1. Introduction
1.1. Procédure
et collecte d’informations
1. La proposition de résolution
intitulée «Compatibilité de la charia avec la Convention européenne
des droits de l’homme: des États Parties à la Convention peuvent-ils
être signataires de la «Déclaration du Caire»?» a été renvoyée à
la commission des questions juridiques et des droits de l’homme
pour rapport le 27 janvier 2016. Lors
de sa réunion du 13 décembre 2016, la commission m’a désigné rapporteur
en remplacement de notre collègue Mme Meritxell
Mateu (Andorre, ALDE) qui avait quitté l’Assemblée.
2. Lors de sa réunion d’octobre 2016, la commission a pris acte
d’une
note
introductive préparée par Mme Mateu
et l’a déclassifiée. Considérant les conclusions de cette note comme
partie intégrante du présent rapport, j’invite le lecteur à en prendre
connaissance afin d’éviter ici les répétitions.
3. Lors de sa réunion du 7 mars 2017, la commission a tenu une
audition avec la participation du professeur Ruud Peters, de l’université
d’Amsterdam (Pays-Bas), et du professeur Mathias Rohe, de l’université
d’Erlangen (Allemagne). Le 5 septembre 2017, elle a tenu une deuxième
audition avec la participation de M. Konstantinos Tsitselikis, professeur
en Droit des droits de l'homme et organisations internationales
à l'Université de Macédoine (Thessalonique, Grèce), et Mme Machteld
Zee, politologue et juriste, auteure de l’ouvrage «Choosing Sharia?:
Multiculturalism, Islamic Fundamentalism and Sharia Councils». Enfin,
le 12 décembre 2017, la commission a procédé à un échange de vues
avec Mme Mona Siddiqui, présidente de
l’étude indépendante sur l'application de la charia en Angleterre
et au Pays de Galles (Étude indépendante), professeure d'études
islamiques et interreligieuses à l'université d'Édimbourg.
1.2. Questions
en jeu
4. La proposition de résolution
met l’accent au travers de la Déclaration du Caire, sur la question
de la compatibilité de la charia avec les valeurs et les principes
garantis par la Convention européenne des droits de l’homme (STE
no 5, «la Convention»). De plus, la référence
à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme («la
Cour») et à l’existence de tribunaux islamiques informels dans plusieurs
États membres m’amène à approfondir cette question.
5. Il me semble important de souligner d’emblée qu’il est difficile
de comparer un instrument juridique international contraignant pour
les États Parties, tel que la Convention, avec une déclaration «politique»,
c’est-à-dire non contraignante, telle que la Déclaration du Caire.
Cependant, il existe différents instruments juridiques islamiques
pertinents en matière de droits humains. La note introductive déclassifiée
susmentionnée met en évidence les plus emblématiques d’entre eux
et examine leur valeur juridique respective, tout en indiquant quels
États membres du Conseil de l’Europe en sont signataires. J’explorerai
ici certains aspects de l’application de la charia dans certains
États membres du Conseil de l’Europe à travers l’existence de tribunaux islamiques
formels ou informels, constituant une justice parallèle. Enfin,
je me pencherai sur la compatibilité, ou l’incompatibilité, de la
charia au regard des principes et des valeurs de la Convention et
de la jurisprudence de la Cour.
6. Il convient de souligner que l’Assemblée et notre commission
se sont penchées à plusieurs reprises sur les questions liées à
la coexistence de différentes religions dans une société démocratique
et la compatibilité de certains comportements religieux avec la
Convention. Notamment, en novembre 2011, l’Assemblée a adopté la
Résolution 1846 (2011) et la
Recommandation
1987 (2011) «Combattre toutes les formes de discrimination fondées
sur la religion» sur la base du rapport de M. Tudor Panţiru (Roumanie,
SOC), qui a examiné de façon détaillée la notion d’«aménagements
raisonnables», le principe de la neutralité de l’État vis-à-vis
des religions et la lutte contre la discrimination. Rappelons aussi
qu’en septembre 2015, l’Assemblée a adopté une nouvelle
Résolution 2076 (2015) sur ce sujet – «Liberté de religion et vivre ensemble
dans une société démocratique»
.
2. Analyse des instruments pertinents
et de leur valeur juridique
2.1. La
charia
7. Pour les besoins de notre étude,
il convient de définir la charia, ses sources, sa valeur juridique
et les éléments problématiques au regard de la Convention européenne
des droits de l’homme.
8. La charia s’entend comme «la voie à suivre», c’est-à-dire
la «législation» à suivre par tout musulman (Sourate 5). Elle classe
les actions humaines en cinq catégories: ce qui est obligatoire,
ce qui est recommandé, ce qui est indifférent, ce qui est blâmable,
ce qui est interdit; et se décline de deux manières: la loi (
al hukum) qui vise à organiser la
société́ et répondre aux situations courantes,
la fatwa, norme destinée à régir
une situation exceptionnelle. La charia a donc vocation par essence
à être le droit positif opposable aux musulmans. Ainsi, la charia
peut se définir comme «la Loi sacrée de l’Islam» c’est-à-dire «un
ensemble de devoirs religieux, la totalité des commandements d’Allah
qui règlent la vie de chaque musulman sous tous ses aspects
».
2.1.1. La
nature juridique
9. Si la plupart des États à majorité
musulmane ont inséré dans leur Constitution une disposition faisant référence
à l’islam ou à la loi islamique, la portée de ces dispositions reste
symbolique ou confinée au domaine du droit de la famille. Certes
ces dispositions religieuses peuvent produire un effet juridique,
lorsqu’elles sont invoquées devant les tribunaux et un effet politique
lorsqu’elles s’immiscent dans les discours et les pratiques institutionnelles.
Pour autant, l’autorité de la charia dépend directement du Coran
et le droit musulman classique ne contient pas de réelles dispositions
relatives à sa place au sein de la pyramide des normes
.
2.1.2. La
charia: des règles problématiques au regard de la Convention européenne
des droits de l’homme
10. L’étude nous amène à analyser
les grands principes de la charia au regard de la Convention européenne
des droits de l’homme et notamment de l’article 14 de la Convention,
qui interdit toute discrimination fondée notamment sur le sexe ou
la religion, ainsi que de l’article 5 du Protocole no 7
à la Convention (STE no 117), qui consacre
l’égalité des époux en droit. D’autres dispositions de la Convention
et de ses protocoles additionnels – telles que l’article 2 (droit
à la vie), l’article 3 (interdiction de la torture ou des traitements
inhumains ou dégradants), l’article 6 (droit à un procès équitable),
l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), l’article
9 (liberté de religion), l’article 1 du Protocole no 1
(STE no 9) (droit à la propriété) ainsi
que les Protocoles nos 6 (STE no 114)
et 13 (STE no 187) interdisant la peine
de mort – doivent être aussi évoqués dans ce contexte.
