1. Origine
et objectif du rapport
1. La Plateforme du Conseil de
l’Europe visant à renforcer la protection du journalisme et la sécurité
des journalistes est devenue opérationnelle après l’adoption de
la
Résolution 2035 (2015) et de la
Recommandation
2062 (2015) de l’Assemblée parlementaire relatives à «la protection
de la sécurité des journalistes et de la liberté des médias en Europe».
Depuis lors, elle réunit et diffuse les alertes soumises par ses
organisations partenaires
. D'avril 2015 au 28 novembre 2016,
il y a eu 230 alertes dans 32 Etats membres. Sur ce chiffre, 95
ont reçu une réponse officielle de l’Etat membre concerné et 23
cas ont été résolus. Au total, 16 journalistes ont été tués pendant
cette période.
2. Ces chiffres montrent combien il importe que le Conseil de
l’Europe érige en priorité la liberté des médias et la sécurité
des journalistes. L’objectif de ce rapport est d’attirer l’attention
sur l’importance de la liberté des médias pour tous les Etats membres
du Conseil de l’Europe, ainsi que de sensibiliser aux menaces et
aux attaques visant des journalistes et des médias qui ont été signalées
au Conseil de l’Europe par le biais de la Plateforme. J’espère que
ce rapport contribuera à améliorer le fonctionnement de la Plateforme
et le dialogue avec les gouvernements.
3. Le présent rapport se fonde sur les informations publiées
sur la Plateforme du Conseil de l’Europe Les alertes examinées dans
le rapport sont classées par pays et par date de diffusion sur la
Plateforme. Par ailleurs, le présent rapport prend en compte les
réponses et les réactions officielles des autorités des Etats membres
concernés.
4. Je suis très reconnaissant d’avoir été invité à effectuer
des visites d’information en Hongrie (7-8 novembre 2016) et en Turquie
(13-14 novembre 2016). Je tiens à exprimer ma gratitude aux délégations parlementaires
de la Hongrie et de la Turquie, ainsi qu’à leurs autorités et aux
représentants des médias que j’ai pu rencontrer.
5. La
Résolution 2035 (2015) citait plusieurs cas de menace à la liberté des médias
dont il convient d’examiner le suivi. J'inclus également dans cette
section les informations que j'ai recueillies lors de mes visites d'information
en Hongrie et en Turquie.
2.1. Azerbaïdjan
6. La
Résolution 2035 (2015) exprimait des préoccupations quant à la détention de
Khadija Ismayilova, aux chefs d'accusation pesant sur Emin Huseynov
et à la fermeture de Radio Free Europe/Radio Liberty à Bakou en
décembre 2014. Le 25 mai 2016, la Cour suprême de l'Azerbaïdjan
a annulé deux des quatre chefs d'inculpation initialement retenus
contre Mme Ismayilova et commué sa peine
de prison en une peine de trois ans et demi de liberté conditionnelle;
elle a donc été libérée. Le 8 août 2016, le tribunal chargé de statuer
sur les infractions pénales graves a ordonné la réduction de cette
peine à deux ans et trois mois. Aujourd'hui, Khadidja Ismayilova
travaille de nouveau pour Radio Free Europe/Radio Liberty à Bakou.
Accusé de fraude fiscale, Emin Huseynov a obtenu l'asile en Suisse
le 19 octobre 2015; il s'était réfugié et résidait secrètement à
l'ambassade de Suisse de Bakou depuis mi-2014 et avait été évacué
par avion par le ministre suisse des Affaires étrangères en juin
2015. Aujourd'hui, il publie un site internet et travaille en Suisse
où il écrit sur l'Azerbaïdjan.
7. Par ailleurs, la
Résolution
2035 (2015) faisait référence à l'Avis no 692/2012
de la Commission de Venise sur la législation de l'Azerbaïdjan relative
à la protection contre la diffamation
et aux observations du Commissaire
aux droits de l'homme à ce sujet (23 avril 2014), et exhortait le
Parlement azerbaïdjanais à modifier sa législation afin de la rendre
conforme aux obligations de l'Azerbaïdjan en vertu de la Convention européenne
des droits de l'homme et à la proposition de loi faite par le plénum
de la Cour suprême de l'Azerbaïdjan. Dans le cadre du Cadre de coopération
programmatique du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne,
l’Azerbaïdjan a organisé, le 31 mai 2016 à Bakou, une table ronde
sur la législation relative à la diffamation
. Aucune alerte sur des affaires de
diffamation en Azerbaïdjan n’a été soumise à la Plateforme.
2.2. Géorgie
8. La
Résolution 2035 (2015) constatait avec préoccupation les changements controversés
opérés à la suite des élections législatives de 2012 en Géorgie
en matière de propriété des médias et la récente adoption d'une
législation visant à restreindre l'indépendance financière des radiodiffuseurs
privés, influant potentiellement sur leur indépendance éditoriale.
Le 10 juin 2016, la Cour d’appel de Tbilissi a confirmé la décision
du tribunal de Tbilissi octroyant 60 % des parts de la chaîne de
télévision
Rustavi 2 à Kibar
Khalvashi et 40 % à sa société.
9. Le 22 juin 2016, le bureau du procureur général de Géorgie
a conclu que l'ancien fondateur de la chaîne de télévision Rustavi
2, ancien dirigeant de Mestro TV et ancien ambassadeur géorgien
auprès de la Russie, Erosi Kitsmarishvili, s'était suicidé le 15
juillet 2014.
2.3. Hongrie
10. La
Résolution 2035 (2015) exhortait le Parlement hongrois à engager de nouvelles
réformes de sa législation en vue d’améliorer l’indépendance des
instances de régulation des médias, de l’agence de presse officielle
et des radiodiffuseurs de service public, d’accroître la transparence
et le pluralisme des médias privés, et de lutter contre les discours
racistes à l’égard des minorités ethniques. En outre, elle invitait
la Commission de Venise à identifier les dispositions qui représentent
un danger pour le droit à la liberté d’expression et d’information
à travers les médias, dans la loi hongroise CLXXXV de 2010 sur les
services médiatiques et les médias, dans la loi hongroise CIV de
2010 sur la liberté de la presse et les règles fondamentales de
contenu multimédia, ainsi que dans les lois fiscales hongroises
concernant l’impôt progressif sur les recettes publicitaires des
médias.
