1. Introduction
1. La présidence danoise du Comité
des Ministres a organisé une «réunion des ministres de la Justice
sur le système européen des droits de l’homme dans l’Europe de demain»,
qui s’est tenue les 12 et 13 avril 2018 à Copenhague et s’est conclue
par l’adoption de la Déclaration de Copenhague. Cette conférence
était la cinquième d’une série qui a débuté à Interlaken (Suisse)
en 2010 et s’est poursuivie à Izmir (Turquie) en 2011, à Brighton
(Royaume-Uni) en 2012, et puis à Bruxelles (Belgique) en 2015. Le
processus dit d’Interlaken, lancé à la suite du rapport du Groupe
des Sages qui avait été commandé après l’adoption du Protocole no 14
à la Convention européenne des droits de l’homme (STCE no 194)
en 2004 et en réponse au retard préoccupant pris par l’entrée en
vigueur de ce texte, a abouti à l’entrée en vigueur du Protocole
no 14 et à sa mise en œuvre vigoureuse
et novatrice par la Cour européenne des droits de l’homme («la Cour»).
Il a également produit deux autres protocoles, le no 15
(STCE no 213) et le no 16
(STCE no 214) (qui entrera en vigueur
le 1er août), plusieurs instruments non
contraignants du Comité des Ministres et de nombreux rapports d’experts
contenant des recommandations sur tous les aspects du système de
la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5,
«la Convention»).
2. À la réunion de sa Commission permanente du 16 mars 2018,
l’Assemblée parlementaire a adopté une déclaration sur le premier
projet de la Déclaration de Copenhague, tel qu’il avait été publié
par les autorités danoises le 5 février
. Dans sa déclaration, l’Assemblée
rappelait que l’efficacité du système de la Convention était tributaire
du bon fonctionnement de chacun de ses éléments constitutifs, lequel
dépend en premier lieu de l’attitude et du comportement des États
Parties. Elle était très inquiète que le projet de déclaration de Copenhague
ne remette en question certains principes fondamentaux du système
de la Convention, en particulier l’universalité des droits protégés
par la Convention, l’indépendance de la Cour, le champ d’application
de la compétence de la Cour en matière d’interprétation et d’application
de la Convention, ainsi que l’obligation des États Parties de mettre
en œuvre les arrêts de la Cour. Elle concluait en appelant les États Parties
à continuer de se concentrer sur la charge de travail excessive
de la Cour et sa première cause, la mise en œuvre inadéquate de
la Convention dans de nombreux États, dans le cadre des travaux intergouvernementaux.
Elle exhortait également les États Parties à veiller à ce que la
Cour soit dotée de ressources suffisantes pour remplir sa fonction,
notamment grâce à un apport de fonds exceptionnel pour lui permettre
de résorber son arriéré de requêtes.
2. La
version adoptée de la Déclaration de Copenhague
3. Dans la version finalement
adoptée au terme de deux mois d’intenses négociations entre les
États Parties, la Déclaration de Copenhague était débarrassée d’un
grand nombre des dispositions initiales qui avaient tant préoccupé
l’Assemblée mais aussi beaucoup d’autres acteurs et parties intéressées
de la société civile, notamment la Conférence des organisations
internationales non gouvernementales du Conseil de l'Europe, et
les milieux universitaires. Le texte, qui faisait planer une grave
menace et présentait un potentiel préjudiciable pour les principes
fondamentaux du système de la Convention, a pris une tournure plus
favorable et constructive, même s’il conserve certains éléments
problématiques.
4. L’attachement et l’appréciation exprimés dans le préambule
de la Déclaration sont aujourd’hui énoncés en des termes forts et
sans équivoque. Les références précédemment ambiguës à l’amélioration
de l’«équilibre» du système de la Convention ont été clarifiées
et la question de la mise en œuvre par les États a toute l’importance
qu’elle mérite. Le préambule place également la Déclaration dans
le contexte plus large du processus d’Interlaken, dont la prochaine
étape, attendue avant fin 2019, consistera à faire le bilan des mesures
prises jusque-là, puis le Comité des Ministres décidera «s’il y
a lieu d’envisager des changements plus profonds».