11. En matière de droit islamique de la famille, les hommes ont
autorité sur les femmes. La Sourate 4, verset 34, stipule que «Les
hommes ont autorité sur les femmes, en vertu de la préférence que
Dieu leur a accordé sur elles, et à cause des dépenses qu'ils font
pour assurer leur entretien. Les femmes vertueuses sont pieuses: elles
préservent dans le secret ce que Dieu préserve. Admonestez celles
dont vous craignez l'infidélité; reléguez-les dans des chambres
à part et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle, si elles
vous obéissent. Dieu est élevé et grand». En vertu de la charia,
l’adultère est strictement interdit. La doctrine considère qu’il
convient d’apporter la preuve par quatre témoignages concordants,
afin de prouver la culpabilité d’une personne (Sourate 4, verset
15). Ces témoins doivent être de bons musulmans, des hommes de bonne réputation.
La peine appliquée est lourde et dégradante, à savoir «100 coups
de fouet» (Sourate 24, verset 2). Dans les cas de viols, rarement
commis en public devant quatre témoins mâles qui sont de bons musulmans, punir
le coupable est difficile voire impossible. En pratique, cela mène
à une obligation pour les femmes de sortir accompagnées d’hommes
et ne favorise pas leur indépendance.
12. En matière de divorce, en droit islamique, le mari a un droit
unilatéral au divorce (
talaq),
bien que l’initiative puisse venir de son épouse si cela a été prévu
dans le contrat de mariage (
nikah);
une femme peut donc exercer son droit au divorce (
talaq e tafwid) sans le consentement
de son mari. Dans les autres cas, la femme peut prendre l’initiative
du divorce, mais seulement avec le consentement de son mari, en
demandant une
khula. Elle
doit alors renoncer à sa dot (
mahr)
.
Si le mari a abandonné son épouse, n’a pas coopéré à la procédure
de divorce ou s’est conduit de façon déraisonnable, le mariage peut
être dissous (
faskh), mais seulement
par un
qadi ou par un jugement
rendu sur la base de la charia. Donc, si le divorce par consentement mutuel
est consacré par le droit islamique (Sourate 2, verset 229 et Sourate 4,
verset 128), la requête intervient, en l’espèce, à l’initiative
de la femme, puisque le mari peut toujours répudier son épouse.
La question de l’égalité des droits en ce qui concerne les modalités
du divorce, telle la garde d’enfant, se pose également.
13. En matière de liquidation et de partage de successions, des
distinctions sont effectuées selon le sexe de l’héritier. Un héritier
de sexe masculin compte pour deux lots, alors qu’un héritier de
sexe féminin compte pour un seul lot
. De plus, si le
conjoint survivant est la femme, ses droits sont de moitié de ceux
du mari (Sourate 4, verset 12).
14. En matière pénale, les peines cruelles, inhumaines et dégradantes
sont autorisées par la charia, comme par exemple la lapidation à
mort, la mort par décapitation ou pendaison, l’amputation d’un membre
et la flagellation. De plus, l’apostasie de l’islam a pour effet
d’une part, la «mort civile» de l’apostat, ayant pour effet d’ouvrir
sa succession, et d’autre part, sa mise à mort, s’il ne se rétracte
pas (sourate 2, verset 217). Enfin, les non-musulmans ne se voient
pas reconnaître les mêmes droits que les musulmans en matière civile
et pénale, par exemple en termes de poids attaché à leur témoignage
au tribunal, ce qui constitue une discrimination fondée sur la religion,
au sens des articles 9 et 14 de la Convention.
15. La note introductive déclassifiée susmentionnée décrit les
divers instruments juridiques, ainsi que les déclarations adoptées
par les pays arabes face à l’émergence de systèmes régionaux de
protection des droits humains. Il s’agit notamment de la Charte
arabe des droits de l’homme (1994) et de sa version révisée de 2004, ainsi
que de la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme
(1981) et de la Déclaration de Dacca sur les droits de l’homme en
Islam (1983). Mon mandat porte principalement sur la Déclaration
du Caire et c’est pour cette raison que j’entrerai dans les détails
uniquement à son sujet.
2.1.3. La
Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam
16. La conférence des ministres
des Affaires étrangères de l’Organisation de la Conférence Islamique
(OCI) a adopté le 5 août 1990
«la
Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam» (Résolution 49/19-P). Dans son préambule, cette déclaration
reconnaît d’une part, les droits humains en leur conférant un caractère divin
et sacré et d’autre part, la nécessité de les protéger contre «l’exploitation
et la persécution (...) conformément à la charia». La Déclaration
du Caire reconnaît une importance accrue aux droits collectifs, qu’ils
s’agisse des droits civils et politiques ou des droits économiques,
sociaux et culturels et consacre aussi des droits spécifiques.
17. La Déclaration du Caire a consacré 16 articles aux droits
civils et politiques (les articles 1-8, 10-12 et 18-23, énonçant
ainsi le droit à la vie (article 2), l’interdiction de la servitude,
de l’humiliation et de l’exploitation de l’homme, né libre (article 11),
le droit au respect de la vie privée et familiale (article 18),
la liberté d’expression et d’information (article 22) et six articles
aux droits économiques, sociaux et culturels (les articles 9 et
13-16 consacrant le droit au travail, le droit de propriété et affirmant
le droit à l’enseignement et à «la recherche de la connaissance»).
La Déclaration du Caire comprend des dispositions spécifiques, comme
l’interdiction de prendre une ou plusieurs personnes en otage (article 21)
ou le droit de vivre dans un environnement sain (article 17).
