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Résolution 2297 (2019)
Faire la lumière sur le meurtre de Boris Nemtsov
1. Boris Nemtsov, leader de renommée
internationale et figure de proue de l’opposition politique, ancien Vice-Premier
ministre de la Fédération de Russie, ancien vice-président de la
Douma d’État, ancien gouverneur régional de Nijni Novgorod et membre
du parlement régional de Iaroslavl, a été abattu à Moscou le 27 février
2015. L’Assemblée parlementaire reste profondément bouleversée par
cet assassinat brutal, exécuté sur le pont Bolshoi Moskvoretsky,
qui est situé juste à côté du Kremlin, l’un des endroits les plus hautement
protégés et surveillés du pays.
2. L’Assemblée note que, quelques jours plus tard, cinq suspects
ont été arrêtés et un sixième a été tué lors de l’opération lancée
pour son arrestation. Durant leur interrogatoire, deux des suspects
– Zaur Dadayev, le tireur, et Anzor Gubashev, le chauffeur de la
voiture qui a permis aux criminels de s’enfuir – ont avoué être impliqués
dans le meurtre. Les cinq hommes ont été jugés par un jury devant
le tribunal militaire du district de Moscou. En juin 2017, ils ont
été condamnés pour le meurtre de M. Nemtsov, exécuté en échange
de 15 millions de roubles, somme qui leur avait été versée par Ruslan
Mukhudinov, un Tchétchène, chauffeur dans l’armée. Ils ont écopé
de peines allant de onze à vingt ans d’emprisonnement et d’une amende
de 100 000 roubles chacun. Les appels interjetés contre leur condamnation
ont été rejetés, mais les appels interjetés contre leurs peines
ont entraîné la suppression des amendes.
3. L’Assemblée estime que divers aspects de l’enquête et des
réquisitions suscitent de sérieuses inquiétudes quant à l’indépendance
et à l’efficacité des initiatives prises par les autorités pour
identifier et poursuivre tous ceux qui ont pris part au crime, notamment
les instigateurs et les organisateurs. Il s’agit des aspects suivants:
3.1. les suspects ont été placés
en détention les 5 et 6 mars 2015, alors que les informations qui auraient
permis de les identifier semblent n’avoir été analysées qu’après.
Les médias russes ont fourni des informations sur les douilles et
sur l’origine probable des suspects, qui correspondaient aux pièces présentées
au procès, avant la date à laquelle les dossiers de la procédure
indiquent que les enquêteurs en ont eu connaissance. Cela semble
indiquer qu’une autre enquête a été menée par d’autres organes et
que les enquêteurs officiels ont été tenus de faire état, après
coup, des résultats obtenus par ces autres organes;
3.2. le Service fédéral de protection (FSO), responsable de
la sécurité du Kremlin, a déclaré n’avoir aucun enregistrement vidéo
de la scène du meurtre, alors que celui-ci a eu lieu dans les environs immédiats
du Kremlin;
3.3. aucun enregistrement vidéo des caméras de surveillance
de la rue ou de la circulation, du centre de conservation des images
de vidéosurveillance, ou du camion poubelle ou des trois véhicules
de transport public qui ont traversé le pont au moment du meurtre
n’a été obtenu. Aucune preuve médico-légale n’a été recueillie d’un
autre camion poubelle qui est passé à côté de M. Nemtsov au moment
où celui-ci était abattu, malgré sa proximité du meurtre;
3.4. les nombreux véhicules et individus que l’on peut voir
sur la vidéo diffusée par la chaîne de télévision TVTs n’ont pas
été identifiés ni retrouvés, pas plus que les deux femmes que l’on
voit s’adresser à la compagne de M. Nemtsov sur place, peu après
le meurtre;
3.5. MM. Dadayev et Gubashev se sont rétractés et ont déclaré
avoir avoué sous la torture, élément attesté par des preuves indépendantes;
3.6. après le meurtre, les autorités russes et des sources
proches de celles-ci ont avancé une série d’hypothèses sur les mobiles
du meurtre, allant de «provocations» destinées à fomenter des troubles en