5. La Déclaration aborde ensuite la question de la «responsabilité
partagée», c’est-à-dire «le lien entre le rôle de la Cour et celui
des États Parties», qui «vise à atteindre un équilibre entre les
niveaux national et européen du système de la Convention et une
meilleure protection des droits, avec une meilleure prévention et
des recours effectifs disponibles au niveau national». Les implications
découlant des précédents projets, selon lesquels la «responsabilité
partagée» et l’«équilibre» supposaient voire exigeaient à tort que
la Cour se montre déférente, ne sont plus d’actualité et les menaces
qui en résultaient pour l’indépendance de la Cour se sont dissipées.
6. La partie suivante de la Déclaration traite de la «mise en
œuvre nationale effective – la responsabilité des États». Il est
symboliquement important que cette partie ait été déplacée plus
haut dans le texte alors qu’elle se trouvait en moins bonne place
dans les versions précédentes. La Déclaration admet que l’ineffectivité
de la mise en œuvre de la Convention au niveau national «demeure
le principal défi auquel se heurte le système de la Convention»
et que «la situation générale des droits de l’homme en Europe dépend de
l’action des États et de leur respect des exigences de la Convention»,
ce qui fait écho à la propre déclaration de l’Assemblée. Le rôle
du parlement est reconnu, tout comme celui du gouvernement, des
autorités administratives, du système judiciaire et de la société
civile. L’une des recommandations politiques appelle les gouvernements
à veiller, «en y impliquant les parlements nationaux selon des modalités
appropriées», à ce que les politiques et les pratiques administratives
soient conformes à la Convention.
7. En toute logique, la partie sur l’exécution des arrêts de
la Cour vient après celle sur la mise en œuvre nationale. L’exécution
des arrêts est qualifiée d’«obligation clé». Là encore, les ambiguïtés
que l’on trouvait dans les précédents projets ont été supprimées,
les États réitérant leur «engagement fort (…) à exécuter les arrêts
de manière pleine, effective et rapide». Les États sont par ailleurs
appelés à prendre des mesures supplémentaires pour renforcer leurs
capacités à exécuter les arrêts effectivement et rapidement. Malheureusement,
ni le rôle des parlements nationaux ni la contribution de l’Assemblée
ne sont reconnus à leur juste valeur.
8. Le rôle de la Cour est examiné dans la partie suivante. Certains
des éléments les plus inquiétants et contestables du projet initial
de déclaration de Copenhague portaient sur ce point et il est rassurant
de constater que la sagesse collective des États Parties a conduit
à leur suppression. Les assertions complexes et répétées en faveur
d’une interprétation exagérée du principe de subsidiarité ont disparu,
notamment celle qui aurait eu pour effet de rendre l’application
de la Convention tributaire des «traditions constitutionnelles [des États]
et (…) des circonstances nationales». Si la Déclaration contient
toujours une analyse relativement longue sur la subsidiarité et
la marge d’appréciation, elle est beaucoup plus conforme au cadre
juridique habituel et à la jurisprudence de la Cour. Elle reste
toutefois critiquable étant donné qu’elle s’appuie sur des extraits
d’arrêts de la Cour sortis de leur contexte, ce contre quoi la Cour
elle-même avait mis en garde dans son avis sur le premier projet
de la Déclaration
. Il est aussi
à noter que les dispositions des premières versions qui visaient
à limiter le rôle de la Cour dans les affaires d’immigration et
d’asile ont été complètement supprimées.
9. La partie suivante, «Interaction entre les niveaux national
et européen – la nécessité d’un dialogue», est au cœur de ce qui
posait problème dans de nombreuses autres parties des premières
versions du projet. La plupart des passages qui appelaient la Cour
à tenir compte de positions politiques exprimées par des acteurs mal
définis, dans le contexte de différentes enceintes non judiciaires,
sapant ainsi l’indépendance judiciaire et donc la crédibilité et
l’autorité de la Cour, ont disparu. Toutefois, on en retrouve clairement
la trace lorsqu’il est question d’«un dialogue constructif et continu
entre les États Parties et la Cour sur leurs rôles respectifs dans la
mise en œuvre et le développement du système de la Convention, y
compris le développement, par la Cour, des droits et des obligations
énoncés dans la Convention», sans que les incidences pratiques et
juridiques ne soient précisées. L’Assemblée recommandera aux États
d’agir avec la plus grande prudence et retenue s’ils envisagent
d’approfondir cette idée, y compris au moyen de la «réunion informelle»
dont la tenue est suggérée en vue d’examiner «les développements
généraux de la jurisprudence de la Cour». C’est dans le contexte
des procédures judiciaires que les États sont censés discuter de
questions jurisprudentielles avec la Cour, y compris au moyen de
tierces interventions comme il est mentionné dans la Déclaration.
