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Résolution 2121 (2016)

Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 22 juin 2016 (23e et24e séances) (voir Doc. 14078 et addendum, rapport de la commission pour le respect des obligations et engagements des Etats membres du Conseil de l'Europe (commission de suivi), corapporteures: Mme Ingebjørg Godskesen etMme Nataša Vučković). Texte adopté par l’Assemblée le 22 juin 2016 (24e séance).

1. La Turquie est engagée dans un dialogue postsuivi avec l’Assemblée parlementaire depuis 2004. Dans sa Résolution 1925 (2013) sur le dialogue postsuivi avec la Turquie, l’Assemblée encourage la Turquie, membre fondateur du Conseil de l’Europe et partenaire stratégique pour l’Europe, à poursuivre ses efforts pour mettre sa législation et ses pratiques en conformité avec les normes du Conseil de l’Europe, et pour répondre aux exigences du dialogue postsuivi restées en suspens. Avec la guerre qui sévit en Syrie et dans les pays voisins, et les attaques terroristes perpétrées sur son sol, la situation géopolitique de la Turquie reste délicate et complexe. La poursuite du conflit en Syrie a intensifié l’afflux massif de réfugiés sur son territoire. L’Assemblée salue une nouvelle fois l’effort remarquable fait par le pays depuis 2011 pour accueillir pas loin de 3 millions de réfugiés (dont 262 000 dans des camps), à qui il faut assurer l’accès à un hébergement, à l’éducation et aux services médicaux et sociaux. Depuis plus de cinq ans, la Turquie applique une «politique de la porte ouverte» à l’égard des Syriens qui fuient le climat de guerre dans leur pays et, conformément à ses obligations internationales, met en œuvre le principe de «non-refoulement». L’Assemblée salue les mesures adoptées par les autorités turques pour améliorer les conditions de vie des réfugiés syriens, en particulier celles qui leur permettent d’obtenir un permis de travail depuis le 15 janvier 2016. L’Assemblée se félicite aussi des efforts financiers exceptionnels consentis par l’Etat pour faire face à cette situation, même s’il subsiste des problèmes, notamment le fait que 400 000 enfants syriens réfugiés sont privés de toute éducation.
2. En août 2014, pour la première fois, le Président de la République a été élu au suffrage direct. Des élections législatives se sont tenues le 7 juin 2015, et des élections législatives anticipées ont été organisées le 1er novembre 2015. Alors que le Parti de la justice et du développement (AKP) a obtenu la majorité au parlement en novembre 2015, le Parti démocratique des peuples (HDP) – parti politique pro-kurde, précédemment entré au parlement par l’élection de candidat/es indépendant/es ayant par la suite formé un groupe politique – a fait son entrée au parlement pour la première fois en tant que parti, et ce malgré le seuil électoral de 10 %, dont l’Assemblée a demandé à plusieurs reprises l’abaissement sensible.
3. Pour la Turquie, l’intégration dans l’Union européenne reste un objectif stratégique. Dans le contexte de l’accord de 2016 entre l’Union européenne et la Turquie concernant la crise des migrants et de la mise en œuvre d’une feuille de route sur la libéralisation du régime des visas, l’Assemblée se félicite de la récente ratification du Protocole no 15 portant amendement à la Convention européenne des droits de l’homme (STCE no 213), de la Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme (STCE no 198), de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE no 197), du Protocole additionnel à la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées (STE no 167). L’Assemblée réaffirme sa conviction que l’ouverture de chapitres additionnels à l’acquis communautaire, en particulier les chapitres 23 (pouvoir judiciaire et droits fondamentaux) et 24 (justice, liberté et sécurité), permettrait de consolider le processus de réforme et de conforter l’action du Conseil de l’Europe auprès de la Turquie pour l’amener à harmoniser sa législation et sa pratique avec les normes du Conseil de l’Europe. Les relations entre la Turquie et l’Union européenne, qui devraient être renforcées, seront d’une grande importance non seulement pour la stabilité et la prospérité des deux parties, mais aussi pour la région tout entière.