18. Pour autant, la Déclaration du Caire a suscité de nombreuses
controverses
, autour par exemple
du concept de l’égalité, du droit de se marier et de l’absence notable
de l’affirmation de la liberté de croyance. L’article 5 (a) de la
Déclaration du Caire précise le droit de se marier comme suit: «Les
hommes et les femmes ont le droit de se marier. Aucune entrave relevant
de la race, de la couleur ou de la nationalité ne doit les empêcher
d’exercer ce droit.» Si la religion n’est pas mentionnée dans cet
alinéa, c’est selon des experts, parce que la charia ne reconnaît
pas le droit à une femme de se marier avec un non-musulman. La déclaration considère
par ailleurs que «l’islam est la religion de l’innéité», donc la
religion naturelle de l’homme (article 10). L’article 1 de la Déclaration
du Caire de 1990 affirme que «[t]ous les hommes, sans distinction
de race, de couleur, de langue, de religion, de sexe, d’appartenance
politique, de situation sociale ou de toute autre considération,
sont égaux en termes de dignité, de devoir et de responsabilités».
On peut comprendre que l’égalité se manifesterait donc en termes
de dignité, de devoir et de responsabilité, mais pas en droit. En
clair, les femmes musulmanes et les non-musulmans auraient bien
les mêmes devoirs et responsabilités que les hommes musulmans, mais
pas les mêmes droits (juste la même «dignité»). Dernier point et
pas le moindre, la Déclaration du Caire se base exclusivement sur
les droits et les libertés de la charia (article 24: «Tous les droits et
libertés énoncés dans la présente Déclaration sont soumis aux dispositions
de la charia»), qui est considérée comme «l’unique référence pour
l’explication ou l’interprétation de l’un quelconque des articles contenus
dans la présente déclaration» (article 25).
19. En 2011, l’OCI a créé la
Commission Permanente
Indépendante des Droits de l’homme (CPIDH), organisme spécialisé doté du statut consultatif
et l’un des principaux organes indépendants dans le domaine des
droits humains de l’OCI
. L’OCI a adopté de nombreuses déclarations
et conventions telles que: la Déclaration sur les droits et la protection
de l’enfant dans le monde islamique (1994), la Convention Islamique pour
combattre le terrorisme international (1999), le Covenant des droits
de l’enfant en Islam (2005) et le statut de l’Organisation pour
le développement de la femme dans les États membres de l’OCI (2009).
2.2. La
valeur juridique de la Déclaration du Caire
20. Les déclarations islamiques
des droits humains tentent de concilier la dimension universelle
des droits humains et l’islam sous l’égide de l’Organisation de
la coopération islamique (OCI) ou d’organismes non-gouvernementaux
tels que le Conseil Islamique pour l’Europe.
21. Sur le plan juridique, il s’agit de déclarations politiques,
constituant une prise de position de plusieurs États au regard des
droits humains en Islam. Pour autant, en droit international public,
ces déclarations n’ont pas un caractère juridiquement contraignant,
mais une simple valeur «déclarative». Une déclaration est un acte
juridique non conventionnel qui constitue une prise de position
d’un État à l’égard d’une situation, d’une demande, d’une action.
Elle peut participer à l’élaboration d’une norme de
jus cogens . De plus, un État
peut émettre des réserves lors de son adhésion à une organisation
internationale, ce qui est en l’espèce le cas pour la Turquie, lors
de son adhésion à l’OCI. De fait, cela limite les effets de la Déclaration
du Caire de 1990 au respect de la Constitution turque
.
22. Si la Déclaration du Caire de 1990 n’a pas de valeur juridique
contraignante, elle a plutôt une valeur symbolique en matière de
politique des droits humains en islam.
3. Les
États membres du Conseil de l’Europe signataires d’un ou plusieurs
instruments juridiques islamiques
23. A ce jour, aucun État membre
du Conseil de l’Europe n’est signataire de la Charte arabe des droits
de l’homme de 2004 ou n’a ratifié le statut de la Cour arabe des
droits de l’homme. Cependant, la Palestine et la Jordanie, dont,
respectivement, le Conseil National et le Parlement bénéficient
du statut de ‘Partenaire pour la démocratie’ auprès de notre Assemblée,
l’ont signée.
24. Trois États membres du Conseil de l’Europe sont aussi membres
de l’OCI à savoir, l’Azerbaïdjan (depuis 1992), l’Albanie (depuis
1992) et la Turquie (depuis 1969). Les États ayant le statut d’observateur
auprès de l’OCI sont les suivants: la Bosnie-Herzégovine (depuis
1994) et la Fédération de Russie (depuis 2005). Enfin, la Jordanie,
le Kirghizstan, le Maroc et la Palestine, dont les parlements ont
le statut de partenaires pour la démocratie auprès de l’Assemblée
parlementaire, sont aussi membres de l’OCI.
25. Parmi les États membres du Conseil de l’Europe, l’Albanie,
l’Azerbaïdjan et la Turquie sont signataires de la Déclaration du
Caire de 1990. La Jordanie, le Kirghizstan, le Maroc et la Palestine
l’ont également signée.
4. La
charia dans le prisme de la Convention européenne des droits de
l’homme
26. Les déclarations islamiques
sur les droits humains adoptées depuis les années 1980 tentent,
sans y parvenir parfaitement, de concilier la dimension universelle
des droits humains et l’islam
.
Il s’agit souvent plus de textes religieux que juridiques. En ce
sens, le préambule de la Déclaration du Caire stipule que les droits
fondamentaux font partie de la «Foi islamique» et fait directement
référence à la charia comme principe d’interprétation. On retrouve
souvent des dispositions qui peuvent être des restrictions déguisées
aux droits proclamés, qui se traduisent par des renvois aux législations
internes des États
, à la charia
,
ou à des définitions relativement floues des droits garantis
. Elle comporte aussi de graves
omissions, notamment en ce qui concerne la liberté de religion,
étant donné que l’article 10 de la Déclaration du Caire ne mentionne
pas la liberté de croyance ou la liberté de manifester sa religion
mais seulement qu’aucune «forme de contrainte ne doit être exercée
sur l’homme pour l’obliger à renoncer à sa religion pour une autre
ou pour l’athéisme». La Déclaration islamique universelle des droits
de l’homme de 1981 laisse en suspens des questions essentielles comme
l’égalité entre les hommes et les femmes, et la liberté de religion,
et créer une discrimination entre musulmans et non-musulmans relative
à la liberté de circulation dans le «monde de l’islam».
27. La Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion de
se prononcer sur l’incompatibilité de la charia et des droits humains
dans deux arrêts de 2001 et 2003 concernant l’affaire
Refah Partisi c. Turquie, en statuant que:
«La Turquie, comme toute autre Partie contractante, peut légitimement
empêcher que les règles de droit privé d’inspiration religieuse
portant atteinte à l’ordre public et aux valeurs de la démocratie
au sens de la Convention (par exemple les règles permettant la discrimination
fondée sur le sexe des intéressés, telles que la polygamie, les
privilèges pour le sexe masculin dans le divorce et la succession)
trouvent application sous sa juridiction
.
