d’association, l’interdiction du travail
forcé, du travail des enfants et la discrimination, et l’inspection
du travail et, au niveau du Conseil de l’Europe, la Charte sociale européenne
(que ce soit dans sa version originale de 1961 ou dans celle, «révisée»,
de 1996). De plus, le préambule du Traité de l’Union européenne
(TUE) et l’article 151 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
(TFUE) mentionnent expressément les «droits sociaux fondamentaux»,
tels que la Charte sociale européenne les définit.
45. En outre, l’Union européenne s’est engagée dans le mémorandum
d’accord avec le Conseil de l’Europe à veiller à la cohérence du
droit de l’Union européenne avec les conventions pertinentes du
Conseil de l’Europe. Néanmoins, en mai 2014, le Secrétaire Général
du Conseil de l’Europe, dans le rapport intitulé «Situation de la
démocratie, des droits de l’homme et de l’Etat de droit en Europe», a
signalé une nouvelle fois que les «contradictions entre le droit
de l’Union européenne et les principes de la Charte sociale européenne» demeurent
l’un des principaux défis dans le domaine des droits sociaux
.
46. En ce qui concerne le droit de grève, des différences existent
entre les systèmes juridiques de l’Union européenne et du Conseil
de l’Europe: la relation entre la négociation collective et le droit
de grève, d’une part, et les libertés qui prévalent sur le marché
intérieur de l’Union européenne, d’autre part, a été remise en cause par
la Cour de justice de l’Union européenne dans ses arrêts dans les
affaires Viking et Laval, qui ont donné lieu à d’amples
discussions. Bien que mentionnant les conventions internationales
pertinentes, la Cour de justice ne tient compte dans ses décisions
ni de leur champ d’application, ni des conditions exigées pour restreindre
le droit de grève, telles qu’énoncées dans la Charte sociale européenne
et la Convention. Basant son raisonnement sur la priorité des libertés
du marché intérieur sur les droits sociaux, la Cour de justice néglige
d’expliquer comment ces libertés peuvent justifier des restrictions
conformément à l’article 11.2 de la Convention, pour autant que,
dans une société démocratique, de telles restrictions soient nécessaires
à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre
et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la
morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. La Cour
de justice devrait – ainsi que cela s’est produit autrefois et que
la Charte des droits fondamentaux (juridiquement contraignante depuis 2009)
l’exige – adapter ses décisions aux arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme.
47. Dans l’optique de la Convention et de la Charte sociale européenne,
et compte tenu aussi du fait que ce droit est garanti dans l’Union
européenne (par la Charte des droits fondamentaux), il est clair
que le droit de grève n’est pas reconnu uniquement à l’échelon national.
Le droit de faire grève au niveau transnational européen ne peut
être restreint que sur la base des conditions définies dans la Convention,
telles que développées par la Cour européenne des droits de l’homme
qui n’a reconnu en aucun cas la légitimité d’introduire des restrictions
au droit de grève pour protéger l’activité économique transfrontalière.
Aucun motif ne peut justifier une telle protection de l’activité
économique dans une société démocratique au sens de l’article 11
de la Convention. Clarifier la situation en ce domaine et renforcer
le droit de grève au niveau européen devrait donc constituer une
priorité pour le Conseil de l’Europe, ses Etats membres et les organes de
l’Union européenne.
48. Le développement de la législation de l’Union européenne et
son application devraient être suivis avec plus d’attention par
les organes du Conseil de l’Europe chaque fois que cela peut avoir
un effet sur le droit de négociation collective et de grève. Ainsi,
«le Règlement Monti II» de la Commission destiné à réglementer le droit
d’action collective dans le contexte de la liberté d’établissement
s’est achevé par une plainte subsidiaire de 12 parlements nationaux
fondée sur l’argument selon lequel le règlement porterait atteinte
au droit constitutionnel national, surtout pour ce qui est du droit
de grève. Un autre exemple est l’état d’urgence et ses rapports
avec le principe de solidarité de l’article 222 du TFUE, s’il est
appliqué à la grève. De même, le projet de «Paquet portuaire III»
ajourné et le «Paquet ferroviaire révisé» comprennent des dispositions
qui pourraient avoir des effets sur le droit de grève. Enfin, il
faudrait suivre de près les effets éventuels du Partenariat transatlantique
de commerce et d’investissement sur la protection des droits collectifs.