11. Les 19 et 20 juin 2015, la Commission de Venise a adopté son
Avis no 798/2015 sur la législation relative aux
médias (loi CLXXXV sur les services médiatiques et les médias, loi
CIV sur la liberté de la presse et législation concernant l’imposition
des recettes publicitaires des médias) de Hongrie
. L’Avis concluait que la loi sur
la presse devait intégrer le principe de proportionnalité dans ses
dispositions définissant les contenus médiatiques illégaux et qu’il
devait ressortir clairement de la loi que la divulgation des sources
journalistiques ne devait être ordonnée par un tribunal que si les
autres mesures raisonnables pour obtenir les informations recherchées
étaient inexistantes ou épuisées; la loi sur les médias devait restreindre
les sanctions lourdes ayant de sérieuses répercussions sur le fonctionnement
normal d’une entreprise médiatique; les règles applicables à l’élection
des membres du Conseil des médias devaient être modifiées; les budgets
publicitaires de l’Etat devaient être attribués selon des règles
objectives et transparentes et les médias privés devaient être autorisés
à publier des annonces politiques payantes; la loi XXII devait être
revue pour faire en sorte que la charge fiscale soit répartie de
façon non discriminatoire.
12. Durant ma visite d'information en Hongrie, j’ai rencontré
le 7 novembre 2016 M. Miklos Haraszti, Rapporteur spécial des Nations
Unies sur la situation des droits de l'homme au Bélarus et ancien
Représentant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe (OSCE) pour la liberté des médias, ainsi que M. Balázs
Barabás, correspondant étranger en Hongrie pour la télévision roumaine
de nouvelles Digi24, M. Marton Gergely, rédacteur en chef suppléant
suspendu du journal Népszabadság,
M. Robert Kotroczo, directeur de l’information à RTL Klub, M. László
Lengyel, coprésident exécutif de l'Union hongroise de la presse,
M. Balàzs Nagy Navarro, vice-président du Syndicat indépendant de
la télévision et des cinéastes, et M. Andras Petho, journaliste
en ligne et fondateur de direkt36.hu.
13. Le 8 novembre 2016, j'ai rencontré M. Krisztián Kecsmár, secrétaire
d'Etat pour l’Union européenne et la coopération internationale
du ministère de la Justice, et Mme Anikó
Raisz, conseillère principale au ministère de la Justice, Mme Monika
Karas, présidente de l’Autorité nationale des médias et de l’infocommunication, M. András
Koltay, membre coordinateur du Conseil des médias de l’Autorité
nationale des médias et de l’infocommunication et Mme Janka
Aranyosné Börcs, directrice générale du Bureau de l'Autorité nationale
des médias et de l’infocommunication, ainsi que M. Zoltán Kovács,
porte-parole du gouvernement.
14. Au cours de ces réunions, il a été fait mention de la coopération
étroite établie par le passé entre le gouvernement hongrois et le
Secrétaire Général du Conseil de l'Europe. D’aucuns ont regretté
que le travail du Secrétaire Général s’éloigne des rapports antérieurs
du Commissaire aux droits de l'homme et de la Commission de Venise.
15. L’Avis no 798/2015 de la Commission
de Venise a été étudié par le gouvernement hongrois, qui a souligné
que l'indépendance de l'Autorité nationale des médias et de l'infocommunication
avait été assurée par le mandat prolongé et non renouvelable de
ses membres. Concernant la loi XXII de 2014 sur l’imposition des recettes
publicitaires des médias, la Commission européenne a constaté dans
sa décision no SA.39235 du 4 novembre
2016 une taxation discriminatoire (comme l'a déjà constaté la Commission
de Venise dans son Avis no 798/2015)
et par conséquent une violation du régime des aides d’Etat de l’Union
européenne
.
16. J’ai également entendu dire que les autorités de l’Etat et
les entreprises publiques faisaient moins ou pas du tout de publicité
auprès des médias qui critiquaient le gouvernement hongrois. Comme
les entreprises de médias avaient été achetées par des hommes d'affaires
qui étaient soi-disant proches des principaux membres du gouvernement,
certains ont souligné que de telles acquisitions avaient été faites
avec des prêts généreux des banques d'Etat. En outre, ces hommes
d'affaires avaient un véritable intérêt économique dans les marchés
publics pour les grands projets de construction ou d'autres marchés
publics. De telles pratiques fausseraient le marché des médias et
exerceraient une pression économique déloyale sur les médias critiques.
17. Enfin, j'ai été informé que l'agence de presse nationale Magyar
Távirati Iroda distribuait gratuitement des informations, ce qui
a de nouveau faussé le marché des médias en rendant économiquement
peu intéressant de produire ses propres nouvelles. Les nouvelles
de l'agence de presse étatique seraient utilisées par de nombreux
médias de manière uniforme, réduisant ainsi radicalement le pluralisme
des médias.
2.4. Italie
18. Se référant à l’Avis no 715/2013
de la Commission de Venise sur la législation italienne relative
à la diffamation (6-7 décembre 2013)
, la
Résolution 2035 (2015) encourageait vivement le Parlement italien à reprendre
l’examen de sa législation conformément à l’Avis en question.
19. Le 17 novembre 2016, le Président de la délégation italienne
auprès de l'Assemblée, M. Michele Nicoletti, m'a informé que la
Chambre des députés et le Sénat italiens débattent du projet de
loi no 1119-B prévoyant un «amendement
à la loi no 47 du 8 février 1948 relative
à la presse, au Code pénal, au Code de procédure pénale, au Code
de procédure civile et au Code civil en matière de diffamation,
de diffamation par la presse ou d'autres médias et d'insultes ainsi
que de secret professionnel», en vue d'abolir la détention pour les
cas de diffamation par la presse.
2.5. Fédération de Russie
20. Se référant à la Résolution
A/RES/68/262 du 27 mars 2014 de l'Assemblée générale de l'Organisation des
Nations Unies, qui a déclaré illégale l'annexion de la péninsule
de Crimée par la Fédération de Russie, la
Résolution 2035 (2015) a demandé que le producteur du film ukrainien Oleg Sentsov
puisse être transféré sans délai par les autorités russes aux services
répressifs compétents de l'Ukraine. Après avoir été enlevé à Simferopol
pour la Russie, M. Sentsov a été condamné par un tribunal militaire
russe à Rostov-sur-le-Don à 20 ans de prison à Iakutsk en Russie.
Son procès a été décrit par Amnesty International comme un simulacre de
procès
.
21. Le 15 novembre 2016
, la Troisième Commission (sociale,
humanitaire et culturelle) de l'Assemblée générale des Nations Unies
a approuvé un projet de résolution sur la situation des droits de
l'homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol
(Ukraine), qui a pris note des violations et exactions graves commises
à l’encontre des résidents de Crimée, notamment les exécutions extrajudiciaires,
les enlèvements, les disparitions forcées, les poursuites à motivation
politique, la discrimination, le harcèlement, l'intimidation, la
violence, les détentions arbitraires, la torture et les mauvais
traitements infligés aux détenus et leur transfert de la Crimée
à la Fédération de Russie, ainsi que les allégations de violations
d'autres libertés fondamentales, dont les libertés d'expression,
de religion ou de croyance et d'association et le droit de réunion pacifique.