4. Les récents développements intervenus en Turquie concernant la liberté d’expression et la liberté des médias, l’érosion de l’Etat de droit et les violations des droits de l’homme liées aux opérations de sécurité antiterroristes menées dans le sud-est de la Turquie soulèvent, toutefois, de sérieuses questions quant au fonctionnement de ses institutions démocratiques. Ces constats sont corroborés par de récents rapports adoptés par plusieurs mécanismes de suivi du Conseil de l’Europe, notamment la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), le Groupe d’Etats contre la corruption (GRECO) et le Bureau du Commissaire aux droits de l’homme, qui font apparaître les mêmes préoccupations profondes auxquelles la Turquie devrait répondre sans plus attendre.
5. La révélation d’affaires de corruption les 17 et 25 décembre 2013, dans lesquelles quatre ministres et le fils de M. Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre, étaient soupçonnés d’être impliqués, a été le point de départ de changements dans les processus politiques nationaux, en particulier l’adoption de législations restrictives (modifications apportées au Code pénal et au Code de procédure pénale en 2014, et loi sur la sécurité intérieure de mars 2015), un contrôle renforcé de l’exécutif sur le judiciaire (amendements à la loi sur le Conseil supérieur de la magistrature en 2014), la création de tribunaux spéciaux («magistrature pénale de paix») en juin 2014 et l’adoption de la loi no 5651 relative à internet en mars 2015, qui renforce la capacité de l’autorité turque de régulation des télécommunications (TIB) à bloquer des sites web.
6. L’Assemblée regrette que les pourparlers de paix pour résoudre la question kurde aient tourné court à l’été 2015, compromettant le processus d’élargissement des droits linguistiques et culturels de la communauté kurde, lancé et promu dans la période qui a précédé, y compris par sa représentation politique au parlement après la tenue des élections législatives et des élections législatives anticipées de 2015. La rupture des pourparlers de paix en avril 2015 s’est soldée par une montée de la violence et des attaques terroristes en juillet 2015, des attentats à la bombe par le PKK et des mesures de représailles par les forces de sécurité turques, dont des couvre-feux imposés depuis décembre 2015 dans plusieurs districts du sud-est de la Turquie pour la conduite d’opérations de sécurité.
7. Dans ce contexte, l’Assemblée se déclare très préoccupée par la décision, adoptée le 20 mai 2016 par la Grande Assemblée nationale turque, de lever l’immunité d’un grand nombre de parlementaires en suspendant à titre provisoire l’article 83 (première phrase) de la Constitution, ce qui exclut un examen au cas par cas des éléments de fond des affaires. Bien que les parlementaires de tous les groupes politiques soient concernés, l’Assemblée note avec inquiétude que cette décision touche de façon disproportionnée les partis d’opposition, en particulier le parti HDP, dont de nombreux membres ont été mis en examen en raison de leurs déclarations en vertu de la loi antiterroriste (no 3713). L’Assemblée, réitérant son appel formulé dans la Résolution 1925 (2013), exhorte le Gouvernement turc à revoir la législation et les pratiques en matière de terrorisme conformément aux normes européennes, afin de réduire la portée de sa définition et d’introduire un critère de proportionnalité.
8. L’Assemblée rappelle que l’immunité parlementaire devrait avant tout permettre aux élus de travailler et de s’exprimer sans craindre d’être harcelés par le pouvoir exécutif, les tribunaux ou des opposants politiques. Elle est donc préoccupée par les conséquences politiques potentielles de cette décision, qui pourrait porter atteinte à la vie parlementaire et nuire à l’environnement politique sain dont la Turquie a besoin pour relever les défis actuels, notamment les menaces terroristes et le besoin urgent de résoudre le problème kurde par des moyens politiques et pacifiques. Dans un contexte marqué par des allégations de manque d’indépendance du système judiciaire, l’Assemblée exhorte les autorités turques à s’assurer que les poursuites engagées contre des parlementaires sont conduites dans le respect des normes du Conseil de l’Europe en matière de procédures et de procès équitables, et de la liberté d’expression, que la Turquie s’est engagée à défendre.
