1. Introduction
1. J’ai été nommé rapporteur le
19 mars 2013. Dans ma note introductive présentée en juin 2013
, j’ai formulé l’espoir que
l’adoption à l’unanimité du dernier rapport de l’Assemblée, «Recours
juridiques en cas de violations des droits de l’homme dans la région
du Caucase du Nord», et donc le fait que la délégation de la Fédération
de Russie ait elle-même souscrit à un texte indiquant que la situation
des droits de l’homme dans le Caucase du Nord était «la plus sérieuse
et la plus délicate»
de tout l’espace du
Conseil de l’Europe à l’époque, pouvaient être considérés non seulement
comme une reconnaissance de l’excellent travail accompli par le
précédent rapporteur, M. Dick Marty (Suisse, ADLE), mais également
comme le signe que la délégation russe était prête à examiner sérieusement
et à mettre en œuvre les stratégies visant à combattre et prévenir de
telles violations des droits de l’homme à l’avenir.
2. J’aimerais rappeler qu’il est ici question d’évaluer la mise
en œuvre des recommandations particulières adressées aux autorités
fédérales et régionales russes par l’Assemblée. Elles comportent,
notamment, des recommandations qui visent à lutter contre le terrorisme
en recourant exclusivement aux instruments compatibles avec le principe
de l’Etat de droit; à mettre un terme à l’impunité en traduisant
en justice les responsables de graves violations des droits de l’homme,
y compris les membres des forces de l’ordre; à garantir un accès
libre et effectif aux voies de recours aux victimes de violations
des droits de l’homme; à coopérer plus intensément avec le Conseil
de l’Europe à l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme («la Cour»); à mettre en œuvre les «mesures favorisant
la collaboration des prévenus avec la justice pour démanteler les
réseaux terroristes et les structures criminelles»; à protéger et
coopérer avec les organisations non gouvernementales spécialisées
dans la défense des droits de l’homme dans la région; à promouvoir
la reconstruction socio-économique de la région du Caucase du Nord;
et à renforcer le dialogue interculturel et interreligieux.
3. Malheureusement, je n’ai pu agir en qualité de rapporteur
selon le calendrier initialement prévu, parce que la visite d’étude
prévue dans la région du Caucase du Nord a été reportée à plusieurs
reprises et ne s’est jamais concrétisée, malgré la prolongation
de mon mandat. La commission m’avait autorisé à effectuer cette visite
à la suite de l’invitation adressée par nos collègues russes en
juin 2013, au moment où elle avait examiné ma note introductive
et procédé à un échange de vues mémorable avec trois jeunes avocats
du Caucase du Nord. J’ai été informé par la suite du fait que la
suspension générale de la coopération avec l’Assemblée, décidée
par la délégation russe après l’adoption de sanctions motivées par
l’annexion de la Crimée, excluait également l’organisation de ma
visite.
4. J’ai demandé entre-temps à un certain nombre d’organisations
non gouvernementales (ONG) partenaires fiables et reconnues (dont
le Comité Helsinki de Norvège et, par son intermédiaire, le Centre
de documentation Natalya Estemirova
,
le Centre des droits de l’homme «Memorial» et International Crisis
Group à Moscou; Stichting Russian Justice Initiative; Amnesty International,
Human Rights Watch et le Comité contre la torture de Nijni-Novgorod,
lauréat du Prix des droits de l’homme de l’Assemblée 2011) de me
fournir des informations actualisées sur la mise en œuvre des principales
recommandations formulées dans la
Résolution 1738 (2010). Ces recommandations, qui n’ont rien perdu de leur pertinence,
concernent en particulier
- l’existence
indispensable de recours effectifs en cas de violation des droits
de l’homme et la suppression de toute impunité, y compris l’exécution
complète et sans condition des arrêts de la Cour européenne des
droits de l’homme;
- le recours à des instruments de règlement des conflits
moins violents que ceux qui étaient habituellement utilisés au moment
de l’élaboration du rapport de 2010;
- la nécessité de remédier aux préoccupations particulières,
notamment la situation des ONG de défense des droits de l’homme
et de la société civile, la coopération avec le Comité européen
pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants (CPT) et le Comité international de la Croix-Rouge
(ICRC), ainsi que la situation des femmes.
5. En décembre 2014, j’ai présenté un rapport d’information intérimaire
à la commission
. Ce rapport résumait
les observations formulées par nos partenaires ONG et quelques autres
faits nouveaux dont j’ai été informé depuis la présentation de la
note introductive en juin 2013. Le rapport intérimaire rappelait
que les terribles violations des droits de l’homme commises dans
le Caucase du Nord n’ont pas pris fin et que nous avons le devoir
de les maintenir à l’ordre du jour jusqu’au retour de la paix dans
l’ensemble de la région, une paix durable fondée sur la justice
et des compromis équitables.
6. La suspension, par la délégation russe, de sa coopération
avec l’Assemblée parlementaire a perduré tout au long de l’année
2015; c’est la raison pour laquelle il ne m’a pas été possible d’effectuer
une visite d’étude dans la région. J’ai organisé à la place de celle-ci
deux auditions supplémentaires d’experts par la commission au cours
des réunions de mai 2015 et de janvier 2016. Les contributions des
représentants de premier plan du Centre des droits de l’homme «Memorial»,
de Human Rights Watch et de Russian Justice Initiative
, ainsi que les discussions
qui ont suivi avec les membres de la commission, nous ont fourni
de précieuses informations. Je déplore néanmoins que les représentants
officiels de la région, c’est-à-dire le médiateur de la République
tchétchène, M. Nurdi Nukhadyiev, et le vice-ministre de l’Intérieur
du Daghestan en charge de la sécurité et de la réconciliation, M. Ramazan
Djafarov, que j’ai invités à trois reprises – à l’audition d’Erevan
en mai 2015, à la réunion de la commission de novembre 2015 et une
nouvelle fois en janvier 2016 – n’aient pas profité de cette occasion
pour faire connaître le point de vue des autorités. Je regrette
tout autant de n’avoir reçu aucune réponse aux questions factuelles
que j’avais posées début février 2016 aux services du procureur
général et aux comités d’enquête de la fédération et des républiques,
à Moscou, Grozny, Makhachkala et Magas
.
2. Résumé
des faits nouveaux survenus depuis l’adoption de la Résolution 1738 (2010)
2.1. Les
méthodes non violentes de règlement des conflits et l’évolution
des victimes du terrorisme
7. Dans son rapport consacré aux
«Recours juridiques en cas de violations des droits de l’homme dans
la région du Caucase du Nord», M. Marty faisait remarquer, à juste
titre selon moi, que «[l]a force brutale ne viendra pas à bout du
terrorisme. (…) Si la répression est indispensable, d’autres pistes
doivent être également suivies: comprendre les causes de tant de
violence, tenter un dialogue politique avec les forces modérées
de la rébellion et mettre en œuvre des stratégies aptes à diviser
les forces rebelles»
.
Il convient en effet d’éviter, dans la mesure du possible, tout
risque de relancer et d’alimenter la spirale de la violence, qui
est particulièrement dangereuse dans une région où la tradition
ancestrale des crimes d’honneur est toujours très vive.
2.1.1. Quel
rôle assigner aux «commissions pour l’adaptation»?
8. L’un des exemples les plus
significatifs de ces stratégies est la création des «commissions
pour l’adaptation des militants à une existence pacifique», d’abord
au Daghestan en 2010, puis en Ingouchie et en Kabardino-Balkarie
en 2011-2012, qui ont été également le théâtre d’une flambée de
violence depuis 2010, et enfin en Karatchaïevo-Tcherkessie. Ces
«commissions» présentaient des formes, des statuts et des méthodes de
travail différents. Leur rôle, leur influence et leur visibilité
variaient selon les républiques, mais elles visaient toutes à aider
des militants «repentis» à reprendre une existence pacifique. Dans
les deux républiques où ces commissions semblent avoir obtenu les
résultats les plus tangibles, le Daghestan et l’Ingouchie, elles relevaient
directement du dirigeant de la République et garantissaient le respect
des droits procéduraux à ceux qui faisaient appel à elles. Les «commissions»
pouvaient aussi demander aux juges des remises de peine lorsque
les militants repentis étaient traduits en justice. J’ai appris
que des dizaines de militants ont quitté pacifiquement la clandestinité
après la création de ces commissions.
9. D’après les informations qui m’ont été communiquées en novembre
2014, cette tendance encourageante s’est inversée en 2013. Le 28
janvier 2013, le dirigeant du Daghestan, M. Magomedsalam Magomedov,
a été remplacé par M. Ramazan Abdulatipov, qui a dissous en février
la commission de réinsertion, ce qui a mis un terme aux mécanismes
publics transparents de réinsertion et a inauguré une période de
répression contre les communautés salafistes du Daghestan. Une commission
dotée d’un mandat plus étendu et d’une procédure opaque a remplacé
la commission de réinsertion des combattants, qui commençait à peine
à gagner la confiance de ceux qui souhaitaient rendre les armes.
10. J’ai été informé que les commissions de Kabardino-Balkarie
et de Karatchaïevo-Tcherkessie, créées au début de l’année 2012,
n’ont jamais eu le temps de commencer leurs activités. D’après mes
informations, la seule république dans laquelle une commission de
réinsertion poursuit ses activités de manière constructive est la
République d’Ingouchie.
11. Le dialogue entre soufis et salafistes au Daghestan a été
suspendu après l’assassinat du Sheikh soufi le plus important du
pays, Said Affandi Atsaev (Cherkeysky), par une kamikaze porteuse
d’une bombe en août 2012. Les autorités de la république auraient
peu cherché à contenir les accès de violence qui ont suivi, commis
par des acteurs privés ou publics au détriment des salafistes.
12. En février 2014, les Jeux olympiques d’hiver ont eu lieu à
Sotchi, sur les bords de la mer Noire, et dans les environs de cette
ville. La proximité de la zone olympique avec le Caucase du Nord
a conduit les autorités fédérales russes à veiller tout particulièrement
à la stabilité et à la sécurité de la région. Malgré plusieurs attentats
terroristes commis à Volgograd d’octobre à décembre 2013, qui ont
coûté la vie à 34 personnes, les autorités russes sont parvenues
à assurer la sécurité de Sotchi pendant toute la durée des Jeux.
