1. Introduction
1. Le vent du Printemps arabe
a soufflé sur la Libye
et a tout emporté sur son passage: la
dictature du colonel Kadhafi et avec elle, l’État. En cela, la Libye
se différencie des autres nations arabes qui ont connu la même soif
de changement politique en 2010-2011. Elle est aujourd’hui un État
failli, où tout ou presque est à reconstruire, où les violations
des droits de l’homme sont massives et quotidiennes et où l’instabilité
est source de menaces pour ses voisins. État failli, la Libye n’est
pas seulement un «problème» pour les Européens, qu’il soit terroriste
ou migratoire; elle est aussi un cas de conscience.
2. D’abord, parce que les Européens ne sont pas étrangers au
chaos qui y règne. Ensuite parce qu’ils ont à faire des choix qui
balancent entre l’éthique et le réalisme politique, par exemple
en matière de traitement des migrants. Enfin, parce que la reconstruction
d’une infrastructure étatique minimale passe par l’acceptation d’une
série de compromis désagréables, mais peut-être indispensables,
comme la négociation avec des acteurs ayant peu d’intérêt à la paix,
à l’établissement de la démocratie et au respect des droits de l’homme.
3. Si la Libye parvient à mettre un terme à la guerre civile
actuelle, son visage ne sera pas celui d’un État démocratique, chérissant
les valeurs du Conseil de l’Europe. Pour autant, je pense que le
Conseil de l’Europe peut y avoir un rôle à jouer, non pas immédiatement,
mais à moyen terme: il existe actuellement une chance pour un accord
de paix, que, j’espère, les différents acteurs libyens seront capables
de saisir. Si tel est le cas, nous devons être prêts à fournir notre
expertise en matière institutionnelle à ce pays, non pas pour montrer que
l’Europe a d’autres préoccupations que la sécurisation de sa frontière
maritime en Méditerranée, mais parce qu’en agissant dans le domaine
régalien, nous poserons des jalons pour bâtir, plus tard, un État
de droit. Au-delà du caractère informatif de ce rapport, la question
du positionnement à terme du Conseil de l’Europe en Libye me paraît
importante.
4. La Commission des questions politiques et de la démocratie,
ainsi que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont largement
suivi le Printemps arabe et ses développements. Ainsi, les sous-commissions
des relations extérieures et du Proche-Orient et du monde arabe
ont tenu une réunion conjointe à Rome le 5 juin 2015
consacrée aux opportunités et défis
politiques actuels dans la région méditerranéenne, où la question
libyenne a été plus qu’évoquée et à laquelle un ancien conseiller
à la sécurité au cabinet du Premier ministre libyen a été convié;
de même, la commission a auditionné plusieurs experts sur la Libye,
lors de sa réunion du 24 mai 2016, parmi lesquels le Directeur des
affaires politiques de la Mission d’appui des Nations Unies en Libye
(MANUL) et un représentant du Service européen pour l’action extérieure.
En outre, la Libye a été visée à plusieurs reprises dans la
résolution 2174 (2017) sur les répercussions sur les droits de l’homme de la
réponse européenne aux migrations de transit en Méditerranée, adoptée
par notre Assemblée en juin 2017, et elle est largement mentionnée
dans le rapport de M. Duarte Marques du 12 juin 2017 sur «Une réponse
humanitaire et politique globale à la crise des migrations et des
réfugiés en Europe»
ainsi que dans l’avis de notre collègue
Mme Ioanneta Kavvadia
.
5. Pour préparer mon rapport, je me suis rendu à Tunis début
novembre 2017, où je me suis entretenu avec des ministres tunisiens,
des responsables politiques libyens, des représentants des Nations
Unies et de l’Union européenne, ainsi qu’avec des membres de la
société civile, journalistes et experts
. La commission a également auditionné
le 14 décembre 2017 le Président de la Commission européenne pour
la démocratie par le droit (Commission de Venise), des représentants
de l’Union européenne et de la MANUL, ainsi qu’un expert sur la
Libye.
2. Du Printemps arabe à l’échec de la
transition politique (2011-2017)
2.1. Première
guerre civile libyenne et intervention «humanitaire» de la communauté internationale
(février-octobre 2011)
6. Les manifestations débutent
en Libye en janvier 2011, dans le sillage de la fuite du Président
Ben Ali de Tunisie (14 janvier 2011).
7. Le 15 février 2011, quatre jours après la chute du Président
Moubarak en Égypte, une manifestation initiée par les familles des
détenus de la prison d’Abou Slim
est violemment réprimée. La contestation
se transforme alors en soulèvement à partir du 17 février
, d’abord dans l’est du pays,
en Cyrénaïque, où les villes de Benghazi et Al-Bayda s’insurgent,
puis à l’ouest, en Tripolitaine, à Misrata deuxième ville de la
région, dans la capitale Tripoli, elle-même, où l’aviation loyaliste
intervient pour bombarder les quartiers rebelles, dans le djebel
Nefoussa, près de la frontière tunisienne, et dans le sud, au Fezzan,
où la tribu des Toubous rejoint la contestation.
8. De la fin du mois de février à la mi-mars 2011, les troupes
gouvernementales regagnent la majorité du terrain perdu et s’apprêtent
à entrer dans Benghazi, lorsque le Conseil de Sécurité des Nations
Unies adopte, le 17 mars, la Résolution 1973. Prise sous le chapitre
VII de la Charte des Nations Unies, elle renforce l’embargo sur
les armes à destination de la Libye et le gel des avoirs de la famille
Kadhafi prévus par la résolution 1970 du 26 février, impose une
zone d’exclusion aérienne et, surtout, «autorise les États Membres qui
ont adressé au Secrétaire général une notification à cet effet (…)
à prendre toutes mesures nécessaires (…) pour protéger les populations
et zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne,
y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force
sur le territoire libyen».
9. Cette intervention est conduite par une coalition internationale,
où l’engagement aéronaval de la France, des États-Unis et du Royaume-Uni
est prépondérant, mais à laquelle participent également plusieurs
pays européens, arabes, ou nord-américains. Le principe d’une zone
d’exclusion aérienne a été préalablement soutenu par la Ligue arabe.
À compter du 31 mars, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
(OTAN) prend la relève et poursuit sa mission jusqu’au 31 octobre
2011.
10. La coalition internationale, puis l’OTAN ont interprété de
manière très extensive le mandat des Nations Unies, qui portait
sur une opération humanitaire. Ce faisant, elles ont clairement
inversé le rapport de force sur le terrain en faveur des insurgés.
Dès le 19 mars, la coalition est intervenue pour stopper l’offensive
de l’armée libyenne sur Benghazi. À partir de cette date, grâce
à l’appui aérien de la coalition, les rebelles vont défaire peu
à peu les troupes gouvernementales, jusqu’à l’exécution du dictateur
déchu, Mouammar Kadhafi, le 20 octobre 2011. Trois jours après,
le représentant du Conseil National de Transition (CNT) libyen,
organe des révolutionnaires, déclare la fin de la guerre en Libye.
2.2. L’échec
d’une transition politique (octobre 2011-septembre 2017)
11. Le CNT, qui s’était constitué
le 27 février 2011, et dont la Présidence était assurée par Moustafa
Abdel Jalil, ministre de la Justice de Mouammar Kadhafi ayant fait
défection, avait pour objectif de départ la coordination de la lutte
contre les troupes gouvernementales. Progressivement reconnu par
la communauté internationale, il est devenu un gouvernement intérimaire.
Composé à l’origine d’une trentaine de membres, il regroupait des
sensibilités très hétérogènes, allant d’anciens dignitaires kadhafistes
à des partisans d’un retour à la monarchie sénoussie
, en passant par des «libéraux»
issus de la société civile et des djihadistes. L’essentiel de son
action a consisté à adopter un projet de Charte constitutionnelle
le 3 août 2011, à obtenir le déblocage d’une partie des fonds gelés
par les Nations Unies (septembre 2011), à lutter contre les dernières poches
de résistance kadhafistes et à organiser les premières élections
libres en Libye en juillet 2012.
