1. Introduction
1. Depuis 2004, l'Assemblée parlementaire
est engagée dans un dialogue postsuivi avec la Turquie qui a pour
objet de surveiller la mise en œuvre d'une feuille de route en douze
points (voir paragraphe 23 de la
Résolution 1380 (2004) sur le respect des obligations et engagements de la
Turquie). La commission de suivi s'est attachée, depuis cette date,
à surveiller l'évolution de la situation dans ce pays. L'Assemblée
a ainsi adopté la
Résolution
1925 (2013) relative au dialogue postsuivi avec la Turquie. Mme Josette
Durrieu, ancienne rapporteure de l’Assemblée, s’est rendue en Turquie
en mai 2015 pour une visite d’information
. L’Assemblée a observé l’élection
présidentielle tenue en 2014 ainsi que les élections législatives
qui ont eu lieu en juin 2015 et les élections législatives anticipées
organisées en novembre de la même année. Elle entretient également un
dialogue permanent avec la délégation turque auprès de l’Assemblée
parlementaire, délégation élargie à 36 membres en 2016, lorsque
la Turquie est devenue un grand contributeur au budget du Conseil
de l’Europe.
2. Sur notre proposition, la commission de suivi a tenu, le 9
mars 2016, une audition sur les événements intervenus récemment
dans le sud-est de la Turquie et la relance du processus de paix.
Dans une déclaration adoptée ce même jour, elle s’est dite vivement
préoccupée par l’évolution récente observée en Turquie, marquée
par des restrictions à la liberté des médias et à l’accès à des
informations pluralistes, par la contestation de décisions de la
Cour constitutionnelle et l’érosion de l’Etat de droit, ainsi que
par la situation en matière de droits de l’homme que connaissent
les populations vivant dans le sud-est du pays, soumises à des opérations
militaires et à des couvre-feux depuis plusieurs mois
.
3. La commission de suivi a également proposé d’organiser un
débat sur le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie
lors de la partie de session de juin 2016, proposition acceptée
par le Bureau de l’Assemblée le 22 avril 2016. En notre qualité
de corapporteures, nous avons décidé d’effectuer une visite d’information
dans ce pays du 9 au 13 mai 2016 afin d’aborder avec les autorités
turques les principales questions sur lesquelles la commission a
attiré l’attention, à savoir la liberté des médias et la liberté d’expression,
l’Etat de droit et la situation dans le sud-est du pays. Nous tenons
à remercier les autorités turques, en particulier le Président de
la délégation turque auprès de l’Assemblée, M. Talip Küçükcan, pour avoir
facilité les réunions et assuré l’excellente préparation de notre
visite. Au Parlement, nous avons pu nous entretenir avec la délégation
de l’Assemblée et avec les chefs ou membres des quatre groupes politiques,
ainsi qu’avec M. Yeneroğlu, Président de la Commission d’enquête
sur les droits de l’homme. Nous avons rencontré le ministre des
Affaires étrangères, M. Çavuşoğlu, la ministre de la Famille et
des Affaires sociales, Mme Ramazanoğlu,
le sous-secrétaire du ministre des Affaires européennes, M. l’ambassadeur
Soysal, les sous-secrétaires adjoints des ministres de l’Intérieur
et de la Justice, le vice-président de la Cour constitutionnelle,
M. Üstün, le Vice-Président du Conseil supérieur de la magistrature,
ainsi que le Chef de la délégation de l’Union européenne, M. l’Ambassadeur
Haber. Nous avons discuté avec des journalistes travaillant pour
différents organes de presse et avec des organisations non gouvernementales
(ONG). Nous nous sommes rendues à Diyarbakır le 10 mai pour évoquer
la situation avec les autorités, mais aussi avec des représentants
de la société civile, des personnes déplacées et des juristes.
4. Nous avons voulu, dans le présent rapport, mettre en avant
les points soulevés par la commission de suivi qui posent actuellement
problème, mais nous avons aussi cherché à dégager des lignes d’action
lorsqu’il nous a semblé que les autorités pouvaient, en collaboration
avec le Conseil de l’Europe, faire un effort supplémentaire pour
remédier à ces insuffisances. Il nous est apparu que la situation
a désormais atteint un stade critique. Aussi avons-nous cru devoir
donner des informations sur le contexte et la toile de fond politique, ainsi
que sur les récents événements politiques qui peuvent avoir une
incidence non négligeable sur le fonctionnement des institutions
démocratiques. Nous examinerons enfin la situation dans le sud-est
du pays, puis nous traiterons des questions relatives à la liberté
d’expression et à la liberté des médias avant d’évoquer l’Etat de
droit.
2. Contexte
et situation politique générale
2.1. Paysage
politique après l’élection présidentielle de 2014 et les élections
parlementaires (et parlementaires anticipées) de 2015
5. Depuis l’adoption de la
Résolution 1925 (2013), plusieurs faits nouveaux importants sont intervenus
sur le plan politique.
- l’opération
anti-corruption menée les 17 et 25 décembre 2013, dans laquelle
quatre ministres et le fils de M. Recip Tayyip Erdoğan, alors Premier
ministre, étaient soupçonnés d’être impliqués, a donné le coup d’envoi
à de nouveaux processus politiques, avec l’adoption d’une série
de lois tendant à renforcer la sécurité intérieure, à imposer des
conditions restrictives à l’utilisation d’internet, et à modifier
la structure du Conseil supérieur de la magistrature («Haut Conseil
des juges et des procureurs»). Les membres présumés de «la structure
d’Etat parallèle», y compris au sein de la police et de l’appareil judiciaire,
ont été traqués depuis sans relâche;
- le Président de la République turque a été élu, pour la
première fois, au suffrage direct avec 51,79 % des voix. Des élections
législatives et des élections législatives anticipées se sont tenues respectivement
le 7 juin et le 1er novembre
2015. Alors que le Parti de la justice et du développement (AKP)
a obtenu la majorité au Parlement en novembre 2015 (avec 49,50 %
des voix, et 317 sièges), le Parti démocratique des peuples (HDP,
parti politique pro-kurde) a fait son entrée au parlement pour la première
fois dans l’histoire de la Turquie, malgré le seuil électoral de
10 % – dont l’Assemblée parlementaire a demandé à plusieurs reprises
l’abaissement sensible.
6. Etant donné que l’AKP n’est pas parvenu à former une coalition
lui permettant de constituer un gouvernement après les élections
de juin 2015, des élections parlementaires anticipées ont été organisées
le 1er novembre 2015. Selon les observateurs
de l’Assemblée, bien que les élections aient été globalement libres et
bien tenues, la campagne électorale a été «caractérisée par l’iniquité,
compte tenu des graves restrictions à la liberté des médias, la
criminalisation des voix dissidentes, l’absence de recours effectifs
et opportuns prévus par la Commission électorale suprême (CES) (en
particulier concernant une couverture inéquitable des médias) et
l’examen judiciaire des décisions de la CES, et le contexte de peur
régnant dans le pays suite à la reprise des attentats terroristes
et la reprise de la lutte contre le terrorisme»
.
Les élections de novembre 2015 ont permis à l’AKP de retrouver une
majorité au parlement et de désigner son président, M. Ahmet Davutoğlu, comme
Premier ministre. Alors que le CHP a réuni 25,32 % des voix (134 sièges),
le HDP a réussi à dépasser à nouveau le seuil électoral de 10 %,
avec 10,76 % des voix (59 sièges).
7. A la suite des résultats décevants du parti nationaliste MHP
lors des élections de novembre (11,9 % des voix, soit 40 sièges),
des membres de premier plan du parti ont remis en cause la capacité
de M. Bahceli à diriger celui-ci
et
ont demandé l’organisation d’un congrès extraordinaire du MHP. Etant
donné que cette requête a été rejetée par la direction du parti,
l’affaire a été portée devant la justice. Un tribunal a décidé de nommer
des mandataires pour organiser un congrès du parti le 15 mai, alors
qu’une autre juridiction a rendu une décision contraire. Dans l’attente
de la décision de la Cour suprême d’appel, des dissidents ont décidé
de se réunir le 15 mai 2016 pour recueillir des signatures en vue
de l’organisation d’un congrès du parti, mais la police a empêché
les principales personnalités (et candidats potentiels à la présidence
du parti) d’assister à cette réunion. Quelques jours auparavant,
M. Bahceli avait accordé son soutien au gouvernement (en particulier
dans sa lutte contre le terrorisme), ce qui avait alimenté les spéculations
quant à son éventuelle participation à une coalition gouvernementale
– question capitale avant l’adoption d’une modification de la Constitution
relative à la levée de certaines immunités, à l’impartialité du
Président de la République ou même à l’adoption d’une nouvelle constitution.
8. Notre visite s’est déroulée quelques jours après que le Premier
ministre, M. Davutoğlu, eut annoncé, à l’issue d’un entretien avec
le Président Erdoğan, qu’il entendait, «par nécessité», quitter
son poste de Président du parti AKP et ne pas s’y représenter, ouvrant
ainsi la voie à la tenue, le 22 mai 2016, d’un congrès extraordinaire
du parti qui a désigné son nouveau président – et le futur Premier
Ministre – M. Binali Yıldırım, jusqu’alors Ministre des transports,
des affaires maritimes et des communications. La décision de mettre
à l’écart M. Davutoğlu a été perçue comme une nouvelle manœuvre
du Président de la République, désormais élu au suffrage direct,
pour jouer un rôle actif dans la politique du pays: depuis son élection,
le Président a en effet abondamment eu recours aux compétences que
lui accorde la Constitution, comme celle qui lui permet de présider
le Conseil des ministres, ce qui n’a été fait qu’en de rares occasions
par ses prédécesseurs. Il s’est par ailleurs particulièrement impliqué
dans les campagnes électorales de 2015 ainsi que dans la vie politique quotidienne
et les activités de son parti, en violation de l’esprit de la Constitution
et de son article 103, qui exige que le Président exerce ses fonctions
de manière impartiale
. Cela a conduit de nombreux observateurs
à craindre un détournement de la fonction présidentielle, qui poserait
les bases d’une présidentialisation de fait du régime. Ces initiatives
ouvriraient la voie à la rédaction d’une constitution sur mesure
s’appuyant sur un système présidentiel, qui viendrait officialiser
les pratiques instituées par le Président Erdoğan.