Il a exhorté la Fédération de Russie à libérer immédiatement les
citoyens ukrainiens qui ont été illégalement détenus et jugés au
mépris des normes élémentaires de justice, ainsi que ceux qui ont
été transférés à travers la frontière internationalement reconnue
de la Crimée vers la Fédération de Russie.
22. De plus, Roman Sushchenko, correspondant pour l’agence de
presse nationale ukrainienne UKRINFORM en France depuis 2010, est
détenu à Moscou sous le chef d’accusation d’espionnage depuis le 30
septembre 2016.
2.6. Turquie
23. La
Résolution 2035 (2015) se félicitait de la réduction considérable du nombre
de journalistes détenus en Turquie, mais appelait à de nouvelles
réformes législatives concernant notamment les articles 216, 301
et 314 du Code pénal turc, susceptibles d’être appliqués de manière
arbitraire à l’encontre de journalistes. Effectivement, le nombre
de journalistes détenus ou emprisonnés était passé de 66 en 2013
à 19 en octobre 2014
. En décembre
2014, la police turque a arrêté plusieurs journalistes de premier
plan et responsables du journal privé Zaman, lié à l’imam Fethullah
Gülen. En mars 2016, un tribunal turc a confirmé la décision des autorités
turques de prendre le contrôle de la société détentrice du journal
Zaman
.
24. Dans sa
Résolution
2035 (2015), l’Assemblée demandait à la Commission de Venise d’analyser
la conformité avec les normes européennes en matière de droits de
l’homme des articles 216, 301 et 314 du Code pénal turc et de la
loi turque no 5651, ainsi que leur application
dans la pratique. Les 11 et 12 mars 2016, la Commission de Venise
a adopté son Avis no 831/2015 sur les
articles 216, 299, 301 et 314 du Code pénal de la Turquie
. L’Avis reconnaissait que des progrès
avaient été accomplis en Turquie en ce qui concerne l’application
des articles concernés, mais concluait que les progrès accomplis
étaient nettement insuffisants: «Tous les articles examinés dans
le présent Avis prévoient des sanctions excessives et ont été appliqués
de manière beaucoup trop générale, pénalisant des comportements
protégés par la Convention européenne des droits de l’homme, en
particulier son article 10 et la jurisprudence y relative, et des
comportements protégés par l’article 19 du Pacte international relatif
aux droits civils et politiques.»
25. Les 10 et 11 juin 2016, la Commission de Venise a adopté son
Avis no 805/2015 sur la loi no 5651
de réglementation des publications sur internet et de lutte contre
les infractions pénales commises par le biais de ces publications
(«loi sur internet»)
. L’Avis concluait notamment qu’une
liste de mesures moins intrusives que le blocage d’accès/retrait
de contenu devait être ajoutée à la loi et que le système de blocage
d’accès sur décision de la Direction des télécommunications sans
examen juridictionnel préalable devait être reconsidéré.
26. A la suite du coup d’Etat militaire avorté du 15 juillet 2016
et de la proclamation de l’état d’urgence, le gouvernement turc
a notifié le Conseil de l’Europe, le 21 juillet 2016, de sa décision
de déroger à la Convention européenne des droits de l’homme en application
de l’article 15 de ladite Convention. En vertu de l’état d’urgence
et du Décret présidentiel no 668, 45
journaux, 15 magazines, 16 chaînes de télévision, 23 stations de
radio, trois agences de presse ainsi que 29 éditeurs et distributeurs
ont été fermés par le gouvernement, d’après Human Rights Watch
. En outre, environ 47 anciens employés
du journal
Zaman ont fait
l’objet de mandats d’arrêt après la tentative de coup d’Etat militaire.
Au total, plus d’une centaine de journalistes ont été détenus ou
emprisonnés et les autorités turques ont retiré leur accréditation
à quelque 330 journalistes, d’après le Comité pour la protection
des journalistes
.
27. Une dérogation à la Convention européenne des droits de l'homme
en vertu de l’article 15 ne suspend, ni son application, ni la compétence
de la Cour européenne des droits de l'homme. En outre, les obligations découlant
du Statut du Conseil de l'Europe (STE no 1)
continuent de s'appliquer pleinement en cas d'état d'urgence.
28. Le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe
a publié un mémorandum sur les conséquences pour les droits de l’homme
des mesures prises par les autorités turques dans le cadre de l’état d’urgence
le 7 octobre 2016
. Dans son mémorandum, M. Nils Muižnieks
a jugé très problématique que le gouvernement turc ait déjà introduit
des amendements à de nombreuses lois par des décrets d'urgence, contournant
ainsi totalement la procédure législative ordinaire. Il s'agit notamment
de lois fondamentales telles que la loi antiterroriste, le code
de procédure pénale ou la loi sur l'administration provinciale qui
sont susceptibles d'avoir une incidence directe sur la protection
des droits de l'homme en Turquie, impact qui se poursuivrait après
la levée de l'état d'urgence. Selon le Commissaire, il serait approprié
d'abroger ces amendements à la fin de l'état d'urgence et de les
soumettre, le cas échéant, au Parlement pour qu'ils soient promulgués,
après une procédure parlementaire appropriée.
29. Le 18 novembre 2016, le Rapporteur spécial des Nations Unies
sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion
et d'expression, M. David Kaye, a déclaré dans ses premières conclusions
sur sa visite en Turquie
: «Depuis l'imposition de l'état d'urgence
en juillet, le Conseil des ministres a publié dix décrets ayant
force de loi qui accordent aux autorités turques de vastes pouvoirs.
Selon la loi sur l’état d'urgence adoptée au début des années 1980,
la portée de ces décrets devrait se limiter à la situation d'urgence,
mais les décrets ont été élargis au terrorisme au-delà de FETÖ,
l'organisation güleniste considérée comme terroriste par la loi.
L'article 2, paragraphe 4, du décret no 668
du 25 juillet 2016 prévoit la fermeture de nombreuses stations de
télévision et de radio, de journaux, de périodiques et de sociétés
de distribution pour motifs d'appartenance, de connexion ou de contact
avec des organisations terroristes constituant une menace pour la
sécurité nationale. Ces décrets – décret no 667
du 22 juillet 2016, décret no 668 du
27 juillet 2016, décret no 669 du 31 juillet
2016, décrets nos 670 et 671 du 17 août
2016, décrets nos 672, 673 et 674 du
1er septembre 2016, et décrets nos 675
et 676 du 29 octobre 2016 – ont également facilité un certain nombre
de restrictions au droit à la liberté des médias et de l'expression,
notamment l'utilisation du décret no 672
pour réprimer l'expression de ces terroristes présumés et l'utilisation
du décret no 666 pour suspendre 370 associations
le 11 novembre 2016. Ils ont également réduit ou supprimé la capacité
de contester les détentions, de bénéficier du droit d'accès à un
avocat et de voyager à l'étranger (suite à des confiscations de
passeports). Les décrets d'état d'urgence nos 667
et 668 ont institué l'impunité pour les responsables de l’expulsion
des employés, notamment, en dégageant toute responsabilité en cas
d’abus.»
