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Avis de commission | Doc. 14803 | 21 janvier 2019

Compatibilité de la charia avec la Convention européenne des droits de l’homme: des États Parties à la Convention peuvent-ils être signataires de la «Déclaration du Caire»?

Commission des questions politiques et de la démocratie

Rapporteure : Mme Maryvonne BLONDIN, France, SOC

Origine - Renvoi en commission: D oc. 13965, Renvoi 4188 du 4 mars 2016. Commission saisie du rapport: Commission des questions juridiques et des droits de l’homme. Voir D oc. 14787. Avis approuvé par la commission le 21 janvier 2019. 2019 - Première partie de session

A. Conclusions de la commission

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1. La commission des questions politiques et de la démocratie remercie le rapporteur de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme, M. Antonio Gutiérrez, pour son rapport sur une question d'actualité, complexe et essentielle à l'organisation de la vie en société en Europe. La commission soutient dans l’ensemble le projet de résolution proposé.
2. La commission n'ignore pas que plusieurs dispositions de la Déclaration du Caire de 1990 sont extrêmement problématiques en matière de droits humains. Cependant, comme le souligne le rapporteur de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme, la Déclaration du Caire est un document politique non contraignant, alors que la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention») est un instrument international contraignant pour tous les États membres du Conseil de l'Europe.
3. Ce qui serait plus inquiétant serait que des États membres du Conseil de l’Europe, ou ceux dont les parlements jouissent du statut de partenaire pour la démocratie, reconnaissent formellement la charia comme source de droit dans leur Constitution. Tel n’est pas le cas. Certains prévoient le recours à la charia par des «tribunaux de la charia» mais seulement pour des questions relatives au statut des personnes. C’est déjà trop si cela résulte, comme c’est souvent le cas, en une discrimination contre les femmes.
4. La commission souscrit donc à la conclusion du rapport selon laquelle les États membres du Conseil de l'Europe qui ont avalisé explicitement ou implicitement la Déclaration du Caire, ainsi que ceux dont les parlements jouissent du statut de partenaire pour la démocratie, devraient utiliser les moyens dont ils disposent pour faire des déclarations visant à garantir que la Déclaration du Caire de 1990 n’ait aucun effet sur leur ordre juridique interne susceptible d’être incompatible avec la Convention européenne des droits de l’homme. Ils devraient aussi faire tout leur possible pour faire réviser ladite Déclaration dans le sens de la Convention.
5. La commission propose cinq amendements au projet de résolution visant à renforcer le message du rapport et à rendre le libellé utilisé plus lisible et plus cohérent avec les documents précédents de l'Assemblée.

B. Amendements proposés au projet de résolution

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Amendement A (au projet de résolution)

Changer le titre du rapport comme suit: «La charia, la Déclaration du Caire et la Convention européenne des droits de l’homme»

Note explicative: Ce titre est plus court et plus neutre.

Amendement B (au projet de résolution)

À la fin du paragraphe 9, ajouter les mots: «sur la base du principe qu’en matière de droits humains, il n’y a pas de place pour les exceptions religieuses ou culturelles»

Note explicative: Ce principe, qui figure dans le résumé du rapport, a aussi sa place dans la résolution car déjà exprimé par l’Assemblée parlementaire à plusieurs reprises. C’est aussi le principe sous-jacent à l’arrêt récent de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’application de la charia en Thrace occidentale.

Amendement C (au projet de résolution)

À la fin du paragraphe 11.2, ajouter les mots: «et une source d’inspiration pour ceux dont les parlements bénéficient du statut de partenaire pour la démocratie»

Note explicative: Ces États ne sont pas liés par la Convention européenne des droits de l’homme mais, quand ils ont demandé le statut de partenaire pour la démocratie, leurs parlements ont fait une référence explicite à leur aspiration à faire leurs les valeurs du Conseil de l’Europe.

Amendement D (au projet de résolution)

Au paragraphe 12, supprimer les mots suivants: «, ainsi que la Jordanie, le Kirghizstan, le Maroc et le Conseil National Palestinien, tous signataires de la Déclaration du Caire de 1990»

Note explicative: L’Assemblée s’adresse déjà aux partenaires pour la démocratie au paragraphe 11. Ici elle devrait se concentrer sur les États membres car les partenaires pour la démocratie ne sont pas liés par la Convention européenne des droits de l’homme.