9. Au cours de notre visite, nous avons passé en revue les événements
politiques intervenus dernièrement après les élections parlementaires
anticipées du 1er novembre 2015. Le principal
sujet portait sur la proposition déposée par 316 membres du parti
AKP appelant à adopter une modification de la Constitution qui aurait
pour effet de suspendre temporairement la première phrase de son
article 83, aux termes de laquelle «Aucun député accusé d'avoir
commis un délit avant ou après les élections ne peut être arrêté,
interrogé, détenu ou jugé sans décision de l'Assemblée». Même si
cette mesure s’applique à 138 députés de différents partis politiques
,
il s’avère que la moitié des 567 demandes concerne des membres du
HDP, certaines de ces procédures ayant été engagées sur la base
de chefs d’inculpation en relation avec le terrorisme. Il est légitime, dans
une démocratie, de s’interroger sur l’étendue et la portée des immunités
– question qui fait l’objet de débats dans plusieurs Etats membres
du Conseil de l’Europe, dont la Turquie, depuis un certain nombre d’années,
et qui a aussi été discutée par l’Assemblée parlementaire
. Si l’immunité
ne doit jamais être un obstacle pour rendre la justice
,
elle doit offrir aux parlementaires une protection adéquate qui
les mette à l’abri de procédures abusives, surtout lorsqu’ils appartiennent
aux partis de la minorité. Dans le contexte actuel, la notion extrêmement
large du terrorisme, conjuguée aux inquiétudes relatives à l’indépendance
du système judiciaire, nous amène à nous demander si la levée de
l'immunité ne risque pas de toucher de façon disproportionnée un
groupe politique au Parlement et d’avoir des effets pervers sur
les processus politiques censés régler la question kurde. Le co-leader
du HDP, M. Demirtaş, a prévenu qu’avec l’adoption de cette loi, il
en résulterait «un risque sérieux» de recrudescence de la violence
dans le pays, et que de nombreuses personnes considéreraient que
les canaux politiques ont été complètement fermés
.
10. L’amendement constitutionnel a été voté à l’unanimité par
la Commission constitutionnelle après une session mouvementée. Le
20 mai 2016, le Parlement turc a adopté – par 376 voix en faveur
– un amendement constitutionnel pour lever l’immunité de poursuite
des 138 parlementaires.
11. C’est à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme qu’il conviendrait d’examiner les poursuites
engagées à l’encontre de parlementaires en raison de leurs déclarations
sur des questions liées au terrorisme. Dans une affaire précédente,
l’immunité de quatre parlementaires (Leyla Zana, Hatip Dicle, Selim
Sadak and Orhan Doğan) membres du Parti travailliste de la démocratie
(DEP) – un parti pro-kurde prédécesseur du HDP – a été levée en 1994
parce qu’ils étaient accusés d’avoir apporté leur aide au PKK. Ils
ont en fin de compte été condamnés à une peine d’emprisonnement
et sont restés derrière les barreaux pendant neuf ans, avant que
la Cour européenne des droits de l’homme ne condamne la Turquie
et que leur affaire ne soit ensuite rejugée
. La levée de l’immunité à titre individuel
des parlementaires – qui sont susceptibles d’être poursuivis et
placés en détention provisoire pour terrorisme – a été considérée
par certains comme une manière détournée d’interdire le parti pro-kurde.
Cette possibilité avait été clairement exclue par les autorités,
en particulier après l’adoption par la Cour européenne des droits
de l’homme de son arrêt du 12 janvier 2016
,
dans lequel elle estimait que la Turquie avait porté atteinte à
la liberté de réunion et d’association du Parti pour une société
démocratique (DTP) en ordonnant sa dissolution en 2009 au motif
que celui-ci n’avait pas suffisamment pris ses distances avec certains
de ses membres («soutien indirect au terrorisme»).
12. La question de la révision de la Constitution a également
été abordée avec les parlementaires. A la suite des élections de
novembre 2015, l’AKP a de nouveau engagé l’élaboration d’une nouvelle
Constitution et a entrepris de réviser la Constitution issue du
coup d’Etat militaire de 1980, comme l’Assemblée parlementaire l’y
avait invitée dans sa
Résolution 1380 (2004). Une commission de conciliation pluripartite (2012-2014) n’était
pas parvenue à rédiger une nouvelle Constitution, mais avait tout
de même approuvé 60 articles d’un futur texte constitutionnel. En mars
2016, après quelques consultations, les représentants des trois
partis de l’opposition ont renoncé à coopérer avec l’AKP sur cette
question, car le régime présidentiel proposé par le parti majoritaire
n’était pas négociable. Lors de nos discussions avec la délégation
de l'Assemblée et les groupes parlementaires, nous avons été informées
d’une nouvelle initiative visant à apporter entre trois et six modifications
à la Constitution qui autoriseraient le Président de la République
à être «partisan» – à savoir à maintenir des liens avec son parti
–, ce qui est pour l’heure exclut par la Constitution. Si ces amendements venaient
à être adoptés, un nouveau projet de Constitution pourrait être
rédigé à un stade ultérieur. Nous avons redit notre espoir que les
autorités turques tireraient profit de l’expertise de la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
pour veiller à ce que les aménagements constitutionnels futurs soient
conformes aux normes du Conseil de l’Europe, en particulier à la
séparation des pouvoirs et aux contre-pouvoirs qui sont essentiels
dans une démocratie pour prévenir les abus de pouvoir et les violations
de la prééminence du droit et des droits fondamentaux.
2.2. Question
de sécurité et enjeux migratoires dans le contexte régional et international
13. La Turquie a dû faire face
à de nombreuses attaques terroristes sur son territoire depuis le
milieu de l’année 2015, ce qui a amené les autorités à intensifier
la lutte contre le terrorisme et les opérations de sécurité dans
le sud-est du pays.
- des attentats
meurtriers ont été perpétrés par Daech à Suruc en juillet 2015 (35
morts), à Ankara le 10 octobre (103 tués et 400 blessés), ainsi
qu’à Istanbul le 12 janvier 2016 (10 morts dans le quartier touristique
de Sultanahmet) et le 19 mars 2016 dans la rue commerçante d’Istiklal
(4 tués et 36 blessés), ce qui a conduit les forces de sécurité
turques à multiplier les opérations militaires contre des cibles
de Daech en territoire syrien. Plus récemment, le 1er mai
2016, un militant de Daech a fait exploser sa voiture à proximité
du siège des services de police de la ville de Gaziantep, dans le
sud du pays, tuant trois policiers et blessant 21 personnes, parmi
lesquelles des civils;
- à Ankara, le «Parti des faucons de la liberté du Kurdistan»
(TAK) – groupe affilié au «Parti des travailleurs du Kurdistan»
– a revendiqué deux attentats qui ont coûté la vie à des dizaines
de personnes le 17 février 2016 (29 civils et militaires tués) et
le 13 mars 2016 (35 morts), ainsi qu’un attentat à la bombe commis
près de la Grande Mosquée de Bursa (14 blessés), attaques dont le
TAK a indiqué qu’elles entendaient «venger les opérations de sécurité
actuellement menées par le Gouvernement turc dans les provinces
du sud-est».
14. Ces dernières semaines, la ville de Kilis, située à la frontière
syrienne, a en outre été la cible de roquettes tirées par les forces
de Daech depuis le territoire syrien, tirs qui ont fait 21 morts
(selon le décompte du 9 mai 2016) et plus de 70 blessés.
15. Nous condamnons fermement, en tant que corapporteures, toutes
les attaques terroristes perpétrées contre les citoyens turcs, qui
ne sauraient en aucun cas être tolérées. L’Etat turc a le droit
et le devoir de protéger sa population contre des attentats meurtriers
qui visent à mettre en péril la démocratie et l’Etat de droit. La
lutte contre le terrorisme dans le contexte de la mondialisation
exige une coopération internationale, et nous nous réjouissons de
la récente ratification par la Turquie de la Convention du Conseil
de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et
à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme
(
STCE
n° 198). Dans le même temps, la lutte contre le terrorisme
doit être menée dans le respect des normes internationales.
16. Le règlement de la question kurde en Turquie ne peut être
dissocié de la situation des Kurdes dans les pays voisins, en particulier
dans le nord de la Syrie (où des Kurdes syriens ont établi des cantons
auto-administrés) et le nord de l’Irak (où le PKK a installé son
quartier général). Le contexte géopolitique régional actuel fait
peser sur la politique régionale de la Turquie des contraintes supplémentaires.
L’Iran s’est vu dernièrement conférer un rôle accru au plan régional
après la signature, le 14 juillet 2014, du Plan d’action global
commun relatif au programme nucléaire iranien. La Russie s’est trouvée
de plus en plus impliquée dans le conflit syrien et a apporté un
soutien direct au Président syrien Bashar-el-Assad. Les relations
entre la Russie et la Turquie se sont également détériorées après
qu’un avion militaire qui violait l’espace aérien turc eut été abattu
en novembre 2015. La question de la participation de Kurdes syriens
aux pourparlers de Genève pour régler le conflit syrien demeure
controversée parmi les partenaires de la coalition anti-Daech. La
Turquie a intensifié ses frappes aériennes sur le nord de l’Irak,
le nord de la Syrie et le sud de la Turquie pour, dit-on, combattre
le Parti des travailleurs du Kurdistan et les organisations kurdes
qui lui sont liées dans la région, ainsi que pour lutter contre
Daech.
17. Le conflit en cours en Syrie continue d’alimenter le flux
massif de réfugiés qui arrivent en Turquie. L’Assemblée veut ici
souligner les efforts exceptionnels qu’a déployés ce pays depuis
2011 pour accueillir près de 3 millions de réfugiés (dont 262 000
dans des camps)
, qui ont besoin d’une solution d’hébergement,
d’un accès à l’éducation et d’une assistance sociale et médicale.
L’Assemblée apprécie les remarquables efforts financiers (plus de
7 milliards d’euros) que la Turquie a consentis pour résoudre les
questions liées aux réfugiés, même si certains problèmes subsistent
– en particulier, l’impossibilité pour 400 000 enfants syriens réfugiés
de bénéficier d’une quelconque forme d’éducation.
18. En 2015-2016, les Etats membres de l’Union européenne ont
dû faire face à un afflux sans précédent de réfugiés et de migrants
qui, après avoir emprunté la route de la Méditerranée orientale,
se sont dirigés vers l’Europe occidentale en transitant par la Turquie.
Le 18 mars 2016, un accord a été passé entre l’Union européenne
et la Turquie afin de gérer la crise migratoire. Dans le cadre de
cet accord, après avoir établi que 67 des 72 critères de référence
de la feuille de route sur la libéralisation du régime des visas
arrêtée en 2013 étaient remplis, la Commission européenne a, le
4 mai 2016, proposé au Parlement européen et au Conseil de l’Union
européenne de lever les obligations en matière de visa pour les
ressortissants turcs, étant entendu que les autorités turques rempliraient
dans les plus brefs délais, comme elles s’y sont engagées le 18
mars 2016, les cinq critères restants, notamment ceux concernant
la mise en œuvre des recommandations du GRECO les appelant à lutter
contre le terrorisme et la nécessité de réviser la législation antiterroriste
– point soulevé par l’Assemblée parlementaire en 2013 dans le cadre
du dialogue postsuivi. La relance des négociations d’adhésion avec
l’Union européenne a incité la Turquie à ratifier plusieurs conventions
du Conseil de l’Europe, notamment le Protocole no 15
portant amendement à la Convention européenne des droits de l’homme
(STE no 213), de la Convention du Conseil
de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE
no 197), du Protocole additionnel à la
Convention sur le transfèrement des personnes condamnées (STE no 167)
et de la Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment,
au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime
et au financement du terrorisme.