10. Dans la partie suivante, il est constaté que la charge de
travail de la Cour «reste une cause de préoccupation sérieuse»,
un défi essentiel consistant à réduire l’arriéré d’affaires de chambre
(c’est-à-dire des affaires qui sont à première vue recevables et
non répétitives, soulèvent potentiellement de graves questions en
matière de droits de l’homme et exigent un examen judiciaire approfondi).
La Déclaration mentionne également le problème persistant des affaires
répétitives et la nécessité de résoudre les problèmes systémiques
et structurels sous-jacents au niveau national. Malheureusement,
il n’est fait aucune nouvelle proposition pour s’attaquer à ces
problèmes; par exemple, l’idée d’infliger des pénalités financières
aux États qui omettent durablement de résoudre des problèmes systémiques
ou structurels ayant fait l’objet d’arrêts répétés de la Cour semble
toujours inenvisageable, sauf si c’est ce qu’il faut entendre par
l’appel «à réfléchir aux moyens les plus effectifs de traiter le
défi». L’appel, adressé à la Cour, «à continuer d’explorer tous
les moyens de gérer sa charge de travail (…), y compris à travers
des procédures et techniques visant à traiter et juger les requêtes
les plus simples selon une procédure simplifiée, tout en respectant dûment les droits de toutes
les parties à la procédure», pourrait se révéler préoccupant.
Les mots que j’ai mis en italiques sont essentiels: la Cour ne doit
pas affaiblir les droits procéduraux des requérants (ni des États),
ni atténuer la transparence de ses procédures dans ses efforts visant
à réduire sa charge de travail. À cet égard, je rappelle qu’il a
fallu cinq ans pour faire évoluer la pratique de la Cour consistant
à ne pas motiver les décisions de non-recevabilité prises par un
juge unique, malgré les critiques répétées de la part des requérants
et de leurs représentants. Enfin, une disposition antérieure qui
semblait proposer d’exclure de la juridiction de la Cour les affaires
interétatiques et ayant trait à des situations de conflit a été
rejetée; la version finale de la Déclaration appelle plutôt à explorer
les moyens de traiter ces affaires de manière plus effective «sans
limiter pour autant la juridiction de la Cour». Il aurait été préférable
de préciser aussi que le droit de recours individuel dans les affaires
liées à des conflits ne serait pas limité.
11. La partie suivante porte sur la sélection des candidats aux
fonctions de juge à la Cour et leur élection. Ce point revêt un
intérêt particulier pour l’Assemblée; en vertu de la Convention,
l’élection des juges relève de la responsabilité de l’Assemblée,
qui depuis de longues années veille à ce que les procédures nationales
de sélection des candidats soient ouvertes, équitables et transparentes.
La procédure d’élection au sein de l’Assemblée a également été renforcée
au fil des années, notamment par la création d’une commission spéciale
sur l’élection des juges à la Cour, dont les membres doivent obligatoirement
avoir un profil juridique. Plus récemment, la commission sur l’élection
des juges s’est concertée avec le panel consultatif, qui offre une assistance
aux États pour que seuls soient sélectionnés des candidats répondant
aux exigences de la Convention. Je ne doute pas que l’Assemblée
demeure déterminée à chercher systématiquement à améliorer ses propres
procédures et à encourager les États à améliorer les leurs; les
États, quant à eux, doivent prendre soin de respecter les prérogatives
conférées par la Convention à l’Assemblée. Celles-ci ont été délibérément établies
pour protéger l’indépendance judiciaire de la Cour envers les États
Parties.
12. Les deux parties qui suivent portent sur des questions diverses,
notamment l’adhésion de l’Union européenne à la Convention et la
ratification des Protocoles nos 15 et
16. Je soutiens totalement l’appel à l’adhésion de l’Union européenne
formulé dans la Déclaration.