Amendement E (au projet de résolution)

Au paragraphe 12.2, supprimer les mots «s’il y a lieu»

Note explicative: Si le paragraphe 12 s’adresse uniquement aux États membres, cette mention n’a plus de sens.

C. Exposé des motifs, par Mme Maryvonne Blondin, rapporteure pour avis

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1. Introduction

1. Le rapport préparé par notre collègue, M. Antonio Gutiérrez, rapporteur de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme, s'inscrit dans les travaux de longue date de l'Assemblée visant à protéger nos normes et nos valeurs.
2. Le 26 septembre 2016, la commission des questions politiques et de la démocratie a désigné Mme Anne Brasseur (Luxembourg, ADLE) rapporteure pour avis. Le 22 mai 2018, la commission a tenu un échange de vues à Athènes sur l’application de la charia en Thrace occidentale en Grèce, avec la participation de Mme Maria Giannakaki, Secrétaire Générale aux droits de l’homme et à la transparence, ministère de la Justice, et M. Yannis Ktistakis, Professeur Assistant, Faculté de droit, Université Démocrite de Thrace.
3. À la suite du départ de Mme Brasseur, la commission a fait un appel à candidatures pendant la partie de session de juin 2018 et m’a désignée rapporteure pour avis pendant la partie de session d’octobre 2018.

2. La situation en Thrace occidentale

4. Lors de l’échange de vues à Athènes, le 22 mai 2018, Mme Giannakaki s’est référée à la législation grecque autorisant les citoyens grecs de confession musulmane vivant en Thrace occidentale à opter pour le recours à la charia. Dans le cadre de cette disposition, les affaires familiales (y compris les questions d’héritage) de nombreux musulmans de Thrace occidentale sont réglées par le mufti. Les Juifs de Grèce pouvaient également opter pour l’application du droit communautaire juif jusqu’en 1936, date à laquelle cette communauté a décidé de ne plus être considérée comme une minorité.
5. Mme Giannakaki a rappelé que, dans l’affaire Molla Sali c. Grèce, la Cour européenne des droits de l’homme a été appelée à examiner si l’application de la charia, et non pas du droit commun applicable à tous les citoyens grecs, au litige successoral de la plaignante, alors que le testament de son mari, citoyen grec membre de la minorité musulmane de la Thrace occidentale, avait été établi selon les dispositions du Code civil grec (en conséquence de laquelle elle a été privée de trois quarts de son héritage), constituait une différence de traitement fondée sur la religion en violation de la Convention européenne des droits de l’homme. Mme Giannakaki a ensuite informé la commission qu’en janvier 2018, à la suite de l’audition de la Cour européenne des droits de l’homme dans cette affaire, une nouvelle loi visant à abolir le régime spécifique imposant le recours à la charia pour le règlement des affaires familiales de la minorité musulmane était entrée en vigueur. Le recours au mufti en matière de mariages, de divorce ou d’héritage ne serait désormais possible qu’exceptionnellement en cas de demande faite conjointement par toutes les parties intéressées.
6. M. Ktistakis, pour sa part, a relevé cinq points de la Déclaration du Caire qui seraient incompatibles avec la Convention européenne des droits de l'homme: la Déclaration affirme que toutes les personnes sont égales sur le plan de la dignité, mais pas en droits; qu’il n’y a pas d’égalité entre les femmes et les hommes; qu’il n’y a pas de liberté de croyance ou la liberté de la personne de manifester sa religion; que la liberté de mouvement et de droit d’asile sont limités par la charia; et que la charia constitue la seule référence pour interpréter ou clarifier la Déclaration. Il serait très difficile d’interpréter la charia dans ce contexte, si l’on considère qu’il existe quatre écoles de pensée sunnites et plusieurs écoles de pensée chiites en la matière. En conclusion, il a estimé que la Déclaration du Caire était incompatible avec la Convention.
7. Commentant sur la modification récente de la législation grecque, M. Ktistakis était d’avis que rendre l’application de la charia optionnelle pour les musulmans de la Thrace occidentale n’était pas suffisant pour assurer la compatibilité avec la Convention. Il a cité notamment l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 22 mars 2012 dans l’affaire Konstantin Markin c. Russie qui met en exergue que, «eu égard à l'importance fondamentale que revêt la prohibition de la discrimination fondée sur le sexe, l'on ne saurait admettre la possibilité de renoncer au droit à ne pas faire l'objet d'une telle discrimination, car pareille renonciation se heurterait à un intérêt public important».
8. Par son arrêt dans l’affaire Molla Sali c. Grèce du 19 décembre 2018 
			(1) 
			Molla
Sali c. Grèce, Requête no 20452/14: <a href='http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-188747'>http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-188747.</a>, la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé que la différence de traitement subie par la plaignante en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au Code civil par un testateur grec de confession musulmane, par rapport au bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur grec n’étant pas de confession musulmane, n’avait pas de justification objective et raisonnable. Elle a ainsi conclu à la violation de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (interdiction de la discrimination), combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (STE no 9) (droit à la propriété). Il convient de souligner que, selon la Cour, le fait de refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir non seulement aboutit à un traitement discriminatoire, mais constitue également une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification.
9. En relevant que la Grèce était le seul pays en Europe qui, jusqu’à l’époque des faits, appliquait la charia à une partie de ses citoyens «contre leur volonté» et en prenant note «avec satisfaction» de la récente modification de la législation grecque, la Cour semble estimer que cette dernière, n’autorisant l’application de la charia qu’exceptionnellement, à la demande de toutes les parties concernées, serait compatible avec la Convention. Mais cette supposition reste à vérifier lors de l’exécution de l’arrêt ou dans une future affaire devant la Cour.
10. Enfin, en précisant que «les convictions religieuses d’une personne ne peuvent valablement valoir renonciation à certains droits si pareille renonciation se heurte à un intérêt public important», la Cour confirme le principe maintes fois énoncé par l’Assemblée qu’en matière de droits humains, il n’y a pas de place pour les exceptions religieuses ou culturelles.

