1. Introduction
1. L’onde de choc des attaques
terroristes perpétrées par des islamistes radicaux à Paris (France)
le 13 novembre 2015 a frappé l’Europe. Les attentats de Paris ont
été perçus comme une véritable attaque contre les valeurs européennes
fondamentales du «vivre ensemble», pacifiquement, dans une société
multiculturelle. La donne a changé du jour au lendemain. Des attaques
terroristes massives avaient déjà frappé d’autres pays européens
comme la Turquie et des pays voisins comme la Tunisie au cours des
mois précédents, et de nombreux citoyens, d’Europe occidentale en
particulier, ont commencé à se demander s’ils pourraient toujours,
au quotidien, vivre en toute sécurité.
2. Les événements de novembre 2015 ont aussi conduit les gens
à se rendre compte que les auteurs des attentats n’étaient pas des
ressortissants étrangers mais des jeunes qui étaient nés et avaient
grandi en Europe, membres de communautés européennes et citoyens
européens. Il s’agissait de voisins, de connaissances, d’amis ou
de proches entraînés dans des mouvements extrémistes et donc «radicalisés»,
un processus qui passe souvent inaperçu pour l’entourage. Depuis
les derniers attentats, des responsables du gouvernement et des
experts ont commencé à appeler à mener une action préventive contre
la radicalisation des jeunes, y compris en prenant des mesures s’attaquant
aux «causes profondes».
3. Dans sa
Résolution
2031 (2015) «Attaques terroristes à Paris: ensemble pour une réponse démocratique»,
adoptée en janvier 2015, l’Assemblée parlementaire a demandé aux
Etats membres de prendre des «mesures préventives visant à éradiquer
les causes mêmes de la radicalisation (…) chez les jeunes» et «des
mesures pour combattre la marginalisation, l’exclusion sociale,
la discrimination et la ségrégation, en particulier chez les jeunes
de quartiers défavorisés». Pour donner directement suite à ce texte, je
voudrais explorer les lignes d’action susceptibles de constituer
des politiques efficaces contre la radicalisation de mineurs
.
4. En tant que rapporteure générale sur les enfants de l’Assemblée
parlementaire et parlementaire engagée dans la défense des droits
de l’enfant dans mon propre pays, l’Azerbaïdjan, je suis animée
par la conviction que des mesures visant à empêcher efficacement
les processus de radicalisation, de nature politique ou religieuse,
doivent être mises en place à l’intention des jeunes et des enfants,
et ce dès le plus jeune âge. Le présent rapport se propose donc
d’analyser, d’une part, les «causes profondes» de la radicalisation
des enfants dans différents contextes, sans exclure entièrement
les jeunes (jusqu’à 24 ans)
qu’ils
deviendront bientôt, et, de l’autre, les actions requises pour les
empêcher d’être victimes des mouvements extrémistes en tout genre
qui les privent d’avenir et mettent en danger leur vie et celle
d’autrui.
5. Lutter contre la radicalisation est non seulement pertinent
pour des questions de sécurité européenne, mais aussi essentiel
sous l’angle des droits de l’enfant. Les enfants et les jeunes radicalisés
ne sont pas extrémistes «de naissance». Ils sont attirés dans le
piège des mouvements extrémistes par des cercles terroristes implacables,
pour qui ils constituent une «proie facile», susceptible de subir
l’influence d’idéologies politiques et religieuses qui leur donnent,
apparemment, leur place au sein d’une «communauté» choisie. Dans la
forme la plus extrême de radicalisation, qui conduit à commettre
un attentat-suicide, les jeunes en arrivent à croire qu’ils sont
les «héros» d’une cause mondiale, alors qu’ils sont manipulés pour
servir les desseins odieux d’idéologues prêts à sacrifier les vies
de personnes pacifiques.
6. Afin de prendre des mesures rapides à la suite des événements
dramatiques de début 2015 à Paris, la commission a sollicité l’expertise
externe de M. Bernard De Vos, délégué général aux droits de l’enfant
de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Belgique)
,
ainsi que, en juin 2015 (par conséquent avant ma nomination comme
rapporteure), par le biais d’une audition conjointe d’experts sur
le thème «Prévenir l’islamophobie dans la lutte contre la radicalisation
des jeunes» avec l’Alliance parlementaire contre la haine de l’Assemblée.
Je tiens à remercier les experts concernés pour leurs précieuses
contributions au présent rapport
.
7. D’importantes recommandations pour prévenir l’extrémisme,
notamment politique, ont déjà été formulées par l’Assemblée dans
la
Résolution 2011 (2014) «Faire barrage aux manifestations de néonazisme et d’extrémisme
de droite». En vue de présenter des conclusions et recommandations
qui viendront compléter ce texte antérieur, et à la lumière des
dernières attaques terroristes perpétrées en référence à une motivation religieuse
extrémiste, je vais examiner ici les tendances en matière de radicalisation
d’enfants et de jeunes, notamment enclenchées par les extrémistes
islamistes.
8. La prévention de la radicalisation a aussi été définie comme
une priorité du Conseil de l’Europe, comme en témoigne la Déclaration
du Comité des Ministres intitulée «Unis autour de nos principes
contre l’extrémisme violent et la radicalisation conduisant au terrorisme».
Adoptée à Bruxelles en mai 2015
, elle introduit un plan d’action
du Conseil de l’Europe destiné à combattre l’extrémisme violent
et la radicalisation conduisant au terrorisme
. Ces documents serviront
de référence lorsqu’il faudra élaborer les mesures pertinentes à
prendre par les gouvernements et les parlements nationaux, aux côtés
de la résolution du Parlement européen de novembre 2015
,
alors que, pour toute action à développer au niveau local, les textes
récents du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de
l’Europe contiennent des recommandations utiles.
2. L’enjeu: les mineurs entraînés dans
des mouvements radicaux et extrémistes
9. «La radicalisation des jeunes
ne tient pas à une seule et unique raison. (…) Ni à une seule cause profonde.
La radicalisation est un processus qui peut survenir dans n’importe
quelle société», a déclaré le professeur Neumann, directeur du Centre
international d’études sur la radicalisation du King’s College de Londres,
devant le Conseil de sécurité des Nations unies
. Je souhaite examiner quelques-unes
des facettes du phénomène afin de préparer le terrain pour des recommandations
visant à une action immédiate qui devient urgente.
