1. Introduction
1. Le droit à la liberté d’expression
et d’information et la liberté et la diversité des médias sont des
éléments fondamentaux d’une véritable démocratie: aucun système
ne peut se prétendre «démocratique» s’il n’assure pas efficacement
le pluralisme et l’indépendance des médias.
2. Dans le cadre de l’Union européenne, le Groupe des régulateurs
européens des services de médias audiovisuels (ERGA)
a affirmé sans détours que:
«[L’indépendance des médias] est la pierre angulaire de nos démocraties
européennes, car elle permet aux citoyens de se forger leurs propres
opinions et de ne pas se laisser orienter d’une manière ou d’une
autre par quelque partie prenante que ce soit, y compris l’État.»
En septembre 2015, la Représentante
de l’OSCE pour la liberté des médias – seule instance intergouvernementale
de surveillance des médias dans le monde – a publié une fiche d’information
sur la liberté des médias dans «la région de l’OSCE», dans laquelle
elle affirme que la liberté des médias est fondamentale pour une
société libre et ouverte, la démocratie ne pouvant se développer
dans des pays où la liberté d’expression n’est pas garantie et où
les diverses idées et opinions ne trouvent pas à s’exprimer
. D’outre-mer, le Département de la
défense des États‑Unis déclare dans la version révisée de son manuel
sur le droit de la guerre: «Les journalistes remplissent une fonction
essentielle dans une société libre régie par l’État de droit ainsi
que dans l’information sur les conflits armés.
»
3. Ces affirmations constituent une reconnaissance forte de la
nécessité de reconnaître et protéger partout et en toute circonstance
le rôle du journaliste indépendant; mais la réalité n’est pas du
tout en accord avec cette attente. Comme l’Union européenne de radio-télévision
(UER) le souligne, «Des garanties législatives doivent venir étayer
notre engagement en matière d’indépendance et tous nos actes doivent
donner corps à l’importance que nous attachons à la sécurité des
journalistes»
. Malheureusement, il ne s’agit pas
d’une remarque gratuite. La liberté des médias n’est plus un défi
qui se pose exclusivement aux démocraties nouvelles ou en évolution.
Au contraire, le développement des nouveaux médias, et en particulier
celui des réseaux sociaux, dont l’influence ne cesse d’augmenter,
met à l’épreuve la tradition établie de longue date du respect de
la liberté d’expression dans des démocraties établies de longue
date elles aussi.
4. La Représentante de l’OSCE pour la liberté des médias, Dunja
Mijatović, a reconnu que la liberté des médias dans la région de
l’OSCE était menacée.
En
2014, elle est intervenue plus de 250 fois sur des questions liées
à la liberté des médias dans les États membres de l’OSCE et, dans
une publication de 2015 intitulée «Safety of journalists: an imperative
for free media
» (la sécurité des journalistes:
un impératif pour la liberté des médias), a déclaré que, entre 1997
et 2015, 137 journalistes ont été tués dans l’exercice de leurs fonctions
dans les États participants de l’OSCE. Elle fait également part
de sa vive préoccupation au sujet de la culture de l’impunité et
de l’absence de poursuites à l’égard des auteurs d’actes de violence
contre des journalistes.
5. Depuis 2002, Reporters sans frontières (RSF), une organisation
phare pour la défense de la liberté des médias dans le monde, publie
chaque année le Classement mondial de la liberté de la presse, dont
l’édition 2016 dénonce «une dégradation profonde et préoccupante»
de la situation
. En décembre 2016, RSF a publié
son Bilan annuel des journalistes détenus, otages et disparus dans
le monde, qui indique que «la tendance est dramatiquement à la hausse»
. Une
tendance négative est confirmée par l’augmentation du nombre de
rapports sur de cas de violences contre de journalistes et d’atteintes
à la liberté de la presse publiés par l’initiative Mapping Media
Freedom (MMF)
.
Les données qu’on peut extraire de la Plateforme du Conseil de l’Europe
pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes
sont tout aussi inquiétantes et
notre rapport sur «Attaques contre les journalistes et la liberté
des médias en Europe
» a fait état d’une situation alarmante
dans nombre de pays européens.
6. Discuter de l’indépendance des médias n’a pas beaucoup de
sens lorsque les journalistes ne peuvent faire leur travail qu’au
risque de leur vie ou de leur liberté et que les médias qui les
emploient sont confrontés au risque de leur disparition pure et
simple. Néanmoins, il existe des formes subtiles d’atteintes à la
liberté des journalistes et des médias, comme forcer l’autocensure,
voire prendre le contrôle de certains médias et les asservir aux
intérêts de leurs oppresseurs. Il faut être conscients du danger
que ces méthodes représentent pour l’indépendance et aussi pour
le pluralisme réel des médias, et donc pour nos systèmes démocratiques.
7. Comme il résulte d’une récente consultation publique de la
Commission européenne sur le pluralisme des médias et la démocratie,
les méthodes visant à exercer une influence politique sur les comportements
des médias et des journalistes ne sont pas nouvelles. Cependant,
les méthodes traditionnelles d’influence ont été adaptées sans cesse
aux développements dans les domaines de la politique, de l’économie
et du journalisme, et les progrès technologiques ont apporté des
nouvelles voies prédominantes d’accès aux canaux de communication.
En m’appuyant sur l’excellent rapport d’expert qui nous a été soumis
par Mme Margo Smit
, que je reprends
très largement à mon compte, je me propose de mettre en lumière
quelques-unes de ces méthodes, anciennes, transformées ou nouvelles,
visant à influencer politiquement les journalistes et les médias,
ainsi que leurs effets.
2. Que sont les médias indépendants?
8. Il faut examiner l’«indépendance»
des médias dans les contextes financier, opérationnel et éditorial.
Elle est indissociable du pluralisme; il s’agit de deux piliers
d’une vraie liberté des médias et d’une vraie démocratie, qui se
renforcent réciproquement. Le présent rapport ne porte pas sur le
pluralisme, mais il est clair que ce dernier soutient l’indépendance
dans la mesure où il rend moins efficaces les pressions visant à
stopper les critiques; en même temps, l’indépendance est une condition
nécessaire pour que le pluralisme ne devienne pas formelle et de
façade. L’indépendance des médias et l’indépendance des journalistes
ne coïncident pas exactement: en théorie, un média peut jouir des
garanties requises pour développer librement sa ligne éditoriale
alors que les journalistes travaillant pour ce média (ou certains
d’entre eux) peuvent faire l’objet de pressions ciblées ou de menaces
spécifiques. Néanmoins, en pratique, des ingérences de l’extérieur
sur un média ne sauraient rester sans conséquence sur le travail
de ses journalistes et des pressions ou des menaces qui affectent
le comportement des journalistes ne sauraient rester sans conséquence
sur le fonctionnement des média qui les emploient.
