1. Introduction
1. Il y a plus de huit ans, le
10 avril 2010, la délégation de l’État polonais, conduite par le
Président Lech Kaczyński, se trouvait à bord d’un Tupolev Tu-154M
qui la transportait de Varsovie à Smolensk, en Fédération de Russie,
où elle devait assister à la cérémonie de commémoration du 70e anniversaire
du massacre de Katyń. Le crash de cet avion à l’aérodrome Severny
de Smolensk entraîna la mort de l’intégralité des 96 personnes qui
se trouvaient à bord (les huit membres de l'équipage et les 88 passagers).
Parmi les victimes figuraient le Président Lech Kaczyński, sa femme
Maria et de nombreux dignitaires et responsables polonais de haut
rang, dont les chefs d’état-major de l’armée (armée de terre, armée
de l’air et marine), de nombreux parlementaires et le président
de la Banque nationale de Pologne.
2. Un certain nombre d’enquêtes ont été ouvertes immédiatement
après le crash, en vue de déterminer les facteurs qui ont conduit
à ce tragique événement. À la suite d’un accord passé entre la Pologne
et la Russie, l’enquête de sécurité devait être menée dans le respect
des normes de l’Annexe 13 de la Convention relative à l’aviation
civile internationale (Convention de Chicago), en dépit du fait
que l’avion était un aéronef d’État en mission officielle. En conséquence,
il appartenait avant tout à la Fédération de Russie de mener l’enquête
de sécurité. La Pologne a constitué sa propre commission d’enquête
sur le crash et des procureurs ont entamé les enquêtes judiciaires
dans les deux pays.
3. Le rapport d’enquête de la Commission interétatique russe
de l’aviation (Commission de l’aviation pour les accidents aériens),
publié le 12 janvier 2011, a conclu que «
[l]a
cause immédiate de l’accident a été la suivante: absence
de décision prise en temps opportun par l’équipage de faire route
vers un autre aérodrome, alors qu’il avait été informé à de nombreuses
reprises des conditions météorologiques précises à l’aérodrome Severny
de Smolensk, qui étaient nettement inférieures aux minima fixés
pour un aérodrome; descente sans contact visuel avec les références
au sol, à une altitude très inférieure à l’altitude minimale de
descente prévue pour pouvoir procéder à une remise des gaz (100
m), afin d’effectuer un vol à vue; absence de réaction face aux
nombreux avertissements TAWS [système d'avertissement et d'alarme
d'impact], ce qui a entraîné un impact au sol sans perte de contrôle,
la destruction de l’aéronef et la mort de l’équipage et des passagers. D’après
les conclusions des experts pilotes et des psychologues de l’aviation,
la présence du commandant en chef de l’armée de l’air polonaise
dans le cockpit jusqu’à la collision a soumis le commandant de bord
à une pression psychologique qui l’a amené à décider de poursuivre
la descente dans des conditions qui présentaient un risque injustifié,
l’objectif premier étant d’atterrir à tout prix»
.
4. Le rapport final de la Commission d’enquête polonaise sur
les accidents aériens nationaux, publié le 29 juillet 2011, précise
que «[l]a cause immédiate de l’accident est la suivante: descente
à une altitude inférieure à l’altitude minimale de descente, à une
vitesse verticale de descente excessive dans des conditions météorologiques
qui empêchaient tout contact visuel avec le sol et exécution retardée
de la procédure de remise des gaz. Ces circonstances ont conduit
l’aéronef à heurter un obstacle au sol, ce qui a provoqué la séparation
d’une partie de l’aile gauche et de l’aileron et, par voie de conséquence,
la perte de contrôle de l’aéronef et finalement l’impact au sol»
.
5. Le 11 avril 2018, la Nouvelle Commission d’enquête sur le
crash du Tu-154M à Smolensk, Russie, qui dépend du ministère de
la Défense de la République de Pologne
a
conclu que l’aéronef avait été «détruit dans les airs à la suite
de plusieurs explosions».