»
28. En l’espèce, la décision de la Cour constitutionnelle turque
d’ordonner la dissolution du parti Refah, qui prônait l’instauration
de la charia, avait été jugé conforme à la Convention et la Cour
avait clairement affirmé: «Il est difficile à la fois de se déclarer
respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir
un régime fondé sur la charia, qui se démarque nettement des valeurs
de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal
et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans
l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de
la vie privée et publique conformément aux normes religieuses.» Concernant
la charia, la Cour dit de manière explicite que: «(…) un parti politique
dont l’action semble viser l’instauration de la charia dans un État
partie à la Convention peut difficilement passer pour une association conforme
à l’idéal démocratique sous-jacent à l’ensemble de la Convention»
(paragraphe 123). La Cour a réaffirmé ces principes dans l’affaire
Kasymakhunov et Saybatalov c. Russie .
29. La Cour constate une incompatibilité de la charia avec la
Convention, mais il ne s’agit évidemment pas d’une incompatibilité
absolue entre cette dernière et l’islam. En effet, la Cour reconnaît
que la religion est
«l’un des éléments
vitaux contribuant à former l’identité des croyants et leur conception
de vie ». Ainsi, il conviendra éventuellement
de nuancer la position relativement ferme de la Cour, qui n’est
pas un rejet de tous les éléments de la charia ou d’islam, tout
en considérant plutôt l’existence d’incompatibilités structurelles
entre l’islam et la Convention, tantôt absolues, tantôt relatives,
concernant la charia
.
30. Il est également probable que de nombreuses affaires relatives
à la place des femmes musulmanes selon le droit islamique n’arrivent
jamais devant les tribunaux ordinaires ni devant la Cour européenne
des droits de l’homme, parce que les femmes subissent une pression
familiale et communautaire énorme pour se conformer aux exigences
des tribunaux religieux informels. La question se pose dans ces
cas-là du possible recours à la notion d’ordre public pour refuser
la reconnaissance (et l’exécution) de décisions discriminatoires même
dans le cas où elles ne seraient pas contestées par les femmes concernées.
5. Application
de la charia dans tout ou partie d’un territoire d’un État membre
du Conseil de l’Europe – études de cas
31. Si j’ai choisi d’examiner de
plus près la situation de deux États membres du Conseil de l’Europe,
c’est qu’ils représentent deux façons très différentes d’appliquer
la charia; il s’agit de la Grèce et du Royaume-Uni. Lors des auditions
de la commission, des experts nous ont présenté des informations
de première main sur la situation sur le terrain. Dans la partie
qui suit, je ferai également état, bien que de façon moins détaillée,
de la situation (dans l’un des cas, ancienne) dans trois autres
pays, à savoir le territoire français de Mayotte, la Fédération
de Russie et la Turquie.
5.1. La
Thrace occidentale en Grèce – application juridique de la charia
par les muftis
32. En vertu du Traité de Lausanne
du 24 juillet 1923, la Grèce et la Turquie sont convenues d’un échange obligatoire
de population. «Les habitants musulmans de la Thrace occidentale»
et «les habitants grecs de Constantinople» ont été expressément
exclus de cet échange par la
Convention
concernant l’échange des populations grecques et turques signée à Lausanne le 30 janvier 1923
. L’État grec reconnaît
l’existence d’une seule minorité sur le territoire grec, à savoir
la minorité «musulmane» de Thrace occidentale au nord-est de la
Grèce. Le Traité de Lausanne ne s’applique qu’aux musulmans grecs
de Thrace occidentale et non aux musulmans d’autres régions de Grèce
ni aux musulmans récemment immigrés. Il existe également une communauté
grecque musulmane dans les îles du Dodécanèse. C’est bien le droit
civil grec, et non pas la charia, qui s’applique à cette communauté.
La Thrace compte actuellement un nombre de musulmans compris entre
80 000 et 120 000. La minorité musulmane comprend trois groupes
ethniques différents dont 50 % de Turcs, 35 % de Pomaks et 15 % de
Roms
.
33. Le Traité de Lausanne stipule que la Turquie permet aux minorités
non-musulmanes de régler les questions de «statut familial ou personnel»
selon «les usages de ces minorités» (article 42) et confère des droits
réciproques «à la minorité musulmane» de Thrace occidentale (article 45).
Le Traité précise uniquement que les États conviennent d’adopter
des mesures permettant à leurs minorités de résoudre les questions
de statut familial ou personnel selon leurs croyances religieuses;
il n’est nulle part question de mettre en place des tribunaux religieux.
La Grèce, cependant, a interprété le Traité comme signifiant que
les muftis sont autorisés à remplir le rôle de juges dans les tribunaux
religieux pour les questions de droit privé
.
Le rôle des muftis a été codifié par deux lois grecques (lois nos 147/1914
et 920/1991), qui permettent aux musulmans grecs de Thrace occidentale
de recourir à la charia sous forme de système judiciaire parallèle
pour certaines questions relevant du droit privé.
34. Cinq muftis cohabitent en Thrace depuis 1990: trois sont nommés
par l’État grec et deux élus par la minorité, mais non reconnus
par les autorités grecques
.
Les muftis officiellement nommés exercent des fonctions aussi bien
religieuses que judiciaires. Ils sont en charge des questions touchant
aux mosquées, aux cimetières, aux fondations religieuses et sont
responsables des imams de leurs districts. Ils ont également compétence
dans certains domaines de droit privé, tels que les affaires relatives
au divorce, à la pension alimentaire, à la garde des enfants, aux
retraites et à l’émancipation des mineurs. Ils ne sont pas compétents dans
les domaines suivants: adoption, enfants nés hors mariage, partage
des biens lors du divorce et communication avec les enfants. Les
muftis étant des fonctionnaires et exerçant les fonctions de juges,
l’État grec affirme qu’il a le droit de les nommer
. Cette
situation est source de conflits (les muftis élus par la minorité,
mais non reconnus par les autorités publiques, ont fait l’objet
de poursuites pénales au motif de l’usurpation des symboles religieux)
et a amené la Cour européenne des droits de l’homme à constater
des violations de l’article 9 de la Convention
. Il semble
que les autorités grecques tolèrent ce système parallèle de muftis
.