19. Nonobstant ce contexte géopolitique défavorable, l’évolution
récente de la situation en Turquie, marquée par les restrictions
à la liberté des médias et à la liberté d’expression, l’érosion
de l’Etat de droit et les opérations de sécurité anti-terroristes
dans le sud-est de la Turquie, soulève de sérieuses questions quant
au fonctionnement de ses institutions démocratiques. Ces constats
ont été corroborés par les rapports récents qu’ont adoptés plusieurs
mécanismes de suivi du Conseil de l’Europe, notamment la Commission
de Venise, le GRECO, ou encore le Commissaire aux droits de l’homme,
qui ont fait ressortir des préoccupations concordantes auxquelles
la Turquie se devrait de répondre sans plus tarder.
3. Situation
dans le sud-est de la Turquie
20. Suite à l’échec des pourparlers
de paix en juillet 2015, le sud-est de la Turquie a connu une escalade de
la violence qui a entraîné des heurts entre les forces de sécurité
et les forces militaires turques d'une part, et le PKK d’autre part.
Afin de mener des opérations de sécurité et d’ «éradiquer le PKK»,
les autorités ont imposé, depuis août 2015, des couvre-feux dans
différents districts dont les habitants, comme l’ont noté des observateurs
électoraux de l'Assemblée, votaient en majorité pour le HDP. En
représailles, des jeunes d’abord, rejoints peut-être ensuite par
des militants du PKK, ont creusé des fossés et tranchées et érigé
des barricades dans ces zones placées sous couvre-feu. Cette situation
dénote un changement de stratégie du PKK, qui déplace les actions
de guérilla qu’il menait auparavant dans les campagnes pour les
déployer en milieu urbain, c’est-à-dire dans des zones très peuplées,
provoquant ainsi des pertes humaines lorsque les échauffourées éclatent.
Selon les derniers chiffres que nous a communiqués le ministère
de l’Intérieur, depuis le 20 juillet 2015, 458 agents des forces
de l’ordre ont été tués et 3 321 ont été blessés, tandis que – pour
reprendre la terminologie officielle – «1 682 terroristes ont été
neutralisés et 450 capturés vivants». Près de 4 500 armes et 50 tonnes
d’explosifs ont été saisies
. A ce jour, le couvre-feu demeure
en vigueur à Şırnak-Centre et à Nusaybin. A Sur et Yüksekova, les
opérations de sécurité ont pris fin, mais le couvre-feu, les perquisitions
et les contrôles permanents sont maintenus. A Cizre, Silopi et İdil,
les opérations sont terminées, mais le couvre-feu est maintenu entre
21h30 et 4h30. A Silvan, Varto, Derik, Dargeçit et Bağlar, il a
été mis fin aux opérations de sécurité et le couvre-feu est levé
.
21. Selon les chiffres recueillis par la Fondation des droits
de l’homme de Turquie, quelque 65 couvre-feux en vigueur 24 heures
sur 24 et d'une durée illimitée ont été officiellement confirmés
dans au moins 22 districts de sept villes du sud-est du pays
entre
le 16 août 2015 et le 20 avril 2016. Ces couvre-feux ont affecté 1,6 million
de personnes, et ont entraîné le déplacement de 355 000 personnes
. Compte tenu
du nombre et de la durée des couvre-feux, la commission de suivi
s'est dite très préoccupée par la question de savoir si le cadre
juridique qui régit ces mesures en Turquie est conforme aux normes
du Conseil de l’Europe et a demandé à la Commission de Venise de
procéder à une expertise juridique de ces textes, document qui devrait être
adopté en juin 2016. Le Commissaire aux droits de l’homme, M. Nils
Muižnieks, a lui aussi mis en cause le fondement très fragile (à
savoir une décision administrative reposant sur une loi dans laquelle
le terme «couvre-feu» n’est pas même mentionné) utilisé pour imposer
des restrictions aussi draconiennes aux droits de l’homme fondamentaux
à une population aussi nombreuse, pendant des mois et des mois
. Pour Amnesty International,
ces couvre-feux quotidiens qui étaient en vigueur 24 heures sur
24 depuis plus de 90 jours (au moment de l’audition de la commission)
constituaient une forme de sanction collective, interdite au regard
du droit international. Dans les lieux où s’est rendu Amnesty International
et qui étaient précédemment sous couvre-feu, il est clair que bon
nombre de ceux qui sont morts (des personnes âgées, des bébés et
des femmes) n'auraient pu participer à aucun combat.
22. La Cour constitutionnelle de Turquie a rejeté le recours qui
visait à faire annuler la décision imposant les couvre-feux. La
Cour européenne des droits de l’homme, par ses décisions du 13 janvier
2016, a refusé d’indiquer des mesures provisoires au motif qu’elle
ne disposait pas d’éléments suffisants, mais a indiqué qu’elle poursuivait
l’examen des affaires, tout en déclarant attendre du gouvernement
que toute mesure nécessaire soit prise afin de permettre aux personnes
physiquement vulnérables d’avoir accès à des soins lorsqu’elles
le demandent
.
23. Nous avons décidé d'aller à Diyarbakır le 10 mai 2016 afin
de nous faire une idée plus précise de l’état actuel de la situation
dans le sud-est de la Turquie. Nous tenons à remercier les autorités,
en particulier le ministère de l’Intérieur, d’avoir rendu possible
cette visite. Le couvre-feu est actuellement en vigueur à Sur, le quartier
historique de Diyarbakır. La ville est par ailleurs régulièrement,
sinon quotidiennement, la cible d’attentats. Le jour où nous nous
y sommes rendues, une bombe a explosé au passage d’un véhicule qui transportait
des militants du PKK, tuant trois de ses occupants et faisant 45
blessés, dont douze policiers. De la même manière, nous avons été
choquées d’apprendre que, le 12 mai 2016, un camion chargé de 15 tonnes d’explosifs
a accidentellement explosé dans une zone rurale de la province de
Diyarbakır, causant la mort de 16 civils et en blessant 23. Le PKK
en a revendiqué la responsabilité, en déclarant que l’explosion
était «accidentelle» et qu’elle avait été provoquée par une fusillade
entre le conducteur du camion et les villageois. Les explosifs devaient
être transportés vers un autre endroit. Le co-président du HDP,
M. Demirtaş, a demandé au PKK de présenter ses excuses et a condamné
cet acte
.
24. Nous n’avons pas été en mesure de visiter le site de Sur (toujours
placé sous couvre-feu ou bouclé pour permettre le travail des enquêteurs),
mais différentes sources nous ont fait comprendre qu’à Sur, comme
dans d’autres localités, de graves dégâts causés par les tirs d’artillerie
lourde et les bombardements effectués dans des zones fortement peuplées
avaient été observés. Les zones sous couvre-feux de Sur comptaient
23 000 habitants. Seul un millier de personnes a décidé de rester
dans cette zone durant les opérations de sécurité. Nous avons pu
constater l’importance de ces opérations de sécurité et les conséquences
qui en ont résulté pour les civils affectés par les couvre-feux
(1,6 million de personnes) ou qui ont été contraints de quitter
les zones placées sous couvre-feu (355 000 personnes). Ceux qui
sont restés doivent faire face à des restrictions d’accès à l’eau,
à l’électricité, à l’éducation et aux soins de santé, y compris
les urgences médicales, ce qui a entraîné de nombreux décès parmi
les habitants. Selon les données du ministère de l’Intérieur, 30 %
des 280 500 résidents déplacés
sont rentrés
chez eux
.
25. A Diyarbakır, nous nous sommes entretenues avec le Gouverneur,
M. Aksoy, et le Procureur général, M. Solmaz. Ils ont fait le point
de la situation, nous ont expliqué l’aide apportée par l’Etat (vivres
et solutions d’hébergement, emplois temporaires dans les organismes
publics, aides sociales, notamment des indemnisations pour pertes
de revenus, etc.), et nous ont fait part des enquêtes en cours.
Nous avons également été informées du Plan d’action anti-terroriste
en dix points présenté par le Premier ministre, M. Davutoğlu, le
5 février 2016
. Avec le gouverneur, nous avons discuté
des mesures mises en œuvre pour venir en aide aux victimes des opérations
de sécurité. Il nous a indiqué que l’Etat avait prévu une allocation
de logement et une aide financière
, des solutions d’hébergement
gratuit dans des maisons d’hôtes et différentes mesures d’assistance
et
qu’une aide financière (3,7 millions de livres turques) avait été
accordée à 1 564 commerçants touchés par les attentats terroristes.
L’agence turque pour l’emploi a en outre permis à 3 000 personnes
issues de familles déplacées en raison des opérations de sécurité
de trouver un emploi
.
26. L’adoption par le Conseil des ministres d’un décret d’urgence
sur l’expropriation le 21 mars 2016 a provoqué beaucoup d’inquiétudes
parmi les personnes déplacées. Il concernait notamment Sur (Diyarbakır) et
permettait l’expropriation de 6 292 parcelles sur 7 714 (soit 82 %
des parcelles). Les 18 % restants appartenaient à l’Administration
turque de développement de l’habitat (TOKİ
) ou étaient déjà la propriété du Trésor
public. De façon générale, il prévoyait que chaque parcelle de Suriçi
devienne
à terme un bien public
.
Le gouverneur nous a indiqué que ce décret avait été adopté pour
accélérer le processus de reconstruction et permettre le retour
des familles déplacées; il a ajouté que les anciens propriétaires recevraient
un versement d’un tiers de la valeur de leurs biens sur un compte
bancaire et que le titre de propriété serait transféré au Trésor
public. Ce processus d’expropriation a toutefois été contesté par
un réseau d’ONG locales, qui a déposé un recours devant la justice.
Ces dernières craignaient que les travaux de reconstruction n’aient
déjà commencé entre-temps.
27. Nous avons entendu des avis assez contrastés de Mme Kışanak,
co-maire de l’agglomération de Diyarbakır gérée par le parti HDP,
et des ONG qui travaillent avec les personnes déplacées dans la
région. La municipalité métropolitaine de Diyarbakır a apporté son
aide à 4 758 familles (environ 30 000 personnes) et a entrepris
un recensement sous forme numérique de toutes les familles déplacées.
Les autorités municipales estiment que 70 % des bâtiments de la
partie est de la vieille ville (c'est-à-dire les six quartiers placés
sous couvre-feu) ont été entièrement ou partiellement détruits lors
des opérations de sécurité. Selon les chiffres dont elles disposent,
45 000 habitants de Sur ont été déplacés; deux tiers de ces personnes
étaient locataires, et un tiers vivaient avec des amis ou des proches
.
Les autorités ont également souligné que 95 % de la population du
quartier de Sur était pauvre.
28. De graves allégations faisant état de violations des droits
de l’homme ont par ailleurs été formulées et doivent être dûment
examinées. L’enquête concernant l’assassinat de M. Tahir Elçi, Président
du Barreau et éminent défenseur des droits de l’homme, tué en pleine
rue à Sur le 28 novembre 2015, doit encore être finalisée.
29. L’intensité des affrontements, l’ampleur et la violence des
attaques terroristes, ainsi que les mesures de représailles des
forces de sécurité, ont envenimé les relations entre les communautés.