6. Aujourd’hui, plus de huit ans après l’accident, la Fédération
de Russie continue à conserver l’épave de l’avion, les boîtes noires
et leurs enregistrements originaux des données de vol, ainsi que
d’autres preuves matérielles. Il s’agit du principal sujet de préoccupation
dont ont fait part les signataires de la proposition de résolution
sur la base de laquelle la commission des questions juridiques et
des droits de l’homme a été saisie pour rapport
.
Cela dit, des copies des enregistrements des données de vol et certaines
preuves matérielles ont déjà été transmises aux autorités polonaises.
Par ailleurs, à ma connaissance, ni l’enquête judiciaire russe, ni
l’enquête judiciaire polonaise ne sont encore officiellement closes.
2. Objet du mandat du rapporteur et activités
d’information menées
7. Les rapporteurs qui m’ont précédé
et moi-même avons privilégié le contexte juridique des enquêtes
qui ont été menées sur le crash par les autorités compétentes, et
en particulier le droit de la Pologne à la restitution de l’épave.
Le mandat de rapporteur sur lequel se fonde le présent rapport
ne permettait pas de mener notre propre
enquête sur les causes et la responsabilité de cette terrible catastrophe
et encore moins de prendre position sur cette question; quoi qu’il
en soit, compte tenu de la complexité technique de cette enquête,
il aurait été impossible d’assumer cette tâche.
8. Les rapporteurs successifs ont été dûment autorisés par la
commission à exercer certaines activités visant à recueillir des
informations, y compris en s’adressant aux autorités compétentes,
notamment:
- à demander, aussi
bien aux autorités polonaises qu’aux autorités russes, des explications
sur les raisons pour lesquelles, d’une part, l’épave de l’aéronef,
ainsi que les enregistrements originaux des données de vol et les
autres preuves matérielles relatives au crash n’ont pas été restituées
à la Pologne et, d’autre part, les enquêtes pénales n’ont toujours
pas été achevées;
- à procéder à un échange de vues avec deux experts en droit;
- à effectuer des visites d’information à Varsovie et Moscou.
9. Quant aux demandes d’explications, le procureur général de
la République de Pologne de l’époque, M. Andrzej Seremet, a répondu
à l’un des rapporteurs qui m’a précédé, M. Robert Neill, par une
lettre du 22 octobre 2015. En revanche, les autorités russes n’ont
fourni aucune explication, malgré la demande répétée du successeur
de M. Neill, M. Michael McNamara. Le Représentant permanent de la
Fédération de Russie auprès du Conseil de l’Europe a simplement
indiqué, dans une lettre du 19 février 2016, qu’il «regrett[ait]
la suspension temporaire des relations entre la délégation parlementaire
russe et l’[Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe], qui
ne permet pas d’avoir recours aux instruments de coopération de
l’Assemblée»
.
10. Lors de sa réunion du 7 mars 2016, la commission a procédé
à l’audition de deux experts en droit de l’aviation, à savoir:
- Timothy Brymer, procureur, spécialiste
du droit de l'aviation et de l'aérospatiale, Murray, Morin & Herman,
P.A, Londres, Royaume-Uni;
- Pablo Mendes de Leon, responsable de département, président
exécutif du Département de droit aérien et spatial, université de
Leiden, Pays-Bas .
11. Les visites d’informations autorisées par la commission n’ont
cependant pas pu avoir lieu. Les autorités russes n’ont pas coopéré
à l’organisation d’une visite à Moscou pour la même raison que celle
qui les a amenées à ne pas répondre à la demande écrite d’information.
Au vu de ce refus, je n’ai pas jugé opportun de me rendre uniquement
à Varsovie. Cela aurait donné à tort impression que le rapport n’était
pas objectif parce qu’il reposait sur des informations partielles,
communiquées uniquement par l’une des parties. Par ailleurs, je ne
souhaitais pas et je ne souhaite toujours pas entrer dans le conflit
extrêmement politisé qui oppose les représentants du gouvernement
actuel et du gouvernement précédent sur les causes et les modalités
de l’enquête menée sur cette tragédie
. Comme mon mandat ne m’aurait en
aucun cas permis de prendre position sur ces allégations, j’ai préféré
ne pas effectuer cette visite.
