1. Introduction
1. Du versement de pots-de-vin aux autres actes de corruption,
de la fraude aux violations des droits de l’homme, les donneurs
d’alerte nous ont aidés à lutter contre l’impunité, en révélant
les malversations du secteur public comme du secteur privé. Le fait
de protéger les personnes qui contribuent au débat public en divulguant
des informations permet d’améliorer l’obligation démocratique de
rendre des comptes, la gouvernance et la protection des droits de
l’homme. L’Assemblée parlementaire a encouragé par le passé les Etats
à élaborer des cadres juridiques et à mettre en œuvre des moyens
adéquats d’obtenir des révélations de la part des donneurs d’alerte
et d’y donner suite, à renforcer la protection des individus qui
divulguent des informations dans l’intérêt général contre les mesures
de rétorsion dont ils peuvent faire l’objet et à favoriser la création
d’un environnement dans lequel les citoyens se sentent moins menacés
lorsqu’ils font état de malversations
.
2. Les révélations faites par Edward Snowden ont démontré une
fois encore l’importance de l’action des donneurs d’alerte, en mettant
en lumière les abus des activités de renseignement, qui sont pour
l’instant exclues des mesures de protection des donneurs d’alerte.
Les documents divulgués grâce à M. Snowden ont révélé que les Etats
pouvaient intercepter les communications et accéder aux données
à caractère personnel, quelle qu’en soit la forme, de toute personne,
à tout moment et partout. Ces révélations ont lancé un débat planétaire
sur l’utilisation des technologies qui portent atteinte à la vie
privée des citoyens, une pratique que bien des gens redoutaient
sans être en mesure de la dénoncer, faute de preuves, en raison
du secret qui entoure de manière omniprésente les activités des
services de renseignement.
3. Le 6 novembre 2013, la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme m’a désigné rapporteur pour deux sujets
étroitement liés: «Les opérations massives de surveillance»
et le «Protocole additionnel à la
Convention européenne des droits de l’homme sur la protection des
donneurs d’alerte»
. Après un premier tour de table
le 6 novembre 2013, la commission a décidé, lors de sa réunion du
27 janvier 2014, sur la base de ma note introductive
, de remplacer le titre initial
du futur rapport «Protocole additionnel à la Convention européenne
des droits de l’homme sur la protection des donneurs d’alerte»,
par l’intitulé «Améliorer la protection des donneurs d’alerte» et
d’inviter M. Snowden et Mme Anna Myers,
coordinatrice du Réseau international des donneurs d’alerte (Whistleblowing
International Network – WIN), à un échange de vues avec la commission.
Malheureusement, pour l’audition sur «Les opérations de surveillance
massive» d’avril 2014, il n’a pas été possible d’obtenir les assurances
nécessaires qui auraient permis à M. Snowden de se rendre en toute
sécurité à Strasbourg et de voyager librement dans un pays de son
choix après cette audition. La commission a par conséquent dû se
contenter, lors de sa réunion du 24 juin 2014, d’auditionner M. Snowden
par liaison vidéo en direct depuis Moscou, où il avait provisoirement
trouvé refuge
. J’aimerais remercier
M. Snowden d’avoir été prêt à s’adresser à la commission et à répondre
en direct aux questions qui lui étaient posées, malgré les risques
qu’il pouvait courir sur le plan juridique. J’ai présenté le contenu
de ces révélations et leurs conséquences de façon assez précise
dans le rapport sur «Les opérations de surveillance massive», que
la commission a adopté à l’unanimité à sa réunion du 26 janvier
2015
. Le 29 janvier
2015, la commission a également procédé à un échange de vues avec
Mme Maria Bamieh, procureur britannique détaché auprès la Mission
Etat de droit de l’Union européenne au Kosovo*
(EULEX),
qui avait tiré la sonnette d’alarme sur des faits allégués de corruption
commis au sein même d’EULEX, et a entendu une déclaration faite
depuis sa prison par le donneur d’alerte de la Agence centrale de
renseignement (CIA), John Kiriakou, qui était présentée en direct
au moyen d’une liaison vidéo par son avocate, Jesselyn Radack, elle-même donneuse
d’alerte et ancien agent du Département américain de la Justice.
4. Lorsque les révélations concernent les activités nationales
de renseignement, des intérêts différents et parfois contraires
entrent davantage en ligne de compte que dans les autres actions
des donneurs d’alerte. La liberté d’expression des donneurs d’alerte
et la liberté d’information des citoyens se heurtent à l’obligation
faite à l’agent de renseignement de protéger les informations secrètes;
la transparence et l’obligation démocratique de rendre des comptes
s’opposent à la nécessité de préserver le secret des opérations
de renseignement pour assurer leur efficacité. Mais le légitime
besoin de secret et de confidentialité ne devrait pas être invoqué
de manière abusive pour dissimuler les violations des droits de
l’homme commises par les agents gouvernementaux. Même lorsque, d’une
part, la législation limite la surveillance et, d’autre part, des mécanismes
de surveillance parlementaire ou judiciaire raisonnablement efficaces
sont mis en place pour veiller à ce que les services de renseignement
soient amenés à rendre compte de leurs actes devant les citoyens,
ce qui n’est pas encore le cas dans la plupart des pays, les donneurs
d’alerte, cette «épée de Damoclès» qu’est la divulgation protégée
des violations commises, représentent un moyen utile de garantir dans
la pratique le respect de ces limites légales.
5. Comme je l’avais indiqué dans mon précédent rapport sur la
protection des donneurs d’alerte, adopté par l’Assemblée en janvier
2010, la plupart des Etats membres du Conseil de l’Europe ne disposaient
à l’époque d’aucun cadre législatif efficace pour protéger les donneurs
d’alerte de bonne foi qui divulguaient de graves violations des
droits de l’homme ou des actes de corruption, et encore moins d’une
définition légale généralement admise des critères constitutifs
de la qualité de «donneur d’alerte». La notion même de «dénonciation
des irrégularités» était inconnue de nombreux pays; cette notion
ne doit pas être confondue avec l’activité de «mouchard», extrêmement
péjorative, surtout dans les pays qui ont subi des périodes de pouvoir
totalitaire ou autoritaire; elle ne doit pas davantage être envisagée
uniquement dans le cadre du renforcement de «la protection des témoins»,
qui concerne inévitablement le système judiciaire répressif.
6. Un certain nombre de progrès ont pu être observés depuis 2010,
qui doivent très certainement être mis en partie au crédit de la
résolution antérieure de l’Assemblée. Selon une étude publiée par
Transparency International en 2013 et consacrée aux seuls Etats
membres de l’Union européenne, quatre d’entre eux (Luxembourg, Roumanie,
Royaume-Uni et Slovénie) disposaient d’un cadre juridique de protection
des donneurs d’alerte jugé «poussé», tandis que, sur les 23 autres
Etats membres de l’Union européenne
, 16 prévoyaient une protection légale
partielle des agents qui font état de malversations, les sept pays
restants ne présentant qu’un cadre extrêmement limité, voire aucun
cadre juridique
. Toutefois,
même les cadres juridiques «poussés» n’étaient pas tous applicables
aux agents du secteur public et du secteur privé.
7. Le Recueil des bonnes pratiques et principes directeurs du
G20 pour la législation relative à la protection des donneurs d’alerte
(«G20 Compendium of Best Practices and Guiding Principles for Legislation
on the Protection of Whistleblowers»
), établi par l’Organisation
de coopération et de développement économiques (OCDE) et avalisé
par le G20 lors de son sommet de Cannes en novembre 2011 dans le
cadre du plan d’action de lutte contre la corruption du G20, préconise
six principes directeurs applicables à la création et au réexamen d’un
cadre juridique de la protection des donneurs d’alerte. Les Etats
doivent veiller à ce que la législation:
- mette en place un cadre institutionnel clair et efficace
pour protéger les agents contre toute mesure disciplinaire ou autre
forme de discrimination lorsqu’ils révèlent de bonne foi et pour
des motifs raisonnables certains actes soupçonnés de malversations
ou de corruption aux autorités compétentes;
- donne une définition précise du champ d’application des
révélations protégées et des personnes protégées par la loi;
- assure aux donneurs d’alerte une protection solide et
complète;
- définisse clairement la procédure applicable et les moyens
prévus pour faciliter le signalement des actes soupçonnés de corruption
et encourage l’utilisation de moyens protecteurs et aisément accessibles
pour donner l’alerte;
- garantisse la mise en place de mécanismes de protection
efficaces, notamment en chargeant une instance spécifique, responsable
et habilitée à recueillir des plaintes faisant état de mesures de
rétorsion et/ou d’enquêtes insuffisantes et à mener des investigations
à ce sujet, ainsi qu’en prévoyant un éventail complet de voies de
recours;
- à ce que la mise en œuvre de la législation relative à
la protection des donneurs d’alerte soit appuyée par une sensibilisation,
une communication, une formation et une évaluation périodique de
l’efficacité du cadre de la protection.
8. Nous examinerons dans le présent rapport, en premier lieu,
l’acquis du Conseil de l’Europe dans le domaine de la protection
des donneurs d’alerte, notamment les travaux précédents de l’Assemblée,
la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme («la
Cour») et la récente recommandation du Comité des Ministres. En
présentant cette recommandation du Comité des Ministres, je proposerai
quelques mesures supplémentaires que les Etats devraient envisager
de prendre à la lumière des récentes évolutions, en vue d’améliorer
la protection des donneurs d’alerte, indépendamment de leur domaine
d’activité ou du statut public ou privé de leur employeur. Avant
de tirer un certain nombre de conclusions, nous examinerons plus attentivement
la situation des donneurs d’alerte qui travaillent dans le secteur
de la sécurité nationale, en accordant une attention particulière
au cas d’Edward Snowden.
2. L’acquis
du Conseil de l’Europe: promouvoir les droits de l’homme et encourager
le débat public grâce à la protection des donneurs d’alerte
2.1. Les travaux antérieurs
de l’Assemblée parlementaire
9. Le Conseil de l’Europe a constamment et de manière
cohérente salué la contribution des donneurs d’alerte au débat public
sur les questions relatives aux droits de l’homme lorsqu’ils utilisaient
en dernier ressort leurs révélations pour lutter contre l’impunité
des actes de corruption et d’autres graves violations des droits de
l’homme.
10. Mon précédent rapport sur la «Protection des “donneurs d’alerte”»
(
Résolution 1729 (2010) et
Recommandation
1916 (2010)) avait permis la réalisation d’un travail de fond sur
cette question. L’Assemblée a admis que le fait de donner l’alerte
était un moyen de mettre un terme aux malversations susceptibles
d’être préjudiciables à autrui, une occasion de renforcer l’obligation
de rendre des comptes et un instrument permettant d’intensifier
la lutte contre la corruption et la mauvaise gestion dans le secteur
public et le secteur privé. La résolution indiquait expressément
que la législation relative aux donneurs d’alerte devait être applicable
aux membres des forces armées et des services spéciaux. L’examen
des maigres protections accordées à l’époque aux donneurs d’alerte
dans les différents Etats a conduit à conclure qu’elles justifiaient la
prise de mesures substantielles par les Etats, en vue de créer,
renforcer et faire respecter la protection des donneurs d’alerte,
dans le respect de certains principes directeurs.
11. L’Assemblée recommandait notamment que:
- la législation prévoie une protection
efficace contre toute forme de mesures de rétorsion à l’égard des donneurs
d’alerte de bonne foi, qui utilisent les voies internes existantes
pour donner l’alerte;
- lorsque les voies internes pour donner l’alerte n’existent
pas, ne fonctionnent pas correctement ou ont raisonnablement peu
de chances de fonctionner correctement étant donné la nature du
problème dénoncé par le donneur d’alerte, il convient de protéger
de la même manière celui qui utilise les voies externes, y compris
les médias;
- tout donneur d’alerte devrait être considéré comme un
acteur de bonne foi, dès lors qu’il avait des motifs raisonnables
de croire que les informations divulguées étaient exactes, même
s’il s’avère par la suite que ce n’était pas le cas, et qu’aucun
motif illicite ou contraire à l’éthique ne l’a poussé à agir par
la suite;
- il importe que les Etats veillent à l’existence de mécanismes
répressifs satisfaisants pour enquêter sur les révélations et rechercher
le moyen de remédier aux défaillances constatées;
- le Conseil de l’Europe devrait donner l’exemple, en mettant
en place son propre mécanisme d’alerte au sein de l’Organisation.