12. En revanche, le CNT a été incapable d’unifier les différentes
factions issues de la révolution dans un organe militaire intégré.
La montée en puissance des différentes milices date de cette époque.
Par ailleurs, il a inquiété plusieurs capitales européennes dès
le mois d’octobre 2011, lorsque son Président, connu pour avoir
été le juge d’appel qui a confirmé à deux reprises la condamnation
à la peine de la mort des infirmières bulgares en 2007
, s’est
déclaré en faveur de l’instauration de la charia et du retour à
la polygamie interdite sous le régime kadhafiste.
13. Le 7 juillet 2012, dans un climat sécuritaire instable, 60 %
des électeurs libyens ont élu le Congrès général national (CGN)
, assemblée censée détenir le pouvoir
législatif, mais qui ne s’était pas vu reconnaître de pouvoir constituant.
Par ailleurs, la loi électorale sous l’empire de laquelle elle a
été élue a interdit aux membres du CNT ainsi qu’aux anciens membres
du régime kadhafiste de faire acte de candidature.
14. La période allant de mars 2012 à juin 2014, pendant laquelle
le CGN a tenté d’assoir son autorité, a signifié l’échec de la transition
et signé la fragmentation du pays. Ce qui aurait dû devenir une
politisation de la lutte pour le pouvoir au sein d’une assemblée
démocratiquement élue et bénéficiant d’une réelle légitimité, s’est
transformé en une militarisation de la politique et en une exclusion
ou une liquidation des opposants ou de ceux qui étaient perçus comme
des adversaires.
15. Les dirigeants des différentes milices ont en effet refusé
de perdre le pouvoir qu’ils avaient obtenu ou recouvré à l’occasion
de la lutte armée. Des milices, comme celles de Misrata, ont également
mal accueilli le résultat des élections qui pouvait signifier une
défaite de leur camp: les Frères musulmans, bien implantés dans
cette ville, ont vu leur formation politique, le Parti Justice et
Construction, arriver, avec 17 sièges, loin derrière l’Alliance
des Forces nationales, qualifiée de «libérale» (39 sièges). Pour
autant, l’influence des islamistes au sein du CGN n’a cessé de se
renforcer jusqu’en 2014, grâce au ralliement de députés «indépendants»
qui formaient la majorité des élus (120 sur 200).
16. Concernant l’exclusion d’opposants, le CGN a adopté, sous
la pression des milices alors actives à Tripoli, la loi du 6 mai
2013. La loi disposait que toutes les personnes ayant occupé des
postes à responsabilité sous l’ancien régime de Mouammar Kadhafi,
à partir du 1er septembre 1969, date
de son arrivée au pouvoir, jusqu’à sa chute en octobre 2011, étaient
exclues de la vie politique pour dix ans. Les anciens ministres, ambassadeurs,
directeurs de médias et officiers de la sécurité intérieure, voire
les dirigeants de syndicats d’étudiants ou doyens de facultés étaient
concernés par la loi.
17. Au-delà de l’exclusion, la liquidation physique de ceux qui
étaient perçus comme des adversaires a été continue. Un expert indépendant,
M. Rafaâ Tabib, a ainsi documenté les nombreux assassinats des membres de
la police, de l’armée ou de la justice qui enquêtaient sur les différents
trafics (stupéfiants, armes…) auxquels se livraient certaines milices,
assassinats qui se sont étendus à des candidats aux élections de
2012 et aux anciens partisans de l’insurrection de 2011.
18. Cette liquidation s’est également manifestée au niveau tribal.
Un exemple connu est celui de l’expulsion des 45 000 habitants,
considérés comme «Noirs» et non arabes, de l’oasis de Tawargha,
proche de Misrata, par les milices de cette ville en août 2011.
Celle-ci fut poursuivie par l’attaque de leur camp de réfugiés près de
Tripoli en octobre 2012, ces actions étant justifiées selon les
milices de Misrata par l’engagement pro-kadhafi des Tawarghi et
la contestation de la légitimité historique et juridique de leur
présence dans l’oasis.
19. La faiblesse du CGN, en tant qu’autorité politique, a connu
un tournant symbolique en octobre 2013 avec l’enlèvement du Premier
ministre Ali Zeidan par des milices présentes à Tripoli.
20. En 2014, la lutte armée s’est polarisée entre les forces du
Général Haftar, baptisées Armée Nationale Libyenne (ANL), engagées
dans l’opération «Dignité» (Al-Karama) contre les islamistes, en
particulier à Benghazi, à partir de mai 2014, et les tenants d’un
islam politique et militaire regroupés au sein de la coalition «Aube
de la Libye» (Fajr Libya). Parallèlement, le Fezzan est devenu la
proie d’affrontements violents entre la tribu des Toubous et la
tribu arabe des Ouled Slimane, bientôt suivi de combats entre les
Toubous et les Touaregs.
21. C’est dans ce climat que se sont tenues les élections législatives
du 25 juin 2014, avec un taux de participation de 18 %. Les résultats,
à nouveau défavorables aux islamistes du Parti Justice et Construction (30
sièges contre 50 à l’Alliance des Forces Nationales), ont eu pour
effet de fragmenter encore un peu plus le pays et de réactiver l’opposition
entre l’ouest du pays, la Tripolitaine, et l’est, la Cyrénaïque.
22. L’assemblée élue, appelée Chambre des représentants, qui bénéficiait
de la reconnaissance internationale, n’a pu se réunir à Tripoli.
Elle a dû transférer son siège à Tobrouk, tandis que le gouvernement qui
en était issu s’installait à proximité, dans la ville d’Al-Bayda.
Elle a été concurrencée par une autre assemblée, appelée également
Congrès général national, installée à Tripoli et soutenue par les
milices de Misrata et les milices islamistes. Cette dernière a contesté
la légitimité de l’Assemblée des représentants et formé un gouvernement
parallèle, dit de «salut national».
23. La Libye s’est donc retrouvée avec deux assemblées et deux
gouvernements concurrents, l’un à l’est, reconnu par la communauté
internationale, l’autre à l’ouest, marquant ainsi ce que certains
analystes ont appelé le début de la deuxième guerre civile libyenne.
24. Formellement, cette situation a perduré jusqu’en 2016, date
à laquelle l’Accord politique libyen (APL), négocié par les deux
chambres concurrentes sous l’égide de la MANUL et signé en décembre
2015 à Skhirat, au Maroc, a commencé à être mis en œuvre. L’APL
a créé un Gouvernement d’entente nationale en instituant, aux côtés
de la Chambre des représentants qui demeure inchangée, un Conseil
de la Présidence du Conseil des Ministres de neuf membres, dirigé
par Fayez Al-Sarraj, et un Haut Conseil d’État, aux pouvoirs consultatifs, dont
la composition a laissé la part belle aux anciens membres du CGN.
25. L’APL a été un succès partiel: après quelques difficultés
et des affrontements armés, le Gouvernement d’entente nationale
a pu s’installer à Tripoli et obtenir le soutien des principales
milices qui s’y trouvaient. Son leader, Fayez Al-Sarraj a pu s’entretenir
à de nombreuses reprises avec l’homme fort de la Cyrénaïque, le général
Haftar. En revanche, son autorité territoriale est restée très limitée
et la question de l’unification des différents groupes armés et
de leur commandement n’a pas trouvé de solution.
3. Le
coût de cet échec
26. «Nous avons eu un mandat des
Nations Unies, nous avons formé une coalition, (…) nous avons évité d’importantes
pertes civiles, nous avons empêché ce qui serait certainement devenue
une guerre civile longue et sanglante. Et malgré tout cela, c’est
le foutoir en Libye.»
27. Ce diagnostic est celui du Président Barack Obama en avril
2016
et résume l’après-Kadhafi.