9. Ces dernières années, la Turquie a été confrontée à des attaques terroristes massives et répétées, perpétrées par «l’Etat islamique de l’Irak et du Levant» (EIIL/Daech), le «Parti des travailleurs du Kurdistan» (PKK) et le «Parti des Faucons de la liberté du Kurdistan» (TAK), affilié au PKK. Ces attaques ont fait des centaines de victimes à Ankara, Suruç, Istanbul, Bursa ou Diyarbakır. En outre, la ville frontalière de Kilis a été visée par des tirs d’obus venus du territoire syrien. L’Assemblée condamne catégoriquement ces attaques ainsi que tous les actes terroristes et les violences, qu’ils soient le fait du PKK, de Daech ou de toute autre organisation, qui ne sauraient en aucun cas être tolérés. L’Assemblée insiste sur le droit et le devoir de la Turquie de lutter contre le terrorisme et de résoudre les questions de sécurité afin de protéger ses citoyens. Elle rappelle toutefois que les opérations de sécurité doivent être conduites dans le respect du droit international, et conformément au principe de proportionnalité et de nécessité. Il convient de trouver le juste équilibre entre sécurité et liberté individuelle en Turquie.
10. Les opérations de sécurité se sont considérablement intensifiées dans le sud-est de la Turquie depuis août 2015. En dépit des assurances données par les autorités turques de maintenir un équilibre entre la liberté et la sécurité dans les opérations policières et militaires dans le sud-est de la Turquie, de façon à protéger le droit à la vie des citoyens, qui est le droit le plus fondamental, et à garantir la sécurité publique, l’Assemblée est vivement préoccupée par les conséquences, sur le plan humain, des couvre-feux de longue durée sans précédent, imposés 24 heures sur 24 dans 22 districts, dont Sur, Silvan (province de Diyarbakır), Nusaybin, Dargeçit (province de Mardin), le centre de Sirnak, Cizre, Silopi, Idil (province de Sirnak) et Yüksekova (province de Hakkari). Ces couvre-feux affectent 1,6 million de personnes et ont eu pour conséquence le déplacement d’au moins 355 000 personnes et des restrictions d’accès à l’eau, à l’électricité, à l’éducation et aux soins de santé, y compris les soins médicaux d’urgence, avec une issue fatale pour beaucoup d’habitants. La Fondation des droits de l’homme de Turquie a rapporté la mort d’au moins 338 civils au 20 avril 2016. Selon le ministère de l’Intérieur, entre juillet 2015 et le 13 mai 2016, ces opérations avaient causé la mort de 458 agents des services de sécurité et 3 321 d’entre eux avaient été blessés, tandis que le chef d’état-major de l’armée turque annonçait que 2 583 membres du PKK avaient été tués sur le territoire turc et 2 366 autres en Irak lors de frappes aériennes, à la date du 23 mai 2016.
11. Comme cela est clairement expliqué dans l’avis de la Commission de Venise en réponse à la demande du président de la commission de suivi de l’Assemblée, «les couvre-feux imposés depuis août 2015 n’ont pas eu comme fondement le cadre constitutionnel et législatif qui régit de manière spécifique, en Turquie, le recours à des mesures d’exception, y compris le couvre-feu. Pour être conforme à ce cadre, toute décision de couvre-feu devrait être associée à un état d’exception tel que ceux prévus par la Constitution aux articles 119 à 122». Selon ces articles de la Constitution, les couvre-feux ne peuvent être déclarés que dans le contexte d’une loi martiale ou d’un état d’exception, dont l’application requiert une décision du parlement – qui n’a jamais été prise. L’Assemblée attend de la Turquie qu’elle respecte ses propres lois et modifie son cadre juridique conformément à l’avis de la Commission de Venise sur cette question, daté du 13 juin 2016.
12. Malgré les efforts déployés par les autorités turques pour assurer aux personnes déplacées l’accès à la nourriture et à un hébergement, à des emplois temporaires par l’intermédiaire des agences de placement de l’Etat et à des prestations sociales, y compris une compensation pour la perte de revenus, l’avenir de ces personnes reste incertain. Il semble que de grandes parties des zones soumises à des couvre-feux aient été détruites pendant et suite aux couvre-feux, et durant les opérations de déminage mises en œuvre par la suite pour éliminer les engins explosifs enterrés. Cette situation est particulièrement regrettable dans le quartier historique de Sur, qui a été inscrit au patrimoine culturel mondial de l’UNESCO en 2015.