9. La Déclaration de l’Union européenne de radio‑télévision (UER)
relative aux valeurs fondamentales des médias de service public
peut servir de cadre à la définition des médias indépendants: «Nous
posons nos choix uniquement dans l’intérêt de notre public. Nous
nous efforçons de faire preuve d’une impartialité et d’une indépendance
totales à l’égard des influences et idéologies politiques, commerciales
ou autres. Nous voulons être libres de contester la suprématie du
plus fort, de remettre en cause les idéologies dominantes et de contribuer
à former des citoyens avertis. Nous entendons faire preuve d’autonomie
à tous les niveaux de notre mission, notamment la programmation,
la prise de décisions éditoriales et les questions de personnel.
»
10. Cette déclaration peut être complétée par les éléments que
l’Assemblée parlementaire a mis en avant dans sa
Recommandation 1878 (2009) sur le financement de la radiodiffusion de service public:
«Les radiodiffuseurs de service public doivent être une importante
source publique d’informations impartiales et d’opinions politiques
diverses. Leur activité doit être soumise à d’exigeantes normes
éditoriales d’objectivité, d’équité et d’indépendance vis-à-vis
de toute ingérence politique ou économique. Ils devraient, davantage
que les radiodiffuseurs commerciaux, faire preuve de transparence
et rendre des comptes au public quant à leur programmation.»
11. La transparence est une condition essentielle de l’indépendance
des médias à tous les niveaux, depuis la propriété du capital aux
relations de sponsoring, depuis les axes opérationnels à la politique
et aux directives éditoriales (publication, application effective
et sanctions en cas de non‑respect). La transparence doit s’appuyer
sur des autorités de régulation indépendantes garanties par la loi,
en ayant par exemple comme référence les recommandations formulées
par le Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels
et en tenant compte que, comme
l’indique l’UER: «Pour que nous soyons en mesure de tenir notre
engagement à l’égard du public, il nous faut une législation ferme
et un financement approprié et viable. Nous devons disposer d’une
gouvernance professionnelle pour préserver l’indépendance éditoriale
et veiller à remplir notre mission avec le plus haut degré de professionnalisme.
»
3. Vulnérabilité
à l’influence due à l’absence de transparence concernant la propriété
des médias et les mécanismes de financement
12. Un rapport récent de la commission
de la culture, de la science, de l'éducation et des médias
aborde la question de
la transparence de la propriété des médias de façon détaillée et
éloquente. Je souhaite insister encore sur la nécessité d’interdire
les montages juridiques non transparents et la propriété cachée,
ainsi que sur la conclusion du rapport: «Les États membres devraient
veiller à ce que le public ait accès aux informations spécifiques
sur les structures de propriété et de gestion, les structures éditoriales
des médias ainsi que leur financement. Les informations pertinentes
doivent être adressées par les médias concernés à une autorité nationale
indépendante chargée des médias.»
13. La disponibilité de données sur les propriétaires «bénéficiaires
et réels» des médias et l’accès à ces données contribuent à la détection
des abus de pouvoir médiatique par divers groupes d’intérêts puissants. Comme
l’indique ce même rapport de notre commission: «Il faudrait encourager
les organes judiciaires et législatifs à reconnaître expressément
les liens entre la liberté d’expression, le pluralisme des médias
et une démocratie qui fonctionne, d’une part, et la transparence
de la propriété des médias, d’autre part.
»
14. Le principe d’une transparence totale concernant les médias
implique non seulement l’accès à des informations sur la propriété
de ces derniers, mais aussi sur l’identité de leurs «principaux
agents de contrôle», c’est-à-dire la «transparence sur les agents
d’influence». Par conséquent, l’identification, entre autres, des membres
des conseils d’administration des médias et de leurs principaux
dirigeants est aussi fondamentale. La transparence est également
nécessaire au niveau des organes de régulation: le mode de désignation
de leurs membres, leur mandat, fonctions et compétences doivent
être définis de sorte à garantir leur indépendance contre toute
influence, en particulier de la part des gouvernements.
15. Un autre aspect à prendre en considération concerne la transparence
des structures de propriété des médias et la participation commerciale
des propriétaires de médias à d’autres domaines que le domaine médiatique.
Il est relativement difficile, pour les citoyens ordinaires, de
mesurer l’ampleur et l’impact de ce phénomène, qui, semble-t-il,
n’est pas très répandu dans la région du Conseil de l’Europe.
16. Au niveau organisationnel, les rapports intitulés «Media Ownership
Monitor» publiés récemment par Reporters sans frontières
révèlent l’ampleur, l’extrême gravité
et les conséquences finales de l’influence politique – voire de
la dépendance politique – qu’acceptent les propriétaires de médias
lorsqu’ils compromettent l’indépendance de la production et de la
diffusion de contenus médiatiques à des fins de davantage de profit.
17. Les médias recherchent le profit pour rester en vie. Le besoin
de gagner de l’argent – pour un propriétaire ou d’autre partie prenante
– ne se traduit pas nécessairement en défaut d’indépendance: une
large gamme de journaux, de magazines, de sites internet, de stations
de radio et de chaînes de télévision ayant des obligations commerciales
se consacrent à un journalisme impartial et équilibré. Néanmoins,
une transparence complète au sujet des structures de propriété et
des liens financiers des médias, qu’ils soient publics ou à caractère
commercial, renforce leur responsabilité et la confiance du public
dans leur fonctionnement.
18. A la base de toute société démocratique se trouvent des citoyens
capables de promouvoir son développement en s’appuyant sur des points
de vue multiples, adoptés librement, et en faisant preuve d’esprit critique
sur des questions sociétales. En vertu de l’article 10 de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5),
ainsi que de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité
culturelle (2001), les États sont tenus de garantir le pluralisme
des médias dans l’intérêt d’une société active et bien informée.
19. Dans ce contexte, la transparence des structures de propriété
renforce le pluralisme des médias en garantissant la disponibilité
d’informations émanant de sources diverses; elle contribue également
à en assurer le suivi et à la promouvoir dans la mesure où elle
permet d’évaluer le niveau des concentrations de médias (et, éventuellement,
de les empêcher), ces dernières pouvant exercer une influence cachée
grâce à leurs canaux de diffusion. Néanmoins, la situation actuelle
n’est pas satisfaisante, comme nous l’avons constaté dans notre
rapport «Accroître la transparence de la propriété des médias»
.
20. Je crois qu’il est également important ici d’alerter sur l’influence
que pourraient avoir les pouvoirs politiques et économiques par
le biais de leurs politiques publicitaires. Le risque de perdre
des recettes publicitaires parce que vous pourriez publier des contenus
contraires aux intérêts de l’annonceur (public ou privé) pourrait
avoir un énorme effet dissuasif, notamment lorsque ces recettes
sont indispensables pour la viabilité du média concerné. C’est pourquoi
il est si important que, lorsque l’annonceur est une autorité publique,
sa politique publicitaire soit déterminée selon des critères neutres
quant à la politique éditoriale des bénéficiaires.
4. Les
médias de service public
21. Du fait de l’évolution rapide
des habitudes de consommation des médias, de l’internationalisation
et de l’accès omniprésent à l’information, le besoin d’avoir des
médias (nationaux) de service public (MSP) est remis en cause. Je
suis convaincu que ce besoin est aujourd’hui plus fort que jamais.
