1. Origine,
portée et objectifs du rapport
1. Au cours des dernières décennies,
les syndicats européens ont joué un rôle important dans les négociations
entre employeurs, employés et l’Etat, ce qui a permis de conclure
des conventions collectives largement reconnues dans certains secteurs
économiques. D’une manière générale, ce «dialogue social» est considéré
comme une composante essentielle du modèle social européen et comme
un atout pour les économies de marché européennes.
2. Si, traditionnellement, les syndicats ont eu une influence
et un rôle différents en fonction des pays européens, on observe
depuis quelques temps des tendances générales comparables dans plusieurs
pays, à savoir: un déclin général du nombre de syndiqués; une décentralisation
des conventions collectives à l’échelle de l’entreprise; une proportion
plus importante de travailleurs précaires non couverts par les conventions collectives;
et une évolution du fonctionnement interne des syndicats. Ces évolutions
ont tendance à affaiblir la position des syndicats dans les processus
de négociation collective et à réduire leur rôle parmi les partenaires
sociaux. L’influence des syndicats dans les fonds de pensions est
importante, mais révèle les responsabilités sociales auxquelles
ils sont confrontés en agissant en tant qu’acteurs économiques.
Etre considérés comme ne respectant pas ces lignes pourrait les
affaiblir auprès de leurs adhérents, de l’avis de certains. Ils
pourraient, par exemple, être perçus comme étant placés dans une
position contradictoire au même moment où ils défendent à la fois
l’infrastructure et y cherchent des opportunités d’investissement.
D’un autre côté, certains avancent que les investissements prudents
et socialement responsables pourraient être acceptables.
3. Ce rapport (fondé sur une proposition de résolution que j’avais
déposée moi-même avant d’être nommé rapporteur) vise par conséquent
en premier lieu à examiner s’il existe une corrélation directe entre
l’évolution du fonctionnement et du rôle des syndicats d’une part
et l’augmentation des inégalités observée dans de nombreux pays
européens d’autre part – une approche dont on peut considérer en
partie qu’elle s’inscrit dans la continuité de la
Résolution 2033 (2015) de l’Assemblée parlementaire sur la protection du droit
de négociation collective, y compris le droit de grève. Outre le
fait que je prolongerai la réflexion de ce texte antérieur qui préconise
de protéger le dialogue social, j’étudierai également comment les
partenaires sociaux dans les Etats membres doivent s’adapter à de
nouvelles réalités et comment un dialogue social équilibré associant
des partenaires forts, de tous camps, peut être maintenu.
4. Parallèlement à mon initiative personnelle, le groupe des
Conservateurs européens a récemment exprimé à deux occasions au
Bureau de l’Assemblée la crainte que les grèves continues et généralisées
et les manifestations de nature plus politique n’aient des conséquences
sur le droit au travail en empêchant les travailleurs de se rendre
sur leur lieu de travail, en perturbant le fonctionnement des services
publics ou, pour certains participants aux grèves et aux protestations,
en recourant à la violence et en causant des dégâts matériels.
5. En réponse, le Bureau a décidé de saisir la commission des
questions sociales, de la santé et du développement durable pour
qu’elle élabore un rapport sur le thème suivant: «Appel urgent à
une plus grande solidarité: droit au travail et droit de grève»
(en temps utile pour pouvoir tenir un débat au cours de la partie
de session de janvier 2017). Par ce mandat, la commission a été
chargée d’examiner les mesures susceptibles de protéger le droit
au travail dans un contexte de grèves et de protestations généralisées.
A sa réunion du 23 juin 2016, la commission a décidé de fusionner
ce deuxième renvoi avec le premier rapport, pour lequel j’avais
déjà été nommé rapporteur, et elle m’a demandé d’intégrer ces questions
dans un seul rapport à élaborer pour janvier 2017. Ce mandat a été
confirmé lors de la réunion ultérieure, le 21 septembre 2016 à Paris,
où la majorité de la commission s’est à nouveau déclarée convaincue
qu’il n’était pas nécessaire de préparer un rapport distinct.
6. Afin de prendre en compte les intentions et les interrogations
qui sous-tendent les deux renvois en commission évoqués plus haut
et d’adopter une vision équilibrée, j’analyserai les dernières tendances
du syndicalisme, les mesures à prendre pour maintenir un dialogue
social fort et équilibré (dans le prolongement des résolutions antérieures
de l’Assemblée), la manière dont les mouvements de grève et de protestation peuvent
mettre en péril nos économies et le champ possible des mesures à
appliquer pour garantir le droit au travail de manière totalement
démocratique, conformément aux normes européennes et internationales.
2. Tendances et défis concernant les syndicats
7. Selon la conception promue
par l’Organisation internationale du travail (OIT) et pleinement
partagée par l’Assemblée parlementaire, le dialogue social représente
un pilier important du modèle social européen. L’OIT définit généralement
la négociation collective comme «un moyen essentiel par lequel les
employeurs et leurs organisations ainsi que les syndicats peuvent
établir des salaires et des conditions de travail équitables. Elle est
également à la base de relations de travail constructives»
. Conformément à cette conception
et à ce fonctionnement, les syndicats ont toujours été des acteurs
importants des évolutions socio-économiques survenues en Europe
au cours des dernières décennies. Tout changement concernant leur
rôle et leur fonctionnement est par conséquent associé à d’autres
tendances, telles que les tendances économiques générales (mondialisation,
délocalisation de la production, développement de l’économie de
plateforme ou «économie à la demande», flexibilité de la production,
etc.), la nature du dialogue social d’une manière générale, les
outils utilisés dans les conflits du travail, mais aussi le résultat
des processus de négociation socio-économique, qui peut avoir une
incidence sur la répartition des revenus et le niveau des inégalités.
8. Je rappelle que l’Assemblée parlementaire a déjà mis en évidence
ces dernières années certaines des tendances touchant les syndicats
et le dialogue social. La
Résolution
2033 (2015) sur la protection du droit de négociation collective,
y compris le droit de grève, montrait comment, pendant la crise
économique, les conventions collectives avaient été affaiblies et
le droit de grève limité, et soulignait la nécessité de protéger les
droits de négociation collective et de grève afin de garantir que
les travailleurs et leurs organisations puissent participer de fait
au processus économique pour défendre leurs intérêts en matière
de salaires, de conditions de travail et de droits sociaux. Dans
la
Résolution 2068 (2015) «Vers un nouveau modèle social européen», l’Assemblée
estime qu’il convient de maintenir des normes élevées en ce qui
concerne l’emploi et les conditions de travail, les systèmes de
protection sociale et les marchés du travail, ainsi que le bon fonctionnement
du dialogue social à divers niveaux et la qualité des services publics.
2.1. Le
rôle et le fonctionnement des syndicats: tendances récentes et répercussions
2.1.1. Un
taux de syndicalisation et une couverture des négociations collectives
plus faibles
9. Depuis plusieurs années et
dans toute l’Europe, les syndicats perdent des adhérents et voient
s’éroder leur pouvoir de négociation et leur influence politique,
notamment en raison de la crise économique et des programmes d’austérité,
qui ont aggravé ces conditions défavorables
.