La proportionnalité de ces mesures a soulevé des questions dans
un certain nombre de domaines telles que la limitation des droits de
l’homme, de la liberté de mouvement et des droits de propriété,
ou encore les démolitions massives d’habitations. Les populations
déplacées qui ont fui les affrontements et ont perdu tout ce qu’elles
avaient du jour au lendemain ne sont toujours pas autorisées à s’approcher
de ces zones. Le décret d’urgence sur l’expropriation pris le 21
mars 2016 pour la zone de Sur a également été mis en cause par les
habitants. A Sur, nous avons rencontré des personnes déplacées qui
avaient besoin d’information, d’aide et de soutien, et qui vivaient
dans l’incertitude du lendemain. Il nous est aussi apparu que l’impunité,
de même que l’efficacité des enquêtes relatives aux accusations
d’abus commis par les forces de sécurité, étaient sources d’inquiétude. Des
allégations particulièrement graves ont été formulées à ce propos
concernant des faits survenus à Cizre, ainsi qu’il ressort du communiqué
publié par le Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations
Unies, M. Zeid Ra’ad Al Hussein
. Suite aux déclarations de
M. Zaid, le ministère des Affaires étrangères turc, qui a réfuté
n’avoir pas autorisé l’accès des représentants des Nations Unies,
a invité la commission d’enquête des Nations Unies à effectuer des
recherches et des investigations.
30. Le manque d’informations sur les procédures judiciaires, les
futurs projets de construction urbaine et le droit des personnes
déplacées à retourner vivre dans leur quartier soulève de nombreuses
questions et l’absence d’informations transparentes tend à nourrir
les craintes et l’insécurité des personnes concernées. L’Assemblée
attend de la Turquie qu’elle prenne dûment en compte les besoins
de la population locale et qu’elle garantisse une juste compensation
pour les pertes endurées par les civils en cas de procédures d’expropriation
– qu’il faudrait mettre en œuvre dans le respect des normes du Conseil
de l’Europe et compte tenu des droits de propriété et de leurs garanties
en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme.
31. L’accès à l’information, favorisé par la présence accrue des
médias et une couverture médiatique impartiale et fiable, la transparence
des procédures, l’engagement de poursuites contre les auteurs de
crimes ou de violations des droits de l’homme, mais aussi la présence
d’observateurs qui puissent évaluer la situation en matière de droits
de l’homme dans les districts concernés et publier des rapports
crédibles à ce sujet, pourraient contribuer à la restauration de
la confiance. Cela étant, pour que le processus de paix puisse reprendre,
il faut que le PKK cesse ses attaques terroristes et dépose les
armes. Toutes les parties impliquées doivent recourir à des moyens
politiques pour enrayer l’escalade de la violence
.
32. L’Assemblée est également préoccupée par le manque de dialogue
politique dans la région, les arrestations et la destitution de
maires élus démocratiquement dans le sud-est de la Turquie, pour
les motifs suivants: «aide et soutien à une organisation terroriste»,
«rupture de l’unité et l’intégrité territoriale du pays», «appartenance
à une organisation terroriste et propagande terroriste», «utilisation
de boucliers humains» et «soutien logistique apporté à une organisation
terroriste»
. La préparation annoncée d’une législation
qui habiliterait le gouverneur à
nommer des «administrateurs» pour remplacer les maires soupçonnés
de faits de terrorisme soulève aussi des questions. L’Assemblée
rappelle, dans le cadre du dialogue postsuivi, que la décentralisation
doit rester à l’ordre du jour – en conformité avec les dispositions
de la Charte européenne de l’autonomie locale, que la Turquie a
ratifiée en 1992 – en tant que réponse possible aux besoins kurdes
dans la région, dans le plein respect de l’intégrité territoriale
du pays. Elle réitère également l’appel lancé à la Turquie de ratifier,
conformément aux exigences du dialogue postsuivi, la Charte européenne
des langues régionales ou minoritaires et la Convention-cadre pour
la protection des minorités nationales, qui pourraient de plus aider à
restaurer la confiance des communautés.
4. Restriction
de la liberté d’expression et de la liberté des médias
33. L’Assemblée, dans diverses
résolutions, a établi que la liberté des médias et la liberté d’expression restent
problématiques en Turquie
. Malgré les
avancées positives soulignées dans la
Résolution 1925 (2013) de l’Assemblée, ces problèmes n’ont toujours pas été
réglés, ou se sont même aggravés. La détérioration de la situation
des médias en Turquie a également été signalée par Freedom House
dans son rapport de 2016, selon lequel la Turquie, avec une chute
à la 156e place du classement (sur 199 pays
et régions – soit un recul de six places par rapport à 2015), doit
être considéré comme un pays «non libre» à cet égard
. Au Classement mondial de
la liberté de la presse 2016 publié par Reporters sans frontières,
la Turquie occupe la 151e place (sur
180 pays – un recul de deux places par rapport à 2015)
.
34. Selon les organisations du secteur des médias, 28 journalistes
(dont 15 ont été condamnés) et 10 distributeurs ont été placés en
détention en avril 2016. Parmi eux, 18 personnes travaillent pour
des médias kurdes. Ils ont été emprisonnés sur des accusations de
participation aux activités d’une organisation illégale en vertu
de la loi antiterroriste et du Code pénal turc
. Le principal parti d’opposition
(CHP), de son côté, a déclaré qu’en 2015, «774 journalistes ont
été licenciés, 484 procédures judiciaires ont été ouvertes par les autorités,
200 membres de la presse et sept entreprises de médias ont fait
l’objet d’une enquête, 156 journalistes ont été placés en détention
et des poursuites ont été engagées à l’encontre de 238 membres de
la profession»
. Selon l’organisation
Press for Freedom, au cours du seul premier trimestre 2016, 894 journalistes
ont perdu leur emploi, 200 attaques ont été perpétrées contre des
journalistes, dont 21 contre des organes de presse, et 12 journalistes
ont été poursuivis pour avoir «insulté le Président»
. Les autorités ont
cependant nié tout placement en détention de journalistes en raison
de leurs activités professionnelles et la «Plateforme pour la solidarité
civile» (une association proche du pouvoir) nous a fourni une liste
de 28 journalistes détenus, en précisant le motif de leur détention.
35. Lors de notre visite, nous avons fait part des préoccupations
qui étaient les nôtres concernant la liberté des médias et la liberté
d’expression. A Istanbul et à Ankara, nous nous sommes entretenues
avec plusieurs journalistes de différents médias. Ils nous ont indiqué,
faisant en cela écho aux inquiétudes exprimées par le Commissaire
aux droits de l’homme, que trop de mesures actuellement déployées
par les autorités, notamment l’ouverture d’enquêtes, l’engagement
de poursuites et l’interprétation du Code pénal par les juridictions
internes, avaient eu un effet dissuasif. Les attaques à l’encontre
de journalistes et d’organes de presse, la saisie de médias (qui
porte atteinte aux droits de propriété), les pressions exercées
sur les journalistes et la sanction de journalistes qui ne font
que leur métier conduisent à l’autocensure. Les récents transferts
de la propriété de médias, notamment le rachat d’organes de presse
par des entreprises en cheville avec l’Etat, ont été dictés par
la volonté d’exercer une influence politique sur les médias – ce
à quoi ils ont effectivement abouti
.
Nos constatations ont donc confirmé les préoccupations déjà formulées
par l’Assemblée parlementaire
ainsi que
dans la note d’information précédente de Mme Durrieu
,
et également étayées par le grand nombre d’alertes (61) relatives
à la Turquie enregistrées par la «Plateforme du Conseil de l’Europe
pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes»
. Des développements négatifs récents
concernent également l’expulsion ou le refoulement de journalistes
étrangers
.
4.1. Mesures
restrictives limitant la liberté des médias
36. Dans le cadre de ses précédents
travaux, l’Assemblée a déploré le blocage de certains sites web. Malheureusement,
aucun progrès n’a été constaté dans ce domaine, bien au contraire:
le nombre de sites bloqués a augmenté de manière significative au
cours des derniers mois (on en compte actuellement 110 000). Le
Commissaire aux droits de l’homme a rappelé que le pays détient
le record du monde du plus grand nombre de demandes de fermetures
de comptes Twitter
.
L’Assemblée avait mis en doute la compatibilité de la loi relative
à internet adoptée en 2014 (loi no 5651)
avec les normes du Conseil de l’Europe, dans la mesure où cette
loi a élargi les capacités de l’autorité turque de régulation des
télécommunications (TİB) en matière de blocage de l’accès aux sites
web. Nous avons par ailleurs été informées de l’introduction, en
avril 2015, de l’article 8.a dans la loi no 5651,
qui permet aux juges (en de rares occasions) et au Premier ministre
d’ordonner à la TİB de bloquer des sites web avant d’en faire la
demande à un juge qui, si nos informations sont exactes, est généralement
disposé à accorder cette autorisation. Au total, 70 décisions de
blocage distinctes ont été rendues depuis juillet 2015, sans qu’elles
soient publiées. L’Assemblée a donc demandé à la Commission de Venise
de rendre un avis sur cette question, qui sera adopté en juin 2016.
37. La suppression de chaînes de télévision des bouquets des fournisseurs
de services numériques est une autre question problématique. Quelques
semaines avant les élections de novembre 2015, plusieurs chaînes de
télévision – la plupart d’entre elles étant critiques du gouvernement
– ont été retirées des bouquets de quatre fournisseurs de services
numériques, à la suite d’une demande du parquet d’Ankara dans le
cadre d’enquêtes en cours sur des accusations de soutien au terrorisme
.
Le 26 février 2016
, à la demande du Procureur d’Ankara,
Turksat (l’un des diffuseurs les plus importants du pays) a décidé
d’interrompre la diffusion des programmes de la chaîne indépendante
turque IMC TV, qui était accusée de «diffuser de la propagande terroriste»
pour le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ces décisions
restreignent encore un peu plus les possibilités pour le public
d’avoir accès à des informations exactes et impartiales grâce à
la télévision et à la radio et pour les médias de «permettre la
proposition et la discussion de projets politiques divers, même
ceux qui remettent en cause le mode d’organisation actuel d’un Etat,
pourvu qu’ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même»,
comme l’a relevé M. Muižnieks
.
38. On a relevé d’autres restrictions à la liberté des médias,
comme l’interdiction imposée aux médias de traiter des sujets qui,
à notre avis, sont d’intérêt public, comme les informations révélées
par Can Dundar et Erdem Gül, les attentats terroristes de grande
ampleur qui ont frappé la Turquie ces derniers mois ou la situation
actuelle dans le sud-est du pays. Par ailleurs, certains événements
supposés essentiels pour les autorités semblent être négligés (ou
ignorés) par les médias qui sont sous l’influence du pouvoir, ou
ne sont pas mentionnés par les autres médias qui pratiquent l’autocensure
parce qu’ils craignent de subir des pressions financières, d’être
poussés à la faillite ou de se voir confiés à des mandataires.
39. Enfin, les pressions économiques sont un autre outil permettant
de restreindre la liberté des médias. Un procureur a récemment ouvert
une enquête à l’encontre de Aydin Dogan, fondateur du groupe Dogan,
qui est présent dans des secteurs allant de l’immobilier à l’énergie
et aux médias (propriétaire du quotidien
Hurryiet et de
la chaîne CNN), l’accusant de diriger un réseau de contrebande de
carburant – ce dont il se défend
. En 2009, une amende fiscale d’un
montant de 3,8 milliards de livres turques ($ 1,3 milliards) avait
déjà été infligée au groupe Dogan.