12. L’Assemblée a par la suite adopté plusieurs autres résolutions
et recommandations qui considèrent les donneurs d’alerte comme un
moyen d’efficace de renforcer, notamment, la transparence de l’administration, le
respect des droits de l’homme et la bonne gouvernance.
13. Dans sa
Résolution
1838 (2011) «Les recours abusifs au secret d’Etat et à la sécurité
nationale: obstacles au contrôle parlementaire et judiciaire des
violations des droits de l’homme» (rapporteur: M. Dick Marty, Suisse,
ADLE), l’Assemblée a affirmé qu’un contrôle judiciaire et parlementaire
adéquat du gouvernement et de ses agents était indispensable au
respect de l’Etat de droit et de la démocratie, surtout par les
services secrets. L’Assemblée soulignait que les informations relatives
à la responsabilité des agents publics ayant commis de graves violations
des droits de l’homme (par exemple des meurtres, des disparitions forcées,
des actes de torture, des enlèvements) ne devaient pas être protégées
comme des secrets d’Etat légitimes. Le rapport examinait de façon
assez précise les différentes enquêtes judiciaires et parlementaire menées
par les Etats membres du Conseil de l’Europe, à la suite de la révélation
de graves violations des droits de l’homme commises par la CIA,
avec la complicité des services de plusieurs Etats européens, faites
dans les rapports antérieurs de l’Assemblée parlementaire sur les
prisons secrètes de la CIA et les «restitutions» de prisonniers
.
L’Assemblée a observé que bon nombre d’Etats membres étaient dépourvus
de surveillance parlementaire ou judiciaire de leurs services de
sécurité et de renseignement ou que cette surveillance était foncièrement
inadaptée. Elle appelait par conséquent à une protection adéquate
des journalistes et de leurs sources
et
des donneurs d’alerte
,
qui offraient un moyen de surveillance supplémentaire permettant
de déceler et de prévenir les violations des droits de l’homme commises
par les membres des services secrets.
14. Dans sa
Résolution
1954 (2013) sur la sécurité nationale et l’accès à l’information
(rapporteur: M. Arcadio Díaz Tejera, Espagne, SOC), l’Assemblée
soulignait la nécessité de contrôler fermement les activités des
services secrets, de protéger les révélations de bonne foi des «donneurs
d’alerte» sur les méfaits commis et de faire primer «l’intérêt général»,
afin de garantir que le principe général de la libre accessibilité
de toutes les informations détenues par les pouvoirs publics ne
souffre pas d’exceptions excessivement étendues au titre de la «sécurité
nationale». Ce rapport traitait des problèmes posés par les informations
révélant que des agents publics avaient commis de graves violations
des droits de l’homme, telles que des meurtres, des disparitions
forcées, des actes de torture ou des enlèvements, sans être tenus
de répondre de leurs actes au motif que ceux-ci constituaient des
«secrets d’Etat». L’Assemblée indiquait qu’elle adhérait aux «Principes globaux
sur la sécurité nationale et le droit à l’information» (les «Principes
de Tshwane»
), qui comportent des éléments utiles
sur la protection des donneurs d’alerte dans le cadre de la sécurité
nationale, et prévoient notamment la nécessité de défendre vigoureusement
l’intérêt général. Les «Principes de Tshwane», avalisés par l’Assemblée
en 2013, étaient eux-mêmes inspirés de la première déclaration faite
par l’Assemblée dans le rapport de 2011 établi par Dick Marty (
Résolution 1838 (2011), voir plus haut), qui affirmait que les informations relatives
à la responsabilité des agents publics ayant commis des violations
des droits de l’homme ne devaient pas être protégées comme des secrets
d’Etat légitimes.
2.2. La jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme
15. La Cour européenne des droits de l’homme a également
énoncé les principes applicables à la protection de la liberté d’expression
dans les affaires de donneurs d’alerte, y compris lorsque ceux-ci
sont fonctionnaires, voire agents d’un service de renseignement
national. Les nouvelles requêtes introduites devant la Cour contre les
programmes de surveillance massive qui ont été révélés grâce aux
fichiers Snowden sont toujours pendantes
, mais les arrêts
antérieurs offrent un excellent point de départ pour déterminer
les principes fondamentaux du juste équilibre entre, d’une part,
la liberté d’expression et d’information, surtout lorsqu’elle sert
à dénoncer des faits répréhensibles, notamment des actes illicites
et des violations des droits de l’homme et, d’autre part, l’obligation
de maintenir le secret des informations liées à la sécurité nationale.
16. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme
protège la liberté d’expression, qui comprend «la liberté de recevoir
ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse
y avoir ingérence d’autorités publiques». Dans son deuxième paragraphe,
l’article 10 soumet l’exercice de ces libertés «à certaines formalités,
conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent
des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité
nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à
la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection
de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou
des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations
confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du
pouvoir judiciaire».
17. Dans l’affaire
Guja c. Moldova , la Cour
européenne des droits de l’homme a utilisé un critère d’appréciation
pour déterminer si l’ingérence de l’Etat dans la liberté d’expression
du requérant (un donneur d’alerte) était conforme à l’article 10.2
de la Convention européenne des droits de l’homme et a finalement conclu
à une violation. En l’espèce, le requérant avait adressé deux lettres
qui ne comportaient pas de mention de confidentialité au
Jurnal de Chişinău, qui avait publié
ces communications pour montrer que des responsables publics exerçaient
des pressions sur les services répressifs. L’une de ces lettres
était une note adressée par le vice-président du Parlement, M. Mişin,
au service du procureur général; la seconde avait été envoyée par
le vice-ministre de l’Intérieur, M. A. Uraschi, à un substitut du
procureur général, afin de faire pression sur le traitement par
le ministère public des poursuites pénales engagées à l’encontre
de quatre fonctionnaires de police, dont l’un était notamment accusé
de mauvais traitements et de détention illégale. Le requérant et
un autre procureur soupçonné d’avoir fourni les lettres au requérant
avaient été révoqués, au motif que les lettres divulguées à la presse
étaient secrètes et que le requérant n’avait pas consulté ses supérieurs avant
de les révéler.
18. La Cour a conclu à la violation de l’article 10. Elle a tout
d’abord estimé que «l’article 10 est applicable en l’espèce, même
s’il [le requérant] n’est pas l’auteur des informations adressées
au journal», puisque «la protection de l’article 10 s’étend à la
sphère professionnelle en général et aux fonctionnaires en particulier», comme
elle l’avait déclaré par le passé dans des affaires contre l’Allemagne,
le Liechtenstein, le Royaume-Uni et l’Espagne
.
Bien qu’elle reconnaisse l’existence d’un devoir de loyauté, de
réserve et de discrétion des fonctionnaires envers leur employeur,
la Cour considère que:
«la dénonciation
par [les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels
ou statutaires,] de conduites ou d’actes illicites constatés sur
leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances.
Pareille protection peut s’imposer lorsque l’agent concerné est
seul à savoir – ou fait partie d’un petit groupe dont les membres
sont seuls à savoir – ce qui se passe sur son lieu de travail et est
donc le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en avertissant
son employeur ou l’opinion publique» .
19. La Cour avalise par conséquent l’idée que les révélations
publiques devraient intervenir en dernier ressort, une fois que
l’agent a consulté «son supérieur ou (…) une autre autorité ou instance
compétente. La divulgation au public ne doit être envisagée qu’en
dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement»
.
20. En recourant à un critère d’appréciation qui comporte différents
facteurs, la Cour est parvenue à la conclusion que l’ingérence de
l’administration dans la liberté d’expression du requérant n’était
pas proportionnée aux intérêts que l’administration cherchait à
défendre. Premièrement, elle a vérifié si le requérant avait d’autres
moyens de révéler ces éléments, ce qui n’était pas le cas puisque
aucune législation ni réglementation nationale ne prévoyait en République
de Moldova le signalement d’irrégularités par des agents. Deuxièmement,
la Cour a apprécié la nature de l’intérêt général concerné par les
informations divulguées, qu’elle a jugée en faveur du requérant,
dans la mesure où la pratique de l’ingérence des responsables politiques
dans la justice répressive était un sujet très largement abordé,
dont le Président de la République de Moldova lui-même avait fait
son cheval de bataille pendant sa campagne électorale, en préconisant
le renforcement de l’indépendance de la justice. En concluant en
ce sens, la Cour a également observé que «[l]’intérêt de l’opinion
publique pour une certaine information peut parfois être si grand
qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité
imposée par la loi»
.
21. Troisièmement, la Cour a vérifié l’authenticité des informations
divulguées, qui était établie. Quatrièmement, elle a apprécié l’éventuel
préjudice subi par les pouvoirs publics par suite des révélations
et a vérifié s’il était supérieur aux intérêts défendus par ces
révélations. Bien qu’elle ait estimé que les lettres adressées au
service du procureur général avaient fortement nui à la confiance
des citoyens dans l’indépendance de l’institution, la Cour a estimé
que l’intérêt général que représentait le fait d’être informé des pressions
excessives et des actes répréhensibles dont le pouvoir judiciaire
était la cible était extrêmement important dans une société démocratique,
considérant qu’«une libre discussion des problèmes d’intérêt public est
essentielle en démocratie et qu’il faut se garder de décourager
les citoyens de se prononcer sur de tels problèmes»
.
22. Cinquièmement, la Cour a apprécié les motivations qui avaient
poussé le requérant à divulguer ces informations et a observé qu’il
avait agi de bonne foi. Enfin, sixièmement, la Cour a comparé la
lourdeur de la peine à d’autres facteurs et a conclu que l’application
de la peine maximale au requérant dissuaderait sérieusement d’autres
agents de signaler une malversation.
23. De même, dans l’affaire
Heinisch
c. Allemagne , la Cour
européenne des droits de l’homme a affirmé que «l’intérêt général
que représente le fait d’être informé sur la qualité des services
publics prévaut sur la protection de la réputation d’une organisation».
24. Mme Heinisch était devenue donneuse
d’alerte en divulguant des informations sur les défaillances supposées
des soins dispensés par l’établissement de santé publique dans lequel
elle était infirmière. Par suite de cet acte, il avait été mis fin
à son contrat de travail, ce que la Cour a considéré comme une ingérence
dans la liberté d’expression de la requérante, garantie par l’article 10.
Le deuxième paragraphe de cette disposition définit les cas dans
lesquels l’Etat peut porter atteinte à l’exercice, par une personne,
de sa liberté d’expression: premièrement, ces restrictions ou conditions
doivent être «prévues par la loi»; deuxièmement, elles doivent être
«nécessaires, dans une société démocratique», pour les raisons énumérées
par l’article. La Cour a conclu dans l’affaire Heinisch que, bien
que le fait de mettre fin à une relation de travail sans avertissement
soit effectivement «prévu par la loi», les informations divulguées
en l’espèce par la requérante «présentaient indéniablement un intérêt
public»
et
semblaient authentiques. La Cour a estimé que la requérante avait
suffisamment averti son employeur avant de porter plainte au pénal.
La position de la Cour reflète l’adhésion ancienne du Conseil de
l’Europe aux valeurs de transparence, liberté d’expression et d’information,
obligation faite aux pouvoirs publics de rendre des comptes et lutte
contre la corruption.
25. Dans l’affaire
Sosinowska c. Pologne , qui concernait également
le secteur de la santé
, la requérante, spécialiste dans
un hôpital, avait été licenciée pour avoir «exprimé des opinions
négatives sur les compétences du médecin en chef», portant ainsi
atteinte au «principe de solidarité professionnelle». La Cour a
conclu que la requérante avait été «sanctionnée essentiellement
pour avoir fait part à d’autres employés du service, aux autorités
hospitalières et au consultant régional de ses préoccupations au
sujet de la qualité des soins médicaux dispensés aux patients sur
l’ordre de son supérieur». Les propos de la requérante portaient sur
des questions «d’intérêt général»
; ils relevaient par conséquent
de sa liberté d’expression, garantie par l’article 10, et n’auraient
pas dû entraîner des sanctions disciplinaires.
26. Dans l’affaire
Bucur et Toma c.
Roumanie ,
le premier requérant, qui travaillait pour les Services de renseignement
roumains, avait révélé au cours d’une conférence de presse que ces
services avaient illégalement mis sur écoute un grand nombre de
journalistes, de responsables politiques et d’hommes d’affaires.
Un membre de l’opposition, qui faisait partie de la commission parlementaire
chargée du contrôle des services de renseignement, et que le requérant
avait tout d’abord contacté, lui avait conseillé de rendre immédiatement
ces informations publiques, parce qu’aucune mesure ne serait prise
par la commission, dans laquelle le parti au pouvoir était majoritaire.