Russie, tour à tour attribuées à l’opposition elle-même, au service
de sécurité ukrainien et aux «services secrets occidentaux», jusqu’à
des raisons personnelles liées à la vie privée de M. Nemtsov;
3.7. le mobile finalement imputé à M. Mukhudinov – la volonté
de faire payer à M. Nemtsov les propos qu’il avait tenus en faveur
des journalistes assassinés de Charlie
Hebdo – n’est étayé par aucune preuve et est incompatible
avec les éléments de preuve qui établissent que M. Nemtsov faisait
déjà, avant l’assassinat de ces journalistes, l’objet d’une filature
par la voiture qui a permis aux assassins de s’enfuir. Aucune explication
n’a par ailleurs été donnée sur la manière dont M. Mukhudinov avait
obtenu l’argent avec lequel il a payé les tueurs;
3.8. M. Mukhudinov et l’officier dont il était le chauffeur,
Ruslan Geremeyev, que M. Dadayev aurait évoqué dans sa déposition,
n’ont pas été arrêtés et sont toujours en liberté. L’action engagée
contre M. Mukhudinov et d’autres «individus non identifiés» a été
disjointe du procès des cinq suspects et ne semble pas avoir été
activement poursuivie;
3.9. M. Dadayev est l’ancien commandant adjoint du bataillon Sever des troupes du ministère russe de
l’Intérieur en Tchétchénie; tout comme M. Mukhudinov, il en faisait
toujours partie au moment du meurtre. Le bataillon Sever était dirigé par Alibek Delimkhanov,
le frère d’Adam Delimkhanov, qui siège à la Douma d’État russe et
qui est l’un des hommes de confiance les plus proches de Ramzan
Kadyrov, dirigeant de la République tchétchène. Ruslan Geremeyev
est le neveu de Suleyman Geremeyev, l’un des membres du Conseil
de la Fédération de Russie. Les troupes du ministère russe de l’Intérieur
sont commandées par Victor Zolotov, un proche aussi bien de Ramzan
Kadyrov que du Président russe Vladimir Poutine. Il est extrêmement
improbable que MM. Dadayev et Mukhudinov, si proches des plus hautes
sphères des autorités militaires et politiques de Tchétchénie, aient
mis ou aient pu mettre en place une opération complexe visant à
abattre une personnalité politique de premier plan, en public, au centre
de Moscou, sans que leurs supérieurs hiérarchiques n’en aient au
moins été préalablement informés et n’aient donné leur accord, voire
des instructions directes. À l’exception d’Alibek Delimkhanov, le
juge a rejeté toutes les demandes des avocats de la famille de M. Nemtsov
visant à ce que ces personnes soient interrogées;
3.10. malgré la longue et brillante carrière politique de M. Nemtsov,
sa grande notoriété et les activités politiques qu’il menait au
moment de sa mort, notamment l’organisation d’un grand rassemblement
de l’opposition à Moscou, qui devait avoir lieu le lendemain de
son meurtre, et la préparation d’un rapport sur l’intervention militaire
– niée à l’époque – de la Russie en Ukraine, le juge (et la Cour
suprême, en appel) a rejeté la demande des avocats de la famille
Nemtsov visant à ce que les prévenus soient inculpés au titre de
l’article 277 du Code pénal, qui prévoit la circonstance aggravante
d’attentat à la vie d’un dignitaire de l’État ou d’une personnalité
publique, crime imprescriptible.
4. En outre, l’Assemblée relève une série d’incohérences et de
contradictions importantes dans la déposition de divers témoins
clés, dont Sergei Budnikov, le chauffeur du camion poubelle, Evgeniy
Molodykh, qui s’est approché du corps de M. Nemtsov peu après les
coups de feu, et Anna Duritskaya, qui accompagnait M. Nemtsov le
soir du meurtre. Elle constate également que Mme Duritskaya
n’a pas signé sa déposition. La comparution de MM. Budnikov et Molodykh
au procès était inattendue car l’accusation avait d’abord déclaré qu’ils
étaient introuvables. Mme Duritskaya
n’a pas comparu devant le juge car elle était repartie en Ukraine
et le juge a refusé de l’autoriser à témoigner par liaison vidéo.
