1. La nouvelle Loi ukrainienne sur l’éducation
et son article 7
1. La Verkhovna Rada (Parlement
ukrainien) a adopté le 5 septembre 2017 une nouvelle Loi sur l’éducation,
qui a été signée le 27 septembre 2017 par le Président ukrainien
Petro Porochenko. La nouvelle loi entend introduire des changements
majeurs dans le système scolaire et éducatif ukrainien. En particulier, la
durée de la scolarité – «l’enseignement secondaire général» – est
passée de 11 à 12 ans et a été articulée en trois parties: les quatre
premières années constituent «l’enseignement primaire secondaire»,
les cinq suivantes «l’enseignement secondaire de base» et les trois
dernières années «l’enseignement secondaire de spécialité» (voir
article 13.3 de la Loi sur l’éducation). L’on s’attend également
à ce que des changements significatifs modifient le programme et
les méthodes pédagogiques. Pour les autorités ukrainiennes, ces changements
sont nécessaires pour moderniser le système et le rapprocher des
standards éducatifs européens.
2. L’adoption de cette nouvelle législation a provoqué immédiatement
de vives réactions de la part de différents pays, au motif que la
Loi sur l’éducation porte atteinte aux droits des minorités. La
dissension porte essentiellement sur les conséquences lourdes que
la nouvelle loi – notamment de son article 7 – aura sur le fonctionnement
des établissements scolaires des minorités nationales et sur l’apprentissage
reconnu par l’Ukraine de leur propre langue par les minorités nationales.
3. L’article 7 – intitulé “Langue de scolarisation” – est rédigé
comme suit
(les éléments les plus
pertinents sont indiqués en gras):
“1. La langue d’instruction dans les établissements
d’enseignement est la langue officielle.
L’État garantit à chaque citoyen
ukrainien le droit à une éducation formelle à tous les niveaux (préscolaire,
secondaire général, enseignement et formation techniques, enseignement
technique pré-troisième cycle et enseignement supérieur), ainsi
qu’à l’enseignement hors-système scolaire et enseignement supérieur
de troisième cycle dans la langue officielle, dans les établissements
publics et communaux d’enseignement.
Les personnes appartenant
à des minorités nationales en Ukraine se voient garantir le droit
à l’instruction dans la langue de leur minorité nationale et dans
la langue officielle de l’Ukraine. L’enseignement sera dispensé
dans les établissements scolaires municipaux de niveau préscolaire
et primaire, et ce droit sera concrétisé par la création (dans le
respect de la législation ukrainienne) de classes (groupes) distincts
qui recevront un enseignement dans la langue de leur minorité nationale
conjointement à la langue officielle de l’État; ces dispositions
ne s’appliquent pas aux classes (groupes) pour lesquels l’enseignement
est dispensé en ukrainien.
Les personnes appartenant
aux peuples indigènes de l’Ukraine se voient garantir le droit d’étudier
dans des établissements d’enseignement municipaux de niveau préscolaire
et secondaire général dans la langue de leur peuple indigène conjointement
à la langue officielle de l’Ukraine. Cette instruction sera dispensée
dans les établissements scolaires municipaux de niveau préscolaire
et primaire, et ce droit sera concrétisé par la création (dans le
respect de la législation ukrainienne) de classes (groupes) distincts
qui recevront un enseignement dans la langue de leur minorité nationale
conjointement à la langue officielle de l’État; ces dispositions ne
s’appliquent pas aux classes (groupes) pour lesquels l’enseignement
est dispensé en ukrainien.
Les personnes appartenant
aux peuples indigènes et minorités nationales en Ukraine se voient garantir
le droit d’étudier la langue du peuple indigène ou minorité nationale
auxquels ils appartiennent dans des établissements municipaux d’enseignement
du secondaire général ou dans des associations culturelles nationales.
Les personnes malentendantes
ont le droit de recevoir un enseignement en langue des signes ainsi
que de pouvoir étudier la langue des signes ukrainienne.