Mais de nombreuses violations des droits de l’homme auraient été
commises à cette occasion par les autorités. Human Rights Watch
a ainsi fait état de la détention de militants de la protection
de l’environnement qui faisaient campagne contre les Jeux de Sotchi,
notamment Evgeny Vitishko, qui a été placé en détention administrative pendant
la durée des Jeux pour avoir «juré en public»
. A l’issue des
Jeux, ce célèbre écologiste a été condamné à une peine de trois
ans d’emprisonnement. Il a été libéré en décembre 2015, le reste
de sa peine ayant été commué par un juge en restriction de liberté
sans détention
. Selon mes interlocuteurs des ONG, les
mesures de sécurité sans précédent et très dures prises au Caucase
du Nord avant les Jeux olympiques de Sotchi de février 2014 ont
réussi à assurer le déroulement pacifique des Jeux, mais ont probablement
été gravement préjudiciables, et pour longtemps, à toute perspective
de stabilisation de la région.
13. En Tchétchénie, la répression menée contre «les barbus»
,
qui ont notamment été systématiquement arrêtés et maltraités pendant
leur détention, se serait généralisée à la fin de l’année 2014 et
en 2015, à la suite d’un incident survenu à Tsenteroy (Khosy-Yurt),
le village dont est originaire le dirigeant de la République tchétchène,
M. Ramzan Kadirov, où le sigle de «l’Etat islamique» avait été peint
sur un mur.
14. Au Daghestan, dès les préparatifs des Jeux olympiques et tout
au long des années 2014 et 2015, la police a effectué de nombreuses
descentes dans les mosquées et les cafés fréquentés par les salafistes.
Les musulmans salafistes ont été inscrits sur des listes spéciales
de surveillance, familièrement qualifiées de «listes d’enregistrement
des wahhabites». Les personnes qui figurent sur ces listes ont été
à plusieurs reprises interrogées, victimes de perquisitions abusives
et de harcèlement, photographiées et sujettes à des prises d’empreintes
digitales, notamment. Certaines d’entre elles ont subi une détention
qui s’apparentait à un enlèvement et ont été la cible de chefs d’accusation
apparemment fabriqués de toutes pièces
. Les autorités ont également fermé
des écoles et des entreprises salafistes. Les experts interrogés
par «Caucasian Knot» en novembre 2015 et février 2016 estiment que
les pressions exercées sur les membres de la communauté salafiste
sont en constante augmentation en Tchétchénie et au Daghestan, ce
qui entraîne une radicalisation supplémentaire des fidèles musulmans
. «L’opération antiterroriste»
menée dans la ville de Vremennyy (Daghestan) du 18 septembre au
26 novembre 2014 offre un autre exemple des méthodes répressives adoptées
par les autorités du Daghestan: tous les habitants ont été progressivement
contraints de quitter leur logement; dont plusieurs d’entre eux
ont été rasés après avoir été pillés. Les édifices publics eux-mêmes (écoles
et hôpitaux) ont été détruits; aucun abri provisoire n’a été proposé
aux habitants ni aucune réparation pour la perte de leurs biens,
alors que la loi le prévoit. L’une des personnes détenues a disparu,
mais les autorités chargées des enquêtes sont restées immobiles
.
15. En résumé, il semblerait que les méthodes non violentes de
règlement des conflits, comme l’action menée par les «commissions
pour l’adaptation», aient été dans l’ensemble abandonnées, tout
au moins en République tchétchène et au Daghestan. Il y a lieu de
s’interroger sur l’impact des politiques plus répressives encore
appliquées dans ces deux républiques (et ailleurs) sur les actes
terroristes de la région.
2.1.2. L’évolution
des statistiques du terrorisme
16. Il est difficile de comparer
les résultats donnés par les différentes politiques menées sur le
plan de la limitation du nombre des victimes du terrorisme. Le site
internet de «Caucasian Knot» a publié, en février 2016, des statistiques
bien présentées et fondées sur de solides éléments sur les victimes
du district fédéral du Caucase du Nord de 2010 à 2015, ventilées
par année et par région fédérale (y compris la Tchétchénie, l’Ingouchie
et le Daghestan)
, ainsi que par catégories de
victimes (civils, membres des forces de l’ordre et militants)
.
Ces statistiques montrent d’une part la persistance d’un niveau
élevé d’activités terroristes dans toute la région, qui a produit
le chiffre terrifiant de 6 074 victimes (3 278 morts et 2 796 blessés)
au cours de ces six années. Les statistiques révèlent également
une nette tendance à la diminution des victimes au fil du temps,
dans l’ensemble de la région (sur une population totale de 9,5 millions
d’habitants en 2010): 1 705 en 2010, 1 375 en 2011, 1 225 en 2012,
986 en 2013, 525 en 2014 et «seulement» 258 en 2015. En nombre de victimes
par rapport à la population totale, la Tchétchénie (un mort pour
3 103 habitants, sur une population de 1, 69 millions d’habitants)
obtient de meilleurs résultats que le Daghestan (un mort pour 1 574
habitants, sur une population totale de 2 946 millions d’habitants)
et l’Ingouchie (un mort pour 1 363 habitants, sur une population
de 492 000 habitants). Mais le Daghestan, qui a pris des mesures
drastiques depuis 2013, a continué à occuper la triste première
place de ce macabre classement tout au long de l’année 2015 (153 victimes
au Daghestan, 48 en Tchétchénie et 21 en Ingouchie). L’analyse des
statistiques officielles, effectuée par «Memorial» sur la base de
l’évolution du nombre de victimes parmi les forces de l’ordre, confirme
cette tendance, bien que Memorial souligne les contradictions des
statistiques officielles: le Comité national de lutte contre le
terrorisme indique que les activités des groupes armés illégaux
sont tombées à un niveau très bas, alors que les statistiques du
ministère public font état d’une forte augmentation des infractions
à «caractère terroriste»
. En tout état de cause, la région
s’est de plus en plus radicalisée et «islamisée» après l’élimination délibérée
des dirigeants nationalistes laïcs initiaux de la rébellion tchétchène.
Les chefs terroristes actuels considèrent l’intégralité de la région
du Caucase du Nord comme leur «califat» et mènent leurs attaques
sans tenir compte des frontières régionales. Le fait que les «djihadistes»
aient pour l’instant négligé la région du Caucase du Nord pour porter
leur attention sur le Moyen-Orient explique également la récente
accalmie des chiffres des victimes du terrorisme dans la région.
2.2. La
coopération avec les défenseurs des droits de l’homme et la société
civile et la situation des avocats dans la région
17. Il existe un autre instrument
capable de faciliter le règlement pacifique d’un conflit et de contribuer
à prévenir les violations des droits de l’homme et leur porter remède:
la coopération efficace des autorités avec les défenseurs des droits
de l’homme et les acteurs de la société civile qui travaillent sur
le terrain. Premièrement, une telle coopération peut fournir des
informations et des témoignages de première main et attirer l’attention
sur les défaillances de l’action des autorités et, en particulier,
des forces de l’ordre dans la lutte contre le terrorisme. Comme
ces autorités ont aussi intérêt à corriger ces défaillances, elles
doivent considérer les défenseurs des droits de l’homme, et plus
généralement la société civile dans son ensemble, comme des partenaires
et non comme un fardeau ou une source de tracas, comme c’est souvent
le cas
. Deuxièmement,
la coopération avec la société civile peut aussi contribuer à rétablir
la confiance entre les citoyens et les forces de l’ordre, sans laquelle
le travail de la police ne peut pas être durablement efficace. Cet esprit
de coopération est d’autant plus nécessaire lorsque la confiance
a été mise à mal par des années de violence et de violations des
droits de l’homme.
18. En 2010, l’Assemblée a non seulement appelé les autorités
russes à coopérer plus étroitement avec les organisations de la
société civile, mais aussi «à protéger leurs collaborateurs de manière
efficace contre d’éventuelles représailles»
. Les menaces,
les intimidations et les violences dirigées contre les défenseurs des
droits de l’homme, les avocats et les journalistes, qui se soldent
parfois par leur mort violente ou leur disparition, ne doivent pas
rester impunies. L’Assemblée a rendu hommage à Anna Politkovskaïa,
Natalia Estemirova, Magomed Yevloyev, Maksharip Aushev, Zarema Gaisanova,
Zarema Sadulayeva, Rashid Ozdoyev et d’autres personnalités qui
ont dénoncé les violations des droits de l’homme dans la région
et ont perdu la vie pour cette raison
.
19. D’après les informations recueillies en novembre 2014, les
défenseurs des droits de l’homme continuent à prendre des risques
considérables pour eux-mêmes et leurs familles lorsqu’ils critiquent
les autorités et font état de violations des droits de l’homme.
On constate une nette évolution, surtout en République tchétchène, qui
prend de plus en plus d’ampleur dans le reste de la région, ce qui
est inquiétant: les organisations locales s’abstiennent de critiquer
les événements récents, ne formulent pas publiquement de critiques
dans les médias et ne représentent pas les victimes et leurs familles
devant les juridictions nationales ou les services du ministère
public aussi activement qu’elles le faisaient par le passé. Cette
situation rend les voies de recours en cas de violation des droits
de l’homme encore moins accessibles
.
20. En Ingouchie, comme l’a indiqué Human Rights Watch le 6 novembre
2015, des membres des services répressifs qui agissaient pour le
compte du Service principal d’enquête du district fédéral du Caucase
du Nord en Russie ont perquisitionné le domicile de Magomed Mutsolgov
et les locaux de MASHR, une organisation locale de défense des droits
de l’homme dirigée par ce dernier, au motif que M. Mutsolgov et
ses collaborateurs étaient des saboteurs qui agissaient contre la
Russie
, dans l’intérêt des Etats-Unis,
de la Géorgie, de l’Ukraine et de l’opposition syrienne.
21. En République tchétchène, mes interlocuteurs des ONG m’ont
indiqué qu’en 2014 il ne restait plus qu’une organisation qui puisse
encore dispenser une assistance juridique efficace aux victimes
de violations des droits de l’homme: le Comité contre la torture
de Nijni-Novgorod et son Groupe mobile conjoint – lauréat du premier
Prix des droits de l'homme de l'Assemblée parlementaire en 2011.