13. Les dispositions finales de la Déclaration de Copenhague appellent
à entreprendre d’autres actions; l’Assemblée parlementaire, notamment,
est invitée à «donner pleinement effet» à la Déclaration. À cet
égard, je regrette que la Présidence danoise n’ait pas associé l’Assemblée
à la rédaction de la Déclaration; l’Assemblée a pourtant mené la
campagne de 1949 pour une convention sur les droits de l’homme et,
en tant qu’organe conventionnel (élection des juges), elle joue
un rôle politique important depuis des décennies en œuvrant à promouvoir
la Convention et sa mise en œuvre effective par les États membres,
notamment par la contribution des parlements nationaux. Le Président
de l’Assemblée a été invité à s’exprimer à la Conférence de Copenhague,
mais, à ce stade, le texte de la Déclaration avait déjà été finalisé.
Si les États membres veulent réellement associer des acteurs tel
que l’Assemblée, mais aussi, par exemple, le Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe (qui exerce lui aussi une fonction
spécifique dans le cadre de la Convention) et la société civile
(notamment les représentants des requérants), au processus de réforme,
celui-ci doit être plus ouvert et plus inclusif dans toutes ses
étapes, y compris lors de la rédaction de déclarations importantes.
Cela dit, les États Parties peuvent être assurés que l’Assemblée
continuera de soutenir et défendre le système de la Convention,
d’améliorer sa propre contribution et d’encourager toutes les autorités nationales
concernées à remplir leurs obligations.
3. Conclusions
14. La Déclaration de Copenhague,
telle qu’elle a été adoptée, est très différente du premier projet
proposé par la présidence danoise deux mois plus tôt. Une conclusion
évidente à tirer de ce constat est que la plupart des États membres
ne partagent pas les préoccupations du Gouvernement danois concernant
le système de la Convention et la jurisprudence de la Cour – ou
s’ils les partagent, ils reconnaissent que les avantages importants
offerts par le système actuel pour les droits individuels et la
sauvegarde des libertés, de la démocratie, de la paix et de la sécurité
en Europe l’emportent sur les désagréments occasionnels liés à certains
arrêts, ou encore ils n’étaient pas prêts à accepter les mesures
radicales et potentiellement préjudiciables proposées en réponse
à ces préoccupations (ou les deux). Quoi qu’il en soit, les États
membres ont ainsi réaffirmé à un haut niveau leur attachement au
système de la Convention, leur volonté d’honorer leurs obligations
au titre de la Convention et leur reconnaissance du rôle de la Cour
en tant qu’instance judiciaire indépendante qui interprète et applique
les droits garantis dans la Convention. Il faut s’en réjouir, même
si dans un monde idéal tout cela irait de soi.
15. La Déclaration n’est cependant pas parfaite, bien que ses
défauts soient aujourd’hui relativement mineurs. Elle reconnaît
certes que l’ineffectivité de la mise en œuvre de la Convention
au niveau national et l’exécution insuffisante des arrêts de la
Cour demeurent les principaux problèmes, mais n’offre guère de solutions
nouvelles. Elle contient toujours de vagues idées, qui n’en sont
pas moins problématiques d’un point de vue conceptuel, sur le «dialogue»
entre les États Parties et la Cour, y compris sur l’interprétation
des droits énoncés dans la Convention, qui pourraient être développées
de manière à menacer l’indépendance de la Cour.
16. Plus généralement, il subsiste quelques traces du problème
fondamental sous-jacent au projet initial, à savoir l’incapacité
manifeste à apprécier la complexité, la subtilité et la finesse
du système de la Convention. Les formules toutes faites sur l’indépendance
de la Cour et le rôle des autres acteurs, notamment l’Assemblée et
la société civile, ne masquent pas entièrement la genèse de la Déclaration,
dont le texte initial visait à octroyer une influence prépondérante
aux États Parties, ce qui aurait considérablement déséquilibré et
réduit l’effectivité du système tout entier. Si, comme on l’a vu
plus haut, les dommages les plus graves ont été évités, l’Assemblée
et les autres parties prenantes doivent rester sur leurs gardes
et veiller à ce que la Déclaration de Copenhague ne soit pas instrumentalisée
à l’avenir pour justifier des positions ou des mesures incompatibles avec
les principes essentiels du système de la Convention, au détriment
de la protection des droits de l’homme en Europe.