2. Les établissements d’enseignement
garantissent l’étude obligatoire de la langue officielle, en particulier
dans les établissements d’enseignement et de formation techniques,
de formation technique pré-troisième cycle et établissements supérieurs,
à un niveau permettant d’exercer une activité professionnelle de
son choix en utilisant la langue officielle.
Les conditions appropriées
pour apprendre la langue officielle seront mises en place pour les
personnes appartenant à un peuple indigène ou à une minorité nationale
d’Ukraine, étrangères ou apatrides
3. L’État promeut l’étude
des langues internationales, au premier rang desquelles l’anglais,
dans les établissements d’enseignement publics et municipaux.
4. Une ou plusieurs disciplines
peuvent être enseignées dans les établissements d’enseignement en
fonction du programme pédagogique en deux ou plusieurs langues:
dans la langue officielle, en anglais, dans d’autres langues officielles
de l’UE.
5. Dès lors qu’une personne
engagée dans une formation ou enseignement techniques, formation technique
pré-tertiaire ou formation supérieure de troisième cycle en exprime
le désir, les établissements d’enseignement devront créer pour elle
des possibilités d’apprendre une langue des peuples indigènes ou
d’une minorité nationale ukrainiennes en tant que cursus distinct.
6. L’État promeut l’établissement
et le fonctionnement à l’étranger d’établissements d’enseignement qui
dispensent des enseignements en ukrainien ou qui enseignent la langue
ukrainienne.
7. Les spécificités d’utilisation
des langues dans certains types et à certains niveaux d’enseignement sont
définis par des lois spéciales.”
2. L’impact
des nouvelles dispositions sur «la langue d’enseignement» et les
réactions suscitées
4. Pour mieux comprendre l’impact
de ces nouvelles dispositions
,
je voudrais mettre en lumière les éléments suivants:
- La loi ne contient pas de dispositions
qui permettraient aux «établissements scolaires de minorités nationales»
de continuer à fonctionner.
- Les personnes appartenant aux «nations indigènes de l’Ukraine»
(Tatars de Crimée, Karaïtes et Gagaouzes) ou à des minorités nationales
bénéficieront d’un enseignement dans leurs propres langues sous
forme de classes (ou groupes) «séparés», le processus pédagogique
se faisant dans la langue de chaque groupe représentant une minorité
nationale parallèlement à la langue officielle de l’État (obligatoire
pour tous).
- Les personnes appartenant aux «nations indigènes de l’Ukraine»
(Tatars de Crimée, Karaïtes et Gagaouzes) auront la possibilité
d’étudier leurs langues pendant les 12 années de «l’enseignement secondaire
général».
- Les langues des minorités nationales (autres que celles
constituant les «nations indigènes de l’Ukraine») ne peuvent constituer
la langue d’enseignement qu’au stade initial, autrement dit au cycle préscolaire,
et pendant les quatre années de «l’enseignement secondaire primaire».
- Pour les personnes appartenant à des minorités nationales,
l’ukrainien sera la seule langue d’enseignement autorisée de 5 à
12 ans. Cependant, il leur sera possible d’apprendre leur langue
durant des cours extra-scolaires.
- Une ou plusieurs disciplines, selon le programme pédagogique,
peuvent être enseignées en anglais ou dans d’autres langues officielles
de l’Union européenne, en plus de la langue officielle ukrainienne.
5. Les dispositions de la loi qui concernent les minorités nationales
devraient produire leurs pleins effets à compter du 1er septembre
2020. Le nombre d’élèves dont l’ukrainien sera la langue d’instruction
au niveau du secondaire moyen, autrement dit âgés de 5 à 9 ans,
augmentera progressivement à partir du 1er septembre 2018.