Le requérant a été jugé coupable de violation de secret officiel.
La Cour européenne des droits de l’homme a conclu que cette condamnation
portait atteinte au droit du requérant à la liberté d’expression
(article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme),
car ces poursuites n’étaient pas «nécessaires dans une société démocratique».
La Cour a souligné qu’au moment de la révélation de ces informations,
les nouvelles dispositions légales qui prévoyaient le cadre juridique
applicable aux donneurs d’alerte n’avaient pas encore été adoptées
et le requérant n’avait pas d’autre moyen efficace de communiquer
ces informations sur les abus des services de renseignement. Elle
a également souligné que les révélations du requérant présentaient
un intérêt général considérable, car elles concernaient les abus
commis par des hauts responsables et touchaient aux fondements démocratiques
de l’Etat. La Cour a également conclu à la violation du droit au
respect de la vie privée (article 8 de la Convention) des autres
requérants (qui avaient été victimes de cette surveillance illégale).
27. Le plus récent des arrêts qui composent cette série renforçant
la protection des donneurs d’alerte est celui qui a été rendu dans
l’affaire
Matúz c. Hongrie . La Cour a conclu à
l’unanimité que le licenciement d’un donneur d’alerte, journaliste
de la télévision publique hongroise, qui avait été confirmé par
les juridictions hongroises, était constitutif d’une violation de
l’article 10. Le requérant avait, en publiant un livre qui critiquait son
employeur pour la censure alléguée qu’exerçait un directeur de cette
entreprise publique, enfreint la clause de confidentialité de son
contrat de travail.
28. La Cour a conclu que le licenciement avait été uniquement
provoqué par la publication de l’ouvrage, sans qu’il soit tenu compte
des capacités professionnelles du journaliste, et constituait ainsi
une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression. Cette
ingérence n’avait pas été «nécessaire dans une société démocratique»,
car le requérant avait agi dans l’intérêt général, en attirant l’attention
de l’opinion publique sur la censure pratiquée au sein de la télévision
nationale. La Cour a tenu compte du fait que le requérant avait agi
de bonne foi et que l’ouvrage avait été publié uniquement après
que le requérant avait tenté en vain de se plaindre à son employeur
de la censure alléguée. Elle a également observé que les juridictions
nationales s’étaient prononcées contre le requérant uniquement parce
que la publication de l’ouvrage n’avait pas respecté ses obligations
contractuelles, sans prendre en compte l’argument qu’il avait avancé:
il avait exercé sa liberté d’expression dans l’intérêt général.
2.3. La Recommandation
CM/Rec(2014)7 du Comité des Ministres
29. En réponse au rapport consacré en 2010 par l’Assemblée
à la protection des donneurs d’alerte, le Comité des Ministres a
adopté la
Recommandation
CM/Rec(2014)7 sur la protection des lanceurs d’alerte. Celle-ci reflète
très largement la position exprimée par l’Assemblée dans sa
Résolution 1729 (2010) et sa
Recommandation
1916 (2010). Le Comité des Ministres a notamment reconnu que les
Etats devaient adopter une législation complète applicable aux donneurs
d’alerte, afin d’encourager et de protéger les mises en garde faites
en toute bonne foi contre les diverses violations du droit, et notamment
les violations des droits de l’homme. Il a conseillé à juste titre
aux Etats d’adopter une «approche globale et cohérente pour faciliter
les signalements et les révélations d’informations d’intérêt général»
. L’existence de
dispositions éparpillées dans les différents domaines du droit risque
en effet d’empêcher les éventuels donneurs d’alerte de bien comprendre
les dispositions légales applicables à des situations précises.
2.3.1. Le champ d’application
personnel et matériel
30. En recommandant aux Etats d’adopter une législation
qui donne une définition claire du champ d’application des révélations
et des personnes placées sous la protection de la loi, la recommandation
du Comité des Ministres définit de manière plus complète que la
résolution de l’Assemblée le champ d’application personnel de la
protection des donneurs d’alerte. Elle s’applique aux personnes
dans le cadre de leur «relation de travail», ainsi qu’aux personnes
qui ont eu connaissance d’une menace ou d’un préjudice pour l’intérêt général
«durant le processus de recrutement ou à un autre stade de la négociation
précontractuelle» (paragraphes 3-4).
31. Le Comité des Ministres a néanmoins prévu une exception trop
large pour les activités de renseignement. Le paragraphe 5 de la
recommandation autorise l’application «d’un régime particulier ou
de règles particulières, prévoyant notamment des droits et obligations
modifés» aux informations «relatives à la sécurité nationale, à
la défense, au renseignement, à l’ordre public ou aux relations
internationales de l’Etat». Mais la recommandation ne donne aucune
définition de la «sécurité nationale». Au vu des révélations faites par
Edward Snowden, un cadre plus particulier devrait être élaboré pour
les révélations liées à la sécurité nationale. L’existence de garanties
est indispensable pour éviter que les services de renseignement
ne dissimulent de graves violations des droits de l’homme en classant
abusivement toutes les informations en la matière dans la catégorie
des questions de «sécurité nationale».
32. Au vu des «Principes de Tshwane» auxquels l’Assemblée a souscrit
dans sa
Résolution 1954
(2013) , il importe que les
Etats définissent clairement dans leur législation les catégories
étroites d’informations qui peuvent faire l’objet d’une rétention
pour des raisons de sécurité nationale (principe 3.
c). Le principe 37 énumère les catégories
d’actes répréhensibles qui présentent un grand intérêt pour les
citoyens et que les agents publics devraient être autorisés à divulguer
sans craindre de représailles. Ces actes dont la révélation est
considérée comme une «divulgation protégée» sont les crimes, les
violations des droits de l’homme et du droit humanitaire international,
la corruption, les menaces pour la santé et la sécurité publiques,
les dangers pour l’environnement, l’abus de fonction publique, l’erreur
judiciaire, la mauvaise gestion ou le gaspillage des ressources,
les mesures de rétorsion prises suite à la divulgation de l’une
des catégories précitées d’actes répréhensibles et la dissimulation
délibérée d’une situation relevant de l’une des catégories susmentionnées.
33. Le principe 10 énumère plusieurs catégories d’informations
qui présentent un intérêt général particulièrement élevé et devraient
par conséquent être déjà publiées en amont et ne jamais faire l’objet
d’une rétention. Parmi elles figurent les informations relatives
à de graves violations des droits de l’homme et du droit humanitaire
international, les violations systématiques et répandues des droits
à la liberté individuelle et à la sécurité, ainsi que les autres
mauvais traitements. Il convient de noter que le principe 10.E.1
précise que «[l]e cadre légal général concernant toutes les formes
de surveillance ainsi que les procédures à suivre pour autoriser
la surveillance, sélectionner les cibles de surveillance et utiliser,
partager, conserver et détruire les données interceptées, doivent
être accessibles au public».
34. Les Principes de Tshwane (principe 43) exigent surtout que
les agents publics bénéficient d’une exception de «défense de l’intérêt
public», même lorsqu’ils font l’objet de poursuites pénales ou civiles
pour avoir fait des révélations qui n’étaient pas protégées par
ces principes, dès lors que l’intérêt général présenté par la divulgation
de l’information en question prévaut sur l’intérêt général qu’il
y aurait à ne pas la divulguer.
35. Il convient par conséquent que les Etats ne prévoient pas
de dispositions ou d’exceptions générales fondées uniquement sur
le secteur d’activités dont fait partie le donneur d’alerte. Les
agents des services de renseignement ou des entreprises privées
chargées de ce type de mission peuvent être amenés, au même titre
que les autres agents publics ou employés du secteur privé, à avoir
connaissance d’actes répréhensibles graves dans le cadre de leurs
relations de travail. Le caractère sensible des informations et
le préjudice que pourrait causer leur révélation doivent être pris
en compte pour déterminer si l’intérêt général de cette divulgation
prévaut sur le risque de préjudice, mais le caractère confidentiel
des informations ne saurait interdire d’emblée une divulgation protégée.
Dans le cas contraire, les administrations pourraient se soustraire à
toute forme de contrôle des citoyens, en classant abusivement ces
informations.
2.3.2. Voies de signalement
et de révélation d’informations et suites données à ces signalements
et révélations
36. Le Comité des Ministres a intégré les principales
propositions faites par l’Assemblée à propos des moyens adéquats
qui permettent aux donneurs d’alerte de signaler et de révéler des
informations relatives à des actes illégaux, dans le secteur public
comme dans le secteur privé. Le Comité des Ministres énumère les différents
moyens auxquels les donneurs d’alerte peuvent recourir, notamment
le signalement interne au sein d’une organisation ou d’une entreprise,
le signalement aux organes réglementaires publics, aux services répressifs
et aux organes de contrôle compétents et la révélation publique
d’informations. Le Comité des Ministres recommande également que
les donneurs d’alerte soient «informé[s], par la personne à qui
le signalement a été fait, de l’action entreprise pour y donner
suite». Il est clair que le but premier des donneurs d’alerte est
de mettre un terme aux actes répréhensibles qu’ils révèlent. Les
voies internes de signalement ne sont d’aucune utilité si aucune
enquête en bonne et due forme n’est menée et si aucune mesure appropriée n’est
prise pour remédier aux méfaits allégués. Il y a par conséquent
lieu de se féliciter de cette disposition particulière.
37. Mais l’amélioration de ces dispositions reste possible. Premièrement,
les personnes ou les instances qui traitent ces signalements doivent
être véritablement indépendantes et habilitées à agir au vu des
informations communiquées par les donneurs d’alerte. Comme l’indique
le principe de Tshwane no 39, les organismes
de surveillance doivent être «indépendants, sur les plans institutionnel
et opérationnel, du secteur de la sécurité et des autres autorités
desquelles peuvent provenir des divulgations, ce qui inclut le pouvoir
exécutif». Il serait inutile de prévoir des voies internes de signalement
si leur rôle se limitait à dissuader les éventuels donneurs d’alerte
de se manifester. En pareil cas, les services placés sous l’autorité
de l’organe accusé d’actes répréhensibles utiliseraient cette procédure
interne pour identifier et persécuter les donneurs d’alerte avant même
qu’ils puissent effectivement signaler ces actes.
38. Deuxièmement, ces instances doivent avoir réellement la possibilité
de donner suite aux signalements des donneurs d’alerte et de prendre
des mesures pour y remédier. Il convient donc que les Etats envisagent d’intégrer
le principe de Tshwane no 39.B.3, en
vertu duquel «[l]a loi doit garantir aux organismes indépendants de
surveillance l’accès à toutes les informations utiles et leur confier
les pouvoirs d’enquête nécessaires pour appuyer cet accès. Ces pouvoirs
doivent inclure le pouvoir d’assignation et le pouvoir de demander
un témoignage sous serment ou déclaration sur l’honneur». Ce principe
traduit de manière pertinente le but visé par les paragraphes 19
et 20 de la recommandation du Comité des Ministres: mener rapidement
une enquête sur les informations signalées par les donneurs d’alerte
et informer ces derniers des progrès de l’enquête.
2.3.3. Confidentialité
39. Le paragraphe 18 de la recommandation du Comité des
Ministres concrétise de manière satisfaisante la proposition faite
par l’Assemblée, qui souligne la nécessité de protéger l’identité
du donneur d’alerte, sauf s’il consent à ce qu’elle soit dévoilée
ou si sa divulgation s’avère indispensable pour écarter une menace imminente
ou grave pour l’intérêt général.
2.3.4. Protection contre
les mesures de rétorsion
40. Le fait de protéger les donneurs d’alerte contre
les représailles qu’il pourrait subir non seulement encourage davantage
de personnes à faire état d’informations relatives à de graves violations
des droits de l’homme et autre malversations, mais protège également
leur droit à un recours effectif, garanti par l’article 13 de la
Convention européenne des droits de l’homme. Cet article prévoit
en effet que «[t]oute personne dont les droits et libertés reconnus
dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un
recours effectif devant une instance nationale, alors même que la
violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice
de leurs fonctions officielles».
41. Les Principes de Tshwane (principe 41) recommandent également
de protéger ceux qui divulguent des informations faisant état de
malversations contre les mesures de rétorsion qu’ils pourraient
subir. Cette protection s’applique aux poursuites engagées aussi
bien au pénal qu’au civil pour la divulgation d’informations classifiées
ou d’autres informations confidentielles.