A cet égard, dans sa
Déclaration
sur la gouvernance des médias de service public , le Comité des Ministres
«alerte quant au risque d’atteinte au pluralisme et à la diversité
dans les médias et, par conséquent, au débat démocratique et à l’engagement
démocratique si le modèle actuel qui comprend les médias de service
public, les médias commerciaux et ceux des communautés, n’est pas
préservé».
22. L’Union européenne de radio‑télévision déclare qu’un MSP doit
être «une source fiable d’information objective et impartiale; un
fournisseur régulier de contenus culturels de haute qualité; un
garant de la pluralité des opinions, y compris les opinions minoritaires;
et un point de référence en période de crise nationale»
. Difficile d’expliquer mieux
pourquoi nos systèmes démocratiques ont besoin de MSP indépendants
et suffisamment solides pour rester compétitifs dans un marché de
l’information et du divertissement extrêmement concurrentiel; ils
constituent un rempart indispensable à la fois contre la mauvaise
information (indiscriminée, non pertinente, fourvoyante) et la désinformation
qui vise à manipuler les opinions.
23. En fait, le Comité des Ministres affirme que: «En tant que
source importante d’informations impartiales et d’opinions politiques
variées, ils doivent rester indépendants de toute ingérence politique
ou économique et respecter des critères rédactionnels élevés d’impartialité,
d’objectivité et de probité.
» Sur
la même ligne, dans la
Recommandation
CM/Rec(2012)1, le Comité des Ministres dit: «La première priorité
des médias de service public doit être de garantir que leur culture,
leurs politiques, leurs processus et leur programmation reflètent
et garantissent leur indépendance éditoriale et opérationnelle.»
24. Pour remplir leur rôle de fournisseurs d’information indépendante
et impartiale au public, les MSP doivent d’abord disposer d’un financement
régulier et suffisant
. Cependant, du fait du mécontentement croissant
du grand public – qui affirme ne pas se sentir représenté par les
radiodiffuseurs publics – et de la volonté de certains responsables
politiques de se faire l’écho de ce mécontentement
en exigeant de plus en plus des
MSP qu’ils justifient leur existence en tant qu’organes publics,
il est devenu fréquent de considérer les MSP comme des organes élitistes
et coûteux, en en faisant ainsi une cible facile pour les coupes budgétaires.
Par ailleurs, l’évolution constante de ces mécanismes de financement
rend les MSP vulnérables à l’exercice (ou aux tentatives d’exercice)
de pressions politiques.
25. A ce jour, la commercialisation des écrans de publicité reste
la principale source de financement des services de radiodiffusion
émettant en clair, et les abonnements, celle des services commerciaux
tels que les chaînes de télévision cryptées, qui, pour la plupart,
ne diffusent pas de publicité. Les MSP sont essentiellement financés
soit directement par les budgets publics, soit par des redevances
statutaires. Cependant, dans certains pays (notamment l’Autriche,
le Danemark, la Hongrie, l’Irlande et l’Italie), ils sont également
financés en partie par la publicité. En Pologne, cette dernière
représente même leur principale source de revenu. Au Royaume-Uni,
il existe deux systèmes parallèles: celui de la British Broadcasting
Corporation (BBC), qui est exclusivement financée par des redevances,
et celui de Channel 4, ITV et Five, qui dépendent essentiellement des
revenus publicitaires (dans la mesure où ils ne perçoivent aucune
part des revenus issus des redevances)
.
26. La redevance est toujours considérée comme le système de financement
le mieux apte à assurer l’indépendance des MSP. Par exemple, au
Danemark, l’introduction en 2007 de la redevance audiovisuelle (un impôt
très axé sur le principe de la neutralité technologique qui frappe
les foyers fiscaux possédant un/des appareil(s) de réception) a
donné de bons résultats en termes de stabilité du système dans la
mesure où elle a permis de garantir la continuité du financement.
Néanmoins, dans la région couverte
par l’UER, la tendance est à l’abandon des redevances au profit
d’autres systèmes de financement comme les subventions directes
ou l’attribution d’une part (pas toujours précisément définie) des
recettes fiscales. Cette évolution se traduit pour les MSP par une
plus grande incertitude au sujet de leurs ressources budgétaires
car, une fois la redevance remplacée par une part de l’impôt général,
il devient beaucoup plus facile aux gouvernements de réduire les
budgets des radiodiffuseurs publics, alors qu’auparavant ils étaient
tenus d’allouer aux MSP le produit d’une redevance fixe.
28. Cette dernière tendance résulte aussi d’un autre rapport consacré
à l’étude des redevances, où l’UER indique: «Plus la redevance est
élevée dans un pays, plus grande est la part du marché intérieur
détenue par les MSP. Il y a là clairement un argument en faveur
d’une non‑diminution des redevances et surtout de la garantie de
niveaux de financement stables et durables pour les MSP.
»
29. Une analyse comparative récente des risques d’influence politique
pesant sur les MSP dans 19 pays de l’Union européenne
met en évidence plusieurs menaces,
dont l’une des plus graves est l’influence sur les systèmes de financement.
Cette analyse, se référant aussi à la Recommandation CM/Rec(2012)1,
demande d’assurer un niveau de financement conforme aux besoins
des MSP grâce à la participation de ces derniers «au processus décisionnel
concernant le niveau de financement. Autrement dit, l’État ne devrait
pas avoir la possibilité de fixer le montant de la redevance sans
consultations préalables et sans prendre en compte les besoins financiers
des MSP»
.
30. L’existence d’organes de régulation nationaux résolument indépendants
peut aussi jouer un rôle tampon supplémentaire à cet égard
– y compris en retirant aux organes
politiques la responsabilité de fixer le montant de la redevance
et en réalisant une évaluation indépendante du coût des MSP – et
l’indépendance de ces organes à l’égard des pouvoirs politiques
devrait être garantie. En outre, les jeunes générations étant moins
enclines à acheter une radio ou un téléviseur, ce qui peut entraîner
une baisse des recettes provenant de la redevance si celle-ci est
fondée sur la liste actuelle des appareils soumis à redevance, la
question se pose de savoir s’il faudrait redéfinir les modalités
de la redevance pour déterminer à quel moment est en relation avec
quels types d’appareils elle doit être perçue, en examinant aussi
la possibilité d’y inclure les nouveaux appareils connectés
.
31. Examinant les autres méthodes de financement des MSP, l’analyse
comparative susmentionnée note: «A l’autre extrémité du spectre,
on trouve le plus souvent des subventions versées directement par
l’État aux MSP, qui sont fréquemment perçues comme un moyen pour
l’État d’exercer une influence sur les MSP (…). Ce type de financement
est parfois nuisible aux MSP car il peut avoir un impact négatif
sur l’image que le public a de leur indépendance. Certaines données
semblent indiquer, en effet, qu’il existe une corrélation entre l’indépendance
politique des MSP et la confiance du public à leur égard; par conséquent,
plus l’État est en mesure d’exercer une influence sur les MSP, moins
les citoyens ont confiance dans les contenus qu’ils diffusent.