6. Le but principal de la nouvelle loi semble être le renforcement
du rôle de l’ukrainien. Cela affaiblit la dominance du russe dans
le système scolaire des régions du sud-est du pays. De fait, il
est évident que la minorité russophone (15 % des résidents en Ukraine
déclarent que le russe est leur langue maternelle et 22 % reconnaissent
l’ukrainien et le russe comme langues maternelles) sera davantage
impactée par ces changements.
7. Les minorités roumaine et hongroise sont aussi lourdement
affectées par les changements. On compte 400 000 Roumains de souche
en Ukraine, dont une communauté roumaine de 150 000 personnes et
une minorité moldave de 250 000 membres. La minorité hongroise établie
dans l’Oblast de Zakarpattia compte environ 150 000 personnes.
8. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la nouvelle loi
ait été durement critiquée, en particulier – mais pas uniquement
– en Hongrie, en Roumanie et en Russie. Les parlements de la Roumanie
et de la Hongrie ont adopté des résolutions faisant valoir que la
loi restreint gravement le droit à l’éducation dans la langue de ces
deux pays. Bucarest autant que Budapest
ont menacé Kiev de bloquer l’intégration
européenne. Le 14 septembre 2017, les ministres des Affaires étrangères
de la Bulgarie, de la Grèce
,
de la Hongrie et de la Roumanie ont envoyé une lettre à M. Pavlo
Klimkin, ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine, dans laquelle
ils alléguaient que la nouvelle loi réduit de manière drastique
le niveau des droits déjà acquis par les minorités en matière d’enseignement
dans leur langue et d’utilisation de leur langue, incitant M. Klimkin
à user de tous les moyens à sa disposition pour éviter que les nouvelles
dispositions restrictives entrent en vigueur.
9. Dans une résolution adoptée le 27 septembre 2017, la Douma
d’État et le Conseil de la fédération russes ont fait valoir que
la loi ukrainienne violait les droits des minorités russophones
en Ukraine et deviendrait un acte «ethnocide». La résolution invitait
également les organes compétents des Nations Unies, de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et du Conseil
de l’Europe à agir pour protéger les minorités nationales en Ukraine.
10. Je voudrais insister une fois encore sur le fait que la nouvelle
loi n’envisage pas l’existence «d’établissements scolaires de minorités
nationales»: l’enseignement dans les langues minoritaires – ainsi
que l’enseignement dans les langues des «nations indigènes de l’Ukraine
– sera assuré dans des «classes de minorités» (ou groupes) dans
des établissements scolaires ukrainiens. C’est là déjà un changement
en soi que les minorités concernées peuvent considérer comme dramatique.
11. Selon les données officielles, à l’heure actuelle, l’Ukraine
compte 581 établissements scolaires utilisant le russe comme langue
d’enseignement (environ 356 000 élèves), 78 établissements pour
le moldave et roumain (environ 19 000 élèves), 71 établissements
pour le hongrois (environ 16 000 élèves) et 6 établissements pour
le polonais (environ 1 800 élèves); ces établissements sont apparemment
voués à disparaître ou du moins à être reformés. Le même sort attend
les établissements d’enseignement supérieur comme la Faculté hongroise
de l’Université de l’État d’Uzhhorod.
12. Il convient de rappeler que les établissements scolaires de
minorités ne se contentent pas de dispenser un enseignement dans
une langue donnée; ils proposent aussi un programme culturel et
éducatif (cérémonies, assemblées, clubs et activités de bibliothèque,
etc.) ouvertes au niveau scolaire. Les changements, autrement dit
la fermeture ou la réforme de ces établissements, porteront très
vraisemblablement atteinte aux droits des minorités de participer
à des activités de ce genre, ce qui pourrait avoir dans la population
un impact plus large que pour les seules familles concernées.