42. Dans l’ensemble, le Comité des Ministres a suivi les recommandations
faites par l’Assemblée pour protéger les donneurs d’alerte contre
les mesures de rétorsion. La recommandation du Comité des Ministres énumère
différentes formes de représailles, telles que «le licenciement,
la suspension, la rétrogradation, la perte de possibilités de promotion,
les mutations à titre de sanction, ainsi que les diminutions de
salaire ou retenues sur salaire, le harcèlement ou toute autre forme
de sanction ou de traitement discriminatoire», ce qui est suffisamment
large pour englober tous les types possibles de mesures de rétorsion.
43. Je souscris également aux recommandations faites par le Comité
des Ministres dans les paragraphes 11 et 22. Le paragraphe 11 précise
qu’«[u]n employeur ne devrait pas pouvoir se prévaloir des obligations
légales ou contractuelles d’une personne pour empêcher cette personne
de faire un signalement ou une révélation d’informations d’intérêt
général, ou pour la sanctionner pour cette action».
44. Le paragraphe 22 part du principe que le donneur d’alerte
ne devrait pas perdre le bénéfice de sa protection «au seul motif
qu’[il] a commis une erreur d’appréciation des faits ou que la menace
perçue pour l’intérêt général ne s’est pas matérialisée, à condition
qu’elle ait eu des motifs raisonnables de croire en sa véracité».
45. Cette position est conforme aux Principes de Tshwane, qui
garantissent une protection contre les mesures de rétorsion au donneur
d’alerte qui, d’une part, a «des motifs raisonnables de croire que
les informations divulguées tendent à mettre en évidence des méfaits»
qui entrent dans l’une des catégories concernées par la divulgation
protégée et définies par le principe 37 et, d’autre part, utilise
la voie de signalement (interne ou externe) adéquate.
46. Le Comité des Ministres n’a pas recommandé aux Etats d’amener
les auteurs de mesures de rétorsion à risquer eux-mêmes une contre-attaque,
en les exposant à une éventuelle action reconventionnelle de la
part des donneurs d’alerte victimes de leurs méthodes. Cette menace
serait selon moi un moyen d’efficace de dissuader les éventuels
auteurs de représailles de passer à l’action.
47. Conformément au principe de Tshwane no 41.D,
le Comité des Ministres a recommandé que la charge de la preuve
que le préjudice subi par le donneur d’alerte n’était pas motivé
par un désir de représailles incombe à l’employeur; mais il n’a
pas précisé quel niveau de preuve était exigé pour ce faire. Le paragraphe 6.3
de la
Résolution 1729
(2010) de l’Assemblée est plus précis, car il préconise que
l’employeur soit tenu de démontrer «au-delà de tout doute raisonnable»
que toute mesure prise à l’encontre d’un donneur d’alerte a été
motivée par des raisons autres que l’acte de signalement effectué
aux médias par ce dernier, autrement dit qu’elle n’a eu aucun lien
avec ses révélations.
48. La recommandation du Comité des Ministres aurait dû, selon
moi, préciser davantage les circonstances dans lesquelles les donneurs
d’alerte peuvent recourir à des voies externes pour signaler des
actes répréhensibles, ainsi que le degré de protection dont ils
jouissent dans ce cas. Le Comité des Ministres préconise de prendre
des mesures pour mettre en œuvre les voies de signalement internes
et pour protéger les donneurs d’alerte, mais il ne précise pas quand
et à quelles conditions un donneur d’alerte peut renoncer à utiliser
les voies internes et recourir aux voies externes, en révélant des
informations par exemple aux médias. La recommandation mentionne
dans son paragraphe 24 que «[l]e fait que le lanceur d’alerte ait
révélé des informations au public sans avoir eu recours au système
de signalement interne mis en place par l’employeur peut être pris
en considération lorsqu’il s’agit de décider des voies de recours
ou du niveau de protection à accorder au lanceur d’alerte».
49. Mais que se passe-t-il lorsqu’il n’était pas raisonnable d’attendre
du donneur d’alerte qu’il utilise les voies internes, car elles
ne fonctionnaient pas ou ne pouvaient raisonnablement pas être considérées
comme une option viable pour le donneur d’alerte pour d’autres raisons,
par exemple parce que les donneurs d’alerte qui avaient recouru
auparavant à ces moyens avaient subi des mesures de rétorsion ou
n’étaient pas parvenus à faire correctement prendre en compte leurs
préoccupations?
50. Dans son paragraphe 23, la recommandation du Comité des Ministres
préconise qu’«[u]n lanceur d’alerte devrait pouvoir invoquer, dans
le cadre d’une procédure civile, pénale ou administrative, le fait
que le signalement ou la révélation d’informations ait été fait
conformément au cadre national».
51. Cela suppose que le pays concerné dispose réellement d’un
cadre national applicable aux donneurs d’alerte. De plus, comme
nous l’avons indiqué plus haut, la recommandation ne précise pas
à quel moment les Etats devraient juger opportun qu’un donneur d’alerte
utilise des voies externes de signalement. De fait, elle indique
uniquement dans son paragraphe 17 que, «[e]n règle générale, le
signalement interne et le signalement aux organes réglementaires
publics, aux autorités de répression et aux organes de contrôle compétents
devraient être encouragés», sans mentionner les voies externes de
signalement. Il est cependant prévisible que le cadre interne de
signalement ne fonctionne pas dans certains cas, parce que l’organe
chargé de recevoir ces signalements n’est pas indépendant ou compte
des personnes qui risquent de se trouver en situation de conflit
d’intérêts.
52. Les Principes de Tshwane donnent des orientations à suivre
pour renforcer le cadre juridique de la protection (qui reste exceptionnelle)
des révélations publiques. Il importe que la législation définisse
clairement les conditions dans lesquelles cette protection est accordée.
53. Le principe 40 énonce que la législation devrait protéger
les révélations faites aux citoyens sous certaines conditions. Il
faut, d’une part, qu’elles satisfassent à au moins l’un des quatre
critères prévus: les révélations faites en interne n’ont eu aucun
succès; les révélations faites en interne risquent d’entraîner la dissimulation
des faits répréhensibles; il n’existe aucun mécanisme interne de
signalement; seuls des révélations faites immédiatement à l’extérieur
permettent d’écarter un danger de mort ou un risque pour la santé
ou la sécurité des personnes. D’autre part, ces révélations doivent
remplir deux conditions cumulatives: le donneur d’alerte doit, premièrement,
divulguer uniquement la quantité d’informations raisonnablement nécessaire
pour mettre en lumière les actes répréhensibles et, deuxièmement,
avoir raisonnablement considéré que l’intérêt général qui commandait
la révélation de ces informations était supérieur au préjudice qu’elle
pouvait causer à ce même intérêt général.
54. Comme bon nombre d’Etats membres du Conseil de l’Europe ne
disposent pas encore d’un solide cadre juridique de protection des
donneurs d’alerte et comme l’indépendance réelle des mécanismes
internes de signalement des commissions de surveillance qui ont
été ou seront mis en œuvre reste à démontrer, une définition claire
des conditions exceptionnelles dans lesquelles les donneurs d’alerte
peuvent recourir à une divulgation publique des informations semble
essentielle au renforcement des mesures de protection des donneurs
d’alerte.
55. Enfin, j’aimerais rappeler l’observation faite par Mme Myers,
l’experte auditionnée par la commission en juin 2014
.
Au lieu de se demander si tel ou tel donneur d’alerte est un traître
ou un saint, il vaudrait mieux vérifier si les destinataires des
informations communiquées les ont appréciées à leur juste valeur
et ont procédé à une enquête à leur sujet et si les responsables
d’un préjudice éventuellement causé ont été amenés à répondre de
leurs actes. Pour ce faire, il est primordial que les Etats veillent
à l’existence d’organes de surveillance véritablement indépendants,
mènent des enquêtes au sujet des révélations protégées et donnent les
suites qui conviennent aux éléments signalés par les donneurs d’alerte,
en assurant leur protection.
2.3.5. Conseil, sensibilisation
et évaluation
56. Il y a lieu de se féliciter des deux points ajoutés
par le Comité des Ministres dans sa recommandation par rapport aux
propositions formulées par l’Assemblée dans sa
Résolution 1729 (2010). Premièrement, le paragraphe 28 de la recommandation
du Comité des Ministres préconise «de donner aux personnes qui prévoient
de faire un signalement ou une révélation d’informations d’intérêt
général un accès gratuit à des informations et à des conseils confidentiels».
57. Par ailleurs, je souscris pleinement à la recommandation que
les autorités nationales procèdent à l’évaluation périodique de
l’efficacité de leur cadre national respectif applicable à la protection
des donneurs d’alerte (paragraphe 29 de la recommandation du Comité
des Ministres). Ces évaluations peuvent à l’évidence s’avérer bénéfiques
pour les Etats et devraient prendre en compte les lignes directrices
et bonnes pratiques disponibles, comme le Recueil des bonnes pratiques
et principes directeurs du G20 pour la législation relative à la
protection des donneurs d’alerte et les Principes de Tshwane.
58. Enfin, je partage également l’idée avancée par le Comité des
Ministres au paragraphe 27 de sa recommandation: le cadre national
de la protection des donneurs d’alerte «devrait faire l’objet d’une
large promotion afin de développer les attitudes positives parmi
l’opinion publique et les milieux professionnels, et de faciliter
la révélation d’informations lorsque l’intérêt général est en jeu».
Comme l’indique le paragraphe 8 de la
Résolution 1729 (2010) de l’Assemblée, les organisations non gouvernementales
(ONG) peuvent jouer un rôle complémentaire précieux en favorisant
la création d’un environnement propice aux révélations ou signalements
publics d’informations.
3. Les révélations
d’Edward Snowden: réévaluer les mesures de protection des donneurs
d’alerte actuellement applicables aux acteurs du renseignement
59. A la lumière des faits nouveaux, et notamment des
révélations faites par Edward Snowden, qui a dévoilé l’étendue considérable
des programmes de surveillance massive et de l’atteinte portée aux
mesures de sécurité d’internet, il est indispensable de réévaluer
les mesures de protection des donneurs d’alerte en vigueur, en vue
de proposer les améliorations éventuellement nécessaires. La divulgation
d’informations liées à la sécurité nationale est en général exclue
des mesures de protection actuelle des donneurs d’alerte, même lorsque
ces révélations peuvent s’avérer indispensables pour faire connaître
et déceler les pratiques abusives des services secrets et amener
leurs auteurs à répondre de ces actes.
60. Les fichiers communiqués par les journalistes avec l’aide
de M. Snowden ont indéniablement contribué à la défense de l’intérêt
général en dévoilant la nature et l’étendue des opérations de surveillance
massive menées à travers le monde et les menaces que certaines pratiques
font peser sur la sécurité d’internet. Dans le rapport qui portait
sur «Les opérations de surveillance massive»
, j’ai résumé les principales révélations
qui donnaient une description des technologies complexes dont la
NSA et les autres services de renseignement disposent et auxquelles
ils recourent dans des proportions stupéfiantes pour intercepter,
analyser et conserver les communications des citoyens des cinq continents,
sans que ceux-ci n’en soupçonnent l’existence ni ne soient soupçonnés
d’aucun acte répréhensible.
61. Sans l’intervention de M. Snowden, nous ignorerions encore
les différents programmes utilisés quotidiennement par les services
de renseignement et qui portent atteinte à notre vie privée. Les
révélations de M. Snowden nous ont permis de découvrir que la NSA
pouvait enregistrer les communications téléphoniques d’un pays tout
entier
, accéder aux données à caractère
personnel conservées par des sociétés internet de premier plan,
avec ou sans leur consentement
, mettre sur écoute le téléphone
de la chancelière allemande, Mme Merkel,
et de 121 autres chefs d’Etat et de gouvernement, voire espionner
les Nations Unies, l’Union européenne et d’autres organisations
internationales
. Certains de ces programmes ont
été appliqués en collaboration avec des Etats alliés, tandis que
d’autres les prenaient pour cible.
62. Bien que la confidentialité soit indispensable au bon fonctionnement
des activités légales des services de renseignement, elle ne saurait
être invoquée pour dissimuler des abus de pouvoir et assurer l’impunité
des auteurs d’actes illégaux, qui portent atteinte au droit au respect
de la vie privée et aux autres droits de l’homme en échappant au
contrôle des mécanismes parlementaires et judiciaires de surveillance
en place, dont le fonctionnement est notoirement entravé par la
difficulté à accéder aux informations classées secrètes par ceux-là
même qui s’opposent à leur divulgation. Les donneurs d’alerte qui
travaillent pour le compte des services concernés offrent un moyen
de déceler et de sanctionner les transgressions; ils sont «l’épée
de Damoclès» que représente la divulgation protégée des abus et
assurent en pratique le respect des limites imposées à la surveillance
par la loi. Il est révélateur de constater que ce point a été vigoureusement
souligné lors de notre première audition d’avril 2014 par M. Hansjörg
Geiger, ancien chef du BND allemand.