Cette organisation envoie en Tchétchénie des militants originaires
d’autres régions de Russie, pour une période déterminée et selon
un système de rotation. Comme ils n’ont aucune famille sur place,
il est plus difficile pour les autorités régionales d’exercer des
pressions sur eux. Malheureusement, les capacités du projet du Groupe
mobile conjoint ont toujours été limitées et il a récemment été
contraint de suspendre l’ensemble de ses activités. Ses militants
ont été victimes de harcèlement et de menaces violents. Une foule
de manifestants pro-gouvernementaux ont tout d’abord détruit les
locaux du Groupe mobile conjoint à Grozny en décembre 2014. Le président
de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme,
James Clappison, les rapporteurs sur la situation des défenseurs
des droits de l’homme et sur la prévention des restrictions inappropriées
des activités des ONG, Mailis Reps et Yves Cruchten, ainsi que moi-même,
nous sommes associés pour faire part de nos inquiétudes face à la
campagne d’intimidation dirigée contre les défenseurs des droits
de l’homme en République tchétchène; nous avons appelé les autorités
russes à ouvrir «sans délai une enquête exhaustive et efficace sur
ces incidents»
. Il semblerait que les autorités
n’aient pas mené d’enquête effective sur ces agressions. Elles ont
fait suite à la plainte officielle déposée par le dirigeant du Groupe
mobile conjoint, M. Igor Kalyapin, contre les propos tenus publiquement
au sujet des parents des rebelles par Ramzan Kadirov, qui avait
menacé de détruire leur logement; les forces de sécurité tchétchène
ont par la suite effectivement détruit plus d’une douzaine de maisons
qui appartenaient aux parents de rebelles supposés
. En juin 2015, le siège du Groupe
mobile conjoint à Grozny a été une fois de plus détruit par une
foule en armes. Cette fois, la présidente de l’Assemblée Anne Brasseur
a vivement condamné cette brutale agression et a fait part de la solidarité
de l’Assemblée avec les défenseurs des droits de l’homme en difficulté
en Russie, et notamment avec le Groupe mobile conjoint dirigé par
Igor Kalyapin
. Le Groupe mobile conjoint s’est
senti contraint de suspendre provisoirement ses activités lorsqu’il
a été enregistré en qualité «d’agent étranger» à l’initiative du ministère
de la Justice, en vertu de la loi que l’Assemblée a vivement critiquée
dans sa
Résolution 2096 (2016) .
22. Quant aux institutions officielles de défense de droits de
l’homme en République tchétchène, les experts des ONG m’ont indiqué
qu’elles se limitaient à un rôle de figuration. D’après de nombreuses
informations crédibles, les représentants des ONG locales sont fréquemment
convoqués par les autorités pour faire part de leur soutien à Ramzan
Kadirov et à sa politique dans des émissions télévisées. Je regrette
que le médiateur tchétchène, M. Nurdi Nukhadyiev, n’ait pas donné
suite aux invitations que je lui ai adressées à plusieurs reprises
pour qu’il présente son point de vue sur ces questions.
23. L’opinion dissidente exprimée récemment par un juge de la
Cour suprême de la République tchétchène, Mme Polina
Daurkina, fait naître un peu d’espoir: Mme Daurkina
était opposée à la décision de la majorité de la Cour de confirmer
l’arrêt rendu par la juridiction inférieure dans une affaire de
diffamation où le ministre tchétchène de l’Intérieur a obtenu gain
de cause contre la victime d’actes allégués de torture, M. Murad
Amriev, et ses défenseurs. Cette affaire finira probablement devant
la Cour européenne des droits de l’homme
.
24. Dans cette situation caractérisée par le très grand nombre
d’allégations d’atteintes aux droits de l’homme commises par les
forces de l’ordre et, visiblement, par le recours systématique à
la torture pour obtenir des aveux, le rôle des avocats est particulièrement
important. Or, selon les défenseurs des droits de l’homme, ceux-ci
sont victimes d’actes d’intimidation et d’agressions physiques perpétrés
par des fonctionnaires de police. L’excellent rapport établi par
Amnesty International fournit des informations détaillées sur la
façon dont «[l]es avocats qui affrontent le cercle de l’injustice
dans le Caucase du Nord en deviennent souvent victimes à leur tour»
. Ce rapport fait état, avec une précision
impressionnante, d’obstructions procédurales, de menaces proférées
à l’encontre d’avocats ou de membres de leur famille, d’actes de violence,
voire de l’assassinat de l’avocat daghestanais Omar Saidmagomedov.
25. La situation des avocats dans le Caucase du Nord est révélatrice
de l’ensemble du système judiciaire dans la région: si les avocats,
dont la profession est précisément de défendre autrui, ne sont pas
en mesure de se protéger eux-mêmes contre de telles atteintes aux
droits de l’homme, que peuvent espérer leurs clients?
26. Lors de notre réunion du 25 juin 2013, nous avons eu l’occasion
d’entendre de brefs exposés présentés par trois avocats de la région:
Mme Sapiyat Magomedova du Daghestan,
M. Rustam Matsev de Kabardino-Balkarie et M. Batyr Akhilgov d’Ingouchie.
Tous trois ont travaillé sur des affaires sensibles dans lesquelles
des victimes de violations des droits de l’homme commises par des
agents des forces de l’ordre (disparition forcée, enlèvement et
détention illégale, torture, notamment) demandent justice devant
les tribunaux. Leur activité les expose régulièrement aux pressions,
au harcèlement et aux menaces qu’exercent certains membres des services
répressifs. Mme Magomedova a été physiquement
agressée par des policiers; des menaces de mort ont été directement
proférées contre M. Matsev et on l’a menacé d’engager à son encontre
des poursuites pénales pour des chefs d’accusation fabriqués de
toutes pièces. Nous avons tous été, je crois, impressionnés par
leur témoignage, y compris nos collègues russes présents lors de
l’audition, qui ont engagé un dialogue constructif avec eux. Mais
j’ai appris début 2014 qu’ils ont tous trois été confrontés à de
nouvelles graves difficultés, qui ont obligé deux d’entre eux à
se réfugier provisoirement à l’étranger. En avril 2014, j’ai adressé, conjointement
avec Mailis Reps, rapporteure de l’Assemblée sur la situation des
défenseurs des droits de l’homme, une lettre aux autorités du Daghestan
en les invitant instamment à veiller à ce que Mme Magomedova puisse
poursuivre sans entrave son action importante. Nous n’avons reçu
aucune réponse. En 2011, Mme Magomedova
a introduit une requête devant la Cour européenne des droits de
l’homme, en arguant du fait que la clôture des poursuites pénales
engagées à l’encontre des policiers qui avaient usé de violence
à son égard l’avait privée de la possibilité de voir sa cause examinée
par un juge et ses agresseurs condamnés pour les lésions qu’ils
lui avaient causées et qui ont entraîné sa longue hospitalisation.
Quatre ans plus tard, le 21 avril 2015, elle a saisi une nouvelle
fois la Cour de Strasbourg pour demander que sa requête soit finalement
communiquée aux autorités russes
.
27. Au Daghestan, les avocats qui représentent des personnes soupçonnées
d’être salafistes ont été la cible de menaces et d’actes de violence.
Human Rights Watch a fait état, documents à l’appui, des coups et blessures
graves dont a été victime en février 2015 Murad Magomedov, un avocat
de la défense lié au Centre des droits de l’homme «Memorial». Les
autorités n’ont mené aucune enquête effective à ce sujet et n’ont
pas même interrogé la victime. Les journalistes du Daghestan qui
rendent compte des violences subies par les salafistes sont également
en danger. En 2013, un inconnu a assassiné par balles Akhmednabi
Akhmednabiev, reporter du Caucasian Knot et du quotidien local indépendant
Novoe Delo, connu pour ses reportages
sur les violations des droits de l’homme commises dans le cadre
de la lutte contre les rebelles et sur la corruption du gouvernement.
L’enquête officielle ouverte sur ce meurtre n’a donné aucun résultat
tangible. Les agents des forces de l’ordre et des forces de sécurité
ont surveillé et harcelé sans relâche les rares défenseurs des droits de
l’homme qui acceptent de s’occuper des violations des droits de
l’homme commises dans le cadre de la lutte contre les rebelles.
En 2014, les autorités ont menacé à plusieurs reprises de fermer
cette ONG au Daghestan et ont obtenu sous la contrainte un échantillon
de l’ADN de son directeur. Le Groupe a finalement été contraint
de cesser ses activités en 2015. Deux défenseurs des droits de l’homme
qui travaillaient étroitement avec les communautés salafistes ont
fait à plusieurs reprises l’objet de menaces et de pressions de
la part des agents des forces de l’ordre et ont finalement choisi
de suspendre leur activité et de quitter le Daghestan après les
dernières menaces de mort reçues en 2014. Enfin, Zarema Bagavutdinova,
membre du groupe de défense des droits de l’homme «Pravozaschita»,
a été condamnée à une peine de cinq ans d’emprisonnement, au motif
qu’elle aurait incité une autre personne à rejoindre la rébellion,
à l’issue d’un procès considéré par les observateurs comme inique
et motivé par des considérations politiques
.
2.3. Suivi
d’un choix d’affaires individuelles
28. Durant l’élaboration du rapport
sur les «Recours juridiques en cas de violations des droits de l’homme dans
la région du Caucase du Nord», M. Marty a dressé une liste de 28 affaires,
«en tenant compte du statut de la victime – journalistes, défenseurs
des droits de l’homme connus, ou figures politiques emblématiques, affaires
dans lesquelles subsistent des indices concrets et convergents impliquant
des membres des forces de l’ordre»
,et
a soumis cette liste aux autorités russes pour obtenir des informations
sur l’avancement des enquêtes. Ces informations ne lui ont jamais
été communiquées. Depuis 2010, la Cour européenne des droits de
l’homme a prononcé des arrêts dans plusieurs affaires qui figuraient
sur la liste de M. Marty, en concluant à chaque fois à l’absence
d’enquête effective
.
La réponse du NEDC donne des informations actualisées sur chacune
de ces 28 affaires emblématiques. Seule l’une d’elles, le double
meurtre de Stanislav Markelov, avocat, et Anastasia Baburova, journaliste,
peut à ce jour être considérée comme résolue
.
