1. Introduction
1. Nos sociétés ont intérêt à
ce que chacun puisse y contribuer et en être un membre actif, y
compris dans le domaine de l’emploi. L’accès au marché de l’emploi
peut en effet être un facteur d’intégration et de cohésion sociale
très puissant. Avoir un emploi permet généralement à son titulaire
de mieux subvenir à ses propres besoins ainsi qu’à ceux de sa famille,
d’accéder à une source de revenus considérée par les autres comme légitime,
de renforcer ses réseaux sociaux et de bénéficier d’une certaine
reconnaissance sociale. Inversement, être écarté du marché de l’emploi
tend à renforcer l’exclusion et à enfermer les personnes concernées
dans un cercle vicieux d’isolement, de rejet et de pauvreté.
2. L’évolution du marché du travail tout comme la précarisation
croissante de l’emploi rendent toutefois de plus en plus difficile
pour les individus d’accéder à un emploi de longue durée en Europe.
La multiplication des formes de contrats peu stables tels que les
contrats à durée déterminée (CDD), l’intérim, les contrats «zéro heure»
ou les stages peu ou pas rémunérés, ainsi que le recours de plus
en plus fréquent par les employeurs à ces types de contrats exacerbent
cette situation. De ce fait, de nombreuses personnes se retrouvent
de plus en plus souvent en position de chercheur d’emploi, et cela
pendant des périodes de plus en plus longues.
3. Pour certains, ces problèmes sont aggravés par la discrimination.
En effet, les différents organes nationaux chargés de promouvoir
l’égalité et de lutter contre les discriminations font état de nombreuses saisines
liées à la discrimination dans le domaine de l’emploi. À titre d’exemple,
en Allemagne, la majorité des demandes de conseil et d’assistance
personnalisée adressées à l’Agence fédérale de lutte contre la discrimination
concernent le domaine de l’emploi, et plus particulièrement la phase
de recrutement
.
4. Plusieurs raisons supplémentaires m’ont porté à faire le choix
de ne pas traiter de toutes les inégalités professionnelles dans
le présent rapport mais de mettre l’accent très spécifiquement sur
la problématique première de l’accès à l’emploi. En effet, les discriminations
à l’embauche sont souvent très difficiles à prouver et les candidats
non recrutés ont généralement peu de moyens d’agir contre un employeur.
De surcroît, même si une discrimination est constatée, les réparations
proposées incluent rarement l’embauche de la victime, qui reçoit
ainsi des dommages et intérêts mais se trouve toujours sans emploi.
C’est pourquoi il est d’autant plus important d’éliminer les discriminations
à l’embauche.
5. Certains groupes au sein de nos sociétés ont moins facilement
accès à l’emploi et sont davantage touchés par le chômage que d’autres
en raison de facteurs structurels qui leur sont défavorables. À
titre d’exemple, la situation socioéconomique d’une région ou le
niveau d’accès à l’éducation peuvent avoir une influence dans ce
sens. Cependant, l’Assemblée parlementaire a déjà eu l’occasion,
dans plusieurs rapports et résolutions, de se pencher sur ce type
de problème et de formuler des recommandations à l’intention des États
membres visant à y remédier
.
De même, l’Assemblée a récemment formulé des recommandations détaillées
à l’intention des États concernant l’égalité de genre dans le domaine
de l’emploi
et
débattra prochainement d’un rapport intitulé «Pour une population
active intégrant les personnes handicapées»
.
Par conséquent, j’ai fait le choix de n’examiner ces sujets – importants
– que dans la mesure où il est question de discriminations multiples
ou intersectionnelles.
6. J’ai également choisi de mettre l’accent dans le présent rapport
sur un aspect spécifique mais essentiel de la lutte contre la discrimination
dans l’accès à l’emploi, à savoir le rôle joué par les attitudes,
préjugés et comportements discriminatoires des employeurs dans les
processus de recrutement et d’embauche. En effet, quelles que soient
les mesures d’ordre général prises par les États pour remédier aux
discriminations structurelles et promouvoir l’accès à l’emploi des
groupes défavorisés, les attitudes, préjugés et comportements des
employeurs jouent un rôle déterminant dans chaque décision de recrutement
ou de rejet d’une candidature. Or, il ne s’agit pas là d’une question
purement individuelle: les États ont à leur portée de nombreux moyens
pour influencer les comportements des employeurs et, lorsqu’il s’agit
d’éliminer les discriminations, il est de la responsabilité des
États de ne pas rester inactifs. Cela est d’autant plus important que
les États investissent souvent dans des programmes d’envergure visant
à éliminer les inégalités structurelles. Ces investissements ne
porteront toutefois pas leurs fruits si aucun effort n’est fait,
en parallèle, pour inciter et aider les employeurs à modifier leurs
comportements discriminatoires.