Sa mort n’a en effet pas débouché sur un changement de régime, mais
sur la disparition complète de tout régime.
28. Je ne souhaite pas m’interroger ici sur les responsabilités
des uns et des autres dans le chaos libyen. Les parlementaires britanniques
de la Chambre des Communes ou français de l’Assemblée nationale
se sont penchés sur cette question
. En revanche, l’échec de la transition
politique a eu des conséquences concrètes qu’il importe de rappeler
aux Européens que nous sommes.
3.1. Les
premières victimes du chaos libyen sont les Libyens
29. En 2010, le produit intérieur
brut (PIB) de la Libye s’élevait à 80 milliards de dollars, principalement
grâce à l’exploitation du pétrole. En 2014, dernière année pour
laquelle des statistiques sont disponibles, il était de 41 milliards,
c’est-à-dire la moitié
. Si l’Indice de développement humain
de la Libye est resté relativement correct
(0,716
en 2016), la classant dans la catégorie des pays à «développement
humain élevé», le pays est passé de la 53ème à
la 102ème place du classement établi
par le Programme des Nations Unies pour le développement entre 2010
et 2016.
30. Autrefois riche, la Libye est aujourd’hui un pays où le taux
de change de sa monnaie au marché noir est neuf fois supérieur à
celui du taux de change officiel
et où les habitants font la queue
pendant des heures pour retirer l’équivalent de € 25 aux guichets
des banques.
31. M. Ghassan Salamé, représentant spécial du Secrétaire Général
des Nations Unies pour la Libye, notait d’ailleurs dans ses remarques
au Conseil de Sécurité, le 28 août 2017, que «l’impression d’une
politique économique de prédation désormais bien ancrée était tangible».
32. Au-delà de l’aspect purement économique, tous les acteurs
des Nations Unies ont insisté, année après année, sur l’état chaotique
du pays. Dans son rapport du 22 août 2017 sur la MANUL, concernant
la période allant du mois d’avril au mois d’août 2017, le Secrétaire
général des Nations Unies décrivait au Conseil de Sécurité «le quotidien
de la vie en Libye»:
«(…) toutes
les parties au conflit ont commis des violations du droit international
des droits de l’homme et du droit international humanitaire. L’anarchie
généralisée et la faiblesse des institutions judiciaires n’ont guère
offert aux victimes de possibilités d’obtenir réparation. Les violences
persistantes ont également continué de faire des victimes parmi
la population civile (…) Les attaques visant les établissements
de santé et le personnel médical se sont poursuivies dans tout le
pays (…) Prises d’otages, exécutions illégales, tortures et disparitions
forcées, y compris de civils, en particulier de femmes et d’autres
personnes ne prenant pas part aux combats, se sont poursuivies,
les responsables étant des groupes armés de toutes les parties.
Certaines personnes ont été prises pour cible en raison de leur
appartenance familiale ou tribale, ou encore de leur affiliation
ou opinion politique; d’autres ont été enlevées en vue d’une demande
de rançon ou d’un échange de prisonniers (…) Dans l’ensemble du
pays, la détention arbitraire reste répandue dans les prisons et
dans les centres de détention de l’État contrôlés par des groupes
armés .»
33. Le résultat de cette anarchie est aussi le nombre élevé, quoiqu’en
baisse, de personnes déplacées internes: 200 000
sur une population
estimée à 6,3 millions d’habitants.
34. Ces Libyens déplacés forment avec les femmes, les enfants,
les défenseurs des droits de l’homme et les professionnels des médias
ce que les Nations Unies appellent «les groupes en situation vulnérable».
Très récemment encore, des femmes «ont été arbitrairement privées
de leur liberté, souvent en raison de leur appartenance familiale
ou en vue d’un échange de prisonniers, et détenues dans des établissements
surveillés par des hommes, s’exposant ainsi au risque de violences
sexuelles»
. Dans son rapport
annuel sur la Libye du 13 janvier 2017, le Haut-Commissaire des
Nations Unies aux droits de l’homme rappelle également que les femmes
libyennes font face à des discriminations dans des domaines tels
que la liberté de circulation, certains groupes armés exigeant d’elles
qu’elles soient accompagnées d’un tuteur masculin pour voyager,
et n’ont par ailleurs pas le droit de transmettre leur nationalité
à leurs enfants ou à leur époux
. Ajoutées aux violences, ces évolutions constituent
un net retour en arrière pour les femmes libyennes qui avaient bénéficié
d’une certaine amélioration de leur statut sous le régime kadhafiste.
3.2. La
déstabilisation de la région: du Maghreb au Sahel en passant par
le Nil
35. Si les Libyens sont les premiers
à souffrir de l’échec de la transition politique, certains voisins
directs ou plus lointains en ont été les victimes collatérales,
sur les plans économique, migratoire et sécuritaire.
36. Le premier est la Tunisie. Ce pays a perdu son premier partenaire
commercial, a vu disparaître les 1,8 million de touristes libyens
qui se rendaient annuellement sur son territoire, a dû gérer le
fait que 150 000 de ses citoyens employés en Libye ont été privés
de travail, a accueilli entre 500 000 et 800 000 Libyens et a dû
fortifier sa frontière après l’attaque en 2016 d’une de ses villes,
Ben Gardane, par des combattants de Daech venus de Libye. À l’heure
actuelle, les autorités tunisiennes s’attendent à de nouvelles tentatives d’infiltration
de djihadistes et à la possible réactivation de cellules dormantes
sur leur territoire.
37. L’Égypte a été aux prises avec une situation comparable, bien
que de moindre intensité. Le nombre d’Égyptiens ayant un travail
en Libye aurait été divisé par deux, passant de 1,5 million en 2010
à 750 000 en 2014 et les échanges commerciaux de 2,5 milliards de
dollars à 900 millions sur la même période. Par ailleurs, les problèmes
de sécurité le long de ses 1 000 kilomètres de frontière commune
l’ont conduite à nettement renforcer ses contrôles
.
38. Enfin, l’Algérie a dû faire face à une explosion du trafic
d’armes, phénomène qui a touché toute la région sahélo-saharienne
et qui a servi les intérêts de plusieurs groupes armés. Le régime
de Kadhafi a acquis pour 34 milliards d’euros d’armes et de munitions
entre 1969 et 2010. Après sa chute, certaines ont été vendues en Afrique
du Nord ou de l’Ouest ainsi qu’au Moyen-Orient.
Le groupe d’experts mandaté par les
Nations Unies pour apprécier l’impact de la Résolution 1973 du Conseil
de Sécurité a identifié la présence d’armes libyennes en Algérie,
au Tchad, en Égypte, à Gaza, au Mali, au Niger, en Tunisie et en
Syrie. Il a noté que «les armes provenant de la Libye ont considérablement
renforcé les moyens militaires des groupes terroristes opérant dans
différentes zones de la région, notamment en Algérie, en Égypte,
au Mali et en Tunisie
.»
39. Cet afflux d’armes, ajouté au retrait de mercenaires engagés
par le régime de Mouammar Kadhafi après la défaite, a facilité la
conquête du nord Mali en 2012 par une coalition d’indépendantistes
et de djihadistes, dont certains étaient membres d’Al-Qaeda au Maghreb
Islamique (AQMI).
3.3. L’interventionnisme
tous azimuts
40. L’échec de la transition politique
a également amené plusieurs pays à intervenir en Libye sur la base
de leurs propres agendas.
41. Des pays occidentaux, tels la France, le Royaume-Uni ou les
États-Unis se sont engagés dans la lutte contre les groupes terroristes
et certains n’ont pas hésité à envoyer des forces spéciales et des
agents de renseignement ou à bombarder des positions tenues par
ces groupes, voire à «droner» leurs dirigeants
.