Outre ces 28 affaires, le NEDC a également fait état, documents
à l’appui, d’affaires plus récentes dans lesquelles des crimes similaires
(enlèvements, actes de torture, exécutions extrajudiciaires) sont
restés tout aussi impunis. Le rapport spécial de l’ONG Comité contre
la torture/Groupes mobiles conjoints, qui figure en annexe de la réponse
du NEDC
, donne une explication
solidement étayée de l’apparente absence de réussite des services
répressifs tchétchènes à élucider ces crimes: le fréquent refus
des fonctionnaires de police (ou du ministère régional de l’Intérieur)
d’effectuer les actes d’enquête demandés par les services chargés
des enquêtes ou les procureurs. Dans un cas extrême, des hommes
armés en uniforme de policiers sont allés jusqu’à menacer de tuer
par balles un procureur qui cherchait à établir leur identité et
la situation de la personne blessée qui se trouvait hospitalisée
sous la surveillance de ces hommes en armes et a par la suite «disparu».
Ce rapport, établi sur la base de la correspondance échangée entre
les groupes mobiles conjoints et les autorités, ainsi que des déclarations
publiques des autorités, brosse un tableau détaillé des problèmes posés
par le maintien de l’ordre en République tchétchène, surtout dans
les affaires où il existe des raisons de penser que les membres
des forces de sécurité sont eux-mêmes impliqués.
29. J’ai appris tout au long de mon mandat de rapporteur que les
policiers continuent à recourir de façon habituelle à la torture
pour obtenir des aveux, qui restent le principal fondement des verdicts
de culpabilité prononcés par les tribunaux. Dans certaines affaires,
le prévenu a expressément indiqué pendant son procès que ses aveux
lui avaient été extorqués sous la torture; c’est par exemple le
cas de Ruslan Kutayev
, Alvi Abdurakhmanov et Suleiman Edigov.
S’agissant du cas de M. Kutayev, la présidente de l’Assemblée a
reçu un appel signé par de nombreux représentants de la société
civile russe. Selon ces signataires, M. Kutayev a été «condamné»
sous le chef d’accusation fabriqué de toutes pièces de détention
de drogue pour avoir protesté contre la modification, par le dirigeant
tchétchène M. Kadirov, de la date de la Journée du souvenir de la
déportation des Tchétchènes par Staline pendant la seconde guerre
mondiale. Dans le cas de M. Edigov, le juge Vakhid Abubakarov s’est
retiré de l’affaire parce qu’un homme qui s’était présenté comme
le ministre tchétchène de l’Intérieur Ruslan Alkhamov lui avait
demandé par téléphone de prononcer la culpabilité de M. Edigov
.
30. Un cas d’enlèvement temporaire et de torture d’un opposant
à Ramzan Kadirov aurait eu lieu en août 2014 à Strasbourg. L’agression
de Said-Emin Ibragimov, ancien ministre tchétchène en exil et professeur
de droit international, a été racontée en détail par TIME Magazine
. J’ai longuement discuté avec M. Ibragimov; cet
homme âgé m’a dit avoir été «emmené en forêt»
à quelques
kilomètres du Palais de l’Europe, après avoir signalé à plusieurs
reprises, y compris aux autorités françaises, qu’il avait reçu des
menaces.
31. Le rapport publié en novembre 2015 par le Comité d’enquête
de la Fédération de Russie sur la détention, en Ossétie du Nord,
de deux agents du Service d’enquête judiciaire de Vladikavkaz soupçonnés d’abus
de fonction et de recours à la violence à l’encontre de Vladimir
Tskaev, qui, selon ses proches, est mort sous la torture, pourrait
être un signe positif de la volonté des autorités fédérales de mettre
un terme à l’impunité des auteurs d’actes de torture
. De même, dans
sa contribution à la réponse du NEDC, le Centre des droits de l’homme
«Memorial» a fait état de deux exemples «d’enquêtes judiciaires
ayant donné des résultats relativement satisfaisants» menées au
sujet de fonctionnaires de police à Karabulak (Ingouchie) et Chegem
(Kabardino-Balkarie), qui ont été poursuivis et condamnés pour avoir
torturé des personnes détenues
.
2.4. Le
Centre de documentation Natalya Estemirova
32. La création, par un éventail
impressionnant d’ONG russes et internationales, du Centre de documentation
Natalya Estemirova (NEDC) représente un élément particulièrement
important des suites données à la
Résolution 1738 (2010). Le Centre porte le nom d’une responsable du bureau
du Centre des droits de l’homme «Memorial» de Grozny, enlevée par
des inconnus le 15 juillet 2009 à Grozny et dont le corps a été
retrouvé par la suite en Ingouchie. Mme Estemirova
devait témoigner devant notre commission lors de sa réunion de septembre
2009.
33. Selon moi, le NEDC est un outil essentiel de la lutte contre
l’impunité. Il collecte de manière systématique et conserve des
documents, y compris les témoignages de victimes et de témoins et
d’autres éléments de preuve des crimes impunis en raison de l’incapacité
ou de l’absence de volonté des autorités compétentes à mener des
enquêtes en bonne et due forme. L’Assemblée avait invité le Comité
des Ministres à réfléchir à la création d’un centre de documentation
de ce genre sous la forme d’une initiative intergouvernementale,
mais le consensus nécessaire n’a pas pu être obtenu. Je me réjouis
par conséquent que la société civile ait repris cette proposition
et conserve les éléments de preuve en sécurité, dans la mesure du
possible, jusqu’à l’apparition en Fédération de Russie d’une volonté
politique d’engagement de poursuites à l’encontre des auteurs de
ces crimes, quels qu’ils puissent être.
34. Les réalisations de ce Centre sont impressionnantes: il a
établi une base de données de pointe, conçue pour comporter des
informations et éléments de preuve pertinents sur de graves violations
des droits de l’homme, qui peuvent s’apparenter à des crimes reconnus
par le droit international. Plus de 20 000 documents y ont été intégrés
au sujet notamment des victimes, des témoins, des suspects, des
lieux, du calendrier et des institutions concernés. Plus de 500 000
dossiers ont été transférés au Centre par des organisations partenaires
et une équipe internationale d’analystes, d’experts en informatique,
de juristes spécialistes du droit pénal et d’historiens a été constituée
et augmente rapidement.
35. J’ai moi-même fait appel au NEDC pour recueillir des informations
sur un certain nombre d’affaires choisies, mise en avant par l’Assemblée
.
2.5. La
situation des femmes
36. Dans sa
Résolution 1738 (2010), l’Assemblée exprimait sa préoccupation au sujet de
la détérioration de la situation des femmes en République tchétchène,
où une interprétation rigide des normes religieuses donne lieu à
leur traitement humiliant. Le rapport de Human Rights Watch publié
en 2011
contient une description détaillée
de l’application du «code vestimentaire modeste» imposé par les
autorités dans le cadre d’une campagne de moralisation plus générale
lancée en 2006 en Tchétchénie. Les femmes qui ne sont pas vêtues assez
«modestement» en public sont harcelées, menacées ou agressées (à
l’aide de pistolets à balles colorantes «paintball», par exemple).
De tels actes seraient commis par des agents des forces de l’ordre
et expressément soutenus par les autorités tchétchènes, y compris
le dirigeant M. Ramzan Kadirov. Les femmes qui ne portent pas le
voile ne peuvent pas travailler dans les institutions publiques
et ne sont pas autorisées à fréquenter l’école et l’université.
Les autorités ont progressivement élargi cette «loi sur le voile»
aux lieux de divertissement et aux espaces extérieurs. Les agressions
de femmes qui ne portent pas le voile organisées par les membres
des services répressifs tchétchènes ont désormais pris fin, d’après
les constatations du Centre des droits de l’homme «Memorial» et
de Human Rights Watch. Mais les femmes employées dans les institutions
publiques ne peuvent y travailler si elles ne portent pas de tenues
longues et strictes et ne se couvrent pas la tête. Il en va de même
pour les étudiantes à l’université. Dans la pratique, un code vestimentaire
«islamique» a également été mis en place dans les établissements
scolaires au travers du port obligatoire d’un uniforme scolaire.
Les filles sont tenues de porter un foulard dès l’école primaire.
37. Au cours de ces derniers mois, les autorités tchétchènes se
sont néanmoins inquiétées de voir de nombreuses jeunes filles porter
des vêtements identiques à ceux des «wahhabitki» (ce qui signifie, littéralement,
«femmes wahhabites»). D’après les autorités, les femmes devraient
porter un foulard qui couvre le cou, mais pas le menton.
38. En octobre 2015, le Comité des Nations Unies pour l'élimination
de la discrimination à l'égard des femmes a examiné la mise en œuvre
par la Russie de la Convention des Nations Unies sur l’élimination
de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW)
. Son rapport souligne la situation précaire
des droits des femmes dans le Caucase du Nord. Russian Justice Initiative
(RJI) et Chechnya Advocacy Network ont quant à eux publié un rapport
hors du circuit officiel sur le respect par la Russie de la Convention.
Les défenseurs des droits de l’homme ont mis en avant dans ce rapport
parallèle quatre grands problèmes, notamment l’imposition d’une
réglementation vestimentaire religieuse aux femmes et aux filles,
la discrimination à l’égard des femmes en matière de mariage et
de famille, les violences à l’encontre des femmes, ainsi que les
pratiques dites traditionnelles qui se révèlent préjudiciables aux
femmes, comme les mariages précoces et les mutilations génitales,
et les crimes dits d’honneur
. Le rapport attire
l’attention sur plusieurs affaires actuellement pendantes devant
la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité de la Convention
CEDAW, notamment les affaires
Timagova
c. Russie, dans laquelle une femme tchétchène soutient
que la peine infligée à son ex-mari pour la brutalité de ses actes
de violence conjugale a été excessivement légère, et
Borkhoeva c. Russie, qui concerne
l’absence d’enquête sur les circonstances dans lesquelles une jeune
femme d’Ingouchie est tombée dans le coma deux mois après son mariage
apparemment forcé
.