2. La discrimination dans l’accès à l’emploi,
une réalité
7. D’innombrables motifs de discrimination
peuvent être à l’origine de discriminations dans l’accès à l’emploi.
En France par exemple, la loi interdit explicitement les discriminations
directes fondées sur l’origine d’une personne, son sexe, sa situation
de famille, sa grossesse, son apparence physique, sa particulière vulnérabilité
résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son
auteur, son patronyme, son lieu de résidence ou celui de sa domiciliation
bancaire, son état de santé, sa perte d'autonomie, son handicap, ses
caractéristiques génétiques, ses mœurs, son orientation sexuelle,
son identité de genre, son âge, ses opinions politiques, ses activités
syndicales, sa capacité à s'exprimer dans une langue autre que le
français, ou son appartenance ou sa non-appartenance, vraie ou supposée,
à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée
.
8. Quel que soit le motif de discrimination en cause, de nombreuses
sources démontrent la réalité de la discrimination dans l’accès
à l’emploi.
9. En ce qui concerne spécifiquement la discrimination raciale,
les rapports de quatrième et cinquième cycle de la Commission européenne
contre le racisme et l’intolérance (ECRI) font état de discriminations
dans le domaine de l’emploi notamment contre les Roms et les Gens
du voyage
,
les personnes appartenant à une minorité nationale ou ethnique et/ou
à une minorité dont l’État-parent est associé à un conflit récent
,
les immigrés et les personnes issues de l’immigration ou perçues
comme telles du fait de leur nom
et les personnes dont la langue maternelle
n’est pas la langue officielle ou majoritaire dans le pays ou la
région où elles habitent
, ainsi que de discriminations
au motif de la religion
.
10. De nombreuses études menées au niveau national fournissent
également des éléments très parlants à cet égard. Ainsi, au Royaume-Uni,
le taux de chômage s’élevait à 4% pour la population générale en
avril-juin 2018, mais montait à 6,3% pour les minorités ethniques
dans leur ensemble, et à 9% pour les Noirs africains/antillais/britanniques
et les Pakistanais, voire à 12% pour les Bangladais
. En 2016, il a été relevé
que pour un taux de chômage qui s’élevait alors à 5,4% au sein de
la population générale au Royaume-Uni, ce taux montait à 12,8% pour
les musulmans; par ailleurs 41% des musulmans (65% des femmes musulmanes) étaient
alors inactifs au plan économique, contre 21,8% de la population
générale
.
11. En France, le rapport annuel de 2016 du Défenseur des droits
révèle que 50,8% des dossiers de réclamations adressées à l’Institution
dans le domaine de la lutte contre les discriminations concernent l’emploi,
à savoir les discriminations à l’embauche et les inégalités professionnelles.
Le principal motif invoqué dans ces réclamations est celui d’une
discrimination en raison de l’origine nationale ou ethnique
.
Un test sur CV a par ailleurs permis de relever une forte discrimination
en raison de la religion en France. En effet, parmi les personnes
pratiquantes, les personnes qui se disent de religion catholique
ont 30% de chances de plus d’être contactés pour un entretien d’embauche
que les personnes pratiquantes de religion juive et 50% de plus que
les personnes pratiquantes de religion musulmane
.
12. Pour sa part, l’Agence fédérale allemande de lutte contre
la discrimination a récemment souligné la discrimination dont font
l’objet, lors de la phase de recrutement, les personnes handicapées,
les personnes âgées, les femmes, ainsi que les personnes ayant un
nom laissant supposer une origine étrangère
. L’appartenance
religieuse est aussi un motif de discrimination dans l’accès à l’emploi
en Allemagne, en particulier l’appartenance à la religion musulmane
. Au Liechtenstein, si le taux de chômage
est bas et a globalement baissé entre 2007 et 2015, il est resté
constamment plus élevé pour les non-ressortissants que pour les
personnes ayant la nationalité du pays; en 2015, il était deux fois
plus élevé (3,4%) pour les non-ressortissants que pour les Liechtensteinois
(1,7%)
.
13. En Belgique, sur 357 dossiers de discrimination liées à l’emploi
ouverts en 2013, 128 concernaient des discriminations fondées sur
des critères «raciaux», 66 des discriminations fondées sur le handicap,
64 la conviction religieuse et 56 l’âge
. En 2016, le nombre
de plaintes pour discrimination dans le domaine de l’emploi a augmenté
de 48% par rapport à 2015. 35% de ces dossiers concernent la problématique
de l’embauche
.
À Bruxelles, 72% de la population est d’origine étrangère. Malgré
cela, le taux d’emploi des travailleurs belges est de 71% alors
que celui des personnes d’origine étrangère est de 35% seulement (chiffres
de 2012)
.