40. Ces derniers mois, au nom de la lutte contre la dite «structure
d’Etat parallèle», plusieurs saisies ont été opérées dans des entreprises,
notamment des sociétés de médias, appartenant à des groupes ou à
des personnes accusées de soutenir le Mouvement Gülen. Le 30 octobre
2015, la veille du scrutin, un conseil de fiduciaires a été nommé
pour prendre le contrôle du groupe Koza İpek (propriétaire de médias
majeurs, comme les chaînes de télévision Kanaltürk et Bugün et les
journaux
Bugün et
Millet). Les autorités ont expliqué
que cette décision de justice faisait suite à des enquêtes fiscales
sur le groupe et qu’il y avait de «forts soupçons qu’il ait créé
des entreprises et une organisation-cadre et réalisé des opérations
financières illégales dans le but de financer une organisation terroriste»
.
Cette saisie avait suscité des critiques de la part de la commission
ad hoc de l’Assemblée pour l’observation des élections, qui regrettait
que les dispositions peu claires de la loi antiterroriste et de
la loi sur la presse aient été excessivement appliquées au cours
de la période électorale, et qu’un certain nombre de journalistes
et de médias aient été poursuivis pour «soutien au terrorisme»
.
41. En mars 2016, le groupe de médias privé Feza Journalism, propriétaire
de
Zaman, le plus grand journal de
Turquie et l’organe de presse de Fethullah Gülen, a été saisi. Le
Président de l’Assemblée, Pedro Agramunt, a fait part de sa vive
préoccupation à la suite de la décision de justice confiant à des
administrateurs désignés par l’Etat le contrôle du groupe de médias
auquel appartiennent les journaux
Zaman et
Today’s Zaman, connus pour leur
point de vue indépendant. Il a exhorté les autorités turques à prendre
toutes les mesures en leur pouvoir pour remédier à ces restrictions
injustifiées et pour éviter de compromettre davantage la liberté
d’expression et faire taire les voix critiques
,
une demande qui est restée lettre morte.
42. Cette prise de contrôle des organes de presse a entraîné des
changements radicaux dans leur ligne éditoriale, une forte baisse
du nombre de lecteurs
et enfin le dépôt de bilan des sociétés
du groupe Koza Ipek en mars 2016 «en raison des déficits constants
et de l’épuisement des fonds propres», selon une déclaration officielle
. Il est donc indéniable que, malgré
les intentions exprimées par les autorités turques
, la prise de
contrôle des journaux par des administrateurs fiduciaires a fait
obstacle au fonctionnement normal de ces entreprises, y compris
de la société de radiodiffusion en question. Ce point de vue a également
été exprimé par le Commissaire aux droits de l’homme, qui a déclaré,
après sa visite en Turquie en avril 2016, que «la prise de contrôle
des journaux et chaînes de télévision par les administrateurs constitue
également un très dangereux précédent. (…) En droit, ces administrateurs
sont censés garantir les actifs, mais ils ont modifié les politiques
éditoriales, entraînant la perte de lecteurs et ruinant la valeur
marchande des entreprises. C’est un précédent extrêmement préoccupant
qui a déjà causé un tort irréparable à la liberté des médias et
au pluralisme en Turquie, avant même toute décision judiciaire définitive»
.
4.2. L’affaire
Can Dundar et Erdem Gül
43. A Istanbul, nous avons rencontré
M. Can Dündar. M. Dündar et M. Erdem Gül ont été arrêtés après avoir publié
des documents faisant ressortir que l’Agence nationale de renseignement
turque (MIT) avait livré des armes à la Syrie. Ils ont passé 92
jours en détention provisoire, jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle
déclare cette mesure illégale – décision contestée par le Président
Erdoğan et ses ministres. Ils ont été condamnés, pour le premier,
à cinq ans et dix mois de prison, et, pour le second, à cinq ans
de prison pour «divulgation de secrets d’Etat», peine qui pose la
question des droits des journalistes d’informer le public sur des
sujets d’intérêt général. Ils ont été laissés en liberté, dans l’attente
de leur procès en appel et du rétablissement de leur droit de quitter
le pays. Ils ont été acquittés du chef de «tentative de coup d’Etat»
et d’espionnage, ainsi que de celui d’avoir «sciemment aidé le groupe
terroriste armé FETÖ/PDY [Organisation terroriste Fethullah/Structure
d’Etat parallèle]». Le jour du verdict, M. Dündar a échappé à une
agression commise devant le tribunal par un individu armé qui l’a
accusé d’être un «traître», ce qui constitue un autre signe inquiétant
– et pourrait être la conséquence de la stigmatisation dont font
l’objet les journalistes d’investigation. Au niveau institutionnel,
nous avons été très étonnées d’entendre le Président de la République
contester ouvertement une décision de la Cour constitutionnelle
(et mettre en cause jusqu’à l’existence même de cette dernière),
en violation de la règle de séparation des pouvoirs, ce qui, pour
la Commission de Venise, porte ainsi manifestement atteinte aux
principes du Conseil de l’Europe
. Nous notons toutefois
– avec satisfaction – que toutes les décisions de la Cour constitutionnelle
faisant suite à des requêtes individuelles ont été, jusqu’ici, appliquées.
44. Cette affaire et la sévérité des peines prononcées posent
une nouvelle fois le problème du droit des journalistes à informer
le public sur les questions d’intérêt général. Dans un arrêt récent
(
Görmüş et autres c. Turquie ), la
Cour européenne des droits de l’homme a souligné l’importance de
la liberté d’expression en ce qui concerne les questions d’intérêt
général. La Cour a considéré que l’atteinte portée au droit à la
liberté d’expression des journalistes, en particulier à leur droit
de communiquer des informations, n’était pas proportionnée au but
légitime visé, ne répondait pas à un besoin social impérieux et
n’était pas, de ce fait, nécessaire dans une société démocratique;
cette atteinte consistait en la saisie, l’extraction et la conservation de
toutes les données informatiques du magazine, même celles qui étaient
sans lien avec l’article, afin d’identifier les lanceurs d’alerte
du secteur public. Enfin, la Cour a estimé que cette mesure était
de nature à dissuader les sources potentielles d’aider la presse
à informer le public sur les questions d’intérêt public, y compris
lorsqu’elles concernent les forces armées.
4.3. Dispositions
du Code pénal, et évaluation par la Commission de Venise
45. Il nous semblerait pertinent
d’améliorer le cadre juridique, comme l’a suggéré la Commission
de Venise dans l’avis qu’elle a récemment adopté sur «La conformité
des articles 216
(incitation
publique à la haine, à l’hostilité ou au dénigrement
), 299
(offense
au Président de la République), 301 (dénigrement de la nation turque,
de l’Etat de la République turque, des organes et des institutions
de l’Etat) et 314 (constitution, commandement ou appartenance à
une organisation armée) du code pénal turc et de leur application
avec le standards de droits de l’homme européens»
. La poursuite
de la coopération avec le Conseil de l’Europe sur la question de
la liberté d’expression contribuerait grandement à atténuer les
problèmes.
46. Nous avons posé des questions sur les poursuites engagées
au titre de l’article 299 du Code pénal (offense au Président de
la République et aux fonctionnaires de l’Etat) à l’encontre de journalistes
et d’universitaires, mais aussi de citoyens ordinaires. Le ministère
de la Justice nous a fourni de très nombreux documents à ce sujet.
Si la diffamation est effectivement une infraction que réprime le
droit pénal d’autres Etats membres, l’ampleur du problème en Turquie
(où, en deux ans, près de 2 000 actions ont été intentées devant les
tribunaux pour ce motif) n’est en rien comparable à la situation
qui prévaut ailleurs et qui pourrait aller bien au-delà des restrictions
nécessaires dans une société démocratique admissibles sous l’angle
de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne
des droits de l’homme. Nous partageons l’avis du Commissaire aux
droits de l’homme, selon lequel l’application de l’article 299 est
devenue «abusive»
et
nous nous rangeons au raisonnement de la Commission de Venise qui
considère que le mieux serait d’inviter les autorités turques à
abroger cet article, étant donné que «dans le cas d’attaques injustifiées
à l’égard du Président, des procédures civiles ou, dans les cas
les plus graves seulement, des procédures pénales fondées sur des
dispositions générales du Code pénal relative à l’injure (article
125 du Code pénal) devraient être privilégiées par rapport aux procédures
pénales invoquant l’article 299»
.
47. Nous avons bien pris en compte les arguments avancés par les
autorités turques, qui considèrent que l’article 299 est nécessaire
pour protéger le chef de l’Etat et que toute injure prononcée à
l’encontre du Président doit être considérée comme un crime contre
l’Etat
. Nous ne partageons toutefois pas cette
opinion, même si, comme le souligne la Commission de Venise, il
convient de protéger le chef de l’Etat contre toute forme extrême
de diffamation au moyen des procédures civiles et pénales qui protègent
tout citoyen, prenant aussi en considération les principes de la
liberté d’expression concernant spécifiquement les personnalités publiques
et les matières politiques
.
48. Il nous semble utile de citer ici la Commission de Venise:
elle observe que «les enquêtes, les poursuites, les arrestations
et les détentions provisoires fondées sur des allégations d’offense
au Président de la République ne se limitent pas uniquement aux
discours contenant du langage ordurier. Les enquêtes et les poursuites
engagées à l’encontre de journalistes notamment, pour avoir diffamé
le Président dans des articles de presse relatifs à l’enquête anticorruption
de décembre 2013 et à la crise des réfugiés syriens, ainsi qu’à l’encontre
d’un chef de parti d’opposition ayant protesté contre les politiques
menées par le gouvernement dans le cadre de la lutte contre la propagande
terroriste, sont toutes liées à des débats sur des questions d’intérêt
public majeures». La Commission de Venise souligne aussi que «l’emploi
de termes offensants, choquants et dérangeants, en particulier dans
le cadre d’un débat sur des questions d’intérêt public, est garanti par
la liberté d’expression (…), qu’il doit être possible d’avoir un
débat public approfondi dans une société démocratique et que l’intérêt
que la jurisprudence de la Cour européenne accorde au discours politique,
y compris à la critique de personnalités publiques, est particulièrement
élevé [mais qu’] il faut faire clairement la distinction entre critique
et injure (…), qui équivaut à un dénigrement pur et simple ou à
une attaque personnelle gratuite, [et pour laquelle] une sanction
proportionnée n’emportera en principe pas violation du droit à la
liberté d’expression». En revanche, les peines d’emprisonnement
prononcées par les tribunaux (même contre les mineurs) «risquent
fort de créer un effet dissuasif sur la société tout entière et
ne sauraient être considérées comme proportionnées au but légitime
poursuivi, à savoir la protection de l’honneur et de la dignité
du Président».