39. En août 2015, la fondation allemande Heinrich Böll a publié
l’étude «Vie et situation des femmes dans le Caucase du Nord»
, établie
sur la base de recherches menées sur le terrain à l’automne 2014
dans quatre républiques du Caucase du Nord: Tchétchénie, Ingouchie,
Kabardino-Balkarie et Daghestan. Cette étude visait à évaluer la
situation des femmes sur le plan de leur vie familiale, la violence,
leur niveau général de satisfaction dans la vie et leurs problèmes
quotidiens. Selon cette étude, 24 % des femmes tchétchènes n’ont pas
ou peu accès au budget familial et ne prennent pas part aux décisions
financières. 11 % des femmes ont indiqué avoir été parfois battues,
28 % «occasionnellement» giflées et 8 % avoir été violées ou contraintes
à des rapports sexuels.
40. En mai 2015, un chef de la police tchétchène, d’âge mûr, a
épousé une jeune femme de 17 ans, apparemment sous une certaine
forme de contrainte et dans le cadre d’un mariage polygame, avec
le soutien public du dirigeant tchétchène, Ramzan Kadirov. La législation
russe interdit les mariages polygames et le mariage des mineurs.
Malgré un tollé médiatique général et les déclarations de défenseurs
des droits de l’homme, les autorités n’ont rien fait pour protéger
la jeune femme
. Une journaliste d’investigation
russe de premier plan, Elena Milashina de
Novaïa
Gazeta, a reçu des menaces de mort après avoir fait état
de cette histoire. Les autorités n’ont mené aucune enquête effective
à la suite de sa plainte
.
41. Deux intervenants de l’audition à laquelle a procédé la commission
le 18 janvier 2016 ont également souligné la situation difficile
des femmes et des filles du Caucase du Nord face aux «pratiques
traditionnelles» préjudiciables, qui enfreignent le droit russe
et sont néanmoins tolérées par les autorités, voire les juridictions locales.
Ramzan Kadirov aurait publiquement déclaré que «la charia est plus
importante que le droit russe». Selon l’un des experts, le droit
coutumier et religieux de Tchétchénie a marginalisé la législation
laïque et, qui plus est, les autorités locales versent des aides
budgétaires à des organismes tels que le muftiyat tchétchène (haut
conseil islamique), compétent pour connaître des questions familiales,
notamment des questions de violence domestique et de garde des enfants,
afin d’écarter systématiquement ces affaires des juridictions laïques.
42. Les autorités russes semblent à l’heure actuelle réticentes
à lutter contre ces pratiques discriminatoires dans le Caucase du
Nord.
2.6. Les
arrêts de la Cour de Strasbourg et leur exécution
43. Depuis 2000, la Cour a été
saisie de plus de 700 requêtes individuelles concernant des violations
des droits de l’homme fondamentaux dans le Caucase du Nord: violations
alléguées des articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction de la
torture) et 5 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5,
“la Convention”). La majorité des requêtes émanaient de Tchétchénie
et concernaient les périodes d’intervention militaire et de lutte
contre le terrorisme de la fin des années 1990 à la première moitié des
années 2000. Cela étant, la Cour est actuellement saisie de requêtes
de plus en plus nombreuses au sujet de violations récentes, commises
notamment en Ingouchie et au Daghestan, en plus de la République tchétchène.
Une douzaine de requêtes environ portant sur des disparitions forcées
plus récentes (2011-2012) concernent le Daghestan. A la date du dernier rapport de
l’Assemblée sur ce point en juin 2010, la Cour s’était prononcée
contre la Russie sur plus de 150 affaires de violations des droits
de l’homme dans le Caucase du Nord.
2.6.1. Les
nouveaux arrêts (après 2010)
44. En septembre 2015, ce chiffre
était passé à 225 arrêts, qui concernaient toujours principalement
la Tchétchénie et concluaient à la responsabilité de la Russie concernant
de graves violations par les forces de sécurité du droit à la vie
et du droit à ne pas être victime de torture, ainsi qu’à ses manquements
à mener des enquêtes effectives au sujet de ces violations. Ces
affaires identiques ont été réunies au sein du «
groupe d’affaires Kashiyev et Akayeva et autres
affaires similaires» («groupe
Kashiyev»)
par le Comité des Ministres en vue
de leur exécution, ce qui témoigne de la reconnaissance du caractère
systémique de ces violations. La majeure partie de ces arrêts portent
sur des disparitions et des exécutions extrajudiciaires, ainsi que,
dans une moindre mesure, sur des actes de torture ou de traitements
inhumains et des décès causés par les bombardements aériens
.
Dans la quasi-totalité des affaires de disparition, et dans plusieurs
autres affaires relatives à l’article 2 (droit à la vie), la Cour
a conclu que les proches parents des victimes directes avaient eux-mêmes
subis des traitements inhumains ou dégradants en raison de l’indifférence
et de la passivité du gouvernement face à leurs plaintes. Des violations
de l’article 13 de la Convention – droit à un recours effectif –
ont été constatées dans chacune de ces affaires. En outre, plusieurs
affaires soulèvent les questions de la destruction et de la confiscation
des biens au titre de l’article 1 du Protocole no 1
à la Convention (STE no 9) et l’absence
ou l’inefficacité des recours internes à cet égard (voir
Khamzayev et autres c. Russie, Requête no
1503/02, arrêt du 3 mai 2011;
Salamov
c. Russie, Requête no 5063/05,
arrêt du12 janvier 2016).
45. Dans la plupart de ces affaires, la Cour a déclaré de manière
récurrente que les autorités russes n’avaient pas mené d’enquête
effective. Dans l’affaire
Aslakhanova
et autres c. Russie , la Cour
a conclu que la Fédération de Russie rencontrait des difficultés
d’ordre systémique pour enquêter sur les disparitions, en particulier
celles survenues en Tchétchénie et en Ingouchie entre 1999 et 2006.
La Cour a préconisé deux trains de mesures visant à remédier à ces
dysfonctionnements systémiques.
46. Le premier train de mesures concerne la situation des familles
de victimes qui souffrent d’un sentiment d’impuissance et de désarroi
intense. Outre l’affectation de ressources supplémentaires aux activités
médico-légales et scientifiques menées lors des enquêtes, la Cour
a proposé essentiellement de «créer un organe unique et d’un niveau
suffisamment élevé pour élucider les cas de disparitions dans la
région, organe qui bénéficierait d’un accès total à l’ensemble des
données pertinentes et qui travaillerait dans une relation de confiance
et de partenariat avec les proches des personnes disparues. Cet
organe pourrait compiler et tenir à jour une base de données unifiée
de l’ensemble des disparitions, base qui semble toujours faire défaut».
Une recommandation analogue a été formulée par l’Assemblée dans
la
Résolution 1738 (2010), établie à partir des recommandations antérieures du
CICR. D’après les informations dont je dispose
, cet organe n’a toujours
pas été mis en place.
47. Le deuxième train de mesures concerne le caractère effectif
des enquêtes. La Cour a souligné la nécessité de mettre un terme
à l’impunité et a souligné «l’obligation permanente d’enquêter sur
les décès avérés ou présumés pour lesquels il existe au minimum
des indices sérieux d’une implication de l’Etat». A cet égard, la
Cour a réaffirmé le point de vue qu’elle avait formulé dans l’affaire
Varnava et autres c. Turquie (Requête
no 16064/90 et autres, arrêt du 18 septembre 2009),
à savoir que «l’insuffisance des preuves découlant des lenteurs
de l’enquête ne peut dispenser l’Etat des efforts requis en matière
d’enquête; que le fait de privilégier une méthode “politique” pour
éviter d’attirer l’attention sur les circonstances des disparitions ne
saurait avoir une incidence sur l’application de la Convention;
et que les enquêtes doivent être menées avec célérité, être indépendantes
et offrir au public un droit de regard, qu’elles doivent permettre
de déterminer si le décès a ou non été causé illégalement et, le
cas échéant, de conduire à l’identification et au châtiment des responsables»
. La Cour a également estimé qu’il
était possible de faire en sorte que les services antiterroristes
et de sécurité rendent des comptes sans compromettre la nécessité
légitime de lutter contre le terrorisme et de maintenir le degré
de confidentialité nécessaire; elle a insisté sur le besoin pressant
d’une coopération efficace entre les organes d’investigation, la
police et les organismes militaires.
48. Plusieurs autres arrêts de la Cour sont aussi révélateurs
de l’évolution de la situation des droits de l’homme dans le Caucase
du Nord. Tout d’abord, les affaires Suleymanov
c. Russie (Requête no 32501/11, arrêt
du 22 janvier 2013), Askhabova c. Russie (Requête
no 54765/09, arrêt du 18 avril 2013)
et Turluyeva c. Russie (Requête
no 63638/09, arrêt du 20 juin 2013) montrent
que de graves violations ont toujours lieu en République tchétchène,
malgré la levée officielle de l’opération antiterroriste. Ces décisions
mettent en avant la responsabilité principale des services répressifs
locaux, et non des services fédéraux, contrairement à la période
1999-2006. Les disparitions survenues plus récemment dans d’autres
régions du Caucase du Nord et ailleurs (par exemple à Saint-Pétersbourg)
représentent une évolution inquiétante. Comme les circonstances exactes
de ces disparitions n’ont pu être déterminées, la Cour n’a pas été
à même d’établir la violation de la garantie substantielle de l’article
2, mais les défaillances des enquêtes, notamment dans les premiers
jours et les premières semaines qui ont suivi le signalement de
ces disparitions, ont conduit la Cour à conclure à la violation
procédurale de l’article 2 (voir Dobriyeva
et autres c. Russie, Requête no 18407/10,
arrêt du 19 décembre 2013; Buzurtanova
et Zarkhmatova c. Russie, Requête no 78633/12,
arrêt du 5 novembre 2015; Salikhova et
Magomedova c. Russie, Requête no 63689/13,
arrêt du 26 janvier 2016).
49. En septembre 2014, la Cour européenne des droits de l’homme
a conclu, dans l’affaire
Makayeva c. Russie ,
que la Russie était responsable de la détention illégale et du décès
présumé d’Apti Zeynalov. Sa mère, requérante dans cette affaire,
avait appris l’arrivée sous bonne garde, dans un hôpital de Tchétchénie, d’un
jeune homme qui ressemblait, d’après sa description, à son fils
et présentait des marques de torture. Avec l’aide de Natalya Estemirova,
responsable du Centre local des droits de l’homme «Memorial», elle
avait fait appel au procureur du district pour obtenir des informations.