3. Le
choix du régime juridique applicable aux enquêtes
12. D’après les experts qui ont
témoigné devant la commission le 7 mars 2016, le choix du régime
juridique applicable aux enquêtes était complexe et a donné lieu
à différentes interprétations. Il aurait pu découler de l’accord
polono-russe de 1993
, qui régit les vols militaires des
deux États concernés et aurait permis de procéder à des enquêtes
conjointes. Mais, comme l’accord de 1993 ne règle pas en détail
la procédure à suivre en cas d’enquête «conjointe» de la sécurité
aérienne, les deux pays ont convenu que l’enquête se déroulerait conformément
aux principes énoncés par la Convention relative à l’aviation civile
internationale («Convention de Chicago», 7 décembre 1944), qui est
en vigueur depuis 1947 et a été ratifiée à la fois par la Pologne
en 1945 et par la Fédération de Russie (Union soviétique) en 1970
. Précisons que l’expérience du travail
sur le terrain au cours des premiers jours qui ont suivi l’accident
a conduit les autorités russes à proposer de mener l’enquête de
sécurité aérienne conformément à l’annexe 13 de la Convention de
Chicago, bien que le Tu-154M était un avion militaire; le Gouvernement
polonais a accepté cette proposition
.
13. La décision d’agir dans le cadre de l’Annexe 13 de la Convention
de Chicago pourrait être sujette à controverse, car l’article 3
de la Convention précise que «la présente Convention s’applique
uniquement aux aéronefs civils et ne s’applique pas aux aéronefs
d’État»
. Bien qu’il n’existe aucune définition
stricte d’un vol d’État ou d’un vol civil, une étude juridique réalisée
par le Secrétariat de l’Organisation de l'aviation civile internationale
(OACI) en 1994 a défini les critères qui permettent de les distinguer.
Elle observe que la Convention de Chicago adopte une approche fonctionnelle
pour distinguer les vols d’État et les vols civils, en examinant
l’intégralité des circonstances, et notamment «en tenant compte
d’un certain nombre de facteurs, parmi lesquels devraient figurer
(…) la propriété de l’aéronef (son propriétaire est-il privé ou
public?), (…) les passagers ou le personnel transportés (s’agit-il
de responsables de l’État ou de membres du grand public? Le vol
a-t-il été ouvert à l’usage du public?), l’enregistrement de l’aéronef
et les marques de nationalité (est-il inscrit dans un registre d’aéronefs
civils ou d’aéronefs d’État?), (…) la nature de l’équipage (les
membres de l’équipage sont-ils des civils ou des agents des services
de l’armée, des douanes ou de la police?), l’exploitant (l’exploitant
est-il un service de l’armée, des douanes ou de la police?) (…)»
.
14. Cependant, en dépit du fait que, conformément à la définition
précitée, il s’agissait d’un aéronef d’État, qui transportait de
hauts responsables de l’État, dont le Président polonais, piloté
par du personnel militaire et enregistré en qualité d’aéronef militaire,
les deux États ont convenu de mener la principale enquête technique conformément
aux Normes et pratiques recommandées internationales (SARP) précisées
à l’Annexe 13 de la Convention de Chicago, qui sont en principe
applicables à l’aviation civile
.
15. Le Gouvernement polonais actuel a vivement critiqué le choix
de ses prédécesseurs, qui n’était pourtant pas obligatoire, puisque
l’avion et le vol en question présentaient un caractère officiel;
il estime en effet que ce choix a inutilement conféré à la Russie
une position dominante dans l’enquête sur le crash. Le Gouvernement polonais
de l’époque avait parfaitement le droit d’insister pour que l’enquête
soit menée par les autorités polonaises compétentes. Mais je vois
mal comment il serait possible aujourd’hui de revenir sur ce choix:
la procédure prévue à l’Annexe 13 de la Convention de Chicago a
été choisie d’un commun accord par les gouvernements en place à
l’époque; elle est et doit rester le fondement de la procédure d’enquête
suivie.