13. Il y a eu des allégations d’atteintes graves aux droits de l’homme, notamment à Cizre, qui exigent que soient conduites des enquêtes appropriées et effectives, et que des éléments de preuve soient collectés avant que les zones ne soient nettoyées. L’Assemblée considère que l’accès à l’information, favorisé par la présence accrue des médias et une couverture médiatique impartiale et fiable de la situation dans le sud-est de la Turquie, mais aussi la transparence des procédures et la poursuite des auteurs de crimes ou de violations des droits de l’homme pourraient contribuer à la restauration de la confiance. L’Assemblée note que la Turquie est l’un des 116 pays qui propose une invitation ouverte aux procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies depuis 2001. L’Assemblée se félicite des récentes visites du Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées ou involontaires en mars 2016 et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. Nils Muižnieks, dans le sud-est du pays en avril 2016, ainsi que de la visite annoncée de représentants du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme. Elle invite la Turquie à envisager la constitution d’une équipe d’enquête formée d’experts indépendants et de personnalités bénéficiant de la confiance de tous les groupes de la société turque, qui serait chargée d’observer la situation en matière de droits de l’homme dans les districts touchés et de publier des rapports crédibles. L’Assemblée encourage par ailleurs la Turquie à renforcer les organismes nationaux indépendants de défense des droits de l’homme de manière à raffermir la confiance des citoyens dans ces mécanismes, et à intensifier leur utilisation.
14. L’Assemblée exprime également sa vive préoccupation après la mort de quatre civils (Hüseyin Paksoy (16 ans), Serhat Altun, Cihan Karaman et Orhan Tunç) grièvement blessés pendant le couvre-feu à Cizre. Au mépris des mesures provisoires de la Cour européenne des droits de l'homme, le Gouvernement turc a refusé l’accès de ces civils à une assistance médicale. L’Assemblée note que M. Ramazan Demir, l’avocat qui avait saisi la Cour pour demander des mesures provisoires afin que ces personnes et plusieurs autres civils blessés puissent être transférés vers des hôpitaux, a été arrêté le 4 juin 2016.
15. L’Assemblée note que des enquêtes administratives ont été ouvertes contre 63 agents des services de sécurité en raison de leur comportement répréhensible au cours des opérations menées dans le sud-est de la Turquie. Elle attend des autorités turques qu’elles mènent des enquêtes effectives sur toutes les accusations de mauvais comportement de la part des membres des services de sécurité pendant ces opérations. Toutefois, l’Assemblée est horrifiée par les préparatifs en vue de l’adoption d’une nouvelle loi rétroactive, déjà approuvée par la Commission parlementaire de la défense nationale, qui permet les poursuites judiciaires pour les violations des droits de l’homme commises par le personnel militaire avec l’autorisation de leurs supérieurs et autorise l’armée à mener des opérations de sécurité en passant outre la compétence des tribunaux sous prétexte d’urgence. L’Assemblée est extrêmement préoccupée par cette évolution, qui pourrait porter davantage atteinte à l’Etat de droit.
16. L’adoption par le gouvernement d’un décret d’urgence sur l’expropriation le 21 mars 2016 concernant Sur (Diyarbakır) a provoqué des inquiétudes parmi les personnes déplacées. Le manque d’informations sur les procédures judiciaires, les futurs projets de construction urbaine et le droit des personnes déplacées à retourner vivre dans leur quartier soulèvent de nombreuses questions. L’absence d’informations transparentes tend à nourrir les craintes et l’insécurité des personnes concernées. L’Assemblée attend de la Turquie qu’elle prenne dûment en compte les besoins de la population locale et qu’elle garantisse une juste compensation pour les pertes endurées par les civils en cas de procédures d’expropriation – qu’il faudrait mettre en œuvre dans le respect des normes du Conseil de l’Europe et compte tenu des droits de propriété et de leurs garanties en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention, STE n° 5).