Alors qu’elle se rendait à l’hôpital, elle avait vu des hommes en
uniforme de camouflage emmener son fils hors de l’établissement
par une sortie de secours et partir à bord d’une voiture de type
«Volga». Nul ne l’a plus revu depuis. La Cour a conclu à la violation
du droit à la vie, considérant que le procureur n’avait pas réagi
comme il aurait dû au vu «du danger de mort que représente dans
cette région une détention illégale» et que cette disparition n’avait
pas fait l’objet d’une enquête approfondie, objective et impartiale.
La Cour a également conclu que le sentiment de détresse et d’angoisse
de Mme Makayeva s’apparentait à une violation de l’article 3 de
la Convention (traitement inhumain et dégradant).
50. En juillet 2014, dans les affaires
Amadayev
c. Russie et
Antayev et autres c. Russie ,
la Cour a conclu à la violation de l’article 3 à l’égard de neuf
personnes d’origine tchétchène, victimes de discrimination raciste
dans d’autres régions de Russie. M. Amadayev, par exemple, avait
été agressé devant chez lui par un important groupe d’hommes, qui
l’avaient blessé par balles aux deux genoux et frappé à coups de
batte de base-ball. Aucune enquête sérieuse n’a été menée. Dans
l’affaire
Antayev, les requérants
(d’origine tchétchène) avaient été sauvagement frappés et agressés
verbalement par des fonctionnaires de police lorsque ceux-ci perquisitionnaient
à leur domicile dans la région de Kurgan en 2006. Depuis cette date, l’enquête
judiciaire continue d’être suspendue et rouverte sans que les policiers
auteurs de cette agression n’aient été identifiés.
51. En janvier 2014, dans l’affaire
Akhmatov
et autres c. Russie ,
la Cour a conclu que la Russie était responsable, notamment, de
la disparition de 14 hommes en République tchétchène. Dans cet arrêt,
la Cour avait joint les requêtes introduites par 27 membres de la
famille des 14 hommes enlevés entre 2001 et 2005 par des militaires
non identifiés et qui ont ensuite disparu.
52. Par ailleurs, en janvier 2014, dans les affaires
Zalov et Khakulova c. Russie et
Arkhestov et autres c. Russie ,
la Cour a conclu que le refus général de rendre aux familles les
corps des proches des requérants (qui faisaient partie de la douzaine
de personnes tuées par les forces de sécurité en Kabardino-Balkarie
à l’occasion de leur participation alléguée à une attaque terroriste
lancée sur la ville de Naltchik le 13 octobre 2005) constituait
une violation de leur droit au respect de la vie familiale (article
8). Plusieurs affaires de référence sur cette question ont été tranchée
dans un arrêt en juin 2013:
Sabanchiyeva
et autres c. Russie (Requête no 38450/05)
et
Maskhadova et autres c. Russie (Requête
no 18071/05).
53. En octobre 2015, dans l’affaire
Abakarova
c. Russie ,
la Cour a conclu que l’opération menée à Katyr-Yurt, malgré sa légitimité,
n’avait pas été «planifiée ni exécutée avec le degré de soins requis
pour sauvegarder la vie de la population civile», et notamment celle
de Mme Abakarova et de sa famille, et qu’elle constituait une violation
de l’obligation faite à l’Etat de protéger le droit à la vie
. Cet arrêt fait
suite aux conclusions rendues dans des arrêts précédents,
Isayeva
c. Russie et
Abuyeva
et autres c. Russie (Requête no 27065/05, arrêt
du 2 décembre 2010), où la Cour avait conclu que «l’Etat devrait
adopter des mesures individuelles et générales qui visent à tirer
des enseignements des situations antérieures, à sensibiliser aux
normes juridiques et opérationnelles pertinentes et à dissuader
de commettre de nouvelles violations similaires. La Cour invite instamment
le Comité des Ministres à tenir dûment compte de ses conclusions
lorsqu’il définit les mesures particulières qui doivent être prises
par l’Etat».
2.6.2. L’exécution
des arrêts de la Cour de Strasbourg portant sur la région du Caucase
du Nord
54. Les arrêts de la Cour prévoient
généralement le versement d’une somme d’argent en réparation du préjudice
pécuniaire et moral subi. De plus, pour procéder à l’exécution complète
d’un arrêt, l’Etat doit prendre des mesures individuelles (pour
mettre un terme à la violation de la Convention et/ou supprimer
ses conséquences préjudiciables pour le requérant) et/ou des mesures
générales (pour prévenir la survenance de violations similaires
à l’avenir). Lorsque la Cour a conclu à une violation du volet procédural
des articles 2 ou 3 de la Convention en raison d’un manquement à
l’obligation de mener une enquête effective (ce qui est particulièrement
fréquent dans le cas du Caucase du Nord), l’Etat défendeur est tenu
de mener au moins une telle enquête effective pour mettre un terme
à la violation. Si la Fédération de Russie s’acquitte de la réparation requise
de façon relativement satisfaisante
, l’exécution des mesures individuelles
relatives à la conduite de nouvelles enquêtes effectives reste problématique,
ce qui amène à s’interroger sur la réalité de la volonté politique
d’identifier les auteurs de violations des droits de l’homme membres
des forces de sécurité et d’engager des poursuites à leur encontre.
55. Dans sa
Résolution
1738 (2010), l’Assemblée a salué «les efforts spécifiques fournis
par les autorités russes qui visent non seulement à verser dans
les meilleurs délais l’indemnité financière accordée par la Cour aux
victimes (…) mais aussi à mettre véritablement en œuvre des enquêtes
dans les affaires dans lesquelles la Cour a constaté un manquement
à cet égard».
56. L’Assemblée a accordé une attention particulière à l’action
des «unités d’investigation spéciales» établies en 2007-2009 dans
le cadre du Comité d’enquête de la République tchétchène, en vue
d’enquêter exclusivement sur les cas de violations graves qu’auraient
commises des agents des forces de l’ordre durant les opérations
antiterroristes et au sujet desquelles les victimes ont obtenu gain
de cause devant la Cour européenne des droits de l’homme. Les deux
unités créées à la suite des arrêts de la Cour de Strasbourg (l’Unité
d’investigation spéciale et l’Unité de contrôle spéciale) sont chargées
notamment d’enquêter sur les affaires en question, de les superviser,
d’analyser la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
et d’organiser des formations et des visites d’étude au Conseil
de l’Europe. Les autorités russes jugent action de ces deux unités
prioritaire; elle est supervisée par l’Office central du Comité
d’enquête de la Fédération de Russie. En 2010, 143 affaires étaient
pendantes devant les unités spéciales
.
57. Mais d’après les informations que m’ont communiquées des ONG
en novembre 2014, ce n’est que dans l’une des 225 affaires pendantes
devant le Comité des Ministres pour exécution que les autorités
ont appréhendé et mis en accusation un suspect (amnistié par la
suite), alors qu’un nombre important d’affaires présentent des éléments
de preuve concrets sur l’identité des auteurs ou des unités militaires
auxquelles ils appartiennent.
58. Dans sa
Résolution
1738 (2010), l’Assemblée a regretté que ces départements spéciaux
«n’aient pas encore réussi à résoudre les problèmes de collaboration
et de coordination entre les divers services»
. J’ai demandé aux
autorités compétentes, dans la lettre finale que je leur ai adressée
, combien d’affaires ayant fait l’objet d’une
enquête menée par les unités spéciales étaient à présent résolues.
Comme je l’ai indiqué plus haut, je n’ai reçu aucune réponse à ce
courrier. Mais les informations tirées du tableau consacré à chacune des
affaires et qui résume l’état d’avancement des enquêtes du groupe
Kashyiv, que les autorités russes
ont fourni au Comité des Ministres en janvier 2015
,
montrent que les enquêtes dans leur ensemble ne sont toujours pas
effectives: dans la quasi-totalité des affaires, les indications
données sur l’état d’avancement des enquêtes précisent qu’elles
sont «suspendues».
59. Cette appréciation critique a été confirmée par un enquêteur
principal russe dans un article intitulé «Les difficultés rencontrées
dans les enquêtes menées sur les affaires pénales soumises à l’examen
de la Cour européenne des droits de l’homme», paru dans la revue
du Comité d’enquête. M. Pashayev, ancien chef adjoint de la Direction
des enquêtes de la République tchétchène, y recense plusieurs problèmes
qui entravent considérablement les enquêtes effectives menées sur
les crimes commis par les forces de sécurité dans le Caucase du
Nord, tels que:
- l’incapacité
des enquêteurs à avoir accès aux archives du ministère de la Défense
et du Service fédéral de sécurité (FSB) relatives à la conduite
des opérations spéciales;
- le manque de coopération effective entre les services
au cours des enquêtes;
- l’absence de laboratoire médico-légal adapté en Tchétchénie,
capable d’effectuer des tests génétiques et moléculaires;
- l’absence de bases de données génétiques et moléculaires
des victimes des opérations de lutte contre le terrorisme en Tchétchénie,
entre autres problèmes .
60. Suite à la publication de l’article en 2010, le Gouvernement
russe avait indiqué qu’il était en train d’établir une base de données
génétiques des victimes des opérations de lutte contre le terrorisme
dans le Caucase du Nord; mais selon les observations faites par
Russia Justice Initiative en 2015 et confirmées par un représentant
de Human Rights Watch début 2016, cette initiative n’a toujours
pas été mise en œuvre de manière effective
.
61. A ce jour, d’après les informations qui m’ont été communiquées
en novembre 2014 et confirmées en janvier 2016, aucun laboratoire
de la République tchétchène n’est capable d’identifier les corps
décomposés. Pour qu’une analyse ADN puisse être effectuée, les corps
doivent être transportés dans d’autres régions de Russie. Certains
membres de la famille des disparus ont cependant eu la possibilité
de donner des échantillons de sang pour la constitution d’une banque
de données ADN. Grâce à cette démarche, le corps de Ruslanbek Alikhadzhiyev,
dont la disparition avait fait l’objet d’une requête introduite
devant la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Malika Alikhadzhiyeva c. Russie (Requête
no 37193/08, arrêt du 24 mai 2011), a
pu être identifié.