14. Sondées sur les discriminations auxquelles elles font face
dans tous les domaines de la vie, les personnes lesbiennes, gays,
bisexuelles, transgenres et intersexes (LGBTI) vivant dans l’Union
européenne citent le plus souvent celui de l’emploi. 13% des personnes
LGBTI interrogées ayant recherché un emploi au cours de l’année
précédant l’enquête estiment avoir fait l’objet d’une discrimination
dans ce contexte en raison de leur orientation sexuelle ou de leur
identité de genre, proportion qui monte à 30% pour les personnes transgenres
. La Banque mondiale est actuellement
en train de mener une étude similaire sur la situation des personnes
LGBTI dans les pays du sud-est de l’Europe
.
15. Comme l’a souligné notre invitée Kimberley McIntosh lors de
l’audition tenue le 26 juin 2018 par la sous-commission sur le handicap
et la discrimination multiple et intersectionnelle, il est également
essentiel de prendre la mesure des discriminations intersectionnelles
qui entrent en jeu dans ce domaine. À titre d’exemple, malgré des
améliorations en ce qui concerne les résultats scolaires et universitaires,
à qualifications égales, la proportion de femmes au chômage est
au moins deux fois plus élevée chez les femmes appartenant aux minorités
ethniques que chez les femmes blanches
.
La situation est particulièrement difficile pour les femmes musulmanes,
qui se voient confrontées à une triple discrimination du fait de
leur sexe, de leur religion et de leur appartenance à une minorité
ethnique. Si leur situation (par exemple, la proportion de femmes inactives
sur le plan économique) peut varier fortement en fonction de leur
origine, la religion constitue le facteur le plus important en ce
qui concerne l’accès à l’emploi, et l’islamophobie y joue un rôle
non négligeable
. Le Comité des droits de
l’homme des Nations Unies a par ailleurs constaté une discrimination intersectionnelle
basée sur le genre et la religion, dans
un cas récent contre la France concernant le licenciement d’une
puéricultrice qui portait un foulard couvrant ses cheveux
.
16. Enfin, il me semble important de relever que la discrimination
dans l’accès à l’emploi ne touche pas uniquement le secteur privé.
Aux Pays-Bas et en Espagne
, des travaux rigoureux démontrent
l’existence de risques discriminatoires dans le secteur public.
En France, où une proportion importante de postes dans le secteur
public sont pourvus par le biais de concours, il a été démontré
que les femmes, les personnes nées hors de France métropolitaine,
ou celles qui résident dans une ville avec une forte emprise de
Zone Urbaine Sensible (ZUS) ont moins de chances de réussir les
écrits puis les oraux de ces concours. Par ailleurs, des discriminations
apparaissent dans les hôpitaux publics et la fonction publique territoriale
entre une candidate dont le nom de famille est de consonance française
supposée et une candidate dont le patronyme est de consonance maghrébine
supposée, ou encore selon le lieu de résidence
.
17. Pour les personnes concernées, ces discriminations ont souvent
des conséquences importantes non seulement sur le plan humain mais
aussi sur leur trajectoire professionnelle, comme l’a noté dans
une étude récente le Défenseur des droits français. Ainsi, des années
de recherches vaines pour participer au marché du travail engendrent
un sentiment d’impasse. Les candidats pourtant qualifiés qui essuient
des rejets à répétition finissent par éprouver un certain fatalisme,
voire à renoncer à une carrière dans une profession liée à leur
diplôme ou à chercher un travail à l’étranger
. Toutes ces issues ont un impact
sur l’économie de leur pays et représentent un gaspillage regrettable
de ressources. Cela souligne une fois de plus l’urgence pour les États
d’agir pour renforcer la lutte contre la discrimination dans l’accès
à l’emploi.
3. Normes
internationales
18. De nombreux instruments internationaux
reconnaissent le droit au travail en tant que droit fondamental et
entérinent l’applicabilité du principe de la non-discrimination
au domaine de l’accès à l’emploi. Il s’agit de traités auxquels
sont Parties la vaste majorité des États membres du Conseil de l’Europe.
3.1. Traités
internationaux
19. Le Pacte international relatif
aux droits économiques, sociaux et culturels, ratifié par tous les
États membres du Conseil de l’Europe sauf l’Andorre, traite dans
son article 6 du droit à un travail librement choisi ou accepté
– ainsi que du droit à ne pas être privé injustement d’un tel travail
– et énonce dans son article 7 le droit qu'a toute personne de jouir
de conditions de travail justes et favorables (couvrant également
le domaine du recrutement). L’interdiction, dans l’exercice de l’ensemble
des droits garantis par ce Pacte, de toute discrimination fondée
sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion
politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale,
la fortune, la naissance ou toute autre situation est reconnue à
l’article 2.2 de cet instrument, et son article 3 rappelle les droits
égaux des hommes et des femmes de bénéficier de chacun des droits
énumérés dans le Pacte
.