4. Aspects
pertinents de l’Annexe 13 de la Convention de Chicago
16. Les principes suivants des
enquêtes de sécurité aérienne, qui sont tirés de la liste détaillée
des Normes et pratiques recommandées internationales définies à
l’Annexe 13 de la Convention de Chicago, méritent tout particulièrement
d’être mentionnés:
16.1. L’État d’occurrence
(en l’espèce la Russie) ouvrira une enquête sur les circonstances
de l’accident et sera en outre responsable de la conduite de l’enquête
(Norme 5.1).
16.2. Le service d’enquête sur les accidents pourra mener l’enquête
en toute indépendance et sans restrictions (Norme 5.4).
16.3. Toute action judiciaire ou administrative visant à déterminer
les fautes ou les responsabilités sera distincte de toute enquête
réalisée conformément aux dispositions de l’Annexe 13 (Norme 5.4.1).
16.4. Il incombe également à l’État d’occurrence d’assurer la
coordination entre l’enquêteur désigné et les autorités judiciaires
pour toute enquête judiciaire (Norme 5.10).
16.5. L’État d’immatriculation (en l’espèce la Pologne) a la
faculté de désigner un représentant accrédité qui participera à
l’enquête, ainsi qu’un ou plusieurs conseillers pour seconder le
représentant accrédité dans l’enquête (Normes 5.18 et 5.19).
16.6. Ces personnes ont la faculté de participer à tous les
aspects de l’enquête, énumérés par la norme 5.25, en particulier
de visiter le lieu de l’accident, d’examiner l’épave, d’obtenir
des renseignements des témoins et de proposer des sujets d’interrogation,
d’accéder librement à tous les renseignements utiles le plus tôt
possible, de recevoir copie de tous les documents pertinents, de
participer à la lecture des enregistrements, de participer aux activités
d’enquête hors des lieux de l’accident, comme les examens des éléments,
les exposés techniques, les essais et simulations, de participer
aux réunions sur l’avancement de l’enquête et de faire des suggestions
au sujet des divers éléments de l’enquête.
16.7. L’État qui mène l’enquête envoie un exemplaire du projet
de rapport final à l’ensemble des États qui ont participé à l’enquête
(y compris à l’État d’immatriculation), en les invitant à présenter
aussitôt que possible toutes observations dignes d’intérêt qu’ils
souhaiteraient faire sur le rapport, avec justification à l’appui.
Si l’État qui a mené l’enquête reçoit des observations dans les
60 jours, il amende le projet de rapport final de façon à y inclure
la teneur des observations reçues ou, si l’État qui a formulé les observations
le souhaite, présente ces observations en annexe au rapport. Les
observations à joindre en annexe au rapport final se limitent à
certains aspects sur lesquels aucun accord n’a pu être obtenu (Norme
6.3 et Note 2).
16.8. L’enquête sur un accident ou un incident a pour seul objectif
la prévention de futurs accidents ou incidents. Cette activité ne
vise nullement à la détermination des fautes ou des responsabilités (Norme 3.1).
16.9. Si, au cours d’une enquête, on apprend ou présume qu’il
y a eu acte d’intervention illicite, l’enquêteur désigné prend immédiatement
des dispositions pour que les autorités chargées de la sécurité
en aviation dans l’État ou les États concernés en soient informées
(Norme 5.11).
16.10. Les dérogations à la protection (c’est-à-dire à la confidentialité)
des renseignements sur la sécurité ne devraient être accordées que
s’ «il y a des preuves que l’événement a été causé par un acte considéré,
d’après la loi, comme ayant été accompli avec l’intention de causer
des dommages ou en sachant que des dommages en résulteront probablement,
ce qui équivaut à un cas de conduite insouciante, de négligence
grave ou de faute volontaire»; si «une autorité compétente estime
que les circonstances laissent raisonnablement présumer» que cela
peut avoir été le cas; ou si une autorité compétente établit que
la communication des renseignements sur la sécurité est nécessaire
à la bonne administration de la justice et que cette communication
prime sur les incidences négatives qu’elle pourrait avoir sur la
mise à disposition future d’informations relatives à la sécurité
(Supplément E de l’Annexe 13, paragraphes 4.a, b et c).