17. L’Assemblée est aussi vivement préoccupée par le risque que les tensions et les conflits se propagent à d’autres régions de la Turquie. Elle exhorte le PKK à cesser ses attaques terroristes et à déposer les armes. L’Assemblée exhorte aussi le Gouvernement turc à recourir à des moyens politiques pour enrayer l’escalade de la violence. Le Parlement turc, qui pourrait s’ériger en tribune politique pour une résolution pacifique des conflits, devrait envisager de mettre en place des mécanismes permettant de relancer le processus de paix, dont une commission parlementaire multipartite jointe, ou une commission «vérité et réconciliation» qui impulserait un nouvel élan au processus et permettrait de guérir les traumatismes du passé. Toutes les forces politiques concernées doivent pouvoir réfléchir à des solutions politiques au sein du parlement. Un système approprié d’inviolabilité parlementaire – ne couvrant pas les propos incitant à la haine, à la violence ou encore à la destruction des droits ou libertés démocratiques – est par conséquent nécessaire pour garantir que les questions d’intérêt public peuvent être débattues avec les représentants élus sans la crainte d’une ingérence de l’exécutif ou du judiciaire.
18. L’Assemblée est également préoccupée par l’arrestation, dans le sud-est de la Turquie, de 21 maires kurdes démocratiquement élus et la destitution de 31 autres, justifiées par l’accusation controversée d’avoir «aidé et encouragé une organisation terroriste», ce qui aggrave encore la condition des pouvoirs locaux, déjà affaiblis, des zones de conflit. L’Assemblée appelle les responsables politiques, aux niveaux central et local, à adopter une approche plus inclusive et tolérante pour résoudre les problèmes existants par le dialogue et la responsabilité partagée. Les partis politiques démocratiques devraient condamner et adopter une position ferme contre le terrorisme, dans le plein respect des droits de l’homme, de l’Etat de droit et des normes du Conseil de l’Europe.
19. La préparation annoncée d’une législation habilitant les gouverneurs à nommer de nouveaux maires soulève aussi des questions concernant le respect des dispositions de la Charte européenne de l’autonomie locale (STE no 122), que la Turquie a ratifiée en 1992. L’Assemblée réitère son appel lancé à la Turquie, conformément aux exigences du dialogue postsuivi, de poursuivre la décentralisation dans le plein respect de l’intégrité territoriale du pays, et de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (STE no 148) et la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (STE no 157), qui pourraient, de plus, aider à restaurer la confiance entre les communautés.
20. Concernant la liberté d’expression et la liberté des médias, l’Assemblée partage les préoccupations du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe quant à l’ampleur alarmante du recours à une notion extrêmement large du terrorisme pour punir des déclarations non violentes et la criminalisation du moindre message qui semble simplement coïncider avec des intérêts perçus comme étant ceux d’une organisation terroriste. L’Assemblée exhorte la Turquie à se conformer pleinement à ses obligations en vertu de tous les traités relatifs aux droits de l’homme qu’elle a ratifiés. L’Assemblée reste préoccupée par l’interprétation extensive de la loi antiterroriste, en contradiction avec les normes du Conseil de l’Europe. Elle renouvelle par conséquent l’appel lancé à la Turquie en 2013 de revoir la définition des infractions liées au terrorisme et à l’appartenance à une organisation criminelle, conformément au «Plan d’action sur la prévention des violations de la Convention européenne des droits de l’homme», adopté par la Turquie en février 2014.
21. Rappelant sa Résolution 2035 (2015) sur la protection de la sécurité des journalistes et de la liberté des médias en Europe, l’Assemblée s’inquiète des événements intervenus récemment dans le domaine de la liberté d’expression et de la liberté des médias, qu’il convient de comprendre à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 10 de la Convention. Elle s’inquiète notamment de ce que les transferts de la propriété de sociétés de médias servant des intérêts commerciaux aient eu pour objectif, et pour résultat, l’exercice d’une influence politique significative sur les médias.