13. Il est vrai que l’article 7.4 de la nouvelle loi prévoit la
possibilité de se former dans un ou plusieurs sujets dans l’une
des langues officielles de l’Union européenne. Toutefois, indépendamment
du fait que cette possibilité est très éloignée des modalités en
place jusque-là, elle peut s’appliquer au roumain, au hongrois et au
polonais, par exemple, mais pas au russe et pas au moldave en tant
que langue distincte du roumain, puisque ces deux langues ne sont
pas des langues officielles de l’Union européenne. De plus, l’ouverture
de ces cours semble dépendre du programme adopté, qui sera déterminé
par le ministère de l’Éducation de l’Ukraine.
14. Enfin, l’une des conséquences supplémentaires de la nouvelle
législation semble être qu’il deviendra impossible de passer un
examen de fin de scolarité et d’obtenir un diplôme dans une autre
langue que l’ukrainien.
3. Principaux
problèmes posés par la nouvelle Loi ukrainienne sur l’éducation
et pistes de solutions pour progresser sur la voie de nouveaux arrangements
concernant l’enseignement dans les langues des minorités.
15. Il est intéressant de démarrer
notre réflexion sur les moyens de contribuer à concilier des positions
aussi divergentes et des intérêts apparemment tout à fait opposés
en rappelant trois principes qui, selon moi, devraient guider notre
analyse des questions en jeu et sur lesquels, je l’espère, nous
pouvons tous tomber d’accord:
- Le
premier principe est que la connaissance de la langue officielle
d’un État est un facteur de cohésion sociale et d’intégration et
qu’il est légitime pour cet État de faire la promotion de l’apprentissage
de la langue officielle et de demander que sa langue officielle
soit la langue d’enseignement pour tous. Je ne vois aucune norme
internationale qui pourrait empêcher l’Ukraine de demander que,
pour tous les établissements scolaires ukrainiens, l’enseignement
soit dispensé aussi dans la langue officielle ukrainienne.
- Le deuxième principe est que: «La langue est une composante
essentielle de l’identité individuelle et collective. Pour bon nombre
de personnes appartenant à des minorités nationales, la langue est
l’un des principaux facteurs de leur identité et identification
minoritaire. » Par conséquent, lorsque
les États prennent des mesures pour promouvoir la langue officielle,
celles-ci doivent aller de pair avec des mesures visant à protéger
et à promouvoir les langues des minorités nationales. Si cela n’est
pas fait, le résultat sera l’assimilation, et non l’intégration .
- Le troisième principe est celui de la non-discrimination.
16. Je suis convaincu que discuter de la question de la langue
d’enseignement – que ce soit en Ukraine ou ailleurs – sans garder
ces principes à l’esprit ne peut pas être constructif. Cela veut
dire que notre approche devrait respecter ces trois principes et
que les solutions que nous recherchons ne peuvent pas ne prendre
en compte qu’un seul point de vue.
17. Pour souligner le premier principe dans le cas spécifique
de l’Ukraine, je me réfère à l’Avis no 651/2011 de
la Commission de Venise sur le projet de loi sur les principes de
la politique de l’Ukraine relative à la langue officielle: «L’utilisation
et la protection des langues a été et demeure une question complexe
et très sensible en Ukraine, une question qui s’est hissée à de
nombreuses reprises au rang des problématiques de fond dans différentes
campagnes électorales et qui continue de faire l’objet de débats
– et parfois de susciter des tensions – au sein de la société ukrainienne.»
La Commission de Venise relevait en outre que «l’équilibre entre la
protection des langues régionales et/ou minoritaires et la protection
de l’ukrainien en tant que langue officielle, avec notamment la
situation spécifique du russe, reste un défi de taille pour les
autorités de l’Ukraine»
.
18. A l’époque, la Commission de Venise avait pris en compte dans
son raisonnement la nécessité (déjà soulignée dans un avis précédent)
de garantir “la prééminence de l’ukrainien en tant que seule langue
officielle, et prendre des mesures supplémentaires pour consolider
son rôle dans la société ukrainienne” (paragraphe 42). La Commission
de Venise exprimait des réserves sur l’impact concret du projet
de législation soumis par les autorités ukrainiennes à l’époque
et particulièrement
sur l’utilisation du russe (et d’autres langues minoritaires respectant
dans certaines parties du territoire ukrainien le seuil de 10 %
établi dans l’article 7 du projet de loi) «parallèlement à la langue
officielle dans de nombreux cercles de la vie publique et sociale».