2.1. Les
processus et causes typiques de la radicalisation
10. La radicalisation peut être
définie comme «le processus qui consiste à soutenir ou à encourager
des activités jugées (par les autres) contraires à des normes sociales
importantes (comme le massacre de civils)». Les experts distinguent
aussi la radicalisation cognitive de la radicalisation comportementale,
selon que les idées radicales s’expriment par des convictions ou
des actes, ainsi qu’entre les différentes causes de la radicalisation
en fonction de déterminants endogènes (socio-économiques), géopolitiques
(influence des événements internationaux et des groupes terroristes)
et idéologiques (justification idéologique des actes de violence)
.
11. Bien que les derniers attentats en date commis par des islamistes
radicaux aient conduit au présent rapport, je voudrais rappeler
que les mouvements religieux et les mouvements politiques ont recours
à des méthodes similaires pour attirer les enfants et les jeunes
dans leur sphère d’influence, et que la vulnérabilité de ces groupes
d’âges vis-à-vis de ce type de mouvements a des causes profondes
similaires.
12. En Belgique, les services nationaux de sécurité et prévention
ont distingué trois stades dans le processus de «radicalisation»
: 1) un sentiment d’insécurité, qui
2) trouve ensuite son expression dans la violence, voire 3) le terrorisme.
Ce type de progression peut être observé à la fois dans les processus
de radicalisation d’inspiration politique, comme le mouvement néonazi
«Blood and Honour» présent dans plusieurs pays, et dans les processus
de radicalisation «religieuse». Dans les deux types de radicalisation,
des facteurs individuels et sociaux sont à l’œuvre. A l’origine,
la personne concernée éprouve souvent un sentiment d’injustice subie
ou de frustration, par exemple en raison d’une discrimination sociale
ou d’une absence d’opportunités économiques et sociales. Dans les
formes de radicalisation politique, le vécu personnel, comme des
altercations avec des personnes issues de minorités qui servent
de boucs émissaires faciles (étrangers, homosexuels, etc.), un milieu
familial défavorisé ou la perte d’un emploi, peut accentuer l’influence
de l’idéologie sur une personne vulnérable.
13. La dimension sociale de certains mouvements et rassemblements
politiques, qui s’accompagnent d’activités collectives (concerts,
soirées, ateliers) souvent placées sous le signe de la distraction (consommation
d’alcool ou de drogue), facilite l’acceptation des valeurs d’un
mouvement politique et contribue à dissiper les méfiances quant
à l’idéologie véhiculée. Un sentiment de solidarité, la pression
des pairs et le caractère clandestin des rassemblements conduisent
les jeunes à basculer plus encore dans les mouvements extrémistes.
A terme, cela finit par les isoler d’autres réseaux sociaux, suscitant
ainsi la motivation de commettre des actes de violence pour le compte
de leur communauté d’adoption.
14. Les processus de radicalisation «religieuse» interviennent
de façon analogue, mais obéissent aussi à d’autres ressorts, comme
une quête d’identité religieuse et une volonté d’adhérer à certaines
causes collectives, par exemple rendre justice aux membres de la
communauté qui souffrent à l’étranger. Curieusement, dans de nombreux
cas, les jeunes sont plutôt laïcs avant d’entrer dans la radicalisation,
qui intervient souvent au sein des réseaux informels d’amis et de
pairs puis des médias sociaux. Un facteur important dans ces processus
est semble-t-il la présence d’une personnalité charismatique qui
tient des discours persuasifs, dans les lieux religieux, à l’école,
à l’université, dans les prisons ou par le biais des médias sociaux
.
15. Dans notre examen des causes profondes de la radicalisation,
nous devons établir une distinction entre les facteurs d’incitation
et d’attraction, c’est-à-dire les facteurs qui attirent activement
les individus vers les mouvements extrémistes et ceux qui les poussent
à rejoindre ces mouvements. Au nombre des premiers, citons la «séduction»
exercée par les mouvements extrémistes eux-mêmes, l’idéologie qu’ils
offrent aux nouvelles recrues et leurs méthodes de persuasion, qui
ciblent souvent des enfants et des jeunes vulnérables et influençables.
Dans la mesure où le renforcement de l’emprise idéologique intervient
en grande partie, tout comme le recrutement proprement dit, dans
des pays lointains ou par le biais d’internet et des médias sociaux et
où les moyens financiers sont mis à disposition par des organisations
extracommunautaires (comme l’organisation terroriste connue sous
le nom de «Daech»), ces facteurs doivent être abordés par des services répressifs
et de renseignement hautement spécialisés.
16. Les facteurs d’attraction seraient en revanche des facteurs
endogènes liés aux conditions de vie des enfants et des jeunes en
Europe, qui les exposent au risque de devenir victimes de mouvements
extrémistes ou même terroristes et, à terme, d’être exploités par
ces mouvements. Les récents attentats perpétrés en France ont attiré
l’attention sur ces facteurs, qui figurent assurément parmi les
premiers à aborder dans le cadre d’initiatives publiques et privées
au sein de chacun des Etats membres du Conseil de l’Europe. Les facteurs
«endogènes» et «exogènes» sont bien évidemment étroitement liés
lorsque des mineurs sont recrutés comme combattants étrangers. Ce
qui m’intéresse le plus à titre personnel, cependant, est d’envisager
ce qui pourrait être fait pour réduire la vulnérabilité de ces enfants
et empêcher leur radicalisation, donc les facteurs endogènes de
tels processus.
17. L’étude de 2014 du Parlement européen sur le thème «Prévenir
et lutter contre la radicalisation des jeunes dans l’UE» a confirmé
que plusieurs causes, y compris des causes profondes remontant à
la petite enfance, pouvaient conduire à la radicalisation d’un individu.
Elle a également montré que l’Etat, par le biais des conditions
de vie sur son territoire et de la politique extérieure, pouvait
– dans une certaine mesure – contribuer à créer le contexte dans
lequel certaines personnes étaient entraînées dans la mouvance extrémiste.
Dans ce cas, les experts recommandent d’employer les termes d’«escalade»
et de «désescalade» au lieu de radicalisation (souvent vue comme
une dynamique à sens unique)
.