35. De nombreux experts et instances internationales constatent
une extension du champ de compétence des muftis et l’extension de
l’application de la charia à des musulmans grecs vivant en dehors
de Thrace occidentale
,
voire en dehors de Grèce (en Australie, selon une décision du tribunal
religieux de Komotiní 12/2001; au Royaume-Uni, selon une décision
du tribunal religieux de Xanthi no 146/2002)
. Ce
champ de compétence semble même s’étendre à certains mariages entre
musulmans grecs et non-musulmans de Thrace
.
36. Bien que les muftis exercent des fonctions judiciaires, les
sauvegardes procédurales sont souvent absentes des procédures. Dépourvus
de toute formation de juges, les muftis ont cependant le pouvoir
de prendre des décisions ayant une incidence très importante sur
la vie des gens
.
37. La présence d’un avocat n’étant pas requise dans les procédures
devant un mufti, les parties n’ont souvent aucune représentation
en justice
.
Cette absence de représentation défavorise nettement les femmes.
Celles de la communauté musulmane de Thrace occidentale ont souvent
peu d’instruction – certaines sont illettrées – et ne sont pas toujours
au fait des droits que leur confère la législation, tant dans le
domaine religieux que civil
.
De plus, dans les litiges, les hommes sont en meilleure position
que les femmes sur le plan juridique
.
38. Les décisions des muftis ne sont pas susceptibles de contrôle
juridictionnel. Elles sont définitives et ne peuvent faire l’objet
d’aucun recours. Les décisions écrites sont souvent rédigées de
façon sommaire, ne comportant qu’une brève description des faits
et l’arrêt; les motifs et le fondement légal en sont généralement absents
.
Bien que les décisions des muftis ne deviennent contraignantes qu’une
fois ratifiées par un tribunal grec de première instance, dans la
pratique, les tribunaux grecs se bornent à une apparence de contrôle juridictionnel
et ratifient 99 % des décisions qui leur sont soumises
.
Ils ont pourtant l’obligation de vérifier si la décision relève
de la compétence du mufti et selon la loi no 1920/1991,
les tribunaux nationaux ne sont pas censés faire exécuter des décisions
contraires à la Constitution grecque
. Cependant, les tribunaux examinent rarement
la conformité des décisions avec la Constitution, même lorsqu’elles
portent atteinte aux droits des femmes et des enfants et sont contraires
à la Convention
.
39. Des cas de mariages précoces et de mariages par procuration
ont également été signalés. En droit hanafite, le mariage est interdit
avant l’âge de la puberté, en général vers 15 ans. Cependant, le
mariage est autorisé pour les jeunes filles de moins de 15 ans si
les parents donnent leur consentement. En 2005, un mufti avait officié
au mariage d’une fillette musulmane de onze ans
.
Le Code civil grec n’indiquant aucun âge minimum pour le mariage,
mais permettant au juge ou au mufti de décider si des mineurs peuvent
se marier, ces mariages sont légaux en droit civil grec
.
Des muftis ont également autorisé plusieurs mariages musulmans conclus
par procuration, sans le consentement exprès des femmes, parfois
mineures
.
Au moins jusqu’à 2003, ces mariages étaient même consignés dans
les registres d’état civil
. Les muftis locaux affirment ne
pas avoir autorisé de mariages par procuration depuis 2006
.
40. Les femmes sont nettement défavorisées en matière de divorce
et de succession, deux domaines essentiels dans lesquels les muftis
ont compétence. Selon la charia telle qu’elle est pratiquée en Thrace,
il existe plusieurs façons de divorcer. La plus courante est par
consentement mutuel. Dans ce cas, la femme «achète» essentiellement
son droit à divorcer, soit en rendant sa dot (renonçant ainsi à
sa pension alimentaire), soit en renonçant à la garde de ses enfants
. L’autre possibilité
consiste, pour un homme, à demander le divorce de façon unilatérale.
En Thrace, ces demandes doivent être faites au mufti et le mari
doit donner une compensation à sa femme
.
En revanche, sans le consentement de son mari, une femme ne peut demander
le divorce que si le mari est fautif; le mufti peut cependant rejeter
la demande, comme cela s’est produit dans de nombreux cas
.
41. En principe, tout citoyen musulman en Thrace a la possibilité
de choisir librement entre la charia et le droit civil pour les
décisions concernant le droit de la famille et des successions.
Pour autant, ce droit d’option est interprété très strictement par
la Cour suprême grecque. Par l’arrêt no 1097/2007
du 16 mai 2007, la Cour suprême grecque a reconnu que la succession
des Grecs musulmans concernant les biens exempts de dettes est strictement
réglée par la «sainte loi musulmane» et non pas le Code civil grec.
En vertu de la «sainte loi musulmane», il n’est pas possible d’hériter
par testament. La coexistence de ce système judiciaire parallèle fait
l’objet de nombreuses critiques
.
42. Thomas Hammarberg, ancien Commissaire aux droits de l’homme,
a clairement indiqué qu’il était «favorable au retrait de la compétence
judiciaire des muftis étant donné les graves questions de compatibilité de
cette pratique avec les normes internationales et européennes en
matière de droits de l’homme»
. Parallèlement,
il a souligné l’importance de garantir la participation directe
de la minorité concernée dans ce processus, étant donné qu’il affecte
directement les droits des minorités.
43. En mars 2014, Chatitze Molla Sali, une musulmane de Thrace
occidentale, a introduit une requête contre la Grèce auprès de la
Cour européenne des droits de l’homme
. Mme Molla
Sali contestait l’arrêt de la Cour suprême grecque du 7 octobre
2013 invalidant le testament d’un citoyen musulman décédé en faveur
de sa femme, au motif qu’il était contraire à la charia. Selon cet
arrêt, les questions de succession impliquant des membres de la
minorité musulmane devaient être tranchées par le mufti, ainsi que
l’exige la charia. Avant son décès, le mari de Mme Molla
Sali avait rédigé un testament notarié où il léguait ses biens à
son épouse. Après son décès, ses belles-sœurs avaient intenté une
action en justice, faisant valoir qu’en raison de l’appartenance du
défunt à la communauté musulmane, la charia – selon laquelle les
testaments sont invalides – s’applique. Dans un premier temps, les
tribunaux grecs avaient rejeté la demande, tant en première instance
qu’en appel. Cependant, la Cour de cassation avait annulé l’arrêt,
au motif que les questions de succession relevaient de la compétence
des muftis. L’affaire avait été renvoyée devant une nouvelle cour
d’appel, qui avait conclu que, puisque la charia s’appliquait, le
testament était dépourvu de validité
.