16.11. L’État qui mène l’enquête sur un accident ou un incident
ne communiquera aucun des éléments précisés, réunis au cours de
l’enquête, à d’autres fins que l’enquête, à moins que l’autorité
chargée de l’administration de la justice dans cet État ne détermine
que leur divulgation importe plus que les incidences négatives que
cette mesure risque d’avoir, au niveau national et international,
sur l’enquête ou sur toute enquête ultérieure (Norme 5.12)
.
16.12. L’État d’occurrence abandonne à la personne ou aux personnes
dûment désignées par l’État d’immatriculation ou par l’État de l’exploitant,
selon le cas, la garde de l’aéronef et de tout ou partie de son
contenu, dès que ces objets ne sont plus nécessaires à l’enquête
(Norme 3.4).
17. Je ne suis pas en mesure de formuler des commentaires exhaustifs
sur la question de savoir si la Russie, en sa qualité d’État d’occurrence,
a respecté l’ensemble des normes énumérées à l’Annexe 13, car les
autorités russes n’ont coopéré d’aucune manière avec les rapporteurs
de l’Assemblée. Les éléments suivants peuvent néanmoins être déduits
de la réponse donnée par la partie polonaise: il est clair, notamment, que
les experts polonais ont été autorisés à participer à l’enquête
par la Commission interétatique russe de l’aviation, qu’ils ont
eu accès à l’épave et qu’ils ont été autorisés à prendre part à
la lecture des enregistreurs de vol, etc.:
«Il convient toutefois de souligner à ce propos que les
procureurs et les experts polonais ont eu un accès illimité aux
restes du fuselage et ont eu la possibilité de prendre part à tous
les examens nécessaires pendant leurs nombreuses visites sur le
site du crash. Au cours de ces visites, ils ont inspecté visuellement
l’épave et ont notamment prélevé des échantillons pour examen et
effectué des copies des enregistrements des boîtes noires. Les opérations
précitées ont eu lieu à de nombreuses reprises, en fonction des
besoins de l’enquête polonaise.» (Extrait de la réponse du Procureur
général de la République de Pologne à M. Robert Neill ).
18. Mais les «Remarques de la République de Pologne sur le projet
de rapport final de l’IAC sur l'enquête menée au sujet de l'accident
de l'avion Tu-154M, numéro d'aéronef 101», dont le Gouvernement
polonais avait demandé à l’IAC russe de tenir compte ou, à défaut,
qu’elle le joigne en annexe au projet de rapport définitif de l’IAC
russe, comportent également une longue liste de documents et d’informations
demandés à la IAC russe, qui n’ont jamais été communiqués
.
19. Ainsi, comme le souligne une lettre du ministère polonais
des Affaires étrangères
, «la Pologne et la Russie ne sont
pas parvenues à un consensus sur le contenu du document établi côté
russe». Le rapport définitif de la Commission interétatique russe
de l’aviation (IAC) publié sur le site internet de l’IAC
ne fait
pas état des points de vue divergents des experts polonais et ne
présente pas ces points de vue divergents en annexe, comme le prévoit
la Norme 6.3, à la suite de la demande susmentionnée des autorités
polonaises
.
20. Les circonstances et les ramifications particulières de ce
crash, ainsi que les divergences d’opinions et les problèmes pratiques
de coopération mentionnés dans les «Remarques de la République de
Pologne» précitées peuvent fort bien expliquer pourquoi la Commission
d’enquête polonaise sur les accidents aériens nationaux (SICSA)
a publié un rapport distinct
. Le statut de ce rapport est imprécis:
bien que l’Annexe 13 de la Convention de Chicago attribue clairement
la compétence et la responsabilité de l’enquête de sécurité à l’État
d’occurrence, c’est-à-dire à la Russie, elle ne prévoit ni exclut
expressément que l’État d’immatriculation mène également cette enquête
.
21. Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, les rapports définitifs
de la Commission interétatique russe de l’aviation (IAC) et de la
Commission d’enquête polonaise sur les accidents aériens nationaux
(SICSA) ont été publiés dès 2011, bien que les enquêtes judiciaires
ouvertes par ces deux pays ne soient apparemment toujours pas closes.
La juxtaposition des deux rapports nationaux d’enquête de sécurité
et des deux enquêtes judiciaires nationales toujours en cours suscite
trois préoccupations.