2.2. Processus
de radicalisation religieuse: observations globales en Europe
18. La radicalisation de mineurs
est un problème de plus en plus préoccupant en Europe et en Amérique
du Nord. Comme indiqué en juin 2015 par M. Abbas, professeur à l’université
Fatih d’Istanbul, c’est probablement au Royaume-Uni qu’ont été menées
le plus de recherches en la matière. Ce pays a connu plusieurs vagues de
«djihadisme»
avec de jeunes musulmans quittant
le pays pour participer à diverses guerres à l’étranger: 1) en Afghanistan
et au Cachemire dans les années 1980; 2) en Irak – en lien avec
la première guerre du Golfe – dans les années 1990; et 3) en Bosnie,
toujours dans les années 1990. La vague actuelle a démarré au lendemain
du Printemps arabe et concerne en particulier la Syrie et l’Irak.
Ce phénomène a attiré l’attention d’analystes et de chercheurs dès
les années 1980, mais n’était alors ni reconnu ni pénalisé par la
loi britannique.
19. La situation a changé après les événements du 11 septembre
2001 à New York, la «guerre contre le terrorisme» conduisant à des
restrictions des libertés civiles et à un encadrement plus strict
des activités considérées comme potentiellement liées au terrorisme.
Au Royaume-Uni, les personnes impliquées dans la première vague
de djihadisme étaient des musulmans de seconde génération, nés au
Royaume-Uni, d’origine sud-asiatique (Pakistanais et Bangladais),
venus pour la plupart d’environnements urbains et de milieux défavorisés
au sein de villes appauvries, offrant des opportunités socio-économiques
et des perspectives limitées. La discrimination résultant du sentiment
anti-immigrés et anti-musulman touche en outre plus particulièrement
certaines communautés, notamment les personnes issues des classes
populaires et celles ayant un faible niveau d’instruction, et rend
les jeunes encore plus vulnérables aux influences extérieures.
20. Les experts travaillant dans d’autres pays, tels la Belgique,
ne sont pas nécessairement en mesure d’identifier un profil type
parmi les jeunes fondamentalistes. En Belgique, les jeunes «radicalisés»
semblent souvent être issus de milieux socio-économiques différents
et possèdent des degrés d’instruction divers. Cependant, tous partagent
un profond sentiment d’injustice envers eux ou leur communauté (parfois
comprise dans une perspective globale) qui peut les pousser à exprimer
leur solidarité avec certaines «grandes causes» défendues par des
extrémistes religieux ou politiques à l’étranger (voir le focus
sur les causes profondes ci-dessous).
21. En Europe occidentale, les jeunes d’origine maghrébine de
culture arabo-musulmane, en particulier, ressentent apparemment
très souvent un sentiment de différence et d’infériorité par rapport
aux autres au sein de leur environnement social et ne s’intègrent
pas dans la société; alors qu’ils vivent dans le pays depuis des années
(ou des générations), ils sont toujours considérés comme des immigrés.
Dans ces cas, l’extrémisme religieux, mais aussi la délinquance,
peuvent être une manière d’exprimer leur différence. Cela peut aussi
être une forme de protestation contre les limitations fixées par
la société dominante aux modes d’expression liés aux croyances religieuses
(comme le voile intégral, fête du sacrifice ou le mois de jeûne
du Ramadan). Leur intérêt accru pour des actions et idéologies radicales
conduit fréquemment ces jeunes à blâmer (par projection) la société
pour leurs souffrances
.
22. A cet égard, je souhaiterais attirer particulièrement l’attention
sur les travaux relatifs aux «Combattants étrangers en Syrie et
en Irak»
menés récemment par l’Assemblée
parlementaire, dans le cadre de laquelle le rapporteur, M. Dirk
Van der Maelen (Belgique, SOC), a préparé une analyse détaillée
des causes sous-jacentes qui conduisent les jeunes à s’engager comme
combattants étrangers, y compris leur condition sociale et leur
quête d’identité. Dans la résolution telle qu’adoptée, l’Assemblée
s’est dite extrêmement préoccupée par le flux croissant de combattants
étrangers – des hommes et des femmes de l’Europe entière – qui se rendent
en Syrie et en Irak pour rejoindre des groupes extrémistes violents
perpétrant des crimes contre des citoyens européens et contre la
population locale des pays de destination; elle a relevé que plus
de 20 000 combattants étrangers, dont un cinquième de résidents
ou de ressortissants des pays d’Europe occidentale (principalement
la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas,
ainsi que la Suède et le Danemark proportionnellement à leur population
relativement réduite), avaient rejoint des organisations militantes
dans ces deux pays
.
23. L’Assemblée a également, et à juste titre, attiré l’attention
sur une tendance des plus préoccupantes – l’engagement de plus en
plus marqué des jeunes femmes en faveur d’organisations terroristes
comme «Daech». Sur 3 000 occidentaux qui seraient partis combattre,
550 seraient des femmes et des jeunes filles
. Leur nombre a
progressé de manière significative depuis la déclaration du califat
en 2014. Sur ces 550 femmes occidentales, il y aurait quelque 70
Allemandes, 63-70 Françaises, 60 Britanniques, 30 Néerlandaises
et 14 Autrichiennes
.
Bien souvent, leur rôle n’est pas tant de combattre que de soutenir
indirectement l’organisation terroriste, par exemple en recrutant
de nouveaux adeptes
. Dans une étude de 2012, l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) insiste sur
l’importance de tenir compte de la radicalisation des femmes et
rappelle que, bien souvent, les facteurs de radicalisation sont
identiques pour les hommes, les femmes, les garçons et les filles
. Le rôle des familles
pour faire «obstacle à la migration», le rôle clé d’internet
et
une «interaction renforcée avec les petites organisations de femmes
au niveau local» sont d’une importance cruciale pour lutter contre
la radicalisation des jeunes femmes et des filles
.
24. Si la disponibilité des données est très variable en Europe,
des études spécifiques sur certains pays confirment les tendances
générales et les déterminants communs, comme le montre une étude
récente sur la Bosnie-Herzégovine, où on a constaté que 156 hommes,
36 femmes et 25 enfants se sont rendus en Syrie (décembre 2012-décembre
2014). Parmi les principales causes du phénomène, les experts ont
identifié une érosion rapide des valeurs socioculturelles dans le
pays après le conflit, la violence et l’idéologie perçues comme
seuls moyens disponibles pour s’affirmer et pour se protéger, et
un taux de chômage très élevé (44 % au niveau national et 63 % chez
les jeunes, taux le plus élevé au monde), qui font des 15-24 ans
un groupe particulièrement ciblé
.