»
32. Cette étude montre que «six des 19 pays pris en compte ne
disposent pas d’une législation sur les médias instituant une procédure
transparente et objective pour déterminer le montant des fonds à
attribuer aux MSP (Autriche, Chypre, Lettonie, Lituanie, Roumanie
et Slovénie). De plus, cinq des 13 pays restants qui se sont dotés
de dispositions législatives adéquates sont considérés comme des
pays à risque en raison des modalités par lesquelles leurs gouvernements
décident du montant à attribuer aux MSP (Irlande, Luxembourg, Malte,
Slovaquie et Espagne). Dans notre échantillon, la moitié des pays
examinés (n=9) ont des MSP qui reçoivent directement de l’État des
subventions d’un montant substantiel, ce qui constitue un risque
pour leur indépendance car le versement de ces subventions pourrait
être utilisé comme un moyen de pression par l’État»
.
33. Ouvrir le financement des MSP à un éventail de sources plus
large, y compris la publicité, le sponsoring et le placement de
produits (comme plusieurs pays le font déjà dans une certaine mesure),
pourrait les libérer d’une dépendance étouffante à l’égard des pouvoirs
publics. Mais, ici encore, l’essentiel demeure la transparence complète
et l’obligation de rendre des comptes au sujet des politiques financières, opérationnelles
et éditoriales eu égard aux sources de recettes. En fait, si leurs
revenus dépendaient principalement de l’argent versé par les annonceurs,
le choix du contenu présenté serait essentiellement dicté par ces
derniers, qui sont souvent liés aux élites et aux partis politiques
(au pouvoir ou dans l’opposition) et représentent donc une source
d’influence politique. Certains développements intéressants en matière
de taxation et de prélèvements devraient être examinés de près car
ils pourraient se révéler favorables aux médias indépendants
.
34. Dans un paysage médiatique de plus en plus soumis à des contraintes
financières, de nombreux médias (hyper)locaux trouvent une source
de financement dans la diffusion (impression, diffusion en continu
ou radiodiffusion) des annonces publiques et de la réglementation
(locales). Cependant, si ces médias couvrent la vie politique locale
d’une manière jugée gênante ou défavorable par les autorités locales,
il n’est pas difficile de leur couper cette source de recettes.
Il peut même s’agir d’un moyen rudimentaire mais très efficace d’exercer
une influence politique, car les médias locaux ne sont guère en
mesure de résister à ce type de pression et peuvent être conduits
à s’autocensurer pour conserver cette source de financement
. Les études sur ce type de phénomène
sont rares et présentent un caractère fortement anecdotique car
ni les organes des collectivités locales, ni les organisations de
médias n’ont intérêt à déclarer de tels incidents. Il est clair cependant
que, lorsqu’une autorité gouvernementale ou des intérêts commerciaux
qui lui sont liés sont la principale source de publicité, l’exercice
d’une influence politique par l’intermédiaire de ce mode de financement
peut avoir des conséquences plus graves
.
35. Je souhaiterais évoquer ici, en des termes positifs, l’expérience
des «radios libres» telle qu’observée en Autriche, en Allemagne,
en Suisse et aux Pays-Bas, par exemple.
Aux
radiodiffuseurs de service public et aux radios commerciales privées
s’ajoutent les radios libres (ainsi que les «antennes ouvertes»),
qui peuvent être considérées comme un troisième acteur du secteur
médiatique. Ce sont des associations indépendantes, autonomes et
locales, souvent à but non lucratif, dont les revenus ne proviennent
pas de la publicité commerciale. Elles se veulent des canaux de
communication au niveau des communes et des régions, dont elles
visent à soutenir le développement. Ces radios font partie des successeurs
des mouvements politiques pirates, entre autres, et représentent
des médias alternatifs qui traitent des questions sociétales sous
un angle critique, s’inscrivant dans ce que l’on a appelé la «contre-sphère
publique». Ces médias contribuent au débat public en remettant en
question le message véhiculé par les médias généralistes traditionnels.
Elles contribuent ainsi au renforcement de la liberté d’expression.
En Autriche, elles peuvent bénéficier de subventions publiques,
et ce, sans ingérence de l’État dans leurs politiques éditoriales.
36. Pour empêcher les collectivités locales d’imposer leur point
de vue de cette manière, on pourrait envisager d’interdire la publication
des annonces d’organes gouvernementaux dans les médias indépendants. Cela
reviendrait à supprimer une source de revenu importante pour les
médias (hyper)locaux, souvent de petite taille, qu’il serait difficile
de remplacer. Dans les pays où ce phénomène existe, les systèmes
de financement devraient s’éloigner de ce type de financement direct
au profit, par exemple, d’un système d’aides, en érigeant une «muraille
de Chine» entre les donneurs (qui pourront être des organes gouvernementaux)
et les bénéficiaires de ces aides
. De tels systèmes
d’aides pourraient aussi, si cela paraît nécessaire ou souhaitable,
être étendus aux médias privés qui diffusent des nouvelles et des
informations indépendantes qui ne sont pas (ou pas suffisamment)
accessibles par d’autres moyens
.
37. Nous devrions nous interroger sur les mesures à mettre en
œuvre et les conditions à respecter pour protéger et promouvoir
l’intérêt public et assurer que les MSP rendent des comptes au public,
plutôt que de procéder à des coupes dans leur budget; cependant,
en dépit de leurs difficultés financières, ces derniers sont relativement
protégés contre les fluctuations du marché et bénéficient encore
d’une meilleure sécurité financière que les médias privés. À cet
égard, une action orientée vers la solution concernant leur financement devrait
aussi porter une attention particulière aux exigences publiques
que les PSM doivent respecter et évaluer dans quelle mesure elles
répondent véritablement aux exigences souvent négligées par les
médias privés.
5. Politiques
en matière de nomination et de personnel
38. La pratique des «nominations
politiques», l’une des méthodes les plus anciennes pour acquérir
ou conserver une influence politique, semble avoir récemment gagné
en force et en attrait: «dans les pays d’Europe centrale et orientale,
la nomination des membres des conseils d’administration des MSP
est l’une des méthodes les plus fréquemment employées pour continuer
à exercer un contrôle sur les médias publics.
»
L’utilisation de cette méthode assez grossière d’influence politique
sur les médias indépendants n’est évidemment pas limitée aux pays
d’Europe centrale et orientale.
39. Bien qu’il ne couvre pas l’ensemble de la région du Conseil
de l’Europe, l’Observatoire du pluralisme des médias (Media Pluralism
Monitor, MPM)
peut mettre en lumière certaines
de ces méthodes d’influence politique sur les médias indépendants.