Dans l’ensemble, les pays de l’Organisation de coopération et de
développement économiques (OCDE) ont en moyenne enregistré un déclin
du taux de syndicalisation de 21 % en 1999 à 16,7 % en 2014
. Dans l’Union européenne (28 pays
de l’Union européenne plus la Norvège et l’Islande), les taux de
syndicalisation varient considérablement, d’environ 85% en Islande,
70 % en Finlande, en Suède et au Danemark (où les prestations sociales
sont versées par le truchement des syndicats), à 8 % en France.
Toutefois, comme le montre le cas de la France, le taux de syndicalisation
n’est pas le seul indicateur de la force d’un syndicat; dans certains
pays où le nombre de syndiqués est faible, les syndicats n’en parviennent
pas moins à mobiliser un nombre important de travailleurs dans le
cadre des élections aux comités d’entreprise (en Espagne par exemple)
ou pour des grèves et des manifestations de masse (en France)
.
10. La baisse du taux de syndicalisation dans la plupart des pays
est liée à des transformations structurelles: le nombre d’industries
manufacturières s’est réduit; les processus de production ont été
numérisés; les structures économiques se sont fragmentées (par la
sous-traitance) et les entreprises multinationales ont rendu plus
difficile, pour les syndicats, de réglementer le travail
. En Europe, outre les transformations structurelles,
les mesures législatives relatives au salaire minimum non basé sur
des conventions collectives et des mécanismes d’extension tels que
ceux que nous avons dans mon pays, l’Islande, et à la lutte contre
la discrimination au travail notamment rendent moins pressant le
besoin d’adhérer à un syndicat. Incapables de répondre à certains
enjeux actuels, les syndicats semblent avoir perdu de leur attrait,
en particulier pour les jeunes travailleurs, les travailleurs indépendants
et les travailleurs précaires ou à temps partiel. Comme les conventions
collectives protègent souvent l’ensemble des travailleurs indépendamment
de leur adhésion à un syndicat (certains pays comme la France en
font même une exigence légale
), les acquis
syndicaux profitent parfois à des travailleurs non syndiqués; si
cette situation peut avoir une influence positive sur le nombre
de travailleurs couverts et leur protection, mais elle peut également
avoir des effets négatifs sur la syndicalisation des travailleurs
et l’influence des syndicats
.
11. Bien que de nombreux syndicats s’emploient à proposer à leurs
membres des services constructifs, on observe un recul continu du
nombre d’adhérents à travers l’Europe
. En conséquence, de plus en
plus de travailleurs sont exclus du champ de couverture du dialogue
social et les inégalités ne cessent de se creuser
. Dans
les pays d’Europe centrale et de l’Est en particulier, les syndicats
sont en mauvaise posture
du fait de leur rôle dans les
systèmes antérieurs: dans ces pays, les jeunes travailleurs considèrent
le mouvement syndical comme une relique de l’ère communiste
malgré
le rôle positif que ce mouvement a joué dans le processus d’adhésion
à l’Union européenne, ce qui se traduit par un taux de syndicalisation
au plus bas dans les Etats baltes
.
12. Globalement, la progression des formes d’emploi non conventionnelles
a affaibli la couverture des négociations collectives et le dialogue
social, les travailleurs temporaires, intérimaires ou indépendants
n’étant en général pas couverts par les négociations collectives.
L’OIT a également constaté que d’autres facteurs entraient en jeu
selon les pays: en Espagne, alors que la classe moyenne semble avoir
davantage confiance dans les syndicats que les travailleurs non
qualifiés, la faiblesse des institutions chargées des négociations collectives
semble avoir joué un rôle dans le recul des salaires, la proportion
des travailleurs couverts par une convention collective étant passée
de 23 % à 17 % de 1995 à 2013. En Belgique, en revanche, les données démontrent
que les mécanismes de consultation ont contribué à maintenir le
niveau des salaires et les conditions de travail et ont constitué
un facteur majeur de la stabilité de la classe moyenne dans le pays
.
13. L’un des éléments déterminants de la stabilité de la couverture
des négociations collectives semble être la volonté qu’ont les organisations
d’employeurs et les syndicats de négocier et d’agir en tant que
partenaires sociaux dans la régulation des marchés du travail
. Les
Pays-Bas paraissent offrir un bon exemple de dialogue social stable
ayant des répercussions positives. Le pays se caractérise par: 1)
un taux de couverture des conventions collectives de 80 % grâce
à des mécanismes d’extension; 2) l’appartenance à la classe moyenne
de 80 % des foyers néerlandais; et 3) des négociations sectorielles
et l’extension des conventions collectives au secteur industriel,
avec un élargissement aux nouveaux secteurs d’activité (par exemple,
les services de nettoyage et de sécurité).
14. L’érosion la plus marquée de la couverture des négociations
collectives est en revanche observée dans les pays qui ont dû solliciter
l’aide des organisations financières internationales. En étudiant
différentes situations nationales (par exemple la Grèce, la Hongrie,
l’Irlande et le Portugal), l’OIT a démontré comment la diminution
de la couverture des conventions collectives et l’affaiblissement
des consultations tripartites étaient liées à l’évolution des salaires
des groupes à faible revenu et à revenu intermédiaire
.
2.1.2. La mondialisation et le développement de l’économie
de plateforme, de nouveaux défis à relever pour les syndicats
15. Quant à la question de la mondialisation,
il semble que les syndicats aient du mal à suivre les évolutions internationales
telles que l’augmentation de l’importance des multinationales ou
la délocalisation des industries et des services vers les économies
émergentes. Un bref examen de la littérature spécialisée récente
suggère même que la mondialisation n’a pas été suffisamment considérée
comme un enjeu particulier par les syndicats et les institutions
connexes
.
Certains syndicats de portée mondiale comme l’Internationale des
services publics (ISP) ont néanmoins été très présents dans les
débats concernant les traités internationaux, notamment l’Accord
sur le commerce des services (ACS), le Partenariat transatlantique
de commerce et d’investissement (PTCI) et l’Accord économique et
commercial global (AECG), et ont demandé à avoir accès aux négociations.
Cela étant, la tendance généralisée à la fusion de petits syndicats
en organisations plus importantes est assurément une réaction à
la mondialisation de l’économie
.
16. Parallèlement, le recours croissant à internet par des entreprises
de différents secteurs (par exemple,
Uber pour
les services de taxi ou
Airbnb pour
l’hébergement), qui utilisent des plateformes de transaction en ligne
pour proposer des services innovants et font appel à des travailleurs
dont le statut demeure largement non réglementé, présente de nouveaux
défis pour le dialogue social concernant notamment l’équité de la concurrence
avec les entreprises établies, la situation contractuelle des travailleurs,
la protection des consommateurs, les répercussions sur les transports
publics urbains et le développement urbain. Compte tenu du caractère
nouveau et complexe de cette évolution, je suggère que la commission
étudie certaines de ces nouvelles tendances dans un rapport distinct
sur les conséquences de l’économie de plateforme. Les accords commerciaux
internationaux susmentionnés font déjà l’objet d’un rapport en cours
de préparation par notre commission, également dans l’optique de
le soumettre au débat lors de la partie de session de janvier 2017. Cependant,
malgré leur importance, ces tendances ne devraient pas être surestimées
étant donné que la relation entre l’employeur et les employés existe
toujours, comme cela a été reconnu récemment au Royaume-Uni dans
le cas d’une plainte du syndicat GBM contre l’entreprise de taxi
Uber
.