3. La situation à Mayotte

11. La commission des questions juridiques et des droits de l'homme fait référence dans son rapport à la situation dans le territoire français de Mayotte, avant qu’il ne soit transformé en département en 2011, où était en vigueur le «statut personnel», droit coutumier ancien inspiré du droit musulman et de coutumes africaines et malgaches.
12. Le rapport d'information no 675 du Sénat français du 18 juillet 2012 indique que «plusieurs dispositions du statut personnel étaient également en contradiction avec la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales». Malgré les réserves de la France lors de la signature de la Convention, certaines règles applicables à Mayotte remettaient en cause des dispositions de la Convention: article 6 (droit à un procès équitable), article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et article 14 (interdiction des discriminations fondées notamment sur le sexe ou sur la naissance).
13. La transformation de Mayotte en département marque la fin de la justice cadiale avec la mise en place de la justice de droit commun et d’une nouvelle organisation judiciaire. Les cadis ont perdu leurs compétences judiciaires et ont été reconvertis en médiateurs en matière familiale et sociale.

4. Les partenaires pour la démocratie

14. Comme l’indique le rapporteur de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme, la Jordanie, le Kirghizstan, le Maroc et la Palestine, dont les parlements bénéficient du statut de partenaire pour la démocratie auprès de notre Assemblée, ont avalisé la Déclaration du Caire de 1990 par leur appartenance à l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Contrairement aux États membres, ceux dont les parlements bénéficient du statut de partenaire pour la démocratie ne sont pas liés par la Convention européenne des droits de l'homme. Cependant ces parlements ont affirmé qu’ils partageaient les mêmes valeurs que le Conseil de l’Europe, à savoir la démocratie pluraliste et paritaire, l’État de droit et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il convient de réitérer qu’aucun de ces États ne reconnaît la charia comme source de droit dans sa Constitution (comme le fait par exemple la Constitution égyptienne).
15. Dans ses rapports sur les demandes de statut de partenaire pour la démocratie, ainsi que dans ses évaluations de ce statut, l’Assemblée n’a pas fait référence directe à la charia. Elle a cependant fait des remarques qui s’y référaient indirectement: en premier lieu en ce qui concerne l’abolition de la peine de mort et l’établissement d’un moratoire sur les exécutions; ensuite, sur l’égalité entre les femmes et les hommes, y compris en matière de mariages interreligieux et de droit successoral, de lutte contre toutes les formes de violence fondée sur le genre, et de promotion de l’égalité des chances pour les femmes et les hommes.
16. L’Assemblée s’est aussi préoccupée du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, y inclus la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites, conformément au paragraphe 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
17. Elle a critiqué le recours à la torture, les traitements inhumains ou dégradants, les mauvaises conditions de détention et les violations des libertés d’expression, de réunion et d’association. En ce qui concerne le Maroc, elle a encouragé un débat public sur l’abolition de la polygamie. En ce qui concerne la Jordanie, elle a regretté que l’article 6.1 de la Constitution, qui établit une discrimination envers les femmes, n’ait pas été révisé.