19. Ainsi, pour la Commission de Venise, la question (à l’époque)
était en définitive de savoir «si le rôle que l’ukrainien doit jouer
dans la société multilingue ukrainienne, en tant que seule langue
officielle, n’est pas mis en danger et si sa force d’intégration
n’est pas réduite par la protection, au même niveau, des langues régionales
et minoritaires, dans les sphères susmentionnées». La Commission
de Venise ajoutait que «dans le contexte spécifique de l’Ukraine,
il est essentiel de choisir une politique équilibrée dans ce domaine,
et estime qu’une telle approche exige entre autres des garanties
adéquates pour la préservation de la langue officielle en tant qu’outil
d’intégration dans la société» (paragraphe 41).
20. À cet égard, les autorités ukrainiennes expliquent que les
élèves issus de groupes minoritaires qui sortent de l’enseignement
secondaire connaissent des taux élevés d’échec lorsqu’ils souhaitent
entrer dans des universités en Ukraine en raison de leur faible
niveau de connaissance de la langue ukrainienne. La nouvelle loi
prétend corriger cela. En effet, sans la connaissance de cette langue
officielle, une personne ne peut ni accéder aux universités ukrainiennes,
ni occuper un emploi de service public ou dans la fonction publique,
que ce soit au niveau national ou local.
21. Pour expliciter le deuxième principe, je renvoie le lecteur
à ce que le Comité consultatif sur la Convention-cadre pour la protection
des minorités nationales déclarait dans le commentaire thématique
no 3 sur “The language rights of persons
belonging to national minorities under the Framework Convention”
(adopté le 24 mai 2012):
“24. Le Comité consultatif note que, pour prévenir
l’assimilation, il faut (…) prendre des mesures positives afin de
«promouvoir les conditions propres à permettre aux personnes appartenant
à des minorités nationales de conserver et développer leur culture,
ainsi que de préserver les éléments essentiels de leur identité»,
notamment leur langue.
25. L’intégration, par opposition
à l’assimilation, est considérée comme un objectif légitime qui requiert
la contribution de la culture majoritaire comme des cultures minoritaires.
Elle apparaît, dans ce contexte, comme un processus de cohésion
sociale qui admet et respecte la diversité tout en développant un
sentiment positif d’appartenance chez tous les membres de la société.
La création de conditions propres à permettre aux personnes appartenant
à des groupes minoritaires de préserver et de développer leurs cultures
et d’affirmer leurs identités respectives est donc jugée essentielle
pour une société intégrée. L’intégration, étant une démarche réciproque,
requiert reconnaissance et respect de la part des uns comme des
autres et entraîne souvent une évolution des cultures tant majoritaire
que minoritaires (…)
22. Pour ce qui est du principe de non-discrimination, j’aimerais
rappeler qu’il ne s’applique pas seulement à la reconnaissance et
à la protection effective des droits des minorités, comme les consacre
la Convention-cadre, et des droits spécifiques énoncés dans la Charte
européenne des langues régionales ou minoritaires (STE no 148),
mais aussi «à la jouissance de tout droit prévu par la loi», conformément
à l’article 1 du Protocole no 12 à la
Convention européenne des droits de l’homme (STE no 177)
(interdiction générale de la discrimination) auquel l’Ukraine est
Partie. Ceci n’implique pas nécessairement que les droits linguistiques reconnus
par la législation ukrainienne seront les mêmes pour toutes les
minorités, en revanche cela implique bien qu’une justification objective
et raisonnable soit donnée pour chaque différence dans leur traitement.