Le 7 juin 2017, l’affaire a été portée devant la Grande Chambre
de la Cour européenne des droits de l’homme; l’audience a eu lieu
en décembre 2017
.
44. Anticipant l’arrêt de la Cour de Strasbourg dans l’affaire
Molla Sali, le Parlement grec a, en janvier 2018, promulgué une
loi (no 4511/2018) rendant facultative
l’application de la charia pour la minorité musulmane dans les affaires
civiles et les questions de succession.
5.2. Les
«Conseils de la charia» ou tribunaux islamiques au Royaume-Uni
45. Il n’existe actuellement pas
de définition unique admise de l’expression «Conseil de la charia»
(
«Sharia Council»). Au Royaume-Uni,
ces organisations prodiguent généralement des conseils et tentent
de résoudre des conflits familiaux ou personnels en accord avec
les principes de la charia. Cependant, il existe peu de données
sur leur travail, qui est mené en privé, et les décisions ne sont
pas publiées, ce qui entraîne un manque de transparence et d’obligation
de rendre des comptes. Le nombre de Conseils de la charia officiant au
Royaume-Uni est également difficile à déterminer
.
Cependant, une étude de l’université de Reading
a identifié
30 groupes concernés par le type d’activités propres aux Conseils
de la charia (bien que dans sa conclusion elle mentionne que plusieurs
conseils de moindre envergure affiliés à des mosquées n’ont pas
été inclus). Le groupe de réflexion Civitas
estime
quant à lui, dans un rapport, qu’il existe au moins 85 groupes actifs
dans ce domaine, bien que ce chiffre inclut également les tribunaux
informels affiliés à des mosquées ou les forums internet.
46. Les tribunaux islamiques offrent une autre forme de résolution
des litiges où les membres de la communauté musulmane donnent volontairement
leur consentement à leur compétence judiciaire religieuse. Alors
que les questions liées au mariage et les procédures de divorce
islamique constituent environ 90 % des activités des Conseils de
la charia
,
ceux-ci prodiguent également des conseils, notamment en matière
de succession, d’homologation, de testaments et de contrats en droit
commercial islamique
, fournissent
des services de médiation et de conseil et rendent des jugements
sur la base de la charia (
fatwa).
47. Les Conseils de la charia ne sont pas considérés comme faisant
partie intégrante du système judiciaire britannique. Ce ne sont
pas des tribunaux et leurs décisions ne sont pas contraignantes
.
Comme le souligne
l’étude
indépendante sur l'application de la charia en Angleterre et au
Pays de Galles (Étude indépendante) récemment publié,
«il importe de noter que les Conseils de la charia ne sont pas des
tribunaux et que leurs membres ne devraient pas se considérer comme
des juges». Des études ont montré que les tribunaux islamiques évitent
les conflits avec le droit civil
. Toutefois,
bien que dépourvus d’autorité judiciaire, certains Conseils de la
charia se considèrent comme des autorités sur les questions religieuses,
et «le pouvoir des tribunaux islamiques repose sur la façon dont
ils sont perçus par leurs communautés»
.
48. Il existe de nombreux cas de mariages de musulmans non reconnus
par la législation britannique. Les musulmans n’ayant pas enregistré
leur mariage à l’état civil britannique, et parfois ceux d’entre
eux ayant contracté un mariage à l’étranger, ont peu de recours
à leur disposition étant donné qu’en droit britannique leur situation
s’apparente à celle de concubins et que, de ce fait, ils ne peuvent
prétendre qu’à très peu de compensations financières lorsque survient
une séparation.
49. L’une des principales conclusions de l’étude indépendante
susmentionnée est le constat qu’«un grand nombre de couples musulmans
ne font pas enregistrer leur mariage religieux à l’état civil et
donc que les femmes ne peuvent obtenir un divorce civil». Certaines
n’ont pas d’autre choix que d’obtenir un divorce religieux par
faskh, procédure pour laquelle la
décision d’un tribunal islamique est requise. De plus, même dans les
cas où les femmes contractent un mariage civil, certaines demandent
une décision de la part d’un tribunal islamique pour des raisons
identitaires ou de statut social au sein de la communauté, afin
d’être sûres d’avoir toute latitude pour se remarier religieusement.
«Celles qui obtiennent un divorce civil mais non religieux peuvent
avoir des difficultés à se remarier. Cette situation est parfois
décrite comme un “mariage boiteux”»
. Mme Zee,
l’une des experts invités par la commission, a dénoncé ce qu’elle
a qualifié de «captivité maritale».
50. Il existe de nombreux rapports citant des exemples de discrimination
subie par les femmes aux mains des tribunaux islamiques. En voici
quelques-uns: des femmes subissant des pressions pour se soumettre
à des médiations, y compris lorsqu’elles sont victimes de violences
domestiques; un poids plus grand accordé à la version donnée par
le mari des motifs du divorce; des femmes interrogées de manière
partiale par les membres des tribunaux – pratiquement tous des hommes
– et se sentant accusées d’être à l’origine des problèmes ayant
conduit au divorce; le viol conjugal non reconnu comme viol; l’obligation
injustifiée de rembourser la dot (
mahr)
.
Des allégations ont été également recueillies selon lesquelles les
tribunaux islamiques ont prononcé des décisions discriminatoires
en matière de garde des enfants; l’étude Casey cite des personnes
indiquant que «certains tribunaux appuient les valeurs des extrémistes,
cautionnent les sévices infligés aux épouses, considèrent le viol
conjugal comme négligeable et autorisent les mariages forcés»; et
il a été rapporté à des chercheurs que «certaines femmes n’ont pas
connaissance du droit que leur confère la loi de quitter leurs maris
violents et subissent des pressions pour retourner vers un partenaire
violent ou pour participer à des sessions de réconciliation avec
leur mari malgré les injonctions légales en place pour les protéger»
. Cependant, ces éléments
de preuve restent anecdotiques dans leur majorité, étant donné que très
peu de preuves empiriques ont été recueillies au sujet des usagers
des tribunaux islamiques; de plus amples recherches sont donc nécessaires
à cet égard. Il convient de mettre sur pied des mécanismes permettant
d’instaurer des garanties et de faire en sorte que les femmes vulnérables
ne soient pas exploitées ni menacées. De plus, nombre de ces femmes
méconnaissent leur droit de recours devant les tribunaux britanniques.