20. Les membres de l’Organisation internationale du travail (OIT)
pour lesquels la Convention concernant la discrimination (emploi
et profession), 1958 (Convention no 111)
est en vigueur s’engagent à appliquer une politique nationale visant
à promouvoir l'égalité de chances et de traitement en matière d'emploi
et de profession, afin d'éliminer toute discrimination en la matière;
le mot «emploi» recouvre entre autres dans ce contexte l'accès à
l'emploi (article 2). Les motifs de discrimination couverts par
cette convention sont la race, la couleur, le sexe, la religion,
l'opinion politique, l'ascendance nationale ou l'origine sociale,
ainsi que tout autre critère reconnu dans le droit interne de l’État
Partie (article 1). 175 États ont ratifié cette convention, dont 44 États
membres du Conseil de l’Europe
.
21. En ce qui concerne les conventions du Conseil de l’Europe,
la Charte sociale européenne (révisée) garantit le droit de gagner
sa vie par le biais d’un travail librement entrepris (article 1)
ainsi que le droit à la non-discrimination fondée sur le sexe, y
compris dans le domaine de l’accès à l’emploi (article 20). Ces
deux articles font partie du groupe de neuf articles dont six doivent
obligatoirement être acceptés par les Parties à ce traité, et toutes
les Parties à ce traité les ont acceptés. Par ailleurs, l’Article E,
applicable à l’ensemble des dispositions acceptées par les États
Parties, garantit la jouissance des droits concernés sans discrimination fondée
sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions
politiques ou toutes autres opinions, l'ascendance nationale ou
l'origine sociale, la santé, l'appartenance à une minorité nationale,
la naissance ou toute autre situation. Trente-quatre États membres
du Conseil de l’Europe ont ratifié la Charte sociale européenne
(révisée) et 11 l’ont signée.
3.2. Autres
instruments du Conseil de l’Europe
22. Le Comité des Ministres a souligné
à maintes reprises dans ses recommandations aux États membres l’importance
de l’accès à l’emploi, mettant souvent en avant la nécessité de
prendre des mesures spécifiques visant à promouvoir l’accès à l’emploi
de différents groupes de personnes. Signalons notamment à cet égard les
recommandations visant l’amélioration de l’accès à l’emploi des
femmes, des jeunes
,
des personnes âgées
, des personnes handicapées
, des migrants, réfugiés et demandeurs
d’asile
, ainsi que des personnes
discriminées au motif de leur origine ethnique
,
de leur orientation sexuelle ou identité de genre
, de leur état de santé
ou de leur origine
sociale
.
23. Par ailleurs, dans sa Recommandation de politique générale
no 14, la Commission européenne contre le
racisme et l’intolérance (ECRI) énonce toute une série de mesures
que devraient prendre les États afin de renforcer la lutte contre
le racisme et la discrimination raciale dans l’emploi. Une partie
de ces mesures concerne spécifiquement le recrutement.
3.3. Directives
de l’Union européenne
24. Sont également applicables
au sein des 28 États-membres de l’Union européenne les directives
portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement
en matière d’emploi et de travail (
Directive 2000/78/CE) et relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité
des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes
en matière d'emploi et de travail (refonte) (
Directive
2006/54/CE).
4. Mesures
générales pour promouvoir l’accès à l’emploi des groupes défavorisés
dans ce domaine
25. Pour promouvoir efficacement
l’égalité de l’accès à l’emploi, les mesures visant à inciter les
employeurs à éliminer toute discrimination de leurs procédures de
recrutement doivent s’inscrire dans un cadre plus global. Les instruments
cités ci-dessus invitent les États à prendre toute une série de
mesures générales visant à promouvoir l’accès à l’emploi de groupes
défavorisés dans ce domaine. Ces mesures peuvent être regroupées dans
trois catégories principales.
26. Il s’agit en premier lieu de cerner la situation de manière
précise, afin de pouvoir identifier les mesures les plus aptes à
répondre aux enjeux spécifiques dans le pays concerné. Pour ce faire,
il est recommandé de collecter des données sur l'accès à l'emploi
et sur le chômage, ventilées selon des critères tels que origine ethnique
ou appartenance à une minorité nationale ou ethnique, religion réelle
ou supposée, âge, sexe, genre, origine sociale, lieu de résidence,
orientation sexuelle ou identité de genre, handicap, apparence physique
ou autre.