42. Parallèlement, la Libye a été le théâtre de ce que les analystes
ont appelé la «compétition dans la guerre par procuration» («proxy
competition»), entre d’un côté l’Égypte et les Émirats Arabes Unis
et, de l’autre, le Qatar et la Turquie, qui se sont affrontés par
milices interposées. De basse intensité en 2011, elle a connu un tournant
en 2014, l’Égypte et les Émirats bombardant certaines milices et
envoyant des forces au sol en Cyrénaïque
. La lutte contre les Frères musulmans
a été au cœur de cette rivalité, mais, de manière plus générale,
l’Égypte a répliqué aux multiples attaques et enlèvements de ses
citoyens par des groupes islamistes et tenté de sécuriser sa frontière.
Mes différents interlocuteurs, officiels ou issus de la société
civile, m’ont confirmé que le soutien militaire de l’Égypte au général
Khalifa Haftar, qu’il s’agisse d’un appui aérien ou de la fourniture
d’armes, avait été décisif dans les succès enregistrés par son ANL
en 2016 et 2017.
43. Concernant cet interventionnisme tous azimuts, il est important
de garder à l’esprit que la dénonciation de toute présence étrangère
en Libye n’est pas l’apanage des seuls djihadistes. Une frange non
négligeable des groupes armés, en particulier chez les islamistes,
ou des personnalités radicales mais influentes, comme le mufti de
Tripoli Al-Ghariani, y sont tout-à-fait opposées.
44. Bons connaisseurs des réalités libyennes, mes interlocuteurs
tunisiens ont insisté sur ce point. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard
si l’Initiative tunisienne, lancée par le Président Béji Caid Essebsi,
est fondée non seulement sur un principe d’équidistance entre les
différentes parties au conflit, mais aussi sur la nécessité d’un
dialogue inter-libyen sans aucune intervention étrangère au sol
.
4. La
Libye à travers le prisme européen: un problème sécuritaire et migratoire
45. Le premier connaît un début
de résolution mais n’est pas sans susciter des interrogations à
moyen et long terme. Le second constitue un réel défi éthique pour
l’Europe.
4.1. Le
«succès» actuel de la lutte contre le terrorisme et ses suites
46. Comme toute révolution, la
révolution libyenne a été composite et d’anciens combattants du
djihad y ont participé. Tel a été le cas de membres du Groupe islamique
combattant en Libye, organisation figurant sur la liste récapitulative
des sanctions des Nations Unies
, qui avait lutté contre le régime
kadhafiste dans les années 1990.
47. Dès 2012, la composante djihadiste est montée en puissance,
autour du groupe Ansar Al-Sharia, affilié à AQMI. Cette organisation
a pris part à l’attaque de la mission diplomatique américaine de
Benghazi le 11 septembre 2012 au cours de laquelle l’Ambassadeur
des États-Unis fut tué, puis elle a essaimé, notamment à Syrte et
Derna. Parallèlement, un groupe baptisé «Réseau Muhammad Jamal»
disposant de camps d’entraînement tant en Libye qu’en Égypte et
proche d’AQMI et d’Al Qaeda Péninsule Arabique (AQPA), a été inscrit
dès 2013 sur la liste des Nations Unies. En 2015, profitant de ralliements
de membres d’Ansar Al-Sharia, Daech s’est emparé de la ville de
Syrte et a cherché à prendre le contrôle de villes du croissant
pétrolier.
48. La lutte contre les groupes terroristes s’est concentrée sur
trois fronts. Dans un premier temps, le Général Haftar a lancé l’opération
«Dignité» contre une coalition d’islamistes et de djihadistes à
Benghazi, qu’il a fini par prendre en juillet 2017. Dans un deuxième
temps, les camps d’entraînement à proximité de la frontière tunisienne
ont été neutralisés. Dans un troisième temps, les milices de Misrata,
soutenues par l’aviation américaine ont défait Daech à Syrte. Pour
ce qui est de la Libye côtière, la dernière ville d’importance abritant des
groupes terroristes est Derna, en Cyrénaïque, assiégée par l’ALN
depuis près d’un an.
49. Le danger d’une implantation terroriste en Libye à l’instar
de ce que l’Irak et la Syrie ont connu semble donc écarté. Néanmoins,
deux défis demeurent. Le nombre de combattants de Daech en Libye
était estimé entre 2 000 et 7 000
. Selon les Nations Unies, leur défaite
a eu pour conséquence une fuite vers d’autres pays, mais également
une dissémination sur le territoire libyen. La question est donc
de savoir comment empêcher toute résurgence de ces derniers et comment
contenir une menace diffuse qui se manifestera par la constitution
de cellules dormantes. L’autre défi concerne le sud de la Libye,
où d’autres groupes terroristes, tels Al-Mourabitoun ou Ansar Eddine,
sont implantés depuis déjà assez longtemps et ont noué des liens
avec des groupes armés locaux. C’est bien dans le sud que va se
jouer la mise en échec de ces groupes terroristes qui déstabilisent
l’ensemble de la région.
50. Les pays de la région, et en particulier l’Algérie et la Tunisie,
vont devoir gérer les effets collatéraux de ce succès contre les
terroristes en Libye. En empêchant leur infiltration, comme je l’ai
indiqué, mais également en agissant à l’égard de ceux que l’on appelle
les «revenants».
51. Un autre enjeu est celui de la porosité entre groupes islamistes
et groupes djihadistes en Libye. Elle vaut au niveau idéologique
mais également militaire. Ainsi, à Benghazi, islamistes et djihadistes
se sont tour à tour affrontés et alliés contre l’ANL. Or, si l’on
ne négocie pas avec les djihadistes, négociera-t-on avec les islamistes
pour les intégrer dans le jeu politique et favoriser une future
réconciliation nationale en Libye? L’exemple d'Abdelhakim Belhaj
est assez parlant: M. Belhaj est un ancien membre du Groupe islamique combattant
en Libye, qui aurait préalablement séjourné en Irak et été proche
d’Al-Qaeda; il a participé à la révolution, puis est devenu commandant
militaire de Tripoli, avant de se faire élire démocratiquement au Congrès
général national en 2012
.
52. Enfin, si les groupes terroristes de la côte libyenne ont
été vaincus ou sont en passe de l’être, un nouvel acteur concentre
les inquiétudes des Européens: les madkhalistes. Mouvement salafiste
dit quiétiste, se référant à la doctrine de son fondateur saoudien
Rabi’ Al-Madkhali, il défend une version ultra-rigoriste de l’Islam.
En Libye, les madkhalistes se sont militairement engagés tant aux
côtés du Général Haftar que du Gouvernement d’entente nationale
et ont participé à la lutte contre les groupes djihadistes et islamistes.
Or, ils semblent avoir gagné une influence suffisante pour, par
exemple, avoir conduit l’un des gouverneurs militaires de Cyrénaïque
à prendre un décret en février 2017 interdisant aux femmes de moins
de 60 ans de voyager seules sans être accompagnées de leur mari
ou de leur tuteur
. Par ailleurs, en novembre 2017,
un groupe armé de même obédience et théoriquement rattaché au Gouvernement
d’entente nationale, les Forces spéciales de dissuasion RADA, a
interdit un festival de bande-dessinée à Tripoli et arrêté 20 participants,
au motif qu’ils avaient commis des actes d’indécence, contraires
à la morale publique
.
53. J’ai abordé la question des madkhalistes avec plusieurs de
mes interlocuteurs et il semble que certains Européens aient fait
part de leur inquiétude au Général Haftar. Pour autant, là encore,
ces salafistes représentent aujourd’hui une force militaire non
négligeable, bien que leur doctrine soit loin d’être partagée par les
Libyens. Dans quelle mesure appartiendront-ils à la Libye de demain
est une interrogation pertinente.