63. Pourtant, en vertu de la législation actuellement en vigueur
aux Etats-Unis, M. Snowden tomberait sous le coup de chefs d’accusation
extrêmement graves pour espionnage, sans pouvoir invoquer l’exception
de défense de l’intérêt général. A une époque où les Etats-Unis
renforcent leur législation relative à la protection des donneurs
d’alerte au profit des agents fédéraux et des employés du secteur
privé (par exemple du secteur de la finance), au point que rares
sont ceux qui en sont exclus dans le secteur privé, si tant est
qu’il en ait, les agents des activités de renseignement se trouvent
en revanche dans une situation schizophrène. De 2008 à 2012, les
entreprises privées chargées d’activités de renseignement pour le
compte du Département de la Défense (DEA et NSA, pour lesquelles
travaillaient des employés comme M. Snowden) bénéficiaient des droits
de protection accordés aux donneurs d’alerte, comme le fait d’être
jugé par un jury en vertu de la loi relative à la Défense nationale
(National Defence Authorisation Act), mais ceux-ci ont été supprimés
en 2013. Cette protection concernait cependant les mesures de rétorsion
ou le traitement injuste subi de la part de l’employeur, mais ne
s’appliquait pas aux poursuites pénales. De fait, le nombre de poursuites
engagées à l’encontre des donneurs d’alerte a considérablement augmenté
sous l’administration Obama, qui a mis en accusation un plus grand
nombre d’auteurs de fuites – c’est-à-dire de personnes qui avaient
révélé des informations à l’opinion publique américaine et qui correspondaient
difficilement aux «espions» visés par la loi relative à l’espionnage
adoptée au moment de l’entrée en guerre des Etats-Unis durant la
première guerre mondiale – que toutes les administrations précédentes
réunies
.
64. Les diverses dispositions relatives à la protection des donneurs
d’alerte mentionnées par l’Assemblée dans sa
Résolution 1729 (2010) semblent n’être d’aucune utilité pour M. Snowden. La
loi américaine relative à la protection des donneurs d’alerte de
1998 (Whistleblower Protection Act of 1998 – WPA) exclut expressément
les agents de renseignement, tandis que la loi relative à la protection
des donneurs d’alerte des activités de renseignement (Intelligence
Community Whistleblower Protection Act – ICWPA), texte de loi distinct
adopté au même moment, vise les agents de l’Agence centrale de renseignement
(CIA), de l’Agence nationale de sécurité (NSA) et des autres services
de renseignement américains, ainsi que le personnel des entreprises
privées travaillant pour le compte de ces agences et services, mais
ne prévoit aucune véritable protection et n’incrimine pas les mesures
de rétorsion. Elle légalise plutôt les révélations et autorise les donneurs
d’alerte de la sécurité nationale à communiquer des informations
classifiées à une entité compétente (l’Inspection générale ou le
Congrès des Etats-Unis, par l’intermédiaire du Département de la
Justice), mais pas aux citoyens, et s’applique uniquement aux «préoccupations
urgentes»
. L’instruction
présidentielle générale 19 (PPD-19) du 10 octobre 2012 cherche à
combler les lacunes du droit en protégeant les agents des activités
de renseignement qui signalent des cas de «gaspillage, fraude, abus»,
mais uniquement les «agent[s] contractuel[s] qui travaillent pour
le compte d’un élément des activités de renseignement». Le texte est
seulement applicable aux agents contractuels des entreprises privées
et vise à les protéger contre les mesures de représailles prises
sur le plan de l’habilitation en matière de sécurité et ne semble
pas viser les agents qui signalent des violations des droits de
l’homme. Cette instruction a force de loi, mais peut être annulée
à tout moment par l’actuel Président ou ses successeurs.
65. Le 7 juillet 2014, le Président Obama a promulgué la «loi
d’autorisation des activités de renseignement pour l’exercice 2014»
(Intelligence Authorization Act for Fiscal Year 2014), qui comporte
une partie consacrée à la «Protection des donneurs d’alerte des
activités de renseignement». Cette disposition précise que les agents
des services de renseignement qui divulguent à des entités désignées
(par exemple leur supérieur hiérarchique, un inspecteur général
ou les commissions du renseignement de la Chambre des représentants ou
du Sénat) des informations sur d’éventuels actes répréhensibles
commis au sein de leurs services seront protégés contre toute mesure
de rétorsion. Pour la première fois, les agents des services de
renseignement peuvent invoquer la protection de la loi en leur qualité
de donneurs d’alerte s’ils subissent des représailles pour avoir
coopéré dans le cadre d’une enquête ou avoir témoigné sous serment.
66. Bien que cette protection soit désormais codifiée sous forme
de loi, elle n’existait pas à l’époque des révélations d’Edward
Snowden et n’est toujours pas applicable aux entreprises privées
sous contrat avec l’Etat, comme l’ancien employeur de M. Snowden.
En outre, certains avocats s’inquiètent de ce que, dans la pratique,
la loi pourrait ne pas atteindre les buts qu’elle poursuit, car
ces voies internes de signalement pourraient servir en réalité à
identifier et à sanctionner les éventuels donneurs d’alerte, au
lieu de donner suite à leurs préoccupations.
Deutsche
Welle a indiqué que la nouvelle loi permettait aux donneurs
d’alerte de saisir une commission administrative d’une demande de
recours s’ils s’estimaient victimes de mesures de rétorsion à cause
de leurs révélations; mais ils n’ont aucun droit à être entendus
en bonne et due forme par une instance indépendante et les membres
de la commission sont tous choisis par le directeur du Service de
renseignement national
. Qui plus est, les agents des services
de renseignement ne bénéficient d’aucune protection en leur qualité
de donneurs d’alerte s’ils ont signé un accord de confidentialité
et leurs avocats n’ont pas accès aux éléments de preuve si ceux-ci
sont classifiés.
67. Pourtant, les donneurs d’alerte restent pour les citoyens
un moyen indispensable de connaître en dernier ressort les défaillances
de l’obligation de rendre des comptes à l’échelon local, régional,
national, voire international. Les fichiers Snowden ont révélé le
manque criant de transparence et d’obligation démocratique de rendre
des comptes au cours des différentes étapes de la procédure d’adoption
et de mise en œuvre de la législation (lorsqu’elle existe) qui autorise
les services de l’Etat à mener des opérations de surveillance massive.
Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Mme Navi
Pillay, a remercié M. Snowden d’avoir lancé un débat planétaire
sur les pouvoirs de surveillance des Etats, en déclarant que «les personnes
qui révèlent des violations des droits de l’homme devraient être
protégées, car nous avons besoin d’elles»
.
«Il nous a rendu un immense service en révélant ces informations»
qui «vont exactement dans le sens de ce besoin de transparence et
de consultation que nous préconisons».
68. Le rapport de juin 2014 du Haut-Commissariat des Nations Unies
aux droits de l’homme, «Le droit à la vie privée à l’ère du numérique»,
adopte une position analogue à celle du Conseil de l’Europe sur
la nécessité d’encourager les donneurs d’alerte à signaler les violations
des droits de l’homme, les actes de corruption et les fraudes. Il
considère les programmes de surveillance massive qui recueillent
des informations sur les courriers électroniques, les appels téléphoniques
et les connexions internet de millions de citoyens ordinaires dans
de nombreux Etats comme autant d’atteintes possibles au respect
de la vie privée. Le rapport appelle l’ensemble des pouvoirs, ainsi
que les institutions civiles totalement indépendantes, à prendre
part au contrôle des programmes de surveillance, afin de veiller
à ce que les droits garantis aux citoyens en ligne soient les mêmes
que les droits hors ligne. Dans les Etats où les mécanismes de contrôle
des programmes de surveillance sont limités, inexistants ou insuffisamment
transparents, les divulgations protégées effectuées par les donneurs
d’alerte jouent un rôle inestimable dans le contrôle des pouvoirs
des services de sécurité et garantissent que les graves atteintes
aux droits de l’homme commises par les agents de l’Etat ne seront
pas abusivement dissimulées derrière le prétexte du «secret d’Etat».
69. Le cas de John Kiriakou, qui est à ce jour le seul agent de
la CIA à avoir été placé en détention à cause des méthodes de torture
utilisées dans le cadre de la «guerre contre le terrorisme», qui
ont été décrites en détail dans un rapport publié récemment par
le Sénat américain
, est édifiant: M. Kiriakou a été
placé en détention pour avoir donné l’alerte sur les «méthodes d’interrogatoire»,
telles que la torture par l’eau (waterboarding), qu’il ne supportait
plus. Le message qu’il a adressé depuis sa prison et que son avocate, Mme Jesselyn
Radack, elle-même donneuse d’alerte au Département américain de
la Justice, a lu par liaison vidéo en direct lors de la réunion
de la commission du 29 janvier 2015
est profondément émouvant.
70. A la suite des révélations d’Edward Snowden et d’autres donneurs
d’alerte, certains Etats ont apporté des modifications à la législation,
en vue de dissuader le fait de donner l’alerte, au lieu de l’encourager.
En Australie, par exemple, la nouvelle législation en matière de
sécurité adoptée en septembre 2014
équivaut à
une répression énergique des donneurs d’alerte, qui pourrait également
concerner les journalistes. Les dispositions en question étendent
en effet les pouvoirs de l’Organisation australienne de renseignement
pour la sécurité (Asio) et prévoient une nouvelle infraction passible
de cinq ans d’emprisonnement pour «toute personne» divulguant des
informations relatives à des «opérations spéciales de renseignement».
Ces faits sont passibles de 10 ans d’emprisonnement si les informations
divulguées «mettent en danger la santé ou la sécurité d’une personne
ou nuisent au bon déroulement d’une opération spéciale de renseignement».
71. Ces mesures sont contraires à la position prise par l’Assemblée
en faveur de la transparence, qui a été réaffirmée dans la
Résolution 1954 (2013) sur la sécurité nationale et l’accès à l’information.
Dans l’esprit des Principes de Tshwane avalisés par l’Assemblée
dans sa résolution, j’encourage tous les Etats à réfléchir à la mise
en place d’une exception «de défense de l’intérêt public». Selon
le principe de Tshwane no 43, le personnel
public qui fait l’objet de poursuites pénales, civiles ou administratives
pour avoir révélé des informations qui ne sont pas considérées comme
des divulgations protégées devrait avoir la possibilité de soulever
une exception de défense de l’intérêt public sous certaines conditions.
Pour vérifier le bien-fondé de cette exception, le ministère public
et les tribunaux doivent examiner:
i. si
l’étendue de la divulgation était raisonnablement nécessaire pour
révéler ces informations d’intérêt général;
ii. la portée et la probabilité du préjudice causé à l’intérêt
général par la divulgation;
iii. si la personne avait des motifs raisonnables de croire
que la divulgation était d’intérêt général;
iv. si la personne a tenté de procéder à une divulgation protégée
par le biais de procédures internes et/ou auprès d’un organisme
indépendant de surveillance et/ou au public, en conformité avec
les procédures qui régissent la protection des donneurs d’alerte;
v. l’existence de circonstances impérieuses qui justifiaient
la divulgation.
72. Soulignons que le «personnel public» désigne non seulement
les agents publics, mais également les employés des sociétés privées
sous contrat avec l’Etat ou de leurs sous-contractants
.
4. Les voies internes
prévues par le Conseil de l’Europe pour donner l’alerte: un exemple
à suivre?
73. A la suite de la
Recommandation 1916 (2010) de l’Assemblée, le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe
a promulgué l’Arrêté no 1327 du 10 janvier
2011 relatif à la vigilance et à la prévention en matière de fraude
et de corruption. Ce texte fait obligation aux membres du Secrétariat
Général «de signaler au/à la Directeur/rice général/e de l’administration
ou au/à la Directeur/trice de l’audit interne et de l’évaluation
toute conduite dont ils ont des raisons plausibles de croire qu’elle
constitue un fait de fraude ou de corruption»
. Il y a lieu de se féliciter de la
création de cette voie interne de signalement, qui constitue une
avancée en direction du renforcement de la transparence et de la
gouvernance au sein même du Conseil de l’Europe.