Il contient une section distincte consacrée à l’indépendance politique des
médias qui permet d’examiner le cadre juridique régissant le fonctionnement
des MSP, ainsi que le degré de mise en œuvre de la législation pertinente
et de protection effective de l’indépendance des MSP. Le recours (ou
les tentatives de recours) aux nominations politiques est considéré
comme une menace importante pour l’indépendance des médias en général
et pas seulement des
MSP, bien que ceux‑ci soient souvent les premiers à subir des pressions
gouvernementales. Les données recueillies par le MPM pour 2015 ont
été publiées en 2016
; depuis, de nouveaux exemples
criants de cette forme d’influence politique ont été observés, par
exemple – mais pas exclusivement – en Croatie
et en Turquie
.
40. Les institutions européennes se contentent souvent de critiquer
prudemment cette évolution. En effet, elles hésitent fortement à
se prononcer sur ces questions car, en vertu du principe de subsidiarité,
les politiques de nomination relèvent de la compétence des États
membres. Cependant, cette hésitation peut être interprétée comme
une forme d’indifférence ou une manière de fermer les yeux, incitant
ainsi les autorités à intervenir avec (semble-t-il) de plus en plus
d’aplomb. À cette audace croissante s’ajoute manifestement un mécontentement
grandissant du public à l’égard des médias (publics), alimenté ou
non par certains acteurs politiques
, qui permet de justifier plus facilement
la politisation des nominations dans les médias.
41. Il serait donc nécessaire au minimum de réfléchir à des lignes
directrices et des principes transnationaux sur les procédures de
nomination des membres du conseil d’administration, des dirigeants
et des employés des médias (indépendants) – et, mieux encore, d’élaborer
de telles lignes directrices. En 2012, le Comité des Ministres a
déclaré à propos des MSP: «Il est légitime que l’État soit impliqué
dans la nomination de leur plus haute instance de surveillance ou
de prise de décision.
»
42. Il a également souligné que les processus de nomination devraient
être conçus de manière à garantir l’indépendance des MSP à l’égard
de l’État, mais sans indiquer les mesures concrètes à prendre à
cette fin. Au vu des développements récents observés lors des missions
mentionnées plus haut dans plusieurs États membres du Conseil de
l’Europe, il est plus qu’urgent d’entamer et d’orienter la définition
de procédures de nomination transparentes et dépolitisées. Les données
recueillies dans le cadre du MPM, les travaux du Conseil de l’Europe
et les résultats de plusieurs missions d’enquête de l’IPI et de
l’ECPMF pourraient servir de base à l’élaboration de lignes directrices
applicables aux différents écosystèmes médiatiques des États membres.
43. Outre les nominations de personnel au sein des organisations
de médias, l’ingérence politique peut aller jusqu’à peser ou tenter
de peser sur l’autonomie éditoriale des médias, en particulier lorsque
ceux‑ci dépendent du parti au pouvoir d’un point de vue financier
ou pour l’obtention d’une licence de radiodiffusion
. L’exercice d’une influence
politique sur les conditions générales de travail des journalistes,
qu’il s’agisse du niveau des salaires, de l’accréditation des journalistes
ou d’autres questions, n’est pas non plus souhaitable. Deux rapports
distincts de notre commission abordent les questions concernant
l’intégrité éditoriale et le statut des journalistes; il n’est donc
pas nécessaire d’en dire plus ici.
6. Utilisation
de la législation et de la réglementation
44. Il est malheureusement assez
fréquent d’observer que des lois ou des règlements en eux‑mêmes légitimes
et/ou nécessaires sont utilisés indûment pour restreindre ou empêcher
la couverture de certains sujets par des médias indépendants ou
imposer des limites à leurs activités. La question de l’utilisation
abusive ou à mauvais escient de la législation dans un but de dissuasion
est une question transversale qui a été également abordée dans deux
autres rapports récents
. Cette question n’est donc
pas analysée en profondeur dans le présent rapport mais son impact
sur l’indépendance des médias ne peut être ignoré et il n’est pas
inutile de mentionner brièvement ici quelques exemples d’ingérence
gouvernementale dans la libre circulation de l’information.
45. Pendant la période récente, des pratiques restrictives ont
été mises en œuvre au nom de la lutte contre le terrorisme ou de
la nécessité de réprimer les manifestations publiques de protestation
contre des mesures impopulaires (par exemple, les mesures d’austérité).
Ainsi, avec la prolongation en France des mesures instituant l’état
d’urgence
, qui
peuvent empêcher les journalistes de se déplacer dans certains endroits,
ou l’adoption en Hongrie
de réglementations qui visent à
mettre sous surveillance les travailleurs des médias ou à interdire
aux journalistes de couvrir certaines manifestations ou la crise
des réfugiés, les gouvernements, selon les organes indépendants
de surveillance de la liberté des médias, étendent de façon excessive
leur contrôle sur les sujets qu’il est possible de traiter librement.
L’ingérence dans le libre travail des médias peut aller plus loin
encore, comme on le voit depuis peu en Turquie où des médias ont
été interdits et des publications en ligne contraintes à cesser
leur activité. En Allemagne, le gouvernement a déposé un projet
de loi qui permettrait à la Bundesnachrichtendienst de surveiller
les journalistes appartenant à un pays non membre de l’Union européenne
.
46. L’utilisation potentiellement abusive des lois réprimant la
diffamation pour (menacer de) poursuivre des médias et les contraindre
au silence ou à l’obéissance
, ou pour dissuader des sources de
communiquer des informations, constitue un problème grave. Étant
donné le caractère transfrontière de l’internet et de l’accessibilité
des contenus journalistiques, un «nivellement par le bas» est à
craindre sous l’effet du «tourisme de la diffamation» à la recherche
de pays offrant les plus grandes possibilités de poursuivre des
médias. Bien que l’élaboration des textes de loi sur la diffamation
relève de la sphère de compétence des États en vertu de la règle
de subsidiarité, il devrait être possible de formuler et de publier
des observations générales applicables à tous les pays sur les limites
des normes en matière de diffamation, de préférence sous l’égide
d’organisations internationales dignes de confiance. La dépénalisation
de la diffamation est devenue l’un des principaux chevaux de bataille
of de la Représentante de l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE) pour la liberté des médias, qui n’a
pas ménagé ses efforts dans ce domaine ces dernières années, en particulier
dans les États du sud-ouest de l’Europe. Ceux-ci ont en effet bénéficié
de conseils et d’une expertise concernant la mise en œuvre de réformes
de la législation sur les médias, aux fins de la dépénalisation
de la diffamation et du renforcement, par là même, du sentiment
de sécurité des journalistes et du journalisme indépendant en général.
47. La restriction (accrue) de l’accès aux données et aux documents,
par exemple en invoquant le respect de la vie privée d’individus
et du secret commercial d’entreprises proches d’acteurs politiques,
ou encore la sécurité de l’État, est une méthode extrêmement inquiétante
employée depuis peu pour exercer une influence sur les médias indépendants.
L’accès aux données et aux documents constitue un élément essentiel
de la liberté d’information et ne peut être soumis qu’à des restrictions
justifiées, dans les limites envisagées à l’article 10 de la Convention
européenne des droits de l’homme. En effet, en (re)définissant la
sécurité de l’État, le secret commercial, la vie privée ou même
ce qui constitue un document, les autorités politiques peuvent faire reculer
le droit du public (et des journalistes) à accéder l’information
et à l’utiliser. Il est donc très important de réagir contre de
telles restrictions.