17. Ces éléments contextuels de l’évolution des syndicats, la
mondialisation, l’économie de plateforme et les accords commerciaux
internationaux méritent donc d’être étudiés plus en profondeur et
à plus grande échelle. Il s’agit d’une problématique très complexe,
fortement liée aux rapports commerciaux mondiaux et à la délocalisation
des industries: les gouvernements des pays émergents en particulier
semblent parfois considérer le «travail décent», tel que le défendent
les syndicats, comme une notion euro-centrique qui vise à protéger
les emplois au Nord et les normes internationales du travail comme
un moyen de supprimer le seul avantage comparatif que les pauvres
possèdent, à savoir une main-d’œuvre bon marché
.
2.1.3. Des
déficits démocratiques
18. Dans ce contexte, force est
de reconnaître que les droits collectifs du travail sont menacés
depuis une dizaine d’années, d’où des déficits démocratiques dans
l’adoption des réformes de politique sociale. Ainsi, les réformes
structurelles des systèmes nationaux de relations du travail ont
eu tendance à privilégier:
- la
décentralisation de la négociation collective (du niveau national/sectoriel/de
branche au niveau de l’entreprise même);
- l’introduction de possibilités, ou l’extension des possibilités
existantes, d’obtenir des résultats de niveau inférieur à l’issue
des négociations;
- l’exercice d’une contrainte, notamment sur les Etats membres
de l’Union européenne et dans le cadre de protocoles d’accord adaptés,
pour qu’ils obtiennent certains résultats précis dans le cadre des négociations
collectives, en particulier en matière de fixation des salaires .
19. Les observations de l’OIT confirment cette tendance: les pays
les plus touchés par la crise ont connu un affaiblissement du rôle
du tripartisme, une modification des institutions et des droits
de négociation collective et une érosion du dialogue social dans
le secteur public. Après la crise, les partenaires sociaux ont été associés
aux premiers plans de relance, mais lors de la seconde vague de
réforme, les syndicats ont généralement été exclus des décisions
visant à diminuer les dépenses publiques et à réduire les emplois
et les salaires dans la fonction publique
. L’impact
social et le déficit démocratique des premiers programmes d’austérité
menés durant la dernière crise économique ont déjà été soulignés
par l’Assemblée elle-même dans sa
Résolution 1884 (2012) «Mesures d’austérité – un danger pour la démocratie
et les droits sociaux».
2.1.4. Des
inégalités croissantes et leurs liens avec l’évolution des syndicats
20. Le point commun à toutes ces
évolutions est que les changements au droit du travail, des systèmes
de sécurité sociale et de la fonction publique, salués comme des
remèdes à la crise, ont en fait conduit à une explosion des inégalités
au travail et ailleurs, dans certains cas aux dépens des droits
sociaux fondamentaux. Non seulement ces évolutions sont contraires
à l’obligation et à l’engagement des institutions européennes (notamment
l’Union européenne et le Conseil de l’Europe) de promouvoir le dialogue
social en tant que composante des structures de gouvernance démocratique,
mais elles auront des répercussions sur un nombre de droits sociaux
couverts par la Charte sociale européenne et, sur le long terme,
sur la répartition des revenus
.
21. Une étude des économies avancées depuis les années 1980, réalisée
par le Fonds monétaire international (FMI), montre qu’un taux d’affiliation
syndicale ou des salaires minimums moindres ont non seulement des
répercussions sur les travailleurs à faible revenu ou à revenu intermédiaire,
mais peuvent aussi être associés à une augmentation des revenus
les plus élevés. D’après l’étude du FMI, les principaux canaux par
lesquels les institutions du marché du travail influent sur les
inégalités de revenus sont les suivants: 1) le nivellement de l’échelle
des salaires; et 2) la redistribution. Cette dernière peut permettre
d’obtenir des résultats positifs s’il existe des syndicats forts
qui poussent les décideurs politiques à mener les politiques nécessaires
ou si toutes les parties prenantes sont amenées à le faire. L’affaiblissement
des syndicats a également érodé le pouvoir de négociation des travailleurs
face aux détenteurs de capital, ainsi que leur influence sur les
décisions d’entreprise en faveur des plus hauts salaires (relatives
par exemple à l’étendue et à la structure de la rémunération des
cadres supérieurs)
.
22. Ces dernières années, l’OIT a également analysé les conséquences
de ces évolutions sur le dialogue social et les négociations collectives.
Elle travaille actuellement sur un projet concernant les évolutions
des syndicats et du dialogue social, dont le rapport final devrait
être publié avant la fin 2016. Le groupe de chercheurs européens
qui collabore avec l’OIT en s’appuyant sur les données publiées
précédemment par l’OCDE a toutefois constaté dès 2015 que «la diminution
de la couverture syndicale avait eu un effet inégalitaire sur la
répartition des salaires»
.
23. Dans son dernier rapport sur les tendances des inégalités,
l’OCDE a démontré comment l’écart entre le revenu des plus pauvres
et celui des plus riches s’était creusé depuis quelques dizaines
d’années et a examiné les facteurs à l’origine de cette tendance.
D’après les estimations de l’OCDE, le revenu des ménages percevant
les salaires les plus élevés a augmenté de plus de 50 % entre 1985
et 2010, celui de la catégorie des salaires intermédiaires d’environ
30 %, tandis que les ménages à bas salaires n’ont vu leur revenu augmenter
que d’un peu plus de 20 % et ceux percevant les salaires les plus
bas, d’à peine plus de 10 %. Pour l’OCDE, la part croissante des
emplois non conventionnels, la persistance des inégalités entre
les femmes et les hommes et l’inégalité de la répartition des richesses
figurent parmi les facteurs qui accentuent les inégalités.
24. Pour l’OCDE, les moyens de sortir de la situation actuelle
comprennent notamment des mesures destinées à promouvoir des emplois
de qualité, c’est-à-dire des politiques de l’emploi actives, générales
et ciblant l’égalité hommes-femmes et les jeunes, et la réforme
des institutions du marché du travail, telles que les syndicats.
L’OCDE confirme ainsi que l’amélioration du dialogue social et des
relations industrielles est un élément important pour parvenir à
une croissance plus équitable et plus inclusive. Elle se fonde à
cet égard sur les données attestant qu’un taux élevé de syndicalisation
et une large couverture des conventions collectives, ainsi que la
coordination centrale des négociations salariales, vont de pair
avec une réduction des inégalités salariales
.
Je m’en tiendrai toutefois à ces indications car notre commission
a été mandatée pour préparer un autre rapport intitulé «L’accroissement
des inégalités de revenus: une menace pour la cohésion sociale»,
dans lequel nous examinerons plus en détail comment le creusement
des inégalités de revenu pèse sur la croissance économique et la
cohésion sociale.