51. Les conseils de la charia ne doivent pas être confondus avec
des tribunaux d’arbitrage. Le Tribunal musulman d’arbitrage (Muslim
Arbitration Tribunal) a été établi en 2007 au titre de la Loi de
1996 sur l’arbitrage. Il fonctionne dans le cadre du droit britannique
et ses décisions sont applicables par les tribunaux civils, dans la
mesure où elles ont été rendues conformément aux principes de l’ordre
juridique britannique. L’autorité juridique du Tribunal musulman
d’arbitrage émane de l’accord entre les deux parties qui conviennent
de lui conférer le pouvoir de régler leur grief. Lorsque les décisions
enfreignent les principes du droit britannique, elles peuvent être
annulées. De plus, la loi de 1996 ne peut pas être utilisée pour
exclure la compétence des tribunaux de la famille
. Le Tribunal d’arbitrage musulman
peut donc effectuer des arbitrages selon la charia sur des questions
telles que les litiges commerciaux ou de succession.
52. Deux enquêtes officielles examinent actuellement les questions
relatives à l’application de la charia au Royaume-Uni. L’enquête
de la commission des affaires intérieures du Parlement sur les Conseils
de la charia, ouverte en juin 2016, a permis de recueillir le témoignage
de nombreuses parties concernées, mais elle a été close en raison
des élections générales de juin 2017
.
Comme indiqué ci-dessus, en mai 2016, le ministère de l’Intérieur
a lancé une étude indépendante sur l’application de la charia en
Angleterre et au Pays de Galles.
53. Les conclusions du
rapport indépendant présidé par Mme Mona
Siddiqi, professeur d’études islamiques et interreligieuses, qui
a été entendue par notre commission en décembre 2017, ont été rendues
publiques le 1er février 2018. Ce rapport
a été réalisé par un panel d’experts, notamment un avocat en droit
de la famille, un juge de la Haute Cour à la retraite, un avocat
spécialisé en droit de la famille, avec les conseils de deux experts
en religion et en théologie. Le rapport conclut en formulant trois
recommandations principales: 1) la nécessité de modifier la législation
sur le mariage, de manière à garantir «que les mariages civils soient célébrés
en même temps que le mariage islamique, ce dernier devant s’aligner
sur le mariage chrétien et le mariage juif aux yeux de la loi».
Le rapport propose que «les célébrants de tout mariage, y compris
islamique, encourent des sanctions si elles ne s’assurent pas que
le mariage est bien enregistré au civil». Il s’agit donc d’inscrire
dans la loi «que les couples musulmans fassent enregistrer leur
mariage à l’état civil avant ou en même temps qu’ils contractent
le mariage musulman»; 2) l’organisation de campagnes de sensibilisation
face à la nécessité de parvenir à un changement culturel des communautés
musulmanes, afin que les droits civils des femmes soient reconnus,
notamment dans les domaines du mariage et du divorce», mais aussi
«afin de garantir que les conseils de la charia officient dans la
légalité, se conforment aux bonnes pratiques et aux processus non
discriminatoires, ainsi qu’aux structures réglementaires existantes»;
et 3) la création d’un organe qui définirait un processus d’autorégulation
à l’intention des Conseils de la charia et établirait notamment
un code de bonnes pratiques qu’ils reconnaîtraient et appliqueraient.
54. La proposition de loi d’initiative parlementaire déposée par
la baronne Cox [HL] 2016-2017 sur les services d’arbitrage et de
médiation (dite loi sur l’égalité) devant la Chambre des Lords en
2011 a été examinée en deuxième lecture le 27 janvier 2017. Elle
vise à protéger les femmes de la discrimination fondée sur le genre consacrée
par la religion et à combattre «un système alternatif semi-légal
qui se développe rapidement et porte atteinte au principe fondamental
de l’égalité de tous devant la loi
».
En deuxième lecture, le gouvernement a estimé que certains aspects
de cette proposition de loi étaient superflus, car ils étaient déjà
pris en compte par la législation en vigueur et que le texte abordait
certaines questions à examiner à la lumière du rapport indépendant
susmentionné.
5.3. Le
territoire français de Mayotte (jusqu’à 2011)
55. L’expérience française relative
à la transformation de Mayotte en département d’outre-mer est pertinente
au regard du traitement du statut civil local empreint de droit
musulman et de la justice cadiale, une justice rendue par des juges
musulmans. Mayotte est un territoire français de l’Océan Indien,
au large de Madagascar, dont une des particularités est la place
majeure qu’occupe la religion musulmane dans la société mahoraise.
95 % de la population de Mayotte est de confession musulmane. Cette
situation a eu une influence considérable sur la loi appliquée à
Mayotte et l’existence d’une justice cadiale dans les affaires civiles
et commerciales.
56. Jusqu’à la transformation de Mayotte en département en 2011,
deux types de statuts s’appliquaient aux habitants: le statut personnel
ou de droit civil local et le statut de droit commun. Le statut
personnel est un droit coutumier ancien inspiré du droit musulman
et de coutumes africaines et malgaches. Ce droit civil dérogatoire s’appliquait
automatiquement aux Mahorais musulmans
,
qui bénéficiaient néanmoins de la possibilité de renoncer à ce statut
au bénéfice du statut de droit commun
.
57. Pour autant, ce statut n’était pas compatible avec les principes
de la République française
et
peut-être en contradiction avec la Convention européenne des droits
de l’homme. La polygamie était autorisée, une femme pouvait être
répudiée par son mari et une discrimination à l’encontre des femmes
en matière successorale était maintenue. L’accélération du processus
de transformer Mayotte en département à partir de 2000 a conduit
le législateur français à engager une profonde mutation du statut
civil de droit local afin de le rendre conforme aux principes de
la République française et de le rapprocher du statut civil de droit
commun
.
58. La transformation de Mayotte en département marque aussi la
fin de la justice cadiale avec la mise en place de la justice de
droit commun et d’une nouvelle organisation judiciaire
.
Il est intéressant de noter que la justice cadiale avait fait l’objet
de nombreuses critiques de la part de la population mahoraise, qui
rejetait l’application de certains principes du droit coutumier
(par exemple la répudiation, la polygamie, la double-part successorale
des hommes), ainsi que le caractère aléatoire de la justice cadiale,
peu respectueuse des principes du procès équitable
. Le fort attachement de la société
mahoraise à la France, combiné au long processus pour faire de Mayotte
un département, a permis une refonte du statut civil de droit local
et la fin de la justice cadiale au profit d’une justice de droit
commun.