62. Le Comité des Ministres exerce une surveillance soutenue de
l’exécution des arrêts rendus par la Cour dans un grand nombre d’affaires
qui concernent les agissements des forces de sécurité au cours d’opérations antiterroristes
menées en Tchétchénie entre 1999 et 2004 (notamment le groupe d’affaires Khashiyev, voir plus haut paragraphe
44). Les arrêts faisant l’objet d’une surveillance soutenue sont
ceux qui présentent des problèmes structurels ou complexes; leur
mise en œuvre est suivie de près et leur exécution fait l’objet
de décisions spécifiques et de résolutions intérimaires. Les «affaires
tchétchènes» qui font l’objet d’une surveillance soutenue portent
essentiellement sur l’usage excessif de la force, les disparitions
forcées, les détentions non reconnues, les actes de torture et les
mauvais traitements, ainsi que les perquisitions illégales. S’agissant
de ce groupe d’affaires, le Comité des Ministres s’intéresse tout
particulièrement au cadre législatif, réglementaire et pratique
dans lequel est menée l’enquête effective, notamment aux progrès
accomplis dans les enquêtes nationales qui concernent les violations
graves des droits de l’homme constatées par la Cour dans les arrêts
susmentionnés.
63. En 2011, le Comité des Ministres a adopté la résolution intérimaire
relative à l’exécution
des arrêts de la Cour dans 154 affaires (à l’époque) du groupe
Khashiyev. Lors de sa réunion de
septembre 2012, le Comité s’est dit vivement préoccupé par l’absence
de progrès décisif dans ces enquêtes
. Il a également attiré l’attention
des autorités russes sur les «
Lignes
directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pour éliminer
l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme» et a fait part de sa profonde préoccupation au sujet
de l’amnistie accordée pour certaines violations. Le Comité des
Ministres a repris l’examen des problèmes posés par ce groupe d’affaires
lors de sa 1208e réunion en septembre
2014
.
Le 17 juillet 2015, le Gouvernement russe a présenté un autre plan
d’action révisé
, que le Comité des Ministres a examiné
lors de sa réunion de septembre 2015. Le Comité des Ministres a
adressé un certain nombre de questions aux autorités russes et a
décidé de reprendre l’examen de ce point en février 2016, à la lumière
des observations supplémentaires reçues entre-temps
. Dans leurs observations de juillet
2015, les autorités russes ont mis l’accent sur l’existence des
«bureaux d’examen médico-légal» des ministères de la Santé des républiques concernées
dans chaque sujet de la Fédération de Russie du district du Caucase
du Nord, y compris en République tchétchène, et sur le matériel
de test ADN mis à la disposition des enquêteurs dans plusieurs installations
spécialisées du district fédéral du Caucase du Nord. Les travaux
actuellement en cours, qui ont été entrepris grâce à la récente
création de la «base de données unique des informations génomiques»,
ont déjà produit des résultats dans plusieurs affaires plus récentes
de disparitions, mais n’ont toujours pas contribué à l’élucidation
de l’une des affaires du groupe
Khashiyev.
Les commentaires formulés par Russia Justice Initiative au sujet
des observations russes
soulignent que les compétences
relatives à l’ouverture d’enquêtes au sujet des disparitions survenues
au Caucase du Nord restent réparties entre quatre organismes différents
au moins et que les exemples donnés de corps identifiés à l’aide
de la «base de données unique» sont trompeurs, dans la mesure où
l’identité de la plupart des intéressés était connue dès le départ
et était même mentionnée dans les arrêts de la Cour.
64. D’après les informations que j’ai reçues en novembre 2014
et janvier 2016, on ne peut toujours pas dire que les autorités
aient réellement pris des mesures pour mener des enquêtes effectives
à la suite des arrêts rendus par la Cour, notamment dans le groupe
d’affaires
Khashiyev .
De fait, la plupart des causes de l’absence d’enquêtes effectives,
qui existaient avant leur examen par la Cour, perdurent après le
prononcé de l’arrêt et connaissent parfois une aggravation. Ainsi,
les unités d’investigation spéciales créées pour enquêter sur les
affaires soumises à l’examen de la Cour et les superviser ont approuvé
une pratique tristement célèbre, la réouverture et la suspension
constantes des enquêtes judiciaires, en qualifiant ces décisions
de «légales et raisonnables».
65. La Résolution intérimaire CM/ResDH(2011)292 du Comité des
Ministres et ses décisions ultérieures reflètent largement les principaux
obstacles auxquels se heurte l’exécution des affaires tchétchènes.
Voici un bref aperçu des problèmes les plus importants, c’est-à-dire
la prescription et la qualification pénale minorée des actes qui
font l’objet de poursuites, suivies par leur amnistie.
66. Dans deux affaires au moins, dont Khadisov et Tsechoyev, les enquêtes ont été
abandonnées en raison de l’extinction du délai de prescription.
La majorité des infractions commises dans les affaires du groupe Khashiyev ont eu lieu entre 1999
et 2006, principalement entre 2000 et 2003. Dans la plupart des
affaires de ce groupe, l’enquête judiciaire est, soit en cours,
soit suspendue; aucun auteur n’a encore été poursuivi dans la moindre
affaire. La question de la prescription est capitale, car le délai
de prescription de la majorité des infractions au sujet desquelles
des poursuites ont été engagées à l’échelon national – notamment
l’abus de fonction, la torture, l’homicide et l’enlèvement – est
de 10 à 15 ans. Par conséquent, dans la plupart des affaires, les
enquêtes judiciaires restent ouvertes pour des crimes qui remontent
à 14 ans et dont les délais de prescription sont censés être de
10 ou 15 ans, sans que personne n’ait encore été traduit en justice.
Une fois le délai de prescription éteint pour les crimes de «droit
commun», la seule possibilité restante, c’est-à-dire l’engagement
de poursuites pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité,
générera une charge de travail importante pour les autorités chargées
des poursuites, en raison des seuils encore plus élevés de recevabilité des
preuves nécessaires à la démonstration de la commission de ces crimes
et de leurs éléments subjectifs. Dans un nombre important d’affaires
du groupe Khashiyev, il existe
déjà de solides preuves de l’identité des auteurs, qui peuvent et
devraient être traduits en justice pour des faits incriminés en
droit interne.
67. Le Gouvernement russe a précisé dans plusieurs conclusions
remises au Comité des Ministres et dans sa correspondance avec les
avocats des requérants que les autorités avaient l’intention d’appliquer
la prescription dans les affaires du groupe Khashiyev.
Les autorités considèrent que cette prescription n’entraînera pas
la clôture des enquêtes en cours, mais seulement l’exonération de
la responsabilité pénale des auteurs de crimes identifiés, ce qui
équivaudrait à accepter l’existence d’une impunité.
68. Dans son rapport d’août 2012, le Gouvernement russe a informé
le Comité des Ministres que deux auteurs de crimes identifiés dans
l’affaire Sadykov c. Russie – la
seule affaire dans laquelle des suspects aient été placés en détention
à la suite d’un arrêt rendu par la Cour – avaient été amnistiés.
Les avocats des requérants ont indiqué que les autorités avaient
ultérieurement attribué une qualification pénale inférieure aux actes
des deux suspects – à propos desquels il existe un grand nombre
de preuves de leur participation à des actes de torture commis sur
la personne du requérant – afin que ces infractions soient prises
en compte par la loi d’amnistie.
69. Concernant l’exécution de l’arrêt
Aslakhanova (voir
plus haut paragraphe 45), en septembre 2013, le Gouvernement russe
a soumis au Comité des Ministres un Plan d’action qui présentait,
selon les experts, plusieurs défaillances et était alarmant à plus
d’un titre:
- il ne comportait
aucune «stratégie exhaustive et assortie de délais» visant à remédier
au problème systémique de l’absence d’enquêtes menées sur les disparitions
et se contentait de donner à nouveau des informations déjà communiquées
auparavant;
- les conclusions évoquaient la «création de nouvelles voies
de recours internes et l’amélioration des recours déjà en vigueur»,
sans préciser en quoi consistent ces nouveaux recours;
- les conclusions mentionnaient, dans le cadre de la stratégie
de mise en œuvre, deux mécanismes extrêmement controversés: une
loi d’amnistie (présentée comme «un instrument de règlement pacifique de
la situation et d’instauration de l’ordre constitutionnel dans la
région») et les délais de prescription (en vue d’exonérer les auteurs
identifiés de crimes de leur responsabilité pénale).
70. En mars 2014, le Comité des Ministres a invité instamment
les autorités russes à, notamment, envisager d’inclure dans leur
stratégie des mesures en vue de créer «un organe unique et de niveau
suffisamment élevé», chargé de rechercher les personnes disparues,
ainsi que d’assurer la mise à disposition des ressources nécessaires
pour des travaux médico-légaux et scientifiques à grande échelle
au sein d’un mécanisme centralisé et indépendant; et à intensifier
leurs efforts en vue d’améliorer les procédures de paiement par
l’Etat d’une réparation aux familles des victimes.
71. En juillet 2014
et décembre 2014
, le Gouvernement a présenté des plans
d’action révisés
,
qui ont été examinés par le Comité des Ministres en mars 2015. Dans
sa résolution intérimaire qui a suivi
,
le Comité des Ministres a déploré que les mesures prises n’aient
produit aucun résultat significatif pour établir le sort des proches
disparus des requérants. Il a une fois de plus invité instamment
les autorités russes à créer un «organe unique et de haut niveau»
chargé de rechercher les personnes dont la disparition a été signalée
à la suite d’opérations de lutte contre le terrorisme menées dans
le Caucase du Nord, comme l’a recommandé la Cour dans l’arrêt
Aslakhanova. Il a également demandé
aux autorités russes de lui communiquer des informations sur les
travaux concrets des établissements médico-légaux et des informations
supplémentaires sur le sort des personnes disparues, en les invitant
instamment à veiller à ce que le droit et la pratique internes de l’applicabilité
des délais de prescription tiennent compte des normes de la Convention.
S’agissant des mesures individuelles, le Comité des Ministres a
une fois de plus demandé des informations sur l’issue des procédures pénales
.