2.1.5. Les
autres rôles des syndicats
25. Le pouvoir de fixation des
salaires dont jouissent les syndicats est essentiel, mais les moyens
dont ils disposent le sont également. A cet égard, il importe de
déterminer si une grève ou une action de revendication contre des
mesures d’austérité (ou de nouvelles lois du travail comme récemment
en France) se veut ou est perçue comme une action politique (et
s’oppose donc à la législation de nombreux Etats membres) ou comme un
droit collectif ou individuel et un moyen de défense des droits
du travail. D’aucuns prônent des mesures législatives plus restrictives,
en particulier en ce qui concerne les mouvements syndicaux qui se
transforment en mouvements généraux de protestation. Un autre domaine
dans lequel la fonction des syndicats n’est pas totalement transparente
pour tous aujourd’hui est leur rôle en tant qu’acteurs économiques
et investisseurs.
2.2. Les
tendances dans le syndicalisme, telles qu’observées par les partenaires
sociaux
26. Pour réunir des informations
de la manière la plus ciblée et la plus équilibrée possible, la
commission des affaires sociales a organisé une audition spécifique
d’experts au cours de laquelle les deux points de vues, celui des
syndicats et celui des employeurs en leur qualité de principaux
partenaires dans le dialogue social, ont été présentés. Les experts
entendus à cette occasion étaient le Dr Aristea Koukiadaki, maître
de conférences en droit du travail, université de Manchester, Royaume-Uni,
et également membre du Réseau d’experts sur les droits syndicaux
transnationaux de l’Institut syndical européen, et Mme Renate
Hornung-Draus, Directrice exécutive, directrice pour les affaires
européennes et internationales, Confédération des employeurs d’Allemagne
(BDA), principale fédération allemande d’employeurs. Cette audition
avait pour objectif d’analyser l’incidence des tendances et développements
pertinents concernant les syndicats, tant au niveau des inégalités
que de l’économie sur un plan général
.
27. Les deux experts présents à cette audition ont souligné l’importance
d’un dialogue social tripartite pour toutes les parties prenantes
impliquées (travailleurs, employeurs et Etat) et confirmé certaines
des tendances observées précédemment à titre personnel. Tout particulièrement,
la dernière crise économique a mené à des politiques destinées à
être «favorables à l’emploi» dans certains pays (par exemple la
Grèce, la Roumanie et l’Espagne), limitant la négociation collective,
infirmant des conventions collectives déjà conclues et réduisant, par
voie de conséquence, le pouvoir de fixation des salaires des syndicats
et leurs fonctions de représentation. Dans certains cas, des changements
politiques radicaux ont mené à un défaut de légitimité démocratique
et sociale et généré une mobilisation et des manifestations de masse.
Des limitations du droit de grève ont été observées récemment dans
plusieurs pays (par exemple en Roumanie et au Royaume-Uni). Dans
d’autres pays, les mécanismes d’extension ont été abolis (NB: extension
des conventions collectives à une branche complète, par exemple
en Grèce, en Irlande, au Portugal, en Roumanie et en Espagne), tout
comme l’élargissement des possibilités de dérogation au niveau des
entreprises (par exemple en France, en Grèce, en Irlande, en Italie,
au Portugal, en Roumanie, en Slovénie et en Espagne).
28. Ces tendances ont engendré les effets suivants sur les syndicats,
le dialogue social et plus généralement le marché de l’emploi
:
- les systèmes de négociation
collective et de relations professionnelles sont plus fragmentés, désorganisés
et non coordonnés, ce qui mène non seulement à une perte d’influence
des syndicats sur les conditions de rémunération et de travail,
mais affaiblit également leur influence réglementaire sur l’économie
(par exemple en matière d’assurance chômage) et les exclut des processus
d’élaboration des politiques, les marginalisant encore davantage
dans le dialogue social. Lorsque le dialogue social fonctionne encore,
on observe une insistance plus forte sur la compétitivité des coûts
et les coûts unitaires de main d’œuvre et par voie de conséquence
des programmes de négociation minimalistes;
- pour les travailleurs, cette évolution se traduit par
une hausse du travail précaire, de la segmentation du marché du
travail et du secteur informel, qui aura un effet sur les performances
du marché de l’emploi (et représente de ce fait un recul pour l’économie
dans son ensemble). Le creusement des inégalités en termes de dispersion
des salaires est censé enrayer la croissance inclusive et la sortie
de crise;
- pour les employeurs, la perte de certaines capacités associatives
(due à la fermeture d’entreprises durant la crise), l’augmentation
du travail informel, du dumping salarial et de la concurrence déloyale représentent
des défis particuliers, alors que l’Etat est lui-même confronté
à des externalités grandissantes (dont une recrudescence des conflits
sociaux et politiques, une hausse des coûts, etc.) et peut se trouver
en non-conformité avec la Charte sociale européenne dès lors que
la couverture des négociations collectives passe sous le seuil critique;
- les relations professionnelles d’ensemble sont marquées
par une érosion de la confiance, un regain des antagonismes (en
lieu et place du dialogue) et une absence de légitimité sociale
et démocratique qui impactent encore davantage les systèmes économiques
et productifs et redistribuent les risques entre les employeurs,
les employés et l’Etat de manière non constructive pour l’économie.
29. Selon l’expert universitaire, la voie à suivre devrait inclure
une réorientation des objectifs politiques considérant les conventions
collectives comme des biens publics, dotés d’une couverture réglementaire inclusive,
et estimant que les syndicats ont une action de «contrainte positive»
dans l’organisation des marchés de l’emploi, constituant à la fois
une partie du problème et une solution clé pour la sortie de crise.
Les réponses politiques se doivent de réaffirmer le rôle central
de la négociation collective et des actions de revendication dans
le modèle social européen, le lien étroit entre le droit de négocier
collectivement et de mener des actions syndicales et les actions
collectives légales contre les interventions gouvernementales restreignant
la négociation collective. Les syndicats agissant au plan politique
aux plus hauts niveaux ont diminué les pressions exercées sur les
entreprises individuelles, au point que même un dialogue social
«politisé» ne saurait être uniquement perçu comme un facteur négatif
pour l’économie.
30. La présence indispensable de solides partenaires sociaux dans
les deux camps a été confirmée par la représentante des «employeurs»
participant à l’audition d’experts, qui a insisté sur l’importance
du modèle social européen et du dialogue social, considérés comme
des atouts pour les économies européennes. L’Europe a de tout temps
été marquée par des traditions de relations employeurs-travailleurs
très différentes: si le système nordique a connu des conventions
collectives contraignantes (y compris des obligations de paix) dans
lesquelles les employeurs participant au dialogue social se sentaient
protégés, les actions de revendication dans le système méditerranéen
étaient plus ou moins perçues comme un droit individuel. Cependant,
quel que soit le contexte national, des interventions ponctuelles
de l’Etat dans ces systèmes ne devraient pas être trop fréquentes,
au risque de perturber l’équilibre existant.