5.4. La
Fédération de Russie
59. Membre du Conseil de l’Europe
depuis 1996 et observateur auprès de l’Organisation de la coopération Islamique
depuis 2005, la Fédération de Russie est une mosaïque ethnique et
religieuse. L’islam est considéré comme la deuxième religion du
pays et comptait en 2010, environ 14.3 millions de fidèles
appartenant à plus de
40 ethnies différentes, dont les plus nombreux sont les Tatars,
les Bachkirs et les Tchétchènes. La plupart des russes musulmans
vivent dans le Caucase du Nord, notamment en Tchétchénie, en Ingouchie,
au Daghestan et au Tatarstan. Les musulmans de Russie disposent
aussi de leurs propres institutions
.
60. Dans le Caucase du Nord, et plus particulièrement en Tchétchénie,
les affaires de propriété et de famille sont généralement jugées
selon la
charia tandis que
les affaires de violences, enlèvements, insultes et adultères relèvent
du droit coutumier oral
«adat» . En ce sens, femmes et filles
sont victimes, sous le couvert de la «tradition», de pratiques discriminatoires
et de violences, telles que les mariages précoces, les enlèvements
aux fins de mariage
forcé, les crimes d’«honneur
», les mutilations génitales
féminines et la polygamie
, ceci en dépit de
la loi fédérale russe
. De plus, les
relations familiales sont régies par la notion selon laquelle les
enfants sont la «propriété» du père, si bien que, les femmes perdent
tout droit de garde et de visite à leurs enfants après un divorce
.
Le récent rapport de notre ancien collègue de la commission Michael
McNamara (Irlande, Groupe socialiste) note que «[l]a dégradation
de la situation des femmes en République tchétchène se poursuit
en raison de l’application rigoureuse de normes religieuses»
. J’espère que notre collègue Frank
Schwabe examinera cet aspect de plus près dans son rapport intitulé «Le rétablissement
des droits de l’homme et de l’État de droit reste indispensable
dans la région du Caucase du Nord».
61. Au sein de la République tchétchène, l’intervention des autorités
dans la vie sociale et la vie privée des citoyens perdure avec l’imposition
des valeurs islamiques
. Ainsi
les leaders de la République tchétchène imposent aux femmes l'obligation
de se vêtir suivant les règles de l'islam, et tolèrent des agressions
violentes contre celles dont la tenue est jugée indécente
. De telles mesures
sont manifestement contraires aux droits garantis par la Constitution
de la Fédération de Russie et à l’article 11 de la Constitution
de la République tchétchène
. Plusieurs affaires sont actuellement
pendantes auprès de la Cour européenne des droits de l’homme
.
5.5. La Turquie
62. La Turquie est un membre fondateur
de l’Organisation de la coopération islamique et signataire de la Déclaration
du Caire et a, depuis 2011, un statut d’observateur auprès de la
Ligue des États arabes. La Constitution turque place le principe
de laïcité au-dessus du droit fondamental à la liberté religieuse.
Le principe de laïcité est inscrit dans le préambule et dans l’article
2 de la Constitution de 1982 (révisée en 2001). En vertu de l’article
4, les dispositions des trois premiers articles de la Constitution
«ne peuvent pas être modifiées».
L’article 14 stipule par ailleurs qu’aucun des droits et libertés
fondamentaux inscrits dans la Constitution (la liberté de conscience,
de croyance et de conviction étant garantie à l’article 24) «ne
peut être exercé sous la forme d’activités ayant pour but (…) de
supprimer la République démocratique et laïque».
63. La charia ne s’applique pas en Turquie, même si la majorité
de la population suit les préceptes et rituels de la religion musulmane.
Il semblerait cependant que l’action du gouvernement de l’AKP a
eu pour effet de réduire l’impact du principe de laïcité, et non
de le supprimer
. Pourtant,
la prohibition du port du voile est désormais levée dans les universités
publiques
, puis
dans la fonction publique
, les collèges et
les lycées
. De plus, l’enseignement
religieux est désormais obligatoire dans les établissements scolaires
, ce qui est problématique pour les minorités
religieuses musulmanes et non musulmanes
.
6. Conclusions
64. Comme l’indique le rapport,
plusieurs dispositions de la Déclaration du Caire posent de grands problèmes
à l’égard des droits humains; c’est notamment le cas de l’article 25,
qui dispose que «[l]a charia est l'unique référence pour l'explication
ou l'interprétation de l'un quelconque des articles contenus dans
la présente Déclaration». Ces problèmes se posent en raison des
incompatibilités très nettes entre la charia et la Convention européenne
des droits de l’homme.
65. En conséquence, il est préoccupant que trois États membres
du Conseil de l’Europe – l’Albanie, l’Azerbaïdjan et la Turquie
– soient signataires de la Déclaration du Caire de 1990, de même
que la Jordanie, le Kirghizstan, le Maroc et la Palestine, dont
les parlements jouissent du statut de partenaire pour la démocratie auprès
de l’Assemblée parlementaire. Il importe par conséquent de chercher
à concilier les diverses positions et à favoriser une compréhension
réciproque de la charia et de la Convention, sous réserve d’admettre
au préalable que la Convention est un instrument international qui
lie l’ensemble des États membres du Conseil de l’Europe, alors que
la Déclaration du Caire est un document politique non contraignant.
66. Il me semble que les États ci-dessus devraient utiliser les
moyens dont ils disposent pour faire des déclarations qui leur permettent
de limiter les effets de la Déclaration du Caire de 1990 sur leurs
Constitutions respectives et sur leurs obligations en qualité d’États
Parties à la Convention, s’il y a lieu. Il importe qu’ils envisagent
d’adopter un acte formel qui établisse clairement la primauté de
la source de normes obligatoires et contraignantes qu’est la Convention.
67. Le présent rapport porte aussi sur l’application concrète
de la charia au sein des États membres du Conseil de l’Europe. Il
sera extrêmement intéressant de voir les conclusions de la Cour
européenne des droits de l’homme dans l’affaire Molla Sali c. Grèce et de savoir
si la modification de la législation ayant rendu l’application de
la charia optionnelle par la minorité musulmane dans les questions
de droit civil et de succession suffira à satisfaire aux exigences
de la Convention. En ce qui concerne le Royaume-Uni, je me félicite
des recommandations formulées dans le rapport indépendant du ministère
de l’Intérieur sur l’application de la charia en Angleterre et au
Pays de Galles (voir paragraphe 53 ci-dessus).