27. Deuxièmement, des mesures visant à dissuader les employeurs
de s’engager dans des comportements abusifs et à fournir un recours
aux victimes de discrimination dans le domaine de l’emploi sont
également indispensables. Ainsi, les États sont invités à adopter
des lois antidiscrimination applicables (entre autres) au domaine
de l’emploi et couvrant tous les motifs de discrimination. Ces lois
doivent prévoir des recours facilement accessibles aux victimes
de discrimination éventuelles, afin que celles-ci puissent faire
valoir leurs droits.
28. La troisième catégorie de mesures comprend les politiques
intégrées ayant pour but de promouvoir l'accès à l'emploi de différents
groupes défavorisés. À ce titre l’on peut citer notamment les mesures
visant à promouvoir l'accès à l'éducation ou à la formation des
personnes appartenant à des groupes défavorisés, celles dont l’objectif
est de faciliter le retour à l'emploi des chômeurs de longue durée
ou de favoriser l'apprentissage de la langue, ainsi que les mesures
visant à combattre les préjugés et les stéréotypes au sein de la
population en général.
29. Les éléments cités ci-dessus favorisent la création de conditions
dans lesquelles les chercheurs d’emploi peuvent participer sur un
pied d’égalité au marché du travail. Les mesures destinées spécifiquement aux
employeurs doivent être considérées comme faisant partie intégrante
de cet ensemble d’éléments.
5. Éliminer
les discriminations de la part des employeurs
30. S’il va de soi que les employeurs
jouent un rôle déterminant dans l’accès à l’emploi de chaque candidat qui
postule aux emplois proposés par leur entreprise, l’effet général
et à long terme du comportement des employeurs n’est pas toujours
facile à mesurer. Une étude récente de l’Organisation de coopération
et de développement économiques (OCDE) révèle toutefois l’ampleur
de la discrimination susceptible de survenir du fait de l’origine
du candidat dès le stade de l’examen de sa candidature. À titre
d’exemple, en France, un candidat dont les parents sont originaires
d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne devra envoyer deux fois
plus de curricula vitae qu’un autre candidat afin d’être convoqué
à un entretien; en Suède, un jeune ayant des origines au Moyen-Orient
devra envoyer 2,5 fois plus de CV; dans les provinces germanophones
de Suisse, un albanophone dont les parents
viennent de l’ex-Yougoslavie devra lui aussi envoyer 2,5 fois plus
de CV pour être invité à un entretien d’embauche
.
31. Diverses méthodes permettent, directement ou indirectement,
d’objectiver le processus de recrutement, c’est-à-dire de s’assurer
que les candidats sont sélectionnés en fonction des compétences
requises pour un poste et non pas sur la base d’informations n’ayant
aucun lien avec ces compétences. Certaines de ces méthodes, examinées
ci-dessous, peuvent être considérées comme de bonnes pratiques qui
mériteraient d’être mises en place plus largement au sein de nos
États membres.
5.1. Méthodes
«directes»
32. Une première série de pratiques
visent à modifier directement la manière dont l’employeur trie les
CV et sélectionne par la suite les candidats. Notons d’emblée toutefois
que les méthodes décrites ci-dessous sont davantage applicables
aux grandes ou moyennes entreprises qu’aux petites.
33. Le CV anonyme, c’est-à-dire un CV dont des informations potentiellement
porteuses de discrimination (notamment le nom, la photographie,
l’âge et l’adresse) ont été supprimées constitue la méthode phare
dans ce domaine. Il donne la garantie aux recruteurs d’examiner
objectivement les candidatures en fonction uniquement des compétences
des candidats. Pour l’employeur, le CV anonyme présente également l’avantage
de prévenir les risques d’enfreindre la loi antidiscrimination et
de contribuer à améliorer l’image de l’employeur
.
34. En France, le CV anonyme est devenu une obligation légale
en 2006 pour les entreprises de plus de 50 personnes. Toutefois,
aucun décret d’application permettant de définir les conditions
d’applicabilité de la mesure et de rendre cette obligation effective
n’a été adopté. En 2013, il a été estimé que seules 4% des entreprises
concernées utilisaient les CV anonymes et en 2015 la loi a été modifiée,
rendant cette mesure à nouveau facultative
.
Une étude de grande envergure avait pourtant démontré l’efficacité
des CV anonymes pour éliminer la discrimination au motif du sexe
et pour prévenir les comportements dits «homophiles» des employeurs
(à savoir la tendance à sélectionner, de manière consciente ou inconsciente,
des candidats qui leur ressemblent). Ces effets n’étaient pas limités
au seul stade de la convocation à l’entretien: une plus grande diversité
avait également pu être constatée parmi les personnes finalement
recrutées
.
Selon une autre étude, l’utilisation de CV anonymes avait en revanche
pénalisé les candidats d’origine étrangère ou issus de quartiers
défavorisés; certains chercheurs considéraient que ce dernier résultat
pouvait être dû à des faiblesses de conception des CV anonymes utilisés
.