31. La plupart des économies en Europe ont souffert de la crise
d’une manière ou d’une autre, mais les réactions ont été très différentes:
alors qu’en Allemagne tant les employeurs que les salariés ont été
prêts à faire des concessions, d’autres pays n’ont pas trouvé de
solutions consensuelles et l’Etat s’est senti contraint d’intervenir
(par exemple en Espagne). Des mesures d’austérité ont été imposées
notamment dans les pays où le dialogue social était défaillant.
La diminution du taux de syndicalisation (en raison de la crise,
des structures économiques changeantes et d’un plus fort individualisme
au sein de la société) a suscité les regrets des employeurs d’aujourd’hui,
qui souhaitaient rencontrer des partenaires forts dans le dialogue
social et ont intérêt à ce que les niveaux organisationnels soient
préservés de toute part. Du point de vue des employeurs, la mondialisation
a eu pour autre effet la propension des syndicats à suivre de plus
en plus les modèles internationaux de communication via les médias
sociaux. Même les systèmes européens, qui s’efforçaient précédemment
de parvenir à un consensus, sont amenés à connaître aujourd’hui
des situations plus contradictoires et conflictuelles.
32. Enfin, également du point de vue des employeurs, les syndicats
doivent être pleinement responsables des actions entreprises, ne
serait-ce que pour garantir le droit au travail pour tous. Pour
illustrer cet aspect, la représentante des employeurs a fait référence
à une plainte collective traitée par le Comité européen des Droits
sociaux (CEDS) il y a quelques années
. Dans cette affaire, le CEDS a condamné
une intervention de l’Etat concernant les activités de piquets de
grève, estimant qu’il s’agissait d’une restriction illégale incompatible
avec l’article 6.4 de la Charte sociale européenne révisée. Cependant,
dans sa décision, le CEDS n’a pas tenu compte du fait que les syndicats
belges impliqués dans ce dossier ne disposaient pas d’une personnalité
juridique (ils étaient organisés sous forme d’associations très
souples) et n’ont donc pas pu être tenus pleinement responsables.
33. Après avoir reçu les données transmises par les universitaires
et entendu un représentant d’une fédération d’employeurs, j’ai personnellement
demandé des retours d’information aux syndicats européens afin d’obtenir
une vue plus complète de la situation. La Confédération européenne
des syndicats (CES) m’a envoyé son évaluation en la matière dans
un courrier reçu le 15 novembre 2016. Elle confirme le point de
vue des syndicats selon lequel les droits, les structures et le
fonctionnement syndicaux subissent des attaques constantes, notamment
en raison de la mise en œuvre des mesures d’austérité dans la plupart
des pays de l’Union européenne et souvent sous la pression d’institutions
informelles comme la Troïka (composée de représentants non élus
du Fonds monétaire international, de la Commission européenne et
de la Banque centrale européenne). Après la crise, les mesures qui
ont ébranlé les mécanismes de négociation collective en Europe ont
été étendues aux systèmes de gouvernance économique, en particulier
avec le Semestre européen de l’Union européenne et les recommandations
«par pays». Les réformes imposées ont notamment conduit à supprimer
le dialogue social national, bipartite ou tripartite et ses organes,
à décentraliser les négociations collectives, qui ne sont plus menées
au niveau national/sectoriel mais presque exclusivement au niveau
de l’entreprise, à restreindre les conditions de représentativité
et limiter de ce fait la possibilité d’étendre les conventions collectives,
et à faciliter la mise en place de dérogations au sein des entreprises.
Selon la CES, cela a finalement entraîné un affaiblissement des
syndicats, une diminution de leurs pouvoirs en matière de négociation
collective et une érosion de la couverture des conventions collectives
.
3. Les
cadres juridiques et politiques qui déterminent les activités des
syndicats
34. Depuis quelques années, on
observe dans toute l’Europe une tendance à limiter le droit de négociation collective
et le droit de grève et à mettre en place des cadres juridiques
plus stricts pour régir les activités des syndicats. La crise économique
est l’un des motifs invoqués. Mon collègue Andrej Hunko, dans son
rapport
à l’origine de la
Résolution 2033 (2015) sur la protection du droit de négociation collective,
y compris le droit de grève, fournit quelques exemples de mesures
législatives nationales prises pour limiter les actions collectives.
35. Dans l’exposé des motifs accompagnant ce texte, l’Assemblée
a mentionné les principales références juridiques régissant les
droits sociaux collectifs et jetant les bases d’un dialogue social
solide et équilibré. Je souhaite les rappeler brièvement ici:
- dans son article 11, la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5)
protège le droit à la liberté de réunion et d’association, y compris
le droit de fonder des syndicats et d’y adhérer pour défendre ses
intérêts;
- la Cour européenne des droits de l'homme dans sa jurisprudence
a statué à l’unanimité que l’article 11 englobe le droit de négociation
collective et le droit de grève pour les syndicats;
- la Charte sociale européenne (révisée) garantit, aux articles 5
et 6, le droit syndical, le droit de négociation collective dans
le contexte du travail et le droit de grève;
- à l’échelle de l’Union européenne, la Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne garantit à l’article 28 le droit
de négociation et d’actions collectives;
- dans ce domaine, les instruments pertinents de l’OIT sont
les Conventions nos 98, 151 et 154, qui
ont été réaffirmées en 1998 dans la Déclaration de l’OIT relative
aux principes et droits fondamentaux au travail.
36. Face à la crise et au nom de l’austérité, des atteintes injustifiées
aux systèmes de négociation collective ont été observées par le
rapporteur en Grèce, au Portugal, en Espagne et en Roumanie notamment,
tandis que dans d’autres pays, des mesures ont été prises qui nuisent
au dialogue social pour d’autres raisons (Allemagne ou Turquie par
exemple). D’autres experts ont confirmé qu’une législation relative
aux syndicats et au dialogue social a été adoptée dans le contexte
de la crise en Espagne, en Estonie, en Grèce, en Hongrie, en Italie,
au Portugal, en Roumanie et, avant la crise même, en Allemagne et
au Royaume-Uni
.
37. A partir du début de l’année 2016, un mouvement généralisé
de grèves et de protestation contre une nouvelle loi sur le travail
en France, qui a paralysé des secteurs de l’économie pendant un
certain temps, a donné lieu à de nouveaux débats sur la restriction
du droit de grève. Dans ce contexte, certains acteurs ont plaidé
en faveur de cadres juridiques plus restrictifs pour régir les actions
collectives et les grèves au motif qu’il ne s’agissait pas en l’espèce
d’exercice de droits du travail mais de contestation politique.
Effectivement, nombre de protestataires craignaient que la nouvelle
loi française sur le travail privilégie les intérêts des entreprises
aux dépens des normes nationales de protection des travailleurs;
pendant un mois, en effet, des actions de revendication ont paralysé
les transports aériens et ferroviaires, provoqué des pénuries de carburant
et empêché la collecte des ordures ménagères dans les rues de la
capitale
.
38. Me référant explicitement à la proposition «Appel urgent à
une plus grande solidarité entre les générations: droit au travail
et droit de grève» que notre commission a décidé d’inclure dans
le présent rapport, je souhaiterais à ce stade attirer l’attention
sur le droit au travail tel qu’il est régi par les normes juridiques européennes.