4.2. Les
migrants de Libye et l’Europe
54. À l’époque de la Jamahiriya,
la question des migrants désireux de se rendre en Europe était souvent utilisée
comme moyen de pression sur les États membres de l’Union européenne,
en particulier l’Italie, par Mouammar Kadhafi, ce qui ne l’empêchait
pas, par ailleurs, de signer des accords de réintroduction. Parallèlement,
en accueillant plus de 2 millions de travailleurs étrangers, très
majoritairement africains, la Libye jouait non seulement le rôle
de garde-frontière de l’Europe, mais également de point de fixation.
55. L’effondrement du régime et la guerre civile ont privé les
Européens de cette double protection. Le résultat est catastrophique
sur le plan humanitaire et la situation actuelle inextricable sur
le plan éthique.
56. En 2015, l’Organisation internationale des migrations (OIM)
estimait le nombre de migrants en Libye entre 700 000 et 1 million
, chiffre qui semble demeurer d’actualité.
En juin 2017, elle en avait identifié 350 000
. Parmi eux, le Haut-Commissariat pour
les réfugiés (HCR) a enregistré 43 000 réfugiés ou demandeurs d’asile
en novembre 2017
, dont
la moitié est de nationalité syrienne.
57. Pays de transit, la Libye est, loin devant l’Égypte, le plus
grand port d’embarquement sur la route de la Méditerranée centrale
qui passe par l’Italie
. De 2014 à 2016, cette dernière a, chaque
année, enregistré de 140 000 à 170 000 arrivées en provenance de
Libye. En 2016, les principaux pays d’origine des personnes y ayant
débarqué étaient: le Nigéria (21 %), l’Érythrée (11 %), la Guinée
(7 %), la Côte d’Ivoire (7 %), la Gambie (7 %), le Sénégal (6 %),
le Mali (6 %) et le Soudan (5 %)
.
58. On le voit, cette liste comporte des États, dont les ressortissants
peuvent légitimement avoir des craintes quant à leur sécurité, et
d’autres où les institutions démocratiques fonctionnent.
59. Face à l’ampleur du phénomène, l’Union européenne a réagi.
60. À la suite de l’opération italienne Mare Nostrum (2013), elle
a lancé les opérations aériennes et navales Triton (2014) et Sophia
(2015). La première, menée dans le cadre de l’Agence européenne
pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières
extérieures des Etats membres de l’Union européenne (Frontex), concentre
son action sur la protection des frontières. La seconde a été mise
sur pied pour «identifier, capturer et neutraliser les navires et
les embarcations ainsi que les ressources qui sont utilisés ou soupçonnés
d'être utilisés par des passeurs ou des trafiquants d'êtres humains»
. Triton et Sophia ont aussi été mises à contribution
pour le sauvetage en mer. Parallèlement, l’Union européenne a accru
son soutien aux garde-côtes libyens, en renforçant leur formation
en partenariat avec la
Guardia Civil espagnole
et avec les autorités italiennes
. Enfin, elle a largement financé
le HCR et l’OIM pour assurer la protection des migrants et l’aide au
retour volontaire à travers son outil financier Trust Fund.
61. Ce faisant, l’Union européenne a appliqué avant l’heure les
principes de sa «Déclaration de Malte» adoptée par le Conseil européen
le 3 février 2017, dont l’objectif est de doter l’Union d’une politique
globale en matière de migrations afin «d’assurer un contrôle efficace
de [ses] frontières extérieures et d’endiguer les flux illégaux».
62. Cette politique a obtenu d’incontestables résultats. Le nombre
d’arrivées en Italie en provenance de Libye entre le 1er janvier
et le 1er novembre est passé de 170 000
en 2016 à 115 000 en 2017, soit une baisse de 32 %. Comme pour les
migrants empruntant la route de la Méditerranée orientale, c’est
à dire traversant la Turquie, l’Union européenne est parvenue à
réduire les flux. Mais à quel prix?
63. Les aspects positifs de l’action de l’Union européenne sont
trop souvent passés sous silence et je souhaite les rappeler dans
un débat qui ne peut et ne doit pas être manichéen. Les opérations
Triton et Sophia ont permis le sauvetage en mer de 200 000 migrants
depuis 2014. Ce chiffre est à rapporter à celui, sous-évalué et
déjà trop élevé, de 4 000 décès survenus sur la route de la Méditerranée
centrale comptabilisés par l’OIM pour l’année 2016. En outre, il
est clair que sans les financements européens, l’aide que l’OIM
et le HCR apportent aux migrants en Libye serait bien moindre. En
l’absence de structures adéquates, qui fournit une aide de première
nécessité aux migrants désembarqués, c’est à dire ramenés en Libye,
par les garde-côtes libyens? Qui se substitue à l’administration
pénitentiaire libyenne pour apporter du matériel dans les centres de
détention? Qui négocie la libération de réfugiés enregistrés par
le HCR, de migrants en situation régulière ou de personnes en très
grande vulnérabilité avec les gardes libyens? Lors de ma visite
à l’équipe du HCR opérant en Libye, il m’a été clairement dit que
dans plusieurs cas, en l’absence d’intervention du Haut-Commissariat,
des personnes retenues dans les camps de détention mourraient de
faim. Par ses financements importants –
Emergency
Trust Fund for Africa est doté de 200 millions d’euros
–, l’Union européenne participe réellement à la protection des migrants.
C’est d’ailleurs la position qu’a défendue le représentant de l’Union européenne,
M. Lorenzo Kluzer
,
lors de son audition par la commission en indiquant que la situation
des migrants ne s’améliorerait certainement pas si l’Union européenne
ne subventionnait pas le HCR ou ne favorisait pas la politique de
retour volontaire dans les pays d’origine. Il répondait ainsi à
la mise en cause documentée des États membres de l’Union par un
rapport d’Amnesty international paru en décembre 2017 et intitulé
«Sombre complicité en Libye»
.
64. Pour autant, l’externalisation de la gestion des flux de migrants
et de réfugiés par l’Union pose un véritable problème de conscience.
Un migrant ou un réfugié renvoyé en Turquie n’est pas du tout confronté
à la même situation humanitaire que lorsqu’il est renvoyé en Libye.
65. Le premier scandale est celui des centres de détention «officiels»,
au nombre de 30, théoriquement gérés par le Département de lutte
contre la migration illégale, rattaché au ministère de l’Intérieur
du Gouvernement d’entente nationale. En décembre 2016, un rapport
de la MANUL et du Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations
Unies, intitulé «Détenus et déshumanisés» listait les abus auxquels
les migrants étaient exposés dans ces centres: détentions arbitraires,
conditions inhumaines de détention, tortures, travail forcé, violences
sexuelles fréquentes sur les femmes… Fin 2016, ces centres de détention
accueillaient 7 000 personnes. Le renforcement de la «coopération»
avec l’Union européenne a fait croître cette population jusqu’à
presque 20 000 en novembre 2017. Non seulement, cela représente
une goutte d’eau par rapport au nombre estimé de migrants, mais
en plus, comme me l’a très bien confirmé un membre du HCR: si l’état
des centres de détention en 2016 avec 7 000 détenus était très mauvais,
la situation n’a fait qu’empirer avec le triplement de leur nombre
en un an. Le Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations
Unies l’a dit dans son communiqué du 14 novembre 2017, intitulé
«La souffrance des migrants en Libye est une insulte à la conscience
de l’humanité»:
«Le système de
détention des migrants en Libye est cassé au-delà de toute réparation
possible (…) La communauté internationale ne peut pas continuer
à fermer les yeux sur les horreurs inimaginables endurées par les
migrants en Libye et prétendre que la situation peut être résolue
simplement en améliorant les conditions de détention .»
66. Le second scandale est celui de la réduction en esclavage
de migrants tombés aux mains de trafiquants, largement connue, mais
qui a provoqué une émotion internationale à la suite de la diffusion,
en novembre 2017, par CNN, d’un reportage relatant une vente aux
enchères de migrants dans les environs de Tripoli
. Ce reportage témoigne d’un des aspects
de la vie des migrants et des réfugiés en Libye. Comme le résumait parfaitement
l’avis la commission des questions juridiques et des droits de l’homme
sur les «Répercussions sur les droits de l’homme de la réponse européenne
aux migrations de transit en Méditerranée», ces derniers «sont assassinés,
torturés, victimes de violences physiques et sexuelles, de détentions
illégales par les trafiquants, les milices et des groupes indéfinis»
.