74. L’Arrêté no 1327 vise tous les
agents du Conseil de l’Europe, quel que soit leur rang, mais également les
fonctionnaires hors cadre et les personnes qui interviennent dans
les activités de l’Organisation de diverses manières (y compris
les juges de la Cour européenne des droits de l’homme, le Commissaire
aux droits de l’homme, les stagiaires, les experts, les consultants
et les employés de sociétés extérieures sous contrat avec le Conseil
de l’Europe)
.
La comparaison de ce texte et des lignes directrices de la Commission
européenne relatives à la transmission d’informations en cas de
dysfonctionnements graves («whistleblowing») (SEC(2012)679) montre
toutefois que des améliorations peuvent encore être apportées à
la réglementation interne du Conseil de l’Europe.
75. Premièrement, les lignes directrices du Conseil de l’Europe
ne précisent pas si, et à quelles conditions, la protection contre
les mesures de rétorsion est également applicable aux cas dans lesquels
les donneurs d’alerte recourent à des voies externes de signalement
pour faire état de soupçons raisonnables de fraude ou de corruption.
Les dispositions de la Commission européenne prévoient que les agents
signalent, en premier lieu, les graves irrégularités dont ils ont
connaissance à leur supérieur immédiat, au directeur général ou
au chef de service. En deuxième lieu, si le donneur d’alerte craint
de faire l’objet de représailles, il est autorisé à signaler directement
au Secrétaire général de la commission ou à l’Office européen de
lutte antifraude (OLAF) les faits en question. Troisièmement, en
dernier ressort, les agents peuvent utiliser une voie de signalement externe.
Lorsque le signalement interne est remis à l’OLAF ou au Secrétaire
général, le donneur d’alerte doit être informé dans une délai de
60 jours du temps nécessaire pour prendre les mesures qui s’imposent.
Si aucune mesure n’est prise dans ce délai ou si le donneur d’alerte
peut démontrer que le temps indiqué est déraisonnable au vu de l’ensemble
des circonstances de l’affaire, il est habilité à faire usage de
sa possibilité de donner l’alerte par une voie externe, comme le
prévoit le règlement du personnel de la commission. Par ailleurs,
si «ni la commission, ni l’OLAF n’a pris de mesures adéquates dans
un délai raisonnable, l’agent qui signale l’acte répréhensible a
le droit de porter ses préoccupations à l’attention du Président,
soit du Conseil, soit du Parlement, soit encore de la Cour des Comptes
européenne, ou à l’attention du Médiateur»; la protection accordée
au donneur d’alerte reste applicable en pareil cas.
76. Le Conseil de l’Europe devrait, selon moi, envisager de préciser,
d’une part, le délai dans lequel une réponse doit être donnée au
donneur d’alerte et, d’autre part, les conditions dans lesquelles
un donneur d’alerte peut recourir à une voie externe pour signaler
des irrégularités. L’importance que peuvent avoir ces voies externes
est souligné par le fait que le/la Directeur/rice général/e de l’administration,
qui est l’une des personnes susceptibles d’être saisies dans le
cadre du mécanisme de signalement interne prévu, risque de se trouver
dans une situation de conflit d’intérêts si le signalement concerne
des abus financiers ou administratifs.
77. Par ailleurs, l’article 4.3 demande que le signalement d’irrégularités
soit «si possible, étayé par des informations et des documents fiables»,
ce qui pourrait soumettre le donneur d’alerte à une obligation excessive.
La Commission européenne se montre plus accommodante, puisqu’«il
ne sera pas attendu des agents qu’ils démontrent l’existence de
l’acte répréhensible et ils ne perdront pas la protection qui leur
est accordée uniquement parce que leur honnête préoccupation s’est
finalement avérée dépourvue de fondement»
. Cette
position se rapproche des Principes de Tshwane, qui énoncent dans
leur principe 38 que «[l]’auteur d’une divulgation protégée ne doit
pas être contraint de fournir des données probantes ou de porter la
responsabilité de la preuve en relation avec la divulgation».
78. Enfin, les lignes directrices du Conseil de l’Europe autorisent
les membres du Secrétariat Général, lorsqu’ils ont un doute sur
le fait qu’un acte soit ou non constitutif de fraude ou de corruption,
de demander conseil auprès du/de la Directeur/rice général/e de
l’administration ou du/de la Directeur/trice de l’audit interne et
de l’évaluation
.
Selon la Commission européenne, en revanche, l’expérience montre
qu’il vaut mieux que ces conseils préalables soient dispensés par
un point de contact sans lien avec une fonction d’enquête
. Comme les directeurs
prennent part au processus d’enquête ultérieur, le Conseil de l’Europe
devrait également envisager de confier les fonctions de conseil
à une autre instance qui soit indépendante.
79. Cela dit, le témoignage donné devant la commission des questions
juridiques et des droits de l’homme le 29 janvier 2015 par Maria
Bamieh, ancienne procureur britannique détachée auprès d’Eulex au
Kosovo
, montre
que les meilleures lignes directrices ne suffisent pas à empêcher
que l’alerte donnée par une personne ne se transforme pour elle
en rude épreuve, tant que la culture institutionnelle dominante
n’appréciera pas à sa juste valeur la contribution des donneurs
d’alerte. Comme l’enquête sur l’affaire de Mme Bamieh,
prévue par les lignes directrices de la commission, est toujours
en cours
,
je préfère ne pas entrer davantage dans les détails à ce stade.
5. Vers une convention
visant à renforcer la protection des donneurs d’alerte en Europe
et au-delà
80. Comme l’indiquait la recommandation antérieure de
l’Assemblée sur la protection des donneurs d’alerte, et au vu des
faits nouveaux récemment survenus, j’aimerais encourager les Etats
à s’engager dans la voie de l’élaboration d’un instrument juridique
contraignant, afin d’améliorer encore la protection des donneurs
d’alerte. Bien que l’intitulé initial de la proposition sur laquelle
se fonde le présent rapport penche en faveur d’un protocole additionnel
à la Convention européenne des droits de l’homme sur la protection
des donneurs d’alerte
, j’opterais pour une
convention distincte, négociée sous les auspices du Conseil de l’Europe,
qui n’exigerait pas, contrairement à un protocole additionnel à
la Convention européenne des droits de l’homme, la ratification
de l’ensemble des Etats Parties. Cette convention-cadre, qui serait
complétée et mise en œuvre par la législation nationale, pourrait
tenir compte de la diversité des ordres juridiques des Etats membres
du Conseil de l’Europe. Elle devrait être conçue pour accorder aux
éventuels donneurs d’alerte une protection légale équivalente, quel
que soit le pays dans lequel ils vivent ou font leurs révélations.
La convention pourrait prolonger et amplifier l’acquis reflété par
la recommandation du Comité des Ministres. Son principal avantage serait
son caractère juridiquement contraignant, mais cette convention
pourrait également être ouverte aux Etats non européens pour lesquels
elle présenterait un intérêt et contribuer ainsi à promouvoir la
bonne gouvernance et à restaurer la confiance des citoyens de manière
globale.
81. Au cours du processus de rédaction, des enseignements pourraient
être tirés des événements récents, notamment lorsque l’alerte est
donnée dans le domaine de la sécurité nationale. En outre, les Etats
pourraient envisager d’accorder un droit d’asile aux donneurs d’alerte,
surtout lorsqu’ils divulguent des informations sensibles au sujet
d’un Etat qui concernent également d’autres Etats, et éventuellement
lorsqu’ils résident dans un autre Etat encore. Notre experte, Mme Anna
Myers, a expliqué au cours de son audition par la commission en
juin 2014 dans quelle mesure la protection transfrontière des donneurs
d’alerte est indispensable dans le monde interdépendant actuel.
La situation de M. Snowden est un cas d’espèce, car il est particulièrement
difficile de garantir que les préoccupations dont il a fait état,
qui présentent un intérêt pour de nombreux pays, font l’objet d’une
enquête en bonne et due forme, surtout s’il devait être extradé
vers les Etats-Unis, où il aurait à faire face à de graves chefs
d’accusation sans pouvoir soulever l’exception d’intérêt général.
82. Indépendamment de la durée inévitable du processus de négociation
d’une convention sur la protection des donneurs d’alerte, j’aimerais
inviter instamment les Etats à octroyer l’asile à tout donneur d’alerte
de bonne foi, qui satisfait aux critères de la protection des donneurs
d’alerte applicables dans l’Etat saisi d’une demande d’asile et
qui est menacé de mesures de rétorsion dans son propre pays. Il
s’agit ici évidemment de savoir si Edward Snowden remplirait les
conditions nécessaires pour bénéficier de la protection accordée
au donneur d’alerte en vertu des normes préconisées ci-dessus.
6. Un cas d’espèce:
Edward Snowden
83. J’aimerais à présent examiner si les révélations
d’Edward Snowden réunissent les conditions nécessaires à la protection
accordée aux donneurs d’alerte, conformément aux principes énoncés
ci-dessus.
84. La première question qui se pose est celle de l’authenticité
des informations divulguées et du fait qu’elles concernent des «méfaits».
Les gouvernements n’ont ni nié, ni confirmé l’existence de bon nombre
des techniques de surveillance décrites dans les fichiers divulgués
par M. Snowden. Mais il n’a jamais été démontré que ces informations
étaient fausses ou trompeuses au point que leur authenticité et
leur véracité soient sérieusement mises en doute. Par ailleurs,
les activités de surveillance de la NSA révélées par M. Snowden
pourraient fort bien être constitutives de violations des droits
de l’homme ou d’abus d’autorité publique
. Dans mon
rapport sur «Les opérations de surveillance massive», j’ai expliqué
de manière assez détaillée pourquoi ces programmes portaient notamment
atteinte au droit au respect de la vie privée
. Même s’il
s’avère que tous les programmes de surveillance de la NSA avaient
un fondement légal, y compris ceux qui concernaient des citoyens
américains qui n’étaient pourtant soupçonnés d’aucun acte répréhensible, M. Snowden
avait au moins «des motifs raisonnables de croire que les informations
divulguées tendent à mettre en évidence des méfaits»
.
M. Snowden n’est pas le seul à penser que les programmes de surveillance
massive de la NSA peuvent être contraires à la Constitution des
Etats-Unis: un juge fédéral au moins est parvenu à la même conclusion
. Plus récemment,
en janvier 2015, le Tribunal des pouvoirs d’investigation du Royaume-Uni
a conclu, dans l’affaire dont il était saisi par Liberty and Privacy
International, que les accords secrets d’échange des données de
renseignement passés entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis, c’est-à-dire
les programmes Prism et Upstream (divulgués avec l’aide d’Edward
Snowden), n’avaient pas été conformes à la législation relative
aux droits de l’homme (notamment aux articles 8 et 10 de la Convention européenne
des droits de l’homme) pendant sept ans, parce que les dispositions
internes et les garanties censées assurer le respect de la vie privée
des citoyens avaient été tenues secrètes
.
85. En deuxième lieu, il s’agit d’examiner si les révélations
faites réunissent les conditions nécessaires à leur protection,
malgré le fait que M. Snowden ait choisi de révéler publiquement
ces informations, au lieu de s’en tenir aux voies internes de signalement.
Il a communiqué les fichiers électroniques confidentiels qu’il avait copiés,
parce qu’il y avait eu accès en sa qualité d’agent contractuel de
la NSA, avec un petit nombre de journalistes choisis en fonction
de leur réputation de personnes fiables et responsables. Selon les
principes énoncés par l’Assemblée
,
les révélations faites par un donneur d’alerte aux citoyens peuvent
être protégées uniquement si elles ont eu lieu en dernier ressort
et qu’il a cherché à faire état de ses préoccupations par les voies
internes.
86. Au cours de son audition par la commission en juin 2014, M. Snowden
a expliqué qu’il avait fait part de ses préoccupations au sujet
des programmes de surveillance massive de la NSA à ses collègues
et supérieurs, à la fois oralement et par courrier électronique.
Il a indiqué que les collègues auxquels il avait expliqué certains
nouveaux programmes de surveillance avaient été choqués par ces
précisions, mais n’y avaient pas donné suite. La réponse qui lui
avait été donnée était que le système n’était pas prévu pour résoudre
les problèmes, mais pour les enterrer. Par ailleurs, M. Snowden
avait constaté après un examen attentif des faits que les donneurs
d’alerte qui s’étaient déjà manifestés au sein de la NSA et avaient
persisté à utiliser les voies internes de signalement n’avaient
bénéficié d’aucune protection. Ils avaient au contraire subi diverses
formes de représailles. M. Thomas Drake, qui avait communiqué à
un journal des fichiers non classifiés après avoir signalé en vain
par les voies internes le gaspillage de $US 1,2 milliards consacrés
à un programme inefficace, avait finalement été poursuivi au pénal.