49. Nous encourageons les autorités turques à tenir compte du
consensus européen mis en avant par la Commission de Venise (ainsi
que par l’Assemblée parlementaire
),
«selon lequel les Etats devraient soit dépénaliser la diffamation
du chef de l’Etat, soit restreindre cette infraction aux formes
les plus graves d’attaque verbale, tout en restreignant l’éventail
des sanctions à celles qui excluent tout emprisonnement». Nous tenons
en outre à relayer l’appel adressé par le Secrétaire Général du
Conseil de l’Europe, Thorbjørn Jagland, aux 47 Etats membres du
Conseil de l’Europe à veiller à ce que leur législation nationale
sur la diffamation «ne conduise pas à l’autocensure des médias et
n’affaiblisse pas le débat public»
.
50. En ce qui concerne l’article 216 (incitation publique à la
haine, à l’hostilité ou au dénigrement), la Commission de Venise
rappelle que le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention ne
laisse guère de place pour des restrictions au discours politique
ou au débat sur des questions d’intérêt public. La Commission de Venise
ne méconnaît pas les problèmes et les difficultés liés à la lutte
contre le terrorisme. Toutefois, dans une société démocratique,
«les actions et les omissions du gouvernement doivent faire l’objet
d’un contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et
judiciaire mais aussi de l'opinion publique. Par conséquent, même dans
le cas de discours formulant des critiques acerbes à l’égard des
politiques publiques et ayant une connotation hostile ou de discours
offensants, choquants ou dérangeants, le recours aux procédures
pénales (notamment au titre de l’article 216) devrait uniquement
être possible si ces formes d’expression équivalent à une incitation
à la violence. Ce sont là les facteurs essentiels à prendre en compte
pour évaluer la “nécessité” d’une restriction du droit à la liberté
d’expression dans une société démocratique.»
Par
conséquent, l’article 216 ne devrait pas être appliqué en vue de
punir des critiques sévères mais non violentes des politiques gouvernementales,
«mais pour prévenir les discours racistes, notamment contre les
minorités nationales, qui créent un danger manifeste et imminent
pour la sécurité publique. En ce qui concerne le paragraphe 3 de
l’article 216, la disposition ne devrait pas être appliquée pour
punir le blasphème mais devrait être limitée aux cas d’injure à
caractère religieux troublant intentionnellement et gravement l’ordre
public, et appelant à la violence publique»
.
51. Concernant l’article 301 (incrimination du dénigrement de
la nation turque, de l’Etat de la République turque ou des organes
et des institutions de l’Etat), la Commission de Venise, comme l’Assemblée parlementaire
l’a fait avant elle
, reconnaît
que des progrès ont été accomplis en Turquie ces dernières années,
en particulier en ce qui concerne l’application des articles 301
et 314 (combiné à l’article 220) du Code pénal. Cependant, en l’absence
de jurisprudence constante, la Commission de Venise considère que l’article 301
n’est pas assez précis pour satisfaire aux critères de prévisibilité.
Elle recommande de réviser et de modifier encore cette disposition
pour expliciter et préciser toutes les notions qui y figurent afin
de satisfaire aux principes de prévisibilité et de légalité. L’article
devrait en outre être réinterprété par les tribunaux internes conformément
à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
La Commission de Venise a toutefois exprimé des doutes «quant au
point de savoir si le but d’empêcher qu’un discrédit ne soit jeté
sur les organes de l’Etat relève de la nécessité légitime de protéger
l’ordre public, en l’absence d’incitation de l’auteur à l’usage
de la violence». La Commission de Venise rappelle par ailleurs «que
l’Etat devrait utiliser les instruments de droit pénal avec modération
dans le domaine du discours politique et des questions d’intérêt général
et qu’en l’absence d’incitation à la violence, l’imposition d’une
peine d’emprisonnement ne satisfait pas aux critères de nécessité
dans une société démocratique»
.
52. Pour ce qui est de l’article 314 (appartenance à une organisation
armée), les critères établis par la jurisprudence de la Cour de
cassation, selon lesquels les actes attribués à un défendeur doivent
montrer, «dans leur continuité, leur diversité et leur intensité»
le «lien organique» que celui-ci entretient avec une organisation
armée ou le fait que de tels actes peuvent être considérés comme
ayant été commis sciemment et délibérément au sein de la «structure
hiérarchique» de l’organisation, devraient être appliqués de manière stricte.
Aux paragraphes 6 et 7 de l’article 220 (constitution d’organisations
à des fins criminelles) (combiné à l’article 314), il conviendrait
de supprimer la phrase «sans toutefois en être membre est également
sanctionné pour appartenance à cette organisation». Si cette phrase
était maintenue, l’application de l’article 220, combiné à l’article 314,
devrait être limitée aux cas où il n’est pas question d’exercice
des droits à la liberté d’expression et de réunion.
53. La Commission de Venise conclut ainsi: «Les quatre articles
examinés doivent être appliqués de manière totalement différente
pour s’aligner pleinement sur l’article 10 de la [Convention] et
l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques (PIDCP).» La Commission souligne que les poursuites engagées
en particulier par les juridictions inférieures à l’encontre de
personnes et les condamnations doivent cesser, car elles ont un
effet dissuasif sur la liberté d’expression. Cette mesure n’est
toutefois pas suffisante si les intéressés sont finalement acquittés
par la Cour de cassation après plusieurs années de procédure pénale.
De plus, la Commission souligne également l’importance de l’obligation
positive des Etats de créer un environnement favorable où des idées
différentes et nouvelles peuvent se développer.» Nous partageons
le point de vue de la Commission selon lequel les différentes «mesures
prises par les autorités, notamment les enquêtes, les poursuites
et les mesures privatives de liberté radicales telles que la détention
(…) portent atteinte au droit à la liberté d’expression»
. Nous appelons donc instamment les autorités
à mettre un terme à ces pratiques qui ne sont pas conformes aux
obligations du Conseil de l’Europe.
4.4. Autres
problématiques liées à la liberté d’expression: champ de la loi
anti-terrorisme
54. Outre les dispositions problématiques
du Code pénal, la loi antiterroriste pose également question au regard
de la liberté d’expression, en raison de la notion extrêmement large
du terrorisme qu’elle renferme. Nous avons conscience que le contexte
actuel est des plus sensibles, mais nous pensons qu’un rétrécissement
du champ d’application de ce texte contribuerait à empêcher que
des déclarations couvertes par l’article 10 de la Convention (au
sens où l’entend la Cour européenne des droits de l’homme) ne soient pénalement
réprimées, sans pour autant mettre en cause la raison-d’être de
la législation antiterroriste, qui touche à l’obligation positive
de protéger le droit à la vie de chaque citoyen.
55. Bien qu’il soit nécessaire de prendre des mesures pour lutter
contre le terrorisme à un moment où la Turquie fait face quotidiennement
à des menaces et des attentats terroristes de grande ampleur, nous
sommes préoccupées par le fait que l’utilisation de la notion de
terrorisme pourrait dépasser l’usage nécessaire et proportionné
qui s’impose dans une société démocratique. Même s’il n’existe pas
de définition du terrorisme reconnue sur le plan international,
les Etats membres ne doivent pas oublier que «la sécurité nationale
et les droits fondamentaux ne sont pas des valeurs concurrentes;
chacune est la condition préalable indispensable de l’autre», comme
l’a indiqué la Commission de Venise
:
les Etats membres ont l’obligation positive de prendre des mesures
pour protéger les personnes sous leur juridiction; ces mesures doivent
toutefois être prises dans le cadre défini par le droit international
applicable en matière de droits de l’homme
. Dans le cadre du dialogue
postsuivi, l’Assemblée avait invité la Turquie à mettre sa législation,
en particulier son Code pénal, en conformité avec la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme relative à la liberté d’expression
et d’association
.
Compte tenu des évolutions récentes, cette question doit maintenant
être traitée de toute urgence. Des mesures ont été prises par le
passé, dans le cadre de différents ensembles de textes législatifs,
pour faire la distinction entre ce qui doit être considéré comme
un soutien au terrorisme ou une incitation à commettre des actes
terroristes et ce qui relève de l’article 10 de la Convention (liberté d’expression).
En pratique, cependant, on observe une interprétation extensive
de la législation antiterroriste, ce qui n’aide pas à régler le
problème kurde, par exemple
.
56. Les poursuites engagées à l’encontre des universitaires qui
ont signé une pétition pour la paix appelant à mettre fin à la campagne
militaire dans le sud-est de la Turquie et accusant le gouvernement
d’enfreindre les règles de droit international («Nous ne participerons
pas à ce crime») sont un autre exemple des graves problèmes posés
par le champ d’application de la loi antiterroriste. Sur les 1 128
premiers signataires de cette pétition, 495 universitaires font
l’objet d’une enquête. Le 14 janvier 2016, la police en aurait placé
27 en garde à vue. Le 15 janvier 2016, le Secrétaire Général du
Conseil de l’Europe a publié une déclaration exprimant sa préoccupation
au sujet de ces arrestations
. Quatre signataires de la déclaration (Esra
Mungan, Muzaffer Kaya, Kıvanç Ersoy et Meral Camcı) ont été arrêtés
et placés en détention le 16 mars 2016 pour «propagande terroriste»
(article 7/2 de la loi antiterroriste). Lors de la première audience,
le procureur a décidé d’abandonner les accusations de terrorisme
et a envisagé d’ouvrir une enquête en vertu de l’article 301 du
Code pénal (outrage à l’Etat), qui est soumise à une autorisation
du ministre de la Justice. Entre-temps, les quatre universitaires
ont été remis en liberté le 22 avril 2016. Des procédures à la fois
disciplinaires et pénales ont été engagées contre d’autres signataires
pour une déclaration appelant à mettre fin à la violence, qui restait,
selon le Commissaire aux droits de l’homme, dans les limites de
la liberté d’expression, que l’on soit d’accord ou non avec leurs
messages
.
57. Nous sommes également préoccupées par le fait que des défenseurs
des droits de l’homme militant pour des solutions pacifiques soient
la cible de campagnes de dénigrement. A Diyarbakır, nous nous sommes renseignées
sur l’enquête relative à l’assassinat de Tahir Elçi, Bâtonnier de
l’ordre des avocats et éminent défenseur des droits de l’homme,
qui a été abattu le 28 novembre 2015. Le procureur général nous
a assuré que l’enquête suivait son cours, bien que les avocats de
la victime se soient plaints au sujet des difficultés d’accès à
son dossier et d’éléments de preuve ignorés par les enquêteurs.
Les circonstances de sa mort restent obscures, des affrontements
ayant eu lieu entre des policiers et des militants du PKK (impliquant
des coups de feu) non loin du lieu où M. Elçi se trouvait, peu de
temps après qu’il eût lancé un appel à la résolution pacifique du
problème kurde.
58. Un autre sujet d’inquiétude concerne les informations que
nous avons reçues, selon lesquelles deux avocats turcs, à savoir
Mme Ayşe Acinikli et M. Ramazan Demir,
ont été arrêtés pour «appartenance à une organisation illégale»
(le Parti des travailleurs du Kurdistan – PKK) à la suite d’événements
qui auraient eu lieu entre 2011 et 2014. Ils ont été interrogés
au sujet d’entretiens accordés à des médias, de requêtes déposées devant
la Cour européenne des droits de l’homme et de visites rendues à
leurs clients. Les motifs de ces accusations ayant conduit à des
perquisitions et à leur arrestation n’ont pas été communiqués. A
l’heure actuelle, le dossier concernant ces arrestations est toujours
confidentiel, en vertu de l’article 153.2 du Code de procédure pénale
turc (loi no 5271). Ils sont maintenus
en détention provisoire depuis le 22 mars 2016
.