25. Les pays d’Europe de l’Est dont le mien, l’Azerbaïdjan, connaissent
aussi le phénomène du radicalisme islamiste, apparu dans le sillage
de leur indépendance à l’égard de l’Union soviétique. Mon pays a
notamment assisté à la montée d’importantes communautés d’obédience
salafiste, doctrine fondée sur une interprétation extrémiste de
l’islam et une division sectaire des différents courants islamiques
(sunnite et chiite). Les mouvements radicaux implantés dans le pays
tentent régulièrement de recruter des ressortissants azerbaïdjanais,
dont des jeunes, comme combattants étrangers, dans les conflits
en Irak ou en Syrie par exemple. Les recherches ont toutefois fait
apparaître un affaiblissement relatif du phénomène de radicalisation ces
dernières années grâce à la mise en place de plusieurs initiatives
positives, comme la révision de la loi relative à la liberté religieuse
et le contrôle des mosquées, deux mesures qui facilitent la détection
des premiers signes de radicalisation. En tant que société multiculturelle
et laïque qui s’attache à promouvoir une cohabitation pacifique
entre différentes communautés et une interprétation modérée de la
religion, l’Azerbaïdjan est régulièrement vu comme un pays à même
de jouer un rôle plus actif comme médiateur des conflits sectaires
au Moyen-Orient et de favoriser un dialogue plus approfondi entre
l’Occident et le monde islamique
.
2.3. Causes
profondes observées «sur le terrain»: le statut social des enfants,
les opportunités qui leur sont offertes, leur quête d’identité
26. Une contribution essentielle
à la compréhension par notre commission des causes profondes de
la radicalisation d’enfants et de jeunes a été apportée par M. Bernard
De Vos, Délégué général aux droits de l’enfant de la Fédération
Wallonie-Bruxelles, invité à s’exprimer devant la commission des
questions sociales en mars 2015. Cet expert, qui étudie la radicalisation
de mineurs depuis plusieurs années, a notamment abordé la question
avec des jeunes originaires des quartiers défavorisés de Bruxelles,
qui font l’objet d’une grande attention à la suite des derniers
attentats perpétrés à Paris (certains des terroristes avaient grandi
à Molenbeek, dans la région de Bruxelles).
27. Dans le cadre des travaux qu’il a menés auprès d’enfants et
de jeunes à Bruxelles, M. Bernard De Vos a identifié deux principales
causes expliquant leur radicalisation: (1) un sentiment de profonde
injustice, de ségrégation ou de marginalisation, souvent dû à l’exclusion
de la société «dominante» et à la discrimination dont eux-mêmes
ou d’autres sont victimes (pour accéder à l’enseignement supérieur
ou au marché du travail par exemple), et (2) l’absence d’un but
social dans la vie et le sentiment d’être inutile. Ces sentiments conduisent
les jeunes à s’intéresser à toute action sociale qui leur est proposée, y
compris par des chefs radicaux habiles pour établir des contacts
avec des mineurs dans différents contextes (internet, communautés, associations,
centres de détention.
28. Beaucoup de jeunes, en Belgique comme ailleurs, connaissent
dès le départ la discrimination, d’abord dans le cadre de l’éducation
nationale, puis dans l’emploi – ce processus peut certainement être
vu comme une «bombe à retardement» et l’une des principales causes
de radicalisation. D’autres jeunes se sentent stigmatisés après
avoir quitté les mouvements radicaux et ont encore plus de mal à
se réinsérer dans la société. Nous pouvons donc voir que la discrimination
et la radicalisation sont deux phénomènes d’un même cercle vicieux,
où des individus sont d’abord incités à adopter des idées extrémistes
et ont ensuite les pires difficultés à s’extraire des mouvements
extrémistes avec lesquels ils ont été en contact. Dans ce contexte, l’idéologie
permet souvent aux jeunes radicaux de devenir «quelqu’un» d’une
manière apparemment légitimée par une structure religieuse et politique,
et «le désir fondamental de compter, de devenir quelqu’un, d’être
respecté [devient] un élément déterminant sur la voie de l’extrémisme
violent»
.
29. Pour contrecarrer ces dynamiques négatives observées sur le
terrain, les experts appellent à tenir un discours public dépourvu
d’ambiguïté, désignant clairement les mouvements radicaux ou le
terrorisme, mais sans les assimiler à l’islam en tant que tel. Le
dialogue interreligieux et interethnique devrait dépasser les rites religieux
et traiter de coutumes culturelles problématiques (comme l’éducation
de «petit prince» pour les garçons dans certaines cultures, de même
que le contrôle social excessif exercé sur les filles). Une partie
de la solution passe par les sociétés européennes, qui doivent briser
le cercle vicieux des inégalités en assurant à tous les jeunes l’égalité
des chances et en luttant contre l’«islamophobie» (voir ci-après),
telle qu’elle est parfois véhiculée par les mass media par exemple
(voir plus bas). Au niveau individuel, la résistance morale des
enfants et des jeunes doit être renforcée et il importe de donner
à chacun d’entre eux une vraie place au sein de la société, par
le biais de l’éducation, de l’emploi ou de l’engagement citoyen.
Au niveau collectif, la notion de communauté doit être renforcée.
La radicalisation est avant tout un défi socio-économique, face
à de jeunes musulmans qui ne sont pas dotés des mêmes possibilités
que leurs pairs, dans un contexte où les crimes de haine islamophobes
se multiplient
.
2.4. L’islamophobie
comme facteur aggravant
30. De mon point de vue, l’islamophobie,
définie comme «une hostilité non fondée envers l’Islam et en conséquence
la peur et l’aversion envers tous les musulmans ou la majorité d’entre
eux»
, n’est pas l’une des causes profondes
de la radicalisation, mais peut constituer un facteur aggravant
dans certains engrenages vicieux qui mènent à l’extrémisme. La radicalisation
et l’islamophobie sont donc étroitement liées et sont le produit
d’un même contexte social dans de nombreux pays. Nous sommes tous
régulièrement témoins de la désinformation et des idées fausses
véhiculées à l’encontre des musulmans européens. Les projecteurs braqués
sur le terrorisme et l’extrémisme détournent l’attention des musulmans
ordinaires qui vivent comme des citoyens pacifiques partout en Europe.