67. Quant aux opérations de sauvetage en mer, qu’elles interviennent
dans les eaux territoriales libyennes ou dans les eaux internationales,
je ne peux qu’être inquiet de la tournure qu’elles prennent: la
fermeture des eaux territoriales libyennes aux organisations non
gouvernementales (ONG), bien que la marine italienne puisse y pénétrer,
ainsi que le durcissement du code de conduite qui leur a été imposé
par cette dernière et qui a mené Médecins sans Frontières, une ONG
peu suspecte de mener une croisade idéologique contre les États,
à refuser de s’y plier, ne me paraissent pas d’excellents signaux.
Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a d’ailleurs
interrogé les autorités italiennes à ce sujet qui lui ont répondu
. Enfin, dans sa
Résolution 2174 (2017) sur les répercussions sur les droits de l’homme de la
réponse européenne aux migrations de transit en Méditerranée, notre
Assemblée, de manière particulièrement sage, a appelé l’Union européenne
à subordonner l’intensification de sa coopération avec les garde-côtes
libyens à la possibilité de vérifier «qu’ils s’attachent à respecter
les droits fondamentaux des réfugiés et des migrants, notamment
en s’abstenant de les exposer à des situations où ils risquent de
subir de mauvais traitements sévères».
68. Comme l’a indiqué le Commissaire aux droits de l’homme dans
son 3ème rapport trimestriel annuel 2017: «Tous
les États membres du Conseil de l’Europe sont tenus de prévenir
les violations de l’article 3 de la Convention européenne des droits
de l’homme et donc, de s’abstenir de renvoyer des migrants vers
des pays où ils sont exposés à des risques de torture et de peines
ou de traitements inhumains ou dégradants.» Il rejoint ainsi la
position défendue tant par le HCR
que par le
rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants et le
rapporteur spécial sur la torture du groupe d’experts des Nations
Unies
, qui consiste à dire
que la Libye n’est pas un endroit sûr où refouler les migrants.
69. Des solutions alternatives semblent se mettre en place. Par
exemple, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides
a examiné depuis le Niger 25 demandes d’asiles de migrants, hommes,
femmes et enfants, en situation d’extrême fragilité, qui ont été
exfiltrés de Libye par le HCR. Cela pourrait-il être le prélude à
la création de «hot spots» en dehors de l’enfer libyen?
70. Par ailleurs, la diffusion du reportage de CNN a également
entraîné plusieurs réactions, en particulier de la part de pays
africains. Ainsi, le sommet entre l’Union Africaine et l’Union européenne
qui s’est tenu les 29 et 30 novembre 2017 à Abidjan a débouché sur
trois mesures pour lutter contre l’esclavage en Libye: la mise en
place d’une force d’intervention opérationnelle associant les services
de police et de renseignement pour démanteler les réseaux et leur
financement, force qui n’aura pas vocation à intervenir sur le sol
libyen; la conduite «d’opérations d’évacuation d’urgence» à destination
de migrants majoritairement issus d’Afrique de l’Ouest et détenus
dans un camp près de Tripoli; enfin, la mise en place d’une commission
d’enquête de l’Union Africaine sur cette affaire
. Par ailleurs, le directeur de
l’OIM a annoncé être en capacité de procéder à l’évacuation des
30 centres de détention du Gouvernement d’entente nationale. Pour
l’heure, les modalités de telles actions ne sont pas encore définies,
bien que l’OIM ait annoncé le 11 décembre 2017 qu’elle entendait évacuer
700 à 1 300 personnes «extrêmement vulnérables» au Niger d’ici la
fin du mois de janvier 2018.
71. Enfin, sachant que la majorité des migrants qui entrent en
Libye y accèdent par le Niger, l’Union européenne est en train de
porter ses efforts sur la frontière nigéro-libyenne, en demandant
aux autorités de Niamey d’intensifier leur lutte contre les réseaux
de passeurs et en impliquant les tribus dans cette lutte du côté libyen.
Ainsi, l’accord de paix signé en mars 2017 à Rome par les tribus
Toubou, Tuareg et Ouled Suleiman, présentes dans le Fezzan, prévoirait
le contrôle des 5 000 kilomètres de frontières du sud libyen. Tout
devrait dépendre des contres-parties que ces tribus sont censées
obtenir, car, à l’heure actuelle, elles prennent part aux différents
trafics, y compris à la traite des êtres humains.
72. On le voit, la frontière sud de la Libye est devenue la nouvelle
frontière de l’Europe. La question est bien évidemment de savoir
dans quelle mesure un renforcement des contrôles sera efficace et
si les flux migratoires se reporteront sur d’autres itinéraires.
5. Un
temps pour la paix?
73. Toutes les personnes avec lesquelles
je me suis entretenu à Tunis ou à Paris, qu'ils soient représentants officiels,
journalistes ou experts, pensent qu'il existe depuis quelques mois
une fenêtre d'opportunité pour relancer le processus de paix. C'est
très exactement ce qu'a perçu le nouveau Représentant Spécial du Secrétaire
Général des Nations Unies, M. Ghassan Salamé, nommé en juillet 2017.
Il s'est rapidement attelé à la tâche et commence déjà à obtenir
des résultats.
5.1. Un
moment propice pour relancer le processus de paix
74. Au-delà de la lassitude de
l'immense majorité de la population, différents facteurs jouent
aujourd'hui en faveur de la relance du processus de paix.
75. Le premier est que la majorité des acteurs, nationaux comme
internationaux, ont pris conscience qu'il n'existait pas de solution
militaire en Libye. Cette prise de conscience est d'autant plus
remarquable que l'ANL a considérablement renforcé ses positions
depuis deux ans. Elle a conquis Benghazi, s'est emparée du croissant
pétrolier, de Sidra jusqu'à Ajdabiya, a permis à une coalition menée
par une milice madkhaliste de prendre Sabratha, en Tripolitaine,
et, selon le Secrétaire général des Nations Unies, «a considérablement élargi
les zones qu'elle contrôle dans le sud de la Libye»
. Pour autant, tous
mes interlocuteurs m'ont indiqué que le Général Haftar était au
maximum de ses capacités militaires, que sa position n'était pas
des plus solides et qu'elle dépendait largement de l'appui de l'Égypte
et des Émirats arabes unis. Il est vrai qu'il éprouve des difficultés
à maintenir l'ordre au sein de Benghazi et que l'ANL a été facilement
chassée du croissant pétrolier en mars dernier avant d'y faire un
retour en force. Selon l'un de mes interlocuteurs, le fait que l'ANL
ait été d'abord mise en déroute dans le croissant pétrolier s'expliquerait
par la perte de soutien de certaines tribus de Cyrénaïque.
76. Le deuxième facteur favorable semble être le changement intervenu
parmi les différents pays engagés en Libye. Jusqu'à récemment, chacun
jouait sa partition. Or, il semble que depuis 2017, ils soient capables
de parler d'une même voix et de contribuer à une pacification des
relations entre les différents groupes et autorités libyens. Ainsi,
l'Égypte serait en train d'organiser des rencontres entre les milices
de Misrata, une force importante en Tripolitaine, et le Général
Haftar. Le Qatar, la Turquie et, dans une moindre mesure, les Émirats auraient
nettement réduit leurs interventions en Libye. La France a réussi
en juillet dernier à faire adopter une déclaration conjointe de
soutien à l’APL par le Président du Conseil de la Présidence, Faiez
Al-Sarraj, et le Général Haftar qui se sont rencontrés à Paris.