M. William Binney avait également utilisé les voies officielles,
ce qui lui avait uniquement valu de voir l’inspecteur général auquel
il s’était adressé communiquer son nom au Département de la Justice,
qui avait engagé des poursuites pénales à son encontre au titre
de la loi relative à l’espionnage. Ces donneurs d’alerte de la NSA
n’étaient pas parvenus par ailleurs à déclencher un vaste débat
sur la question. Comme ils n’avaient pas veillé à conserver des
éléments de preuves documentaires à l’appui de leurs affirmations,
ils avaient été traités de menteurs. Ces exemples avaient convaincu
M. Snowden que, pour espérer voir ses démarches aboutir, il ne disposait
d’aucune voie viable de signalement des faits en question au sein
de l’agence.
87. La NSA a contesté ces assertions, en affirmant que M. Snowden
n’avait pas fait part de ses préoccupations à ses supérieurs. Or,
l’agence a refusé de divulguer les communications envoyées par M. Snowden
depuis son compte à la NSA, à l’exception d’un seul courrier électronique,
dans lequel M. Snowden demandait des éclaircissements au sujet de
la législation régissant les activités de la NSA, sans mentionner
la collecte des données en vrac ni les préoccupations que lui inspiraient
les atteintes au respect de la vie privée. Un journaliste a fait,
au titre de la loi relative à la liberté de l’information (Freedom
of Information Act – FOIA), une demande de communication des courriers
électroniques envoyés par M. Snowden depuis son compte à la NSA
au cours des cinq premiers mois de 2013. Mais la NSA lui a répondu
qu’elle ne pouvait pas communiquer les courriers électroniques envoyés
par M. Snowden, car cette démarche porterait atteinte «à sa vie
privée», dont le respect est garanti par la sixième exception prévue
par la loi relative à la liberté de l’information, qui permet de
refuser la communication d’informations constitutives d’une «atteinte
clairement injustifiée à la vie privée»
. La NSA a également justifié son
refus de communiquer ces messages par le fait qu’ils étaient recueillis
par les services répressifs et que leur publication nuirait à la
bonne marche de la procédure, qu’ils risquaient de révéler l’identité
de sources confidentielles et qu’ils divulgueraient les techniques
et les méthodes employées par les services répressifs. M. Snowden
a rétorqué que la publication par la NSA d’un unique courrier électronique
représentait «à l’évidence une communication d’informations adaptée
aux besoins de la NSA et incomplète», qui ne reflétait en rien les
multiples préoccupations dont il avait fait part à la NSA à de nombreuses
reprises, par écrit et oralement.
88. La NSA a adopté une attitude tout aussi floue face à l’augmentation
exponentielle des demandes qui lui ont été adressées au titre de
la loi relative à la liberté d’information à la suite des révélations
faites par M. Snowden. Depuis le 6 juin 2013, l’agence a reçu plus
de 5 200 demandes de publication d’informations classifiées; au
cours de la même période, l’année précédente, seules 800 demandes
de ce type lui avaient été adressées. Selon
The
Guardian , la NSA a refusé de faire droit
aux demandes des particuliers qui voulaient savoir si l’agence conservait
leurs métadonnées, en leur faisant une réponse de Normand, tout
en soulignant la légalité des programmes de surveillance. Ce manque
persistant de transparence qui entoure les programmes de surveillance
rend le rôle des donneurs d’alerte crucial, car ils représentent
la seule source d’information qui permette de vérifier que les services
de renseignement agissent dans le cadre de la loi. En résumé, il
semblerait que M. Snowden n’ait eu d’autre voie de signalement interne
que ses tentatives de faire part de ses préoccupations à ses collègues
et supérieurs immédiats.
89. Par ailleurs, pour que les informations divulguées publiquement
par M. Snowden puissent bénéficier d’une protection, il faut qu’il
ait uniquement révélé la quantité d’informations raisonnablement
nécessaire pour mettre en lumière les actes répréhensibles en question
et qu’il ait raisonnablement considéré que l’intérêt général que
présentaient les informations révélées prévalait sur le préjudice
que ces révélations pouvaient causer à l’intérêt général
.
90. S’agissant du premier point, le fait que M. Snowden ait dû
agir en étant extrêmement pressé par le temps complique l’appréciation
de la situation. Après avoir accédé aux données sensibles en question,
il risquait d’être démasqué par la NSA et, par voie de conséquence,
de ne plus être en mesure de prouver ses affirmations. Il était
obligé de quitter les Etats-Unis. En partant, il ne savait pas encore
quel pays finirait par lui accorder sa protection. Mais il était
conscient du fait que les données qu’il avait copiées en vrac ne
pouvaient être publiées intégralement, et encore moins tomber entre
les mains des services d’une puissance étrangère, sans nuire à la
sécurité nationale. Lors de ses deux auditions par la commission
en avril et juin 2014, Edward Snowden s’est présenté comme un patriote
américain, désireux de défendre la Constitution des Etats-Unis et le
respect de la vie privée des citoyens, y compris à l’extérieur du
territoire américain. Il n’avait en aucun cas l’intention de compromettre
les intérêts légitimes de la sécurité nationale ni de venir en aide
aux ennemis de la liberté. Afin d’atténuer au maximum ce risque,
il avait pris des dispositions avec des journalistes responsables
et dignes de confiance, qui travaillaient pour des «institutions
journalistiques respectées», comme
The
Guardian et
The New York Times.
Il les avait chargés de conserver les données qu’il avait copiées en
vrac, à condition qu’ils apprécient indépendamment, au besoin en
consultant les autorités, les données qui pouvaient être publiées
sans mettre en danger les intérêts légitimes de la sécurité nationale
et celles qui ne devaient pas l’être
. Il semblerait que le choix opéré
par les journalistes auxquels M. Snowden avait confié ces données
ait été assez responsable: à ce jour, la NSA n’a pas été en mesure
de mettre en avant un quelconque préjudice réel causé à la sécurité
nationale par la publication des données communiquées par M. Snowden
aux journalistes auxquels il avait délégué, par nécessité, le choix
des documents que l’intérêt général commandait de publier.
91. La deuxième condition, c’est-à-dire le fait que M. Snowden
ait raisonnablement pensé que l’intérêt général que présentait la
divulgation des informations prévalait sur le préjudice que ces
révélations pouvaient causer à l’intérêt général, semble également
réunie. Les programmes et techniques qui permettent à la NSA et
aux autres services de renseignement de procéder à la collecte en
vrac et à l’analyse des données à caractère personnel dans le monde
entier n’auraient jamais été connus de l’opinion publique sans la publication
des fichiers à laquelle a contribué M. Snowden. Cette publication
présentait clairement un intérêt pour les citoyens américains et
pour ceux de nombreux autres pays visés par les programmes de surveillance massive
et d’intrusion, qui ont ainsi été révélés. Le grand intérêt des
médias pour ces révélations, ainsi que les nombreuses enquêtes parlementaires
et autres enquêtes publiques menées à l’échelon national
ou dans le cadre
des Nations Unies
, du Parlement européen
et, enfin
et surtout, par notre propre Assemblée, montrent l’étendue de l’intérêt
du public pour les préoccupations soulevées par M. Snowden. Le débat
qui a suivi a déjà entraîné un certain nombre de modifications de
la législation et je ne peux qu’espérer que les recommandations
qu’a formulées l’Assemblée à partir du rapport élaboré en parallèle
sur «Les opérations de surveillance massive» aboutiront à la prise
d’autres mesures nationales et internationales, en vue de mettre en
place et de faire respecter un cadre juridique adéquat et des mesures
de protection techniques, qui permettront de concilier les préoccupations
légitimes en matière de sécurité nationale et le droit de l’homme fondamental
du respect de la vie privée.
92. Enfin, le préjudice causé par les révélations de M. Snowden
à l’intérêt général que présente la protection des activités légales
des services de renseignement et de sécurité ne semble pas supérieur
à l’énorme contribution de ces révélations au débat sur la nécessité
de protéger le respect de la vie privée et d’amener les services
de renseignement à répondre de leurs actes. Les autorités américaines
ont commencé par affirmer que les révélations de M. Snowden avaient
mis en danger la vie d’agents secrets, mais elles n’ont jamais fourni
aucune information précise qui permette de vérifier cette affirmation.
En tout état de cause, l’administration américaine avait elle-même
l’habitude de divulguer des informations sur des agents secrets pour
en tirer politiquement profit
. Au cours de son
audition par la commission en juin 2014, M. Snowden a répondu de
la manière suivante aux allégations selon lesquelles ces révélations
avaient atténué la capacité des services de renseignement à lutter
efficacement contre le terrorisme et la criminalité organisée:
93. Premièrement, l’efficacité des programmes de surveillance
massive examinés aujourd’hui n’a jamais été démontrée. C’est ce
qu’a conclu, par exemple, la commission de surveillance du respect
de la vie privée et des libertés civiles (Privacy and Civil Liberties
Oversight Board – PCLOB)
. La PCLOB a critiqué les programmes d’enregistrement
des communications téléphoniques mis en place par la NSA, qui n’avaient
présenté qu’un intérêt «minime» pour la lutte contre le terrorisme
et n’avaient donné «aucun exemple de situation dans laquelle le
programme a directement contribué à découvrir un complot terroriste
inconnu auparavant ou à déjouer un attentat terroriste»
. Bien que la PCLOB, dans son rapport
remis au Président Obama en janvier 2014, ait finit par conclure
à la légalité de la plupart des programmes de surveillance, elle
a émis des doutes sur la proportionnalité de cette surveillance,
compte tenu de ses maigres résultats. Ces doutes se sont accrus à
la suite de la publication, en juin 2014, d’informations selon lesquelles
neuf communications interceptées sur 10 dans le cadre de ces programmes
ne poursuivaient pas un but légitime de surveillance, mais ciblaient
des citoyens américains ordinaires et des utilisateurs étrangers
d’internet qui n’étaient pas soupçonnés d’avoir commis un acte répréhensible
.
94. Deuxièmement, M. Snowden a souligné que les citoyens, et plus
particulièrement les malfaiteurs, ont toujours su que les lignes
téléphoniques pouvaient être mises sur écoute, ce qui n’empêche
pas les criminels du monde entier de continuer à utiliser des téléphones.
De même, nous savons qu’internet est placé sous surveillance et
nous continuons pourtant tous les jours à utiliser internet et à
envoyer des courriers électroniques. Il est également inexact de
dire que ces révélations ont perturbé les activités de la NSA. La poursuite
des programmes de surveillance a été signalée même après les révélations
de M. Snowden et certains d’entre eux au moins semblent continuer
à fonctionner. Le fait de révéler que la NSA procède à une surveillance
en ligne n’est guère susceptible d’amener les terroristes et les
criminels à renoncer totalement aux communications en ligne et,
même si tel était le cas, la NSA aurait toujours la possibilité
de recourir aux moyens classiques de recherche et d’analyse des
activités de ces cibles.
95. Enfin, comme l’a expliqué M. Snowden en se fondant sur sa
propre expérience d’ancien agent de la CIA, les perturbations que
ces révélations peuvent avoir causées dans les réseaux de communication
des terroristes ne sont pas préjudiciables à la lutte contre le
terrorisme; la perturbation des modes de communication habituels
des criminels les amène à commettre davantage d’erreurs, dont on
peut tirer profit pour analyser et comprendre leurs nouveaux modes
de communication.
96. Il est vrai que les révélations de M. Snowden ont causé beaucoup
d’embarras et de complications politiques et diplomatiques aux Etats-Unis
et à certains autres pays. Mais, selon moi, on ne peut en faire
le reproche à M. Snowden: cette situation est la conséquence des
mesures prises par la NSA et ses alliés. C’est le fait d’avoir espionné
des pays amis et alliés qui a provoqué leurs réactions négatives
, et non le
fait d’avoir révélé l’existence de ces pratiques. Le Watergate a
été catastrophique pour la présidence de Nixon parce que ce dernier
avait autorisé le cambriolage des locaux, pas parce que l’opinion
publique en a eu connaissance. Edward Lucas, qui se montre extrêmement
critique à l’égard de M. Snowden (et qui, selon moi, est un journaliste
particulièrement digne de foi) se trompe lorsqu’il reproche à ce
messager les dommages causés aux relations transatlantiques
.