Il importe aussi de rappeler que les musulmans nés en Europe impliqués
dans le «djihadisme» violent sont très peu nombreux, si l’on considère
que les musulmans représentent de 5 % à 10 % de la population y
compris dans des pays d’Europe occidentale comme l’Allemagne, le
Danemark, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.
31. S’agissant du Royaume-Uni, M. Abbas a expliqué à notre commission
que l’islamophobie n’est apparue qu’à une époque relativement récente.
Auparavant, il n’y avait pas véritablement de concept de communauté musulmane
au Royaume-Uni, mais plutôt l’idée d’une communauté d'origine asiatique,
avec une très faible connotation religieuse. Aujourd’hui, cependant,
l'islamophobie est réelle et constitue une menace concrète, malgré
les efforts pour la neutraliser dans les médias et la sphère politique.
Au niveau mondial, les dernières décennies ont vu l’émergence de
la thèse du «choc des civilisations», avec une incompréhension grandissante entre
le monde occidental et les pays musulmans. Sur cette toile de fond,
certains jeunes musulmans n’ayant pas une idée précise de ce qu’est
l’islam peuvent considérer le «djihad» comme une forme de salut;
il leur donne des moyens d’action que leur radicalisation rend justifiables.
Dernièrement, au vu des derniers attentats terroristes et de la
crise des réfugiés, il semble que l’islamophobie et le discours
de haine à l’encontre des musulmans en général et des migrants en
particulier soient salués par les mouvements terroristes internationaux,
car ils rendent encore plus de personnes réceptives au discours
extrémiste.
32. Dans ce contexte, la crise des réfugiés et des migrants que
traverse actuellement l’Europe en raison, mais pas seulement, des
conflits violents apparemment sans fin en Syrie et en Irak, est
un autre phénomène sensible. Plusieurs pays européens connaissent
une montée des attitudes et actes anti-immigrés et souvent antimusulmans,
comme en février 2016 en Allemagne, où des cars transportant des
réfugiés et des foyers ont été attaqués par une foule, certes peu
nombreuse mais en furie, qui était opposée à leur venue
. Ce genre d’événement ne peut qu’accentuer
davantage encore la marginalisation des jeunes issus de l’immigration
et, par la suite, leur sensibilité au discours extrémiste. Ces événements
montrent également de quelle manière des mouvements extrémistes
religieux et politiques, bien que d’origines différentes, peuvent
être étroitement liés.
2.5. L’internet
au cœur des réseaux de recrutement
33. Les recherches internationales
conduites par l’Organisation des Nations Unies pour l'éducation,
la science et la culture (UNESCO) ont confirmé tout récemment que
les groupes extrémistes violents ont adopté l’internet; ils utilisent
de plus en plus cette technologie pour promouvoir la haine et la
violence sur la base de motifs ethniques, religieux et culturels,
recruter des jeunes et créer des communautés en ligne de portée mondiale
qui peuvent encourager les opinions et les comportements extrémistes
violents, favorisant ainsi les processus de radicalisation. Comme
souligné par l’UNESCO, internet est devenu un outil stratégique
pour accroître la visibilité et l’influence de groupes sectaires
qui prospèrent comme communautés virtuelles, même s’ils se développent
aussi hors ligne en marge des sociétés. Il importe par conséquent
que la communauté internationale comprenne mieux le rôle qu’internet
joue comme outil de recrutement pour l’extrémisme et la radicalisation
et conçoive, en retour, des outils efficaces
.
34. S’agissant plus particulièrement de l’Europe et du Royaume-Uni,
il ressort du rapport de la Rand Corporation, qui étudie la trajectoire
de 15 terroristes et extrémistes violents, qu’internet joue bien
un rôle dans la radicalisation
. Le rapport confirme qu’internet
constitue un important moyen d’information, de communication et
de propagande, qui crée davantage de possibilités de radicalisation et
qui a un effet amplificateur, dans la mesure où certaines personnes
y trouvent une confirmation plus marquée de leurs croyances que
dans le cadre d’interactions hors ligne. Le rapport conclut toutefois
qu’internet est (seulement) une facette de la radicalisation, et
qu’il est essentiel que les travaux futurs s’intéressent à la fois
aux problématiques en ligne et hors ligne pour pleinement comprendre
les processus pertinents et inspirer la mise au point de nouvelles
stratégies et politiques.
3. Mesures
prises et recommandées par les parties intéressées du niveau européen
jusqu’au niveau local
3.1. La
radicalisation au regard des normes du Conseil de l’Europe
35. La liberté d’expression est
un droit fondamental protégé par l’article 10 de la Convention européenne des
droits de l’homme (STE no 5) et l’un
des fondements des sociétés démocratiques et plurielles. A ce titre, elle
vaut non seulement pour les idées accueillies avec faveur, mais
aussi pour celles qui peuvent heurter, choquer ou inquiéter l’Etat
ou la population, comme souligné par la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme («la Cour»).
36. Cette liberté fondamentale doit bien évidemment respecter
d’autres droits fondamentaux et les droits d’autrui; on peut donc
juger nécessaire de prévenir et de sanctionner toutes les formes
d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient
la haine fondée sur l’intolérance
. A mon avis, ceci englobe non seulement
les propos tenus par les mouvements radicaux contre les sociétés
démocratiques et leurs valeurs fondamentales, mais aussi toute manifestation
de haine contre les mouvements religieux présents en Europe (comme
«l’islamophobie»; voir ci-dessus). Cependant, et comme confirmé
par la jurisprudence de la Cour, toute «restriction» ou «sanction»
imposée en matière de liberté d’expression doit bien entendu être proportionnée
au but légitime poursuivi
.
37. Au niveau du Conseil de l’Europe, la lutte contre le terrorisme
s’appuie sur un cadre juridique solide qui comprend la Convention
du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme (STCE no 196)
et son Protocole additionnel (STCE no 217),
le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité,
relatif à l’incrimination des actes de nature raciste et xénophobe
commis par le biais de systèmes informatiques (STE no 189),
ainsi que d’autres textes. Bien que des progrès intéressants aient
été accomplis ces dernières années en ce qui concerne l’adhésion
à ces instruments et leur mise en œuvre, il est regrettable que
des recommandations importantes de l’Assemblée parlementaire n’aient
pas été prises en compte, notamment celles formulées dans l’
Avis 289 (2015) sur le projet de protocole additionnel à la Convention
du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, qui proposait
de faire référence à la Convention relative aux droits de l’enfant
des Nations unies.