Enfin, ce n'est pas un hasard si les représentants des tribus Toubou,
Tuareg et Ouled Suleiman qui ont signé un accord de paix en mars
2017 censé mettre un terme aux combats dans le Fezzan, l’ont fait
à Rome, sous l’égide de l’Italie.
77. Le troisième élément est un double constat partagé par la
MANUL, par les experts que j'ai rencontrés et par les différents
pays intéressés à la résolution de la crise en Libye: tout accord
de paix doit être inclusif et l'APL ne l'était pas assez. Par ailleurs,
tout projet de paix n'est réaliste que dans la mesure où les ressources abondantes
du pays sont justement distribuées et profitent aussi et directement
aux acteurs locaux.
78. Le moment est donc propice à une action vigoureuse des Nations
Unies, ce qu'est en train de faire M. Salamé.
5.2. Le
Plan d'action des Nations Unies, ses premières réalisations et trois
interrogations
79. Présenté le 20 septembre 2017
par M. Salamé, ce Plan réaffirme que l'APL demeure le seul cadre permettant
de mettre un terme à la crise libyenne, mais qu'il nécessite d'être
amendé. Une première étape consistera à trouver un large accord
pour modifier l'APL. Une fois les amendements adoptés, une deuxième phase
aura pour objectif d’organiser une Conférence nationale, ouverte
à ceux qui ont été «ostracisés, qui se sont marginalisés d'eux-mêmes
ou qui étaient réticents à rejoindre un processus politique»
.
Y prendront part les membres de deux institutions de l'APL, la Chambre
des représentants et le Haut Conseil d'État, ainsi que tous ceux
qui sont insuffisamment représentés ou complètement absents de celles-ci.
Cette conférence, qui vise la réconciliation nationale, devrait
permettre de sélectionner les membres d'un nouvel Exécutif sur la
base du consensus. À l'issue de celle-ci, la Chambre des représentants,
ainsi que l'assemblée constituante, qui a adopté un projet de Constitution
le 29 juillet 2017, travailleront en parallèle. La Chambre des représentants sera
amenée à faire usage de sa compétence législative pour mettre en
place un cadre juridique permettant la tenue d'un référendum sur
un projet de Constitution, ainsi que des élections présidentielle
et parlementaires. L'assemblée constituante aura, pour sa part,
l'occasion de prendre en compte les observations émises au sein de
la Conférence nationale dans son projet de Constitution.
80. Suite aux deux réunions du Comité conjoint de rédaction à
Tunis, un consensus semble avoir été trouvé pour certains points,
comme, selon mes interlocuteurs, la taille du Conseil de la Présidence
(qui serait réduite de neuf à trois membres), mais non sur tous,
comme par exemple l'autorité sur l'armée libyenne. Quoiqu'il en soit,
M. Salamé
considère que ces deux réunions
ont permis la légitimation de la Chambre des représentants issue
du scrutin de 2014 comme seul organe détenteur du pouvoir législatif
pendant la période de transition. Lors de son allocution devant
le Conseil de sécurité en novembre 2017, il a aussi souligné que:
les élections ne se tiendront que si la MANUL a la certitude qu'elles
débouchent sur des institutions qui ne seront pas contestées; que
la mise en œuvre du Plan d'action excluait tout vide juridique,
l'APL, qu'il soit amendé ou non, restant le cadre institutionnel
jusqu'à la fin de la période de transition; et que si les Libyens
ne pouvaient combattre seuls l'impunité en matière de crimes de
guerre, il était temps que la communauté internationale se penche
sur des mécanismes à même de les aider, comme ceux de tribunaux
hybrides.
81. Trois interrogations méritent d'être mentionnées.
82. La première concerne l'attitude du Général Haftar. Celui-ci
prépare sa reconversion politique, ce qui risque d'être mal accepté
en Tripolitaine. Par ailleurs, un doute subsiste sur son positionnement
après le 17 décembre 2017. Il a jusqu'à présent considéré qu'à cette
date, l'APL deviendrait caduc et qu'il ne serait donc plus lié par
ce dernier. Comme je l'ai indiqué, M. Salamé lui a répondu par avance
le 16 novembre dernier en excluant tout vide juridique pendant la
mise en œuvre du Plan d'action et mes interlocuteurs m'ont clairement dit
que les pays qui entretiennent de bons rapports avec le Général
Haftar essaient de lui faire comprendre tout l'intérêt qu’il a à
soutenir la démarche de la MANUL après le 17 décembre 2017. Reste
à voir ce qu'il fera.
83. La deuxième porte sur la question de l'impunité. Il n'y aura
pas de réconciliation sans pardon, mais il n'y aura pas non plus
de réconciliation dans l'impunité, comme l'a sous-entendu M. Salamé
le 16 novembre 2017. Si l'on peut se féliciter de l'initiative prise
par le Conseil de la Présidence de créer un Fonds national d'indemnisation
pour toutes les victimes du conflit, celle-ci est loin d'épuiser
le sujet. Il est important de noter que la Cour pénale internationale
(CPI) a reçu mandat du Conseil de Sécurité pour enquêter sur les
crimes sanctionnés par son Statut qui seraient commis en Libye.
Le Bureau du Procureur a d'ores et déjà lancé plusieurs mandats
d'arrêts, soit pour des actes commis pendant la première guerre
civile – c’est par exemple le cas de Saif Al-Islam Kadhafi, le fils
de Mouammar Kadhafi – soit pour des faits intervenus postérieurement, comme
par exemple dans le cas de Mahmoud Mustafa Busyf Al-Werfalli où
sont en cause des exécutions de prisonniers par l’ANL. Parallèlement,
le Président français Emmanuel Macron a qualifié l'esclavage en
Libye de crime contre l'humanité, ce qui justifierait que la CPI
se saisisse du dossier. D'ailleurs, dans son avis sur les «Répercussions
sur les droits de l’homme de la réponse européenne aux migrations
de transit en Méditerranée», avant même que le reportage de CNN
ne soit connu, notre collègue Mme Tineke
Strik, indiquait que le Bureau du Procureur envisageait d'ouvrir
une enquête à ce sujet
. Tout l'enjeu sera
de savoir dans quelle mesure la justice internationale peut contribuer
à lutter contre l'impunité sans pour autant fragiliser le processus
de paix.
84. La troisième concerne le champ de la Conférence nationale
et les modalités de désignation des personnalités, tribus, factions
et groupes qui y seront représentés. Manifestement, les analystes
s’attendent à ce que les anciens kadhafistes soient réintégrés dans
le jeu politique. Quelles autres parties le seront? Il est probable
que cela soit le cas pour les tribus, que l’on estime habituellement
à environ 140, parmi lesquelles 30 seulement auraient une influence
significative dans le Fezzan, en Cyrénaïque et dans certaines parties
de la Tripolitaine, même si la question se pose par exemple pour
les Toubous qui sont très présents du Tibesti jusqu’au Fezzan et
dont nombre d’entre eux ne disposent pas de la nationalité libyenne.
Qu’en sera-t-il des groupes islamiques radicaux non djihadistes,
qu’il s’agisse des Frères musulmans, des madkhalistes ou des partisans
du Mufti de Tripoli? Leur vision de l’Islam est loin d’être majoritaire
en Libye aujourd’hui, mais ils constituent des forces non négligeables.
Enfin, une place sera-telle faite aux représentants des mouvements sociaux,
comme celui par exemple du Harak «La Li Tamdid» (Mouvement du «Non
à la prorogation»), né à l’occasion d’une protestation contre la
présence et les exactions de milices dans le quartier de Gharghour
à Tripoli, protestation qui avait permis d’obtenir leur départ en
2013, avant que les membres de Harak ne s’opposent à la prorogation
du mandat du Congrès général national en 2014, puis ne soient contraints
d’entrer dans la clandestinité lors du lancement de l’opération
Fajr Libya
?