35. Plusieurs autres études de grande envergure menées en Europe
montrent en effet que le recours au CV anonyme permet une plus grande
égalité des chances et la convocation à l’entretien de groupes jusque-là sous-représentés
.
D’après l’Agence fédérale allemande de lutte contre la discrimination,
l’outil optimal dans le cadre du passage aux CV anonymes est la
mise en place de formulaires de candidature standardisés. Pour de
nombreux acteurs, une législation rendant obligatoire le CV anonyme
constitue un outil indispensable dans la lutte contre la discrimination
dans l’accès à l’emploi.
36. En résumé, le recours au CV anonyme est susceptible de réduire
la discrimination si celle-ci est présente dans les procédures de
recrutement, puisque les candidats sont évalués en fonction uniquement
de leurs compétences. Toutefois, ce mécanisme peut avoir des effets
collatéraux non désirés dans la mesure où, en éliminant la possibilité
d’identifier des candidats appartenant à des groupes discriminés,
il empêche les employeurs de mettre en œuvre des politiques d’action
positive. C’est pourquoi cette mesure ne constitue pas à elle seule
une action suffisante.
37. La création d’un registre de candidatures permet de recruter
les candidats sans CV. L’ensemble des candidatures sont enregistrées
par offre d’emploi et la sélection se fait ensuite grâce à une analyse informatisée
en fonction des critères objectifs figurant dans l’offre. Il s’agit
d’un filtre objectif de tri des candidatures qui permet de limiter
le recours inconscient, ou non, des recruteurs aux stéréotypes.
Au même titre que le CV anonyme, cette méthode ne fait néanmoins
que repousser le risque de discrimination à l’échéance de l’entretien
d’embauche
. Par ailleurs,
les filtres informatisés étant conçus par des êtres humains, il
y a un risque réel qu’ils reproduisent certains préjugés présents
chez ceux qui les programment.
38. Comme les deux exemples mentionnés ci-dessous le montrent,
les employeurs ont de plus en plus recours à de nouvelles technologies,
et notamment à l’intelligence artificielle, pour les aider à trier
les candidatures. Il est essentiel dans ce contexte de veiller à
ce que tout algorithme utilisé pour traiter les données recueillies
dans les processus de recrutement n’ait pas pour effet de renforcer
l’impact de la discrimination. Ainsi, pour ce qui est des CV anonymes,
en rendant invisibles les caractéristiques sur lesquelles sont fondées les
discriminations directes, les algorithmes peuvent aider à exclure
ces discriminations. Toutefois, les algorithmes décisionnels peuvent
également avoir pour effet de renforcer les discriminations indirectes:
par exemple, la prise en compte des annuités de retraite risque
de pénaliser les femmes ayant interrompu leur carrière au moment
d’une ou de plusieurs grossesses. De plus, contrairement aux personnes,
les algorithmes ne sont pas à même de contrer consciemment des préjugés.
Pour ces raisons, il est crucial que les algorithmes utilisés dans
les processus de recrutement soient développés de manière à éliminer
les risques de discrimination
. Ces questions
mériteraient une attention accrue de la part de nos États membres
et de l’Assemblée, ainsi que des secteurs intergouvernementaux du
Conseil de l’Europe.
39. Il existe par ailleurs des formations destinées aux employeurs/recruteurs
visant à les sensibiliser aux biais inconscients qui peuvent affecter
leurs décisions de recrutement. Si la représentante du Runnymede Trust
a plaidé lors de l’audition tenue le 26 juin 2018 en faveur d’une
législation rendant obligatoire de telles formations – position
souvent mise en avant par des organisations non gouvernementales
représentant les minorités –, de nombreuses études émettent des
réserves quant à l’efficacité d’une telle mesure. Le caractère obligatoire
de formations visant à inciter leurs cibles à modifier leur comportement
pourrait avoir l’effet inverse de celui recherché, renforçant le
désir des participants de rester «autonomes» et de suivre leur comportement habituel.
Des formations facultatives auraient en revanche un effet positif,
créant un cercle vertueux chez les participants ayant déjà démontré,
par leur demande de suivre la formation, leur volonté de promouvoir
la diversité
. D’autres mesures visant à neutraliser
le rôle joué par les biais inconscients devraient par ailleurs être
mises en œuvre en parallèle aux formations facultatives, comme par
exemple les entretiens standardisés (où les mêmes questions sont
posées dans le même ordre à chacun des candidats) et l’évaluation
des candidats selon des grilles prédéfinies et, là aussi, standardisées
.