38. Outre un débat, en janvier 2015, sur le thème «Attaques terroristes
à Paris: ensemble, pour une réponse démocratique», l’Assemblée a
déjà fait part de ses préoccupations quant à la diffusion croissante
du discours de haine, en particulier dans la sphère politique et
sur internet, ainsi que dans les partis politiques et mouvements
populistes et extrémistes anti-migrants, et a encouragé les Etats
membres à développer des stratégies spécifiques et des plans d’action
dans ces domaines
.
39. Le Plan d’action du Conseil de l’Europe destiné à combattre
l’extrémisme et la radicalisation conduisant au terrorisme (2015-2017),
adopté par le Comité des Ministres lors de sa 125e session
à Bruxelles le 19 mai 2015, appelle les Etats membres à renforcer
le cadre juridique contre le terrorisme et l’extrémisme violent
et à prévenir et combattre la radicalisation violente par des mesures
concrètes dans le secteur public, en particulier dans les établissements
scolaires et les prisons, et sur internet. Tous les Etats membres
du Conseil de l’Europe devraient être invités à soutenir la mise
en œuvre de ce plan d’action, notamment en renforçant leurs cadres
juridiques et en prenant, au niveau national, des mesures plus spécifiques
dans trois domaines: l’éducation, les prisons et internet.
40. Les activités relatives à l’intolérance et à la discrimination
menées par le Conseil de l’Europe (par le biais de la Commission
européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) par exemple)
dans le domaine de l’éducation (notamment la promotion des compétences
pour la culture démocratique, le dialogue interculturel et l’accès
à l’éducation et à l’emploi des réfugiés et des migrants) constituent
une autre action qu’il convient de mentionner ici et sont une source
d’inspiration intéressante pour l’action nationale. Dans ce contexte,
j’aimerais souligner tout particulièrement l’importance de la campagne «Mouvement
contre le discours de haine» qui a été prolongée jusqu’en 2017.
L’Assemblée a largement contribué à cette initiative ces dernières
années et continuera de le faire par le biais de l’Alliance parlementaire
contre la haine, un réseau avec lequel notre commission a étroitement
coopéré pour préparer le présent rapport. Le Conseil de l’Europe
a lancé d’autres initiatives dans le domaine de la participation
des enfants, avec notamment les travaux de 1 200 élèves sur «la tolérance
et le vivre ensemble dans la paix» pour le Forum mondial de la démocratie
qui se tiendra à Strasbourg à l’automne 2016.
41. S’agissant de l’action locale, le Congrès des pouvoirs locaux
et régionaux du Conseil de l’Europe a adopté une Stratégie pour
combattre la radicalisation au plus près des citoyens en janvier
2015 et l’a complétée par des Lignes directrices à l’intention des
collectivités territoriales sur la prévention de la radicalisation
et des manifestations de haine à l’échelle locale, en septembre
2015. Il recommande la mise en place de stratégies locales pluri-institutionnelles,
de partenariats pour la sécurité à l’échelle locale, la prise en compte
de l’éducation comme vecteur privilégié, la participation de la
société civile, l’élaboration de programmes de sortie de l’extrémisme
pour ceux qui souhaitent se désengager, ainsi que l’allocation des
fonds nécessaires dans les budgets locaux pour permettre le financement
durable de programmes de prévention
.
42. Enfin, je souhaite évoquer une manifestation organisée par
le Centre européen pour l’interdépendance et la solidarité mondiales
(Centre Nord-Sud) du Conseil de l’Europe avec le concours de l’Union
européenne, dans le cadre du programme «Vers une gouvernance démocratique
renforcée dans le Sud de la Méditerranée». Je veux parler du Forum
de Lisbonne 2015 tenu à Lisbonne les 3 et 4 décembre 2015 sur le thème
«Comment combattre la radicalisation et le terrorisme: outils de
prévention et connaissances partagées dans l’espace méditerranéen
et européen», auquel j’ai contribué au nom de l’Assemblée parlementaire.
Dans leurs conclusions, les participants ont insisté sur le renforcement
de la gouvernance démocratique et sur la promotion de la participation
des citoyens au niveau local comme protections contre la radicalisation
et le terrorisme, tout en soulignant l’importance de l’éducation,
du dialogue interculturel, de sociétés plus inclusives et d’approches
pluri-institutionnelles dans les communautés locales.
43. Enfin, le Parlement européen a également formulé des recommandations
spécifiques dans sa Résolution du 25 novembre 2015 sur la prévention
de la radicalisation et du recrutement de citoyens européens par
les organisations terroristes, qui appelle à agir par le biais de
diverses mesures judiciaires et répressives. Je partage pleinement
l’analyse du Parlement européen et de sa rapporteure, la députée française
Rachida Dati, quant à la nécessité d’une approche rigoureuse et
véritablement européenne
.
3.2. Bonnes
pratiques des organisations de la société civile
44. Dans le cadre d’une coopération
régulière avec le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, le Forum européen
pour la sécurité urbaine (Efus) a au fil des années réalisé plusieurs
activités visant à renforcer les capacités des autorités locales
face à l’extrémisme violent, et continuera à proposer des sessions
de formation aux collectivités locales en 2016
. Le 18 novembre 2015, le Forum a
organisé à Aarhus (Danemark) une conférence sur la prévention de
la radicalisation conduisant à l’extrémisme violent, qui a débouché
sur une déclaration commune, dite «Déclaration d’Aarhus», soulignant
le rôle de premier plan à jouer par les collectivités locales dans
la mise en œuvre des stratégies de lutte contre la radicalisation
et la mise en place de systèmes d’alerte précoce
. Je tiens à rappeler l’importance
des acteurs de la société civile pour être à l’écoute des enfants
et des jeunes dans leur environnement quotidien, comme le montrent
également certains des exemples de bonnes pratiques suivants. Il
est par conséquent manifeste que les stratégies de lutte contre la
radicalisation ou de déradicalisation, en particulier au niveau
local, doivent adopter des approches multipartites.