Les dispositions les plus importantes à cet égard sont probablement
l’article 1 de la Charte sociale européenne (révisée) sur le droit
au travail
et l’article 6 du Pacte international
relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
. Je souhaiteras néanmoins souligner
que ces droits ne sont pas des droits absolus ou autonomes, mais
doivent être considérés en relation avec d’autres articles des mêmes
textes.
39. Pour être plus précis, si le Pacte international demande aux
Etats Parties «[de reconnaître] le droit au travail, qui comprend
le droit qu’a toute personne d’obtenir la possibilité de gagner
sa vie par un travail librement choisi ou accepté, et [de prendre]
des mesures appropriées pour sauvegarder ce droit», il garantit également
sous l’article 8 le droit de grève conformément aux lois de chaque
pays, ajoutant que les Etats Parties à la Convention de 1948 de
l’Organisation internationale du Travail concernant la liberté syndicale
et la protection du droit syndical («Convention no 87
de l’OIT» ci-après) ne sont pas autorisés à «prendre des mesures
législatives portant atteinte – [ni à] appliquer la loi de façon
à porter atteinte – aux garanties prévues dans ladite convention».
Selon ma propre lecture et mon interprétation de ces articles, aucune
de ces deux catégories de droits ne prime sur l’autre et les restrictions
illégitimes du droit de grève ne sont pas autorisées, quelle que
soit l’incidence des grèves sur les autres droits garantis par le
Pacte.
40. En ma qualité de rapporteur sur ce thème très complexe et
controversé, je comprends les arguments de ceux qui souhaitent prendre
des mesures face à des mouvements de protestation excessifs qui
paralysent l’économie et empêchent le droit individuel au travail.
Toutefois, je tiens à souligner qu’il est nécessaire de respecter
pleinement les normes internationales du travail dès lors qu’on
entend durcir les cadres juridiques relatifs aux activités des syndicats
. Et, rappelons-le une nouvelle fois,
il importe de bien comprendre que les protestations qualifiées de
politiques par certains analystes sont, pour d’autres, une réaction
tout à fait défendable contre des mesures politiques restrictives
et injustes prises par les gouvernements. C’est également la position
adoptée par le Comité de la liberté syndicale de l'OIT et son orientation
en matière de grèves politiques: le Comité insiste sur le fait que
les syndicats doivent avoir la possibilité de recourir aux grèves
de protestation, notamment en vue de critiquer la politique économique
et sociale du gouvernement; des grèves de protestation contre de
telles politiques ne doivent par conséquent pas être considérées
comme des grèves politiques. C’est d’autant plus vrai dans un contexte
national marqué par une rupture apparente du dialogue entre les
partenaires sociaux et une baisse significative du niveau de confiance
mutuelle, comme observé en France au début de cette année
.
41. L’OIT s’efforce d’adopter une approche équilibrée en matière
de droit de grève et les Etats membres qui engagent un processus
de réforme peuvent s’en inspirer. L’OIT définit la grève comme un
des moyens essentiels dont disposent les travailleurs et leurs organisations
pour promouvoir leurs intérêts économiques et sociaux, tout en soulignant
que la grève ne peut être envisagée en dehors du contexte des relations professionnelles
dans leur ensemble, car elle est coûteuse et perturbatrice tant
pour les travailleurs et les employeurs que pour la société dans
son ensemble. En conséquence, elle traduit clairement l’échec de
la négociation collective des conditions de travail, soit, en d’autres
termes, un dialogue social non-couronné de succès.
42. Entre autres normes internationales du travail, le droit de
grève est reconnu par les organes de contrôle de l’OIT comme le
corollaire indissociable du droit d’association syndicale protégé
par la Convention no 87 de l’OIT. Le
droit, pour les organisations de travailleurs, de formuler leur
programme d’action pour promouvoir et défendre les intérêts économiques
et sociaux de leurs membres inclut le droit de grève. En Europe,
le droit de grève est également reconnu dans les instruments internationaux
et régionaux, notamment le Pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels et la Charte sociale européenne.
43. Cependant, comme le souligne l’OIT, le droit de grève n'est
pas un droit absolu. Il peut faire l’objet de certaines conditions
ou restrictions à l’échelle nationale, tel que le prévoit la loi,
voire être interdit dans certaines circonstances exceptionnelles.
A cet égard, l’OIT cite notamment les conditions et principes suivants
:
- Services essentiels: il est autorisé
de limiter ou d’interdire le droit de grève dans les services essentiels, «s’ils
sont définis comme des services dont l’interruption mettrait en
danger, dans l’ensemble ou dans une partie de la population, la
vie, la sécurité ou la santé de la personne» ; cette définition peut être développée
dans des lois spécifiques, par les autorités publiques, les tribunaux
ou dans le cadre de procédures participatives associant des employeurs
ou des travailleurs. La détermination de ce qui est essentiel et
de ce qui ne l’est pas peut également varier selon le contexte national
et géographique et selon la durée de la grève. Lorsque le droit
de grève fait l’objet de restrictions ou d’une interdiction, les travailleurs
concernés devraient bénéficier de garanties compensatoires, par
exemple de procédures de conciliation et de médiation;
- Service minimum: afin
de garantir que les besoins fondamentaux de la population soient
satisfaits lors d’une grève dans une activité d’utilité publique,
et si une interdiction totale n’est pas justifiée, l'établissement
d'un régime de service minimum doit répondre à deux conditions au
moins: 1) il doit s'agir effectivement d'un service minimum, c'est-à-dire
limité aux opérations strictement nécessaires pour que la satisfaction
des besoins de base de la population soit assurée; et 2) les organisations
de travailleurs concernées devraient pouvoir participer à la définition
de ce service dans le cadre de négociations tripartites;
- Conditions d’exercice du droit
de grève: parmi les conditions généralement énoncées
dans les législations nationales figurent les suivantes: 1) l'épuisement
des procédures facilement accessibles de conciliation et de médiation
avant le déclenchement de la grève; 2) l'exigence d'un vote majoritaire
des travailleurs en faveur de la grève, avant son déclenchement;
et 3) l'obligation de respecter un préavis de grève (jusqu’à 20
jours dans les services d’intérêt public et 40 jours dans les services
essentiels);
- Vote de grève: l’exigence
légale de recourir à un vote de grève permet de s’assurer que les
actions de revendication se déroulent correctement, afin d’éviter
les grèves sauvages et pour garantir un contrôle démocratique sur
une décision importante pour les intérêts des travailleurs concernés.
De telles dispositions respectent le principe de la liberté d’association
si elles ne rendent pas l’exercice du droit de grève très difficile,
voire impossible. Elles doivent garantir que le quorum et la majorité
requis sont raisonnables et que seuls les votes exprimés sont pris
en compte pour décider s’il existe une majorité.
44. L’OIT continue de promouvoir ces lignes directrices (qui
datent de 2001). Cependant, elle n’évalue pas spécifiquement la
manière dont elles sont respectées, mais les intègre au suivi des
pratiques nationales assuré dans le cadre de son système de traités.