23. Tout en gardant ces trois principes à l’esprit, je pense que
nous devrions aussi nous rappeler qu’ils sont des éléments essentiels
d’un concept plus large auquel l’Assemblée accorde la plus haute
importance, et qui sous-tend en réalité la Convention-cadre pour
la protection des minorités nationales toute entière
:
le concept du «vivre ensemble». La connaissance de la langue officielle,
la possibilité de préserver et développer sa propre culture, y compris
au moyen de sa propre lange, et l’égalité des droits dans le cadre
juridique sont des conditions préalables au «vivre ensemble» et
ce tout spécialement dans un environnement multiculturel et multilingue
tel que celui de la société ukrainienne.
24. Ceci m’amène à l’approche concrète que je voudrais suggérer
aux autorités ukrainiennes, mais aussi aux autorités de tous les
autres pays qui sont concernés par l’impact qu’aura la Loi ukrainienne
sur l’éducation sur leurs minorités nationales établies en Ukraine:
s’asseoir à la même table et discuter de nouvelles modalités qui
ne sont pas clivantes et qui entendent promouvoir le «vivre ensemble».
25. J’estime que l’Assemblée, qui cherche à orienter dans ce sens
par ses conseils, devrait s’abstenir à ce stade de se pencher sur
les points de droit éventuellement litigieux, par exemple sur le
fait de savoir si le nouveau texte respecte la Convention-cadre
ou la Charte des langues minoritaire ou tout autre accord international
contraignant pour l’Ukraine.
26. Deux raisons principales militent pour ne pas entrer dans
cette discussion:
- Premièrement,
trois organes pertinents différents du Conseil de l’Europe travaillent
en ce moment-même sur ces questions juridiques. Les autorités ukrainiennes
ont déjà demandé un avis de la Commission de Venise, qui a annoncé
qu’elle le produira d’ici la fin de cette année 2017. Le Comité consultatif
sur la Convention-cadre a adopté en mars 2017 son avis relatif à
l’Ukraine (4e Cycle) qui a ensuite été
transmis aux autorités ukrainiennes et devrait être rendu public
début 2018. Un rapport sur l’Ukraine soumis par le Comité d’experts
de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est
à l’examen au Comité des Ministres.
- Deuxièmement, quelle que soit l’issue d’une telle analyse,
nous devrions prendre en compte l’impact politique que la nouvelle
législation aura sur les minorités nationales, en réduisant (parfois
de manière drastique) les droits qui leur avaient été auparavant
reconnus, et sur la société en général, dans la mesure où elle pourrait
aller à l’encontre de l’esprit de promotion du respect mutuel et
du dialogue interculturel, qui est central dans la construction
de sociétés solidaires. Bref, nous devons nous concentrer sur le
«vivre ensemble».
27. Au regard des principes susmentionnés, la nouvelle législation
semble en effet poser problème. Non pas parce qu’elle vise à promouvoir
une meilleure connaissance de la langue ukrainienne au sein des
minorités nationales – ce qui est un objectif légitime – mais parce
qu’elle ne semble pas trouver un équilibre approprié entre la langue
officielle et les langues des minorités nationales.
28. La situation des «nations indigènes de l’Ukraine» (les Tatars
de Crimée, les Karaïtes et les Gagaouzes) a été quelque peu préservée:
les membres de ces minorités peuvent continuer à étudier dans leur
propre langue, mais aussi avec l’ukrainien, pendant tout le cycle
de scolarité.
29. Néanmoins, c’est que la nouvelle loi entraîne une réduction
trop forte des droits jusque-là reconnus aux «minorités nationales»
(autres que les «nations indigènes de l’Ukraine») pour ce qui est
de l’instruction dans leur propre langue. Ces minorités nationales,
qui avaient auparavant le droit de disposer d’établissements scolaires
monolingues et de programmes complets dispensés dans leur propre
langue, se retrouvent maintenant dans une situation où l’instruction
dans leur langue ne peut être assurée (conjointement à l’instruction
en ukrainien) que jusqu’à la fin du cycle primaire. Cette absence
de continuité dans l’éducation en langue minoritaire risque en outre
de décourager purement et simplement les parents d’inscrire leurs
enfants dans des écoles où l’enseignement est dispensé en langue
minoritaire.