22. L’Assemblée considère que l’application abusive de l’article 299 (offense au Président de la République) – dans quelque 2 000 affaires en deux ans impliquant des journalistes et des universitaires, mais aussi des citoyens ordinaires – conduit à une restriction excessive de la liberté d’expression, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 10 de la Convention. Elle rappelle à ce propos que les affaires de diffamation peuvent être examinées dans le cadre de procédures civiles ou au titre des dispositions générales de l’article 125 du Code pénal sur l’injure.
23. L’Assemblée condamne l’initiative du ministère turc des Affaires étrangères qui appelle ses citoyens résidant à l’étranger à dénoncer tout manque de respect à l’égard du Président de la Turquie en vue d’engager des poursuites dans les pays concernés.
24. L’Assemblée est profondément préoccupée par les poursuites engagées à l’encontre de journalistes d’investigation à la suite de leurs enquêtes sur des questions d’intérêt général. Le journalisme d’investigation, national comme étranger, devrait pouvoir s’exercer sur tous les sujets, et dans toutes les régions. L’Assemblée est consternée par les peines de prison sévères prononcées à l’encontre de ces journalistes. Elle attend des institutions judiciaires qu’elles prennent à l’avenir leurs décisions à la lumière de la jurisprudence bien établie de la Cour européenne des droits de l’homme, et des autorités qu’elles harmonisent la législation et son interprétation par les juridictions internes avec les normes du Conseil de l’Europe en la matière. A cet égard, l’Assemblée salue le rôle important joué par la Cour constitutionnelle de la Turquie pour garantir la liberté d’expression et la liberté des médias, ainsi que par les requêtes individuelles devant la Cour constitutionnelle, qui restent un moyen efficace de protéger les droits énoncés par la Convention européenne des droits de l’homme.
25. Les poursuites engagées à l’encontre d’universitaires qui avaient signé une déclaration de paix appelant à mettre fin à la campagne militaire dans le sud-est de la Turquie et accusant le gouvernement de violer le droit international («Nous ne cautionnons pas ce crime!») sont un autre exemple qui soulève de graves questions quant à la portée de la loi antiterroriste. Sur les 1 128 signataires initiaux de la déclaration, 495 universitaires font l’objet d’une enquête. Le 14 janvier 2016, la police aurait brièvement arrêté 27 d’entre eux. Le 15 janvier 2016, le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe a fait une déclaration exprimant sa préoccupation à propos de ces arrestations. Quatre signataires (Esra Mungan, Muzaffer Kaya, Kıvanç Ersoy et Meral Camcı) ont été arrêtés et placés en garde à vue le 16 mars 2016 pour «propagande terroriste» (article 7/2 de la loi antiterroriste). Lors de la première audience, le procureur a décidé d’abandonner les chefs d’inculpation de terrorisme et a envisagé d’ouvrir une information judiciaire en vertu de l’article 301 du Code pénal (propos injurieux vis-à-vis de l’Etat) – sous réserve de l’autorisation du ministre de la Justice. Dans l’intervalle, les quatre universitaires ont été relâchés, le 22 avril 2016. Des poursuites disciplinaires et pénales ont été engagées contre d’autres signataires d’une déclaration appelant à mettre fin à la violence qui, selon le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, restait dans les limites de la liberté d’expression, que l’on soit d’accord ou non avec leurs messages.
26. L’Assemblée reste préoccupée par le grand nombre de sites web bloqués (110 000) et de demandes de fermeture de comptes Twitter. Le blocage de sites web semble être une mesure extrêmement disproportionnée, qui fait obstacle au droit du public de recevoir et de se voir fournir des informations sur internet, et qui a des incidences négatives sur le pluralisme des médias et la liberté d’expression. L’Assemblée exhorte la Turquie à renforcer son cadre juridique conformément à la Convention européenne des droits de l’homme, et notamment à réexaminer la loi no 5651 relative à internet, conformément aux recommandations de la Commission de Venise (à adopter en juin 2016), concernant la réglementation des publications sur internet et la lutte contre les crimes commis au moyen de ces publications.