40. Le monitoring ou l’audit de la diversité visant à promouvoir
la diversité dans les organismes professionnels en rendant visible
la situation au sein d’une entreprise publique ou privée et à obliger
celle-ci à rendre des comptes peut également constituer un moyen
de prévention efficace. C’est ce que propose «Equally Professional»,
un réseau soutenu par la Commission pour l’égalité et les droits
de l’homme en Angleterre, en Écosse et au Pays de Galles. Au lieu
d’imposer de manière contraignante une méthode alternative de recrutement
à un employeur, il lui est suggéré de recueillir des données relatives
à la diversité au sein de l’entreprise. Ces données pourront être
analysées et utilisées afin qu’il s’améliore en matière de recrutement.
Afin de pouvoir efficacement évaluer si l’organisme est ouvert à
la diversité ou s’il ne l’est pas, les employés doivent répondre
à un questionnaire. Ils doivent savoir et comprendre pourquoi ils
y sont soumis et comment les informations seront utilisées ultérieurement.
Ils doivent également avoir la garantie que les informations ne
seront jamais utilisées contre eux. Les paramètres de confidentialité
des données récoltées doivent être très stricts et des précautions
supplémentaires permettant de garantir l’anonymat sont préconisées
en cas d’effectif réduit. Le résultat de la collecte d’informations
peut ensuite être comparé avec les statistiques démographiques nationales
et/ou régionales et celles de l’industrie. L’entreprise pourra dès
lors savoir si elle répond aux objectifs de diversité et, si tel
n’est pas le cas, revoir son plan de politique de diversité notamment
en s’engageant à recruter plus de membres d’un groupe sous-représenté
.
5.2. Méthodes
«indirectes»
41. La mise à disposition d’intermédiaires
de l’emploi peut contribuer à réduire les risques de discrimination dans
l’accès à l’emploi. Leur rôle serait de repérer des personnes discriminées,
de les aider à rédiger leur CV et à préparer l’entretien. Ils leur
attribueraient un parrain ou une marraine occupant un poste cadre
et les mettraient en relation avec des employeurs
.
42. Un autre moyen de prévention est celui d’instaurer des subventions
à l’embauche afin d’inciter les employeurs à améliorer leurs méthodes
de recrutement, notamment en les exonérant partiellement de charges patronales
ou en leur attribuant des aides forfaitaires dans certains cas de
figure et sous certaines conditions
. À titre d’exemple, au Canada, le programme
d’aide à l’intégration des immigrants et des minorités visibles
en emploi (PRIIME) permet le versement d’une subvention pour l’embauche
d’une personne ayant obtenu la résidence permanente depuis moins
de cinq ans ou appartenant à une minorité visible et cela que son
lieu de naissance soit le Canada ou un autre pays. En France, le
contrat unique d'insertion (CUI) associe formation et aide financière
pour faciliter l'embauche de personnes dont les candidatures pour
occuper un emploi sont habituellement rejetées.
43. Au Royaume-Uni, les pouvoirs publics ont l’obligation légale
de promouvoir l’égalité et de lutter contre la discrimination, y
compris en tant qu’employeurs. Cette obligation s’applique à toutes
les autorités publiques aux niveaux national et local, y compris
les forces armées et les médias publics, ainsi qu’à toute autre
entité exerçant une mission de service public, dans l’exercice de
ses fonctions. En vertu de cette obligation, les pouvoirs publics
sont notamment tenus d’éliminer tout comportement interdit par la
loi de 2010 sur l’égalité et de promouvoir l’égalité des chances
entre les personnes ayant une caractéristique protégée par la loi
et celles n’ayant pas cette caractéristique. Ainsi, un service de
police pourrait par exemple être amené à modifier ses procédures
de recrutement afin de s’assurer que celles-ci ne dissuadent pas,
intentionnellement ou non, des personnes appartenant à des minorités
ethniques à se porter candidat à un emploi
.
44. Une autre manière d’inciter les employeurs à vérifier et améliorer
le cas échéant les processus de ressources humaines en prévenant
et corrigeant les mécanismes de discrimination est la délivrance
d’un label par l’État. Il s’agit de valoriser l’engagement d’employeurs
qui mettent en place des mesures contraignantes pour prévenir les
discriminations. Cela existe en France depuis 2008, date de création
du «Label diversité». Une telle certification fait connaître les
bonnes pratiques de recrutement et d’évolution professionnelle valorisant
la diversité dans l’embauche. Ce label peut être attribué à tous
les types d'employeurs (entreprises, administrations, collectivités
territoriales, établissements publics, associations, etc.). Il s’agit
toutefois d’une démarche purement volontaire de la part de l’entreprise.