30. Lors de ma visite d'information à Ankara, j'ai rencontré le
Rapporteur spécial des Nations Unies, M. David Kaye (Ankara, 13
novembre 2016), ainsi que M. Hacı Ali Açikgül, directeur du Bureau
des droits de l'homme du ministère de la justice, M. Şenol Göka,
directeur général de la Société de radio et de télévision turque
(TRT) et le professeur Engin Yildirim, vice-président de la Cour
constitutionnelle (Ankara, 14 novembre 2016). Afin d’obtenir des
éclaircissements sur les faits, j'ai soumis, le 14 novembre, les
questions écrites ci-après au Ministère de la justice, qui a promis
de répondre avant décembre 2016:
- Combien
de journalistes, d'écrivains et d'éditeurs sont actuellement détenus
en prison pour des liens présumés avec des organisations terroristes?
Combien d'entre eux ont été informés des chefs d’inculpation à leur
encontre, et combien d’entre eux sont aujourd’hui traduits en justice?
- Combien de médias ont été fermés ou confisqués après le
coup d'Etat avorté du 15 juillet 2016? Les actifs (équipement technique,
archives, matériel audiovisuel, comptes bancaires et biens immobiliers) de
combien de ces sociétés sont mis aux enchères ou ont été repris
et par qui?
- Les articles 299 (diffamation du Président) et 301 (dénigrement
public de la nation turque, de la République turque, de la Grande
Assemblée nationale, des institutions judiciaires, des organisations militaires
ou policières) du Code pénal turc exigent l'approbation du ministre
de la Justice pour les poursuites judiciaires en vertu de ces articles.
Combien de demandes de poursuites au titre des articles 299 et 301
le ministère de la Justice a-t-il reçues en 2015 et en 2016 et combien
de demandes ont été accordées par le ministre de la Justice?
- Dans son Avis no 831/2015 sur
les articles 216, 299, 301 et 314 du Code pénal de la Turquie, la Commission
de Venise a déclaré «Tous les articles examinés dans le présent
Avis prévoient des sanctions excessives et ont été appliqués de
manière beaucoup trop générale, pénalisant des comportements protégés
par la Convention européenne des droits de l’homme, en particulier
son article 10 et la jurisprudence y relative, et des comportements
protégés par l’article 19 du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques.» Qu'est-ce que le ministre de la Justice et
le gouvernement turc en général ont l'intention de faire à cet égard?
- Après la réunion d'urgence du Conseil supérieur des juges
et des procureurs le 16 juillet 2016, 2 745 juges et plusieurs membres
du Conseil supérieur ont été relevés de leurs fonctions. Ce nombre semble
avoir encore augmenté. Combien de juges et de procureurs ont été
licenciés après le coup d'Etat avorté du 15 juillet 2016 et combien
ont été recrutés depuis?
31. A Istanbul, le 14 novembre, j'ai rencontré M. Nazım Alpman,
président de la section d'Istanbul de l'Association des journalistes
progressistes, Mme Yonca Cingöz, coordinatrice
des relations extérieures de l'Association des éditeurs turcs, M. Gökhan
Durmuş, président du Syndicat des journalistes de Turquie, M. Turgay
Olcayto, président de l'Association des journalistes turcs, Mme Sibel
Güneş, secrétaire générale de l'Association des journalistes turcs,
et M. Niyazi Dalyancı, membre du conseil de l'Association des journalistes turcs,
M. Murat Önok, vice-président du Conseil turc de la presse et membre
du Conseil de Transparence International, M. Erol Önderoğlu, représentant
de Reporters sans frontières, M. Andrew Finkel, vice-président fondateur
de la plateforme de journalisme platform24.org, M. Tora Pekin, Conseiller
juridique du journal Cumhuriyet, M. Fikret İlkiz, avocat, M. Turgut
Kazan, avocat, et M. Nedim Şener, journaliste et écrivain.
32. Je tiens à remercier les représentants des autorités turques
et les représentants des médias pour leurs discussions franches
et très utiles. Compte tenu de la situation extrêmement difficile
qui prévaut en Turquie après le coup d'Etat avorté et les menaces
persistantes d'actes terroristes, le flux croissant de réfugiés
et la guerre dans la Syrie voisine, la liberté des médias est particulièrement
essentielle pour établir la confiance du public dans les institutions
démocratiques de la Turquie.
33. J’ai appris que la Cour constitutionnelle avait reçu environ
40 000 requêtes après le coup d'Etat avorté du 15 juillet 2015 et
recevrait probablement environ 100 000 requêtes d'ici la fin de
2016. J'ai aussi entendu parler de l'insécurité juridique si, en
vertu des décrets d'urgence, les actes des autorités publiques pourraient être
contestés juridiquement devant la Cour constitutionnelle. Dans de
telles circonstances, je trouve très inquiétant que des journalistes,
des écrivains et des responsables des médias soient maintenus en
détention sans avoir été inculpés d'avoir commis des actes terroristes,
et que des médias aient été fermés et que leurs biens aient été
saisis.
34. J'ai été informé des mauvaises conditions de détention, et
estime qu’il serait équitable de libérer ces journalistes, surtout
s'ils ont des problèmes de santé. On m'a donné les noms de Mmes Necmiye
Alpay, Aslı Erdoğan et Nazlı Ilıcak ainsi ceux du chef du bureau
du journal
Cumhuriyet, Akin
Atalay, son rédacteur en chef Murat Sabuncu et son caricaturiste
Musa Kart. Ces journalistes ne sont qu'un petit nombre de ceux qui devraient
voir la fin de leur détention alors qu'ils attendent d’être jugés.
A la fin de ma visite d'information en Turquie, j'ai lancé un appel
aux autorités turques pour qu'elles libèrent tous les journalistes
qui n'ont pas été inculpés pour participation active à des actes
terroristes
. Il semble que cet appel ait eu un
écho dans la Grande Assemblée nationale de Turquie
.
35. Jusqu’à une date récente, les membres de la Grande Assemblée
nationale de Turquie pouvaient rendre visite aux personnes détenues
en prison. Cette possibilité ayant été supprimée, le travail de
la Grande Assemblée nationale a été entravé, ainsi que celui de
sa commission d'enquête sur les droits de l'homme et sa commission
d'enquête sur le coup d'Etat du 15 juillet. La surveillance démocratique
de la conduite du gouvernement est un élément vital de la stabilité
démocratique et de la sécurité profonde d'un Etat.