27. L’Assemblée rappelle que les journalistes et d’autres acteurs des médias apportent une contribution essentielle au débat public et aux processus de formation de l’opinion, qui sont nécessaires dans une société démocratique. Les Etats membres du Conseil de l’Europe ont l’obligation positive de garantir la liberté d’expression, la protection des journalistes et l’accès à l’information, et d’instaurer les conditions permettant aux journalistes de jouer le rôle de «chiens de garde» publics ou sociaux et d’informer le public sur des questions d’intérêt général et d’intérêt public. Trop de mesures actuellement prises par les autorités, notamment des enquêtes et des poursuites, mais aussi l’interprétation du Code pénal par les juridictions internes, ont un effet dissuasif sur les médias. Les attaques à l’encontre de journalistes et d’organes de presse, la saisie de médias (qui porte atteinte aux droits de propriété), les pressions exercées sur les journalistes et la sanction de journalistes qui ne font que leur métier conduisent à l’autocensure. L’Assemblée exhorte par conséquent la Turquie à assurer un environnement favorable à la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la Convention et à mettre en œuvre la Recommandation CM/Rec(2016)4 du Comité des Ministres sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et des autres acteurs des médias.
28. L’Assemblée considère qu’améliorer encore le cadre juridique pourrait aider le pays à venir à bout des restrictions à la liberté d’expression. A la lumière de l’avis de mars 2016 de la Commission de Venise, l’Assemblée invite la Turquie:
28.1. à abroger l’article 299 du Code pénal (offense au Président de la République);
28.2. à abroger l’article 301 (dénigrement de la nation turque, de l’Etat de la République turque, des organes et des institutions de l’Etat) ou à le modifier, afin de garantir que toutes les notions qui y figurent sont claires, précises et prévisibles, et d’assurer que cette disposition ne s’applique qu’aux discours incitant à la violence ou à la haine et que son interprétation par les tribunaux internes est conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme;
28.3. à limiter l’application de l’article 216 et à recourir à des sanctions pénales – proportionnées – uniquement dans les cas d’incitation ouverte à la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et non pour réprimer les critiques sévères à l’égard des politiques gouvernementales. En outre, cette disposition devrait s’appliquer uniquement aux cas extrêmes d’injure à caractère religieux troublant intentionnellement et gravement l’ordre public, ou d’appels à la violence publique, et non en cas de simple blasphème;
28.4. à garantir une interprétation stricte de l’article 314 (appartenance à une organisation armée), afin de limiter son application aux cas qui n’impliquent pas l’exercice des droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion, conformément aux critères établis dans la jurisprudence de la Cour de cassation, selon laquelle les actes attribués à un défendeur doivent, dans «leur continuité, leur diversité et leur intensité», montrer le «lien organique» que le défendeur entretient avec une organisation armée ou prouver que celui-ci a agi sciemment et délibérément au sein de la «structure hiérarchique» de l’organisation.
29. L’Assemblée encourage les autorités turques à examiner ces propositions au sein du groupe de travail sur la liberté d’expression créé en 2016 par le ministère de la Justice et le Conseil de l’Europe, dans le cadre du Plan d’action de la Turquie sur la prévention des violations de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle s’attend à ce que les amendements nécessaires à la législation soient préparés et adoptés en consultation avec le Conseil de l’Europe.
30. L’Assemblée exhorte la Turquie à poursuivre sa coopération avec le Conseil de l’Europe et à mettre en œuvre les recommandations du GRECO dans le cadre de sa stratégie de réforme de la justice qui vise le développement d’un système de justice plus fiable, le fonctionnement indépendant et impartial des services judiciaires, et la tenue de procès dans des délais raisonnables. Elle se félicite de l’adoption le 30 avril 2016 d’un «Plan d’action (2016-2019) sur l’amélioration de la transparence et l’intensification de la lutte contre la corruption» pour traiter ces questions, qui est une première étape.
31. Concernant le respect de la prééminence du droit, l’Assemblée est vivement préoccupée par les propos tenus récemment par le Président de la République et par des ministres qui ont affirmé ne pas respecter une décision de la Cour constitutionnelle concluant à l’illégalité de la détention provisoire de journalistes d’investigation, qui se fondait sur la jurisprudence de la Convention européenne des droits de l’homme. L’Assemblée exhorte les autorités turques à s’abstenir de toute ingérence indue dans la justice et de toute remise en cause de la prééminence du droit. Elle se félicite toutefois de ce que l’ensemble des décisions de la Cour constitutionnelle résultant de requêtes individuelles aient été appliquées.