72. Lors de l’audition, le 28 juin 2012, d’un représentant des
autorités russes organisée par le rapporteur sur l’exécution des
arrêts de la Cour, M. Klaas de Vries, notre commission a pu se faire
une idée de la volonté politique, ou de son absence, de mener des
enquêtes en bonne et due forme sur les violations des droits de l’homme
qui auraient été commises par les membres des forces de sécurité.
M. Dmitry Vyatkin, ancien membre de la commission, a estimé que
les enquêtes menées dans les «affaires tchétchènes» généraient des «réactions
négatives» au sein de la société russe, car elles «menaçaient la
tranquillité des personnes qui avaient servi dans les unités spéciales
et de leurs familles». La principale préoccupation des autorités
russes est aujourd’hui de maintenir la paix en République tchétchène
.
Bien qu’il convienne évidemment de prévenir d’éventuels actes de
vengeance commis par les familles des victimes en prenant des mesures
de protection adéquates, ce risque ne saurait justifier que les
auteurs de ces crimes jouissent d’une impunité.
73. L’autre affaire emblématique, qui illustre la difficulté de
l’exécution des arrêts de la Cour compte tenu de la réalité de la
situation dans la région, est celle de l’arrêt
Tangiyev c. Russie, (Requête no 27610/05),
devenu définitif en avril 2013. En l’espèce, la Cour a conclu à
la violation des articles 3 (torture) et 6 (procès équitable) de
la Convention à propos de la condamnation pénale du requérant, qui
reposait pour une bonne part sur les aveux faits par ce dernier
sous la torture. La Cour a estimé que la condamnation du requérant,
ainsi que l’enquête menée dans cette affaire dans son ensemble,
n’étaient pas équitables en raison de l’emploi démontré de la torture
sur la personne du requérant. Ce dernier a été la première personne
en République tchétchène dont la condamnation ait par la suite été
annulée par la Cour suprême de la Fédération de Russie au vu des
conclusions de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais au
moment où il a été rejugé en République tchétchène, le requérant
a fait l’objet de graves actes d’intimidation et de menaces avant
et pendant son nouveau procès, commis notamment par l’agent qui
l’avait torturé pendant la procédure initiale en 2003 et 2004, ce
qui l’a amené à s’automutiler. Au cours de son nouveau procès, qui
a pris fin en octobre 2014, la peine initialement infligée n’a pas
été considérablement modifiée. Malgré des vices de forme évidents, cette
nouvelle décision a été confirmée par la Cour suprême en mars 2015.
En outre, M. Tangiyev a déposé de courageuses demandes d’ouverture
d’une enquête sur les actes de torture dont il avait été victime
en 2003 et 2004, dont l’existence avait été reconnue par la Cour
européenne, et sur les menaces dont il avait été la cible au cours
de son nouveau procès en 2014, mais elles ont été systématiquement
rejetées
.
74. En juin 2014, le Comité des Ministres, dans sa décision rendue
dans le groupe d’affaires
Mikheev,
qui portait sur des mauvais traitements infligés en détention (cinq
autres affaires du groupe
Mikheev concernaient également
des requérants du Caucase du Nord
), s’est référée à l’affaire
Tangiyev: «Les allégations (…) d'intimidation
[du requérant] lorsque il a exercé son droit de demander la réouverture
de la procédure pénale pour laquelle la Cour européenne des droits
de l’homme a constaté qu’il avait été condamné sur la base de preuves
obtenues sous la torture, et invite (…) instamment les autorités
russes à fournir les clarifications nécessaires.»
75. Selon moi, le cas de M Tangiyev illustre la difficulté pratique
du bon fonctionnement des voies de recours dans le climat d’impunité
qui règne dans le Caucase du Nord. Malgré la victoire judiciaire
du requérant devant la Cour européenne des droits de l’homme et
la Cour suprême russe, sa situation ne s’est pas améliorée jusqu’ici,
après 13 ans de procédure.
2.7. Les visites du CPT
76. Le CPT peut s’enorgueillir
d’un solide bilan du suivi des allégations de torture en République
tchétchène et dans d’autres républiques du Caucase du Nord. Le rapport
consacré à la visite du CPT en 2011 dans la région, qui a été publié
en 2013
, illustre remarquablement le recours
très répandu à la torture dans les lieux de détention. Les extraits
suivants de ce rapport donnent une excellente idée de la réalité
de la situation.
«En outre, plusieurs prévenus avec lesquels
la délégation s’est entretenue dans les centres de détention provisoire
(SIZO) où elle s’est rendue avaient clairement peur de s’entretenir
avec elle et certains d’entre eux (en particulier à Makhachkala
et Grozny) lui ont déclaré que les gardiens les avaient avertis
de ne pas se plaindre à la délégation (…)
Au cours de la visite, une forte proportion des prévenus avec lesquels
la délégation du CPT s’est entretenue ont affirmé avoir été récemment
maltraités par des agents des services répressifs. Les mauvais traitements
allégués étaient souvent d’une telle gravité qu’ils s’apparentaient
à des actes de torture; cela a été particulièrement le cas en République
du Daghestan et en République tchétchène, bien que de très graves
allégations aient également été formulées en République d'Ossétie
du Nord-Alanie. Dans l’immense majorité des cas, les actes de torture
et les graves actes de mauvais traitements auraient été infligés
au moment de l’interrogatoire mené par des agents opérationnels,
soit lors de la période initiale de privation de liberté, soit (et)
au moment où les prévenus étaient remis à la garde des services
répressifs à des fins de poursuite de l’enquête, en vue d’obtenir
d’eux des aveux ou des informations. La délégation a recueilli des
récits cohérents et souvent très détaillés sur ces mauvais traitements
auprès de personnes qu’elle a interrogées individuellement et qui
n’avaient eu aucune possibilité d’être en contact les unes avec
les autres. Il convient également de noter qu’un certain nombre
de personnes avec lesquelles la délégation s’est entretenue étaient
clairement réticentes à parler de ce qu’elles avaient vécu lorsqu’elles
étaient sous la garde des services répressifs ou d’autres structures
de sécurité et qu’elles ne l’ont fait qu’après de longues hésitations (…)
Dans un nombre considérable de cas, la délégation a recueilli des
preuves médicales (…) qui cadraient parfaitement avec de récents
actes de torture ou d’autres formes de graves mauvais traitements (…)
Le CPT juge extrêmement préoccupant que, plus de 10 ans après la première
visite du Comité dans la région du Caucase du Nord de la Fédération
de Russie, des constatations telles que celles qui viennent d’être
mentionnées puissent encore être faites .»
77. J’attends avec impatience la publication du rapport consacré
à la dernière visite du CPT dans le Caucase du Nord, qui a eu lieu
en février 2016
.
3. Conclusion
78. Il n’est guère surprenant que,
depuis que l’Assemblée a examiné pour la dernière fois la situation
des droits de l’homme dans le Caucase du Nord, il y a six ans, les
problèmes de cette région troublée n’aient pas disparu. Mais je
dois dire que la tendance générale qui se dégage des informations
recueillies depuis 2010 est assez préoccupante. Il semblerait notamment
que l’impunité continue de régner et que, même dans les affaires sur
lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme a déjà statué,
les autorités russes attendent, comme elles l’ont indiqué dans leurs
conclusions officielles remises au Comité des Ministres, l’extinction
du délai de prescription, qui est imminent dans un grand nombre
d’affaires, y compris des affaires de torture et de meurtre.
79. Je suis particulièrement attristé de voir que les tentatives
antérieures de restauration de la confiance et de réinsertion pacifique
des personnes qui avaient été «emmenées en forêt» aient été abandonnées
dès 2013 au Daghestan et qu’elles n’aient jamais été faites sérieusement
en Tchétchénie. En revanche, d’après les informations communiquées
par les ONG, le dirigeant de l’Ingouchie, Yunus-Bek Yevkurov, a
maintenu une politique plus axée sur le dialogue, qui avait déjà
été appréciée positivement par M. Marty dans son rapport de 2010.
80. Les statistiques montrent que le nombre de victimes du terrorisme
n’est pas pire en Tchétchénie et au Daghestan qu’en Ingouchie. Mais
comme je l’ai expliqué plus haut (paragraphe 16), cela ne signifie
pas que la répression générale, sans respect des droits de l’homme,
soit une option viable. Premièrement, il s’agit par principe d’un
choix erroné, comme l’Assemblée l’a constamment affirmé; deuxièmement,
il n’est pas du tout sûr que la récente diminution du nombre de
victimes – qui reste à un niveau élevé intolérable, puisque 6 074 personnes
ont été tuées ou blessées depuis 2010, dont 258 pour la seule année
2015 – soit due à la réussite de la répression.
81. Six ans plus tard, j’aimerais par conséquent conclure en citant
un paragraphe tiré du rapport consacré par Dick Marty à cette question,
qui demeure plus pertinent que jamais, y compris au vu des récents
défis en matière de terrorisme auxquels sont confrontés de nombreux
autres pays:
«L’extrémisme religieux, en l’occurrence les
formes violentes de l’intégrisme islamique, ne concerne pas seulement
le Caucase du Nord, mais constitue une menace à laquelle tout pays
peut être confronté. (…) L’extrémisme a besoin d’un terroir particulier
pour prendre racine et se développer. On ne peut dès lors échapper
à étendre l’analyse à toutes les situations dans le monde où des
générations entières n’ont rien vécu d’autre qu’humiliation et injustice.
La lutte contre le terrorisme est aussi et surtout une lutte contre
l’injustice, partout. Recourir à l’illégalité pour combattre le
terrorisme est, de la part des démocraties, admettre un premier
échec, une première victoire pour les terroristes qui veulent justement détruire
nos institutions démocratiques. Les enlèvements (ou, comme on dit
élégamment en langue anglaise, les extraordinary renditions), la
torture (d’aucuns parlent pudiquement de «techniques d’interrogatoire
renforcées») ainsi que les prisons secrètes sont la négation de
la justice et de l’Etat de droit. C’est transformer des criminels
en des combattants, c’est attribuer à ces derniers la légitimité
de s’opposer à l’Etat qui se sert de moyens illégaux. Les institutions
qui combattent le terrorisme en se servant des mêmes moyens que
les terroristes ne font que créer et alimenter un mouvement de sympathie
en leur faveur, ce qui ne peut que les renforcer et – c’est justement
cela qu’ils recherchent – les transformer en martyrs.»