59. L’Assemblée note également que, dans le cadre du respect des
72 critères de référence pour la libéralisation des visas, la Commission
européenne a demandé à la Turquie de «revoir – conformément à la CEDH
et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme,
à l’acquis de l’Union européenne et aux pratiques des Etats membres
de l’Union européenne – le cadre juridique relatif à la criminalité
organisée et au terrorisme, ainsi que son interprétation par les
tribunaux et par les forces de sécurité et les forces de l’ordre,
afin de garantir le respect du droit à la liberté et à la sécurité,
du droit à un procès équitable et du droit à la liberté d’expression,
de réunion et d’association dans la pratique»
. Cette question a suscité des controverses
dans le cadre des négociations entre l’Union européenne et la Turquie,
car le Président Erdoğan et le ministre des Affaires européennes
d’alors, Volkan Bozkir, ont exclu toute modification de la législation antiterroriste.
5. Fonctionnement
du système judiciaire
60. Dans sa
Résolution 1925 (2013), l’Assemblée soulignait les nombreuses réformes entreprises
au cours des dernières années par le gouvernement dirigé par l’AKP
pour réformer le système judiciaire et le mettre en conformité avec
les normes du Conseil de l’Europe. Cependant, ces deux dernières
années, et en particulier après la révélation en décembre 2013 d’affaires
de corruption présumée, dans lesquelles seraient impliqués quatre
ministres et le fils de M. Erdoğan, Premier ministre à l’époque,
la commission de suivi a constaté des évolutions préoccupantes en
ce qui concerne le respect de l’Etat de droit et de l’indépendance
du système judiciaire. Ces événements ont renforcé la perception
selon laquelle la justice est contrôlée par l’Etat, ce qui s’est
traduit par l’adoption de modifications du Code pénal et du Code
de procédure pénal turcs, et par la restructuration du Conseil supérieur
de la magistrature en particulier:
- la modification de l’article 116 du Code de procédure
pénale. L'expression «doute raisonnable» a été changée en «fort
doute fondé sur des preuves concrètes» le 21 février 2014, au moment
des enquêtes sur la corruption, puis à nouveau modifiée en «doute
raisonnable» le 2 décembre 2014 à la veille de l'opération de police
du 14 décembre 2014;
- la modification de l'article 153 du Code de procédure
pénale sur l'accès de l'avocat de la défense aux dossiers de procédures
préliminaires adoptée par le parlement le 2 décembre 2014 dans sa
loi omnibus;
- la création, le 18 juin 2014, du système de «magistrature
pénale de paix», leur conférant la seule autorité sur les décisions
concernant les «questions liées aux enquêtes et les recours contre
ces décisions» portant notamment sur la détention, l'arrestation,
la saisie de la propriété et des mandats de perquisition – ces décisions
n’étant pas susceptible de faire l’objet d’un appel devant une juridiction
supérieure;
61. Au cours de notre visite, nous avons abordé la question du
fonctionnement et de l’indépendance du système judiciaire. Nous
avons été informées des analyses et déclarations du Bureau du Conseil
consultatif de juges européens (une instance consultative du Conseil
de l’Europe), du Commissaire aux droits de l’homme, de la Commission
de Venise et du GRECO. Elles font ressortir des préoccupations communes concernant
l’indépendance du système judiciaire après les dernières modifications
apportées au Code pénal et au Code de procédure pénale turcs, la
restructuration du Conseil supérieur de la magistrature et la mise
en place en 2014 du système de «magistrature pénale de paix», institué
à la suite de la divulgation des affaires présumées de corruption
en décembre 2013. Nous avons évoqué ces questions avec les autorités
turques, avec l’Association des juges et procureurs (Yarsav, qui
est affiliée à l’Association internationale et européenne des magistrats),
ainsi qu’avec une autre association, la Plateforme d’unité judiciaire,
qui a des opinions divergentes sur la question.
5.1. Renforcement
nécessaire de l’indépendance du système judiciaire
62. Le manque d’indépendance du
système judiciaire est un sujet de préoccupation croissante et a
été signalé par le Bureau du Conseil consultatif de juges européens
le 12 juin 2015 à la suite de la suspension et de l’arrestation
du juge Özçelik et du juge Başer
et par la Commission de Venise dans la
déclaration qu’elle a adoptée lors de sa réunion tenue les 19 et
20 juin 2015
,
par laquelle elle appelait les autorités turques à réexaminer les
mesures prises contre les juges et les procureurs concernés; à réviser
à nouveau la loi sur le Conseil supérieur de la magistrature pour
réduire l’influence du pouvoir exécutif au sein de celui-ci; à interdire toute
ingérence du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) dans les
affaires pendantes et à donner aux juges des garanties légales et
constitutionnelles contre les mutations d’office, hors les cas de
réorganisations des tribunaux. Lors de nos entretiens, nous avons
constaté que la réforme attendue de la Cour suprême de cassation
et du Conseil d’Etat, qui entraînerait la diminution de moitié du
nombre de leurs membres, était aussi une source de préoccupation
en ce qui concerne la sélection des juges qui continueraient à siéger
au sein de ces juridictions et l’indépendance de celles-ci à l’avenir.
63. Dans son rapport de mars 2016, le GRECO a examiné la prévention
de la corruption des parlementaires, des juges et des procureurs.
Ce rapport offre une analyse qui permet de comprendre la structure
et le fonctionnement du système de mutation, de promotion et d’imposition
de sanctions disciplinaires qui s’applique aux juges et aux procureurs,
mais aussi les procédures internes complexes qui y sont associées, qui
font peser une menace sur l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Le rôle du ministre de la Justice (même s’il est limité, d’après
les statuts du Conseil supérieur de la magistrature) en particulier
et, plus généralement, de l’exécutif demeure une source de préoccupation
et éveille des soupçons d’ingérence de ce dernier dans le système
judiciaire. Le rapport souligne que la nomination des membres élus
du CSM en 2014, le recours à des procédures disciplinaires, notamment
la révocation d’un certain nombre de membres de l’appareil judiciaire, ainsi
que l’influence potentielle du pouvoir exécutif sur cet organe ont
alimenté encore davantage le débat sur le rôle et l’indépendance
du CSM, et ont gravement entamé la confiance des citoyens dans leurs
institutions judiciaires. Les recommandations formulées par le GRECO
portent sur l’indépendance du système judiciaire et appellent la
Turquie à renforcer l’inamovibilité des juges et à veiller à ce
que les évaluations de la performance des juges et des procureurs
ainsi que les procédures disciplinaires intentées à leur encontre soient
exemptes de toute influence indue.
64. Différentes autorités nous ont par ailleurs indiqué que l’Etat
continuait d’éliminer du système les prétendus membres du Mouvement
Gülen – un ancien allié du gouvernement qui a, par la suite, été
qualifié d’organisation terroriste par la Turquie. Cette «purge»
touche plus particulièrement la police et l’appareil judiciaire,
et s’est traduite par de multiples poursuites, mutations et procédures
disciplinaires à l’encontre de ces membres, ce qui nous pose un
certain nombre de questions.
65. Le Commissaire aux droits de l’homme a souligné que la lutte
contre une organisation présumée terroriste au sein même du pouvoir
judiciaire pourrait bien avoir affaibli son indépendance
. A cet
égard, Yarsav nous a communiqué des informations préoccupantes selon
lesquelles 680 juges font actuellement l’objet d’enquêtes au sujet
de leurs liens supposés avec la «structure d’Etat parallèle», en
raison des décisions qu’ils ont rendues en leur qualité de juge
ou de procureur (voir par exemple ci-dessus la suspension et l’arrestation
du juge Özçelik et du juge Başer
).
A l’heure actuelle, 53 juges sont dans l’attente d’un jugement dans
une affaire en rapport avec leur activité professionnelle et 300 juges
et procureurs sont soumis à des enquêtes à la suite de commentaires
qu’ils ont publiés sur les réseaux sociaux. Yarsav a en outre signalé
que 6 000 juges et procureurs ont été mutés au cours des deux dernières
années, alors que la Plateforme d’unité judiciaire (soutenue par
le gouvernement lors de sa création en 2014 avant l’élection des
membres élus du CSM, et qui en a remporté la majorité des sièges)
a rappelé que l’on enregistre en règle générale 1 500 mutations
de juges et de procureurs chaque année.
5.2. Contestations
des arrêts de la Cour constitutionnelle
66. L’Assemblée a salué à diverses
reprises le rôle joué par la Cour constitutionnelle de Turquie pour
la défense des droits fondamentaux, en particulier grâce à la procédure
de recours individuel devant la Cour, qui a été instauré en Turquie
à la suite d’une révision de la Constitution en 2010. Les arrêts
adoptés à l’issue de cette procédure ont été, en plusieurs occasions,
commentés voire contestés par le Président de la République. La
Cour constitutionnelle a récemment fait l’objet de vives critiques
de la part de M. Erdoğan, à la suite de sa décision, le 25 février
2016, de remettre en liberté Can Dündar, rédacteur en chef de Cumhuriyet,
et Erdem Gül, responsable du bureau d’Ankara de ce journal (voir
ci-dessus), qui étaient placés en détention provisoire. La Cour
constitutionnelle a jugé que, compte tenu de la jurisprudence de
la Cour européenne des droits de l’homme, il y avait eu violation
des droits de M. Dündar et de M. Gül, et que la décision rendue
précédemment pour ordonner leur arrestation n’était pas suffisamment
justifiée. Le Président Erdoğan a assuré qu’il continuerait de s’opposer
à cette décision de la juridiction suprême, conformément à son devoir
présidentiel de protéger la Constitution
. La Commission de Venise s’est déclarée
«gravement préoccupée par les déclarations faites par le Président
de la Turquie selon lesquelles il ne respectera pas un récent arrêt
de la Cour constitutionnelle de Turquie et qui a menacé d'abolir
cette Cour. En tant qu'Etat membre du Conseil de l'Europe, la Turquie
est liée par les principes fondamentaux du Conseil: la démocratie,
la protection des droits de l'homme et l’Etat de droit. Ces menaces
contre la Cour constitutionnelle de Turquie constituent une violation flagrante
des principes fondamentaux du Conseil de l'Europe»
. Au cours de notre entretien
avec des représentants de cette juridiction, nous avons cependant
appris avec satisfaction que tous les arrêts de la Cour constitutionnelle
faisant suite à des requêtes individuelles ont été exécutés.
5.3. La
question de la «magistrature pénale de paix»
67. Nous avons eu l’occasion de
rencontrer le Procureur général adjoint d’Ankara et quatre «juges
pénaux de paix» pour discuter de cette nouvelle institution qui
soulève quelques interrogations.