22. La première concerne les causes du crash à proprement parler,
notamment le fait que le rapport polonais de 2011 conclut que le
contrôle aérien russe a lui aussi joué un rôle dans l’accident,
en transmettant des informations inexactes à l’équipage sur la position
de l’aéronef, et que les défaillances de l’aéroport de Smolensk
ont contribué au crash
. Le nouveau rapport
publié par le Gouvernement polonais en avril 2018 (voir plus haut
paragraphe 8) formule des allégations plus marquées encore. Mais,
comme nous l’avons expliqué plus haut (paragraphe 6), mon mandat
de rapporteur ne prévoit pas d’enquêter sur les causes du crash
ni de prendre position à ce sujet.
23. La deuxième porte sur les objectifs contraires, d’une part,
de l’enquête sur la sécurité et, d’autre part, de l’enquête judiciaire.
Comme nous l’ont expliqué les experts, l’enquête de sécurité a uniquement
pour but de déterminer les causes d’un accident, afin d’en tirer
les enseignements et d’améliorer à l’avenir la sécurité du trafic
aérien, et non de déterminer les fautes commises. L’enquête judiciaire,
en revanche, vise à établir la responsabilité individuelle des personnes
impliquées dans un accident, parfois parce que la population exige que
«justice soit faite» lorsque de nombreuses victimes ont péri. L’Annexe
13 précise clairement qu’il s’agit en priorité d’améliorer la sécurité
du trafic aérien (voir les Normes 3.1 et 5.12, paragraphe 16 plus
haut). Pour ne pas dissuader les détenteurs d’informations pertinentes
de les communiquer aux enquêteurs, y compris à l’avenir, les informations
recueillies au cours de l’enquête de sécurité peuvent uniquement
être utilisées à des fins pénales s’il existe des raisons de penser
qu’il y a eu faute volontaire, conduite insouciante ou négligence grave
(voir le Supplément E, paragraphe 4 (paragraphe 16 plus haut)).
Mais les «Principes généraux» énoncés au Supplément E précisent
également que la protection des informations relatives à la sécurité
ne vise pas à entraver la bonne administration de la justice des
États et que la législation nationale doit ménager un juste équilibre
entre, d’une part, la nécessité de protéger les informations relatives
à la sécurité en vue d’améliorer la sécurité aérienne et, d’autre
part, la nécessité d’assurer la bonne administration de la justice
(Supplément E, Principes généraux 2.2 et 2.3). La nécessité de parvenir
à cet équilibre délicat n’autorise pas à se rejeter mutuellement
la faute, comme l’ont fait les autorités russes et polonaises. Pour
nos experts, il s’agit «d’un regrettable exemple supplémentaire
du conflit général qui oppose habituellement, d’une part, l’objectif poursuivi
de l’établissement des causes de l’accident et, d’autre part, l’exigence
qui consiste à amener les responsables à répondre de leurs actes»
.
24. La troisième préoccupation concerne l’abandon de la garde
de l’aéronef par la Russie. L’article 3.4 de l’Annexe 13 à la Convention
de Chicago (voir plus haut paragraphe 16) précise que l’épave et
les autres objets sont restitués lorsqu’ils ne sont plus nécessaires
à «l’enquête». C’est précisément le degré de conformité des décisions
russes avec cette disposition qui est à l’origine de la principale
préoccupation exprimée par les signataires de la proposition de
résolution sur la base de laquelle notre commission a été chargée
d’établir un rapport
. Cette question fera l’objet du
dernier chapitre du présent rapport.
5. L’obligation
faite à la Russie de restituer l’épave à la Pologne
25. L’obligation faite à la Russie
(en sa qualité d’État d’occurrence) de restituer l’épave à la Pologne
(État d’immatriculation de l’aéronef) dépend de la relation entre
l’enquête de sécurité menée au titre de l’Annexe 13 de la Convention
de Chicago, qui s’est achevée en 2011, et les enquêtes judiciaires
toujours en cours en Pologne et en Russie.