Les Etats membres devraient s’efforcer de faire en sorte que l’Union
européenne défende le droit de grève et limite ses restrictions conformément
aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme.
4.2. Gestion de la crise
par l’Union européenne et obligations nationales et internationales
49. Au vu des premiers éléments présentés ci‑dessus,
il apparaît clairement que les réponses à la situation économique
actuelle au niveau européen sont dans bien des cas contradictoires
et que certains des décideurs n’ont pas la légitimité démocratique
requise. La Troïka n’a aucune existence juridique mais la Commission européenne
et la Banque centrale européenne sont toujours liées par les traités
assurant la protection des droits fondamentaux (articles 51 de la
Charte des droits fondamentaux et 13 TUE), ainsi que par l’obligation de
promouvoir le rôle des partenaires sociaux, de faciliter le dialogue
social et l’autonomie des partenaires sociaux (en vertu notamment
de l’article 152 TUE)
.
Bien que la tendance à remettre en cause le droit de négociation
collective semble se manifester dans tous les Etats membres, certains
contextes particuliers doivent être pris en compte dans divers pays.
Le FMI, par exemple, tout comme la Troïka de l’Union européenne,
exige régulièrement l’introduction de réformes du marché de l’emploi
dans ses mémorandums d’accord avec les Etats qui sollicitent son
aide financière. L’Union européenne n’a aucune compétence en matière
de politiques de fixation des salaires et de négociation collective,
mais on observe actuellement un changement de paradigme et le remplacement
du soutien de droit (ou, tout au moins, de l’acceptation) d’une libre
négociation collective en particulier en vertu de l’article 28 de
la Charte des droits fondamentaux et de l’article 153.5 du TFUE
par l’intervention politique directe dans les processus nationaux
de négociation collective
.
50. Avec la nouvelle réglementation «six-pack» de l’Union européenne
, la Commission a acquis de nouveaux
moyens d’exercer des pressions sur les Etats membres de la zone
euro. Le pacte budgétaire européen a encore renforcé cette situation
en augmentant les compétences des décideurs de l’Union européenne
pour obliger les pays visés par une «procédure pour déficit excessif»
à soumettre leurs programmes de réforme économique et structurelle
– qui englobent potentiellement le domaine des salaires et de la
négociation collective – à l’approbation et au contrôle de l’Union
européenne
. L’instrument
de convergence et de compétitivité proposé pour l’Union européenne,
anciennement appelé «pacte de compétitivité», pourrait contribuer
à intensifier cette évolution: la Confédération européenne des syndicats
a critiqué ce pacte comme une «attaque contre la négociation collective»
menant l’Europe à une «impasse»
.
51. Outre qu’elles représentent un danger pour l’exercice effectif
du droit de négociation collective, ces formes de gouvernance manquent
de légitimité démocratique. C’est ce que montre, par exemple, le
point de vue de la Direction générale des affaires économiques et
financières de la Commission européenne, qui a acquis une influence
croissante au cours des dernières années. Son rapport sur «
Labour Market Developments in Europe 2012»
contient une sous‑section sur le «cadre de négociation des salaires»
qui appelle les responsables en ce domaine à: abaisser le montant
du salaire minimum légal ou contractuel; réduire le champ d’application
du système de négociation; réduire l’extension (automatique) des
conventions collectives; réformer le système de négociation dans
le sens d’une plus grande décentralisation, par exemple en supprimant
le «principe de faveur» ou en limitant son application; introduire/étendre
la possibilité de déroger aux conventions négociées à un échelon
plus élevé ou de négocier des accords d’entreprise; et promouvoir des
mesures permettant de «réduire globalement le rôle des syndicats
dans la fixation des salaires»
.
52. On observe par conséquent en Europe le développement d’une
approche qui considère que les syndicats et les processus de négociation
collective font partie des obstacles à la résolution de la crise
actuelle. Le cas du Portugal a suscité à maintes reprises des critiques
virulentes, la Cour constitutionnelle de ce pays ayant défendu la
Constitution contre la mise en œuvre de plusieurs mesures envisagées
dans le cadre des programmes d’ajustement
.
5. Conclusions
et recommandations: comment protéger le droit de négociation collective
53. Au vu des obstacles et des menaces qui pèsent sur
certaines formes traditionnelles de relations du travail et de l’insuffisance
des mesures adoptées récemment en réponse à la crise, tels que décrits
plus haut, je voudrais souligner notamment l’importance de la protection
du droit de négociation collective, y compris le droit de grève.