5. Protéger les normes et les valeurs du Conseil de l'Europe

18. Ce n'est pas la première fois que l'Assemblée aborde la question des relations entre religion et droits humains. Dans sa Résolution 1510 (2006) sur la liberté d’expression et le respect des croyances religieuses, l’Assemblée déclarait que «la liberté d’expression, telle qu’elle est protégée en vertu de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, ne doit pas être davantage restreinte pour répondre à la sensibilité croissante de certains groupes religieux».
19. Je voudrais aussi rappeler le rapport de M. Tiny Kox intitulé «Combattre le terrorisme international tout en protégeant les normes et les valeurs du Conseil de l'Europe» (Doc 13958 du 26 janvier 2016), et notamment les paragraphes 48 à 53 de l’exposé des motifs dans lesquels il est stipulé:
«48. Le respect du droit de toute personne à la liberté de pensée, de conscience et de religion, consacré par l’article 9 de la Convention, est souvent confondu avec une «obligation» d’accepter tout ce qui est présenté comme une composante d’une religion.
49. Il y a plus de 200 ans naissait en Europe un mouvement en faveur de la séparation de l’Église et de l’État. À la suite de cela, la laïcité, c’est-à-dire le principe de la séparation de l’État et de la religion, est aujourd’hui reconnue comme l’un des piliers d’une société démocratique. L’Assemblée a déclaré que nous devons continuer de protéger ce principe.
50. Un processus similaire n’a pour l’heure pas été mis en œuvre dans beaucoup de pays musulmans, où l’Islam est considéré à la fois comme une religion et un moyen d’organiser la vie au sein de la société. Alors qu’il convient, dans une société démocratique, de protéger le droit de toute personne au respect de ses convictions religieuses tant que ces dernières ne violent pas les droits d’autrui, toute règle non respectueuse des droits de l’homme ne saurait être tolérée.
51. De toute évidence, certains éléments considérés par quelques musulmans comme des composantes de l’Islam, notamment la plus grande partie de la charia, relèvent de cette catégorie et ne sont donc pas acceptables en tant que droit civil dans les sociétés qui se considèrent comme démocratiques. Prétendre le contraire au nom du «politiquement correct» serait une erreur. La Cour européenne des droits de l’homme a établi le 31 juillet 2001 que «l’instauration de la charia et d’un régime théocratique était incompatible avec les exigences d’une société démocratique» 
			(2) 
			Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres
c. Turquie, Requêtes nos 41340/98,
41342/98, 41343/98 et 41344/98..
52. Il ne s’agit certainement pas d’un processus à imposer de l’extérieur. Cependant, l’Europe devrait se tenir prête à soutenir, par tous les moyens possibles, les leaders et intellectuels musulmans démocratiques, qui, avec les représentants concernés de la société civile, entreprendront ce processus long mais inéluctable.
53. Pour commencer, l’Europe devrait interdire sur son territoire toutes les pratiques, religieuses ou non, qui ne respectent pas les droits de l’homme: lorsqu’il est question des droits de l’homme, il n’y a pas de place pour des «exceptions culturelles». L’éducation et les médias devraient également jouer un rôle important.»

6. Conclusion

20. Je partage entièrement l'avis du rapporteur de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme sur l'importance d'énoncer clairement les valeurs défendues par le Conseil de l'Europe. Nous devons préciser que nous n'acceptons pas que de telles valeurs soient soumises à des subjectivités culturelles ou religieuses.