5. L’Assemblée relève encore une série d’irrégularités, d’incohérences
et d’invraisemblances dans les preuves médico-légales concernant
les balles et les douilles recueillies, ainsi que les blessures
de M. Nemtsov, notamment:
5.1. l’analyse
de la scène du crime n’indique ni l’emplacement précis du corps
de M. Nemtsov, ni celui des douilles et des balles qui ont été recueillies
sur place;
5.2. les ambulanciers qui sont arrivés en premier sur le lieu
du crime ont signalé quatre douilles près du corps, alors que l’analyse
de la scène du crime n’en mentionne qu’une située près du corps
et quatre plus éloignées, en divers endroits;
5.3. les autorités ont déclaré qu’il n’y avait pas eu d’enregistrement
vidéo de la scène du crime, alors que d’autres images montrent un
homme en train de la filmer;
5.4. la vidéo de TVTs montre que la personne prise pour M. Dadayev
aurait dû, dans un délai de 2,4 secondes, tirer trois coups de feu
puis (selon son propre témoignage) changer de position avant d’en tirer
deux ou trois de plus;
5.5. deux douilles portaient la marque d’un fabricant et étaient
endommagées à un endroit, alors que les quatre autres portaient
celle d’un autre fabricant et étaient endommagées différemment;
5.6. quatre coups de feu ont été tirés dans le dos de M. Nemtsov
et un de face; deux des quatre coups de feu tirés dans son dos avaient
une trajectoire montante, un avait une trajectoire droite tandis
que le quatrième avait une trajectoire descendante inexpliquée;
des particules métalliques étaient présentes dans l’une des blessures,
mais pas dans les autres; et des traces ont été trouvées sur le
manteau de M. Nemtsov, laissant supposer des coups de feu tirés
à distance rapprochée, alors que M. Dadayev a déclaré avoir tiré
à cinq mètres;
5.7. face à ces incohérences, les experts médico-légaux ont
émis l’hypothèse que les coups de feu relevaient de deux catégories
distinctes, peut-être du fait que deux armes avaient été utilisées,
laissant entendre qu’il y aurait eu deux tireurs. Selon l’expertise
balistique du Service fédéral de sécurité (FSB), trop imprécise
pour qu’il soit possible d’en faire une analyse critique, une seule
arme a été utilisée. Le juge a refusé de demander une contre-expertise
balistique.
6. L’Assemblée relève par ailleurs une série d’irrégularités
dans le déroulement du procès, notamment:
6.1. comme mentionné plus haut, le juge a refusé que des témoins
potentiellement pertinents parmi les responsables tchétchènes soient
interrogés;
6.2. le juge a tenté d’imposer un avocat supplémentaire à l’un
des prévenus, en dépit des objections de ce dernier et de ses avocats,
et malgré la réticence de l’avocat supplémentaire proposé;
6.3. l’un des avocats des prévenus aurait fait l’objet de menaces
et d’agressions après avoir demandé que le Président Poutine soit
appelé en tant que témoin. Affirmant qu’il craignait pour sa sécurité,
il a depuis quitté la Russie;
6.4. le juge n’a pas cessé de favoriser l’accusation, notamment
en lui permettant de présenter des preuves irrecevables tendant
à discréditer certains des prévenus et d’interrompre fréquemment
la défense lorsque celle-ci présentait des pièces ou s’adressait
aux jurés, et en interrompant la défense lui-même;
6.5. le juge a récusé l’un des jurés pour des motifs fallacieux
après que cette personne avait demandé à plusieurs reprises à voir
certains éléments de preuve que l’accusation n’avait pas produits;
6.6. le juge a récusé plusieurs autres jurés pour des motifs
insuffisants, y compris peu avant que le jury se retire pour délibérer.
7. L’Assemblée note que les points évoqués ci-dessus ont conduit
à échafauder diverses théories sur cette affaire. Les avocats de
la famille de Nemtsov estiment notamment que de hauts responsables
des autorités tchétchènes ont dû être au moins au courant et ont
probablement en fait ordonné le meurtre. D’autres théories suggèrent
que les prévenus tchétchènes faisaient partie d’un plus vaste complot
impliquant le FSB, et qu’un autre individu, non tchétchène, a tiré
la seconde série de coups de feu sur M. Nemtsov. Selon une autre
théorie encore, seul le FSB serait responsable du meurtre de M. Nemtsov,
sans la moindre implication tchétchène.
8. Il n’appartient pas à l’Assemblée d’enquêter pour déterminer
qui a tué Boris Nemtsov. Il est toutefois clair que la version officielle,
telle qu’elle apparaît dans le verdict, repose sur une enquête et
un procès présentant de graves lacunes, dans la mesure où ils ont
limité la chaîne de responsabilité aux prévenus condamnés, outre
M. Mukhudinov et «d’autres personnes non identifiées», et est incompatible
en de nombreux points fondamentaux avec les éléments de preuve disponibles.
Ces insuffisances permettent de donner d’autres versions des faits,
que les autorités ont refusé d’explorer mais qui sont pourtant bien
plus compatibles avec les éléments en présence. Cela vient renforcer
la conclusion selon laquelle tous les aspects pertinents de l’affaire
n’ont pas été examinés et que toute la vérité n’a pas été établie.