48. Une véritable démocratie ne peut exister sans permettre aux
citoyens (et donc aux journalistes) d’avoir accès aux documents
d’intérêt public grâce à l’application d’une loi sur la liberté
de l’information. Sans entrer dans le détail
, les amendements proposés dans
plusieurs pays à la législation et à la réglementation sur la liberté
de l’information (qui sont parfois dépassées et nécessitent une
actualisation urgente) peuvent avoir pour effet d’empêcher le traitement
sans heurt des demandes d’accès à des informations
. Toutefois, il existe aussi en ce
domaine des bonnes pratiques, notamment les décisions récentes de
la ville de Madrid
, qui pourraient servir d’inspiration
ou de modèle de référence et méritent d’être promues.
49. Le traitement des lanceurs d’alerte suscite des préoccupations
dans toute l’Europe, comme le montrent les manifestations organisées
récemment pour protester contre la condamnation du lanceur d’alerte
à l’origine des informations diffusées par le Consortium international
de journalistes d’investigation (ICIJ) dans l’affaire de fraude
fiscale connue sous le nom de «LuxLeaks»
. Bien que, dans cette affaire, aucun
journaliste n’ait été inculpé, la condamnation d’un lanceur d’alerte
très médiatisé pourrait avoir des effets dissuasifs bien au‑delà des
frontières d’un seul pays
.
50. La prolifération des nouveaux médias et des méthodes utilisées
pour la révélation d’affaires politiques, liées, pour la plupart,
à des cas de corruption ou à des affaires pénales, a remis en question
la disposition des élites politiques à créer des cadres juridiques
pour la protection des lanceurs d’alerte. Soulignons, par exemple,
qu’au début de l’année 2015, «l’ex-République yougoslave de Macédoine»
a été touchée par un vaste scandale d’écoutes téléphoniques impliquant
le Premier ministre, M. Gruevski, et des membres de son cabinet,
qui auraient commis de graves abus de pouvoir. Bien que des tentatives
aient été faites en vue de l’adoption de lois de protection des
lanceurs d’alerte par le parlement, elles ont échoué.
51. Face aux dangers croissants qui menacent les fournisseurs
d’informations, Reporters sans frontières appelle à la création
d’un «Représentant spécial pour la sécurité des journalistes» qui
serait directement rattaché au bureau du Secrétaire général des
Nations Unies, arguant que «Pour l’heure, les nombreuses résolutions
de l’ONU sur la protection des journalistes et la lutte contre l’impunité
n’ont pas donné de résultats satisfaisants.»
7. Violence
psychologique et intimidation
52. Au cours de l’échange de vues
avec notre commission le 23 mars 2017
,
Mme Marilyn Clark nous a présenté les
principales conclusions de l’enquête «Journalistes sous pression
– Pressions abusives, crainte et autocensure en Europe»
. Les réponses obtenues
des journalistes font apparaître une situation de détresse généralisée,
induite non seulement par les menaces les plus évidentes dont nous
avons l’habitude et que nous n’avons de cesse de condamner – sans
succès apparent –, mais encore par des formes de pression abusive qui,
bien que moins visibles, réussissent malheureusement à provoquer
l’autocensure. Ainsi, sur la période 2014-2016, 46 % des journalistes
constituant l’échantillon ont été menacés d’agression avec usage
de la force et 31 % ont subi une agression physique; 69 % ont subi
des violences psychologiques et 53 % ont été harcelés en ligne.
Plus particulièrement, les violences psychologiques incluaient,
entre autres, des pressions exercées par les autorités publiques
sous forme d’actes d’intimidation (56 %), d’humiliation (48 %) et
de campagnes de calomnies ou de diffamation (43 %).
53. Ces méthodes sont combinées à – et augmente l’effet – d’autres
menaces telles que la surveillance ciblée (24 % des journalistes
ont répondu qu’ils ne se sentaient pas protégés contre cette menace)
et l’intimidation judiciaire (qui concernait 23 % des journalistes
constituant l’échantillon) sous forme d’arrestations, d’investigations
ou de poursuites (éventuelles) en vertu de diverses lois, à commencer
par celles relatives à la diffamation, à l’ordre public et à la
sécurité nationale ou la législation antiterroriste. Il est fort
triste, mais nécessaire, de souligner que nous ne parlons pas ici
uniquement de la Turquie, de la Russie ou du Bélarus. En effet,
63 % des journalistes originaires de l’Union européenne ou de pays
d’Europe occidentale non membres de l’Union européenne avaient été
victimes de violences psychologiques. Nous ne pouvons pas simplement
regarder ailleurs et prétendre que tout va bien dans nos propres
pays.
54. L’effet cumulatif des violences physiques et psychologiques
est choquant à la fois en termes de répercussions psychologiques
et d’autocensure
.
Globalement, la vie personnelle de 40 % des journalistes constituant
l’échantillon et l’activité de 37 % d’entre eux étaient affectées.
Le fait que 36 % des journalistes aient affirmé leur détermination
à résister les pressions n’est pas un soulagement; leur force de
caractère mérite la plus grande estime, mais ils attendent de notre
part non pas des éloges, mais une protection plus efficace.
8. Atteinte
à l’image publique et à la réputation
55. Un phénomène nouveau, encore
peu exploré et susceptible d’avoir un impact négatif sur le journalisme indépendant
et le discours public est l’utilisation des médias sociaux par des
responsables politiques pour présenter les médias indépendants comme
des médias partiaux, malhonnêtes, non fiables et poursuivant en fait
des objectifs politiques contre les partis au pouvoir ou des personnages
politiques. Ce phénomène s’accompagne d’une tendance à se servir
des médias sociaux comme d’un outil pouvant remplacer le dialogue entre
les responsables politiques et le public via les médias traditionnels
indépendants.
56. On a observé un exemple intéressant de ce phénomène dans la
campagne pour l’élection présidentielle aux États-Unis: M. Trump
a mené sa campagne principalement au moyen de Twitter et de réunions
publiques, en empêchant plusieurs médias traditionnels de la suivre
au motif qu’ils publieraient des informations «inexactes»
et
des comptes rendus déformés (consciemment ou non) sur la campagne.
Les médias traditionnels ont couvert néanmoins largement la campagne,
mais sans avoir accès normalement au candidat ni pouvoir l’observer
directement, et donc sans être en mesure de produire des reportages
équilibrés.