Les Etats-Unis sont eux-mêmes responsables du tort causé à leur
image publique par l’affaire Snowden (et du profit correspondant
qu’en a retiré la propagande en faveur de la Russie de M. Poutine):
en persécutant M. Snowden de façon aussi impitoyable, y compris
sous la forme de menaces de mort proférées par de hauts responsables
,
le Gouvernement américain a choisi d’endosser le rôle du méchant
sur la scène internationale; de plus, en n’engageant pas un dialogue
constructif avec ses alliés sur les voies et moyens de rétablir
la confiance, il a accentué encore les retombées diplomatiques de
ces révélations. Je regrette vivement que cette affaire ait été
un cadeau pour l’image publique de M. Poutine, mais on peut difficilement
en faire le reproche à M. Snowden.
97. Je partage également avec M. Snowden l’idée que, pour les
terroristes et les membres de la criminalité organisée, le fait
d’être certains que leurs communications puissent être surveillées
ne leur est pas d’un grand secours: les criminels les plus dangereux
ont toujours été conscients qu’ils risquaient d’être placés sous surveillance
et cherché à s’en protéger, avec plus ou moins de succès compte
tenu de l’évolution constante des méthodes de surveillance. Comme
l’a déclaré M. Snowden au vu de sa propre expérience professionnelle, l’immense
majorité des terroristes et des autres criminels sont des êtres
simples, pour ne pas dire frustes. Ils continueront à commettre
des erreurs qui permettront aux autorités d’en tirer parti. Le besoin
d’utiliser les moyens de communication n’a pas disparu pour autant
et, si les criminels communiquent moins par crainte d’être surveillés,
ils seront moins efficaces. Personnellement, je trouve ces arguments
très convaincants et je pense que M. Snowden lui-même pouvait «raisonnablement
considérer» que l’intérêt général que présentait la révélation de
ces informations était supérieur au préjudice qu’elle pouvait causer.
98. En résumé, il convient de considérer les révélations publiques
de M. Snowden comme des divulgations protégées et il devrait, quant
à lui, jouir d’une protection contre toute mesure de rétorsion.
Il importe notamment qu’il ne fasse pas l’objet de poursuites pénales
pour avoir révélé des informations classifiées ou confidentielles
. Selon les dispositions
applicables à la protection des donneurs d’alerte que nous avons présentées
ici, M. Snowden n’aurait pas même besoin de soulever l’exception
de «défense de l’intérêt public»
. Comme nous l’avons expliqué
plus haut
, cette exception est une garantie qui devrait
être à la disposition de tout agent public faisant l’objet de poursuites
pénales ou d’autres sanctions pour avoir fait des révélations qui
n’étaient pas protégées d’une autre
manière: l’intéressé peut invoquer cette exception si l’intérêt
général que présente la révélation des informations en question
est supérieur à l’intérêt général qu’il y aurait à ne pas les révéler.
Si M. Snowden n’était pas en mesure, par exemple, de démontrer qu’il
avait tout d’abord cherché à utiliser les voies de signalement internes
(et viables) dont il disposait, il aurait encore la possibilité
de se prévaloir de l’exception d’intérêt général; il appartiendrait
alors aux autorités chargées des poursuites et au juge de déterminer
si l’intérêt général présenté par la révélation de ces informations
était effectivement supérieur à celui qu’il y aurait eu à ne pas
les divulguer, en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes
, notamment en vérifiant si l’étendue des
révélations était raisonnablement nécessaire. Selon moi, c’était
le cas.
99. Aux Etats-Unis, M. Snowden demeure sous la menace de poursuites
pénales très lourdes engagées au titre des dispositions de la loi
relative à l’espionnage et pourrait être condamné à perpétuité,
sans possibilité de libération anticipée. La loi relative à l’espionnage
adoptée en 1917 a été appliquée de façon très limitée, et à trois
reprises seulement à l’encontre d’agents publics qui avaient divulgué
des informations confidentielles, jusqu’au début de l’administration
Obama (à l’encontre de Daniel Ellsberg et Anthony Russo en 1973
pour la publication de
Documents du Pentagone («Pentagon
Papers»), le jugement ayant finalement été entaché de vice de procédure;
à l’encontre de Samuel Morison en 1985, pour la publication d’informations
relatives à une surenchère navale soviétique, qui visait à «réveiller»
l’opinion publique américaine; et en 2005, à l’encontre de Lawrence
Franklin, qui avait transmis des informations sur le programme nucléaire
iranien aux lobbyistes du Congrès)
. Mais la loi relative à l’espionnage
de 1917 a été utilisée beaucoup plus souvent ces derniers temps,
non pas pour des faits d’espionnage classique comme cela avait été
le plus souvent le cas auparavant, mais pour sanctionner les auteurs
de fuites organisées au profit des médias traditionnels. Sur 12
poursuites au total engagées à l’encontre d’agents publics accusés
d’avoir fourni des informations secrètes aux médias, neuf ont eu
lieu depuis la prise de fonction du Président Obama
. Parmi celles-ci figurent les poursuites engagées
à l’encontre des donneurs d’alerte de la NSA que nous avons évoqués
plus haut, Thomas Drake et Chelsea (anciennement Bradley) Manning,
qui ont divulgué de nombreux documents par l’intermédiaire de Wikileaks,
et plus récemment les cas d’Edward Snowden, Donald Sachtleben et
Jeffrey A. Sterling. La loi de 1917 relative à l’espionnage ne permet
pas de soulever la moindre forme d’exception d’intérêt général.
Cela signifie que, si M. Snowden retournait aux Etats-Unis, il serait
passible d’une très lourde peine. Conformément aux recommandations
faites plus haut, je préconiserais en conséquence vivement que l’un
des Etats européens qui ont bénéficié des révélations sur les activités
de surveillance de la NSA visant leurs citoyens, leurs entreprises
et même leurs élus octroie à M. Snowden l’asile.
100. En guise de post-scriptum à cette étude de cas, j’aimerais
aborder les allégations selon lesquelles M. Snowden serait sciemment
ou involontairement de connivence avec le FSB russe. L’argument
le plus solide et le plus crédible est avancé par Edward Lucas,
qui prétend que M. Snowden a été recruté par les services de renseignement
russes agissant sous une fausse identité, c’est-à-dire manipulé
par des agents qui s’étaient présentés comme des militants du respect
de la vie privée sur internet et l’ont amené à agir en tirant parti
des idées un peu confuses qu’il avait exprimées sur internet lorsqu’il
travaillait pour la CIA. M. Lucas fait un parallèle avec ceux qui,
en Occident, manifestaient en faveur de la paix pendant la guerre
froide et affirme que M. Snowden a joué le rôle d’un «imbécile utile»,
en sabotant efficacement l’action des services de renseignement
occidentaux alors qu’il pensait défendre la cause du respect de
la vie privée. Dans le même esprit, l’ancien commandant du KGB Boris
Karpichkov prétend que des espions du SVR russe (service de renseignement
extérieur), qui s’étaient fait passer pour des diplomates, ont amené
par la ruse M. Snowden, que le SVR considérait comme un transfuge
possible depuis son affectation à la CIA à Genève, à demander l’asile
à la Russie. M. Karpichkov pense que le Kremlin gardera M. Snowden
pendant trois ans encore, jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’informations
à obtenir de lui, parce qu’il tient à savoir exactement comment
les Américains et les Britanniques cryptent et décryptent les informations
secrètes
. L’ancien général du KGB Oleg Kalugin, qui
serait toujours en contact avec le FSB, a affirmé que les Russes
«étaient très contents des cadeaux qu’Edward Snowden leur avait
faits» en échange de son séjour en Russie. Il est allé jusqu’à dire
que M. Poutine disposait de tous les documents auxquels M. Snowden
avait eu accès, y compris les documents militaires, malgré les affirmations
de M. Snowden, qui assure avoir transmis tous ces fichiers aux journalistes avant
de quitter Hong Kong et n’avoir conservé aucune information confidentielle
lors de son entrée sur le territoire russe. Enfin, l’ancien directeur
des opérations de la CIA, Jack Devine, a estimé qu’il serait «tout
à fait inhabituel qu’il [M. Snowden] soit autorisé à rester là-bas
[en Russie] sans contrepartie»
.
101. Mais il convient de noter que les affirmations des deux anciens
agents du KGB, qui sont aujourd’hui tous deux des transfuges vivant
respectivement au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, peuvent fort bien
avoir été dictées par le désir de plaire à leurs hôtes occidentaux.
L’avis exprimé par M. Devine est une pure spéculation. Par ailleurs,
la présence de M. Snowden à Moscou a profité à l’image publique
du Kremlin, indépendamment du fait qu’il ait dévoilé ou non des
secrets au SVR. J’aimerais également rappeler que M. Snowden a souligné au
cours de son audition par notre commission en juin 2014 qu’il s’était
initialement rendu à Moscou pour y faire escale à destination de
l’Amérique latine. Il a finalement été bloqué à Moscou parce que
les Etats-Unis avaient résilié son passeport et qu’aucun des plus
de 20 pays auxquels il avait demandé l’asile ne lui avait répondu
favorablement, à l’exception de la Russie
. A sa décharge, même si M. Snowden
a été amené, par la ruse des services de renseignement russes, à
faire les révélations en question, son geste restait motivé par l’objectif
idéaliste de protéger le droit au respect de la vie privée en dévoilant
les programmes d’opérations de surveillance massive et d’intrusion
de la NSA. J’aimerais par ailleurs rappeler que, selon le principe
de Tshwane no 38.
b,
le motif d’une divulgation protégée importe peu, sauf s’il est démontré
que l’intéressé savait que l’information divulguée était inexacte.
102. Enfin, la question ne devrait pas être de savoir si M. Snowden
a agi en héros ou en traître, mais si les préoccupations qu’il a
soulevées par l’intermédiaire de ses révélations sont bien fondées
et quelles mesures il convient de prendre pour remédier aux problèmes
posés par les fichiers de la NSA, ainsi que pour rétablir la confiance
entre les alliés et, plus généralement, la confiance des citoyens
dans la sécurité des communications légales.
7. Conclusion
103. Comme nous l’avons vu, un certain nombre d’avancées
ont été réalisées depuis le premier rapport consacré par l’Assemblée
à la protection des donneurs d’alerte, notamment sur le plan de
la sensibilisation générale à l’importante contribution de l’action
des donneurs d’alerte à la transparence et à l’obligation de rendre
des comptes, dans le secteur public comme dans le secteur privé.
Les organes intergouvernementaux, tels que le G20 et l’OCDE, mais
également le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, ont rejoint
sur cette question des ONG comme Transparency International, Public
Concern at Work ou Whistleblower International Network, qui font
campagne depuis longtemps pour le renforcement de la protection
des donneurs d’alerte. La jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme mérite également une attention particulière: les Etats
devraient tenir compte des principes énoncés par la Cour dans les
affaires qui concernent différents pays et ne pas attendre d’être
eux-mêmes condamnés pour violation de la Convention.
104. Nous avons également constaté que la législation et les instruments
internationaux en vigueur ne suffisent pas encore à assurer la protection
efficace que les donneurs d’alerte méritent. C’est particulièrement vrai
pour les donneurs d’alerte qui travaillent dans les domaines en
rapport avec la sécurité nationale, qui sont actuellement, pour
la plupart, exclus des dispositions générales relatives à la protection
des donneurs d’alerte. Les révélations d’Edward Snowden et d’un
certain nombre d’autres donneurs d’alerte moins en vue ont montré que
rien ne permettait de penser que le secteur de la sécurité avait
moins besoin de l’action menée par les donneurs d’alerte pour défendre
la bonne gouvernance et l’obligation de rendre des comptes que toute
autre composante du secteur public. Comme nous l’avons expliqué
dans le rapport sur «Les opérations de surveillance massive», «l’épée
de Damoclès» que représente la divulgation de tout abus par des
donneurs d’alerte présents au sein même des services de renseignement
pourrait bien être le moyen de dissuasion et de sanction le plus
efficace contre les violations, compte tenu de la faiblesse notoire
des mécanismes de surveillance parlementaire et judiciaire de la
plupart des pays. L’étude de cas que nous avons brièvement consacrée
à Edward Snowden offre une illustration supplémentaire des questions
en jeu. Les conclusions et recommandations d’amélioration qui en
découlent, notamment l’appel à la négociation d’une convention du Conseil
de l’Europe sur la protection des donneurs d’alerte, sont reprises
dans le projet de résolution et le projet de recommandation qui
précèdent le présent rapport.