6. Reconstruire
un État: le possible rôle du Conseil de l’Europe
85. Les experts que j'ai rencontrés,
les représentants des organisations internationales ainsi que les personnalités
que la commission a auditionnées s'accordent pour dire que la priorité
est la mise en place de structures étatiques et administratives
unifiées minimales. La construction d'un État sera d'autant plus
difficile que, s'il existe bien un sentiment national libyen, il
n'existe pas en revanche d'expérience durable d'un État moderne
en Libye; soit parce que l'embryon d'État était limité (période
des pachas ottomans Qaramanli, 1711-1835), soit parce qu'il consistait
en une création étrangère (périodes de l'administration ottomane
directe, 1835-1911, et de la colonisation italienne, 1911-1943),
soit parce qu'il a connu une durée trop limitée (République de Tripolitaine,
1918-1922, Émirat de Cyrénaïque, 1919-1922, Royaume de Libye, 1951-1969), soit
parce que la personnalisation du pouvoir n'a pas permis l'enracinement
des structures étatiques (Jamahiriya du colonel Kadhafi, 1969-2011).
Comme l'a résumé le rapport de la Chambre des Communes «la Libye
était à vrai dire un pays sans institutions. En enlevant Kadhafi,
vous enleviez tout»
. Dans les faits, les seules institutions
qui semblent à ce jour réellement fonctionner sont la compagnie
pétrolière nationale, la
National Oil
Corporation, et la Banque centrale.
86. Construire un État dans un pays sans tradition étatique et
sans pouvoir s'appuyer sur une force armée multinationale, comme
c'est généralement le cas dans les missions onusiennes de «State-building»,
est une vraie gageure. Raison de plus pour que l'Europe apporte
son soutien dans les domaines où elle possède une expertise. Je
pense que le Conseil de l'Europe pourrait avoir un rôle à jouer
dans le champ institutionnel et dans ceux qui lui sont directement
liés, en coopération avec l'Union européenne et la MANUL.
87. Nos actions devraient être guidées par deux principes: ne
pas gêner les efforts des Nations-Unies dans la réactivation du
processus de paix; ne proposer notre aide que si les autorités libyennes
nous en font expressément la demande, conformément aux principes
d’Istanbul de 2011 qui guident la politique du Conseil de l’Europe
à l’égard des régions voisines.
88. Si tel était le cas, plusieurs axes seraient envisageables.
Tout d'abord, la question constitutionnelle, avec la Commission
de Venise. Elle peut être un sujet sensible, car tout projet sera
le résultat d'un compromis entre anciens opposants. Mais l'exemple
tunisien a démontré que les constituants étaient capables de choisir parmi
les recommandations qui leur étaient faites. Dans ce sens, l'assemblée
constituante libyenne a déjà effectué ce type de choix, puisque
le Gouvernement d'entente nationale a reçu, en 2016, une lettre
du Haut-Commissaire aux droits de l'homme rédigée à l'aune d'un
premier projet de Constitution, qui préconisait une meilleure prise
en compte de certains droits fondamentaux, et que l’assemblée a
ensuite adopté un second projet de Constitution.
89. Lors de son audition par la commission, le Président de la
Commission de Venise, M. Gianni Buquicchio, a indiqué que cette
dernière était à la disposition des autorités libyennes, si celles-ci
souhaitaient bénéficier de son aide.
90. Sur la Constitution, ma conviction rejoint celle des personnalités
que la commission a auditionnées. Si l’Assemblée constituante peine
à dégager un consensus sur les modifications à apporter aux 197
articles que compte le projet de Constitution qu’elle a adoptée
le 29 juillet 2017 ou si les participants à la Conférence nationale
ne parviennent pas à s’entendre sur l’ensemble de ces dispositions
ou celles qui devraient être amendées, une solution consisterait
à extraire du projet de Constitution l’actuel chapitre 3 relatif
au système de gouvernement et soumettre son adoption à référendum.
La Libye pourrait ainsi se doter d’un cadre institutionnel minimal,
préalablement à l’organisation d’éventuelles élections législatives
et présidentielles dont les enjeux politiques seraient ainsi clarifiés.
91. Au-delà de l'aspect purement constitutionnel, le Conseil de
l'Europe pourrait apporter un appui en matière électorale, qu'il
s'agisse de l'adoption d'un cadre législatif, de la gestion matérielle
et administrative des opérations préalables au vote ou de l'observation
du scrutin, exercice auquel notre Assemblée est rompue. À cet égard,
je dois avouer que la position de M. Salamé concernant les élections
me paraît la bonne: elles ne doivent se tenir que si elles permettent
d'élire des institutions incontestables. Plusieurs experts considèrent
en effet que les élections de 2012 et 2014 n'ont pas facilité la
transition politique, mais l'ont au contraire desservie, dans un
environnement où la tradition du débat politique et son organisation
en partis étaient très faibles et où le vote tribal demeurait structurant
dans plusieurs régions. L’audition de la commission des questions
politiques et de la démocratie a confirmé ce jugement: l’une des
raisons de l’échec de la transition politique et de la fragmentation
de la Libye a tenu à ce que des acteurs différents se sont sentis
légitimes: les milices parce qu’elles avaient participé à la révolution
du 17 février, les membres des assemblées du CGN puis de la Chambre
des représentants parce qu’ils avaient été élus et le Général Haftar
parce qu’il avait mené la lutte contre le terrorisme.
92. Rendre les scrutins à venir incontestables signifiera apprendre
aux différentes parties à considérer leurs adversaires comme légitimes,
quand bien même ces derniers ne sortiraient pas vainqueurs des élections. C’est
un travail qui peut demander un certain temps.
93. Sur le plan pratique, je pense que le Conseil de l'Europe
devrait se tenir prêt à assister la Haute Commission nationale électorale
libyenne, qui a demandé à la MANUL la reprise d'un processus intégré d'assistance
électorale en mai 2017, et envisager d'ouvrir certains programmes
de formation à destination des autorités tunisiennes aux Libyens.
Cette ouverture pourrait également bénéficier aux journalistes libyens,
car j'imagine mal un processus électoral sans pluralisme médiatique.
Favoriser une forme de coopération Sud-Sud entre la Tunisie et la
Libye me paraît particulièrement pertinent dans la mesure où il
existe des liens forts entre ces deux pays, où l’un est à même de
montrer à l’autre comment réussir sa transition et où la coopération
du Conseil de l’Europe avec le premier est particulièrement développée
et fructueuse. En plus d’être pertinente, cette coopération serait
économe des deniers du Conseil de l’Europe.
7. Conclusions
94. Le problème migratoire ou la
question du terrorisme que pose la Libye à l’Europe et à ses voisins
ne sont que les symptômes d’un pays failli, sans institutions fonctionnelles
unifiées, et profondément fragmenté. Le seul moyen de les résoudre
sur le long terme est de réparer, voire de créer un État disposant
d’un minimum de contrôle sur l’ensemble de son territoire. C’est
là un défi pour au moins les dix prochaines années à venir, qui
concerne autant les Européens, que les voisins de la Libye ou les
pays qui s’y sont impliqués, comme les États-Unis.
95. Ce défi peut commencer à être relevé dès maintenant. C’est
ce que fait précisément la MANUL, dont les efforts doivent être
salués.
96. Les États membres de l’Union européenne y apportent largement
leur contribution sur le plan financier, mais ils sont confrontés
à un dilemme éthique, qu’ils ont tranché dans le sens de la protection
de leurs frontières. Le cas libyen leur permettra peut-être de poser
les jalons d’une nouvelle politique migratoire, qui, tout en réaffirmant
leur souveraineté, prendra en compte les personnes les plus vulnérables,
permettra l’examen des demandes de droit d’asile dans un cadre sûr
et non dans un pays où les demandeurs risquent leur vie et s’attaquera
non pas au déplacement des routes migratoires, mais aux causes qui
poussent des jeunes hommes, des familles, des enfants, des femmes
seules sur le chemin de l’exil.