36. La Commission des questions politiques et de la démocratie
a demandé le 7 novembre 2016 à la Commission de Venise de formuler
un avis sur les décrets d'urgence qui affectent la situation des
médias en Turquie. Cet avis devrait être adopté par la Commission
de Venise après la première partie de session de 2017 de l'Assemblée.
De même, le rapport au Conseil des droits de l'homme des Nations
Unies par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion
et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression
est prévu pour mars 2017. L'état d'urgence ayant été étendu jusqu’en
janvier 2017, d’autres mesures d’urgence risquent encore d’être
prises à l’encontre des médias. Il n’est donc pas possible, à ce
stade, de tirer des conclusions définitives sur la situation des
médias en Turquie. Par conséquent, je propose que l'Assemblée reste
saisie de cette question et la réexamine avant la fin de 2017.
2.7. Ukraine
37. La situation en Ukraine a suscité
des préoccupations à plusieurs égards. En ce qui concerne les homicides
et les agressions présumées visant des journalistes dans le cadre
du conflit armé dans l'est de l'Ukraine, les autorités ukrainiennes
ont été invitées à faire tout ce qui était en leur pouvoir pour
enquêter sur ces agressions et traduire les coupables devant les
tribunaux nationaux. Je signalerai que la situation dans l’est de
l’Ukraine n’a malheureusement pas changé: les forces séparatistes
ont accès à des armes lourdes et poursuivent leur lutte, ce qui
empêche les autorités ukrainiennes de garantir le respect de l’Etat
de droit et des droits de l’homme dans la région. Au paragraphe
19.2 de la
Résolution
2035 (2015), l’Assemblée invitait le Commissaire aux droits de l’homme
à accorder une attention particulière à la situation de la liberté
des médias dans toutes les zones de conflit en Europe, en particulier
dans l’est de l’Ukraine. Dans son futur rapport à l’Assemblée, le
Commissaire ne manquera sûrement pas d’évoquer cette question.
38. La
Résolution 2035 (2015) condamnait le harcèlement systématique des médias libres
et indépendants en territoire de Crimée occupé par la Russie, notamment
la récente descente dans les locaux de la chaîne de télévision ATR.
Depuis lors, ATR et d’autres médias tatars de Crimée ont été fermés
par les autorités russes à la suite de l’annexion et de l’occupation
illégales de la Crimée.
39. Dans ce contexte, je voudrais rappeler la loi sur la radiodiffusion
publique adoptée par le Parlement ukrainien en avril 2014
, qui a été saluée par le représentant
de l'OSCE pour la liberté des médias
. Une coopération ciblée entre le
Conseil de l'Europe et les autorités ukrainiennes a été établie
dans le cadre du projet du Conseil de l'Europe intitulé «Renforcement
de la liberté des médias et mise en place d'un système public de
radiodiffusion en Ukraine»
et l'accent devrait être mis sur
la mise en œuvre de la loi de 2014.
3. Alertes postées sur la Plateforme
du Conseil de l’Europe
40. Il est clair, au regard du
nombre et de la qualité des alertes postées sur la Plateforme visant
à renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes
que la situation des médias en Europe mérite une attention particulière.
Les autorités nationales ont souvent répondu de manière détaillée,
éclaircissant les affaires ou sujets évoqués. A cet égard, la Plateforme
a apporté la preuve de son efficacité et de sa forte valeur ajoutée
en offrant aux ONG de défense des médias et aux gouvernements un
mécanisme permettant en définitive d’examiner les menaces graves
à la liberté des médias.
41. La Plateforme classe les alertes en quatre catégories: atteintes
à la sécurité et à l’intégrité physique des journalistes; détention
et emprisonnement de journalistes, harcèlement et intimidation des
journalistes, impunité et autres actes ayant des effets dissuasifs
sur la liberté des médias. Dans ce rapport, je souhaite me concentrer
sur les alertes de la Plateforme qui sont particulièrement graves.
Cependant, toutes les alertes de la Plateforme méritent d'être suivies
et devraient être traitées par les autorités nationales respectives
dans les Etats membres.
3.1. Morts de journalistes
42. Les meurtres violents de journalistes
constituent une atteinte à l'Etat de droit et à la démocratie. La résolution
A/RES/68/163 de l'Assemblée générale des Nations Unies sur la sécurité
des journalistes et la question de l'impunité nous rappelle que
nous ne pouvons pas tolérer que de tels meurtres restent impunis. Les
alertes suivantes méritent donc une attention particulière.
43. Pavel Sheremet, un journaliste bélarusse travaillant pour
le journal d’investigation en ligne Ukrayinska Pravda et pour Radio
Vesti, a été tué dans l’explosion d’une voiture à Kiev le 20 juillet
2016. La voiture appartenait à Olena Prytula, rédactrice en chef
à Ukrayinska Pravda. Pavel Sheremet était un journaliste et animateur
de télévision biélorusse qui avait été emprisonné par le gouvernement
du Bélarus en 1997. Il avait travaillé en Russie comme animateur
de télévision et journaliste avant de venir à Kiev il y a environ
cinq ans.
44. Mustafa Cambaz, un photojournaliste turc travaillant pour
le quotidien Yeni Şafak, a été tué pendant le coup d’Etat avorté
du vendredi 15 juillet 2016 en Turquie. D’après son journal, il
est décédé d’une balle dans la tête quand les soldats ont ouvert
le feu sur la foule dans le quartier de Çengelköy, à Istanbul, au
petit matin du samedi 16 juillet 2016.
45. Le journaliste et animateur de radio Luka Popov, du nord de
la Serbie, a été retrouvé mort à son domicile à Srpski Krstur, le
vendredi 17 juin 2016. D’après le quotidien serbe Blic, son corps portait les traces
de blessures visibles et Popov avait vraisemblablement été «torturé
et assassiné». Trois personnes ont été arrêtées en lien avec ce
meurtre.
46. Naji Jerf, un journaliste syrien, a été abattu dans une rue
animée de Gaziantep (sud-est de la Turquie) le 27 décembre 2015.
Il était le fondateur et le rédacteur en chef du magazine d’opposition Henta et avait réalisé plusieurs
films sur les atrocités commises à la fois par Daech et par le Gouvernement
syrien.
3.2. Agressions physiques à l'encontre
de journalistes
47. De nombreux journalistes ont
fait l’objet de graves attaques physiques pour leur travail. Plusieurs
de ces attaques n'ont pas encore été résolues. Je tiens à rappeler
les alertes suivantes, dans l'ordre alphabétique des pays concernés.