Le document le plus récent traitant spécifiquement de la portée
et des restrictions de l’action de grève au plan national est «L’initiative
sur les normes», préparé pour la 323ème session
du Conseil d’administration de la Conférence internationale du Travail
de mars 2015
. Il précise par exemple que, dans
la pratique, certaines catégories de travailleurs peuvent être exclues
du droit de grève (par exemple, les travailleurs du secteur public
ou des services essentiels) et décrit les procédures permettant
de déterminer les services essentiels au niveau national (voie législative
ou dialogue social, par exemple). Il explique également comment
les grèves peuvent être restreintes pendant la durée d’application des
conventions collectives, déclarées illégales ou reportées en raison
de circonstances nationales particulières. En outre, il indique
les éventuelles conditions préalables à respecter avant de déclencher
une grève (notification préalable, par exemple) et traite de la
question du vote des grèves et des services minimums.
45. Ce document semble toutefois s’intéresser essentiellement
à la manière dont les Etats membres peuvent réglementer l’action
de grève, et le font effectivement, sans apporter de réponses analytiques
sur la conformité ou non de ces pratiques nationales avec les normes
de l’OIT. Il serait certainement intéressant de réaliser une évaluation
spécifique comparative de la conformité de certaines pratiques nationales
avec les normes internationales.
46. L’OIT dispose d’un mécanisme de suivi complexe pour mesurer
le degré de conformité aux normes, comprenant notamment la Commission
d’experts pour l’application des conventions et recommandations
et la Commission de l’application des normes de la Conférence (Conférence
internationale du Travail), ainsi que le Comité de la liberté syndicale,
qui leur est étroitement lié. La première est chargée d’examiner
d’un point de vue technique les rapports gouvernementaux, tandis
que la deuxième offre un forum permettant des échanges plus larges
sur la conformité avec les normes internationales du travail. Cependant,
d’après des chercheurs observant les activités de l’OIT, un conflit
interne portant sur le mandat de certains organes de suivi de l’OIT
a créé une situation dans laquelle la Commission des experts, notamment,
ne peut plus exercer pleinement sa mission de suivi du respect des
normes de l’OIT par les Etats Parties. Plus concrètement, lors de
la Conférence internationale du Travail de 2012, les employeurs
en particulier ont bloqué l’adoption et l’examen d’une liste de
25 pays accusés de très graves violations des normes internationales
sociales et du travail qui figurait dans le rapport annuel de la
Commission d’experts et ont rejeté l’idée d’un «droit de grève»
général conforme aux normes de l’OIT. Avant de lancer une évaluation
des situations nationales par le biais du mécanisme de l’OIT, il
conviendrait sans doute de régler ce conflit interne
.
47. Nonobstant les difficultés persistantes, je souhaiterais attirer
l’attention sur un exemple national actuel dans lequel les normes
de l’OIT jouent un rôle: pas plus tard que cette année, les experts
juridiques ont critiqué la nouvelle loi sur les syndicats adoptée
en 2016 au Royaume-Uni, qui impose des restrictions excessives au droit
de grève, pour sa non-conformité aux normes internationales du travail.
Motivées par la volonté prétendue du gouvernement d’assurer plus
d’équité et de démocratie, les nouvelles dispositions exigent qu’au
moins 50 % des syndiqués autorisés à voter prennent part à un vote
pour que celui-ci soit légitime. Dans les «services publics importants»,
une notion quelque peu différente de la définition des services
essentiels fournie par l’OIT (et donc une notion floue selon les
experts juridiques), au moins 40 % des syndiqués autorisés à voter
doivent se prononcer en faveur de la grève.
48. Des experts britanniques jugent ces nouveaux seuils excessifs
et considèrent qu’ils constituent des restrictions importantes susceptibles
de mettre effectivement fin au droit de grève dans la fonction publique; selon
eux, d’autres mesures telles que l’imposition d’un service minimum
ou des garanties compensatoires auraient été préférables. D’une
manière générale, les experts juridiques estiment que la définition
de seuils pour le vote de grève est une mesure controversée car
elle se fonde sur l’hypothèse que les abstentionnistes ne sont pas
favorables à une action de revendication, alors que ce n’est pas
toujours le cas
.
49. Si la baisse du taux de syndicalisation et l’érosion de l’influence
des syndicats (voir 2.1 plus haut) devraient avoir des répercussions
sur les inégalités de revenus, je suis convaincu que la restriction
excessive des actions syndicales, comme observé au Royaume-Uni,
peut aggraver cette tendance et, sur le long terme, être contre-productive
sur le plan économique. Les mesures visant à restreindre le droit
de négociation collective et le droit de grève devraient par conséquent
être appliquées avec la plus grande prudence et se conformer en
tout temps aux normes internationales du travail susmentionnées;
celles-ci font en effet l’objet d’un consensus de longue date et
constituent un cadre d’action collective établi en Europe.
4. Un
dialogue social fort, garant de la stabilité économique: les enjeux
futurs
50. Dans ce contexte sensible et
controversé, les syndicats, les associations d’employeurs et les
pouvoirs publics doivent opérer dans des conditions complexes. Ils
doivent répondre à certaines évolutions telles que la baisse du
taux de syndicalisation, de nouvelles formes de travail, aux nouvelles
attentes des jeunes générations, à la décentralisation de la négociation
collective et à leur perte croissante d’influence sur les résultats
des négociations collectives et les politiques socio-économiques
dans leur ensemble. Pour cela, les syndicats doivent faire preuve
d’anticipation et d’innovation à l’égard de leurs membres, de manière
à renouveler leur influence et à ne pas être contraints à des négociations
de concession
.
Parallèlement, ils doivent être des acteurs économiques responsables.
51. En ma qualité de rapporteur et, en l’occurrence, d’ancien
ministre islandais et représentant d’un syndicat de la fonction
publique, je suis convaincu qu’un dialogue social fort est un atout
pour nos économies. Les tentatives récentes d’affaiblissement des
syndicats et de réduction du droit de négociation collective et
du droit de grève ont eu souvent des conséquences négatives sur
les économies et les systèmes socio-économiques européens. L’idée
que les droits du travail collectifs et individuels doivent être
protégés en tant qu’acquis européens doit une fois de plus être
défendue par l’Assemblée parlementaire au moyen du présent rapport
et par le biais de la résolution que l’Assemblée adoptera, je l’espère,
en janvier 2017.
52. Les mesures d’austérité et les législations strictes adoptées
dans le contexte de la dernière crise ont affaibli le rôle des partenaires
sociaux et le dialogue social proprement dit dans certains pays.
Ce type de mesures de court terme ne devrait pas influer sur les
cadres permanents et les dispositifs institutionnels qui permettent
l’existence d’un dialogue social fort et sain, en tant qu’élément
fondamental de la gouvernance démocratique. Le dialogue social et
des syndicats forts sont nécessaires pour garantir une croissance
durable et faire en sorte que les niveaux de rémunération augmentent
à nouveau une fois la crise et ses conséquences surmontées
. La nécessité de disposer
de syndicats forts comme partenaires dans un dialogue social équilibré
et de préserver une «culture du dialogue» plutôt que d’alimenter
une «culture du conflit» est régulièrement soulignée par le camp
des employeurs, par exemple par la BDA, principale confédération d’employeurs
d’Allemagne, lors de l’audition de la commission du 21 septembre
2016 (voir plus haut).