3.3. Exemples
de bonnes pratiques observées dans différents Etats membres
45. Des approches intéressantes
à la déradicalisation sont par exemple à trouver au Royaume-Uni,
comme West London Initiative (WLI)
. WLI est une ONG qui travaille dans
la déradicalisation en première ligne auprès de jeunes d’origine
musulmane susceptibles de s’orienter vers des convictions extrémistes
diffusées par des idéologues extrémistes. L’accent est mis sur les
groupes cibles de convertis et de musulmans des deuxième et troisième
générations nés et ayant grandi au Royaume-Uni, ainsi que leurs
familles. En coopération étroite avec les organismes gouvernementaux,
WLI poursuit un large éventail d’objectifs visant à assurer la participation
des jeunes au sein de la société dominante et à jeter des passerelles
afin de favoriser le dialogue et des initiatives pacifiques. A l’échelon
national, le programme Channel soutient les comités locaux et leurs partenaires
dans le cadre de la loi de 2015 sur la sécurité et la lutte contre
le terrorisme (
CT&S Act)
. Il ressort des données collectées
pour ce programme à quel point les enfants sont touchés par les
processus de radicalisation: sur les 796 personnes dirigées vers
le programme du gouvernement en vue d’une intervention éventuelle,
312 n’avaient pas 18 ans
.
46. D’autres pays, comme la France, élargissent leurs approches
préventives dans le sillage des récents attentats. Alors qu’un organisme
privé – le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées
à l’islam (CPDSI) – était opérationnel depuis quelques années, le
Gouvernement français vient d’annoncer la création de centres publics
de déradicalisation.
47. D’utiles stratégies préventives sont, là encore, à trouver
en Belgique où un Programme fédéral de prévention de la radicalisation
violente a été adopté en 2013 (pour mettre en œuvre la stratégie
et le plan d’action pertinents approuvés en 2005 par l’Union européenne).
Le programme belge s’articule autour de six piliers: 1) une plus
grande sensibilisation collective sur la radicalisation; 2) un plan
d’action contre les frustrations susceptibles de déboucher sur la
radicalisation; 3) l’accroissement de la résistance morale des groupes
vulnérables; 4) le soutien des autorités locales; 5) l’implication
des communautés et de la diaspora; 6) la lutte contre le radicalisme
sur internet
.
48. Plusieurs collectivités locales belges ont également eu recours
à des approches intéressantes. La Ville de Verviers a ainsi mis
en place une cellule de prévention composée d’une «personne de référence radicalisme»,
d’un psychologue et d’un travailleur social, ainsi qu’une plate-forme
de concertation multidisciplinaire rassemblant tous les acteurs
concernés (la police, la justice, l’aide à la jeunesse, la «personne
de référence radicalisme», les écoles et les associations de jeunesse)
.
49. En 2014, le ministère norvégien de la Justice et de la Sécurité
publique a présenté un plan d’action contre la radicalisation et
l’extrémisme violent recensant des lignes d’action exhaustives,
dont des volets sur la prévention internationale de la criminalité
(notamment dans le contexte des pays nordiques) et la prévention de
la radicalisation et du recrutement par le biais d’internet
. Sur ce dernier point, une présence
policière renforcée est spécifiquement recommandée afin de prévenir
la discrimination, le harcèlement et le discours de haine, de même
qu’une meilleure connaissance des mesures à prendre contre les expériences
désagréables sur internet.
50. Une étude réalisée par l’Union européenne en 2010 considérait
le Danemark comme un «chef de file» en matière de déradicalisation
et désengagement. En 2009, le pays a présenté sa première stratégie
nationale de prévention de la radicalisation et de l’extrémisme,
de gauche comme de droite, ainsi que de l’islamisme militant. Comme
d’autres initiatives, ce plan se centre principalement sur l’établissement
du dialogue et de contacts direct avec des jeunes vulnérables (dans
les quartiers défavorisés ou les prisons par exemple) et la mise
en place de partenariats locaux
. Bien que cette étude remonte déjà
à quelques années, nous pouvons assurément considérer que le Danemark
figure parmi les pays précurseurs dans ce domaine. C’est d’ailleurs ce
qu’il ressort d’une conférence organisée en 2012 sous la présidence
danoise de l’Union européenne
.
51. Bien évidemment, beaucoup d’autres pays ont pris des mesures
exemplaires et de grande portée, mais je ne saurais toutes les citer
ici. Néanmoins, si l’on veut aller vers une prévention efficace
de la radicalisation d’enfants et de jeunes en Europe, des échanges
de bonnes pratiques aux niveaux des gouvernements, des parlements,
des collectivités locales et de la société civile seront essentiels.
En tant que parlementaire engagée dans la défense des droits et
de la protection de l’enfance, je suis profondément attachée à promouvoir
de tels échanges.
3.4. Combattre
efficacement la radicalisation d’enfants et de jeunes en s’attaquant
aux causes profondes – les recommandations des experts
52. Les organisations internationales
et les experts abordent la radicalisation des enfants et des jeunes
sous différents angles. L’approche la plus concrète est assurément
suivie par les experts travaillant sur le terrain avec des mineurs.
A mon sens, certaines des mesures les plus convaincantes pour lutter
contre ce phénomène ont ainsi été présentées par le délégué général
aux droits de l’enfant belge, qui – en suivant une approche complète
– a appelé:
- à lutter contre
la discrimination, la ségrégation et la marginalisation (et les
sentiments d’injustice qui en découlent) dont sont victimes des
enfants de toutes les origines ethniques et de tous les milieux
socio-économiques;
- à offrir à tous les enfants et jeunes les mêmes chances
et des perspectives d’avenir, leur donner un but et un sentiment
d’utilité sociale, ainsi que des perspectives de mobilité sociale;
- à utiliser l’éducation comme un vecteur d’intégration
des enfants depuis leur plus jeune âge, notamment par le biais d’une
éducation spécifique à la citoyenneté démocratique;
- à prévenir les «dysfonctionnements» au sein de la famille,
notamment en impliquant les femmes en tant que principaux «éducateurs»
des enfants au sein de la famille;
- à tisser de véritables partenariats à l’échelon local,
en mobilisant les capacités des communautés locales au lieu de les
isoler et en «pacifiant» les relations entre les jeunes et les institutions
qui sont à leur service (l’école, la police, les services sociaux
et autres), y compris en aidant les familles à comprendre la vocation
de ces institutions;
- à éviter la stigmatisation des enfants et des jeunes qui,
à un moment donné, ont été entraînés dans des mouvements radicaux;
- à éviter les généralisations verbales et les attaques
contre l’islam, dépasser l’accent excessif mis sur les symboles
religieux (et engager un dialogue interreligieux sur les enjeux
essentiels dans un contexte favorable au pluralisme religieux) et
distinguer l’islam, religion mondiale, des mouvements religieux extrémistes
tels que le groupe terroriste connu sous le nom de «Daech»;
- à contrôler en permanence les mouvements radicaux mais
en évitant toute pratique de «profilage ethnique» par les forces
de l’ordre.