48. Stoyan Tonchev, journaliste du portail de nouvelles «Hello
Bulgaria», a été agressé et battu avec des battes de baseball le
14 janvier 2016 dans sa ville natale de Pomorie. Le journaliste,
candidat lors des dernières élections locales en Bulgarie, a subi
de graves blessures à la tête et au crâne. Vesselin Dimitrov, du Centre
européen pour la liberté de la presse et des médias à Leipzig, en
Allemagne, a déclaré que «le site Web de Stoyan Tonchev est une
plateforme courageuse mettant en lumière les opérations douteuses
de la municipalité à Pomorie. Sa brutale agression est un acte qui
illustre la stagnation des progrès de la Bulgarie vers une société
démocratique libre»
. Le gouvernement bulgare n'a pas
encore réagi à cette alerte.
49. Le journaliste indépendant croate Željko Peratović, rédacteur
en chef du site internet 45lines.com, a été roué de coups par trois
agresseurs non identifiés à son domicile à Luka Pokupska, le 28
mai 2015. Selon lui, cette agression était motivée par les articles
qu’il avait publiés sur le procès qui se tenait à Munich, en Allemagne,
contre Josip Perković, pour le meurtre de Stjepan Djurekovic près
de Munich en 1983. Josip Perković est un ancien directeur du Service
de sécurité de l’Etat croate (SDS) du temps de la Yougoslavie. A la
suite de sa visite en Croatie, le Commissaire aux droits de l’homme
a exprimé son inquiétude, le 29 avril 2016, au sujet de la réponse
inadéquate des autorités croates aux cas signalés d’agressions physiques,
de menaces de mort et d’actes d’intimidation visant des journalistes
.
50. Le 22 octobre 2015, David Perrotin, journaliste travaillant
pour
Buzzfeed France, a été
agressé par une dizaine de jeunes hommes participant à un rassemblement
contre le traitement du conflit israélo-palestinien par l’Agence
France Presse (AFP). Après l’intervention de la police, le journaliste
a été mis à l’abri au siège de l’AFP, protégé par une ligne de policiers.
David Perrotin a porté plainte le lendemain. Les agresseurs étaient liés
à la Ligue de défense juive (LDJ), une organisation qualifiée de
terroriste par les Etats-Unis, également interdite par Israël
.
51. Le 9 novembre 2015 dans les Landes (France), une dizaine de
journalistes travaillant pour les chaînes publiques France 2 Bordeaux et France 3 Aquitaine ont été attaqués
par des riverains alors qu’ils accompagnaient des membres de la
Ligue de protection des oiseaux (LPO) lors d’une opération contre
le braconnage des pinsons. Les journalistes ont déposé plainte pour
violences et menaces, confiscation illicite de leur caméra et dégradation
de leur véhicule.
52. Le 10 mars 2016, le journaliste grec Petros Anastassiades
a été violemment agressé et frappé par des membres du parti néonazi
«Aube dorée» alors qu'il couvrait une réunion sur les migrations
au Conseil régional de l'Attique pour le compte du journal Rizospastis.
L'agression a eu lieu alors qu'Elias Panagiotaros, député de ce
parti, proférait des propos qualifiés de discours de haine par les
médias. Dans leur réponse du 2 juin 2016, les autorités grecques
précisent que la police ne se trouvait pas dans la salle de réunion,
mais en dehors du bâtiment.
53. Le journaliste grec Demitrios Perros, travaillant comme pigiste
pour la radio municipale «Athènes 9,84FM», a été brutalement agressé
par des inconnus le 4 février 2016 alors qu’il couvrait une manifestation à
Athènes. Dans leur réponse du 20 avril 2016, les autorités grecques
confirment les faits et indiquent qu’une enquête policière a été
ouverte à ce sujet, ainsi qu’une enquête administrative préliminaire
visant à établir la conduite de la police pendant la manifestation.
54. Deux journalistes italiens et du personnel technique ont reçu
des menaces de mort pour avoir couvert les funérailles du chef mafieux
Vittorio Casamonica, le 21 août 2015 à Rome. Une deuxième agression
a eu lieu le 23 août 2015 à Rome lorsqu’une équipe de la chaîne
de télévision publique RAI 3 qui filmait dans le quartier d’Appio,
où vivent plusieurs membres de la famille Casamonica, a été agressée
par des résidents locaux qui ont menacé de tuer les membres de l’équipe
s’ils n’arrêtaient pas de filmer. Dans sa réponse du 10 juin 2016,
le ministère italien des Affaires étrangères explique sur quelle
base juridique repose la protection des journalistes dans les affaires
de crime organisé.
55. Le 27 septembre 2016, le directeur de la Communauté des journalistes
d'investigation, Grigory Pasko, a été attaqué dans la ville de Barnaul
(région de l’Altai), en Russie, par deux assaillants inconnus. Il
s’en est sorti avec une commotion cérébrale et un hématome sur la
moitié du visage. La veille, un journal local citait un activiste
nationaliste local désignant Pasko comme un «agent étranger». Il
était à Barnaul pour animer un séminaire sur les techniques d’enquête
et de reportage. Pasko avait déjà purgé une peine de prison pour laquelle
il avait été reconnu comme «prisonnier de conscience» par Amnesty
International.
56. Dmitri Remisov, correspondant régional de l’agence de presse
Rosbalt à Rostov-sur-le-Don, a informé l’agence qu’il avait été
agressé de manière répétée par des policiers alors qu’il était interrogé
au Centre régional de lutte contre l’extrémisme, le 11 août 2016.
ll a porté plainte contre les policiers, a signalé Rosbalt.
57. Le 17 mars 2016, deux personnes non identifiées ont agressé
Igor Rudnikov, fondateur et rédacteur en chef du journal «Novaye
kolyosa» («Nouvelles roues») et député du parlement du district
de Kaliningrad. M. Rudnikov a été hospitalisé pour des blessures
à l’arme blanche et placé en soins intensifs. Il n’a pas reconnu
les agresseurs.
58. Le 9 mars 2016, un groupe d’hommes masqués a attaqué un minibus
transportant six journalistes russes et internationaux ainsi que
des militants des droits de l’homme à la frontière entre les républiques russes
d’Ingouchie et de Tchétchénie, avant de mettre le feu au bus.
59. Sergey Vinokurov, correspondant de l’hebdomadaire politique
et d’information russe Sobesednik,
a été violemment agressé devant les locaux de sa rédaction, le 25
février 2016. La police a ouvert une enquête.
60. Après avoir couvert de nombreux dossiers en Tchétchénie (Fédération
de Russie), dont, dernièrement, un mariage controversé entre un
agent de la sécurité officielle et une jeune fille de 17 ans, la
journaliste d’investigation Elena Milashina a reçu, le 9 juin 2015,
un avertissement de l’agence de presse gouvernementale (Tchétchénie)
GroznInform: «Comme Politkovskaya, Milashina a reçu des prix internationaux
et il n’y a pas de doute que la prochaine victime expiatoire sera
précisément Elena Milashina, sauf qu’elle ne sera pas tuée par quelqu’un
du Caucase, mais par des fascistes qui seront engagés pour ça.»