45. L’instauration de quotas peut se révéler efficace dans certains
domaines. En France par exemple, un quota de 6 % d’employés handicapés
a été imposé depuis 1987 dans les établissements privés et publics ayant
au moins 20 postes. À défaut, une contribution annuelle peut être
exigée et sera versée à l’AGEFIPH, une association chargée de favoriser
l’insertion professionnelle et le maintien dans l’emploi des personnes handicapées
. Toutefois, il faut
constater que de nombreuses entreprises préfèrent s’acquitter d’une contribution
annuelle plutôt que d’embaucher des personnes handicapées. Ce système
de quotas s’avère peu probant, sauf pour les entreprises qui cherchent
ainsi à améliorer leur image auprès de leur clientèle. Notre commission
examine ces questions dans le rapport sus-mentionné «Pour une population
active intégrant les personnes handicapées».
5.3. Soutien
aux initiatives volontaires des entreprises
46. Certaines entreprises sont
attachées depuis longtemps au respect de la diversité en leur sein
ou ont compris l’intérêt commercial que représente pour elles le
fait d’être visibles en tant que promoteurs actifs de la diversité.
Quelles que soient les raisons de leur engagement, celle-ci constitue
un outil indispensable dans la lutte contre la discrimination dans
l’accès à l’emploi.
47. Nous avons eu l’occasion, lors de l’audition du 26 juin 2018,
d’apprendre davantage sur une initiative allemande de grande envergure
dans ce domaine, à savoir la Charta der Vielfalt (Charte de la diversité). Lancée
en 2006 par quatre entreprises regroupant environ 500 000 employés,
cette initiative réunit aujourd’hui 2 950 entreprises (publiques
et privées) et associations, allant des plus grandes aux plus petites
structures, et environ 10 millions d’employés. Les employeurs signataires
s’engagent notamment à reconnaître la diversité qui existe au sein
de la société allemande mais aussi le potentiel qu’elle représente
pour les employeurs; à promouvoir une culture du respect vis-à-vis
de chaque employé; à mettre en œuvre une politique de gestion de
la diversité et à procéder à l’audit de leurs processus de gestion
des ressources humaines; à informer et à impliquer leurs employés
sur ces actions; et à publier une fois par an des informations relatives
à leurs actions dans ce domaine. Cette initiative vise avant tout
à sensibiliser les employeurs à l’importance de la promotion et
de la gestion de la diversité au sein de leur entreprise ou institution
et à influencer les stratégies développées dans ce domaine. Cela
passe par l’échange de bonnes pratiques, l’organisation d’événements
de sensibilisation (colloque annuel, journée annuelle pour la diversité,
prix de l’inclusion, etc). Si la Charte ne publie pas elle-même
des chiffres quant à l’impact concret des actions mises en place,
chaque entreprise ou structure signataire est tenue de rendre publique
ses propres résultats. La Charte, soutenue financièrement par 25
grandes entreprises, reçoit également un soutien politique important:
elle est parrainée depuis plusieurs années par la Chancelière allemande,
et le Commissaire fédéral pour les migrants, les réfugiés et l’intégration est
membre de son comité de direction. Cela constitue un moyen supplémentaire
pour les autorités de donner une impulsion aux efforts visant à
éliminer les discriminations dans l’accès à l’emploi.
6. Conclusions
48. Le droit au travail est un
droit fondamental. Au fil des années, le Conseil de l’Europe a montré
son attachement au respect de ce droit et du principe de la non-discrimination
dans ce domaine à travers de très nombreux instruments. Au-delà
des principes toutefois, la discrimination dans l’accès à l’emploi
demeure une réalité manifeste au sein de nos États membres, et ceci
quel que soit le motif de discrimination en cause – origine ethnique
ou appartenance à une minorité nationale ou ethnique, religion réelle
ou supposée, âge, sexe, origine sociale, lieu de résidence, orientation
sexuelle ou identité de genre, handicap, apparence physique ou autre.
Cela représente non seulement une violation des droits des personnes
exclues du marché du travail mais également un gaspillage de potentiel
important pour nos sociétés.
49. Pour promouvoir efficacement l’égalité de l’accès à l’emploi,
toute une série de mesures générales doivent être prises. La collecte
de données ventilées selon les critères énoncés ci-dessus, l’adoption
d’une législation antidiscrimination forte comprenant des voies
de recours accessibles et efficaces ainsi que la mise en place de
politiques intégrées ayant pour but de promouvoir l'accès à l'emploi
de différents groupes défavorisés sont indispensables et favorisent
la création de conditions dans lesquelles les chercheurs d’emploi peuvent
participer sur un pied d’égalité au marché du travail.
50. Toutefois, il est indispensable d’éliminer également les comportements
discriminatoires des employeurs, ce sans quoi l’efficacité des autres
mesures générales mises en œuvre par les États sera fortement compromise.
51. L’ensemble de ces efforts devront par ailleurs être inscrits
dans la durée, dans un cadre de lutte permanente contre les discriminations.