68. Comme l’a souligné la précédente rapporteure
,
la «magistrature pénale de paix» («super juge») a été créée en juin 2014,
ces magistrats bénéficiant de pouvoirs étendus, dans un climat de
«lutte contre l’Etat parallèle». Au cours de notre rencontre avec
quatre d’entre eux, ils nous ont expliqué qu’ils étaient compétents pour
contrôler les décisions administratives et relatives aux poursuites
pénales. Ils statuent notamment sur des affaires de diffamation,
de publication sur internet et de blocage de sites web. Ces juges
peuvent décider du lancement d’une enquête (sur la base de «soupçons
raisonnables») et du placement en détention provisoire (sur la base
de «forts soupçons») pour des infractions passibles d’au moins deux
ans d’emprisonnement. Ils cumulent les fonctions de juge d’instruction
et de juge des libertés, et sont compétents pour ordonner des arrestations,
des saisies, des mises sur écoute et des perquisitions, ainsi que
le placement en détention provisoire ou la remise en liberté. Ils
sont désignés par le Conseil supérieur de la magistrature
.
69. Les décisions rendues par les juges pénaux de paix peuvent
faire l’objet d’un recours devant une autre «juridiction pénale
de paix»; le jugement est alors prononcé par un nouveau juge pénal
de paix, ce qui suscite des interrogations concernant l’équité de
la procédure. Ainsi, M. Dündar a expliqué que les deux journalistes ont
interjeté appel de ce jugement les plaçant en détention provisoire,
en vain, devant 10 juges pénaux de paix différents, avant d’être
remis en liberté après la décision de la Cour constitutionnelle
(qui s’appuyait sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme). Il nous est apparu que ces tribunaux fonctionnent en
«circuit fermé». Nous craignons que cette institution puisse être
considérée comme une «juridiction spéciale», ce qui serait problématique,
après l’abolition en 2010 des tribunaux spéciaux qui étaient chargés
de traiter les «affaires de coup d’Etat» et les procès de masse
qui ont suivi (Ergenekon, Bayloz, etc.), dans lesquels les chefs
d’inculpation se sont révélés par la suite être montés de toutes
pièces
.
70. Les «juges pénaux de paix» estiment que leur contrôle des
actes administratifs et relatifs aux poursuites pénales offre les
garanties procédurales nécessaires au regard de la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme. En 2014, la Cour constitutionnelle
a confirmé la constitutionnalité de la loi no 5235
et de la procédure d’appel qu’elle prévoit
.
Cependant, à son retour de Turquie, le Commissaire aux droits de
l’homme a souligné qu’un certain nombre de mesures problématiques
avaient été adoptées par les juges pénaux de paix. Alors que ces
formations judiciaires sont censées «améliorer la protection des
droits de l’homme dans les procédures pénales, (…) de nombreux éléments
portent d’ores et déjà à croire qu’elles pourraient avoir un effet
totalement contraire. Elles semblent avoir causé de nombreuses violations
de leur propre droit»
.
Un avis de la Commission de Venise sur cette institution judiciaire
serait le bienvenu.
71. En conclusion, l’Assemblée exhorte la Turquie à poursuivre
sa coopération avec le Conseil de l’Europe, et notamment à mettre
en œuvre les recommandations du GRECO dans le cadre de l’application
de sa Stratégie de réforme de la justice, qui a pour but d’établir
un système judiciaire plus fiable, qui s’acquitte de ses missions
judiciaires en toute indépendance et impartialité et qui mène les
procédures judiciaires dans un délai raisonnable. A cet égard, nous
nous félicitons de l’adoption le 30 avril 2016 d’un Plan d’action
(2016-2019) sur l’amélioration de la transparence et l’intensification
de la lutte contre la corruption, qui est un premier pas dans la
bonne direction pour traiter ces questions, bien qu’il nous ait
été impossible, à ce stade, de l’examiner en détail.
6. Conclusions
72. Le présent rapport a mis en
évidence un certain nombre de difficultés auxquelles la Turquie
doit actuellement faire face en raison de l’instabilité du contexte
géopolitique, des attentats terroristes que nous condamnons fermement,
et de la crise des réfugiés. Nous entendons rappeler que la Turquie
est un membre fondateur du Conseil de l’Europe et qu’elle demeure
un partenaire stratégique de l’Europe. Aussi peut-on attendre de
la législation turque et des pratiques judiciaires en vigueur dans
ce pays qu’elles soient conformes aux normes du Conseil de l’Europe
dans les domaines de la démocratie, des droits de l’homme et de
l’Etat de droit.
73. Le terrorisme et les opérations de sécurité ont infligé d’énormes
souffrances aux populations civiles. Il est urgent de prendre des
mesures pour diminuer les tensions par le dialogue politique. Le
cycle de violence est propice à nourrir le ressentiment et la haine.
L’Assemblée est aussi vivement préoccupée par le fait que les tensions
et les conflits entre les communautés puissent se propager à d’autres
régions de la Turquie. Elle exhorte le PKK à cesser ses attaques
terroristes et à déposer les armes. L’Assemblée exhorte aussi toutes
les parties impliquées à recourir à des moyens politiques pour enrayer
l’escalade de la violence. Le Parlement turc, qui pourrait s’ériger
en tribune politique pour une résolution pacifique des conflits,
devrait envisager de mettre en place des mécanismes permettant de
relancer le processus de paix, dont une commission parlementaire
multipartite jointe, ou une commission «vérité et réconciliation»,
qui impulserait un nouvel élan au processus et permettrait de guérir
les traumatismes du passé. Toutes les forces politiques concernées doivent
pouvoir réfléchir à des solutions politiques au sein du parlement.
Un système approprié d’inviolabilité parlementaire – ne couvrant
pas les propos incitant à la haine, à la violence ou encore à la
destruction des droits ou libertés démocratiques – est par conséquent
nécessaire pour garantir que les questions d’intérêt public puissent
être débattues avec les représentants élus sans la crainte d’une
ingérence de l’exécutif ou du judiciaire.
74. Un certain nombre de modifications de la législation ou du
Code pénal adoptées récemment demeurent problématiques. Les autorités
turques ont déclaré s’être inspirées de la législation adoptée par
d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe pour élaborer les
derniers textes législatifs relatifs à la sécurité intérieure, à la
restriction des libertés dans la lutte contre le terrorisme, etc.
Nous tenons toutefois à souligner qu’il est nécessaire que les lois
de ce type – qui doivent toujours trouver le bon équilibre entre
ordre publique et libertés individuelles des citoyens – soient examinées
dans un contexte politique et juridique global, et qu’ils comportent
des mécanismes pour éviter ou corriger tout abus éventuel. Chacun
des sujets de préoccupation dont notre rapport fait état est, par
nature, grave du point de vue de la démocratie, de l’Etat de droit
et du respect des droits de l’homme. Pris séparément, ils mériteraient
déjà un examen approfondi par l’Assemblée. Dans le contexte actuel,
compte tenu de la faiblesse du système d’équilibre entre les pouvoirs,
l’accumulation des événements récents concernant la liberté des
médias et la liberté d’expression, l’érosion de l’Etat de droit et
les allégations de violations des droits de l’homme en lien avec
les opérations de sécurité antiterroristes menées dans le sud-est
du pays constituent une menace pour le fonctionnement des institutions démocratiques
et pour le respect des obligations et des engagements de la Turquie
vis-à-vis du Conseil de l’Europe.
75. Les restrictions à la liberté des médias et à la liberté d’expression
ont été renforcées, bien au-delà du champ d’application de l’article 10
de la Convention européenne des droits de l’homme, et nuisent gravement à
l’accès à des informations précises et équilibrées fournies grâce
à un journalisme d’investigation indépendant.
76. Le rôle du ministre de la Justice et, de façon plus générale,
l’éventuelle ingérence du pouvoir exécutif dans le système judiciaire,
restent une source de préoccupation et éveillent des soupçons quant
au rôle et à l’indépendance du Conseil supérieur de la magistrature,
qui joue un rôle essentiel pour garantir l’indépendance du pouvoir
judiciaire, et pour renforcer la confiance des citoyens dans des
institutions judiciaires trop souvent perçues comme un instrument
servant à étouffer les voix dissidentes. Tout ceci mine gravement
la confiance du public dans ses institutions judiciaires.
77. L’Assemblée note que l’intégration dans l’Union européenne
reste un objectif stratégique pour la Turquie. Elle réaffirme par
conséquent sa conviction que l'ouverture de chapitres additionnels,
en particulier les chapitres 23 (appareil judiciaire et droits fondamentaux)
et 24 (justice, liberté et sécurité), permettrait de consolider
le processus de réforme et de conforter l'action du Conseil de l'Europe
auprès de la Turquie pour l’amener à harmoniser sa législation et
sa pratique avec les normes du Conseil de l’Europe.
78. Nous encourageons donc les autorités turques à poursuivre
leur coopération avec le Conseil de l’Europe et l’Union européenne
pour combler les lacunes de leur législation, régler les problèmes
systémiques et éviter que de nombreuses affaires soient portées
devant la Cour européenne des droits de l’homme dans les années à
venir. Nous sommes convaincues que la coopération actuelle entre
le Conseil de l’Europe et les autorités turques sur le renforcement
du système de recours individuel devant la Cour constitutionnelle,
sur le renforcement des capacités du pouvoir judiciaire turc en
matière de liberté d’expression (en coopération avec l’école turque
de la magistrature) et sur le renforcement de l’éthique judiciaire
en Turquie, en partenariat avec le Conseil supérieur de la magistrature,
sera extrêmement précieuse.
79. En tant que corapporteures, nous comptons retourner en Turquie
d’ici la fin de l’année 2016. Le présent rapport n’a pas abordé
l’ensemble des points du dialogue postsuivi avec la Turquie, notamment
la révision de la Constitution. Aussi allons-nous continuer à suivre
l’évolution de la situation dans le cadre de ce dialogue postsuivi
et évaluer à cette occasion les progrès réalisés en ce qui concerne
les questions soulevées dans le présent rapport. Nous voudrions
également encourager la Turquie à régler sans plus tarder les problèmes évoqués
dans le présent rapport, tout en soulignant que le Conseil de l’Europe,
et la Commission de Venise en particulier, restent à la disposition
des autorités turques. Nous avons la ferme conviction que la Turquie
doit dépasser ses difficultés actuelles et renouer avec son agenda
de réformes.
80. Il apparait que l’évolution récente de la situation concernant
la liberté des médias et la liberté d’expression, l'érosion de l'Etat
de droit et les violations alléguées des droits de l’homme liées
aux opérations de sécurité antiterroristes menées dans le sud-est
de la Turquie menacent le fonctionnement des institutions démocratiques
de ce pays et compromettent le respect de ses obligations vis-à-vis
du Conseil de l’Europe. L’Assemblée devrait de ce fait continuer
à suivre de près les questions soulevées dans ce rapport, en particulier
la situation des droits de l’homme dans le sud-est de la Turquie,
sur la base des informations fournies par sa commission de suivi.
L’Assemblée devrait également inviter les autorités turques à répondre aux
exigences restées en suspens dans le cadre du dialogue postsuivi
avec l’Assemblée parlementaire.