61. Le journaliste d’investigation Ivan Ninić a été agressé le
27 août 2015 devant son domicile par deux jeunes hommes armés de
barres de fer. Dans leur réponse du 12 novembre 2015, les autorités
serbes indiquent que le procureur a ouvert une enquête sur cette
affaire.
62. Le journaliste espagnol Javier Garcia Angosto a été sauvagement
agressé le 25 juin 2015 à Melilla, à la suite de la publication
d’une série d’articles dénonçant des irrégularités présumées dans
l’attribution d’une concession publique à un établissement sur une
des plages de la localité.
63. Un journaliste et quatre photoreporters ont été grièvement
blessés par les forces de l’ordre le 13 avril 2016 à Skopje alors
qu’ils couvraient une manifestation anti-gouvernementale.
64. Le 20 juillet 2015, Marjan Stamenkovski, rédacteur en chef
du site internet «Dokaz», a été brutalement agressé à Skopje par
un groupe de cinq hommes masqués armés de barres de fer.
65. Le 21 avril 2015, Borjan Jovanovski, journaliste renommé,
rédacteur en chef et fondateur de Novatv.mk, a reçu à son domicile
à Skopje une menace de mort.
66. Le siège d’Inter-TV à Kiev, un radiodiffuseur privé ukrainien,
a été incendié le 4 septembre 2016 alors qu’un groupe d'environ
20 hommes organisait un rassemblement devant les bureaux pour protester
contre la politique présumée pro-Kremlin de la chaîne. Au moins
30 personnes ont été évacuées, dont beaucoup ont souffert d’inhalation
de fumée et un journaliste a été blessé pendant qu’il échappait
à l'incendie. La chaîne Inter-TV a déjà été victime de quatre attaques
violentes en 2016. Suite à l'incendie criminel, un groupe d'environ
50 manifestants ont empêché les employés de la chaîne Inter TV de
pénétrer dans les locaux, en précisant que le blocus se poursuivrait
jusqu'à ce que la chaîne pro-russe cesse d'émettre. Le président ukrainien
Petro Porochenko a décrit l'attaque d'incendie criminel comme une
tentative de déstabilisation du pays, et a ordonné une enquête approfondie
sur l'incident par le Bureau du Procureur général. Les autorités locales
ont signalé que six personnes ont été arrêtées.
3.3. Menaces à la liberté des
médias dans les zones de conflit
67. Les journalistes et les médias
dans les zones de conflit sont particulièrement vulnérables, en
raison de la situation de non-droit qui prévaut dans ces zones.
L'Europe n’a pas le droit de détourner son regard de cette situation,
qui mérite aussi une attention particulière des médias. La Représentante
de l'OSCE pour la liberté des médias a publié un excellent document
non officiel sur la propagande de guerre. Néanmoins, seules deux zones
de conflit sont mentionnées dans les alertes de la Plateforme
.
68. Le 18 mars 2015, un tribunal régional de Transnistrie a ordonné
l’incarcération pendant deux mois de Sergei Ilchenko, collaborateur
pigiste de plusieurs médias locaux et régionaux, dans le cadre d’une
enquête sur des actes présumés de terrorisme. Dans sa réponse du
30 juillet 2015, le gouvernement moldove indique que, le 18 juillet
2015, M. Ilchenko a été libéré par les dites «structures de sécurité»
de la région de Transnistrie, en République de Moldova. Le 21 juillet
2015, M. Ilchenko a quitté la Transnistrie et est revenu à Chisinau,
où il a bénéficié d’un logement et d’une assistance. Le 13 septembre
2016, les organisations partenaires de la Plateforme ont déclaré
ce cas «résolu», concluant qu’il ne représentait plus une menace active
à la liberté des médias.
69. Le 19 avril 2016, des agents du FSB, dans la région ukrainienne
de Crimée, annexée illégalement par la Russie, ont fait une descente
et fouillé le domicile du journaliste Mykola Semena (journaliste
indépendant travaillant pour Krym.Realii, le service Crimée de RFE/RL),
ont confisqué son matériel de reportage et l’ont brièvement détenu
pour l’interroger dans le cadre d’une enquête pénale portant sur
des accusations d’appel au séparatisme.
70. A la suite de l’annexion illégale de la Crimée par la Russie
en 2014, les autorités russes ont adopté une loi obligeant les médias
de la région à s’enregistrer auprès de Roskomnadzor, l’autorité
de régulation des médias russes, avant le 1er avril 2015, infligeant
de lourdes amendes à ceux qui continuaient de diffuser sans s’être
enregistrés. Bien qu’ils aient soumis plusieurs demandes, la plupart
des médias diffusant en langue tatare de Crimée n’ont pas reçu de
licence. Il s’agit notamment d’ATR, groupe de médias qui diffuse
la seule chaîne de télévision en langue tatare de Crimée, de ses
sociétés affiliées, des stations de radio FM Meydan et Lider, d’une
chaîne de télévision pour enfants dénommée Lale, du site d’information
en ligne 15 Minutes, de l’agence de presse tatare de Crimée QHA
et des journaux en langue tatare de Crimée Avdet et Yildiz.
71. Maria Varfolomeyeva, journaliste ukrainienne et fixeuse travaillant
pour le site internet Svobodny Reporter et VostokMedia, a été arrêtée
le 15 janvier 2015 par les forces loyalistes de la «République populaire autoproclamée
de Louhansk» («LPR») sur la base d’allégations d’espionnage pour
le compte de l’armée ukrainienne et de Secteur droit (le mouvement
nationaliste ukrainien). Elle a été libérée le 3 mars 2016. Le 13 septembre
2016, les organisations partenaires de la Plateforme ont déclaré
ce cas «résolu», concluant qu’il ne représentait plus une menace
active à la liberté des médias.
72. Oleksandr Kuchynsk, rédacteur en chef du journal Criminal Express, journal de Donetsk
qui enquête sur des affaires criminelles, a été retrouvé assassiné,
ainsi que son épouse, le 29 novembre 2014, dans le village de Bogorodychne,
près de Sloviansk, dans l’oblast de Donetsk, en proie à la guerre.
3.4. Autorités de police ciblant
les médias
73. Plusieurs alertes portent sur
des allégations de violence policière à l’encontre de journalistes
et de médias. Les faits sous-jacents ou les cas sont souvent contestés.
Il est donc important que les autorités nationales compétentes enquêtent
correctement et rapidement sur tous les actes en question.