J’estime
que dans un pays comme l’Ukraine, cela ne sert pas le «vivre ensemble».
30. C’est pourquoi je suggère que l’Assemblée invite instamment
les autorités ukrainiennes à reconsidérer la question en prenant
comme référence un modèle flexible d’instruction bilingue pour tous
les membres des «nations indigènes de l’Ukraine» ou des «minorités
nationales». Concrètement, concernant les langues minoritaires,
un critère possible pourrait être qu’au moins 60 % des cours soient
dispensés en langue ukrainienne et jusqu’à 40 % dans la langue de
la minorité. Ce modèle flexible devrait être accessible à toutes les
minorités, sans discrimination, en assurant ainsi le même droit
aussi aux communautés russophones et autres communautés ne parlant
pas une langue officielle de l’Union européenne, et ce non pas nécessairement
et uniquement pour respecter les engagements juridiques au titre
de différentes conventions, mais essentiellement pour que l’Ukraine
demeure un pays modèle à cet égard et dans le but de faciliter et défendre
la notion de «vivre ensemble».
31. Lorsqu’elles reconsidéreront la question, les autorités ukrainiennes,
par le dialogue avec les minorités concernées, devraient viser à
conserver ouverts les établissements scolaires des minorités, mais
en posant que ces derniers doivent introduire progressivement un
processus d’instruction parallèle en ukrainien. Ceci ne peut se
faire que si le système se dote des enseignants appropriés pour
cela. En conséquence, même en ayant un calendrier prévisionnel pour
la transition, il faudrait rester flexible pour éviter que les changements
ne soient décidés sur le papier et ne soient pas mis en œuvre, ou
pire, qu’ils soient mal mis en œuvre au détriment de la qualité
de l’enseignement dispensé aux élèves et étudiants issus de minorités
nationales.
32. En outre, j’estime qu’une période transitoire de trois ans
risque d’être trop courte afin de garantir la qualité de l’éducation.
Par conséquent, j’exhorte les autorités ukrainiennes à introduire
aussi une certaine souplesse concernant la longueur de ce processus
et à permettre des arrangements selon les circonstances concrètes
des communautés concernées et la situation dans les différentes
régions.
33. Enfin, il serait juste de reconnaître que les minorités de
langue ukrainienne dans les pays voisins ne sont pas autorisées
à suivre une éducation monolingue dans leur propre langue et ne
bénéficient pas d’arrangements visant à promouvoir une éducation
bilingue. Bien que la «réciprocité» ne soit pas un principe que
nous souhaitons utiliser en matière de protection des droits de
l’homme, je pense qu’il pourrait être utile, dans le cadre du processus
de dialogue, que les autorités des pays voisins, qui appellent de
manière légitime à la protection de leurs minorités, se montrent
prêtes à proposer aux communautés ukrainiennes résidant dans leurs
pays respectifs des arrangements similaires à ceux qu’elles réclament
pour leurs propres minorités. Je suis certain que cet esprit de
collaboration aidera à trouver des solutions beaucoup plus constructives
et consensuelles.
34. J’ai élaboré le projet de résolution en m’appuyant sur ces
réflexions et j’espère qu’il recueillera un large soutien. La question
est très sensible et il n’y a pas de solutions idéales sans une
véritable volonté de trouver un compromis entre des positions qui
sont aujourd’hui très éloignées l’une de l’autre.
35. Je conclurai en ajoutant que la commission de la culture,
de la science, de l’éducation et des médias terminera d’ici la fin
de l’année un rapport sur «La protection et la promotion des langues
régionales et minoritaires en Europe» (rapporteure: Mme Rózsa
Hoffmann, Hongrie, PPE/DC) qui pourrait inclure les développements
en Ukraine.