32. L’indépendance du système judiciaire est garantie par la Constitution. Depuis le référendum constitutionnel de 2010, plusieurs paquets de réformes judiciaires ont été mis en œuvre. Ils prévoyaient l’implication plus forte des procureurs et des juges élus au sein du Conseil supérieur de la magistrature, ce qui constituait une évolution positive. Toutefois, les développements récents et les amendements à la loi relative au Conseil supérieur de la magistrature, en 2014, soulèvent la question du manque d’indépendance du pouvoir judiciaire et de l’ingérence indue de l’exécutif dans la justice.
33. Le GRECO a noté, dans son rapport de mars 2016, que la nomination des membres élus du Conseil supérieur de la magistrature en 2014, le recours à des procédures disciplinaires, notamment le limogeage d’un certain nombre de membres de l’appareil judiciaire, ainsi que l’influence potentielle de l’exécutif sur cet organe ont alimenté encore davantage le débat sur le rôle et l’indépendance du Conseil supérieur de la magistrature, et érodé sérieusement la confiance du public dans ses institutions judiciaires. L’Assemblée partage ces préoccupations et invite la Turquie:
33.1. à mettre en œuvre les recommandations du GRECO, notamment pour renforcer l’inamovibilité des juges et garantir que l’évaluation de la performance des juges et des procureurs, ainsi que les procédures disciplinaires à leur encontre sont libres de toute influence indue;
33.2. à réviser à nouveau la loi sur le Conseil supérieur de la magistrature pour réduire l’influence du pouvoir exécutif en son sein.
34. L’Assemblée note aussi qu’en 2014 la lutte contre le terrorisme a été étendue au mouvement Gülen (soi-disant «structure parallèle d’Etat»), ancien allié du parti AKP. La purge destinée à éliminer les prétendus partisans gülenistes des institutions de l’Etat pose la question des garanties procédurales. Cette entreprise, et notamment le grand nombre de mutations, arrestations et détentions de juges et de procureurs, a eu une incidence en particulier sur le système judiciaire et pourrait avoir un effet dissuasif sur ses membres.
35. Enfin, alors que l’Assemblée salue la création de cours régionales, elle note que le projet de loi portant sur la restructuration de la Cour de Cassation et du Conseil d’Etat suscite des interrogations. Elle demande de ce fait à la Commission de Venise un avis sur ce projet de loi, ainsi que sur les aspects constitutionnels de la désignation des membres de ces hautes juridictions. L’Assemblée invite par ailleurs les autorités compétentes à solliciter l’avis de la Cour constitutionnelle turque et à s’assurer également que la loi adoptée tiendra compte des recommandations de la Commission de Venise.
36. L’Assemblée conclut que l’évolution récente de la situation concernant la liberté des médias et la liberté d’expression, l’érosion de l’Etat de droit et les violations des droits de l’homme liées aux opérations de sécurité antiterroristes menées dans le sud-est de la Turquie menacent le fonctionnement des institutions démocratiques de ce pays et le respect de ses obligations vis-à-vis du Conseil de l’Europe. L’Assemblée continuera de suivre de près les questions soulevées dans cette résolution, en particulier la situation des droits de l’homme dans le sud-est de la Turquie, sur la base des informations fournies par sa commission de suivi. L’Assemblée rappelle que les autorités turques sont invitées à répondre aux exigences restées en suspens dans le cadre du dialogue postsuivi avec l’Assemblée parlementaire. Elle réitère la disposition du Conseil de l’Europe, en particulier de la Commission de Venise, à soutenir les efforts déployés par les autorités turques en ce sens. L’Assemblée note que les progrès accomplis sur les 12 points du dialogue postsuivi, y compris les points soulevés dans la présente résolution, feront l’objet d’un examen dans le rapport de postsuivi qui sera présenté en 2017.