74. Dans ce contexte, il convient de se féliciter que la Plateforme
ait publié une fiche de jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'homme sur le sujet
.
3.5. Action législative menaçant
la liberté des médias
75. Plusieurs Etats membres ont
révisé leurs lois antiterroristes et accru la possibilité des services
de police et forces de l'ordre d'intercepter les communications
numériques. La Plateforme a collecté la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l'homme sur le sujet
.
76. Bien que certaines alertes concernent des textes législatifs
qui sont encore au stade des discussions parlementaires, les alertes
qui suivent concernent une législation identifiée comme limitant
la liberté des médias.
77. Le 30 août 2016, conformément à une loi récente qui réduit
à quatre le nombre de licences nationales de télévision accordées
aux diffuseurs privés, le gouvernement grec a lancé une procédure
d’adjudication pour quatre des huit licences nationales de télédiffusion
privée opérant actuellement. Le gouvernement a affirmé que ce processus
permettrait de rétablir l'ordre, dans un secteur endetté et discrédité
en raison de ses liens politiques, en luttant contre la corruption
et en permettant une meilleure régulation. Après un processus d'appel d'offres
de trois jours, le 2 septembre, les quatre licences de 10 ans ont
été attribuées avec succès. L’adjudication va conduire à la fermeture
dans les 90 jours des quatre opérateurs de télévision actuels qui
ne sont pas parvenus à obtenir une licence, y compris certains des
plus grands opérateurs de télévision en Grèce.
78. Ayant écrit à la présidente de la délégation grecque à l'Assemblée,
Mme Anneta Kavvadia, j'ai reçu d'elle une
explication détaillée sur cette question. Néanmoins, une réduction
de fait du nombre de licences de radiodiffuseurs nationaux privés
est très préoccupante. Alors que l’article 10 de la Convention européenne
des droits de l’homme autorise les Etats à exiger des licences pour
la radiodiffusion, de telles restrictions doivent être nécessaires
dans une société démocratique et l’octroi de telles licences doit
obéir à un processus transparent et motivé. Il semble que le Conseil
d'Etat, en tant que tribunal administratif suprême de la Grèce, prépare
actuellement une décision en la matière. Les seules préoccupations
de rentabilité des radiodiffuseurs privés ne sont pas une raison
suffisante pour retirer des licences octroyées il y a longtemps,
notamment dans la mesure où la numérisation de la radiodiffusion
réduit la nécessité et donc la possibilité pour les gouvernements
de restreindre le nombre de licences de radiodiffusion pour des
raisons techniques.
79. Le 23 juin 2016, une alerte signalait que la nouvelle loi
antiterrorisme accordait à l’agence de renseignement polonaise (ABW)
le droit d’«ordonner le blocage ou de demander à l’administrateur
du service d’open source de bloquer l’accès aux données d’information»,
donnant ainsi à l’agence le droit de fermer des médias en ligne,
y compris des sites internet et des programmes de télévision. Il
est impossible d’accéder à la réponse du gouvernement polonais (5
août 2016) sur la Plateforme. L’Avis no 839/
2016 de la Commission de Venise (10-11 juin 2016) analyse la loi
en question
.
3.6. Bélarus
80. Le Bélarus n'étant pas un Etat
membre du Conseil de l'Europe, il n’entre malheureusement pas dans
le champ d’application géographique de la Plateforme. Comme il a
demandé son adhésion au Conseil de l'Europe et est membre de la
Commission de Venise, il devrait néanmoins mériter notre attention.
Dans ce contexte, je voudrais rappeler le rapport du Rapporteur
spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l'homme
au Bélarus du 21 septembre 2016, qui contient également une analyse
détaillée des problèmes concernant la liberté des médias
.
4. Conclusions
81. Les alertes reflètent généralement
les enjeux politiques qui existent dans les pays concernés. On peut à
cet égard relever les tendances générales suivantes:
82. L’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la République de Moldova
et l’Ukraine sont en proie à des conflits militaires, dont certains
sont dits «gelés», tandis que les conflits dans la région du Haut-Karabakh,
en Azerbaïdjan, dans la région ukrainienne de la Crimée et dans
d’autres régions de l’est de l’Ukraine continuent de faire des victimes.
Ces conflits ébranlent ces pays et, partant, fragilisent la situation
des médias. La propagande et la haine sont un problème, mais aussi
l’accès des médias aux zones de conflit et la sécurité des journalistes
qui y travaillent. En Azerbaïdjan, Géorgie, Moldavie et Ukraine
les gouvernements rencontrent des difficultés pour contrôler la
situation concernant la liberté des médias dans les territoires
occupés respectifs, en raison de leur manque d'influence dans ces
zones.
83. La Turquie a vécu un coup d’Etat militaire avorté le 15 juillet
2016, ce qui a conduit à la proclamation de l’état d’urgence. Le
21 juillet 2016, le gouvernement turc a informé le Conseil de l’Europe
de sa décision de déroger à la Convention européenne des droits
de l’homme en vertu de l’article 15 de ladite convention. Cette situation
exceptionnelle a nettement dégradé la situation des médias en Turquie,
comme décrit ci-dessus.
84. Plusieurs attentats terroristes effroyables se sont produits
en Belgique, en France et en Turquie, appelant des mesures de sécurité
plus strictes. La proportionnalité est requise dans ces actions
et la liberté des médias doit être respectée afin de permettre au
public de recevoir toutes les informations nécessaires dans une
société démocratique. Sinon, ces terroristes auraient pu affaiblir
la confiance du public dans les institutions démocratiques d'un
pays.
85. Plusieurs pays ont reçu des alertes concernant leur législation
et leur pratique en matière de radiodiffusion publique. Cette question
a déjà été abordée dans les travaux antérieurs de l'Assemblée tels
que la
Recommandation
1878 (2009) sur le financement de la radiodiffusion du service public
, mais cela semble constituer un défi
continu pour de nombreux pays. Une assistance supplémentaire et
une coopération pratique avec ces pays semblent nécessaires
.
86. Enfin, je suis très reconnaissant aux organisations partenaires
de la Plateforme pour les efforts qu’elles ne cessent de déployer
pour alerter le Conseil de l’Europe des atteintes graves à la liberté
des médias. Sans leur coopération, nous ne pourrions mener à bien
notre tâche; notre Assemblée dépend en effet des informations communiquées
directement par les journalistes et les médias concernés. Avec l’aide
des partenaires institutionnels de la Plateforme et des médias,
le Conseil de l’Europe et les Etats membres pourront faire face
aux menaces les plus urgentes à la liberté des médias dans une Europe
qui, aujourd’hui, doit relever plusieurs défis majeurs – conflits
militaires, terrorisme, criminalité organisée, problèmes économiques,
extension de la mondialisation.