57. On relèvera de plus en plus d’exemples de responsables politiques
évitant les médias indépendants et organisant leur propre couverture
médiatique, ainsi que de candidats diffamant la presse en général
sans contradiction, dans la mesure où le public se tourne de plus
en plus vers d’autres sources de nouvelles et d’informations que
les médias traditionnels, les médias sociaux n’étant que l’une de
ces nouvelles sources d’information; les partis politiques jugent
avantageux et ont des possibilités de plus en plus grandes de contourner
les médias critiques
. Plus leur communication avec le
grand public passera directement par des canaux comme Twitter, Facebook
et YouTube, moins les responsables politiques se sentiront obligés
de rendre des comptes par le biais de médias critiques. Ce phénomène
entraîne non seulement un risque d’appauvrissement du débat public,
il représente aussi une menace pour le journalisme indépendant et
pour son rôle d’accompagnement de la réflexion critique et de formation
de l’opinion publique. Les partis politiques sont évidemment libres
de choisir leurs méthodes de communication et le fait pour un candidat
d’opter pour des médias qui lui sont favorables n’a en soi rien
de nouveau. Cependant, l’ampleur de cette évolution au profit de
moyens de communication sélectifs est un fait notable et l’on voit
mal comment contrebalancer cette évolution autrement que par la
poursuite de l’éducation sur l’importance d’une information impartiale,
en développant ainsi l’éducation aux médias parmi le grand public
.
58. On observe également dans le public une méfiance, une attitude
critique et un scepticisme croissants à l’égard du journalisme et
des journalistes. Certaines fractions de la population se sentent
mal ou sous‑représentées, remettent en cause la véracité des médias
et leur couverture et vont jusqu’à questionner l’existence même
de ces médias ou à leur interdire de couvrir certains événements.
Par exemple, dans de nombreux pays, des discussions sont en cours
sur le niveau requis de financement public des médias indépendants
comme les radiodiffuseurs publics
. L’an dernier en Allemagne ont eu lieu
des manifestations (parfois violentes) contre la «presse mensongère»
(
Lügenpresse)
.
59. Dans les cas les plus graves, on constate que des forces politiques
attisent directement la méfiance du public à l’égard des médias.
La mission d’enquête commune en Croatie
a rapporté plusieurs exemples
de campagnes de diffamation menées à l’encontre des médias ou des
régulateurs des médias et de manifestations de rue à ce sujet. Elle
indique en conclusion dans son rapport: «La situation dans le domaine des
médias, telle que décrite par des journalistes et des organisations
de la société civile, se caractérise par le fait que certains personnages
politiques, y compris des membres éminents de la coalition HDZ-Most, cherchent
délibérément à promouvoir un climat de méfiance à l’égard des médias
critiques, des organes de régulation et des défenseurs des droits
de l’homme, afin de saper la crédibilité de ces institutions. Cela
se manifeste fréquemment par des attaques verbales contre les “médias
gauchistes” accusés de manquer de “patriotisme” et contre les journalistes
qualifiés de “traîtres”, d’“anti-Croates” ou assimilés à des organisations comme
les Četniks (une organisation paramilitaire serbe accusée d’avoir
commis des atrocités contre les Croates et d’autres groupes ethniques
pendant la deuxième guerre mondiale).
»
9. Conclusions
9.1. Mécanismes
de financement qui sauvegardent l’indépendance des MSP
60. L’exercice de pressions financières
sur des médias afin d’obtenir leur soumission est sans doute aussi ancien
que les mass‑médias eux‑mêmes. Cependant, l’effet de telles pressions
est renforcé avec la disparition du modèle classique de fonctionnement
des médias, due à l’omniprésence et au faible coût des technologies de
communication et à la réticence croissante du public à payer pour
avoir accès aux nouvelles et aux informations. Dans ce contexte,
le financement public revêt encore plus d’importance, mais la vulnérabilité
des médias qui dépendent de ce type de financement s’accroît également.
61. A cet égard, nous devrions encourager les autorités nationales
à revoir leurs systèmes nationaux de financement des MSP, et ce,
avec les objectifs clés suivants
:
- les
MSP devraient bénéficier d’un niveau de financement qui soit prévisible
et suffisamment stable (de manière à permettre une planification
réaliste) et qui leur permette de s’acquitter convenablement de leur
mission;
- le système doit être conçu de sorte à éviter que les mécanismes
de financement ne soient utilisés pour influer sur le contenu éditorial
ou menacer l’autonomie institutionnelle des MSP;
- le système devrait être dynamique pour pouvoir résister
aux effets néfastes des cycles économiques négatifs;
- il doit y avoir une transparence totale en ce qui concerne
le financement, les subventions et les parrainages dont bénéficient
les MSP, et le public doit avoir facilement accès aux informations
sur le financement de ces derniers.
62. Naturellement, certaines difficultés se posent à cet égard,
notamment celles de savoir comment déterminer le bon équilibre entre
les différentes sources de financement et le niveau adéquat de financement, et
celle de l’identification des personnes chargées de prendre les
décisions en la matière. Il semble difficile de prescrire une recette
unique dans ce domaine au vu de la grande diversité des structures
des marchés, des cadres législatifs des MSP et des modèles économiques
que présentent les différents pays – sans oublier les habitudes
sociales, qu’il est difficile de modifier radicalement tout d’un
coup. Cependant, je crois que nous pourrions au moins convenir de
certains principes de base.
63. En ce qui concerne le niveau de financement, je suis d’avis
que ce dernier devrait être évalué régulièrement, en consultation
avec les MSP concernés, et qu’il devrait rester cohérent par rapport
au rôle et au mandat qui leur ont été fixés. Pour éviter toute ingérence
politique, la détermination du niveau adéquat de financement devrait
être confiée à une instance indépendante qui évaluerait si les décisions
relatives à la programmation des MSP sont compatibles avec leur
mission de service public et si les besoins de financement estimés
par les MSP respectent les principes d’efficience et d’économie
; la marge de manœuvre ensuite laissée
aux responsables politiques (parlements et gouvernements) pour modifier
les propositions de financement émises par cette instance indépendante
devrait être étroite; il faudrait en particulier exclure la possibilité
de réduire le montant du financement pour des raisons liées à la
programmation ou à la politique éditoriale. J’ajouterais que, lors
de la détermination du niveau de financement, il conviendrait de
tenir compte de la nouvelle configuration de l’environnement médiatique,
au sein duquel les médias en ligne occupent une place de plus en
plus importante.
64. Les États membres devraient également envisager la possibilité
d’établir des règles spécifiques interdisant aux MSP de conserver
les recettes excédant leurs besoins réels. Ainsi, les revenus excédentaires pourraient
être placés sur des fonds de réserve qui pourraient ensuite être
utilisés à différentes fins, notamment pour financer en partie le
programme de l’année suivante, pour effectuer les investissements nécessaires
pour accompagner le progrès technique, pour soutenir les programmes
d’éducation aux médias ou pour renforcer le pluralisme en versant
des subventions aux médias privés non commerciaux, tels que les radios
libres, etc.
65. S’agissant du dynamisme des systèmes de financement, je pense
qu’il pourrait être renforcé en combinant différentes sources de
revenus. L’on pourrait ainsi privilégier les redevances (auxquelles
seraient soumis tous les ménages, indépendamment du type d’appareil
de réception possédé) et/ou les taxes affectées, à indexer (peut-être
automatiquement) sur le taux d’inflation. En matière de publicité,
je suggérerais de ne pas soumettre les MSP à des contraintes excessives
par rapport à celles imposées aux médias privés.