26. Selon les réponses supplémentaires données par les deux experts
en droit aérien
, l’enquête menée conformément
à l’Annexe 13 de la Convention de Chicago est définie comme une
enquête de sécurité, conçue pour permettre de comprendre pleinement
les causes de l’accident, en vue de formuler des recommandations destinées
à améliorer la sécurité aérienne à l’avenir. L’enquête de sécurité
est totalement distincte de l’enquête judiciaire. Alors que l’enquête
de sécurité est régie par l’Annexe 13, l’enquête judiciaire est
pour l’essentiel prévue par le droit interne et, à certaines occasions,
par le droit international (en particulier lorsque que la coopération
judiciaire internationale est exigée par les conventions pertinentes
ou lorsqu’il existe une obligation internationale de poursuivre,
par exemple en vertu du Statut de Rome de la Cour pénale internationale).
27. Je ne peux que souscrire au point de vue de nos experts en
droit aérien: le terme «enquête» employé par la Norme 3.4 de l’Annexe
13, après la clôture de laquelle l’épave doit être restituée à l’État d’immatriculation,
désigne l’enquête de sécurité menée conformément à l’Annexe 13.
Comme cette enquête était achevée lors de la publication du rapport
définitif de la Commission interétatique russe de l’aviation le 12 janvier
2011, il s’ensuit qu’en vertu de l’Annexe 13, sur le fondement de
laquelle les deux États ont convenu d’établir la procédure, la Russie
est tenue de restituer l’épave à la Pologne.
28. La seule question à laquelle il reste à répondre est de savoir
si le droit interne russe (en l’espèce le droit de la procédure
pénale) peut être invoqué pour justifier le fait que la Russie conserve
l’épave et d’autres éléments (en particulier les enregistreurs de
vol originaux) à titre de «preuves» dans l’enquête judiciaire toujours
en cours. Bien que la Russie n’ait pas répondu aux questions de
mon prédécesseur à ce sujet, je tiens pour acquis que le droit russe
prévoit la conservation des éléments de preuve pertinents tant que
l’enquête judiciaire reste ouverte et que l’enquête judiciaire relative
au crash de l’avion polonais Tu-154M est toujours en cours
.
29. Il s’agit donc de savoir si le droit interne prime sur l’Annexe
13 de la Convention de Chicago. L’article 26 de la Convention de
Chicago prévoit qu’un État dans lequel survient un accident dans
les conditions prévues par cet article, «ouvrira une enquête sur
les circonstances de l’accident, en se conformant, dans la mesure
où ses lois le permettent, à la procédure qui pourra être recommandée
par l’Organisation de l’aviation civile internationale».
30. L’article 26 confère donc la primauté au droit interne sur
la procédure recommandée par l’OACI (c’est-à-dire sur les Normes
et pratiques recommandées internationales énoncées à l’Annexe 13).
Il faut cependant rappeler que les deux États ont convenu d’appliquer
l’Annexe 13 dans cette affaire, mais pas la Convention de Chicago
elle-même. En l’absence de l’accord spécifique d’appliquer (également)
la Convention elle-même, les dispositions ordinaires qui régissent
l’application de la Convention restent valables; conformément à
ces dispositions, la Convention de Chicago n’est pas applicable
aux aéronefs d’État en mission officielle (voir plus haut le paragraphe
13). En conséquence, les normes énoncées à l’Annexe 13 (y compris
l’obligation de restituer l’épave et les autres éléments après la
clôture de l’enquête de sécurité) doivent être respectées dans leur
intégralité et sans restrictions fondées sur le droit interne des
deux États
.