53. Les syndicats doivent être responsables, cohérents et comptables
dans leurs actions politiques et de revendication. L’exemple faisant
référence à la décision de 2012 du Comité européen des Droits sociaux concernant
la Belgique a montré que les employeurs et l’Etat avaient tous deux
intérêt à avoir face à eux des syndicats sur un pied d’égalité.
Les adaptations structurelles menant à un dialogue social plus équilibré devraient
de ce fait être favorisées dans certains pays. Il est également
impératif qu’à l’ère de la mondialisation, l’adhésion à et la participation
des syndicats soient vues sous un angle positif et que leur voix
soit entendue au cours des négociations sur les traités internationaux
comme l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), l’ACS,
le PTCI et l’AECG ainsi que d’autres accords qui touchent aux droits
du travail et à la dimension sociale de nos économies.
54. Cependant, toute mesure juridique ou politique adoptée pour
limiter les droits de négociation collective et de grève devrait
respecter notamment le Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels des Nations Unies, les lignes directrices et
les normes de l’OIT, en particulier la Convention de 1948 (no 87)
de l’OIT concernant la liberté syndicale et la protection du droit
syndical et les lignes directrices pertinentes, et la Charte sociale
européenne (révisée). Ayant participé aux décisions législatives
et politiques concernant les syndicats et les droits collectifs
dans mon pays dans mes diverses fonctions en qualité de député et
de ministre, j’invite toutes les parties prenantes aux changements
législatifs dans ce domaine à consulter de manière approfondie les
agences spécialisées et les experts en matière de processus législatifs pour
s’assurer qu’ils respectent les normes européennes et internationales.
55. D’un autre côté, les syndicats eux-mêmes devraient respecter
la compréhension commune du dialogue social et les actions de revendication
envisageables visant certaines cibles spécifiques en rapport avec
l’emploi et les conditions de travail ou encore le niveau ou l’augmentation
des salaires. Bien que les syndicats se posent en acteurs politiques,
dans bien des contextes ils devraient faire preuve de prudence et
établir une distinction entre les grèves liées au travail et les
mouvements de protestation politiques plus vastes, faute de quoi
ils risquent de saper leur crédibilité dans le dialogue social vis-à-vis
des autres partenaires sociaux, qu’il s’agisse de l’Etat ou de leurs
propres membres.
56. Dans ce contexte, je rappelle qu’il serait utile que l’OIT
réalise une évaluation comparative de la mise en œuvre de ses dispositions
fondamentales de législation du travail relatives au droit de grève,
portant sur les conditions d’exercice du droit de grève, les services
essentiels et le service minimum à maintenir et le droit individuel
au travail, à la lumière de ses dernières dispositions en matière
de législation et de politiques du travail, par exemple par le biais
de sa Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations
et lorsque les questions politiques relatives au mandat de cette
Commission auront été résolues. Des Etats parties aux conventions
pertinentes de l’OIT, étant parties prenantes de ce processus, auront
certainement le pouvoir de contribuer à la résolution de ces conflits
internes persistants au sein du système de suivi de l’OIT.
5. Conclusions
et recommandations
57. Tous les partenaires sociaux
impliqués dans le dialogue social bipartite ou tripartite, les syndicats,
les fédérations d’employeurs et les pouvoirs publics devraient considérer
pleinement le dialogue social comme un élément indispensable du
modèle social européen. Ensemble et à titre individuel, ils ne devraient
pas oublier de reconstruire la confiance des travailleurs à tous
les niveaux au sein de leurs institutions respectives et de restaurer
la reconnaissance mutuelle et la confiance entre les différents
partenaires. Pour fonctionner correctement, ce dialogue doit être
fondé sur le respect des règles et réglementations convenues par
tous les acteurs et ne pas faire intervenir la force ou la contrainte
mais le respect d’un dialogue dynamique. De même, les règles et
réglementations régissant les relations professionnelles ne doivent
pas être imposées aux partenaires concernés, elles doivent si possible
découler d’un accord et être susceptibles d’être modifiées si besoin
est pour des motifs démocratiques. Dans ce contexte, les syndicats
doivent également avoir libre accès aux négociations commerciales
internationales afin de faire entendre leur voix et pouvoir exercer
une influence sur la protection et l’avancement des droits du travail
et de la protection sociale dans la société.
58. Parallèlement, les syndicats doivent avoir conscience de leur
propre rôle, qui peut parfois s’avérer contradictoire, et l’aborder
sous un angle critique. Les syndicats sont censés être les gardiens
d’un système de protection sociale à but non lucratif, fondé sur
les traditions et les acquis sociaux du 20e siècle.
S’ils ne sont pas cohérents et convaincants dans leur rôle traditionnel
de défenseur des systèmes de protection sociale, ils risquent de
saper et de perdre le soutien de leur base et de mettre en péril
leur position dans la société.
59. En s’appuyant sur de solides institutions du marché du travail
et sur la reconnaissance et la confiance mutuelles, tous les partenaires
du dialogue social devraient contribuer de manière constructive
à mettre en place des politiques modernes du marché du travail,
en tenant compte de leur intérêt commun à édifier et maintenir des
systèmes économiques performants et inclusifs. Tant au niveau national
qu’européen, ils devraient, partout où cela est nécessaire, conjuguer
leurs forces face aux enjeux des économies et des sociétés modernes,
tels que la stabilité et la croissance économiques, les changements
structurels nécessaires à l’économie, comme les changements technologiques
et démographiques, ainsi que les modèles de répartition des richesses
et des revenus et de cohésion sociale.
60. Les pouvoirs publics ne sont pas seulement des acteurs du
dialogue social tripartite: ils définissent également le cadre juridique
et engagent les actions politiques déterminant les mesures et les
institutions du marché du travail. En période de difficultés économiques,
et en particulier lors de la crise la plus récente, ils ont parfois
exercé leur pouvoir de légiférer en la matière de façon excessive
et limité indûment les droits de négociation collective et de grève,
ce qui a sans aucun doute eu une incidence négative sur l’ensemble
du dialogue social dans de nombreux pays.
61. Dans le cadre de leur activité législative et politique future,
et comme indiqué de façon plus détaillée et plus structurée dans
le projet de résolution ci-dessus, les Etats membres devraient mener
des actions aux niveaux gouvernemental et parlementaire:
61.1. pour envoyer des signaux positifs
soulignant l’importance du dialogue social;
61.2. pour garantir ou renforcer la conformité avec les normes
européennes et internationales;
61.3. pour soutenir le développement d’institutions et de politiques
du marché du travail modernes;
61.4. pour s’abstenir de restreindre de manière injustifiée
les droits collectifs fondamentaux dans ce domaine, y compris le
droit de grève.
Ils devraient en outre promouvoir
les échanges de bonnes pratiques et contribuer à améliorer la confiance entre
les partenaires sociaux.