J’invoquerai pour ce faire un argument régulièrement mis en avant
par l’économiste américain Paul Krugman qui déclare: «En principe,
tous les citoyens ont également leur mot à dire dans le processus politique.
En pratique, évidemment, certains d’entre nous sont plus égaux que
les autres. (…) Dans ces conditions, il est important de disposer
d’institutions pouvant faire contrepoids au pouvoir des gros capitaux. Les
syndicats sont parmi les plus importantes de ces institutions»
.
54. Pour préserver le modèle social européen et ses éléments fondamentaux,
en particulier le dialogue social et le droit de négociation collective
et de grève, les politiques économiques actuelles devraient mettre l’accent
non pas sur l’austérité mais sur l’investissement. Le dialogue social
et les systèmes de négociation collective, qui ont déjà été en grande
partie démantelés ou affaiblis dans toute l’Europe pendant les dernières années,
devraient être rétablis. Il faudrait prendre les «partenaires sociaux»
pour ce qu’ils sont: des «partenaires» qui s’associent pour obtenir
de bons résultats économiques et répartir équitablement les richesses,
et parfois comme des opposants qui se disputent le pouvoir et des
ressources qui se raréfient. Les économies modernes qui s’attachent
à une répartition équitable des richesses devraient fonder leurs
décisions sur les principes de bonne gouvernance et de démocratie,
que ce soit dans le domaine public ou privé. Investir dans les droits
sociaux, c’est investir dans l’avenir.
55. Les organes de l’Union européenne et les Etats membres devraient
se conformer à leurs obligations au titre de la Charte européenne
des droits fondamentaux et des traités de l’Union européenne de
protéger le droit de négociation collective et le droit de grève
du moins au niveau de protection reconnue par la Convention européenne
des droits de l’homme. L’Union européenne devrait surmonter les
derniers obstacles à l’accession à la Convention, en assurant ainsi
une protection juridique individuelle contre les mesures adoptées
par l’Union européenne. Tous les Etats membres du Conseil de l’Europe
devraient, s’ils ne l’ont pas encore fait, ratifier pleinement la
Charte sociale européenne (révisée) et poursuivre – dans un souci
d’effectivité plus grande – la mise en œuvre des dispositions pertinentes
de la Convention (article 11) et de la Charte sociale européenne (articles 5
et 6). Il faudrait aussi qu’ils soutiennent pleinement le Protocole
additionnel à la Charte sociale européenne prévoyant un système
de réclamations collectives pour donner aux syndicats un instrument
pour porter plainte dans des affaires de non-respect de la Charte
sociale européenne.
56. En ce qui concerne d’autres mesures, des participants majeurs
à ce débat ont formulé récemment des recommandations importantes.
Par exemple, en novembre 2013, la Confédération européenne des syndicats a
présenté un plan d’investissement pour l’Europe comme solution de
rechange aux politiques d’austérité, proposant notamment les points
suivants:
- des investissements
de 2 % de plus par an dans le PIB de l’Union européenne sur dix
ans;
- une coopération renforcée entre les Etats membres et un
contrôle démocratique de l’orientation stratégique des politiques;
- la participation des partenaires sociaux à un dialogue
social renforcé;
- des négociations collectives et la participation des salariés,
en particulier pour ce qui est des processus de gouvernance économique
au niveau des pays et de l’Union européenne et des réformes du marché du
travail;
- l’encouragement, le respect et l’extension des normes
sociales européennes .
57. Le nouveau Président de la Commission européenne s’est engagé
à réaliser un programme d’investissement d’un montant de 300 milliards
d’euros pendant la première année de son mandat, mais on ne sait
pas bien comment se répartiront investissements publics et privés.
Cependant, la FMI estime que l’Union européenne devrait investir
davantage, car la zone euro risque de connaître une stagnation durable
. Selon moi, les gouvernements européens
devraient non seulement commencer à investir pour relancer l’économie, mais
aussi renforcer la consultation avec les organisations de salariés
et s’abstenir d’encourager des réformes structurelles qui réduisent
les compétences de fixation des salaires des organisations syndicales
et qui affectent les conditions de travail dans un contexte de chômage
élevé.