31. Dans l’hypothèse – contraire aux conclusions établies ci-dessus
– où le droit interne primerait sur l’Annexe 13 malgré la non-applicabilité
de l’article 26, l’obligation faite à la Russie de restituer l’épave
à la Pologne peut se fonder sur le principe juridique général selon
lequel l’exercice d’un droit ne doit pas être abusif. Le fait de
conserver l’épave plus de sept ans après la clôture de l’enquête
de sécurité est clairement abusif. La durée de l’enquête judiciaire
en Russie est excessive. Plus de huit ans après le crash, ce serait
un abus de droit de la part de la Russie de continuer à s’appuyer
sur le fait que l’enquête judiciaire est toujours ouverte pour refuser
de restituer l’épave. Il est vrai que certaines enquêtes judiciaires
menées au sujet de catastrophes aériennes ont duré plus de huit
ans; et l’enquête judiciaire polonaise ouverte sur le crash de Smolensk
est elle aussi toujours en cours. Mais les autorités russes ont
eu immédiatement et pleinement accès à l’ensemble des preuves matérielles
pendant tout ce temps, contrairement aux procureurs polonais, dont
les enquêtes sont compliquées par le fait qu’ils sont obligés de
passer par une lourde procédure d’entraide judiciaire
. Enfin, toute preuve qui pourrait
encore être nécessaire aux fins de l’enquête judiciaire en cours
peut être conservée d’une autre manière que par la détention matérielle
de l’épave elle-même, en particulier en recourant à la procédure
de conservation des preuves judiciaires. Je considère par conséquent
que le seuil au-delà duquel le refus de restituer l’épave sous prétexte
que l’enquête judiciaire est toujours ouverte devient abusif a été dépassé
depuis longtemps.
32. De même, le traitement peu respectueux de l’épave, qui a été
découpée en morceaux pour en faciliter le transport, et des corps
des victimes, dont les restes ont été mélangés et mal mis en place,
d’après les médias polonais
, est inadmissible
et il convient d’y mettre un terme.
6. Conclusion
33. Compte tenu des limites qui
encadrent mon mandat et des ressources disponibles, ainsi que de l’absence
de coopération de la Russie, le présent rapport peut uniquement
traiter un petit nombre de questions soulevées par ce crash, c’est-à-dire
les questions de droit qui entourent l’application de l’Annexe 13
de la Convention de Chicago relative à l’aviation civile internationale,
et en particulier de sa Norme 3.4, qui exige la restitution de l’épave
par l’État d’occurrence à l’État d’immatriculation dès la fin de
l’enquête de sécurité menée au titre de l’Annexe 13. Comme nous
l’avons vu, les enquêtes judiciaires en cours en Russie ne justifient
pas de poursuivre plus longtemps la rétention de l’épave en privant
de celle-ci ses propriétaires légitimes, c’est-à-dire, en définitive,
les citoyens polonais. C’est la raison pour laquelle le projet de
résolution appelle la Russie à restituer l’épave et les autres objets
qui appartiennent à l’État polonais sans plus tarder. Le fait de
freiner la restitution à la Pologne de ces objets emblématiques
sans justification juridique s’apparente à un abus de droit, que
bien des personnes considèrent comme une provocation.
34. Enfin et surtout, il importe de ne pas perdre de vue le contexte
historique de cette catastrophe. Le crash du Tupolev polonais, survenu
le 10 avril 2010 alors qu’il tentait d’atterrir sur l’aérodrome
militaire de Smolensk (Russie), a coûté la vie à 96 personnes, notamment
au Président polonais Lech Kaczyński, à sa femme, ainsi qu’à des
dizaines de hauts responsables politiques et militaires. Ces hauts
représentants de l’État polonais se rendaient à la cérémonie de
commémoration du 70e anniversaire du
massacre de Katyń, crime emblématique commis par la police secrète
de Staline, le NKVD, au printemps 1940. Ce massacre, dont la responsabilité
a longtemps été attribuée par l’Union soviétique à l’Allemagne nazie,
a anéanti des milliers d’officiers de l’armée polonaise et d’autres
patriotes polonais. Il a fallu attendre 1990 pour que l’Union soviétique,
à l’époque de la «glasnost» mise en place par le président Gorbatchev,
reconnaisse la vérité des faits historiques, cette reconnaissance
devant rester la base de toute véritable réconciliation entre le
peuple russe et le peuple polonais. Il convient de garder ce contexte
historique à l’esprit pour apprécier l’impact de la tragédie de Smolensk,
qui a été un coup terrible pour la Pologne. Ce contexte historique
et le respect dû aux victimes de la catastrophe aérienne de Smolensk
et du massacre de Katyń devrait conduire les deux parties à s’interdire tout
comportement abusif ou provocateur au cours du processus visant
à déterminer les causes de la catastrophe.