53. Lors de son exposé devant notre commission en juin 2015, M. Federico
Ragazzi, maître de conférences à l’université de Leiden (Pays-Bas)
et l’un des auteurs de l’étude du Parlement européen, a ajouté que
l’une des principales difficultés dans la lutte contre la radicalisation
de jeunes était l’absence, à ce jour, d’une séparation nette («pare-feu»)
entre les activités d’intégration sociale et le travail de la police
(ceux qui aident ne devraient pas être les mêmes que ceux qui signalent).
Pour lutter efficacement contre la radicalisation des jeunes, les
experts de l’Union européenne recommandent d’améliorer la collecte
de données, d’examiner l’incidence des politiques de lutte contre
la radicalisation sur les droits de l’homme, de restaurer la confiance dans
les institutions démocratiques existantes, d’éviter de restreindre
les libertés fondamentales pour prévenir le risque d’une radicalisation
accrue, d’établir des règles claires et de fixer des limites aux
interventions de la police et des services de renseignement (limiter
le signalement par les pairs par exemple) et de baser l’action judiciaire
sur les actions commises (et non anticipées).
4. Conclusions
et recommandations
54. A travers les premières stratégies
internationales et les analyses des experts, la radicalisation des enfants
et des jeunes apparaît comme un phénomène social complexe du XXIe siècle.
En tant que rapporteure générale sur les enfants de l’Assemblée
parlementaire, je tiens à souligner à nouveau l’importance de travailler avec
les enfants et adolescents dès le plus jeune âge. Pour lutter efficacement
contre la radicalisation, il est essentiel d’orienter les jeunes
dans leurs choix de vie avant qu’ils ne prennent des décisions aux
retombées décisives sur leur développement socio-économique, lorsqu’ils
en sont encore au stade de la construction de leur identité et de
la formation de leurs opinions politiques.
55. En tant qu’ancienne rapporteure sur le thème «Eradiquer la
pauvreté des enfants en Europe»
, je considère que l’éducation et l’emploi
sont des aspects fondamentaux de l’intégration sociale. En ma qualité
de parlementaire, je rencontre régulièrement des enfants, des enseignants
et des familles, ce qui me permet de constater à quel point l’enseignement
et la formation professionnelle sont essentiels pour donner à tous
les enfants et adolescents une vraie place au sein de la société,
leur permettre de s’approprier les valeurs fondamentales des sociétés
européennes et les sensibiliser aux risques de se retrouver pris
au piège de mouvements radicaux par le biais d’internet et des médias
sociaux.
56. Ma conviction personnelle est qu’il faudrait favoriser une
prise de conscience et le dialogue dans toutes les sociétés européennes:
la communication interpersonnelle entre les enfants, leur famille
et leurs autres éducateurs, le dialogue et la communication entre
les Etats qui combattent conjointement la montée des groupes et
des mouvements radicaux, notamment en entravant les déplacements
transfrontaliers des terroristes, et, enfin et surtout, le dialogue
interreligieux qui concourt à la coexistence pacifique au lieu de combattre
par la violence d’autres systèmes politiques, sociétaux et religieux.
57. En tant que rapporteure, j’ai également la ferme conviction
que l’efficacité de la prévention est démultipliée lorsque ces actions
sont menées en coopération étroite avec les populations cibles.
Les stratégies de lutte contre la radicalisation et de déradicalisation
doivent être dirigées par les collectivités et les communautés locales,
les familles et les pairs qui doivent être associés en tant que
partenaires et non comme «destinataires» d’approches théoriques
venant d’en haut. Dans différentes institutions, des personnes de référence
devraient être spécialement formées aux tendances en matière de
radicalisation et aux stratégies de déradicalisation, afin de les
aider à communiquer avec les enfants dans leur environnement quotidien.
58. En tant que membres politiquement actifs des sociétés européennes,
nous ne devons pas oublier que l’on observe aussi une poussée générale
des idées extrémistes dans nos sociétés. Plusieurs pays européens connaissent
actuellement une montée des mouvements et des partis politiques
extrémistes qui s’inscrit dans un contexte de crise économique persistante
ou d’arrivée massive de réfugiés qui demandent l’asile. La lutte contre
les idées extrémistes ne sert pas uniquement à nous protéger des
attentats terroristes, mais est également profitable pour nos sociétés
en tant que telles, pour sauvegarder les normes les plus élevées
en matière de démocratie et de droits de l’homme. Nous pouvons dès
lors nous sentir tous concernés par la liste de mesures incluse
dans le projet de résolution.
59. Mon propos ici concerne principalement les causes profondes
«endogènes» qui sont à trouver dans l’entourage immédiat des enfants
et des jeunes, mais je tiens à souligner la nécessité de parvenir
à un juste équilibre entre l’action répressive visant à empêcher
les mouvements «religieux» ou politiques (causes profondes «exogènes»)
de perpétrer de nouveaux crimes et les actions collectives de prévention
destinées à éviter la discrimination et les abus dont sont victimes
les jeunes vulnérables. Je suis cependant fermement convaincue que
la lutte résolument engagée contre le terrorisme international ne
doit pas nous faire oublier le respect des droits fondamentaux et
de l’Etat de droit. Les stratégies de lutte contre la radicalisation
menées dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe doivent
s’accompagner de mesures de lutte contre l’islamophobie et d’autres
formes de discours de haine qui, si l’on n’agit pas pour y remédier,
pourraient encore renforcer le cercle vicieux de la discrimination
et la méfiance entre les systèmes politiques et religieux qui alimentent
l’extrémisme.