9.2. Mécanismes
de nomination qui sauvegardent l’indépendance des MSP
66. Un autre problème épineux est
celui des nominations politiques comme moyen d’acquérir une influence sur
des médias. Naturellement, nous pouvons rappeler à cet égard les
dispositions du paragraphe 27 des «Principes directeurs sur la gouvernance
des médias de service public,», qui figurent dans l’annexe de la Recommandation
CM/Rec(2012)1, à savoir que «les nominations ne peuvent pas être
utilisées pour exercer une influence politique ou autre sur le fonctionnement
des médias de service public» et qu’il devrait y avoir des «critères
de nomination clairs, limités et se rapportant directement au rôle
et à la mission des médias de service public». Mais ces dispositions
restent trop générales. Ce même paragraphe contient deux autres
critères plus concrets. Il énonce en effet que les nominations doivent
être effectuées «pour une durée précise qui ne peut être réduite
que dans des circonstances limitées et légalement définies – qui
ne devraient pas inclure d'éventuels différends concernant les positions
ou décisions éditoriales» et que «la représentation des hommes et
des femmes dans les organes de prise de décision devrait être équilibrée».
Cependant, à eux seuls, ces principes ne permettent pas réellement
de résoudre le problème.
67. Il conviendrait d’examiner plus en profondeur quels sont les
options pour de mécanismes de nomination qui peuvent sauvegarder
l’indépendance réelle, y compris l’autonomie éditoriale, des médias
de service public, tout en préservant le rôle de contrôle des autorités
nationales. De mon point de vue, il serait bon de renforcer le rôle
des parlements et la nécessité de préserver le rôle et la voix de
l’opposition dans les nominations des hauts dirigeants des MSP.
Nous devrions aussi recommander au Comité des Ministres du Conseil
de l’Europe de reprendre ses travaux sur cette importante question
dans le but de développer concrètement les principes établis dans
sa Recommandation CM/Rec(2012)1.
9.3. Traiter
la question de la violence contre les journalistes
68. La violence contre les journalistes
et les atteintes contre la liberté des médias se sont amplifiées
au courant des dernières années. Les meurtres; les agressions physiques,
y compris d’ordre sexuel en particulier contre les femmes journalistes
et les blogueuses; les menaces à leur vie et à celles de membres
de leur famille; la détention illégale et les arrestations pour
des motifs non fondés; la destruction d’équipements privés ou professionnels,
y compris par des actes de vandalisme ou des incendies; les descentes
arbitraires dans des rédactions et au domicile de journalistes...
Nous devons désormais ajouter à ces menaces des tactiques plus sophistiquées
de violence psychologique exercée par le biais de manœuvres d’intimidation
ou de harcèlement, de la surveillance ciblée ou du harcèlement en
ligne, déployées pour faire taire les voix critiques et museler
la liberté d’expression.
69. Sur la base de propositions concrètes formulées par les experts
que nous avons entendus, je crois que nous devons exhorter l’ensemble
des États membres à assurer la mise en œuvre effective de la Recommandation
CM/Rec(2016)4 sur la protection du journalisme et la sécurité des
journalistes et autres acteurs des médias en axant leur action autour
de quatre piliers: la prévention, la protection, les poursuites
en cas de menaces contre des journalistes ou pour la liberté des
médias, et la promotion de l’information, de l’éducation et de la
sensibilisation.
70. Les experts suggèrent également qu’il soit procédé à un examen
indépendant des lois et pratiques pertinentes, notamment les lois
sur la sécurité nationale, le terrorisme et la diffamation, et que
des commissions des droits de l’homme ou des médiateurs effectuent
régulièrement de nouvelles révisions de ces textes. Il s’agit-là
d’une tâche délicate et je considère que le Conseil de l’Europe
a un rôle d’orientation et d’accompagnement à jouer en la matière.
C’est pourquoi je propose d’adresser une recommandation ciblée au
Comité des Ministres à ce sujet. A travers lui, nous devrions aussi
appeler nos États membres à faire preuve d’un engagement plus fort
en faveur d’un dialogue constructif sur toutes les graves menaces
qui pèsent sur la liberté des médias recensées sur la Plateforme
en ligne pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité
des journalistes.
9.4. S’opposer
à la méfiance grandissante envers le journalisme et les journalistes
71. Nous devons dénoncer fermement
et sans hésiter les pratiques qui visent à alimenter la méfiance
du public à l’égard des médias. Nous devons le faire non seulement
en tant membres de l’Assemblée parlementaire, mais aussi en tant
que députés de nos parlements nationaux.
72. Selon moi, le problème vient en partie de l’utilisation détournée
des médias, et en particulier des nouveaux médias, en tant qu’armes
contre les opposants politiques. Dans notre récent rapport intitulé
«Médias en ligne et journalisme: défis et responsabilités», nous
avons abordé les questions de la société post-vérité et des risques
de manipulation de l’opinion publique par les médias, qui à son
tour, engendre la méfiance. Nous devons à présent appeler les associations
de médias à identifier et à dénoncer plus activement les abus. En outre,
les organisations de médias et les journalistes peuvent aider à
restaurer la confiance à l’égard des contenus qu’ils produisent,
par exemple:
- en divulguant
tout intérêt financier et mécanisme de financement;
- en élaborant des codes d’éthique du journalisme sur la
base des pratiques internationales et des normes du journalisme
de qualité ;
- en mettant en place des mécanismes de plainte ou de réclamation
faciles d’accès.
Cette question entre dans le champ de notre futur rapport
sur l’intégrité rédactionnelle et c’est pourquoi je ne formule pas
de recommandations concrètes à ce stade.
9.5. Faire
face à l’érosion du rôle du journalisme dans l’environnement médiatique
de nos jours
73. Un phénomène véritablement
nouveau est l’utilisation par certains acteurs politiques des médias sociaux
et de l’internet pour contourner les médias traditionnels et les
codes journalistiques dans leur communication avec le public et
les électeurs. Dans le contexte de la concurrence entre anciens
et nouveaux médias, l’évolution des habitudes de la «génération
numérique», notamment, semble favoriser ce développement. Le journalisme
pèse de moins en moins dans la manière dont le public accède à l’information et
dont il valorise et partage cette information; de ce fait, les médias
indépendants sont de moins en moins en mesure de fournir des informations
de qualité et de susciter un débat public de qualité.
74. Enfin, le développement de l’internet et des réseaux sociaux
nous offre aussi une grande opportunité pour renforcer l’indépendance
des médias et des journalistes si nous savons garantir les conditions nécessaires
à cet effet. Ici encore, mon rapport risque de faire double emploi
avec d’autres rapports en cours; ainsi je me limiterai à souligner
ici l’importance de renforcer le soutien accordé par les décideurs,
d’une part, à l’éducation aux médias, notamment pour sensibiliser
à l’importance, pour la démocratie, de l’existence de médias libres
et d’un journalisme de qualité, et, d’autre part, à la formation
des journalistes, et ce, afin de renforcer leur probité et leur
honnêteté vis-à-vis de leur public.