9. L’Assemblée appelle par conséquent les autorités russes à
rouvrir et à poursuivre l’enquête sur le meurtre, notamment en prenant
les mesures suivantes:
9.1. identifier
les emplacements et les connexions de toutes les caméras situées
à proximité du lieu du crime, y compris sur le pont et face au pont,
et déterminer si les caméras situées sur le mur du Kremlin étaient
orientées vers le lieu du crime sur le pont;
9.2. analyser les vidéos enregistrées par les caméras installées
à bord des véhicules (les «dashcams») déjà obtenues et obtenir et
analyser les dashcams d’autres véhicules qui se trouvaient sur le
pont ou à proximité à peu près au moment du meurtre, notamment celles
du camion poubelle et des véhicules de transport public que l’on
voit sur la vidéo de TVTs;
9.3. revérifier si la base de données du central de vidéosurveillance
contient des images du pont;
9.4. revérifier si les caméras du FSO ont enregistré des images
des événements qui se sont produits sur le pont ou à proximité;
9.5. utiliser tous les moyens techniques disponibles, notamment
des logiciels d’optimisation d’images, pour réexaminer tous les
enregistrements vidéo existants, y compris ceux de Gormost, de TVTs,
de GUM et des dashcams, en vue d’identifier les véhicules et les
personnes s’approchant du pont, s’y trouvant ou en sortant;
9.6. identifier, retrouver et interroger toutes les personnes
qui se trouvaient sur le pont à peu près au moment du meurtre, notamment
celles que l’on voit sur la vidéo de TVTs;
9.7. identifier, retrouver et interroger les conducteurs et
les passagers des cinq véhicules dont la marque et le modèle sont
déjà connus;
9.8. en plus des conducteurs et des passagers déjà interrogés,
identifier tous les autres véhicules qui se trouvaient sur le pont
ou à proximité à peu près au moment du meurtre, puis retrouver et
interroger leurs conducteurs et les éventuels passagers;
9.9. analyser la capture d’écran disponible de la caméra de
surveillance de la circulation montrant plusieurs véhicules sortant
du pont immédiatement après le meurtre, localiser tous les enregistrements vidéo
disponibles de ces véhicules et interroger leurs conducteurs;
9.10. analyser toute activité de téléphonie mobile sur le pont
ou à proximité, en utilisant les données existantes afin d’identifier
et d’interroger les personnes concernées;
9.11. retrouver l’enregistrement vidéo de la scène du crime
dont le tournage est visible dans la vidéo de TVTs;
9.12. procéder à une contre-expertise balistique pour évaluer
correctement les conclusions des experts médico-légaux selon lesquelles
les coups de feu tirés sur M. Nemtsov relèvent de deux catégories
distinctes et ont pu être tirés par deux armes différentes;
9.13. procéder à une reconstitution médico-légale de l’assassinat
afin de déterminer si, conformément à la vidéo et à d’autres éléments
médico-légaux, y compris la contre-expertise balistique susmentionnée,
il est matériellement possible que M. Nemtsov ait pu être abattu
par un seul agresseur;
9.14. réexaminer la vidéo de l’appartement moscovite des personnes
condamnées et faire des recoupements avec d’autres éléments de preuve
pour établir clairement à quelle heure les événements consignés
se sont produits;
9.15. interroger les divers responsables tchétchènes et russes
cités par les avocats de la famille Nemtsov, afin de faire avancer
l’enquête en vue de déterminer qui a commandité le meurtre;
9.16. requalifier les faits au titre de l’article 277 du Code
pénal, de sorte que toute action susceptible d’être engagée à l’avenir
contre d’autres suspects éventuels soit imprescriptible.
10. L’Assemblée considère que le général Alexander Bastrykin,
chef de la commission d’enquête, et le procureur général adjoint
Victor Grin portent une responsabilité particulière dans l’échec
de l’enquête et le manque de crédibilité du réquisitoire, tel que
présenté dans l’acte d’accusation.
11. L’Assemblée déplore vivement que les autorités russes aient
refusé de coopérer avec son rapporteur.
12. L’Assemblée invite tous les États membres et observateurs
du Conseil de l’Europe et les partenaires pour la démocratie à saisir
chaque occasion de rappeler aux autorités russes qu’il est nécessaire
d’identifier et de poursuivre toutes les personnes impliquées dans
le meurtre de Boris Nemtsov, notamment les instigateurs et les organisateurs
du crime.
13. L’Assemblée invite par ailleurs tous les États membres et
observateurs, et les partenaires pour la démocratie qui ont adopté
des lois «Magnitski» conformément à la Résolution 2252 (2019) «Lutter contre l’impunité
par la prise de sanctions ciblées dans l’affaire Sergueï Magnitski
et les situations analogues» à inclure dans la liste des personnes
faisant l’objet de sanctions ciblées celles qui ont fait échec aux
mesures d’investigation et aux procédures judiciaires objectives
requises pour pouvoir identifier les instigateurs et les organisateurs
du meurtre de Boris Nemtsov.
14. L'Assemblée invite le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux
du Conseil de l’Europe à encourager les collectivités locales à
envisager de rendre hommage à Boris Nemtsov.